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Les primitifs: Études d'ethnologie comparée

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[261] «Si une fille, arrivée à l'époque où les signes de nubilité se manifestent, vient à mourir sans avoir eu commerce avec un homme, les préjugés de la caste exigent que le corps inanimé soit soumis à une copulation monstrueuse.» Abbé Dubois, Mœurs de l'Inde.

—«Nous vous remboursons vos dépenses, nous vous faisons cadeau d'un habillement complet, et nous vous mettons dans la main une douzaine de francs, après quoi, vous êtes tenu d'honneur à ne plus encombrer de votre présence l'appartement conjugal.»

Un demi-Brahmane, quelque Franciscain ou Capucin, comme on dirait chez nous, consent parfois à faire lui-même et en personne la remise du tali; mais cet honneur fait à l'épousée, il se refuse à l'œuvre maritale, pour laquelle consommer on appelle un entrepreneur payé à forfait. Marco Polo, que ces épousailles émerveillaient fort, raconte en substance:

«Les Patamares, faquins et ouvriers du port, embauchés pour la besogne, marchandent leur service, débattent la rémunération; mais s'ils tiennent trop haut les prix, on s'adresse à des Arabes et étrangers, qui, travaillant gratis et sans se faire prier, seraient préférés à tous autres, s'ils savaient s'éloigner à temps. Plus d'un voyageur bien fait et d'aspect agréable a été surpris par la proposition qu'on lui faisait d'épouser, sur l'heure, quelque charmante créature; mais après le mariage, la famille lui tirait la révérence en lui faisant comprendre qu'il y aurait indiscrétion à rester plus longtemps, et danger à revenir.—Cependant la mariée portera toute la vie le précieux tali autour du cou et ne le quittera que si l'homme qui le lui a remis vient à mourir. Alors elle prendra le deuil, se purifiera, se baignera, et tout sera dit.»

Cela ressemble peu, il font l'avouer, aux larmoyantes histoires qu'on nous avait contées de la «veuve du Malabar».


Arrêtons-nous, un instant, pour constater que ces curieux mariages sont évidemment un reliquat de l'époque brahmanique, alors que les conquérants s'évertuaient à imposer leurs institutions à une peuplade qui n'en avait cure. Peut-être, les habitants, chefs de famille, étaient-ils malmenés, s'ils ne prouvaient avoir satisfait aux prescriptions du mariage légal? Ils en prenaient bravement leur parti et se mariaient pour la forme, le fiancé et la fiancée s'accordant à ne pas prendre au sérieux l'engagement contracté. L'officier d'état civil exigeait un billet de mariage?—On lui apportait son billet. Mais aucune police ne pouvait forcer les nouveaux époux à se prendre en affection, ne pouvait contraindre le père à s'inquiéter d'enfants qui lui étaient indifférents. On avait beau le déclarer auteur authentique de sa progéniture; il haussait les épaules. Car la paternité ne compte pour rien en ces pays où tous les enfants ont une mère, mais point de père. Ce n'est pas que la filiation fût toujours incertaine. Il est des princesses, hautes et puissantes dames, qui se permettent la fantaisie d'avoir un amant en titre, et même de n'en avoir qu'un seul. A Cannour, Buchanan alla présenter ses respects à la Bibi, qui l'accueillit fort bien et lui présenta le père de ses enfants. Au dîner de gala qui fut donné au voyageur, le mari de la reine mangeait à l'office. Les princes et rois avaient des maîtresses sur la fidélité desquelles ils pouvaient compter et qu'ils gardaient la vie durant; mais les enfants, réputés de sang non royal, appartenaient à la famille de la mère et à celle-là seulement. Jusqu'ici, nous avions cru que, de toutes les joies, celles de la paternité sont les plus douces et profondes... Voici des hommes qui les ignorent. Nous avions cru la paternité un sentiment naturel... Elle n'est qu'une idée acquise.

Partout ailleurs, le mariage est ou a été la prise de possession de la femme par l'homme. La coutume malabare[262] fait exception à la règle; les noces n'interviennent que pour émanciper la femme et l'introduire dans le monde. Pour gagner l'indépendance elle prend maître; le contrat de servitude en main, elle acquiert la liberté de sa personne. Pourvu qu'elle porte son tali au cou, elle est affranchie du lien conjugal. Ce n'est pas la première fois qu'on a vu un symbole verser en son contraire, une institution se dénaturer et changer du tout au tout. Mais reprenons le fil:

[262] Connue sous le nom de Marrou Moka tayoum.


L'épouse émancipée demeure chez sa mère, au besoin chez un de ses frères, à moins qu'elle ne préfère s'installer dans ses meubles. Elle entend mener joyeuse vie, se lier avec qui elle l'entendra, mais avec son mari légal, l'opinion publique ne le lui pardonnerait point. Les premières présentations sont faites par ses deux protecteurs, la mère et l'oncle maternel. Dans le nord du Malayalam, où la progression vers la famille paternelle est plus avancée, les convenances ne permettent guère à la dame d'avoir plus d'un galant à la fois. Mais dans le sud, dont nous décrivons plus particulièrement la coutume, la femme est d'autant plus considérée qu'elle a plus d'attentifs, quatre, cinq, six, sept, pas au delà de dix à douze; car il y a des bornes à tout. Suivant les convenances réciproques, chacun est l'hôte privilégié pendant vingt-quatre heures, une semaine, une décade ou une demi-décade. Le roi du jour veut-il écarter les visiteurs, se débarrasser des importuns? A la porte, il accroche son bouclier, fiche son épée[263] ou son couteau; on sait ce que cela veut dire.

[263] Thévenot, Voyage, V.

Et que faire en dehors du service de la reine? Ce qui plaît. Le semainier d'un groupe est libre de postuler les mêmes fonctions en tous autres endroits; il se présente, est agréé ou refusé, va, vient, sort, rentre. Où il y a gêne, il n'y a pas plaisir. Les actionnaires de ces sociétés à capital variable contribuent, chacun pour sa quote-part, aux dépenses de l'établissement. Qui pourvoit aux vivres, qui aux boissons, qui à l'écurie, qui au jardin. L'amant premier en titre, l'amant favorisé, est chargé du vêtement, article qui peut ne pas monter bien haut, car sous cet agréable climat le monde s'habille peu; moins on est vêtue, plus on montre de perles et joyaux. Les femmes prennent grand soin de leur chevelure; on vante leur taille élégante, leur aspect décent et agréable, l'amabilité de leurs manières. En principe, les cadeaux ne sont pas coûteux; il est admis qu'on doit aux belles faire une existence confortable, suivant le train de vie auquel elles étaient habituées, mais pas davantage, car elles veulent s'amuser, mais non s'enrichir. Si une femme est libre d'avoir sa douzaine de cavaliers, les cavaliers à leur tour sont libres d'avoir autant de maîtresses, chez lesquelles ils répartissent leur stock de vêtements, armes, chevaux et objets personnels. Quand la fille renvoie au favori la robe dont il lui avait fait présent, il comprend qu'il doit cesser ses visites, et cherche fortune ailleurs.

On a prétendu que ce genre de vie avait été imaginé par les souverains et les législateurs, afin de créer une aristocratie guerrière, indifférente au lucre, insensible aux soucis de famille ou d'ambition. Mais pareil genre de vie ne s'invente pas. Insistons sur le fait que ces mœurs sont celles des nobles et gentilshommes, le petit peuple n'ayant ni assez de fortune ni assez de loisir pour vivre d'une vie dont le mobile principal n'est pas le travail, mais l'agrément. Cette liberté de mœurs est le privilège des classes dirigeantes, leur prérogative essentielle. Un Naïr est bienvenu à se lier avec telle ou telle, une Naïre accorde ses faveurs à qui lui plaira, mais on ne s'encanaille pas. Il y a trois siècles, les mésalliés étaient tués ou assassinés par leurs pairs. Aujourd'hui, les infractions ne sont plus punies de mort, mais de déshonneur. Ailleurs, l'adultère se commet d'individu à individu, ici de caste à caste. «De noble seigneur à honneste dame», pour parler le langage du sieur de Brantôme, rien qu'honnestetés; mais un manant s'en mêler, fi donc! Le Zamorin pouvait prendre pour favorite toute jolie personne de la noblesse; chacun se faisait honneur et plaisir à lui complaire; mais il n'aurait pas fallu qu'une princesse distinguât un rustre et lui accordât ses faveurs.


Insistons sur les plus intéressants aspects de cette famille malabare, restée si primitive encore: succession de mère en fille, et d'oncle aux enfants de la sœur aînée[264]; la maison dirigée par la mère ou par la plus âgée des filles;—la polyandrie et la polygamie se coudoyant ou inextricablement mêlées, grâce à l'institution des «ménages sociétaires». Ainsi, telle femme est l'épouse de plusieurs hommes, qui ont à leur tour chacun plusieurs maîtresses. En thèse générale, la polygamie est le fait des riches et puissants, tels que les Naïrs de la haute société; la polyandrie la ressource des pauvres, tels que les charpentiers, fondeurs, orfèvres et forgerons[265]. Il s'ensuit que l'une est beaucoup plus fréquente que l'autre, tant au Malabar qu'en plusieurs parties de l'Inde, et notamment à Ceylan[266]. La forme la plus simple et la plus générale est la polyandrie adelphique, dans laquelle plusieurs frères s'attachent à une seule femme. Les cinq Pandouides avaient une épouse commune; ce qui n'empêchait pas chaque frère de courir aventure, de contracter mariage pour son compte, mais les épouses qu'ils amenaient devaient toutes accepter la suprématie de la grande, de l'incomparable Krishna Draaupadi[267]. La coutume étant encore assez répandue, nous n'en citerons que des exemples du passé et en petit nombre: l'Arabie Heureuse, dans laquelle la femme était commune à tous les frères[268];—Sparte, où il en était de même dans les familles pauvres[269];—les Canaries[270].

[264] Loi dite Alya Santana, Walhouse, Journal of the Anthropological Institute, 1874.

[265] Jacolliot.

[266] Maha Bharata, Adi Parva.

[267] Duncan, Historical Remarks.

[268] Strabon.

[269] Polybe et Xénophon.

[270] Béthencourt.

Les frères Naïrs se mettent souvent à plusieurs, disions-nous, pour entretenir une femme; quant à leurs sœurs, elles vivent en hétaïres; et par une exception singulière, vrai paradoxe social, il leur faut être mariées pour jouir de la liberté des amours. Observation importante: la conjugalité est ici dominée par la fraternité, ou si l'on préfère, par l'adelphisme: les relations entre époux et épouse, entre amant et maîtresse sont moins intimes qu'entre frères et sœurs. Dans notre milieu, et sous l'influence des «idées acquises», la chose paraît inexplicable et presque contre nature; mais là-bas, on ne suppose pas qu'il puisse en être autrement.

Donc, la mère règne et gouverne; elle a dans la maison pour premier ministre la fille aînée, laquelle transmet les ordres à tout son petit monde. Dans les grandes cérémonies d'autrefois, le prince régnant, lui-même, cédait le pas à son aînée; à plus forte raison reconnaissait-il la primauté de sa mère, devant laquelle il n'osait s'asseoir, avant qu'elle lui en eût donné la permission,—telle était la règle au palais et dans la plus humble demeure du Naïr. Les frères obéissent à leur aînée, respectent leurs cadettes; avec lesquelles, pendant la première jeunesse, ils évitent de se tenir seuls, par crainte d'une surprise des sens. Les relations sont très différentes selon les âges. La langue tamoule, bien qu'elle distingue l'aînée des cadettes, et les cadettes suivant leur rang, n'a pas d'expression répondant à notre mot générique de sœur. Combien d'observateurs superficiels se hâteraient d'en conclure que cette population mal née ne connaît pas l'amour fraternel!

Les fils, cependant, ne sont pas obligés de demeurer avec leur mère, ils ont la faculté de se créer un nouvel intérieur. Qui veut, quitte la maison maternelle, emmenant sa sœur préférée pour lui donner la direction du ménage. La femme qu'il prendra vient en seconde ligne, devra à la belle-sœur soumission et respect. S'élève-t-il un conflit? Au mari de prendre fait et cause contre sa conjointe, laquelle aussi le sacrifiera, si les intérêts de son propre frère sont en jeu. Que l'époux vienne à mourir, aussitôt l'épouse partira avec ses enfants; quels qu'aient été son attachement et sa fidélité au défunt, on ne songera pas même à la garder. L'amour conjugal, chose passagère, pensent les Naïrs, l'amitié entre frère et sœur, chose durable. L'épopée des Nibelungen, sous sa forme primitive[271], témoigne d'un semblable état de choses, qui s'est perpétué en plusieurs pays, notamment en Serbie—à preuve les chants populaires—et chez les Yoroubas d'Abékouta, parmi lesquels les droits du frère priment ceux du mari, et même ceux du père[272].

[271] L'Islandaise. Bachofen, Antiquarische Briefe.

[272] Townsend, Journal des Missions évangéliques.

Sans réclamer contre la coutume qui prévaut aujourd'hui; tout en admettant que nos civilisés ont leurs bonnes raisons de faire ce qu'ils font, il faut reconnaître que la coutume malabare simplifie singulièrement le Code civil et le Code pénal. Nul procès en adultère, en divorce, en séparation de corps ou de biens, aucune difficulté quant aux héritages... Quel allègement!


Mais comment se comportaient les Brahmanes vis-à-vis d'une institution qui renversa leur pouvoir, parce qu'ils avaient voulu la renverser? Pouvaient-ils reconnaître qu'ils s'étaient trompés?—Non, puisqu'ils sont prêtres. Donc ils n'ont cessé de la contester, de la dire bonne, tout au plus, pour des peuples arriérés et des castes méprisables. Tant qu'ils sont, ils se disent plus nobles que le roi, et les Tambourans ne leur vont pas à la cheville. Il suffit aux nobles qu'un Paria s'arrête à trente-deux pas, mais les prêtres et fils de prêtres exigent distance double. Ils se prétendent toujours les souverains légitimes du pays. Avant la conquête anglaise, le Zamorin, par la grâce de Dieu, se croyait l'autocrate et maître absolu... Quelle erreur que la sienne! Le dernier des prêtres lui était infiniment supérieur, si la religion n'a pas menti.—«C'est nous, disaient-ils, quand on voulait bien les écouter, c'est nous qui sommes les vrais rois de droit divin. Ce Tambouri, monarque soi-disant, n'est en fait et en droit qu'un usurpateur. Ces Naïrs, fiers de leurs richesses et des exploits de leurs ancêtres, ne sont après tout que d'impurs Soudras. Quant à nous, êtres d'essence surhumaine, immortels déguisés sous une enveloppe mortelle, nous voyageons sur terre pour voir nos sujets et les faire jouir de nos bienfaits. Certes, nous avons pour eux des bontés, et ne dédaignons point, par quelques gouttes de notre sang précieux, de les élever au-dessus de l'animalité: il sied aux dieux de répandre leurs grâces sans trop regarder où elles vont tomber. Car nous sommes vraiment divins, ayant pour nom Manoushya Devâh, les dieux parmi les hommes.»

Oublieraient-ils qu'ils furent les maîtres du pays, seigneurs temporels et spirituels? Une révolution, il est vrai, les a renversés, mais depuis six à sept siècles seulement. Il n'y a donc pas prescription. Parlant au nom du «Dieu qui vit à toujours», ayant de l'Éternel et de l'éternité plein la bouche, les sacerdots mesurent le temps autrement que de simples laïques, sur lesquels ils ont l'avantage de ne jamais accepter les faits accomplis.—Est-ce que les Brahmanes du Travancore se flatteraient de reconquérir leur antique Kérala? Non, puisqu'ils l'ont déjà fait. Provisoirement, ils ont délégué le pouvoir militaire. Tout jeune noble, en ceignant l'épée qui le fait chevalier, reçoit l'injonction: «Protège les vaches, défends les Brahmanes!» Ils se disent infiniment supérieurs aux autres hommes. On les prend pour tels, et ils n'accepteraient pas honneur et confort: otium cum dignitate? Ils ont enseigné bon peuple: «Si les Nambouris ont quelque déplaisir sur terre, la sainte Trimourti s'irrite dans les cieux», et bon peuple le croit.

«... Les plaines aux pieds des Ghâts émergèrent de la mer, par ordre de Vichnou, qui les légua à ses amis les Brahmanes, sous condition qu'elles rentreraient sous les flots, si elles cessaient d'être régies par des princes issus de semence brahmanique. Le pays tout entier doit servir par ses revenus à l'érection de temples et à des fondations pieuses, d'où son nom sacré de Kerm Baoumi, la Terre des bonnes œuvres[273]

[273] Duncan, Asiatic Researches, 1799.

Autre légende[274] racontée pour la moralisation des masses: il s'agit des Nagas, ou serpents;—les serpents terrigènes symbolisent la population autochtone. Nous résumons:

[274] Mahabharata, Adi Parva.

«Les Nagas, maudits par leur mère, avaient été condamnés à périr tous. On en faisait massacre, ils allaient être exterminés jusqu'au dernier, quand se présenta le jeune prince Astika, Brahmane par le père, Naga par la mère, investi par conséquent de tous les droits, et de ceux donnés par le patriarcat, et de ceux conférés par le matriarcat. Astika s'apitoyant sur les misérables, obtint leur grâce, recueillit leurs tristes débris. Un Fils de Soleil avait bien voulu infuser de son sang généreux dans la race des ilotes, issue de la Terre: sa descendance brahmanique effectua la rédemption.»

Cette légende, évidemment inventée pour les besoins de la cause, donne la clé de la politique brahmanique: Puisque ces naïves populations matriarcales ne veulent connaître que la mère, nous les fournirons de pères, si tel est notre intérêt. Le patriarcat exploitera le matriarcat.

Mais comment cette sublime aristocratie pouvait-elle s'unir à des Naïres, à peine dignes de leur baiser humblement la main?

Admirez ici la prudence sacerdotale! Il n'y a que des maîtres en casuistique pour sauvegarder si habilement la vertu; il n'y a que des théologiens pour manœuvrer l'orthodoxie, avec tant de dextérité, entre des écueils où sombrerait une morale vulgaire. La loi de Manou enjoint à tout dévot d'avoir un fils, pour que les mânes des ancêtres soient sustentés par les sacrifices funèbres. La loi n'enjoint pas d'avoir plusieurs enfants, mais le permet, dit que les cadets sont issus, non pas du devoir, mais de la volupté... Eh bien, cette lignée surérogatoire, nos saints hommes la voueront au salut des classes inférieures. Puisque la transmission de la prêtrise s'effectue de premier-né en premier-né, les Nambouris marieront leur aîné suivant les rits consacrés. Quant aux cadets, ils ne perpétueront pas la race, ne s'engageront pas dans les «justes noces», mais voudront bien contracter quelques unions de courte durée avec des femmes étrangères; ils honoreront de leur bienveillance quelques filles d'inférieure condition. Un Brahmane donnera de la progéniture à une Naïre, jamais Naïr à fille brahmane. De la sorte, le droit du patriarcat est scrupuleusement respecté, et avec le matriarcat on se met dans les meilleurs termes.

Indifférents à la paternité qu'ils ignorent ou dédaignent de connaître, les Naïrs qui ont un héritage à léguer,—que ce soit un trône, des palais ou des propriétés territoriales,—ont été enseignés par une longue tradition que les prêtres, sorciers très distingués, apportent par leur magie toutes sortes de prospérités aux maisons dans lesquelles ils ont la complaisance d'entrer. Les grandes familles se croiraient amoindries si chaque génération ne leur apportait un influx de sang sacré. Avec reconnaissance, elles accueillent les services des prêtres cadets, beaux fils qui viennent munir d'héritiers les oncles à héritage. Le prince régnant recevait avec faveur les jolis Éliaçin, les faisait rafraîchir, les complimentait, les remerciait du grand honneur qu'ils voulaient bien faire à la maison. Puis il introduisait les muguets de sacristie dans la salle où, parées de leur mieux, les attendaient déjà la «Bibi» et les princesses ses filles. La jeunesse liait connaissance, se divertissait, courait les parties de campagne, roucoulait au clair de lune; le printemps suivant voyait éclore une couvée de petits Tambourans. Et la Bibi n'entendait point être négligée. La veille de ses noces, elle avait été purifiée de ses fautes par un Brahmane[275], lequel avait reçu quatre ou cinq cents ducats pour la corvée. Quand l'époux allait en voyage, il la donnait en garde à des prêtres qu'il remerciait à son retour de leur complaisance extrême[276]. Pedro Cabral raconte[277] qu'à Calicut les deux épouses royales recevaient chacune les attentions de dix Brahmanes; un moindre nombre n'eût pas suffi à l'honneur du souverain.

[275] Mounshi Abdoul Bahaman Khan, dans l'Oriental Christian Spectator, 1840

[276] Thomas Herbert, Voyage, etc.

[277] Collecção de noticias.

La haute noblesse entend toujours être bien pourvue. Et la petite gentilhommerie réclame sa part. Les lévites se résignent... mais qu'il a d'exigences le culte de Brahma! Combien d'actes de sacrifice! Comptons un peu: les danseuses des temples, hiérodules et bayadères, devoir rigoureux, obligation sacrée;—les Tambourettes;—les princesses et les belles de la cour;—les gentes dames et cointes bachelettes de la province. Plus les familles sont de vieille date et de hautes prétentions, plus elles montrent d'attachement à la coutume. Les naturalistes s'étonnent de l'empressement dévoué que mettent les rouges-gorges, hoche-queues et autres volatiles, à élever l'oiselet qu'un coucou leur glisse subrepticement dans le nid. Ici, toute une population sollicite le coucou. Après la petite noblesse, les caciques de village font valoir leurs droits, les gros propriétaires ne veulent point être oubliés, encore moins les bourgeoises enrichies. Les hommes de Dieu font ce qu'ils peuvent, c'est assez. Au moindre fretin suffisent les prêtres de moindre note; aux classes moyennes, les ecclésiastiques d'âge moyen. Encore faut-il ajouter que les dévots personnages, après avoir fait aux bonnes femmes la charité,—là-bas, le don amoureux se demande et s'obtient pour l'amour du Seigneur céleste,—requièrent quelque aumône en argent. Et voyez comment la classe sacerdotale se montre de commerce plus facile que la gentilhommerie! Sous aucun prétexte, un Naïr «de la haute» ne nouerait de relations avec une fille ou une femme du commun; mais un prêtre se met au-dessus de cette faiblesse, moitié faisant la charité, moitié la recevant. Les vieux Nambouris fréquentent les paysannes et artisanes; sans grand zèle, il est vrai, puisque les rustres et prolétaires sont le plus souvent obligés de faire la besogne eux-mêmes. Cependant, à l'arrière de la cabane une petite porte s'entr'ouvre dès que le religieux vient y frapper. Même, on a l'attention de réserver pour son usage exclusif quelques menus ustensiles en métal, car ils ne pourraient manger, boire ni même se laver dans des vases contaminés par le contact des espèces. Permis de toucher à la femme soudra, mais non point à la cruche qu'elle rapporte de la fontaine. Un de ces Brahmanes se plaignait au missionnaire Weitbrecht[278] de n'avoir pas moins de dix épouses sur les bras.

[278] Journal des Missions évangéliques, 1852.

«Ces Brahmes Koulinnes[279] sont des étalons pur sang auxquels il incombe d'ennoblir la race, et de cohabiter avec les vierges de caste inférieure. Le personnage vénérable court villes et campagnes; on lui fait des cadeaux en argent et en étoffes; on lui lave les pieds, on boit de cette lavasse, et on conserve le reste. Après un repas servi de mets délicats, il est conduit à la couche nuptiale, où la vierge l'attend, couronnée de fleurs.»

[279] Dr Roberts, De Delhi à Bombay, Maulaïsseur.

Celles qui ne sont pas admises à tant d'honneur demandent, en toute humilité, la permission de baiser au moins l'organe de l'homme divin[280], la faveur d'avoir, par lui, le front marqué avec une goutte de vermillon[281].

[280] Picart, Cérémonies religieuses.

[281] Tavernier, Voyages, etc.

Toute l'Inde est imbue de la croyance que le sang sacerdotal est doué de vertus régénératrices. Les prêtres itinérants de Siva, connus sous le nom de djaugoumas, sont pour la plupart célibataires. Lorsque l'un d'eux fait à une adepte l'honneur d'entrer dans sa maison, tous les mâles qui l'habitent sont obligés de sortir et d'aller loger ailleurs; laissant leurs femmes et leurs filles avec le saint personnage, qui prolonge son séjour autant qu'il lui plaît[282]. Déjà l'Adi Parva du Maha Bharata abonde en historiettes de grands princes et puissants héros qui vont présenter leurs femmes et leurs filles, ornées et magnifiquement vêtues, à un hermite dévot, riche en pénitences, pour qu'il daigne leur accorder un fils de ses œuvres. C'est, pour commencer, l'auguste Pandou,—c'est le roi Bali,—c'est Vitchitravirya,—c'est Vipaçman,—c'est Djarâsandha,—c'est Bhima,—c'est Khounti bhodja—et il y en a d'autres.

[282] Dubois, Mœurs de l'Inde, Cf. Herbert, Voyage, II.

On croit que nous exagérons?—Eh bien, passons la frontière, et entrons en Birmanie, où les grandes familles ont un directeur de conscience, auquel, avant la noce, elles envoient leur fille: «hommage lui est fait de la fleur virginale», suivant l'expression officielle. La première nuit de l'épousée cambodgienne appartenait ou appartient encore au prêtre, digne homme qui ne se laisse pas ainsi déranger de ses prières pour la première venue. Les nobles maisons reconnaissent le service par des cadeaux généreux et de magnifiques présents; en pareille matière, il n'y a pas à lésiner. Les familles bourgeoises s'y prennent à l'avance pour économiser la somme requise; les pauvres la ramassent par souscriptions, ou de bonnes âmes l'avancent sans intérêt, sachant qu'il leur en sera tenu compte dans l'autre monde[283]. Les îles Philippines possédaient naguère de ces prêtres qu'on payait assez cher pour leur complaisance[284].—Les santons Yézids, qui rendent même service, passent pour des bienfaiteurs publics[285]. En Égypte maint sale et vilain derviche est sollicité par des zélatrices, assailli par une troupe de dévotes[286]. Et dans le Nouveau Monde, au Nicaragua, la fille ne se mariait pas avant d'avoir passé une nuit dans le temple avec le prêtre[287]. Mais arrêtons-nous sur la pente, ce sujet n'est pas de ceux qu'on épuise en une page ou deux; rappelons seulement que, sous l'Empire, les dames romaines se jetaient dans les bras des thaumaturges, qu'elles prenaient pour des êtres semi-divins[288], donnant des plaisirs raffinés et une progéniture supérieure.

[283] Relation chinoise, traduction Abel de Rémusat.—Lassen, Indische Alterthumskunde.—Adolf Bastian.

[284] Démeunier, l'Esprit des usages.

[285] Creagh, Armenians, Koords and Turks.

[286] Mémoires du chevalier d'Arvieux.

[287] Bancroft, The Native Races of America. Andagoya.

[288] Lucien, Alexandre.

C'est ainsi que les Brahmanes dominent toujours, par la religion, un peuple qui avait pourtant réussi à s'affranchir de leur joug politique. Leurs fils sont princes et seigneurs du pays; de génération en génération, leurs bâtards tiennent en main le sceptre du royaume.


Dans les conditions décrites ci-dessus, les enfants qui voient plusieurs hommes se succéder dans la compagnie de leur mère, paraître puis disparaître, s'attachent à leur oncle maternel, comme au vrai représentant de la famille; ils s'attachent à lui bien plus qu'à leur propre père, quand même ce dernier les aurait élevés, rare occurrence parmi les classes élevées.—«Dans la philoprogéniture de nos moralistes européens, tout est étrange pour un Naïr, l'idée et la chose. Il est enseigné dès la plus tendre enfance que l'oncle est plus proche parent que le père; qu'il doit affectionner son neveu davantage que son propre fils[289]

[289] Rich. Burton, History of Sindh.

A Ceylan, grand déversoir de la population tamoule, le terme d'oncle passe pour plus honorable que celui de père; on s'adresse aux sorciers et danseurs du diable en les qualifiant d'«oncles, oncles vénérés[290]», titre équivalent à celui qui a cours ailleurs de Pères, Révérends Pères.—La «loi népotique» régit la succession au trône de Travancore, bien que le Maharadja se donne lui-même pour un Kchattrya[291]. Même régime chez les Ilawar d'origine cingalaise. Les Tchanar voisins partagent souvent leur héritage par moitié entre fils et neveux. Mais nous n'allons pas énumérer les peuples et peuplades qui, dans l'Inde et hors de l'Inde, règlent la succession d'oncle à neveu, ou sous la forme plus archaïque de mère à fille. Un homme qui perdrait à la fois son fils et son neveu,—supposons qu'ils soient emportés par une épidémie,—passerait pour dénué de sentiment naturel, s'il manifestait autant de regrets pour son fils que pour son neveu, n'eût-il jamais vu ce neveu, eût-il vu naître son fils et lui eût-il prodigué ses soins. Nous avons pris un cas extrême; mais le plus souvent, l'oncle maternel est bien le vrai protecteur des enfants, celui qui, après les avoir conseillés et dirigés sa vie durant, leur lègue son avoir. Dans le langage familier, les enfants appellent l'oncle: «celui qui nourrit», et le père: «celui qui habille». Prise à la lettre, cette désignation serait souvent inexacte, car tel père subvient à la nourriture en même temps qu'à la vêture de ses enfants; mais elle montre combien l'oncle l'emporte sur le père. Le premier «apanage». Le second fait cadeau des «épingles». L'oncle du Malabar distribue ses objets mobiliers aux neveux et nièces par égales portions. Quant à la terre, elle est transmise par les femmes; la mère la lègue à la fille aînée, sauf à celle-ci d'en confier l'exploitation au frère plus âgé, qui répartit les produits entre les membres de la famille.

[290] John Callaway, The Practices of a Capua, or Devil Priest.

[291] Hunter, Imperial Gazetteer of India. Marumakkatayam Law.

Malheur pire que la mort s'il faut aliéner le matrimoine. On n'en a que de rares exemples. La cession est ainsi symbolisée: le vendeur verse sur les mains de l'acheteur une petite cruche d'eau prise à la terre aliénée. Autant que possible ledit matrimoine reste entier à travers les âges; on se garde de le diviser; au lieu de provoquer un partage suivi de morcellement, les frères s'arrangent à vivre dans la «frérière,» ou maison commune.—Quelques auteurs estiment que la succession va des enfants de la sœur aînée à ceux de la deuxième, puis à ceux de la troisième, et ainsi de suite; mais il est plus probable que l'ordre est réglé entre cousins par la date stricte des naissances.

Malgré tant de précautions pour prévenir l'extinction des familles, une rencontre de circonstances malheureuses peut faire tomber un héritage en vacance. Que fera l'homme qui, n'ayant ni sœur ni neveux fils de sœur, n'a pas d'héritier naturel?—Il adoptera une sœur qui perpétuera la famille.—Et si la sœur nouvelle reste sans géniture?—Eh bien, qu'elle en adopte à son tour!

A l'enfant qu'on lui apportera, la matrone tendra ses mamelles, ne seraient-elles qu'enduites de lait. Ce lait, si l'estomac le garde, l'adoption est définitive; mais s'il est rejeté ou si le sein n'est pas pris, il faut se pourvoir ailleurs, chercher autre héritier, autre héritière.


Ainsi constituée, la famille, pour peu qu'elle soit nombreuse, n'a guère pour chefs que des vieillards.—Le Zamorin était le plus ancien d'une parenté qui comptait près d'une centaine de membres. Souvent ses mains affaiblies se fatiguaient à tenir les rênes du gouvernement; et, préférant alors s'adonner à la dévotion, il confiait la direction des affaires à un régent, assisté d'un conseil d'État, toujours composé de cinq princes, héritiers présomptifs, et dont l'âge, par conséquent, se rapprochait le plus du sien. Maintes fois le vieillard appelé au pouvoir n'avait que le temps d'enterrer son prédécesseur, puis s'endormait du dernier sommeil. Ces bonshommes étaient le plus souvent de caractère pacifique; autant de gagné pour le peuple. Sans doute, plusieurs cas d'imbécillité s'étaient présentés, depuis que les souverains ne se poignardaient plus après douze ans de règne, mais on avait oublié de s'en offusquer. Jamais un de ces princes Naïrs n'assassina qui lui barrait le chemin du trône. Ce fait, on n'a pas manqué de le remarquer dans l'Inde, où les dynasties se sont toujours entre-déchirées, donnant aux gouvernés les exemples de frères égorgeant leurs frères, de fils se rebellant contre leur père, de pères empoisonnant leurs fils ou les faisant aveugler. Contraste facile à expliquer: le droit paternel soulève de terribles ambitions, crée des inégalités, des disparates extrêmes entre les plus proches. Le matriarcat, droit égalitaire, n'incite point à haines ni à jalousie, tend à la paix et à la tranquillité, fait les portions égales,—sauf qu'il avantage le plus jeune en quelques endroits.


Somme toute, il y a du bon dans ce Malabar, que ses habitants, avec une ironie dont il ne faut pas être dupe, ont appelé la Terre des Soixante-quatre abus. Autant que la Chine, il mériterait d'être appelé le «Pays de la piété filiale». Dans l'empire du Milieu, toutes les institutions civiles et politiques dérivent du droit paternel; ici, elles procèdent du droit maternel. Tout batailleurs, fiers et orgueilleux qu'ils sont, les Naïrs obéissent sans regret à la mère, assistée de l'oncle et secondée par la sœur aînée; le trio gère la propriété commune, à laquelle les participants rendent compte de leurs faits et gestes; ils ne se croient jamais si grands garçons qu'il leur faille se soustraire à la tutelle de «maman»; tant que tient «la vieille branche», ils y restent accrochés.

Que sont loin de nous ces manières d'être et de sentir! Que de siècles nous en séparent! Et cependant, il suffit de quelques jours pour passer de Londres ou de Paris à Calicut et Cannanore.


LES MONTICOLES DES NILGHERRIS

PASTEURS, AGRICULTEURS ET SYLVESTRES

Vers la pointe de la péninsule indoue, à la rencontre des Ghâts de l'Est avec les Ghâts de l'Ouest, se dresse le puissant massif des Nilgherris ou Montagnes-Bleues. Les Anglais lui donnent le nom de Hills ou de collines, bien que l'arête faîtière, dont le Dodabetta est le point culminant, ait encore une hauteur de cinq à huit mille pieds au-dessus de la plaine. Grâce à cette élévation, cette région montagneuse jouit d'un climat salubre et charmant; la température moyenne oscille autour de 15 degrés centigrades. Après la saison pluvieuse, l'atmosphère se montre d'une transparence et d'une pureté admirables; la végétation repart, l'herbe monte, des fleurs à puissant coloris tranchent sur les fougères, les arbres sont envahis par des plantes grimpantes.

Les montagnes abruptes se dressent en muraille coupée par de profondes entailles. A la base, des bambousaies et jungles épaisses, retraite des tigres, ours et sangliers. Aux marécages succèdent des prairies, puis on entre dans la forêt. Au-dessus, des rochers à pic. Sur les plateaux, se déroulent des collines aux flancs ombreux, sillonnées de vallons étroits où courent des eaux limpides. On chemine par des parcs et des bosquets, par des sentiers bordés de mûriers et d'églantiers, le long de prairies où se vautrent les buffles; tout à coup, on se voit sur la lisière du plateau. La vaste plaine s'étend au loin, nuancée, selon les cultures et la forestation, de vert, de jaune et de violet, piquée de blanc par les villes, fourmilières humaines, limitée à l'occident par la mer d'azur; au midi montent les Cardamones délicatement bleutées. L'œil s'emplit de suaves clartés, plane sur l'étendue, plonge dans les profondeurs éthérées, contemple l'innombrable variété des formes, des couleurs et des mouvements. Au soir, la divine splendeur qui emplissait les cieux se brise en couleurs éclatantes; l'or et l'orangé, le cramoisi, le ponceau et le vermillon, passent par degrés aux nuances rosées et purpurines. Et quand le soleil s'est engouffré dans l'Océan, la terre fatiguée d'éclat, ivre de lumière, ramène sur ses membres voluptueux les voiles d'une ombre transparente, s'enveloppe de silence. L'atmosphère est d'une rare limpidité, les étoiles semblent être plus brillantes qu'ailleurs[292]; les constellations surgissent, semblables à des volées de lucioles, à des tourbillons de pyrosomes et mouches d'or; l'univers infini, qu'avaient caché les éblouissements du jour, apparaît en son auguste majesté.

[292] R. Burton, Pilgrimage to Meccah.


Sur plusieurs versants des Nilgherris, les malades viennent en de nombreux «sanitoires» se guérir de leurs fièvres et dysenteries. Églantiers, vignes, orangers, pêchers, pruniers, pommiers, poiriers, fraisiers, groseilliers, framboisiers, raves, choux, pommes de terre, toutes les plantes d'Europe[293] prospèrent à côté de l'indigotier et du pavot opiumifère, à côté de caféiers, théiers, et des cinchonas à la bienfaisante écorce. Tôt ou tard, ces cultures et plantations changeront le régime économique et social du pays, modifieront jusqu'à son apparence physique, mais sera-ce pour l'embellir? Quoi qu'il en soit, cette région ne peut manquer de voir son importance grandir, grâce à la salubrité du climat, la fertilité du sol, la diversité de ses produits. Déjà les routes se multiplient, aboutissant à la trouée de Coïmbatour, qui ouvre sur l'intérieur de la péninsule.

[293] Malte-Brun, Annales, 1820.

On nous décrit ainsi les monticoles:

«Race chétive. Les hautes tailles atteignent 1m,58, les moyennes 1m,52; les petites, celles de 1m,42, sont assez nombreuses. Teint foncé. La chevelure, longue et hérissée chez les femmes, tourne au laineux chez les hommes, dont la barbe grisâtre a la rudesse des soies. Bouche petite, lèvres grosses. Poitrine plate, de faible circonférence; épine dorsale quelque peu concave. Longs bras, courtes jambes. Genoux tournés en dehors. Ongles imparfaitement développés. «La race autochtone de l'Inde méridionale, prononce Huxley, a une frappante ressemblance avec les indigènes de l'Australie.» Même profil, même front en surplomb, même chevelure molle et luisante. Arrachez leurs loques, mettez-les tout nus, vous ne les distingueriez.»

Ce portrait, dans ce qu'il a de peu flatteur, s'applique sans conteste aux misérables Iroulas et Couroumbas, aux Cotas à un moindre degré, pas du tout aux Badagas, gros de la population, encore moins aux Todas. Ici, comme en beaucoup d'autres endroits, le genre de vie et l'état social l'emportent sur les questions de race et d'origine. Le signalement, assez correct en ce qui concerne les sylvicoles, devient inexact pour les artisans, faux pour les agriculteurs et bergers.


Les Todas[294] habitent, au nombre d'un millier, la partie supérieure des Nilgherris, en des hameaux clairsemés. Ils se disent les premiers habitants du sol.

[294] Tudas, Toders, Todaurs, Thautawers.

Ils font plaisir à voir. Couleur chocolat clair, comme les montagnards du Béloutchistan. Taille haute, bien proportionnée, de 1m,725 le plus souvent. Membres robustes et musculeux, les extrémités n'ayant rien de la délicatesse et de la gracilité indoues. Traits réguliers. Les yeux bruns, vifs et d'un étonnant éclat, ont une expression pleine d'intelligence, souvent douce et mélancolique, laquelle rappelle le regard du chien. Chez quelques individus, à la moindre surexcitation, les yeux étincellent comme des diamants. Physionomie juive—on n'a pas manqué de découvrir que ces figures, dissemblables à celles des voisins, appartenaient aux descendants des dix tribus perdues d'Israël.—Nez aquilin, lèvres épaisses. Barbe bouclée, chevelure abondante, formant couronne[295]. Le système pileux, remarquablement développé, les distingue de l'Indou[296] et du Dravidien. Leur longévité l'emporte de beaucoup sur celle des Européens, mais on a cru remarquer qu'à manger trop d'opium, ils perdaient de leur fécondité[297].

[295] Caldwell.

[296] Quatrefages.

[297] Caldwell.

Leur ton de voix est calme et grave; chez les femmes un gracieux enjouement remplace la solennité. Ils parlent une langue dravidienne, de forme archaïque, saupoudrée de sanscrit. Habitués à s'appeler et à se répondre d'une colline à l'autre, leur voix est forte et leur prononciation sifflante.—«Le vent parle canara[298]

[298] Pope, Outlines of Tuda Grammar.

On ne peut qu'être frappé du goût et de la simplicité de leur costume. Ils ont grand air quand ils se drapent dans leur façon de toge qui laisse un bras et une cuisse à nu. Grand dommage qu'ils ne se baignent ni ne se lavent. Les Todelles se tatouent menton, seins, bras, jambes et pieds, les enjolivent de cercles et de carrés, d'anneaux et de bâtonnets.

Le caractère répond au physique. Ils plaisent par un fond de bonne humeur, par leur franchise joviale, la liberté et l'originalité des allures, non moins que par la patience, l'affabilité, la politesse et l'agrément d'une conversation toujours aimable et polie, jamais bouffonne:

«Nous ne pouvions nous empêcher de les aimer, dit Breeks. Ils s'amusaient fort de nos idiosyncrasies britanniques, en riaient sans se gêner, ne se pensant en rien inférieurs à nous.»

Somme toute, les voyageurs ont été très favorables au Toda, au moins tant qu'il était lui-même, et que l'immigration étrangère ne l'avait pas envahi. Mais les missionnaires lui en veulent de ce qu'il n'a mis aucune complaisance à se laisser convertir, parlent de ce peuple comme de «beaux animaux, indolents et fainéants».

«Ils ne cherchent la compagnie de personne, restent immobiles pendant des heures, les yeux perdus dans le bleu, rêvassant à la façon de leurs buffles, n'ayant en fait d'intelligence que de l'instinct.»

Si le niveau intellectuel n'est pas très élevé, au moins la sottise et la niaiserie leur sont inconnues. Tous bâtis sur le même modèle, chacun connaît par intuition les pensées et sentiments d'autrui. D'une simplicité presque innocente, il leur est, ou leur était, impossible de se dérober à une question gênante par une fin de non-recevoir, encore moins par un mensonge; il n'y avait qu'à les interroger pour leur faire dire, bon gré mal gré, tout ce qu'ils savaient.

«Bergers», comme dit leur nom tamil, bergers depuis siècles incomptés, bergers de cœur et d'âme, les Todas sont incapables de prendre autre chose au sérieux que le soin de leurs bêtes; ils disparaîtront avant de s'être intéressés à l'agriculture et à l'industrie. Ils ne vivent guère que de lait, comment penseraient-ils à autre chose qu'aux vaches? Ils ne consomment qu'une très faible quantité de farineux, soutirés aux Badagas, à titre de redevance plus ou moins gracieusement consentie aux suzerains et premiers occupants du sol. Ils ont la tradition que jadis leurs ancêtres se sustentaient de racines, et encore aujourd'hui ils se montrent assez friands des bulbes de l'Orchis mascula. Reconnaissants envers la vache qui les fait vivre, ils n'oseraient la tuer; ils aiment trop leurs taureaux et génisses pour les abattre, ne mangent de leur viande qu'aux banquets funéraires. Ce n'est point que la chair leur répugne en elle-même. Qu'un étranger leur donne de la venaison, ils s'en pourlèchent les doigts, le festin fait date; longtemps après ils se complaisent à en rappeler les incidents.

On s'étonne qu'ils ne se soient pas mis à élever chèvres, porcs, moutons et volailles, à l'instar de leurs voisins. Mais, ils sont bergers de bœufs et rien que de bœufs! Et que ce soit par indolence ou pour autre motif, ils veulent rester ce qu'ils sont.

Pacifique comme pas un, le Toda n'use d'aucune arme offensive ou défensive, ne recourt pas même à la lance, à un simple pieu pointu. Ses ancêtres, cependant, maniaient l'arc et la flèche. On ne le voit pas nouer de lacs, tendre de filets, dresser de traquenards pour y prendre oiseaux ou poissons, et pour chasser le gibier qui abonde aux entours; mais il s'approprie volontiers la proie que les chiens ont forcée. Les exercices violents lui répugnent, il ne s'exerce ni aux armes, ni à la canne ou à la boxe, pas même à la lutte ni à la course.

Aucune répression judiciaire. La seule pénalité connue atteint le débiteur; lorsqu'il tarde trop à rembourser, le créancier le charge d'une lourde pierre au cou pour qu'il porte moins aisément le poids de son obligation. Les disputes sont soumises au prêtre-berger, sans appel. Contre l'invasion des tribus ennemies, contre les attaques des pilleurs et rôdeurs, ces innocents se défendent en faisant la porte de leurs maisons si basse qu'il faut y entrer à quatre pattes. Les enfants, réfléchis comme ne sont pas les nôtres, ne se battent ni ne se querellent, ne se prennent jamais aux cheveux.

Haut montés au-dessus des plaines torrides de l'Inde, les Todas occupent comme une Suisse tropicale; retranchés dans leurs pâturages, entichés de leurs traditions, se complaisant dans leurs coutumes, ils se sont tenus jusqu'à présent en dehors de toute influence étrangère. Ce canton montagneux forme comme une île ethnique, mieux protégée, mieux respectée que si elle émergeait des vastes mers de l'Océan.


Les Badagas[299], que les Todas saluent du titre de beaux-pères, politesse à laquelle ceux-ci répondent en leur passant la main sur la tête, sont les vrais maîtres des Nilgherris. Ils formaient, il y a une trentaine d'années, une population de vingt à vingt-cinq mille âmes distribuées en trois centaines de villages.

[299] Badagan, Baddagar, Badacars, ou Vadaccars, de Vadacu, le nord, appelés aussi Marver, les laboureurs.

Jusqu'à ces derniers temps, ils ne demandaient leur existence qu'à l'agriculture, mais aujourd'hui ils multiplient leurs troupeaux, et prospèrent sous le gouvernement anglais qui ne leur fait payer que des taxes légères.

Les Badagelles manipulent avec soin le crâne des nourrissons qu'elles tournent, frottent et pressent pour mieux l'arrondir. Petite, noirâtre, médiocre en somme, la race est fort inférieure à celle des Todas. Les femmes, laides et pouilleuses, imitent la Fortune des poètes, en ce qu'elles portent longs les cheveux de devant et se coupent ras ceux de derrière. Les filles signalent leur entrée dans la nubilité en se barbouillant le visage d'une boue épaisse. Les hommes ne se tatouent pas; le principal ornement de leurs épouses consiste en pointillés sur le front, dont les signes bizarres figurent parfois un masque, celui d'une divinité sans doute. La marque est obligatoire au front, facultative aux épaules, aux seins et autres parties du corps qu'on voit fréquemment illustrées de croix,—rien de chrétien,—de soleils à huit rayons, ou de neuf ocelles en carré, représentant chacun quelques centaines de ponctions, tous stigmates en relation avec le système des castes.


L'esprit des castes n'est pas nécessairement celui de l'envie à l'égard des classes supérieures. Ayant à peine la conscience de leur infériorité vis-à-vis de qui que ce soit, les gens sont tout entiers au sentiment de leurs énormes avantages sur les individus moins bien placés. Les Todas qui se subdivisent en cinq castes entre lesquelles il n'est pas de mariage, ont pour le Badaga un mépris que le Badaga rend au Cota, le Cota au Couroumba, le Couroumba à l'Iroula, et l'Iroula à quelque brute. Et les Badagas eux-mêmes de se partager en sous-castes. Pour atteindre à la première, il faut gravir dix-sept degrés.

Un patrice Chittré, pressé par la faim, avisa de s'asseoir à côté d'un populacier qui était à manger son repas. Terrible fut le scandale. Le personnage oublieux à ce point du décorum fut mis au ban de l'opinion, obligé de s'aller noyer. Ce Chittré appartenait à la caste troisième.—Jugez de l'orgueil affiché par les deux premières! Un de la Pretintaille querellait des «espèces», quand il se sentit rudement secoué par un de ces manants, saisi par le collier, orné du lingam nobiliaire. Stupéfait, muet d'horreur, le gentilhomme prit un couteau et s'ouvrit la poitrine. Depuis ce tragique événement, sa famille passa pour déchue, et ses descendants n'épousèrent plus que Badagots et Badagottes de bas lignage. Autre exemple: Tout un clan fut dégradé, parce que le fils du chef, amoureux d'une roturière, avait goûté à une viande qu'elle lui présentait.

Caste à part, les Badagas se montrent courtois envers leurs égaux, affectueux envers les frères et amis, déférents envers les vieillards, tendres et affectueux pour les enfants.—Revers de la médaille: on les accuse de fausseté envers les étrangers, on leur reproche l'avarice et la dureté, des agriculteurs vices mignons. L'abus du chanvre et de l'opium les rend facilement paresseux, inféconds, frivoles et légers, incapables de longue attention, les énerve de corps et d'esprit.

Nous ne saurions les dire bons ou mauvais. S'il est difficile de formuler un jugement définitif sur un individu, combien plus lorsqu'il s'agit d'organismes collectifs! Il est aisé de louer, de blâmer les peuples, nations et tribus, quand on ne les connaît pas, mais, après les avoir pratiqués, qui oserait?


Nous serons brefs sur les Cotas[300], lesquels tiennent le milieu entre les Badagas déjà laids, et les Couroumbas encore plus laids.

[300] Kutas, Kothurs, les tueurs de vache, Kohatars.

Au nombre de deux mille et plus, ils habitent aux entours des Badagas agriculteurs, auprès desquels ils s'emploient comme tisserands, charpentiers, forgerons, orfèvres, maçons, ouvriers généralement quelconques. Ils se livrent à quelques petites cultures, élèvent quelques bestiaux, mais jusqu'à ces derniers temps n'osaient les multiplier, chose que Todas et Badagas, leurs puissants voisins, ne voulaient permettre.

Pauvres en beurre et fromages, pauvres en produits du sol, ils connaissent la faim autrement que par ouï-dire. Aussi leur grande fête de mars, au commencement de leur année, est célébrée par une forte mangeaille, mieux que cela, par une agape, conçue dans l'esprit communiste. Chaque famille apporte des provisions, contribue à une collecte pour acheter dans la plaine des grains, des légumes et du sucre. Ces victuailles sont exposées devant le hangar qui tient lieu de temple. L'officiant supplie les dieux de nourrir le peuple jusqu'à la moisson nouvelle, fouit un trou qu'il garnit de feuilles, y dépose les aliments tout préparés, afin que la Terre les bénisse, et leur communique les vertus du croît. Il les distribue à l'assistance, présente à chacun sa part. Bienvenus sont les passants et étrangers. On mange et boit gaiement, puis on danse autour d'un grand feu jusqu'à minuit. Le lendemain et jours suivants, jusqu'à pleine lune, on se donne plaisir et bon temps. Avant de retourner à leurs occupations accoutumées, les artisans prennent le temple pour atelier, et chacun y fabrique un produit de son industrie. En toute chose, il s'agit de bien commencer.


Passons aux Couroumbas[301] qui, au nombre de deux mille environ, habitent la jungle, les endroits les plus malsains de la forêt, les marécages qu'une chaleur torride assèche et empoisonne. On les a souvent comparés aux Weddas[302]. Nourris d'une façon misérable et même répugnante, ce qui étonne, ce n'est point qu'ils soient chétifs et rabougris, mais qu'ils vivent âge d'homme et même perpétuent leur race. On prétend qu'ils tombent malades s'ils séjournent dans un pays salubre, que nul étranger ne dormirait dans leurs camps sans être attaqué de fièvre.

[301] Ou Couroumunbars, mot qu'on explique par les têtus ou opiniâtres.

[302] Vyâdha, chasseur.

Autour de leurs huttes, des lopins de terre portent comme à regret quelques racines et de pauvres légumes. La terre ne manquerait pas à fertiliser et assainir: cependant, aux moissons certaines, ils préfèrent le gibier incertain. De temps à autre, ils incendient un coin de forêt, grattent la surface avec une houe de rien, ou avec un bâton pointu. Dans le sol ainsi fouillé, ils déposent des semences qu'ils ont mendiées, ou obtenues comme salaire de leurs petits travaux et services; mais ils n'auraient su les prélever sur la récolte précédente, encore moins les acheter, car argent ni monnaie ne sont pas de leur compétence. Les grains mûrs, une bande d'amis va en faire cueillette; la horde envahit un champ, pille et gaspille. Après la saison d'abondance, les familles se dispersent à la recherche de baies et racines, à la chasse du cerf tacheté, du chat sauvage, des serpents et insectes qu'ils sont habiles à surprendre, prompts à croquer. Ils recueillent de la cire et du miel qu'ils vont échanger chez les voisins.

La plupart des petites compagnies se mettent sous la conduite d'un chef qui fonctionne comme arbitre et apaise les disputes. On le salue en laissant tomber la tête contre la poitrine, et il fait le geste de la relever en la prenant entre les mains.

Volontiers bûcherons, ils manient avec adresse la hache et la serpe, éclaircissent les taillis, équarrissent le bois, travaux qu'ils préfèrent à tous autres. Quand la faim presse, les hommes et les femmes se séparent; ces dernières vont dans les villages todas et badagas mendier mets avariés, déchets divers, jusqu'à l'eau dans laquelle a cuit le riz; en retour, elles se chargent de petits ouvrages, comme moudre et vanner les grains. Les maris et les garçons s'enfoncent dans la jungle, séjour de prédilection, refuge dans l'adversité, premier et dernier asile. Tout en chapardant par-ci par-là, ils exercent l'office de bouffons, conjureurs de tigres, sorciers et diseurs de bonne aventure, ressemblant en cela à nos Tsiganes qui vivent aussi des produits de leurs petites industries et surtout de maraude, vagabondant de village en village, de forêt en forêt. Des Couroumbas, craints autant que méprisés, le nom est venu à signifier méfait, méchef et maléfice:

Le pauvre Suisse qu'on rapine,
Voudrait bien que l'on décidât,
Si Rapinat vient de rapine,
Ou rapine de Rapinat.

Cruelle envers tant d'autres Primitifs, la civilisation n'a point été mauvaise à ces pauvres Couroumbas. Elle transforme ce chasseur en bûcheron, et ce bûcheron en charpentier; le mendiant passe gagne-petit, puis domestique. Ils vont s'engager dans la plaine, où une vie plus aisée et des mœurs plus douces les forment et dégrossissent. Les employeurs se montrent satisfaits de leur service. Sauf que la physionomie typique ne change pas d'une génération à l'autre, que les membres restent quelque temps assez grêles,—l'ossature se modifiant moins vite que la chair,—on les reconnaîtrait à peine. Plus de ventre en marmite, plus de salive découlant des lèvres, plus d'yeux injectés, ni de bouche béante. Quelques-uns se sont habillés, ont remplacé par des ornements plus coûteux les graines rouges, les bracelets en fer mal forgé, les chevillets de laiton ou de paille tressée. On s'émerveille de voir un travail plus régulier, une nourriture plus abondante et saine transformer si promptement l'extérieur de ces hommes et jusqu'à leur physiologie.

Au pied des Nilgherris, presque perdus dans les hautes herbes du marécage, grouillent les Iroulas, plus noirs[303], chétifs et malsains même que les Couroumbas, avec lesquels on pourrait facilement les confondre, sauf que ces malheureux ne s'adonnent à aucune culture, si misérable soit-elle. Ils fabriquent des nattes d'osier, des paniers de bambou, des corbeilles de jonc, qu'ils vendent dans la plaine, échangent pour du menu grain, du sel et du poivre long; ils cueillent des baies et des fruits, mangent des racines, attrapent des insectes et reptiles, des œufs, des petits oiseaux:—ils n'ont pas même d'arcs et de flèches. Pendant deux ou trois mois les pousses du bambou sont leur grande ressource; rat, chat ou renard, tout ce qu'ils peuvent mettre sous la dent est de bonne prise, même la charogne. La jungle impose son caractère à tout ce qui y vit, à tout ce qui en vit; aussi les tient-on pour vils entre les vils, pour misérables entre les misérables.

[303] Iroula, noirceur, obscurité, grossièreté, barbarie. Dictionnaire tamoul.

A l'instar des Couroumbas, ils se produisent comme bouffons, bateleurs et comédiens, et on les paye en jus de palmier qu'ils boivent avec excès. Dans leurs représentations, ils mettent en action certains épisodes obscènes, et particulièrement les aventures du Krichna Govinda séjournant parmi les bergères. Il n'en a pas fallu davantage pour qu'on les enrôlât parmi les Vichnouïtes, en opposition aux Badagas qui professent le sivaïsme.

Pour toute vêture, les Iroulas s'entortillent un chiffon autour des reins; à défaut d'étoffes, les femmes recourent ou recouraient à quelque feuillage, ce qui ne les empêche de tenir aux ornements. Avec de la paille, ils tressent leurs cheveux en coiffure fantastique; encore avec de la paille, ils adaptent aux oreilles, au cou, aux poignets et chevilles, des gourdes sèches, contenant des noisettes et petits cailloux qui tintinnent au rythme de leurs mouvements.

Nus comme la Vérité, ou à peu près, ils semblent incapables de mentir, incapables de déguiser leurs sentiments; et la déclaration de ces misérables est mieux crue que toutes les affirmations d'un Hindou, que tous les serments d'un Brahmane. Les théoriciens du Progrès expliquent-ils le pourquoi et le comment de cette anomalie?

Contrairement à ce qui se passe ailleurs, les veuves, fort recherchées par les jeunes gens, se remarient plus facilement que les veufs. Les parents se montrent affectionnés à leur progéniture, laquelle le leur rend bien. Les enfants prennent le nom d'un grand-parent; souvent ils attendent sa mort pour se faire appeler comme lui.

Très attachés à leur genre de vie, à leur race et au sol qui les a vus naître,—où le patriotisme va-t-il se nicher?—les Iroulas tiennent à dormir leur dernier sommeil en famille. Qui meurt à l'étranger demande à être déposé dans une fosse à part, espérant qu'un ami recueillera pieusement ses os, ira les réunir aux autres, dans l'ossuaire de la tribu, tout au milieu de la forêt native.


Ainsi s'étagent sur les flancs des Montagnes Bleues diverses populations caractérisées par leur habitat, leurs occupations et leur nourriture. En haut les Todas, exclusivement bergers et galactophages,—puis les Badagas, agriculteurs, qui ont aussi des troupeaux et ne dédaignent pas la chasse.—Viennent ensuite les Cotas, petits ouvriers et artisans, et enfin les sylvicoles, Couroumbas et Iroulas, essentiellement chasseurs, mais vagabonds aussi, voleurs et artistes, mendiants et sorciers.


Et leurs demeures?

Les Iroulas gîtent dans la jungle, en des bauges; s'abritent dans une caverne ou sous une saillie de rocher; se font des paillotes et gourbis.


Les Couroumbas se logent un peu mieux. Ce qu'ils appellent un village, nous le dirions à peine un hangar. Une chaumine, longue de dix à douze mètres, haute de cinq pieds environ; les parois, des bambous entrelacés de broussailles. Comme porte, une ouverture qu'on ferme la nuit par une claie ou quelque fagot. Sous le toit commun, chaque famille jouit d'un carré où l'on s'accroupit, car il n'y a pas la place de s'étendre. Pour batterie de cuisine, une demi-douzaine de plats et de gourdes. Faire bouillir le riz, luxe tout récent; naguère encore, on le grillait sur une pierre rougie.


L'habitation toda, déjà plus civilisée, peut passer pour luxueuse en comparaison. Chaque famille a la sienne, toujours ombragée par des arbres séculaires, se composant essentiellement d'un toit en paille, de forme ogivale, percé d'une ouverture pour le passage de la fumée. L'espace abrité, large de cinq à six mètres carrés, haut de sept pieds à la partie centrale, doit suffire à cinq ou six personnes; lesquelles entrent et sortent par un trou de ratière, ras le sol. Cette habitation est nommée mand ou parc, d'après l'enclos à côté, où les animaux piétinent à mi-jambe dans les bouses accumulées.

Le village badaga, longue maison élevée en bois et argile, recouverte de roseaux et branchages, avec un auvent sur toute la façade qui peut avoir cinquante mètres de long, est spacieuse et confortable relativement. Jamais elle ne regarde le nord-est.

Le missionnaire Metz, qui les prêcha et évangélisa pendant une quarantaine d'années, avec plus de zèle que de succès, explique leur nom par «Gens du nord»; il suppose que leur immigration remonte à trois siècles, et qu'ils sont originaires des montagnes de Mysore. On en a inféré qu'ils ont une origine scythique, et l'hypothèse a presque acquis l'autorité d'un fait. Elle ne nous gêne point,—mais le nord mentionné par la légende est-il celui des géographes? «Au nord, disent les Badagas s'élève le Kaylasa, notre Mérou et résidence de Siva; au nord l'infini ouvre sur le royaume des Ombres. De quatre hommes envoyés vers les points cardinaux, trois revinrent, mais non pas celui qui avait marché sous le regard de l'Étoile Polaire.» Chez les nations chrétiennes, le mot d'Orient suggère une vague idée de Paradis et de jardin d'Éden. Pour les Badagas, tout ce qui est grand et puissant vient du septentrion; la Mère des Vaches-déesses habitait l'Am nor avant d'aller chez les Todas. Est-ce que les ancêtres Badagas n'auraient pas suivi la vache? Ne seraient-ils pas sortis du Paradis? Entre les invisibles monts du Kaylasa et du Kanagiri coule le fleuve redouté, limite entre le monde des vivants et le monde des morts. Les Badagas n'aiment pas à regarder de ce côté.

Chaque famille dispose de trois chambrettes, dont la première, sur la rue, s'ouvre facilement aux amis et voisins. Elle donne accès à un réduit avec baignoire qui ne chôme guère, tout Badaga ayant la louable habitude de s'octroyer un bain avant le repas de midi. Une pièce latérale contient le foyer et la réserve aux provisions. Elle est inaccessible à quiconque n'est pas du ménage. Même l'épouse n'y saurait entrer quelque temps avant et après ses couches; on craindrait que son état de faiblesse, que l'impureté dont elle passe pour être affectée, n'amoindrissent les vertus du feu, ne diminuent la vertu nutritive des aliments.

Pour cette même raison, et autres analogues, l'abord de la fruiterie commune est interdit aux étrangers, lesquels pourraient la contaminer de leur souffle, refusé aux villageoises qui pourraient être porteuses d'influences débilitantes. Le lait est l'objet de précautions extraordinaires, imitées des Todas; on n'oserait le bouillir, ni le mettre sur le feu, de peur de causer des inflammations à la vache; ce qui, en parenthèse, explique l'origine du fameux précepte mosaïque: «Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère[304].» Les veaux premiers-nés sont tenus dans une étable spéciale, pour être mieux protégés, contre les malices des jeteurs de sorts. Un prêtre seul a droit de goûter au lait de la vache primipare. Les Badagas, Sivaïtes, disions-nous, adorent leur dieu sous la forme du taureau Bassava[305]. L'attachement, qu'ils portent à leurs troupeaux, sans égaler celui des étonnants Todas, constitue une religion véritable, un culte passionné même fanatique. Il y a quelques années, les Cotas des environs voulurent posséder eux aussi du gros bétail, clos en des pacages, mais force leur fut d'abandonner ce projet, sous les menaces des Todas et des Badagas. Ces peuplades dévotes ne pouvaient supporter l'idée qu'une race impure s'arrogeât un droit de propriété sur des animaux d'un sang aussi pur que taureaux et génisses; elles ne pouvaient admettre que des hommes de vile extraction et d'ignoble vie usurpassent les saintes fonctions de trayeurs de vaches. Chose fort pénible que de voir le voisin s'enrichir! Les compères Couroumbas sont aussi de cet avis, s'il est vrai qu'ils ont tué des camarades coupables de s'être, à la façon des hamsters, creusé des caches à provisions.—Mais, sans doute, les enfouisseurs qui ne voulaient point partager leur abondance avaient, en temps de disette, vécu sur l'association. Prenant sans rendre, ils se comportaient en voleurs de la pire espèce, et leur exécution était légitime, autant que celle décrétée à Jérusalem par les apôtres contre Ananias et Saphira[306], les faux dévoués. Fourbe et traître, qui, dans la vie communautaire, sournoisement s'amasse un magot.

[304] Exode, 23, 19.

[305] Ou Barsappa.

[306] Actes des Apôtres, V.


Le Couroumba qui prend femme se fournit d'une pièce d'étoffe neuve à offrir en présent. Avec les amis et amies, on mange plus copieusement que d'habitude, on danse et on s'amuse, on se baigne de compagnie, puis, tout est dit.


Quant aux Iroulas, ils se marient devant une fourmilière, sans doute pour gagner par son influence une puissante fécondité, une postérité innombrable. Après avoir allumé un morceau de camphre, le futur passe une ficelle au cou de l'épousée et l'emmène. Un somptueux dîner de noces coûte rarement plus de deux francs cinquante.


Pour ce qui est des cérémonies nuptiales, les Badagas, non plus, ne déploient pas un luxe exagéré. Chez la fiancée on danse et se divertit; quelqu'un lui jette, en présage de bon augure, une potée d'eau sur la tête, sa belle-mère lui met un collier de perles argentées. En un jour réputé propice, elle est escortée à sa maison nouvelle, y entre sous des rameaux fleuris; les parents la remettent à qui de droit, se lavent les mains et s'en vont, abdiquant ainsi toute responsabilité.

Si le futur est trop fier pour aller lui-même quérir sa promise, on prend la peine de la lui conduire. Elle se prosterne devant le nouveau seigneur et maître qui lui pose flegmatiquement le pied sur la nuque, en disant: «Longue vie je te souhaite! Apporte-moi de l'eau!»—Elle obéit, revient avec une cruche pleine, et affaire terminée. Cependant, elle n'aura droit au titre officiel d'épouse qu'après avoir mené à bien une première grossesse. Si elle porte son fruit pendant sept mois sans qu'accident survienne, on procède au mariage définitif. Un repas réunit les deux familles, après lequel le père prend le bras à la jeune femme qui se lève, appelle l'attention, montre son ventre rebondi. Le jeune homme s'avance,—«Permets-tu que je passe ce cordon au cou de ta fille?—Oui!» répond le beau-père. Le cordon passé, les «justes noces» sont accomplies; l'enfant sera reconnu pour légitime. On apporte un plat; parents et amis y déposent des piécettes. Tel jeune homme, difficile à satisfaire, tente trois, quatre épreuves avant de trouver chaussure à son pied. Après les mariages à l'essai, il y a les mariages temporaires; et comme si tout cela ne suffisait point, les divorces sont d'une extrême facilité[307].

[307] Metz.

Telles sont les formes ordinaires du mariage, mais la plus considérée est celle du rapt, qu'ambitionnent les filles romanesques. Les premières épousailles avaient, en effet, lieu de cette façon; hache en main, nos arrière-grands-pères obtenaient la main de nos arrière-grand'mères. En matière de femmes, longtemps l'axiome fut indiscutable; «La propriété, c'est le vol.»

Le jeune Badagot qui n'a pu obtenir la personne de son choix, fait assavoir qu'il l'aura ou se suicidera. Ce qu'entendant, des amis le mettent à leur tête, au besoin, vont chercher du renfort chez les Todas, reviennent avec une bande de robustes gaillards. L'enlèvement réussit le plus souvent; si la belle, par hasard, ne trouvait pas l'aventure de son goût, elle aviserait bientôt à s'empoisonner.

Si la femme avorte, les époux, afin de prévenir la répétition de ce malheur, s'adressent à nous ne savons quel dieu, lui offrent des noix de coco, lui promettent un petit parasol d'argent; la femme présente à Siva des ex-voto, s'engage à lui dresser une pierre levée, comme celles qu'on rencontre fréquemment dans le pays. A ce propos, les charrues mettent souvent à nu des hachettes en silex que les Badagas prennent pour une production naturelle du sol, «jeu de la Nature».

La femme inféconde, dont le ciel persiste à ne pas exaucer les vœux, engage son mari à faire une adoption, laquelle s'effectue par un curieux symbole: le père passe la jambe par-dessus la tête de l'enfant qu'on vient de lui apporter. D'ordinaire, la bréhaigne va chercher sa cadette, la fait accepter pour épouse en second; autrement, elle irait porter sa honte et son chagrin dans la maison paternelle; heureuse encore si vient l'y prendre quelque veuf avec famille à élever, ou quelque vieillard sans ménagère.

En tout état de cause, le conjoint conserve la prérogative de renvoyer la conjointe qui aurait cessé de plaire, fût-elle féconde; libre à lui de convoler en autant de noces nouvelles qu'il voudra. Il use rarement de ce droit, et, si la première alliance a donné lignée, il se tiendra pour satisfait. En somme, les liens du ménage n'entravent pas d'une façon gênante les mouvements ni du Badaga ni de la Badagelle. La mariée, si elle se déplaît au logis, peut s'en aller, pourvu qu'elle abandonne les enfants. Le mari, lui restituera les quatre sous qu'elle peut avoir apportés; elle retourne tranquillement chez son père, et attend les propositions de nouveaux amateurs.

L'épouse incomprise menace parfois de s'ôter la vie; menace qu'on ne traite pas à la légère, car on se suiciderait facilement, chose insolite chez les primitifs. A ces dames, à ces demoiselles il coûte peu de cueillir du pavot, de le sucer, pour s'endormir du dernier sommeil. Elles prennent de cette médecine: la fille, si on prétend lui imposer un mari qui ne lui agrée point; la femme, si elle veut se faire regretter.

De temps à autre, des veuves se font une belle réputation en s'étranglant sur la tombe de leur défunt. C'est mourir glorieusement, et l'on y gagne d'être invoquée par les épouses comme divinités tutélaires. Les Chinoises ont de ces idées-là.

Todas et Todelles, gens prudents, ne se marient non plus qu'à bonnes enseignes. Faut d'abord que le jeune homme règle avec le beau-père; or, les femmes sont chères là-bas. S'est-on accordé, futur et future sont mis sous verrou. La belle-mère passe des vivres. Après vingt-quatre heures elle débarre, et si le proposant n'a pas su plaire, il reçoit son congé, en attendant les quolibets des camarades.

Si on se convient de part et d'autre, le beau-père, en signe d'adoption, pose le pied sur la tête[308] du garçon, comme s'il déclarait: «Tu es mon fils, tu t'es trouvé à mes pieds, comme le petit tombé aux talons de la mère qui vient d'accoucher.» Cet hommage est exigé du jeune homme une seule fois, mais la femme le devra présenter, en mainte occasion, à ses beaux-parents, aux vieillards de la maison, aux frères du mari. Tous lui mettront le pied droit, puis le gauche sur la nuque; ensuite, l'homme le plus âgé de la maison la relèvera, en lui touchant le front de la main droite, autre signe d'adoption.

[308] Cérémonie dite de l'Ada Buddiken.

Par cet acte symbolique, l'étrangère acceptée comme fille par ceux qui ont autorité dans la maison, se reconnaît la servante, l'humble servante, voire «la fille à tout faire». En effet, la polyandrie règne chez les Todas, comme au Tibet et au Petit-Tibet, comme chez les Courgs, Naïrs et Tayeurs du Malabar, comme chez les Cingalais et tant d'autres. La polyandrie todique a gardé distinctes les traces de l'antique adelphogamie, en vertu de laquelle tout un groupe de frères épousait tout un groupe de sœurs. Le fils aîné fait son choix, prend la fille qui lui convient. A mesure que les cadets atteignent la majorité, ils acquièrent droit conjugal, deviennent conjointement responsables du parfait payement de la somme consentie au beau-père. La ménagère, littéralement mise en actions, vit tour à tour pendant un mois avec chacun des associés, lesquels se répartissent les enfants comme suit: le chef de la communauté prend l'aîné, le deuxième frère prend le deuxième mioche, et ainsi de suite. Détail significatif, tous les oncles sont traités de «petits pères». Génitrices, géniture et bétail, tout est commun dans le mand; la femme étant possédée, et ne possédant rien.

Pour s'être approprié l'épouse et son croît, lesdits sociétaires n'ont pourtant pas acquis la jouissance exclusive de sa personne. En compensation de sa multiple servitude, elle a droit, pour son compte particulier, à prendre un cavalier servant; le plus souvent, quelque jeune homme qui n'a pu trouver à se marier, par suite de la paucité des partis. La plus grande harmonie règne d'ailleurs dans ces familles étrangement composées[309]. On prétend même qu'il est loisible à la Todelle de se donner autant de sigisbés qu'on lui impose d'époux, lesquels se traiteraient toujours courtoisement. La chose mériterait abondantes confirmations; sur une pratique paradoxale on devrait prodiguer les détails. Malheureusement, la pudeur britannique s'y est opposée, les auteurs[310] qui nous donnent ces précieux renseignements ne le font qu'à regret, sèchement, brièvement, en protestant qu'on ne saurait s'appesantir sur pareilles immoralités; d'autres se bornent à dire qu'on ne peut même mentionner les turpitudes dont ces créatures se rendent coupables, turpitudes qui probablement ne sont autres que des unions entre frères et sœurs, entre demi-frères et sœurs, tout au moins[311].

[309] King.

[310] Hough, Harness.

[311] Marshall.

Ce n'est pas que les Todelles ne pensent être modestes et convenables autant que qui que ce soit. Seulement elles avaient libellé à leur guise le Code des convenances et la Civilité puérile et honnête. Elles mettaient de la réserve, voire de la pruderie, à ne se laisser approcher par personne autre que leurs maris et leurs galants; même elles se récriaient si des proches frôlaient leurs habits. Cela se doit dire au passé, car depuis que messieurs les étrangers affluent dans ce pays si beau, si salubre, on entend dire que les Todas, généreux et désintéressés quand ils ne connaissaient aucun argent, mettent de l'eau dans leur lait qui a cessé d'être exquis, mendient des sous, des cigares et de l'eau-de-vie; que femmes et filles, adonnées à une vile prostitution, sont rongées par les maladies syphilitiques. Comme toujours, il a suffi que les civilisés se montrassent pour avilir et empoisonner les populations qui les avaient accueillis avec amitié et bonne volonté.

Nous disions donc que, dans les temps jadis, l'aîné, en achetant une fille, acquérait, pour la communauté dont il était chef, le droit de prendre dans les prix doux toutes les cadettes, à mesure qu'elles devenaient nubiles. Cependant, la seconde était plus particulièrement attribuée au second frère, et ainsi de suite. Dans ce système de «fraternité matrimoniale», terme de Lubbock, ou pour employer le langage de Linné, dans cette adelphogamie polyandro-polygynique, chaque femme avait plusieurs maris, tous frères, et chaque mari plusieurs femmes, toutes sœurs. Mais, par la suite des temps, des restrictions s'introduisirent. Se trouvant suffisamment pourvus avec une femme collective, les époux permirent aux belles-sœurs de se marier au dehors. Les temps étaient durs, on visait à l'économie; trois hommes voyaient à se contenter de deux filles, ou cinq de trois. Trop haut cotées par leurs auteurs, ces dernières devinrent de difficile défaite; comme chez les Khonds, les Radjpoutes et tant d'autres, s'introduisit l'abominable infanticide féminin. Naturellement, la mère ou ses amies étaient chargées de l'odieuse besogne. On interrogeait une Todelle, qui répondit:

«Nous ne tuons jamais les garçons. Pour les filles, c'est différent, et encore, ne tuons-nous que des fortes et robustes, mais quant à toucher aux malingres ou déformées, ce serait péché!»

Des rachitiques ou mal venues, il n'y en avait guère, cependant. Donc, on gardait l'aînée, mais on se défaisait de la plupart des autres, qu'une vieille étouffait dans du lait, ou avec un linge, ou qu'elle déposait à la porte de la grande étable pour que les animaux, à leur sortie tumultueuse, les écrasassent sous les pieds. Les petits cadavres étaient enterrés, jamais brûlés. Certes, il y a des malthusiens autres que les ouailles du Révérend Malthus, apôtre de l'Évangile selon Manchester.

Le gouvernement anglais interdit sévèrement l'infanticide. Marshall, après recherches minutieuses, déclare que ce crime a disparu, constate un fait singulier: la natalité féminine, loin de balancer, ou à peu près la natalité masculine, n'atteint que la proportion de 70 pour 100; anomalie qu'il explique par la prédominance que de longues générations auraient donnée aux familles qui produisaient, par hasard, moins de filles que de garçons. La tendance aurait été fixée et nous aurions, dans les Todas, une variété productrice de mâles. Du reste, le même fait se présenterait, dit-on, dans tous les pays d'infanticides féminins. On croit avoir des raisons suffisantes pour affirmer qu'en pays de polyandrie, il y a excès de naissances masculines; excès de naissances féminines dans les contrées où règne la polygamie. La nature semblerait s'accommoder à nos caprices. Ces problèmes ne sont qu'indiqués, la démographie ne possède pas des documents suffisants pour les résoudre. Quoi qu'il en soit, la peuplade diminue constamment, et nombreuses sont les raisons qu'on assigne à cette décroissance. Une période est assignée aux espèces animales et végétales: la famille Toda a fait son temps.


Le système adelphogamique s'en va, lui aussi; présentement, il n'est Toda tant soit peu à son aise qui ne veuille avoir sa femme à lui tout seul; le mariage polyandrique n'est que pour les plus indigents. Cependant le lévirat, dernier corollaire de cette coutume, le lévirat que l'histoire de Booz et de Ruth a rendu familier aux juifs et aux chrétiens, reste en vigueur aux Nilgherris, où la veuve a toujours le droit de se faire épouser par un beau-frère. De manière ou d'autre, celles qui ne sont pas trop défraîchies, trouvent à se remarier, et la veuve de trente ans, qui refuserait de convoler en noces nouvelles, serait montrée au doigt: «Elle est folle!» dirait-on. Il faut dire que jamais Toda n'a maltraité Todelle. En pays de polyandrie, un mari butor ou brutal est chose inconnue. Cette remarque n'est point pour faire l'apologie de l'institution.

Les mariages entre proches n'ont eu aucune fâcheuse conséquence pour cette peuplade, laquelle, pratiquant l'endogamie la plus étroite depuis des siècles, jouit d'une constitution athlétique, d'un physique agréable, est renommée pour la douceur des mœurs, la paix et la tranquillité de son existence.


A la mort du père, le bétail est partagé entre les fils par égales portions. La maison va au plus jeune, qui logera et entretiendra les femmes de la famille, leur vie durant. C'est le droit de «juvignerie» qu'on retrouve en mainte contrée, chez les Mrus, les Kolhs et Cotas, chez les Tatars, et, sans aller si loin, dans quelques cantons du Périgord. Le «Borough English» de la Grande-Bretagne, ou la «coutume de Ferrette», comme on dit en France, est fondée sur la préférence naturelle que les mères et grands-parents éprouvent pour les plus jeunes, tout spécialement confiés à leurs soins et à leur tendresse; le «niais,» le «béjaune» est toujours le chéri de la mère; mais l'aîné a généralement les préférences du père. La loi de Manou faisait de la procréation du premier un devoir strict, une ordonnance religieuse, abandonnant au bon plaisir la génération de tous les autres, les désignant avec une pointe de dédain, comme les «enfants de l'amour». De la sorte, le premier et le dernier venus ont un avantage sur les intermédiaires, qui ont à trouver leur vie, l'aîné prenant la terre, et l'ultime la maison. Au petit la maison, car le petit c'était la mère. En effet, il arrivait mille fois qu'à la mort du pourvoyeur, le tout dernier, faible nourrisson, n'eût été mis dehors que pour périr; la maison était donc laissée à la veuve pour élever l'enfant, lequel, parvenu à l'âge d'homme, était tenu d'y garder la mère, de lui faire une existence heureuse. En définitive, le droit de juvignerie est un débris de l'antique matriarcat.

Au septième mois de sa grossesse, la Todelle et son mari se rendent au plus profond de la forêt; ils font choix d'un certain arbre sous lequel ils allument une lampe—lumière et vie sont partout synonymes;—la femme s'agenouille reçoit avec un profond respect un arc et des flèches minuscules. Elle les dépose au pied de l'arbre, puis partage avec son mari le repas du soir. Ensemble, sans autre abri que celui de la ramée, ils passeront la nuit dans la forêt[312], mettant ainsi l'enfant sous la protection des arbres et de leurs génies.

[312] Marshall.

Sitôt la parturition effectuée,—elle a toujours lieu en plein air,—trois feuilles du susdit arbre sont présentées au père, qui, les prenant pour coupes, verse dans la première quelques gouttes d'eau, dont il humecte ses lèvres; et il transvase le restant dans les deux autres feuilles; la mère boit sa part, et fait avaler la sienne au nouveau-né. C'est ainsi que le Père, la Mère et l'Enfant, trinité première, célèbrent leur première communion et boivent l'eau vivifiante, plus sacrée que le vin, dans les feuilles de l'Arbre de Vie.

Dès le lendemain matin, la mère se transporte avec le nourrisson dans une cabane au milieu du bois,—probablement sous les branches de l'arbre mystique. Ils y restent jusqu'à lune nouvelle, soit d'un jour à quatre semaines. Mais dès qu'elle a réintégré le logis, le père quitte à son tour et va, lui aussi, vaguer toute une lune dans la forêt. Coutume que nous rapprochons de la couvade.

Pourquoi l'enfant, fait archer avant sa naissance, doit-il ainsi commencer la vie en sylvicole? Est-ce le vestige d'une époque depuis longtemps oubliée, quand le Toda chassait dans les bois? Est-ce un débris de l'antique et universelle légende, qui déclare les hommes issus du chêne, de l'orme ou du sycomore, un souvenir de la tradition qui les appelle Yggdrasil, l'yeuse, Askr, le frêne, Vidhr, le saule, Reynir, le sorbier? qui les donne comme ayant germé d'une faîne, ou d'un pépin, d'un gland ou d'une noix? Veut-on mettre le petit Todel en rapport de sympathie avec les arbres, ces merveilleux colosses de végétation? veut-on qu'ils communiquent à l'enfantelet: le «sal» de sa grâce et de sa beauté, le «tek» de sa puissance et de sa longévité, le «maoùa» de sa grâce superbe et de son enivrant parfum?

Donner un nom, autre affaire importante. Le père enveloppe l'enfant dans son manteau, l'apporte à la grande étable; sans entrer, se tenant à distance respectueuse, il salue le sanctuaire par un geste solennel, tire le petit de sa cachette qui l'abritait du malœil et des coups d'air, l'élève bien en face du hangar, où sont parqués les dieux du peuple, puis l'incline lentement, du front lui fait toucher la poussière. Tandis qu'il gît à terre, il prononce le nom, se met à prier: «Que descende la bénédiction sur nos enfants! Que prospèrent les veaux, les vaches et le peuple entier!» Les noms masculins sont tous empruntés à des choses divines, telles que les étables et les fontaines. Quant aux filles, la mère leur attribue sans grand apparat l'appellation qui lui convient.

Les nourrissons sont sevrés lorsqu'ils ont trente-six mois révolus, pas avant; fréquemment, on les laisse téter jusque dans leur sixième année.


Descendons maintenant chez nos amis les agriculteurs. Le bambin badaga n'est guère mieux prisé qu'une «bébête», tant que la mère n'a pas avalé quelques pincées de cendre, et un morceau brûlé d'acorus calamus, lesquels ingrédients communiquent au lait nous ne savons quelles propriétés. Le marmot ingurgite de l'assa fœtida, et un scrupule de certain magma, réputé divin, qu'on trouve de loin en loin dans les entrailles d'un taureau; cette sécrétion ressemble assez à ces prétendues pierres de bézoar, auxquelles notre moyen âge attribuait de mirifiques vertus.

On a des jours fastes et des jours néfastes: les enfants qui naissent à la pleine ou à la nouvelle lune passent pour être venus à male heure. On se débarrasse de la vache qui a vêlé un vendredi et de son veau.

Du vingtième au trentième jour, la famille reconnaît l'enfant. Les frères de la mère se réunissent,—de la mère, notez bien;—le plus âgé le prend dans ses bras, lui perce les oreilles, le «nomine» à haute voix.

Grande fête le jour qu'on rase la tête du garçon pour la première fois.


Après le besoin purement animal du manger et du boire, nul n'est plus profondément ressenti que celui des émotions. Quant aux besoins intellectuels, ils ne surgissent qu'en dernier lieu. La douleur est plus facile à faire naître que le plaisir; dans le clavier des sensations, les touches de la souffrance sont plus accessibles, nombreuses et variées que toutes autres. Les peuples le savent bien, même les peuples enfants. L'homme primitif saisit avidement les occasions de se repaître des douleurs d'autrui, et, s'il ne peut faire autrement, des siennes propres. En conséquence, la justice n'a guère été jusqu'à présent qu'un système de peines et supplices. La religion,—prétexte à macérations et tortures,—regrettant que la vie terrestre n'eût pas assez de souffrances, a imaginé les tourments éternels. Les fêtes natales et nuptiales, elles aussi, n'ont point été exemptes de cruauté, et maintes fois on a pris occasion des obsèques pour verser le sang et infliger des douleurs. Celles que nous allons raconter chez les Todas et les Badagas comptent parmi les plus innocentes, mais sont bien calculées pour exciter l'émotion. Pourvu qu'on soit ému, peu importe, semblerait-il, que la sensation soit agréable ou désagréable. Chez les Primitifs, la distinction entre le plaisir et la peine, la douleur et la joie, est moins marquée que chez nos civilisés. A leurs enterrements, nos monticoles chantent et dansent, dépensent toutes les provisions qu'ils peuvent avoir, passent du rire aux pleurs et des sanglots à la folle gaieté. Sont-ils réjouis? Sont-ils chagrins? Qui le sait? Ainsi les Todas se réunissent chez un ami, l'embrassent, une demi-douzaine à la fois, le font disparaître au milieu d'une pyramide qu'ils forment en collant leurs têtes contre la sienne, puis chantent, pleurnichent, geignent et crient. Un groupe hurle et se lamente: hi hi! hi! hi! Un autre groupe lui répond par des intonations plus sourdes encore, Ihi! hi! hi! Vous croiriez que l'homme qu'on visite est malade, qu'il va mourir ou s'en aller pour longtemps? Pas du tout, il revient de voyage, et on se réjouit de le revoir sain et sauf.


Une Badagelle vient de trépasser. Suivons ses funérailles: la fête ne durera pas moins de trois jours.

A l'entrée du village s'élève un eucalypte, arbre sacré, devant lequel on a dressé une sorte d'autel, flanqué d'une pierre levée, haute de cinq pieds; le tout enclos par un guilgal ou cercle de galets. Le cadavre, couché sur un lit à dais et orné de feuillage, est mis à l'ombre du grand arbre, et l'on apporte des provisions de voyage: riz par corbeilles, lait par terrines. Des grains par poignées sont jetés au feu et distribués aux assistants; les pauvres et les étrangers en emportent des tistères pleines.

Nous sommes au matin de la première journée. Voici qu'apparaît une procession. En tête marchent des musiciens Cotas. Les parents et amis défilent, touchent du pied un angle de la bière. Tout poudreux eux-mêmes, ils aspergent la défunte de poussière, se prosternent en gémissant. Les femmes se jettent sur leur ancienne compagne, l'apostrophent en pleurant, lui font jaillir de leur lait dans la bouche. Toutes les vaches de la famille suivent, pour que la morte se repaisse de leur vue une dernière fois, dise adieu à ce que le monde a de meilleur et de plus beau. En queue du cortège, des garçons tiennent leurs mains jointes, appuient contre leur front une serpe frais émoulue. Chacun s'arrête, laisse tomber quelque peu de terre sur la face de la trépassée, salue profondément et se retire. Par ces couteaux ouverts sur le front ils s'offrent en sacrifice: nul doute que ce sinistre symbole ne rappelle une atroce réalité du temps jadis.

Ces génuflexions et lamentations servent de prélude à la «Braille» ou «Huchée». Se donnant une apparence terrible, lançant leurs bras en avant, fermant les poings avec violence, se jetant à terre et se relevant soudain, des hommes robustes font mine de lutter avec les démons qui sont censé entraîner l'âme du défunt. Les ravisseurs sont repoussés, les affligés font trêve aux sanglots et aux gémissements, et comme secoués par une étincelle électrique, balladent des bras, trémoussent des jambes. La danse, d'abord lente et incertaine, s'accélère et s'accentue, dégénère en chahut, en cancan échevelé. Mainte spectatrice, tranquille jusque-là, s'affole et se précipite dans le tourbillon. Emporté par le délire, son vis-à-vis dépouille ses vêtements, les change pour ceux d'une femme, gesticule d'une façon obscène. Tout cela, nous explique-t-on, pour assister la défunte, lui communiquer des forces, lui en faire provision abondante. Elle en a, elle en aura grand besoin dans le grand voyage. D'abord, il lui faut se hisser jusqu'au pic du Kaylasa; ensuite, il lui faudra cheminer à travers marécages et précipices, effectuer le difficile passage du Fleuve de la Mort. Sur ce fleuve est tendu un mince fil; toute âme s'y aventure, avant de pénétrer jusqu'à sa dernière demeure. Gare qu'elle ne glisse et trébuche! Nulle, non pas même la plus juste, la meilleure, n'est sûre de ne pas sombrer, de ne pas périr dans l'effrayante traversée[313]. Elle affrontera l'Orque et deux démons, Gueule en Boisseau et Bec de Corbel, l'un qui avale, l'autre qui déchire. Avec les efforts et les poussées, en gigotant et se trémoussant, on aide la défunte à s'accrocher au soleil, à gravir après lui, cahin caha, l'âpre côte du firmament.

[313] Graul, die Westküste Ostindiens.

Cette superstition nous paraît absurde et fantastique;—pourtant, elle n'est pas étrangère à l'Europe. Certains Valaques ne veulent point d'obsèques dans les heures matinales, précisément pour épargner à l'âme la rude montée jusqu'au zénith; ils craignent, sans doute, qu'elle ne s'épuise à suivre le soleil; si elle prend route plus facile, elle risque moins de s'égarer et de tomber, défaillante, en proie aux vampires qui la guettent.

Quoiqu'il en soit, quand l'astre superbe, âme du monde, est parvenu au plus haut de sa course et pleut ses rayons sur le grand cirque des Nilgherris, l'âme badagelle qui se laisse couler sur les flancs du mont Kaylasa, n'aura plus loin à marcher jusqu'au Palais des Ames. Elle se reposera en attendant qu'elle ait été annoncée à qui de droit, que le portier ait reçu permission d'ouvrir. En bas, le vacarme s'arrête; on s'essuie le front, on se laisse choir au bord de la route, les fourbus quittent et s'en retournent.


On n'est qu'à la moitié de la cérémonie. Le corps n'a pas encore été transporté à sa dernière demeure, il n'est pas dit que l'esprit ne puisse, ou ne veuille rentrer dans son cadavre,—les malintentionnés s'y emploient. Pour le quart d'heure, l'âme est en attente, ignorant l'accueil qui lui sera fait dans l'autre monde. En tous cas, on l'avait munie du péage que réclamera le portier. Dès qu'un mourant tombe en agonie, on lui met sur la langue un grain d'or minuscule, et s'il n'a la force de l'avaler, on le coud dans un linge qu'on lui attache au bras. L'obole à Caron, pratique universelle, se retrouve jusque dans les campagnes de France.

Quatre hommes saisissent le brancard, le chargent sur les épaules et se mettent en marche, précédés par les musiciens. Rangées à droite et à gauche, les femmes avec leurs éventails émouchent le cadavre. Devant le cortège, des hommes courent, puis se retournant brusquement, se jettent sur le sol de tout leur long.—Pourquoi? On ne le dit pas.—C'est toujours à côté d'un ruisseau qu'a lieu l'incinération du corps. Le grabat est déposé sur le bûcher avec divers objets d'ornement ou d'usage domestique que la fumée emportera. L'homme est muni d'un arc, d'une brassée de flèches et d'un bâton de voyage; il n'a point oublié sa gourde précieuse ni sa flûte fidèle. Des mortiers et pilons à grains sont compris dans le déménagement, ainsi que plusieurs objets auxquels il est permis de substituer des imitations peu coûteuses. Les morts n'ont plus cure d'instruments matériels, d'outils lourds et pesants; dans le royaume des ombres il n'est besoin que d'images. Scarron le savait bien.

Pour que les juges d'outre-tombe reçoivent le défunt avec bienveillance, il est nécessaire de le rendre pur, net et sans tache. Alors a lieu une cérémonie dont les missionnaires chrétiens se sont plu à relever la ressemblance avec les rits mosaïques, dits de la «vache rousse» et du «bouc Hazazel». Les péchés d'Israël étaient transportés sur la vache qu'on brûlait sur l'autel et sur le bouc qu'on envoyait au désert[314]. Certains montagnards de la Chine vouent à la Peste un homme qui la fait entrer en sa personne, au moyen de certaines incantations, et s'enfuit hors du canton. Ils chargent aussi leurs crimes et délits sur un malheureux qui se laisse immoler à condition que la communauté pourvoie aux besoins de sa famille[315]. Les Todas ont une vache expiatoire qu'ils égorgent et dont ils chassent le veau dans la montagne; les Gonds passent leurs crimes et délits sur des oiseaux de basse-cour qu'ils font envoler dans les jungles; de même, les Badagas font endosser les fautes du défunt et de ses ancêtres à un veau qu'ils poursuivent ensuite à coups de trique, jusqu'en pleine forêt. Notez que ce veau, appelé Bassava et par lequel ils font piétiner leurs péchés, est une incarnation de Vandi, le propre fils du dieu Siva[316]. Le coupable prend ainsi le juge pour répondant, le criminel s'identifie avec le punisseur des torts, lequel, saura toujours se tirer d'affaire. Triomphe de la subtilité humaine que cette manière de régler les comptes avec sa conscience!

[314] Nombres, XVI et XIX.

[315] Hellwald, Naturgeschichte des Menschen.

[316] Bachofen, Antiquarische Briefe.

Les officiants se postent devant le bûcher, et, tenant le veau par les cornes, récitent une liturgie[317] que nous abrégeons:

[317] Graul, die Westküste Ostindiens.

«Mada, notre sœur, quitte le monde où l'on meurt, entreprend le voyage, le grand voyage. Mada est morte. Mais voici Bassava. Sur le jeune taureau, issu de Barrigé, la vache bariolée, nous mettons les mille et huit péchés qu'a commis Mada, et tous les péchés de sa mère, et tous les péchés de son grand-père, et tous les péchés de sa grand'mère, de son arrière-grand-père et de toute sa famille.

«Qu'a fait Mada? Elle a péché, elle a lourdement péché. Et voici les péchés qu'elle a commis:

«Mada a fait des frères se quereller.

«Mada a empoisonné le manger d'autrui.

«Mada a égaré qui lui demandait la route.

«Mada a refusé du riz à l'affamé.

«Mada a chassé de son foyer le voyageur transi.

«Mada a jeté des épines sur le chemin.

«Mada a déchiré avec colère le vêtement pris aux ronces.

«Mada a déraciné l'arbre solitaire.

«Mada a troué la muraille du réservoir pour faire échapper l'eau.

«Mada a bu au ruisseau sans saluer ni remercier.

«Mada a craché dans les fontaines.

«Mada a uriné dans le feu.

«Mada a fienté à la face du soleil[318].

«Mada s'est faite accusatrice de ses frères.

«A sa sœur, Mada a montré les dents.

«Mada a levé le pied contre sa mère.

«Mada se couchait sur un tapis, quand le beau-père n'avait pas de quoi s'asseoir.

«Mada, pour fêter des étrangers, mettait ses parents à la porte.

«Mada forniquait avec son gendre.

«Mada regardait la moisson du prochain avec un œil envieux.

«Mada convoitait la vache du voisin.

«Mada a déplacé une borne.

«Mada a labouré avec un taureau trop jeune.

«Mada a tué un serpent, a tué un lézard.

«Mada a tué une vache.»

A chaque énonciation, l'assistance répète d'une voix sourde et gutturale: Ce qui est un péché... ce qui est un péché...

[318] Ces derniers passages pourraient figurer dans la liturgie des anciens Perses ou dans celle des Esséniens.


Certes, la pauvre défunte n'avait point commis les innombrables délits qu'on lui impute, mais on les énonce en bloc pour n'en omettre aucun. D'ailleurs, tel crime non perpétré peut avoir existé en intention. Cette litanie rappelle la «confession des Quarante-deux Coulpes», mise par le Rituel funéraire dans la bouche du défunt, qui se présentait devant les quarante-deux juges de l'Amenti égyptien. L'âme s'y défendait aussi d'avoir commis vol, adultère ou meurtre, d'avoir profané les choses saintes, d'avoir fait pleurer le prochain...

«Que les mille et huit péchés de Mada retombent sur Bassava! Sur Bassava tous les péchés de ses parents! Sur Bassava tous les péchés de ses ancêtres!»

Et le chœur:

«Que toutes nos iniquités tombent aux pieds du Buffle, et qu'il les foule sous son dur sabot! Sur Bassava tous les péchés de Mada! Qu'ils disparaissent, qu'ils disparaissent et qu'on ne les voie plus!»

Et tous de se jeter sur le veau qu'ils poussent, frappent et pourchassent: «Loin! loin d'ici! loin! bien loin!» et l'animal, étourdi par le bruit et les coups, détale affolé, court à la forêt. Maintenant que les péchés de Mada courent la brousse, emportés par le Bassava qu'on ne reverra plus, la morte a passé sainte, et l'assistance entonne la litanie de ses vertus:

«Mada baisait le pied de son père, le genou de sa mère.»

Le chœur avec conviction:

«Ce qui est un acte méritoire!

«Mada se prosternait devant la lune.

«Mada ouvrait ses mains devant le soleil.

«Mada a protégé le bœuf qu'on poursuivait.

«Mada a donné asile à la vache pourchassée.

«Mada donnait du riz à sac plein.

«Mada donnait du beurre, un beurre abondant comme la pluie.»

«Acte méritoire, acte méritoire!»

Puis une femme se lève, célèbre les hautes qualités de la morte. Elle parle d'abondance, les commères l'interrompent, complètent le panégyrique:—«Toujours bonne mère...—Oui, oui!—Que d'aumônes elle a distribuées!...—Oui, oui!» L'émotion gagne la foule assemblée, les voix s'entrecoupent de sanglots; les vieilles se désolent, les enfants hurlent. Tout ce monde évente et émouche le visage pâli, offre à la défunte les dernières douceurs: tabac, bétel, poivre, sucre d'orge.

Mais il se fait tard, il faut en finir. Les célébrants réclament le silence, et tendant les bras vers le septentrion:

«Ouvre-toi, grande bouche du sépulcre!

«Mada passera le fleuve qui sépare le monde des vivants et le monde des morts!

«Sur le pont, passe, ô Mada, et que le fil ne casse pas!

«Devant Mada, ferme, ô dragon, ton effrayante gueule!

«Que les rocs ne barrent point à Mada le séjour des bienheureux!

«Que les piliers incandescents ne lui brûlent pas les mains!

«Qu'elle ne soit point arrêtée par la muraille d'or aux colonnes d'argent!

«Huis éternels, devant Mada, élevez, élevez vos linteaux!»

Un homme approche, tenant une torche enflammée qu'il applique au bûcher en détournant la tête.

Le lendemain, les parents se rasent barbe et cheveux, rassemblent les cendres, les portent au ruisseau, et recouvrent de grosses pierres les os non brûlés. Les gens de peu reçoivent alors la permission de fouiller le foyer pour retirer les bijoux en débris.

A chaque anniversaire, les amis chantent et dansent devant le petit tas des restes mortuaires. De temps à autre, ils interrompent leurs saltations pour se rouler dans la cendre et s'y cacher la figure. La cérémonie, entremêlée de repas copieux, dure de trois à quatre jours, se termine par une orgie que les missionnaires disent impossible à raconter et qui a, sans doute, pour objet de vivifier l'âme errante, de la mettre en vigueur.


Passons maintenant aux proches voisins des Badagas: Le Toda, qui se sent mourir, n'entend pas quitter le monde comme un faquin ou un homme de peu; il lui déplairait de s'en aller contraint et forcé. Pour faire ses adieux aux amis et connaissances, il s'accoutre de ses plus beaux vêtements, se couvre de colliers et bijoux qui ne le quitteront avant qu'il trépasse ou guérisse. On a vu des malades se relever, rassembler leurs dernières forces, se faire braves et parader de porte en porte, ornés de toute leur quincaillerie, drapés dans leur belle toge, dans le luxe d'un manteau neuf, les mains aux poches qu'on garnit de sucre, blé rôti et autres petites friandises,—puis, les visites terminées, ils rentraient chancelants, tombaient en agonie. Ils préfèrent n'entreprendre le grand voyage qu'en un jour faste: dimanche, jeudi ou samedi. Mais la mort ne consulte pas toujours leurs convenances, se permet de les emmener trop tôt.

Dans une hutte près la bergerie, le cadavre est exposé. Ils couvrent le mort d'un manteau de cérémonie, le mettent debout, les uns le tenant à droite, les autres à gauche. On amène les troupeaux, une clochette sans battant est attachée au cou des bêtes et on leur crie: «Suivez votre maître!»

Les affligés creusent un trou, et rejetant les mottes sur le défunt et son bétail, s'écrient: «Retournez à la terre!» Au défilé des vaches et taureaux, des veaux et génisses, chaque animal marche entre deux hommes qui le mènent par les cornes. Sur la bête qui passe, on lève le bras raidi, on fait toucher les fronts avec un geste qui explique la locution du droit romain: «Le mort saisit le vif.»—Et cette autre du droit canon: «Les biens de mainmorte.»

Sur le bûcher, composé de sept essences de bois, on étale plusieurs objets, propriété personnelle du décédé, quelques comestibles, sans oublier une cruche d'eau. On allume un feu par la friction de bûchettes sacrées. Tant que la flamme s'éprend, le corps est balancé par trois fois, puis couché et retourné la face vers le sol: attitude classique des victimes vouées aux dieux infernaux.

«Sois tranquille! Sois tranquille! nous te pourvoirons de taureaux et de génisses! Puissent tous les péchés t'être pardonnés! Va sans crainte, va! tu ne manqueras jamais de lait à boire!»

Au dernier moment, on coupe une boucle de cheveux sur la tête que la fumée enveloppe déjà. Et les femmes de se rogner aussi la chevelure à mi-longueur, de geindre, de hurler, de se lamenter, deux à deux, front contre front.

Une ou deux vaches sont amenées; hommes et jeunes gens se mettent après, les saisissent par les cornes, les poussent, les repoussent, les frappent, les rouent de coups, et finissent par les abattre sans armes autres que des bâtons noueux[319]. Les pauvres animaux, traités jusque-là avec une affectueuse mansuétude, résistent comme ils peuvent, parviennent parfois à encorner et piétiner quelques assaillants, qui ne s'épargnent pas à crier et s'agiter, à frapper, s'enivrant de bruit, de tumulte et de confusion. Et quand les malheureuses bêtes ont succombé, tous de se précipiter sur les corps pantelants, de caresser le cou, les flancs navrés, la tête meurtrie; les assommeurs semblent maintenant n'avoir eu au monde rien de plus cher que leurs victimes.

[319] Coutume que nous retrouvons chez les Betsilés de Madagascar.

Pendant la bagarre, le cadavre brûlait. Les fragments du crâne, les os calcinés, sont déposés avec la boucle de cheveux dans un mouchoir, pour être suspendus à un pilier de la maison. Autour de ces reliques flottera désormais le fantôme d'un Lare familier.

Les bijoux d'or et d'argent sont extraits de la cendre et emportés: l'âme qui vient d'abandonner la dépouille périssable est censée en avoir recueilli la partie immatérielle. Les débris sans valeur, friperie roussie et cramée, bracelets de fer tordus, couteaux ébréchés, anneaux gauchis, sont enfouis avec les cendres qu'on recouvre de terre. Une pierre est jetée par-dessus et sur le monticule on brise une cruche. Le Palal clôt la solennité, en jetant une poignée de grains sur les fragments, puis reprend le chemin de l'étable, son sanctuaire, la foule lui ouvrant un large passage. Après quoi, chacun s'incline, touche la pierre du front et s'en va. Sitôt que l'assistance est hors de vue, apparaissent des Cotas qui attendaient avec impatience le moment de dépecer les carcasses.

Désormais, quand on s'entretiendra du défunt, on prendra soin de ne pas prononcer son nom. La hutte élevée pour la crémation est détruite si elle a été faite pour une femme. Elle est conservée, mais personne n'y touche, si elle a servi pour un homme.

Cette première cérémonie est appelée celle des «Funérailles vertes» parce qu'elle dispose des chairs encore fraîches. Les «Funérailles sèches», celles des os, ont lieu pour plusieurs cadavres à la fois. On y brûle les objets d'usage personnel: pots à lait, bâtons, habits, et aussi des modèles de flûtes, d'arcs et de flèches,—modèles, disons-nous, car les Todas ont depuis longtemps abandonné l'usage de ces instruments. On apporte les mouchoirs dans lesquels on a ramassé les débris calcinés et on les verse dans un manteau: un pli par mort. Puis le manteau sera accroché à la porte du Temple-Étable. Les morts entrent ainsi parmi les divinités protectrices du clan.

A ces mânes on sacrifiera des vaches, une au moins par individu. Autrefois, on en a vu expédier une quarantaine en une seule fois; mais l'autorité britannique a interdit l'immolation de plus de deux bêtes par homme. De chaque animal abattu, le mufle est mis en contact avec le manteau mortuaire; la vache expirante envoie son dernier souffle sur les restes de l'ancien maître.

Les ossuaires hauts d'une douzaine de pieds, tressés en paille, en forme de grands éteignoirs, ne ressemblent en rien aux antiques monuments funéraires, parsemés dans la contrée, cromlechs et cercles de pierre appelés par les Todas p'hius,—d'un mot signifiant urne, ou pot,—et par les autres indigènes Pandou Kolis, les Tombes des Pandous. Au-dessous des larges dalles, on trouve des cendres et charbons, des tessons, des pointes de lances et de flèches, des clochettes, parfois des pièces d'or, et des terres cuites, représentant divers animaux, tels que paons, bœufs, tigres et antilopes[320].

[320] Hough, Harkort.

Le grand souci du mort a été de se faire suivre par des vaches qui le nourriront de lait. Et les missionnaires de goguenarder la matérialité de cette âme qui mange et qui boit; ils demandaient si ces vaches maigrissent, et si les vers se mettent aux fromages? Ces objections embarrassaient fort les pauvres Todas, qui, à bout d'arguments, finissaient par dire:

«Tout ça, c'est des chicanes! Il y a un long temps que les pères ont enseigné ce qu'il faut croire, et nous nous y tenons. On vit de l'autre côté comme ici; cela est sûr, cela est certain. Naître n'est point facile, mais une fois qu'on a commencé à vivre, il n'y a qu'à continuer.»

Les convertisseurs insistaient; mais les interlocuteurs coupaient court:

«Ça nous casse la tête. Mieux vaut ne rien penser et se tenir tranquille. Assez comme ça!»

N'ayant d'autre souci que leur lait, d'autre préoccupation que leurs troupeaux, les Todas se gratifient d'une immortalité bienheureuse: bergers indolents, en de verdoyants pâturages ils guideront de superbes taureaux rouges, de belles vaches blanches. La mort, disent-ils, n'est qu'un passage, la seconde vie ne diffère en rien de la première. Am nor, Outre-Tombe, est une contrée en tout semblable aux Nilgherris, sauf qu'elle s'étend au loin[321], que les herbes sont plus hautes, et plus gras les troupeaux. Entre le présent siècle et l'éternité, il est un moment commun, le trépas; entre le monde terrestre et les régions au delà, il est un point de contact, le Makourti, ombilic de la Terre, pilier du Firmament. C'est un rocher montant au ciel et dominant une plaine immense. Sur la plate-forme se rassemble la troupe des âmes dont la cérémonie des Funérailles sèches a rompu tous les liens avec la terre. Du haut du précipice, les pauvrettes jettent un coup d'œil sur les prairies où paissent les heureux troupeaux, un dernier regard sur le village dont les fumées montent à travers les bouquets d'arbres, un long regard sur la maisonnette chérie devant laquelle veaux, chiens et enfants se houspillent, courent et bondissent pêle-mêle... Le soleil s'abaisse, s'enfonce dans les splendeurs dorées de l'occident... Après lui les âmes font le saut; du pic elles plongent dans l'abîme, roulent dans les profondeurs vertigineuses, jusqu'à ce qu'un flocon de vapeur arrête leur chute. Elles remontent dans les airs immenses, nagent à travers les flots aériens, se laissent glisser dans un sillage de rayons, abordent les nuages blancs et roses, îles flottantes dans l'océan d'azur, joignent l'astre glorieux et disparaissent derrière les brumes violettes.

[321] Am-nor, Huma-Norr, Om-Norr, le Vaste Pays, Cfr. le Hadès Eurynome avec Eurydice pour souveraine.


En Polynésie, raconte Wyatt Gill, les âmes des guerriers s'élancent aussi d'un roc en surplomb, joignent le brillant cortège d'Esprits, accompagnent le Soleil magnifique dans sa descente vers Hawaïki, séjour de félicité, jardin des Hespérides.

Et dans les nébuleuses de la Voie Lactée, le brave Toda distingue parfaitement les troupeaux de bœufs qui paissent les prés célestes parsemés d'étoiles. Homère et Hésiode savaient aussi la plaine émaillée d'asphodèles, où d'âge en âge, de siècle en siècle, la chèvre Amalthée, le Bélier à toison d'or, Io, la plus belle des génisses, et le taureau de Jupiter, broutent les fleurs étoilées de la Nuit, gardés par le bouvier aux mille yeux, Argus, qui les enveloppe de son triste et éternel regard.


Les bergers des Nilgherris s'absorbent dans les préoccupations de l'étable et de la laiterie, au moins autant que dans celles de la famille. Les animaux, avec lesquels ils vivent en rapports d'intimité absolue, leur communiquent de leur physionomie et de leur manière de sentir. Même aspect doux et lourd, même gravité, même flegme pacifique traversé par des éclairs de colère, même patience coupée par des fureurs passagères, même calme veiné de férocité. La voix sourde, profonde et pectorale, imite à l'occasion les beuglements, ronflements et mugissements. Le dialecte est assez guttural pour plaire aux pâtres de Schwytz, aux bouviers d'Uri, aux «armaillis des Colombettes».

Le petit monde qui habite les hauteurs des Nilgherris est né de la Vache, tette à son pis maternel. Panser, traire, baratter, faire du caillé, existe-t-il plus nobles occupations? Pour les yeux est-il plus agréable spectacle que celui de contempler ces grands et superbes animaux? Si on ne peut les approcher, on les regarde de loin; on les entoure d'un respect admiratif qui touche à l'adoration. Le pâtre les guide et les caresse avec une baguette longue et mince, leur «parle buffle», dit Marshall, a trouvé un langage bufalin:

«Enlevez-leur la vache, et du coup leur entière société se détraque et s'écroule. Les soins dévotieux dont ils entourent leurs troupeaux, voilà leur culte, et leur religion. Le Toda rêve vache... Regardez bien! l'œil vague, l'air absent, il ramasse une branche fourchue, la courbe, la taillade et l'arrondit en paire de cornes. Au soir, les enfants reviennent du pâturage avec une brassée de ces cornes, auxquelles ils ont travaillé toute la journée.»

Étonnez-vous donc que la Terre, mère des humains, aux fécondes mamelles, ait été adorée sous forme de vache! Les peuples agriculteurs ont la religion du Taureau, les pasteurs celle de la Vache et de la Brebis.

«Glorieux Jupiter, le plus grand des Olympiens, toi qui te plais dans les crottins des brebis, qui aimes à t'enfoncer dans les fientes des chevaux et des mulets...»

chantait un Orphée[322] au temps qu'Homère célébrait les divins porchers[323]. Ce culte pour les bovidés n'a pas disparu autour de nous,—sans parler du Veau d'or.—Un de nos «bons paysans» appellera le vétérinaire pour sa vache, avant que de s'adresser au médecin pour sa femme. Dans une école d'Appenzell, un inspecteur en tournée interroge un garçon à mine intelligente:

«Mon petit ami, tu sais la religion professée dans notre canton, ses doctrines et ses pratiques?

«—Oui, monsieur l'inspecteur, c'est l'élève des vaches et la production des fromages!»

[322] Fragmenta Orphei, éd. Hermann.

[323] Odyssée.

Chaque village toda possède son troupeau sacré, conduit, non par un taureau, mais par une «vache à cloche».

Ni la taille, ni la beauté, ni la qualité du lait, ne lui ont valu cette distinction, mais la descendance en ligne femelle d'une vache illustre, venue du Paradis et incarnation d'Hiria Deva. Même vieille, maigre ou malade, elle n'est pas dépossédée de la royauté que symbolise la cloche appendue à son cou. Si la vache maîtresse crève sans postérité, une génisse lui succède, également issue d'une étable divine—divine, disons-nous. La consécration est faite par le prêtre, qui, matin et soir, pendant trois journées successives, a brandi la clochette avant de l'attacher à l'héritière. Et d'une voix grave et caressante:

«Combien belle fut la mère! Que de lait elle donna! Ne sois pas moins généreuse! Désormais, tu seras une divinité parmi nous. Ne laisse point dépérir nos étables! Vêle mille veaux et vaches!»

Ainsi le principe archaïque de la filiation maternelle a été par les Todas mieux conservé dans la famille divine que dans leur famille civile, où elle n'a laissé que des traces indistinctes. Parmi les bouvillons de sang divin, ceux qui se distinguent par la vigueur et la belle mine, sont gardés pour faire souche; on ne les donne jamais aux Cotas en payement de services rendus; car il serait impie de vendre si nobles êtres. Tant de soins, tant de sollicitude, ont produit une belle race; le bétail toda, de plus forte corpulence que celui de la plaine, a meilleur lait, et son cuir est recherché. Avant de présenter le taureau reproducteur à ses futures compagnes, on lui fait passer vingt-quatre heures dans la retraite et le jeûne, on le purifie, on le sacramente. Le respect témoigné au Prince Consort n'est qu'un reflet de la majesté qui entoure ses épouses, et tout spécialement la Reine Mère, guide du troupeau. Ici, nous sommes en plein matriarcat, la préséance appartient aux femelles.

Un petit hameau a beau faire, sa vacherie reste une petite vacherie, mais les villages importants se donnent des parcs qui font leur gloire. La tribu entière possède une bouverie centrale, sanctuaire de la nation, son joyau, le point vers lequel convergent ses souvenirs et ses espérances. Elle est fière de ses étables et fruitières, ses cathédrales à elle, ses églises métropolitaines; plusieurs contiennent des reliques, apportées de l'Am nor directement, objets divins dont la curiosité sacrilège des Européens a surpris la vue: clochettes sans battant, barattes à beurre, eustaches à manche de bois, doloires et serpettes. Tenu à distance, le peuple ne les a jamais contemplés et les tient en profonde vénération. Vaches, dieux et clochettes, il les réunit en une sacro-sainte trinité, plus mystérieuse que la nôtre, en fait une seule et même hypostase, ne distinguant pas et ne voulant pas distinguer. L'animal et la divinité, le cuivre, le prêtre et le vacher, tout cela s'appelle DER. Symbole, sacrement, espèces, signe et chose signifiée: le fidèle les englobe pêle-mêle sous un seul et même nom, les confond dans le même acte d'adoration, se prosterne et n'y pense plus. Le Toda est trop religieux pour faire de la dogmatique. En effet, le dogme, produit intellectuel, est d'une nature autre que le sentiment religieux; prétentieux et maladroit, il fait intervenir la logique dans ce qui nie la logique; il présume systématiser l'intuition mystique et définir l'indéfinissable; il s'arroge le droit de limiter l'éternel, rédige l'infini en formules mesquines. La croyance de notre berger est trop naïve, trop sincère pour qu'il l'analyse. Sa foi simple et intègre, il ne l'a pas enfermée en des restrictions et des négations; elle déborde, et jamais il ne lui a signifié: Jusque-là et pas plus loin! Que lui importent le pourquoi et le comment?

Devant la masure qui contient le trésor sacré, on prend rendez-vous pour régler les disputes, pour faire des déclarations solennelles qui valent toutes les signatures et parafes d'actes minutés par-devant greffiers et notaires. Ils ne supposent pas qu'il soit possible de manquer à la parole donnée devant un sanctuaire d'où ils tirent chaque jour la vie et la nourriture; devant la Grande Fruiterie ils n'oseraient tenir des conversations oiseuses. Au moyen âge ne jugeait-on pas des différends devant la porte des lieux saints? Ce jourd'hui, siège sous le porche de la cathédrale de Valence le tribunal des Eaux, dont aucun arrêt n'a été encore enfreint depuis des siècles.


Les desservants de ces églises-laiteries sont de plusieurs ordres, mais tous «pasteurs» dans le sens littéral. On les a pris dans la caste sacerdotale des Péikis, «fils de dieux», Nazarènes, auxquels il est interdit de se raser ou couper les cheveux. Ces ministres du Très-Haut ne sont redevables de leurs fonctions à aucune instruction supérieure, à aucun secret de magie ou de sorcellerie. Leur religion, dépourvue de mystères proprement dits, n'a pas de doctrine ésotérique; ses dévots ne lui ont fait aucun corps de tradition, aucune Légende Dorée.

Les rites sont connus de tous, mais pour les exercer, il faut l'investiture qui assure aux sacerdots un inviolable respect. Des prêtres, même absents, on ne parle qu'à voix basse, on les désigne par leur titre et leur fonction, jamais par le nom qu'ils portaient avant d'entrer dans les ordres. Leur père ne leur adresse pas la parole sans se prosterner; personne n'oserait toucher à leurs ustensiles ni à leurs vêtements, tant pouilleux soient-ils. Un enfant ne doit pas les approcher, son souffle ternirait leur pureté. Si, par hasard, ils sortent du sanctuaire, qui les rencontre s'enfuit en courant, ou baisse les yeux humblement jusqu'à ce qu'ils aient passé. Afin qu'ils vaquent à leurs devoirs sans arrière-pensée, un célibat leur est imposé, aussi rigoureux que celui des grands-prêtres dans les pagodes indoues; les femmes se tiennent à distance respectueuse: cent pas au moins. A grande laiterie, large zone de tabou.

Néanmoins, quand les travaux de jour sont terminés, quelque distraction est accordée, la porte s'entre-bâille sur le monde, autrement ces victimes du devoir tomberaient dans l'idiotie. Le soir, ils se délassent à écouter les citoyens, qui, appuyés ou accroupis à proximité, traitent les affaires publiques. Mais les augustes personnages se gardent bien d'intervenir dans les discussions. Le Palal, ou «Grand Laitier», pontife suprême, garde scrupuleusement ses distances, même en face des acolytes; son second, le Kavilal, pâtre ou berger, n'ose lui adresser la parole, l'assiste avec une réserve extrême. A son tour, le Kavilal reçoit les respects des Palkarpals ou trayeurs, des Vorchals ou feutiers, diacres, bedeaux et marguilliers, qui vivent aussi dans un célibat rigoureux, mais entretiennent quelques relations avec le dehors.

Le Palal est tenu, non pour un fils des dieux, mais pour un Dieu lui-même, oui, pour un Dieu en personne. Avant son élévation à la divinité, le pauvre diable n'avait peut-être pas de quoi manger à sa suffisance. Mais dès qu'il a endossé le pallium et bu la liqueur sacrée, il a monté plus haut que l'humanité. Pendant la semaine de son initiation, il médite ses futurs devoirs, accroupi dans la forêt, au bord d'un ruisseau. Trois jours et deux nuits il reste nu, sans un fil sur la peau, dépouillant avec ses vêtements les affections terrestres et toutes préoccupations mondaines. S'il gèle sur ces hauteurs, tant pis. Cependant, la dernière nuit, il lui est permis, et même enjoint, d'allumer un feu par le frottement de bûchettes. Chaque soir, le Kavilal, ou Grand Vicaire, lui apporte des parvis sacrés une écuellée de lait. Avec un silex, le futur Palal coupe quelques branches d'un arbuste sacré, le tude[324]. Tout en récitant des mantras ou incantations, il concasse l'écorce, exprime la sève, s'en barbouille tout le corps, mélange le jus avec un peu d'eau, porte le breuvage à son front et l'avale. Le matin, à midi, et le soir, il se frotte avec l'écorce humide et se baigne dans une eau vive. Après s'être pénétré, une semaine durant, de la liqueur végétale, que nous tenons pour un succédané du merveilleux soma, le Palal est définitivement transmué, sa chair est pure, et l'ambroisie du tude fait couler dans ses veines l'ichor ou sang divin. Circonstance à noter: il n'a reçu l'investiture de qui que ce soit, pas même d'un prédécesseur; ce Dieu ne relève de personne, il s'est sacré lui-même.

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