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Les primitifs: Études d'ethnologie comparée

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[65] Venjaminof.

[66] Macdonald.

[67] Baydar, bidarra, bidarka.

[68] Kittlitz.

[69] Rampendahl, Deutsche Rundschau, VI.

Les Aléouts se partagent en deux groupes, identiques de port, de mœurs et de caractère, mais quelque peu différents par le dialecte: les tribus qui habitent Atcha, Ounalaska, les Terres des Rats, des Renards et autres au sud de la presqu'île, puis les Koniagas, les Kadiaks et gens d'alentour. Et, sur le continent, les Koloutches de Sitka, les Kénès, Tcherguetches, Médovtsènes et Malégnioutes, ressemblant fort aux uns et aux autres. A tous, la civilisation russe a infligé un coup terrible, la civilisation américaine les emportera tout à fait[70].

[70] Erman.


Autour des îles une riche végétation marine nourrit une faune variée; les eaux courantes abondent en poissons, surtout en truites. Les Aléouts vivent de chasse et de pêche. Dans la lutte pour l'existence, leurs plus grands rivaux sont l'ours et le loup auxquels ils font une guerre acharnée; ils traquent fouines, martes, écureuils, castors, loutres et renards, s'attaquent aux morses et narvals[71]. Tant que les eaux sont libres, ils y trouvent de quoi, gras ou maigre; mais quand elles sont fortement gelées, leur ressource la moins aléatoire est de fouir après les racines dans les plaines et toundras. La saison la plus longue à passer est celle des «courtes rations», février-avril, après les grandes boustifailles de novembre-janvier.

[71] Monodon Monoceros.

Nulle chasse ne les passionne davantage que celle de la baleine. Ils harponnent l'énorme cétacé, le tuent et le dévorent, mais le révèrent. Ils font semblant de croire que, poussé par le sort, mi-contraint, mi-résigné, l'animal obéit aux enchantements, et met quelque bonne volonté à se laisser prendre. A l'ouverture de la saison, une cinquantaine d'hommes et de femmes, se mettent dans leur plus bel attirail et s'embarquent pour saluer au large la bande qu'on a signalée à l'horizon, pour la complimenter et lui faire fête. Car le «Roi des Océans» tient à l'étiquette, et pour le retenir dans nos parages il faut lui montrer que nous sommes gens sachant vivre. Il tient à la morale et à la vertu, le baleineau; il veut que l'on respecte la décence et les bonnes mœurs, il évite les parages hantés par des hordes lâches et dissolues, n'admet pas que les baleiniers, qui ont l'honneur de lui courir sus, se commettent avec des femmes pendant la saison de chasse; même il les punirait par un châtiment terrible, si leurs épouses trahissaient en leur absence la foi conjugale; il les ferait périr par une mort cruelle, si leurs sœurs manquaient à la chasteté avant le mariage[72]. Qu'un coup de vent fasse échouer une baleine, ils la reçoivent avec des honneurs divins, ne peuvent trop la remercier de sa complaisance, se congratulent d'avoir été admis au privilège de manger cette chair sacrée. Ils s'avancent au son du tambourin, haranguent la divinité, la flattent et la complimentent, exécutent en son honneur des danses solennelles: les profanes vêtus de leurs plus beaux costumes, et les baleiniers et sorciers tout nus, sauf qu'ils ont la figure masquée, comme aux grandes cérémonies. Ils jouent en spectacle la réception faite à la souveraine des Eaux par les animaux terrestres[73]. Après ces témoignages de respect et ces préliminaires de convenance, le tambour roule pour la dernière fois; hommes, femmes, enfants et chiens se jettent sur l'énorme viande, l'attaquent des dents et du couteau, se gorgent à bouche que veux-tu;—un morceau de 60,000 kilogrammes!—ils piquent, trouent, forent, creusent jusqu'à ce qu'ils disparaissent dans l'intérieur; ils se feront jour à travers les côtes. Jamais Pantagruel ni Grandgousier ne furent à plus belle fête. C'est la gloutonnerie héroïque. Avant un long temps, avant que la chair mûrie et faisandée ait tout à fût passé à la charogne, ils n'auront laissé que les os,—laissé, non, puisqu'ils les rongent à fond, les emportent, pièce à pièce, pour en faire cent et un outils et instruments, et s'en servir comme de fer et de bois. Ils tirent parti de l'huile et de la graisse, de la peau, des barbes et fanons; finalement, de «la montagne d'abondance», il n'aura été perdu ni brin ni miette.

[72] Venjaminof.

[73] Dall.

Moins variée était la nourriture de leurs ancêtres, dont les kjokken mooeddings, ou débris culinaires, amoncelés sur la plage, n'ont montré à Dall que coquilles d'œufs et mollusques. N'ayant trouvé dans ces amas aucun fragment de lance, de flèche ou harpon, l'investigateur en conclut que les aborigènes ignoraient jusqu'aux arts les plus rudimentaires. Il s'autorisa du fait que nul objet portant trace ignée n'avait passé sous ses yeux, pour refuser l'usage du feu à ces dénicheurs d'œufs, à ces mangeurs de moules et oursins. L'assertion est à noter, mais ne nous paraît pas prouvée; la conséquence pourrait être plus grosse que les prémisses. En tout état de cause, que soit récente ou éloignée l'époque à laquelle les habitants de l'archipel Catherine ont appris à connaître le feu,—aujourd'hui, ils l'obtiennent au moyen d'un archet,—il est certain qu'ils ne font, comme tous leurs congénères inoïts, qu'un médiocre état des aliments cuisinés, préférant à la modification par la chaleur celle produite par le gel. Ils mangent cru, ils mangent glacé, ils mangent pourri, ils mangent beaucoup; ne prisent aucune boisson mieux que l'huile de phoque ou de baleine. Avec l'invasion des fourreurs et traitants, la cuisson des viandes s'est introduite et propagée, mais les vieillards d'Ounimak déplorent la décadence des saines traditions, protestent contre une funeste innovation à laquelle ils attribuent la faiblesse et la débilité des jeunes générations, les épidémies qui les emportent. Par contre, c'est avec enthousiasme qu'ils acceptèrent les liqueurs fortes, le premier présent que la civilisation fasse aux barbares. Quant au tabac, chacun lui voua et lui conserve une passion désordonnée: pour quelques filaments de l'herbe magique, dont ils avalent la fumée pour n'en rien perdre, hommes et femmes donnaient tout: leur nourriture et jusqu'à leur liberté.


L'habitation a l'importance d'un organe physiologique chez les Esquimaux, qui ont à se défendre contre un climat meurtrier. Nous changeons de vêtements selon la saison; eux ont l'habitation d'hiver et l'habitation d'été. La plus petite, la moins soignée, est la demeure estivale, la barabore, installée le plus souvent auprès d'une rivière poissonneuse; elle peut ne consister qu'en une paillotte, un auvent, un bateau renversé. Type général, une tente conique ou pyramidale, appuyant sur une muraille basse, en terre et cailloux. Les Aléouts creusent un trou assez profond, appliquent contre les parois des perches qui se rejoignent par le sommet; ils les treillissent et les recouvrent d'une couche épaisse de terre, laquelle ne tarde pas à se couvrir de gazon, l'herbe faisant manteau. Une maison se confond avec les broussailles environnantes, le village fait de loin l'effet de tombes dans un cimetière[74]. Plusieurs n'ont pour ouverture qu'un trou ménagé au faîte: cheminée, porte et fenêtre, tout ensemble. On entre par le toit, et on se glisse en bas par un baliveau entaillé de coches. Où l'herbe est trop rare, où l'on manque de bois, on construit la maison d'hiver avec de la neige et de la glace reliées par des côtes de baleine; l'entrée est une allée souterraine assez étroite, dans laquelle l'air prend la température intermédiaire à celles du dedans et du dehors; une toison d'ours fait portière. Les gaz viciés s'échappent—au moins en partie—par une ouverture abritée sous des intestins de phoque, nettoyés, huilés, solidement cousus, ayant la transparence du verre dépoli. Sur le pourtour intérieur, des bancs étroits et bas, servant de lits. Mobilier: une ou deux lampes, deux ou trois chaudrons, quelques plats qui doivent leur netteté à la langue des chiens. Ces cabanes sont chaudes à la condition que les habitants y soient entassés et pressés les uns contre les autres; il en est qui ont une largeur de 7 à 10 mètres, une longueur de 30, parfois même de 100, mais elles abritent alors une tribu, et jusqu'à plusieurs centaines de personnes. Ces grands terriers connus sous divers noms[75], et plus particulièrement sous celui de kachim, sont des maisons communes que possèdent la plupart des Hyperboréens, et que l'on retrouve un peu partout[76]. Nous les prenons pour des phalanstères primitifs, plus ou moins analogues aux ruches et guêpiers, aux castorières, fourmilières, termitières et «républiques» d'oiseaux. Les polypiers humains font pendant aux colonies animales; partout on voit les bandes sauvages terrer ensemble comme des familles de rats, glomérer dans une caverne comme chauves-souris, percher sur les mêmes arbres comme corbeaux et corneilles.

[74] Langsdorf, Kittlitz.

[75] Kagsse, kagge, karrigi, kachim, kogim, dont on a fait casine ou cassine, iglous, oulaas, iourte, etc.

[76] Dans les deux Amérique, la Malaisie, l'Inde, l'Indo-Chine.

A la grande question qui, en ethnologie, se pose aux détours de route: «L'individu est-il antérieur à la société, ou la société est-elle antérieure à l'individu?» la réponse semblait naguère des plus faciles, et l'on répétait couramment la leçon officielle: le premier individu se dédoubla en mâle et femelle, et du premier couple, créé superbe et vigoureux, intelligent et beau, naquit la première famille, laquelle s'élargit en tribu, puis en peuples et nations. La doctrine s'imposait par son apparente simplicité, semblait inspirée par le bon sens. Mais la géologie et la paléontologie aidant, on s'aperçut qu'il fallait reléguer parmi les contes de fées la théorie d'un homme surgissant au milieu du monde, à la manière d'un Robinson abordant son île déserte. En dehors de ses semblables, l'homme est homme, autant qu'une fourmi est fourmi indépendamment de sa fourmilière, autant qu'une abeille reste abeille quand elle n'a plus de ruche. Ce qui advient de l'homme isolé, on le voit dans les prisons cellulaires inventées par nos philanthropes. Donc, jusqu'à preuve du contraire, nous supposerons que nos ancêtres débutèrent par la vie collective, qu'ils dépendaient de leur milieu autant et plus que nous. Contrairement à l'idée que l'individu est père de la société, nous supposons que la société a été mère de l'individu. La demeure commune nous paraît avoir été le support matériel de la vie collective et le grand moyen des premières civilisations. Commune était l'habitation, et communes les femmes avec leurs enfants; les hommes chassaient même proie et la dévoraient ensemble à l'instar des loups; tous sentaient, pensaient et agissaient de concert. Tout nous porte à croire qu'à l'origine le collectivisme était à son maximum et l'individualisme au minimum.

N'abandonnons pas le sujet sans mentionner une observation importante qui s'y rattache: chez nos Hyperboréens, comme chez nombre de primitifs, tels que les Tatars et la plupart des nègres, la construction des demeures est, en principe, l'affaire des femmes qui font toute la besogne, depuis les fondements jusqu'au faîte, les maris n'intervenant que pour apporter les matériaux à pied d'œuvre. Le fait avait été souvent signalé, comme prouvant l'indolence insigne de ces mâles incultes, qui rejettent les gros ouvrages sur leurs compagnes plus faibles. Nous préférons y voir un argument en faveur de l'hypothèse que le premier architecte a été la femme. A la femme, pensons-nous, l'espèce est redevable de tout ce qui nous fait hommes. Chargée des enfants et du bagage, elle établit un couvert permanent pour abriter la petite famille: le nid pour la couvée fut peut-être une fosse tapissée de mousse; à côté, elle dressa une perche avec de larges feuilles, étagées par le travers; et quand elle imagina d'attacher trois à quatre de ces perches par leurs sommets, la hutte fut inventée, la hutte, le premier «intérieur».—Elle y déposa le brandon qu'elle ne quittait pas, et la hutte s'éclaira, la hutte se chauffa, la hutte abrita un foyer.—N'a-t-on pas dit Prométhée le «Père des hommes», pour faire entendre que l'humanité commence avec l'emploi du feu? Or, quelle qu'ait été l'origine du feu, il est certain que la femme a toujours été la gardienne et la conservatrice de cette source de vie.—Voici qu'un jour, à côté d'une biche que l'homme avait tuée, la femme vit un faon qui la regardait avec des yeux suppliants. Elle en eut pitié, le porta à son sein... Que de fois on voit de nos sauvagesses en faire autant! Le petit animal s'attacha à elle, la suivit partout. C'est ainsi qu'elle éleva et apprivoisa les animaux, devint la mère des peuples pasteurs. Ce n'est pas tout: à côté du mari qui vaquait à la grande chasse, la femme s'occupait de la petite, ramassait œufs, insectes, graines et racines. De ces graines elle fit provision dans sa hutte; quelques-unes, qu'elle avait laissé tomber, germèrent tout auprès, crûrent et fructifièrent. Ce que voyant, elle en sema d'autres et devint la mère des peuples cultivateurs. En effet, chez tous les non-civilisés la culture revient aux ménagères. Nonobstant la doctrine qui fait loi présentement, nous tenons la femme pour la créatrice de la civilisation en ses éléments primordiaux. Sans doute, la femme, à ses débuts, ne fut qu'une femelle humaine, mais cette femelle nourrissait, élevait et protégeait plus faibles qu'elle, tandis que son mâle, fauve terrible, ne savait que poursuivre et tuer; il égorgeait par nécessité, et non sans agrément. Lui, bête féroce par instinct, elle, mère par fonction.


A l'époque des pêches et des chasses, les Aléouts envoyaient souvent leurs femmes au dehors, leur interdisant de franchir le seuil du grand kachim. Non qu'il fût prohibé de passer la nuit auprès de sa légitime, mais ce devait être en catimini, et il fallait être de retour une ou deux heures avant le branle-bas du chamane, lequel, vêtu de sa robe de cérémonie, frappait du tambour, fadait les armes et les personnes[77]. Ce petit renseignement fait assez comprendre comment les maisons communes se désagrégèrent sous l'influence des ménages particuliers, quand même elles n'eussent pas été battues en brèche par des étrangers se disant porteurs d'une civilisation supérieure, c'est-à-dire d'armes perfectionnées.

[77] Bancroft, Native Races of America.

Dans ces bâtiments qui subsistent encore, la partie médiane est libre et appartient à tous; les côtés sont divisés de distance en distance par une cordelette, qui parque les familles, chacune en son compartiment; on dirait une écurie avec double rangée de boxes; chaque ménage y dispose d'un espace qui nous paraîtrait à peine suffisant pour un seul cheval: sur le carré que prendrait un de nos meubles, père, mère et la géniture s'entassent autour de la lampe. Toute famille possède barque sur mer et lampe au kachim. Pour économiser le terrain, on dort, soit dans une niche creusée en la paroi, et garnie de pelus, soit accroupi sur les talons, le menton sur les genoux, dans l'attitude que nombre de primitifs donnent toujours à leurs cadavres. Dall, qui a passé au tamis «les débris de cuisine», et les décombres de plusieurs kachims préhistoriques, est persuadé que ces demeures étaient habitées simultanément par les vivants et par les morts. Si l'un des occupants venait à mourir, sous sa place accoutumée, on creusait un trou, on l'y déposait, on le recouvrait de terre; deux pieds d'argile séparaient les habitants des deux mondes... Il se peut.

Point d'autre feu que la flammule des lampes destinées à fondre la glace pour en faire de l'eau potable; la chaleur de tous ces corps vivants resserrés sur un petit espace,—il est tel de ces enclos qu'on dit habité par deux à trois cents personnes,—suffit pour faire monter la température à un degré si élevé, que tout ce monde, hommes et femmes, filles et garçons, se débarrassent de leurs vêtements.

Rien ne nous étonne davantage, nous autres policés, vieux d'une civilisation de trente siècles ou environ, que l'absence de pudeur, que l'innocence encore paradisiaque de la plupart de ces Hyperboréens, accoutumés à la nudité presque constante dans la maison commune, se baignant ensemble, comme les Japonais et Japonaises, sans songer à mal. Il n'est fonction physiologique ou besoin naturel qu'ils aient gêne à satisfaire en public.—«Une coutume n'a rien d'indécent, quand elle est universelle», remarque philosophiquement un de nos voyageurs[78]. Ajoutez que l'Aléout, curieux personnage, se montre parfois d'une réserve qui nous étonne et nous scandalise presque; ainsi devant un étranger il n'oserait adresser la parole à sa femme, ni lui demander le moindre service.

[78] Dall.

Quoique généralement malpropres, ces gens ont, comme les autres Inoïts et la plupart des Indiens, la passion des bains de vapeur, pour lesquels le kachim a son installation toujours prête. Avec l'urine qu'ils recueillent précieusement pour leurs opérations de tannage, ils se frottent le corps; l'alcali, se mélangeant avec les transpirations et les huiles dont le corps est imprégné, nettoie la peau comme le ferait du savon; l'odeur âcre de cette liqueur putréfiée paraît leur être agréable, mais elle saisit à la gorge les étrangers qui reculent suffoqués, et ont grand'peine à s'y faire[79].

[79] Zagoskine.

—Horreur!

—Horreur! oui, pour ceux qui ont un pain de savon sur leur table à toilette; mais pour ceux qui ne possèdent pas ce détersif?—Et ceux, celles qui le possèdent, ignorent peut-être que même les gants, articles de grand luxe et de haute élégance, faits pour recouvrir de blanches mains et des bras dodus, sont imbibés d'un jaune d'œuf largement additionné dudit liquide ambré; préparation indispensable, paraît-il, pour donner aux peaux la souplesse et l'élasticité requises. Longtemps cette même substance communiqua aux croûtes du hollande leurs belles couleurs orangées, et au tabac de Virginie quelque chose de son arome pénétrant[80]. Encore aujourd'hui, dans plusieurs pays civilisés,—à Paris même,—de nombreux individus, inhabitués à la glycérine mousseuse et au lait d'amandes amères, entretiennent un préjugé en faveur de la lotion aléoute, qui nettoierait mieux qu'aucune autre substance, et même entretiendrait la santé; assertion contestée par les médecins qui attribuent à cette eau de toilette certains cas d'empoisonnement et d'ophtalmie purulente. La coutume était universelle.—«Nettoyer ses dents avec de l'urine, mode espagnole», dit Érasme[81]. Les Espagnols la tenaient de leurs ancêtres préhistoriques:

[80] Malte-Brun, Annales, XIV. Description de la Guyane.

[81] De civilitate morum puerilium.

«Pour se laver et se nettoyer les dents, les Cantabres, hommes et femmes, emploient l'urine qu'ils ont laissée croupir dans des réservoirs[82].

[82] Strabon, III, IV, 16.

«Bien que soigneux de leurs personnes et propres dans leur manière de vivre, les Celtibères se lavent tout le corps d'urine, s'en frottent même les dents, estimant cela un bon moyen pour entretenir la santé du corps[83]

[83] Diodore, V, 33.

Nunc Celtiber, in celtiberiâ terrâ,
Quod quisque minxit, hoc solet sibi mane
Dentem atque russam defricare gingivam[84].

[84] Catulle, Épigrammes, 39.

Nul ne s'étonnera que les Ouahabites[85] et les Ougogos de l'Afrique orientale[86] en fassent toujours autant. Mais on a ses préférences. Ainsi Arabes et Bédouins recherchent l'urine des chamelles[87]. Les Banianes du Momba se lavent la figure avec de l'urine de vache, parce que, disent-ils, la vache est leur mère[88]. Cette dernière substance est aussi employée par les Silésiennes contre les taches de rousseur[89]. Les Chewsoures du Caucase la trouvent excellente pour entretenir la santé, et développer la luxuriance de la chevelure. A cette fin ils recueillent soigneusement le purin des étables, mais le liquide encore imprégné de chaleur vitale passe pour le plus énergique. Les trayeuses flattent la bête, lui sifflent un air, chatouillent certain organe, et au moment précis avancent le crâne pour recevoir le flot qui s'épanche; la mère industrieuse fait inonder la tête de son nourrisson en même temps que la sienne[90].

[85] Krapf, Reise in Ost Afrika.

[86] Maltzan, Wallfahrt nach Mekka.

[87] Von Seetzen.

[88] Krapf.

[89] Bodin, Europa.

[90] Radde.

Tels furent, tels sont les débuts de la propreté du corps.


«L'industrie aléoute représente exactement celle que possédait l'âge du renne.» Ainsi s'exprime M. Cartailhac, homme compétent.

Certes, elle était primitive, cette industrie. Qui avait besoin de colle s'appliquait un coup de poing sur le nez, sachant que le sang est une matière agglutinante. Aujourd'hui, les gens sont mieux pourvus. Habitation, outils, mobilier, costume et religion, s'inspirèrent rapidement des modèles qu'avaient apportés les commerçants russes, qu'imposèrent les conquérants. Les marchandises de provenance américaine n'ont pas été longues à se substituer à celles qu'envoyaient naguère Pétersbourg et Moscou. Les étoffes de drap, même la lingerie, envahissent les garde-robes, mais ne sauraient se substituer entièrement aux fourrures du pays; les femmes ont d'excellentes raisons pour ne pas abandonner tout à fait un costume qui leur va très bien, et qu'elles enjolivent de franges et verroteries. Les hommes aussi sont restés fidèles au costume en plumage d'oiseaux marins, sur lequel l'eau glisse sans mouiller. Ils font usage de souliers en peau de poisson, mais cette chaussure ne doit pas approcher le feu, sous peine de racornir et ramollir; en peu d'instants elle serait mise hors d'usage. On porte des bas tressés avec une herbe des marais. De la dépouille des esturgeons, on se confectionne des manteaux très convenables. Les hommes s'affublent volontiers d'un mufle et d'une queue de loup[91].

[91] Zagoskine.

Naguère, les Aléouts se faisaient remarquer par leur amour de la parure et du tatouage; mais l'affreuse oppression qu'ils ont subie leur a fait perdre cette vanité[92]. S'ils se barbouillent quelquefois le visage avec des couleurs ou avec du charbon, c'est moins pour s'embellir la figure que pour la protéger contre l'embrun marin, lequel en s'évaporant dépose du sel qui tend à irriter la peau et la faire gercer. La plupart des Esquimaudes se tatouent toujours le front, les joues et le menton; les femmes mariées en revendiquent le privilège, et en font un «signe de haute distinction», disaient-elles à Hall. Jadis les Aléouts se gravaient sur la peau des figures d'oiseaux et de poissons[93]; «les filles de famille riches et distinguées» s'attachaient à représenter les exploits de leurs ancêtres, au moyen de dessins et de signes variés qui exprimaient symboliquement le nombre des ennemis tués ou des animaux abattus[94]. Avec un silex, on se coupait la chevelure, les femmes se rognant la partie frontale, et les hommes se ménageant une superbe touffe. Ceux-ci se trouaient la lèvre inférieure et les oreilles pour y placer des petits coquillages, de minces cailloux, ou des laines rouges, indicatrices de quelque exploit; ou bien encore, ils s'élargissaient les narines, déjà bien larges, pour y colloquer un petit os, gros comme un tuyau de plume; car ils n'étaient point insensibles à l'attrait du beau. Jalouses de cet agrément, leurs dignes épouses portaient au cou, ainsi qu'aux mains et aux pieds, des pierres colorées, et des chapelets d'ambre—les dames d'Europe les approuvent en cela;—mais les malheureuses s'inséraient à la lèvre inférieure une labrette ou petit cylindre de nacre ou de bois, qui, tenant la bouche constamment ouverte, leur faisait couler la salive le long du menton. Et dire que les Aléouts, Thlinkets et divers Inoïts, n'étaient pas ou ne sont pas seuls à porter labrette, que les Botocoudes et de nombreux Africains sont partisans de cet affiquet qui déshonore la figure humaine! Dire qu'ils trouvent tout à fait engageant ce hideux appendice, incommode et absurde au possible! La chose existe; donc, elle a sa raison suffisante, pour parler comme Leibnitz.

[92] Langsdorf.

[93] Malte-Brun, Annales des Voyages, XIV.

[94] Venjaminof.

La réverbération du soleil sur la neige et les vagues éblouit les yeux et les aveugle: on les protège au moyen d'énormes lunettes, d'aspect fantastique, ou par un casque de cuir ou de bois à large visière, rappelant celle dont le brave Daumier gratifiait les académiciens et autres membres de l'Institut. Les indigènes fabriquent l'objet avec du bois qui leur arrive des eaux chinoises et japonaises, amolli par une longue flottaison: ils donnent la courbure voulue, puis font sécher. Ce casque affecte plusieurs formes, diverses couleurs; le plus souvent, il est bariolé blanc et bleu clair, ou bien ocre et rouge; des sculptures ivorines ornent le cimier, l'arrière est garni d'un plumet, le devant hérissé de poils d'ours, de barbes et moustaches, prises à des phoques et à des otaries, dont le mufle a été reproduit avec une fidélité naïve qui charme les connaisseurs[95]. Déjà Cook avait remarqué le goût et le fini de ces ouvrages; la plupart des visiteurs rendent le même témoignage et vantent le bien rendu des dessins. Un métis, Krioukof, peignait à la détrempe des portraits d'une ressemblance frappante, et Chamisso détermina neuf espèces de dauphins et baleines sur les images qu'avaient faites les indigènes. Doués à un degré supérieur du talent d'imitation, ils ont appris des Russes, rien qu'en les regardant faire, presque tous les métiers manuels. Ce sont des joueurs d'échecs passionnés. Ils se rendent maîtres de la lecture et de l'écriture presque en se jouant. Les enfants paraissent aptes à saisir les mathématiques élémentaires, et, ce qui charmait l'excellent Venjaminof, ils semblaient comprendre les dogmes de la religion chrétienne.

[95] Sauer, Von Kittlitz.

Des masques dont il a été parlé, ils affublent les filles quand elles deviennent nubiles, époque critique pendant laquelle on les claquemure à distance des habitations et on les soumet à une hygiène et une alimentation spéciales. Les Koloches renchérissent sur ces précautions, et les enferment dans des cages d'osier. De grotesques couvre-chefs les empêchent de voir et d'être vues; on craint que le regard, le seul regard de ces malheureuses souille même la lumière du jour, et enguignonne tout et tous autour d'elles; on a l'air de les considérer comme des vampires.


Ce peuple passe pour s'être élevé jusqu'au mariage. Soit! mais quel mariage!

En Aléoutie, les parents les plus proches contractent union, le frère avec la sœur, et parfois le père avec la fille.—«Langsdorf en faisait reproche à un Aléout qui répondit: «Pourquoi pas? les loutres en font autant!»

Le galant se présente avec un cadeau—quelque bagatelle—chez les beaux-parents qui font signe à la belle de suivre le jeune homme. Affaire conclue. En plusieurs districts,—notamment dans l'île d'Ounamartch,—les femmes servent de monnaie courante, règlent les ventes et achats. «On a livré tant de renards bleus, tant de zibelines, cela vaut tant et tant de femmes.» Bien entendu que cette monnaie n'est plus que conventionnelle. Pour faire marché et payer les différences, pas besoin n'est d'avoir un troupeau féminin derrière soi.

Un mot suffit pour établir contrat, un mot pour prononcer divorce, les enfants suivant la mère, ou étant recueillis par leur oncle maternel. L'institution matrimoniale n'a pas été inventée pour causer à ces gens aucun désagrément. Entre époux, peu ou point de jalousie. Comme chez nombre de sauvages et demi-civilisés, celui-là passerait pour un malappris qui n'offrirait pas au visiteur l'hospitalité de la couche conjugale, ou la compagnie de sa fille la plus avenante. Suivant leurs convenances, les mariés troquent les mariées, se les empruntent, les louent bon marché. Au temps où l'administration russe n'accordait a ses employés que huit verres de rhum dans les douze mois, un homme livrait sa moitié pour quelques gouttes de la liqueur divine.

Le chef de famille donnait le nom de «Mère» à son épouse préférée, laquelle titrait de «Père» non seulement son mari, mais encore son fils aîné, et qualifiait aussi de «Mère» sa fille la plus âgée[96]. Le renseignement suggère des réflexions qui pourraient mener loin... mais n'élevons pas de lourde superstructure sur une base fragile.

[96] Venjaminof.

La monogamie est de règle, mais avec de fréquentes exceptions: les hommes meurent vite aux risques de mer. Les veuves, les orphelins, grave souci quand les temps sont durs. Le pêcheur, revenant avec barque pleine, est tenu d'avoir l'œil sur les filles qui ont perdu leur père, de prendre en pitié les veuves qui allaitent: il aura des huttes séparées, plusieurs ménages à pourvoir. C'est ainsi que la polyandrie s'entend avec la polygamie. Mais cette polygamie-là est plutôt une obligation morale que la recherche d'un plaisir, et représente un ensemble de charges qu'il faut du cœur pour accepter, et du caractère pour porter jour après jour.

Du reste, ces Hyperboréens ne trouvent rien de choquant à ce qu'une Aléoute déclare qu'un seul mari ne pourrait la contenter. Autrefois, la Florentine de bonne maison faisait, par clause au contrat nuptial, reconnaître son droit à prendre un amant en titre, quand il lui plairait. De même, les filles aléoutes jouissant, pendant leur damoiselat, d'une liberté dont elles usent largement, se réservent, aux épousailles, la faculté d'avoir un sigisbé. Leur «adjudant[97]», terme officiel, assiste le patron en tous ses droits et devoirs, servitudes actives et passives, est tenu de contribuer à l'entretien du ménage et à la nourriture des enfants. Des femmes si bien loties passent pour bien chanceuses, et jouissent d'une considération distinguée. La présence de l'adjoint est de rigueur pendant l'absence du mari, lequel à son retour patronne et protège le jeune homme, attend de lui la déférence que le cadet doit à son aîné... Le cadet et l'aîné, c'est bien cela. En effet, chez les Thlinkets, chez les Koloches, alliés de nos Aléouts, le cavalier servant doit être un frère, ou tout au moins un proche parent du patron[98]. Le Konyaga, surpris en adultère, est obligé de payer, à la mode anglaise, une indemnité au mari; mais s'il est de sa famille, il lui faudra se tenir à ses ordres, et à ceux de l'épouse, avec laquelle l'union sera désormais légitime. Le susdit Thlinket venant à mourir, son cadet épouse la veuve, et le nouveau capitaine requiert pour ses menues besognes les bons offices du troisième frère[99].

[97] Bancroft, Venjaminof.

[98] Erman.

[99] Venjaminof.

Que vous en semble? Ne tenons-nous pas ici la clef du sigisbéat, institution bizarre, dont on réprouvait l'immoralité, mais qu'on n'expliquait guère? Le sigisbé est un «lévir», sa fonction est une survivance des antiques «fréries» polyandriques, dont les traces sont reconnaissables chez d'autres Esquimaux, et qu'on étudie sur le vif à Ladak, au Tibet, au Malabar, et en plusieurs autres cantons restés en dehors des grandes voies de communication internationale.


Dans ces conditions matrimoniales, les querelles ne sauraient être fréquentes. Cependant les accouchements difficiles sont regardés comme le châtiment d'une conduite par trop irrégulière. Les maris d'Aléoutie, bonasses à souhait, n'ont pas si mauvais goût que leurs voisins Korjaks, lesquels obligent, dit-on, leurs femmes à se faire plus laides et plus sales que nature[100], afin d'effaroucher les désirs illégitimes. Vertu si cher achetée, vertu obtenue au prix du dégoût, serait-ce de la vertu?

[100] Kraschenikof.

Veufs et veuves se claquemurent dans l'obscurité pendant une quarantaine de jours. La veuve, deuil durant, est considérée comme impure, et renfermée dans une cabane particulière, où les aliments lui sont passés, réduits en minces fragments, car elle ne doit rien toucher de la main nue[101]. On redoute évidemment que, par son intermédiaire, la mort n'ait prise sur les vivants. Le polygame lègue un deuil plus sévère à celle de ses épouses qui a vécu le plus longuement avec lui, à celle surtout près de laquelle il vient à mourir.

[101] Venjaminof.


Nous préférerions nous en tenir là, mais le souci de la vérité nous contraint d'ajouter que ces primitifs poussent l'ignorance du mal jusqu'à l'immoralité, que leur innocence vraiment excessive se confond avec le vice. Notez que les témoins à charge sont pour tout le reste très favorables à ce peuple, auquel ils ne marchandent pas l'admiration en plus d'une circonstance. Un garçon joli de figure se montre-t-il gracieux de maintien? La mère ne le laisse plus frayer avec les camarades de son âge, le vêt et l'élève en fille; tout étranger se tromperait sur son sexe; et vers les quinze ans on le vend pour somme rondelette à quelque riche personnage. Les «choupan» ou adolescents de cette espèce sont très recherchés par les Konyagas[102]. Par contre, on rencontre çà et là dans les populations esquimaudes, ou esquimoïdes, et notamment dans le Youkon, des filles qui se refusent au mariage et à la maternité. Changeant de sexe, pour ainsi dire, elles vivent en garçons, adoptent les manières et le costume virils; courent le cerf, ne reculent à la chasse devant aucun danger, à la pêche devant aucune fatigue[103].

[102] Ross.

[103] Bancroft.

Les jolis jeunes gens dont il a été question se consacrent volontiers à la prêtrise, et, leur fraîcheur passée, entrent dans les ordres, qui leur coûtent ainsi beaucoup moins à acquérir qu'à leurs confrères. De tout temps il y eut affinité marquée entre le mignon et le servant des autels, entre la prostituée et la pallacide. Dans les temples de l'antique Orient, le vaste et majestueux sanctuaire paraît avoir été flanqué de chapelles fleuries, boudoirs parfumés, où nichaient sur de moelleuses couches les Attys et les Combabe, de gracieux Eliacin, de charmants Adonis, qui vaquaient aux plaisirs des dieux, c'est-à-dire de leurs ministres, en attendant que pleinement initiés aux rites sacrés, ils devinssent, à leur tour, chefs de culte, et préposés aux mystères. Le hiérophante aimait à se faire servir par les hiérodules et les bayadères. L'hétaïrisme est né à l'ombre des autels. «Presque tous les hommes, dit Hérodote[104], sa mêlent avec les femmes dans les édifices sacrés, hormis les Grecs et les Égyptiens.»

[104] Euterpe.

—«Hormis la Grèce?... Et que se passait-il à Corinthe?—Hormis l'Égypte? Et Bubastis et Naucratès! Et l'Aphrodite d'Abydos qui portait le vocable significatif de Pornè[105].—Aussi Juvénal se permettait de demander: Quel est le temple où les femmes ne se prostituent pas?»

[105] Athénée, XIII, 5.

A Jérusalem, le roi Josias détruisit dans le temple de Jéhovah les cellules qu'habitaient les efféminés[106] et les femmes qui tissaient les tentes d'Ashéra[107]. On sait les prodigieux débordements qui avaient lieu dans les «verts bosquets» et les «hauts lieux» de la «Grande Déesse». La coutume était si bien enracinée que, dans la grotte de Bethléem, ce qui s'accomplissait jadis au nom d'Adonis, s'accomplit aujourd'hui par les pèlerins chrétiens au nom de la vierge Marie; et les hadjis musulmans font de même dans les sanctuaires de La Mecque[108]. Dans les pagodes «sentines de vice», viennent des femmes stériles, faisant vœu de s'abandonner à un nombre déterminé de libertins; et d'autres, pour donner à la déesse du lieu des témoignages de leur vénération, se prostituent en public, aux portes mêmes de la maison divine[109]. Les prêtresses de Juidah enlèvent les filles des familles les plus distinguées, et, après des épreuves rigoureuses, en font des courtisanes, instruites dans les arts de la volupté[110]. A Bornéo, le Dayak, qui se fait prêtre, prend un nom et des vêtements féminins, épouse simultanément un homme et une femme: le premier, pour le protéger et l'accompagner en public; la seconde, pour lui donner des distractions[111].

[106] Les Kedeschim. Consulter sur ce mot les Encyclopédies bibliques. Exemple: Dizionario Ebreo: Kadessa, santa e meretrice; Kadeschud, postribolo e sacristia.

[107] II Rois, 23, 7. Voir Soury, la Religion d'Israël.

[108] Sepp, Heidenthum und Christenthum.

[109] Dubois, Mœurs de l'Inde.

[110] Lindemann, Geschichte der Meinungen.

[111] Bishop of Labuan, Transactions of the Ethnological Society, II.

Revenons à nos Aléouts. Dès que l'ordination a été conférée au lévite, sitôt que le choupan a mué en angakok, la tribu lui confie les filles le mieux en point, par les grâces du corps et du caractère; il parfera leur éducation,—les perfectionnera dans la danse et autres arts d'agrément, et, enfin, les initiera aux plaisirs de l'amour. Si elles se montrent intelligentes, elles deviendront mires et mèges, prêtresses et prophétesses. Les kachims d'été, qui sont fermés aux femmes du commun, s'ouvriront à deux battants devant elles. On est persuadé que ces filles seraient d'une fréquentation malsaine, si elles n'avaient été purifiées par le commerce d'un homme de Dieu.—Les braves gens! Et l'on a prétendu qu'ils manquaient de religion!


Religieux autant que tout autre peuple, sinon davantage, les Inoïts révèrent les esprits[112] des rocs et des caps, des glaciers, buttes et banquises; présentent leurs respects à toute chose inconnue ou dangereuse. Leur chamanisme ou théorie magique est identique en substance à la doctrine professée par les populations de l'Asie et de l'Amérique septentrionales; il a été développé dans la suite des temps avec une rigueur surprenante, si bien que l'institution des poulik, des angakout[113], et jossakids, forme, avec les doctrines et traditions qui l'accompagnent, le lien moral des tribus éparpillées sur cet immense territoire.

[112] Inoe.

[113] Angakok, sorcier, pluriel Angakout.

Tout le monde n'est pas apte au saint ministère; pour devenir angakok il faut une vocation bien déterminée, de plus, un caractère et un tempérament que n'a pas tout le monde. Les prêtres en fonctions ne recrutent point leurs élèves au hasard; ils les choisissent de bonne heure, garçons ou filles, ne s'arrêtant pas au sexe; plus intelligents en cela que la plupart des autres sacerdoces. On en a vu qui s'adressaient à des époux particulièrement qualifiés, leur demandant un sujet d'élite, à former, même avant sa naissance, par une éducation appropriée et un entraînement spécial. Le père et la mère du futur sorcier jeûneront souvent et longtemps, rechercheront certaines viandes, en éviteront d'autres, supplieront les ancêtres d'envelopper le précieux rejeton de toute leur sollicitude. Sitôt née, la petite créature sera aspergée d'urine, de manière à l'imprégner de son odeur caractéristique,—c'est décidément leur eau bénite. Ailleurs, la barbe, la chevelure, l'entière personne des rois et sacrificateurs sont ointes d'huiles prises dans de saintes ampoules; ailleurs, elles sont beurrées et barbouillées de bouse soigneusement étendue. Chacun son goût. On requiert que le petit ne soit pas comme tout le monde, que par ses gestes et sa démarche, il s'annonce comme étant pétri d'une autre pâte que le commun des mortels; car il aura pour principal titre: celui qui a été mis à part[114]: Sacer esto! Façonné par les abstinences et les veilles prolongées, par la dure et la gêne, il faut qu'il apprenne à supporter stoïquement la douleur, à dominer ses besoins physiques, à faire que le corps obéisse sans murmure aux ordres de l'esprit.

[114] Imaïnac, ou Inguitsout: Cf. le Nazaréat juif, et les Actes des Apôtres, XII, 2.

Les autres sont bavards, lui sera taciturne, comme il convient aux prophètes et diseurs d'oracles. De bonne heure, le novice fréquente la solitude. Il erre[115], par les longues nuits, à travers les plaines silencieuses que la lune emplit de sa froide blancheur; il écoute le vent gémir sur la banquise désolée; au large, comme un troupeau d'ours blancs allant aux aventures, avancent machis et bosculis; il entend grincer les dents et racler les pattes puissantes. Sur l'Océan noir, sous le ciel funèbre, flottent des glaçons, lourds de neige amoncelée, nagent des buttes, diamants immenses, cheminent des buttons, énormes masses sombres, veinées de glauques transparences, avec de vagues lueurs opalines tremblant à l'entour; spectacles d'outre-tombe; magnificences dignes d'une autre planète, comme on en voit peut-être dans Uranus ou Saturne: les aurores boréales, occasion recherchée pour «avaler de la lumière[116]», car il faut se pénétrer de tous les éclats et de toutes les splendeurs. Triste et ravi, saisi d'une douloureuse extase, le jeune homme contemple les glorieux combats, les splendides batailles que se livrent les esprits dans les champs de l'air, alors que des torrents d'électricité jaillissent dans le ciel incandescent, que débordent les geysers d'étincelles, les fontaines de couleurs jaillissantes; les clairons[117] et traits sanglants raient le ciel, les lances fulgurantes s'entre-choquent dans les airs, l'éther palpite, et ses pulsations sont des coruscations et des flamboiements.

[115] Semblablement, les Polynésiens appellent leurs prêtres Haaropo ou promeneurs de nuit (Moerenhout).

[116] Bastian.

[117] Terme franco-canadien.

Déjà le futur sorcier n'est plus un enfant. Maintes fois, il s'est senti en la présence de Sidné, la Démêter esquimaude, il l'a devinée au frisson qui lui courait dans les veines, à la chair de poule qui lui picotait la peau et hérissait les cheveux; maintes fois, il a distingué ses soupirs douloureux et prolongés, lointains éclats, retentissant comme ces mugissements de la baleine que les Esprits entendent bien, mais auxquels l'oreille du vulgaire est toujours restée sourde. Il voit des astres inconnus aux profanes; à Sirius, Algol et Altaïr, il demande le secret des destins, il devine ce que pensent l'Aigle, le Cygne, la Grande Ourse, qui écoutent les Inoïts, les regardent faire, mais se taisent. Car ces astres glorieux ne parlent que par des scintillements, et nul n'entend leur langage qui n'a sa lumière en lui-même. Il passe par la série des initiations; n'ignore point que son esprit ne sera pas dégagé du fardeau de lourde matière et d'épaisse ignorance, avant que la Lune ne l'ait regardé en face et ne lui ait dardé certain rayon dans les yeux. Enfin, son propre Génie, évoqué des insondables profondeurs de l'être, lui apparaît[118], ayant franchi les immensités des cieux, remonté à travers les abîmes de l'Océan. Blanc, pâle et solennel, le fantôme dira: «—Me voici. Que veux-tu?» S'unissant au Sosie d'outre-tombe, l'âme de l'angakok volera sur les ailes du vent; quittant le corps à volonté, elle voguera dans l'univers, rapide et légère. Libre à elle de sonder alors les choses cachées, de se renseigner sur les mystères, pour en révéler la connaissance aux hommes restés mortels, et d'esprit non affiné.

[118] Même croyance chez les Lapons, les Peaux-Rouges, les Kamtchadales Charlevoix, Journal.

Il n'y a pas que l'angakok idéal pour passer par cette éducation, et cette discipline intérieure. Prophètes et révélateurs, ascètes et inspirés, tous ont cherché Dieu dans le désert, se sont réfugiés dans la solitude, pour y converser avec le Loup, disent les uns, avec les saints anges, pensent les autres; ils se sont enfoncés dans l'auguste silence pour ouïr les mélodies des étoiles chantant en chœur, pour distinguer les susurrements des atomes, les murmures du grain de sable, les soupirs qu'exhale la goutte de rosée avant de n'être plus; ineffables harmonies qu'éteignent le fracas des rues et des marchés, les hurlements des batailles. Notre propre âme nous échappe dans le conflit des vanités, ses mouvements intimes se dérobent à notre perception qu'émousse le tohu-bohu assourdissant des agitations mesquines. Pour se retrouver soi-même, pour s'atteindre enfin, il faut fuir la cité, éviter la foule. Jusqu'à ce qu'on ait découvert sa conscience et interrogé ses oracles, on n'est, on ne sera qu'un enfant. On ne comprend rien au monde, tant que penché sur son âme on n'en a pas mesuré les sombres profondeurs, tant qu'on n'a pas écouté les échos de la pensée s'engouffrant en chutes toujours plus sourdes, comme les roulements du tonnerre qui va se perdre par delà d'autres horizons.

Mais il faut aux poumons de l'air à brûler, aux estomacs des aliments à digérer, aux intelligences des faits à élaborer, des réalités à s'assimiler. Il tomberait dans l'idiotie, l'individu qui s'isolerait sans retour et cesserait d'entretenir avec ses semblables les rapports d'action et de réaction dont se compose l'existence. Donc, l'angakok ne s'absentera de la communauté que par intervalles, il participera aux expéditions de chasse et de pêche, exercera peut-être quelque industrie, ne restera pas étranger à la vie publique, suivra, ou même dirigera les agissements populaires, les comprendra d'autant mieux qu'il ne s'engage pas dans le tumulte de l'action, qu'il se tient à côté, regarde de haut. A mesure qu'il progresse dans son art, il se fait plus original et excentrique. On ne sait au juste s'il veille ou rêve, s'il est présent ou absent, sage ou aliéné. Il prend les abstractions pour des réalités et les réalités pour des abstractions, se crée des sympathies, des antipathies à lui. Il éparpille son âme dans les buissons, mais fait entrer le rocher dans la substance de ses os, s'identifie avec le paysage ambiant. Ce qui plaît à tous déplaît à cet homme, mais il supporte l'insupportable; il se fait une manière à lui d'entendre et de comprendre, il voit trouble où les autres voient clair, mais distingue nettement ce qu'ils ne peuvent discerner. Son regard, voilé pour les choses du présent siècle, pénètre le monde translunaire; les secrets de l'éternité lui deviennent familiers à mesure qu'il néglige les vulgarités de la vie quotidienne. Peu à peu, il arrive à voir double, perçoit les objets extérieurs, et en outre la réflexion qu'ils projettent en son esprit. C'est ainsi qu'au Broken, la Montagne des Sorcières, le voyageur voit son ombre se plaquer contre les nuages et profiler dans l'espace un spectre gigantesque. La fantaisie elle-même, les chimères extravagantes, ne peuvent faire autre chose que distordre et transposer la réalité, décomposer ses éléments, les recomposer d'une façon incongrue. Avant d'endoctriner les peuples, les prophètes ont dû se repaître de fantasmes, comme les Bacchants, se gorger de bruit, et s'enivrer de fracas; avant d'aborder aux vérités éternelles, il leur a fallu s'immerger dans l'illusion. Sur une métaphysique, mélangée d'ignorance et de folie, ils ont construit un vaste et ingénieux système, qui rend l'aberration plausible, déraisonne avec méthode, prouve le prodige par le miracle, expose l'absurde avec logique,—le tout sous le nom de religion.

Frères ou cousins germains de ces angakout sont les jossakids indiens, les chamanes de Sibérie, les joguis et fakirs de l'Inde, les derviches tourneurs, les engaka Bantou, les piodjis australiens, les ascètes et sorciers tutti quanti. L'objet de leur ambition est l'extase, l'union avec Dieu, l'absorption dans l'Esprit infini, dans l'Ame universelle,—bref, la vie religieuse par excellence, dont les manifestations, réputées miraculeuses, rentrent toutes, malgré la diversité du détail, dans la catégorie du «Mal Sacré»; relèvent de la physiologie névrotique, beaucoup étudiée, encore très obscure. Sans prétendre expliquer leur cas, il est facile de voir que ces malheureux ont travaillé à se faire une existence en dehors de l'hygiène et du bon sens. Pour se mettre au-dessus de la Nature ils l'ont violentée et irritée; aussi en portent-ils la peine, et leur existence est souffreteuse autant qu'anormale. Ils ont, malgré leur apparence endormie et leur physionomie apathique, des lucidités singulières, des perceptions d'une acuité surprenante; on dirait leur âme absente, mais ils éprouvent des sensations d'une délicatesse extraordinaire, d'inexplicables accès de force et de vigueur, des sensibilités et des insensibilités qui passent créance. En même temps ils croient aux persécutions de démons qui viendraient les tracasser et tourmenter, et même les égorger, si, par un serment terrible, ils ne s'engagent à leur obéir. Dans leurs accès prophétiques, ils se livrent à des contorsions extravagantes, à des mouvements désordonnés et convulsifs, poussent des hurlements qui semblent n'avoir plus rien d'humain; une voix rauque sort d'une bouche écumante, leur teint s'empourpre et leurs yeux s'injectent; et souvent, ils deviennent aveugles à la suite de congestions[119]. Ils passent par des fatigues et des épuisements dont on ne se fait pas idée; ils sont harassés par toutes les fibres du corps, exténués par chaque fibrille du cerveau[120]. Quoi d'étonnant à ce qu'ils soient tristes et mélancoliques, enclins aux idées noires! «Leur physionomie communique à l'âme un sentiment pénible et profond[121].» On observe chez eux une crainte excessive de la mort; ils redoutent jusqu'à la vue d'un cadavre, et cependant ils versent dans les pensées de suicide. Hall raconte:

[119] Venjaminof, traduit par Erman.

[120] Wrangell, Observations, etc.

[121] Hyacinthe, le Chamanisme en Chine.

«La femme de Jack ramait quand elle fut prise d'un accès que je pris d'abord pour une crise d'épilepsie. Elle éclata en cris sauvages, familiers, paraît-il, à ceux qui pratiquent la sorcellerie. Tous alors de redoubler d'efforts. Sa voix vagissait étrangement; de ses lèvres partaient comme des pétards. Les matelots répondaient en chœur. Sa mélodie s'accentuait de minute en minute, se faisait toujours plus sauvage; en même temps elle poussait à la rame, déployait une vigueur surhumaine. De retour au camp, la représentation reprit dans la nuit. Jack disait une sorte de liturgie, les femmes chantant, et les hommes répondant. Cela dura plusieurs heures, et le lendemain, puis le surlendemain, on en fit autant.»

Autre observation:

«Il se faisait tard. Nous devisions encore dans la hutte quand éclata un cri retentissant. Rapides comme la pensée, mes Inoïts sautèrent de leurs sièges, se jetèrent sur les longs couteaux qui se trouvaient par là, les fourrèrent dans une cachette. A peine avaient-ils repris place qu'un angakok se glissa en rampant par l'étroite entrée. Se traînant sur les genoux, il tâtait devant lui, et tout aveuglé par une tignasse qui lui ravalait les yeux et le visage, il fouillait dans le garde-manger. N'y trouvant pas ce qu'il cherchait, il tourna tête sur queue, se retira sans desserrer les dents. Je demandai:

«—Et s'il avait trouvé un couteau?

«—Un couteau? il s'en serait donné quelque part. Ils ont de ces idées-là. Ça les prend de temps en temps.»

Quand le novice a tout à fait dépouillé le vieil homme, fait de son corps le temple d'un esprit[122], ou de plusieurs, car il en peut héberger légion, il appelle par son nom le génie de son choix, le somme de prendre chez lui domicile. Si par dix fois il le conjurait inutilement, il renoncerait au métier, car sans tornac il n'y a ni prophétie ni miracle. Ce n'est pas à dire qu'il eût perdu tout son temps et sa peine. Les études, la forte discipline par lesquelles il a passé, lui vaudront toujours respect et influence. Et voici comment s'obtient l'inspiration.

[122] Inoe, Torenac.

L'esprit invoqué fait rencontrer à son protégé un animal démonique: fouine, loutre ou blaireau[123], pour qu'il le tue, l'écorche et revête sa dépouille, grâce à laquelle il obtient la faculté de «courir», à l'instar de nos garous et versipelles. Il s'appropriera, comme un trésor, la langue de la bête, en fera sa «médecine», son grigri personnel. Évidemment, le choix de cet organe est symbolique; on a deviné ou l'on s'est souvenu qu'il est l'instrument du Verbe, manifestation de la Raison... sans que nous voulions insinuer que ces pauvres angakout aient fréquenté l'école d'Alexandrie.

[123] Du blaireau, les contes japonais disent aussi merveille. Milford, Tales of Japan.


Autres procédés:

Sur l'avis que lui en donnent sas anciens, le lévite visite la caverne d'une île inhabitée, dans laquelle ont été cachés les os d'un magicien illustre. Le prophète dort du sommeil de la mort, mais ne fait que dormir. Il est assis, raide et glacé, la tête masquée. Vêtu dans la magnificence de l'appareil sacerdotal, les ailes d'une chouette ou d'un hibou s'éploient au-dessus du bonnet; à la robe pendent marmousets en ivoire, grelots et sonnettes, chaînettes et anneaux, tout un capharnaüm, au moyen duquel il est mis en rapport avec les rois des animaux et les Génies des Éléments: serres d'aigle, dents de serpent, écailles de poisson, morceaux de cuir cru, et divers petits objets qui s'entre-choquent avec bruit aux mouvements du corps. Entre les genoux est placé le tambour, l'indispensable tambour[124],—un ciel en raccourci—sur lequel sont dessinés le cercle de l'Univers, la Croix des Quatre-Vents, des figures magiques d'hommes et d'animaux; l'intérieur abrite de petites poupées—autant d'esprits qui répondent chacun à certains coups frappés d'une façon spéciale. L'adepte fait résonner l'instrument, s'adresse au Voyant lui-même, interpelle l'auguste prophète. Au bruit, le cadavre soubresaute, les plumes s'agitent, le masque frissonne. Ce masque du mort, le vivant a le courage de l'ôter: il découvre la momie noire et grimaçante, hérissée et hideuse; il la contemple et en est contemplé, les deux orbites profondes lui lancent des jets de ténèbres. Le vivant salue en frottant son nez contre l'épine nasale du cadavre, puis se passe la main sur le ventre comme pour dire: «Que cela est bon!» Surcroît de politesse, il se crache dans les paumes[125], barbouille de salive le visage du grand homme; ensuite, il offre du tabac pour une ou deux pipes, et, peut-être aussi, le foie d'un ours, qui tue les chiens, empoisonne les hommes, les frappe dans le corps et l'esprit. A l'aspect de ces friandises, les lèvres parcheminées esquissent un rictus, les bâtonnets fichés dans la houppette du crâne branlent de-ci de-là: il est bien reçu. A la douteuse clarté de la mousse trempée dans une coquille d'huile, le maître et le disciple conversent la nuit durant. Le disciple interroge et le maître répond par des écritures phosphorescentes dans le cerveau: à question nette et claire, réponse lumineuse, mais l'hésitation n'obtient que des oracles ténébreux. C'est ainsi que l'esprit du docteur passe dans le jeune homme; la transfusion est marquée par le transfert d'une dent que le successeur extirpe de l'auguste mâchoire, et cache aussitôt dans sa bouche. Cette dent, si un profane l'apercevait seulement, ou s'il entrevoyait la langue de la mystérieuse loutre, il tomberait aussitôt frappé d'aliénation. Même châtiment au profane qui aurait aperçu le jaspe du Graal, dans lequel saint Joseph d'Arimathée avait recueilli les gouttes du Divin Sang.

[124] Boubène, etc.

[125] Choriz, Expédition Kotzebue.

—Mais pourquoi la dent du vieux sorcier, la dent précisément?

—Sur ce point, nous ne pouvons offrir que des conjectures. La dent, la pièce la plus résistante de l'organisme, et que l'on retrouvait encore dans la cendre des bûchers, quand les os avaient disparu, la dent passe chez plusieurs peuples primitifs pour être un siège de la vie. Les rapaces ont leur force dans la mâchoire que les philosophes de la Nature comparaient à deux bras céphaliques. Les molaires des victimes abattues à la guerre ou à la chasse, faisaient le plus superbe collier que le héros des temps jadis pût offrir à sa belle. La vipère concentre dans ses crochets sa vie et sa colère, y verse l'essence de son chyle et de ses humeurs, pourquoi l'homme n'en ferait-il pas autant? Le sorcier n'a-t-il pas la dent venimeuse, lui aussi?


On raconte d'autres choses non moins étonnantes. Les sorciers changeraient de sexe à leur gré, s'arracheraient un œil pour l'avaler ensuite, s'enfonceraient un couteau dans la poitrine sans se faire grand mal[126]. Ils passeraient de la sorte par la mort, ce qu'ils croient le plus sérieusement du monde avoir déjà fait plusieurs fois, dans les conditions les plus héroïques, et même les plus extravagantes, nous permettrons-nous d'ajouter. Ils vont au bord de la mer, appellent à eux un ours ou un morse, mais de préférence la Grande Baleine, laquelle ils contraignent, par incantations, à ouvrir une large gueule dans laquelle ils se précipitent. L'orque côtoie maint rivage, visite des îles nombreuses, puis plonge dans le gouffre qui conduit au Paradis boréal, où ils contempleront à loisir les mystères de l'autre monde. Combien de temps y séjournent-ils? Ils ne le savent pas eux-mêmes, car la mesure du temps est autre en bas, autre en haut. Pendant ce séjour, ils acquièrent des facultés extraordinaires et une intelligence transcendante, ils se transforment de chenille en papillon. Quand ils en ont appris assez, la baleine dégorge sur la plage ces autres Jonas.

[126] Krause, Geographische Blaetter, 1881.

Toutes les initiations étant accomplies, les éducations faites et parfaites, le magicien prend le nom d'angakok qui signifie «le Grand» ou «l'Ancien», s'offre au peuple comme guide et instructeur. Dépourvu de tout pouvoir officiel, il est consulté en toute affaire importante et son conseil est toujours suivi. Chacun pourrait le braver, aurait droit à le contredire, mais personne n'ose ou ne s'en soucie. D'attribution spéciale, il n'en a point; mais il cumule toutes les influences: conseiller public, juge de paix, expert universel, arbitre en affaires publiques et privées, artiste en tout genre, poète, comédien, bouffon. Réputé pour génie, et pour fou, tout au moins, son intelligence passe pour tremper aux sources divines, et communiquer avec les puissances supérieures. Il comprend tout le monde, personne ne prétend le deviner. En dernière analyse, son pouvoir est celui d'un esprit supérieur sur les esprits obtus; son secret est celui de la Galigaï: l'ascendant d'une volonté forte sur une volonté faible. Il suffit qu'il soit supérieur, incontestablement supérieur, pour que son entourage lui attribue la toute-puissance. Il est médecin, parce que prêtre et thaumaturge, parce qu'il a maints démons dans le cerveau, le cœur, le foie et les reins. A lui d'être le Grand Pourvoyeur du peuple, d'attirer à l'encontre de la fourche et de l'épieu tant le gibier de terre que le gibier de mer; à lui de faire agir la pierre[127], don de l'Océan, grâce à laquelle la baleine, les saumons et brochets courent s'enferrer dans le harpon; à lui de porter une ceinture d'herbes tressées avec des nœuds, qui assurent la victoire en toute rencontre; à lui d'assister la Lune en travail. Lors des éclipses totales, la pauvre Lune perd tout à fait la tête, s'égare dans les cieux, erre dans les rochers et fondrières; mais alors son ami l'angakok la hèle, lui crie la route qu'elle doit prendre pour se retrouver, lui chante des hymnes qui fortifient[128]. Contre les méchants génies il part en guerre, cuirassé de formules, armé de charmes divers, tels que becs de corbeau, incisives de renard, griffes d'ours, et, si possible, quelque babiole du bric-à-brac européen. Pour chasser le démon de la maladie, et pour tenir à distance les âmes errantes, il exécutera des mouvements violents, des contorsions, sautera à travers un vaste brasier, combattra la Mort à grands coups de massue, la mettra en fuite[129].

[127] Tchimkieh.

[128] Venjaminof.

[129] Hyacinthe.


En Esquimaudie comme chez nous, il y a la Magie Blanche et la Magie Noire, les bons et les mauvais sorciers. Les mauvais profitent de leurs accointances avec les morts peu recommandables, avec les esprits dépourvus de délicatesse, pour servir les desseins malveillants, les rancunes particulières, et perpétrer des mauvaisetés.

La vile multitude, dans l'autre monde comme en celui-ci, ne fait ni grand bien ni grand mal, ne se manifeste que par de légers sifflements. Plus robustes, ils cornent aux oreilles pour qu'on leur donne à manger; tout à fait redoutables, ils «reviennent» sous forme corporelle; les plus dangereux, fous ou insensés de leur vivant, ont exercé l'angakokat, sont morts de mort violente. Les docteurs spirites de là-bas recommandent à messieurs les assassins, sitôt le meurtre commis, d'arracher le foie, siège de la force et de la vie, de le manger palpitant encore: moyen d'échapper aux représailles de la victime, qui autrement se démènerait en furie, entrerait dans le corps du meurtrier, le ferait tourner en démon. Cela s'explique assez bien.

Grand truc pratiqué par tous les maléficiants du monde: s'emparer d'une viande qu'a entamée la personne à qui l'on veut nuire; la mettre à pourrir dans une tombe, pour que le mort, en la rongeant à son tour, soit mis en communication avec l'individu trahi et dévore sa substance. De là le nom donné au jeteur de sorts: «Celui qui fait dépérir[130].» Cet artisan de malheur entre aussi en relation avec la Lune mauvaise, la Lune en son décours, qui a la spécialité de tirer à elle les entrailles des rieurs immodérés. Les victimes d'Hécate vampirisent les vivants, sucent les viscères et organes vitaux; se transforment en une araignée, visible à l'angakok, laquelle exhale son haleine empoisonnée dans les intestins, y plonge de longues pattes noires et crochues.

[130] Kousouinak, Ilisitsout, pluriel d'Ilisitsok.

L'ensorcelé, s'il en a la force, se présente à la porte du mire-sorcier,—et crie:—«Hé! hé! on a besoin de toi!» L'homme de l'art ne répond pas tout d'abord, se fait répéter l'appel: à la voix, à l'accent du malade, il devine la maladie et même qui l'a envoyée. Car il n'est indisposition qui ne soit provoquée par la haine de quelque vivant, ou le souffle pestilentiel d'un mort dépiteux; même la fracture d'un membre est attribuée à un esprit malveillant. L'angakok, sorcier pour le bon motif, défend son peuple contre les multiples incursions des démons, qui affectent la forme de cancers, rhumatismes, paralysies, et surtout de maladies cutanées que des civilisés attribueraient à la malpropreté. Il disperse la maudite engeance, pourchasse l'ignoble tourbe, exorcise le malade, le goupillonne avec de vieilles urines, à l'instar des docteurs à poison bochimans[131]. Les Cambodgiens aspergent également le démon de la petite vérole avec de l'urine, mais cette urine est celle d'un cheval blanc[132]. Et sans aller si loin que l'extrême Orient, les rustres slaves secouaient sur leur bétail des herbes de la Saint-Jean, bouillies dans l'urine, pour le préserver des mauvais sorts. Nos paysannes de France se lavaient les mains dans leur urine, ou dans celle de leurs maris ou de leurs enfants, pour détourner les maléfices ou en empêcher l'effet. Le juge Paschase fit arroser de ce liquide la bienheureuse sainte Luce, qu'il prenait pour une sorcière[133]. L'angagok, que le diagnostic embarrasse, a recours à un procédé vraiment ingénieux: il attache à la tête du malade une ficelle, la fixe par l'autre bout à un bâton qu'il lève, tâte, soupèse, tourne en tous sens. Suivent diverses opérations ayant pour objet d'arracher à l'araignée de malheur les chairs qu'elle dévore; il les nettoiera, les raccommodera autant que faire se peut—d'où son nom: Ravaudeur des âmes.

[131] Th. Halm, Globus, XVIII.

[132] Landas, Superstitions annamites.

[133] Thiers, Des superstitions.

Une méchante sorcière, invisible mais présente, peut déjouer les efforts du conjureur, et même lui communiquer la maladie et le rendre victime de son dévouement; la magie noire peut se montrer plus puissante que la magie blanche. Dès qu'il voit le cas désespéré, l'honnête angakok fait appel, si possible, à un ou plusieurs confrères; ensemble, ces médecins des âmes réconfortent le mourant; d'une voix solennelle ils vantent les félicités du paradis, chantent en sourdine un cantique d'adieu qu'ils accompagnent délicatement sur le tambour.

Dans les Kousouinek poursuivis par la haine des angakout, on a cru voir les prêtres d'une religion antérieure, dégradés en méchants sorciers. Toujours est-il que les angakout, eux-mêmes, sont représentés comme suppôts du noir Satanas par les missionnaires grecs, luthériens et autres, qui déclarent et affirment de science certaine, que Tornarsouk, le dieu esquimau, n'est autre que le grand Diable d'enfer.


L'hiver durant, on ne va pas toujours à la chasse de l'ours et du renard; on n'est pas toujours à surprendre le pauvre phoque, quand il met son nez hors de son trou pour respirer; on ne peut pas toujours construire des barques, fabriquer des traîneaux ou raquettes. La vie ne serait pas tenable si l'on ne se donnait quelque bon temps. Le taudis est pauvre et misérable, raison de plus pour l'égayer. L'Esquimau rit de tout: rit de l'homme blanc, avec ses cent outils et ses mille brimborions; il rit en se dégelant le nez et les mains en danger de gangrène; il rit en ingurgitant son huile, en se graissant la peau, en lubréfiant ses vêtements à l'intérieur et à l'extérieur; il rit et ne demande qu'à rire. Les Inoïts n'ont guère d'autres plaisirs que ceux de la société: ils ne s'en privent point. Le climat étant hostile, la terre marâtre, ils sentent le besoin de se rapprocher, de s'entr'aider, voire de s'entr'aimer. Ce que leur refuse l'extérieur, ils le demandent au monde intérieur. Après tout, il n'est à l'homme meilleure compagnie que l'homme; c'est en fréquentant ses semblables qu'il développe ses qualités originales, ses plus hautes facultés. N'était que les tribus esquimaudes sont de grandes familles solidaires les unes des autres, n'était qu'elles poussent le communisme très loin, leurs petites républiques ne tarderaient pas à périr. Au fait, elles ne comprennent rien encore au glorieux principe du «Chacun pour soi», aux éternelles vérités de l'Offre et de la Demande. Elles n'ont pas prêté l'oreille aux suaves «Harmonies» de la Rente et du Capital, modulées sur la lyre de Bastiat.

Les Aléouts commencent en novembre leurs festivités et les continuent jusqu'à la fin de janvier. De village à village ils s'invitent à des festins pantagruéliques à bouche que veux-tu. Ces gens, qui se serrent le ventre souvent, ne connaissent pas félicité supérieure à celle de faire bombance, se gorger d'huile, de viandes crues et saignantes. Dans les intervalles, les jeunes font assaut de vigueur, luttent d'agilité; les hommes faits, les vieillards jouent à divers jeux avec des figurines d'ivoire représentant canards, mouettes, pingoins et autres oiseaux; ils apprennent facilement les échecs, les dames et les dominos. Ils discutent les événements du jour, le tribunal de l'opinion publique connaît des infractions aux bonnes mœurs et coutumes. Rarement elle sévit, cependant on parle de fous et de sorciers criminels qu'on aurait frappés à mort. Il y a quelques exemples de meurtre; le plus proche vengeait alors la victime. Mais si le talion suscitait un nouveau talion, plusieurs villages évoquaient l'affaire, et les notables exécutaient la sentence. Sauf rarissimes exceptions, le jury permanent n'intervient que pour ajuster les différends, expliquer les malentendus. Les discussions sont promptement écartées, la communauté sent parfaitement que dans sa lutte incessante contre une nature hostile, elle ne peut exister que par le bon vouloir de tous pour chacun.

Les affaires pourtant ne s'arrangent pas toujours d'elles-mêmes, les griefs peuvent être profonds. De peur que les dépits rentrés n'aigrissent le caractère, on convient de les produire en public, de les mettre hors. L'offensé fait savoir qu'en tel jour il servira un plat de sa façon à certain camarade: il y aura lutte poétique entre les adversaires; Bertrand de Born prépare son sirvente et Bertrand de Ventadour sa canzone: ils chanteront leur pièce satyrique, la déclameront, la mimeront, la danseront, assistés par des seconds dûment préparés, qui, au besoin, les remplaceraient; ils accompagnent les refrains, font résonner le tambour aux bons endroits. L'assemblée écoute avec attention, donne raison en applaudissant, donne tort en grognant, intimement persuadée que le bon droit et le mérite artistique vont de pair; convaincue que la bonne conscience donne une passion, une énergie et une hauteur d'accent à laquelle la mauvaise foi ne saurait s'élever. A y regarder de près, c'est d'une ordalie qu'il s'agit, autrement humaine et raisonnable que ces «jugements de Dieu» par le fer rougi, le plomb fondu, les noyades, les ingurgitations de poison ou de saintes hosties. Semblable coutume n'est point inconnue dans le haut pays bavarois, où mainte fête du saint patron est égayée par deux coqs de village qui se provoquent à un gsangl. Les Sakalaves de Madagascar ont aussi leur zibé.

L'inculpé inoït qui ne se sent pas soutenu par une bonne cause demande, avant la rencontre, à se réconcilier avec son adversaire, auquel il dépêche un ambassadeur vêtu de neuf, en flanelle rouge, avec un bâton décoré de plumes, signe du héraut, pour demander quelle réparation il exige. Quelle qu'elle soit, l'offenseur se fait un point d'honneur d'offrir davantage.—«Tu n'avais demandé qu'un paquet de tabac; le voici. Tiens, ce pelu, puis cette couverture, et encore cette peau de phoque»; toutes choses que l'autre n'accepte que pour les distribuer aux témoins de la réconciliation. Les nouveaux amis échangent leurs vêtements, se prennent par la main, ouvrent une danse à laquelle se mêlera le monde.

Tous les Hyperboréens, cependant, ne passent pas leur colère en chansons, n'exhalent pas leur mauvaise humeur en vers et sauteries: alors, plus de lutte poétique, mais un duel vulgaire; plus de troubadours, rien que de simples chevaliers. Ainsi les Thlinkets et Koloches purgent leurs querelles en combat singulier; ils se rembourrent d'épaisses toisons ursines, calfeutrées de mousse par surcroît; s'enveloppent d'une cuirasse fabriquée avec de petites bûchettes reliées ensemble; se coiffent d'un casque en bois sur lequel ils ont adapté le blason familial. Ainsi accoutrés, ils luttent longuement à coups de couteau, et pour plus de solennité, les seconds accompagnent la passe d'armes d'une sorte de cantilène. Moins grandioses sont les tournois à coups de poing: les champions sont assis, se faisant face; l'un frappe, l'autre riposte, mettant une minute entre chaque coup, de manière à le savourer, et à jouir de tout son effet; ils prennent bien leur temps, montrant ce que les Esquimaux ont de patience et d'endurance. Cela dure jusqu'à ce qu'un des combattants se déclare satisfait[134], ou que les assistants en aient assez. Les meilleures choses ont leur fin.

[134] Richardson, Polar Regions.


Les Inoïts n'ont pas, comme nous, fractionné leur art en poésie, en danse et en musique; à peine s'ils le distinguent de leur religion, ou de ce que nous appelons ainsi: car leur religion, purement instinctive, ressemble peu à nos religions abstraites, fortement travaillées par la métaphysique. Les primitifs n'ont pas coupé leur être en deux tronçons: leur vie profane est pénétrée et tout imprégnée de vie religieuse; par contre, leur religion est indissolublement liée aux fortes réalités de l'existence quotidienne. Nos évêques excommuniaient naguère les danseurs et les danseuses de l'Opéra, leur refusaient la sépulture en terre sainte; crieraient au sacrilège si un autre David[135] se mettait à danser devant le Saint Sacrement. Mais un Aléout ne comprendrait pas qu'on adorât son Tornarsouc autrement qu'avec des trémoussements de jambes. Ce que la poésie est à la prose, la danse l'est au geste. Mouvements rythmiques l'un et l'autre, ils émanent de l'intelligence et de la passion. Avec les yeux et le geste il est moins facile de mentir qu'avec la langue et les lèvres; le geste, en tant qu'expression immédiate du sentiment, précède le langage articulé; d'où l'importance de la danse et de la pantomime chez les sauvages.

[135] II Sam., VI, 14.

La danse, geste cadencé auquel tout le corps participe, est l'art suprême par excellence, le langage des populations primitives. L'Aléout, plus sensitif et imaginatif que logicien et raisonneur, voudra reproduire par des mouvements physiques les agitations de son âme, ses joies et ses chagrins, ses craintes et ses espérances; il passe du sacré au profane, du pathétique au grotesque, du sublime au bouffon, finit par la parodie. En effet, tout artiste se plaît à courir le cycle entier, à jouer toute la gamme du sentiment, même à railler les êtres qu'il redoute le plus, les choses qu'il aime le mieux.

Racontons une fête donnée aux Mahlémoutes de Chaktolik par les Mahlémoutes d'Ounahlaklik:

«Tout un village avait été invité par un village, chaque famille avait ses hôtes qu'elle traitait de son mieux.

«Quatorze acteurs, danseurs réputés, firent les frais de la première soirée. Ils débouchèrent par le passage souterrain, se rangèrent sur deux lignes, huit hommes en face de six. Les acteurs, nus jusqu'à la ceinture, portaient un diadème fiché de grandes plumes, qui leur retombaient sur les épaules; des queues de loup ou de renard leur jouaient dans le bas du dos; gants brodés, bottes agrémentées de fourrures multicolores. Les dames avaient revêtu un maillot collant, en peau de renne blanc, et par-dessus une tunique, soit en intestins de phoque ayant la finesse et l'éclat du collodion, soit en membranes de poisson, jouant une soie transparente, lamée d'argent. Les belles Aléoutes n'en sont pas à apprendre que la demi-nudité montre avec avantage ce que l'on fait mine de cacher. Elles ont orné leur vêtement de broderies et verroteries en couleur, tressé dans leur chevelure des lanières blanches brillantées de nacre, ganté des gants blancs de neige en peau de faon, avec fourrures au poignet; leur main balance une longue penne d'aigle ou de cygne.

«Attention! les vieillards, suivis du chœur, s'installent avec leurs tambourins et attaquent l'ouverture: cantilène d'ancien style, grave et mesurée, lente et monotone; les airs modernes ont plus de légèreté et de frivolité. Le menuet,—oui, c'est un menuet,—mérite l'admiration des connaisseurs par la précision du rythme, la sûreté des danseurs, la grâce modeste des danseuses, qui glissent sur le sol en faisant onduler leurs plumes.

«Suit un ballet: l'Heureux Chasseur, scène à deux personnages. Un oiseau sautille, hoche de la queue, boit et se baigne, se lisse les plumes, becquète par-ci, pigoche par-là. L'archer le guette, approche à pas furtifs. Un de ses mouvements effarouche la bestiole, qui détale. Mais une flèche siffle, l'atteint en plein vol. La blessée se raidit contre la douleur, voltige en lacets désordonnés, et va choir dans une broussaille. Avec son aile brisée, elle fait face à l'ennemi, pique du bec, griffe des ongles, jusqu'à ce que perdant sang et souffle, elle s'affaisse et s'abandonne, laissant choir son plumage... Merveille! c'est une femme nue, une femme tremblante et palpitante que le jeune chasseur, ivre de joie, embrasse avec ferveur.»

Que vous en semble? N'est-ce pas la traduction en aléoute de l'apologue d'Éros, d'Éros qui a décoché sa flèche d'or sur la charmante colombe d'Aphrodite? Les Dindjié racontent que la Gélinotte Blanche se métamorphosa en femme pour devenir la compagne de l'homme[136]. Les Indiens ont aussi la légende d'Osséo, qui, se promenant dans l'Étoile du Soir, tira sur une fauvette; l'oiseau tomba et se trouva être une fille avec une flèche sanguinolente dans la poitrine d'ivoire[137]. Le Russe Mikaïlof Ivanovitch Potok courait après une cygnelle et la tira: «Tombèrent les plumes blanches, tomba le manteau, apparut la plus belle des vierges[138].»—«Je suis le faucon, tu es la palombe», chante l'éternel amoureux des poésies populaires.

[136] Petitot, Monographie des Dèné Dindjié.

[137] Schoolcraft, Algic Researches.

[138] Bistrom, das Russische Volksepos.

«Peu à peu les spectateurs s'échauffent, accompagnent du geste. On produit des chansons de circonstance: événements contemporains, batailles et traités de paix, aventures de chasse, incidents de voyage, accidents de bateau[139]. L'enthousiasme augmente avec le bruit des applaudissements.

[139] Venjaminof.

Mais sans banquet pas de vraie fête. Sortent comme de dessous terre des enfants superbement accoutrés, marchant en mesure, avec une gravité parfaite, apportant des platées de poisson bouilli, des viandes, des lampées d'huile, de la moelle de renne, et, pour dessert, des myrtiles brouillées dans la graisse et la neige. Les hôtes conviés à la solennité consomment une telle quantité de provisions, que souvent la fête est suivie d'une véritable famine—mais on n'en a que plus d'honneur. Pour la meilleure digestion, danse générale, après laquelle chacun est gratifié d'une pincée de tabac[140]

[140] Dall.

Les solennités de l'An Neuf ne sont pas toujours célébrées par les deux sexes en commun; parfois les femmes et les hommes font fête à part—et peine de mort pour les curieux ou les indiscrètes.

On s'assemblait la nuit, pour danser au clair de lune, on dépouillait ses vêtements, même par les froids de plusieurs degrés. La nudité est le vêtement sacré, l'homme le revêt pour approcher la divinité. Quand il gèle à pierre fendre, les pas ne traînent guère, et la gesticulation s'accentue. Sur ces corps nus, des figures larvées. Le masque aveugle, retenu par une courroie bouclée derrière la tête et un mors que crochent les dents, empêche de voir plus loin qu'un ou deux pas devant les pieds. Il ne sert qu'une fois; après la solennité on le met en pièces. Tant qu'on le porte on est sous l'influence de l'Esprit qu'il représente, génie redoutable dont le regard lance la mort; aussi se garde-t-on bien de lui ouvrir les yeux.

Agape ou sainte communion:

«Les jeunes gens se sont badigeonnés et mis en couleur; marchant à la queue leu leu, ils quêtent de famille en famille, emportent de chaque maison au moins un plat. Au kajim, orné de gala, l'orchestre joue des mélopées monotones que l'assistance accompagne. Arrivent les quêteurs, psalmodiant et sifflotant aussi. Ils élèvent leur plat au-dessus de la tête, le présentent aux points cardinaux en commençant par le Nord. Les Quatre Vents sont invités par l'angakok, qui implore leur bienveillance.

«Le lendemain, hommes et femmes vont, en plein air, se ranger en cercle autour d'une cruche d'eau et de nombreuses viandes. Sans mot dire, ils prennent un morceau par-ci, une bouchée par-là, pensent à Sidné, lui demandent sa protection. Chacun trempe son doigt dans la jarre, avale une gorgée, toujours en invoquant Sidné, et en murmurant son propre nom, le lieu et l'époque de sa naissance. Après quoi chacun offre à tout le monde quelque chose à manger, persuadé que plus il se montrera généreux, plus Sidné se montrera favorable[141]

[141] Hall.

Mais qui est donc Sidné?

Sidné[142], la mère des Esquimaux et des hommes, est, en dernière analyse, la Terre, génitrice de tous animaux, bêtes et gens. Avant l'institution relativement moderne de la paternité, la maternité existait; elle fut la première notion qui germa dans les cerveaux, au moins dans les espèces vivipares. De même que l'enfant se fait une poupée, de même notre espèce naissante se créa un monde fantastique, image et reflet du monde réel, tel qu'il le concevait, et le fit présider par une Mère, par une Cybèle. Sidné n'a pas encore été détrônée; nul fils ingrat, nul mari ambitieux ne l'a encore mise de côté.—Ces pauvres Hyperboréens sont encore si arriérés!

[142] Nommée aussi Arnarkouagsak.

Toutes ces populations célèbrent au nouvel an leurs Éleusinies, ressemblant fort aux mascarades des Ahts et des Moquis, aux Fêtes du Bison, en vogue chez les Mandanes et autres Peaux-Rouges, à ces Rogations de chasse, pompes du renouveau, observées jusque chez les tribus bordières de l'Amazone[143], et que le christianisme n'a pas abolies sans peine chez les peuplades germaniques[144] et anglo-saxonnes.

[143] Spix, und Martius, Bates.

[144] Adalbert Kühn.

«A l'époque la plus longue de la nuit, deux angakout, dont l'un déguisé en femme, vont de hutte en hutte éteindre toutes les lumières, les rallumer à un feu vierge, s'écrient: «De soleil nouveau, lumière nouvelle.»

En effet, d'année en année, les printemps produisent chacun sa génération d'herbes et d'animaux. Tous les soleils cependant, tous les feux, toutes les lumières n'ont pas même vertu; il y a des époques de disette ou d'abondance, des saisons fécondes ou stériles. L'homme voudrait remédier à cette inégalité? corriger la veine? Il se met en tête de modifier la Lune, de refondre le Soleil. De ce désir naquit l'industrie des religions, qui toutes s'appliquent à favoriser la production au grand profit de la consommation.

Les docteurs orientaux enseignent que dans la nuit, entre les deux années, le ciel verse trois gouttes dans les éléments. La première tombe dans l'air, y suscite la puissance créatrice; la seconde tombe dans l'eau, de là entrera dans les veines des animaux pour réveiller l'amour; la troisième tombe sur terre, fera bourgeonner les plantes[145].

[145] Bastian, Voelkerpsychologie.

—C'est bien cela! disent les Hyperboréens, mais nous allons vous conter la chose par le menu:

A l'an nouveau la Mère Gigogne du pôle monte de son taudis enfumé, au fond de la mer, s'assied devant une hutte, qui ouvre sur le Midi, aspire l'air frais, éternue, renifle à plaisir. Restaurée, ravigotée, elle quiert sa grande lampe, la garnit, versant de l'huile, versant encore, puis elle allume quand tout déborde. L'huile flambe; au contact du sol, les flammèches et gouttes brûlantes se font animaux qui respirent, herbes qui verdoient, boutons qui fleurissent. Mère-Grand asperge les airs qu'emplissent les bruissements des oiseaux prenant leur volée; Mère-Grand asperge les eaux, et poissons de frétiller. Quand la Vieille est de bonne humeur, elle s'amuse au jeu, fait pleuvoir le lard fondu; en tant que Mère Abonde elle fait foisonner toute créature; mais quand elle se montre en Chiche Face, vilaine Chiche Face, il faudra se serrer le ventre. Pourquoi conduite si dissemblable? C'est que la mémé est de bonne ou de mauvaise humeur; de mauvaise, quand les poux et autres acarus la piquent, lui causent des impatiences. Aux angakout de prévoir la chose, et dans la visite qu'ils lui font, de l'égayer par un bout de causette, tout en nettoyant sa chevelure[146].

[146] Rink.

Ce thème mythique se prête à des variations nombreuses. Voyons celle des Tchougatches:

«La fête était depuis longtemps attendue par l'école des angakout, qui menaient les idoles s'entre-visiter[147] d'île en île, de village en village. Pour se rendre mieux accessibles aux influences spirites, les vieux chamanes se sont préparés par un long jeûne; les membres de leur famille n'ont rien mangé depuis la veille, et même se sont fait vomir.

[147] Cf. les lectisternies romaines, les politesses que se rendaient les patrons et patronnes des églises, villes et couvents au moyen âge.

«Au jour solennel la grand'salle du kajim, éclairée par nombre de lampions, est envahie par des gars affublés d'oripeaux excentriques, coiffés de chapeaux, bois ou jonc, façonnés en becs, hures, mufles et gueules; ils imitent les cris et mouvements des bêtes. Après un superbe vacarme, ils suspendent à des cordes une centaine de vessies, prises à des animaux tous tués à coups de flèche. Quatre oiseaux en bois sculpté: deux perdrix, une mouette et une orfraie, la dernière à tête humaine, sont articulés à la manière de pantins. On tire les ficelles, et l'orfraie de secouer sa tête, la mouette de claquer du bec, comme si elle happait un poisson, et les perdrix d'agiter les ailes. Au centre de l'édifice, un pieu, enveloppé d'herbages, personnifie Jug Jak, l'Esprit de la mer[148]. A chaque danse nouvelle, des joncs et feuillages sont mis à flamber devant les oiseaux et vessies. Au dernier acte, des victuailles, préalablement offertes à chacun des Quatre-Vents, puis au Dieu des Nuages, sont entreprises par l'assemblée, qui ne s'y ménage pas[149]

[148] Zagoskine, Annales des Voyages, 1850.

[149] Hall.

Faut-il expliquer que les vessies, échauffées par la flamme, symbolisent les souffles du printemps, lesquels vivifient oiseaux et poissons, la forêt et tous ses habitants? Qu'elles symbolisent l'esprit de vie[150] qui entre dans les narines? N'avons-nous pas là dans les Lettres à Émilie que Flore est réveillée par Zéphyre?

[150] Cf. Isaïe, 2, 22, Job, 27, 3.

A leur Coleda, les Serbes font brûler une bûche de chêne, l'arrosent de vin, la frappent en faisant voler les étincelles, et crient: «Autant d'étincelles, autant de chèvres et brebis! Autant d'étincelles, autant de cochons et de veaux! Autant d'étincelles, autant de réussites et bénédictions[151]

[151] Schwenck, Mythologie der Slaven.

Nous avons sous les yeux une gravure[152] représentant une fête anglo-saxonne aux temps de Hengist et Horsa. La cérémonie esquimale s'y retrouve en ses éléments essentiels. On danse autour d'un billot flambant, le Yule log, au-dessus duquel rôtissent les porcs dont on va se régaler. Hertha, et à ses côtés deux garçons affublés en corbeaux à large bec, Hertha, arrive sur un char que traînent de robustes gaillards muflés en ours. Suit le cortège: loups, sangliers, renards, cerfs auxquels les chasseurs font fête; l'hypocras et l'hydromel coulent à tirelarigot. De ces fêtes à nos carnavals, aux mascarades du Moyen-Age, la transition est facile.

[152] D'après un tableau de Corbould.


Variante kolioutche:

Les officiants font leur entrée, s'annonçant comme chasseurs et gibier; les premiers tout nus, mais armés de poignards en cuivre, à lame brillante, les autres accoutrés en phoques à peau luisante et tachetée, en poissons et volatiles, en loups et chiens fièrement panachés. Ils tournent autour d'un grand feu allumé au milieu de la salle. Des souris, des oiseaux empaillés avec soin sont suspendus à des ficelles[153]. Surgit une sourde et lente cantilène:

[153] Wrangell, Observations dans le N.-O. Amérique.

Hi yangah yangeh,
Ha ha yangah[154]

indéfiniment répétée, qui, semblant venir des profondeurs de l'espace, se rapproche, s'avive et s'accentue en éclats de tonnerre, puis s'arrête brusquement. Un rideau se lève. Paraît un chamane, cheveux flottants, figure masquée en mufle, manteau accoutré d'affiquets bizarres, de colifichets fantasques. Gravement il se dirige vers le foyer, les spectateurs lui faisant place avec respect: il traverse le cercle des chanteurs et chasseurs, contemple longuement la flamme avec son masque aveugle. Soudain, il se met à courir dans le sens du soleil. Les chasseurs le saluent de cris sauvages, brandissent leurs poignards, et se lancent à sa poursuite comme une meute. L'autre détale, file comme le vent. Il pressent les coups envoyés à son adresse, les esquive avec une admirable agilité; son masque ne l'empêche pas de tourner et virer, de sauter à droite, de bondir à gauche. Tout en fuyant, il saisit un tison qui, lancé au toit, retombe sur le sol et fait jaillir de vives étincelles.

[154] Hooper's Tuski.

Qu'est-ce que cela signifie?

Que traqué par ses persécuteurs, le gibier oublie ses dangers pour reproduire son espèce; exploit que toute l'assistance fête par des acclamations. Ce n'est pas tout de tuer le gibier, il faut encore que le gibier se reproduise, que la race ne s'éteigne pas. Aussi les Esquimaux, quand ils abattent un renne, ont soin d'entourer de mousse quelque fragment d'un organe essentiel, de le mettre révérencieusement sous une pierre, ou de l'enterrer sous une motte, à l'endroit même où la bête était tombée. Et quand ils ont pris un phoque, en l'ouvrant, ils lui jettent quelques gouttes sur la tête; sans doute afin que l'âme se réfugie dans l'eau, qui tôt ou tard trouvera le chemin de la mer, grande fontaine des existences.—Quoi qu'il en soit, les applaudissements sont perdus pour le fugitif, ses persécuteurs le harcèlent, gagnent du terrain, marchent sur ses talons et l'affleurent du poignard. Enfin, ils lui jettent un lacet aux jambes, le renversent, le ficellent aux quatre membres, l'enveloppent dans une couverture, et le traînent derrière un rideau. On entend un bruit de lames qui s'entrechoquent, quelques gémissements étouffés, puis les bruits s'éteignent.

Nouveaux actes, nouvelles chasses. Chaque fois un autre gibier est mis en scène; malgré son agilité, malgré son adresse, il ne peut éviter le coup fatal; toutefois, avant de tomber, chaque bête pourvoit à la continuation de l'espèce; une potée d'huile, une marmite de graisse a flambé, illuminant la salle entière.


Au terme du mystère, quand le dernier acteur—un prêtre—vient d'être expédié, on profite de son trépas momentané pour prendre l'avis d'outre-tombe sur les affaires pendantes. Il faut savoir que les masques sont hantés par le génie de l'homme ou de l'animal qu'ils représentent. Autant de masques, autant de dieux. La larve du divin personnage qu'on tient à consulter est plaquée sur la figure du chamane tué à l'instant: il frémit, ses membres se convulsionnent. L'Esprit entre en lui. Vite on interroge, vite il répond, mais d'une voix indistincte, en mots ambigus et incohérents; onques oracle sibyllin ne fut plus mystérieux.

A la rigueur, il n'était pas indispensable que l'angakok mourût pour servir d'intermédiaire entre les deux mondes, puisque son corps sert toujours de réceptacle à un ou plusieurs revenants. En affaires privées, les sorciers donnent leurs consultations dans une cabane; on les étend, mains attachées derrière le dos; tête entre jambes, à côté d'un tambour et d'une peau étendue; puis, les lumières éteintes, on se retire en fermant la porte. Au bout de quelque temps, on entend le captif tambouriner en invoquant son Génie, dont l'approche, indiquée par des coruscations et phosphorescences, s'annonce par un certain bruissement de la peau sèche et tendue. La conversation s'engage; demandes et réponses semblent partir du dehors. Quand on rentre avec des lumières, plus personne: le prophète et la divinité ont disparu par le trou de la cheminée. Inoïts et Peaux-Rouges croient mordicus à cette performance, dont le truc est peut-être celui des frères Davenport, célèbres par leur armoire.

Évidemment, les acteurs du drame ci-dessus n'avaient reçu que de prétendus coups de couteau. Les Ahts, plus difficiles à contenter, veulent voir l'arme s'ensanglanter, et volontiers mettraient le doigt dans la blessure, comme le Thomas des Évangiles. Toutefois, ils n'exigent point que l'acteur meure sous leurs yeux, permettent de le panser et de l'emporter, pourvu qu'il ne reparaisse pas de quelque temps.


Ces drames sont avant tout, et d'un bout à l'autre, des opérations magiques; insistons sur ce fait. Le sorcier «court le garou», se masque de hures, de becs ou de gueules, pour se mettre en rapport avec les animaux qu'il livre au chasseur. Le brasier, point central de ces cérémonies, symbolise la lampe de grand'maman Sidné, le Soleil, source de mouvement, dont les rayons sont autant d'esprits vitaux, principes générateurs. Ces Inoïts pourraient s'entendre avec les campagnards de Suisse et d'Allemagne, allumant des feux de Pâques, lançant des disques incandescents dans les airs, et faisant dévaler une roue enflammée du haut d'une colline abrupte. A leur fête de Sada, sur tous les sommets, les Persans aussi font flamber des bûchers, dans lesquels le roi, les grands personnages, les notables, jettent des animaux, à la queue ou aux pattes desquels ils ont attaché des brandons d'herbe sèche. Les misérables créatures s'enfuient, portant la flamme par monts et par vaux[155]. Symbole brutal et féroce d'un fait grandiose. La Bible raconte l'espièglerie du héros qui lâcha dans les blés quantité de renards qu'il avait liés deux à deux, torche brûlant en queue; légende molochite dans laquelle le renard au poil rutilant marque évidemment la chaleur estivale, que personnifiait aussi Samson lui-même, Samson ou le Soleil. Pendant longtemps, dans la bonne ville de Paris, en présence du souverain et de la famille royale, les magistrats allumaient, place Saint-Jacques, un bûcher où périssaient des poulets et des chats. Pratique semblable n'est peut-être pas tout à fait oubliée dans le Haut Dauphiné.

[155] Hyde, Veterum Persarum religionis historia.

«De toutes les fêtes que j'ai vues, raconte Lucien[156] de Samosate, la plus solennelle est celle qu'ils célèbrent à Hiérapolis, au commencement du printemps. On coupe de grands arbres qu'on dresse dans la cour du temple; on amène des chèvres, des brebis, et d'autres animaux vivants que l'on suspend aux arbres. L'intérieur du bûcher est rempli d'oiseaux, de vêtements, d'objets d'or et d'argent. De la Syrie et de toutes les contrées d'alentour, une multitude accourt à cette fête, que les uns appellent le «Bûcher» et les autres la «Lampe».

[156] De Deâ Syrâ.

—«Voire, l'homme est plus un que divers.»


Ceci nous amène à parler des baleiniers, corporation qui fit la gloire des populations kadiakes et aléoutes avant l'invasion russe, les balles explosibles et les harpons lancés par des canons.

Les Romains avaient réuni en collège sacerdotal leurs constructeurs de ponts; les Chewsoures du Caucase ont leurs prêtres brasseurs; les Todas des Nilgherris leurs divins fromagiers; nos Aléouts, les Koniagas et autres, ont leurs chasseurs de baleine. N'entraient dans la confraternité que des individus ayant passé par des épreuves redoutables, initiés dans les traditions et légendes du puissant cétacé, le vrai Dieu de ces parages. Avant tout on leur demandait une vigueur et une adresse peu communes. Plus d'une fois un de ces hommes, monté sur son petit bateau en peau de phoque, alla seul à la rencontre de l'énorme animal. Il l'attaquait avec une lance pour toute arme, et venait à bout de le tuer[157],—à ce que racontent les indigènes; mais nous soupçonnons qu'ils relataient là un exploit de magicien. Ce personnage lançait sur la baleine un dard fadé, nous dit-on, puis s'enfermait dans une cabane isolée, où il passait trois fois vingt-quatre heures sans manger ni boire. Il imitait de temps en temps les gémissements(?) de la baleine blessée, croyant ainsi assurer sa mort, et le quatrième jour retournait à la mer. S'il trouvait la bête morte, il se hâtait d'extraire le dard, avec les parties que l'arme avait atteintes, de peur que sa magie ne portât préjudice aux mangeurs. Si la baleine nageait encore, quelque faute avait été commise, et il rentrait en sa hutte pour recommencer la conjuration[158].

[157] De Mofras, Exploration de l'Orégon.

[158] Venjaminof.

La caste privilégiée faisait pépinière de dieux, ses membres jouissaient d'un prestige surnaturel, au moins pendant que durait la chasse. Nul alors n'aurait goûté à leurs aliments imprégnés de vertus magiques, n'aurait approché leurs personnes, ni même osé regarder leurs rames.

Mais pour être divins, ils n'étaient pas immortels. A leur décès, les confrères dépeçaient le cadavre en autant de morceaux qu'ils étaient d'individus; chacun frottait de sa graisse la pointe du harpon préféré; le conservait en manière de talisman. D'autres déposaient dans une cachette le corps éviscéré, débarrassé des matières grasses, lavé en eau courante. La veille d'une expédition, les compagnons visitaient leur Campo Santo, aspergeaient les cadavres, les épongeaient, pour boire le liquide qu'avaient imprégné les vertus, la force et la bravoure du défunt. Ainsi prennent naissance la religion des reliques et les multiples superstitions de la nécromancie.

Il n'y a pas que l'indomptable vaillance des héros défunts qui se communique aux vivants; les morts vulgaires transmettent aussi leurs qualités nocives; c'est pour cela que, dans les convois, le cadavre, emporté dans un drap, est suivi immédiatement par un chien; mesure de prudence: on a calculé que si la maladie quittait le corps de sa victime, elle entrait dans l'animal[159]. En se montrant, les revenants propagent la faim-valle, appétit vraiment effrayant, goulosité qui ne peut s'assouvir. Un conte inoït[160] dit l'histoire d'un scélérat qui viola une tombe, en retira de la graisse humaine avec laquelle il frotta certains morceaux de choix. Son hôte les avala, mais pris aussitôt de folie, se jeta sur sa femme qu'il déchira à belles dents; dévora ses enfants, dévora ses chiens; on le tua, autrement, il eût dévoré tout le monde.

[159] Journal des Missions évangéliques, 1881.

[160] Rink, Eskimo Tales.

Aux temps de la barbarie chrétienne, les églises s'entre-dérobaient les trésors qu'elles présentaient à la vénération des fidèles, chipaient une boucle de la Vierge Marie, empruntaient, pour ne pas le rendre, un ongle de saint Pierre. De même en Aléoutie, des amateurs furettent après les corps sacrés des baleiniers, et les filoutent, s'ils peuvent; les confréries volent les confréries. Telle famille possède dans son sanctuaire une douzaine de dieux dont elle n'oserait avouer l'origine, secret transmis par le père à ses fils. Foin de la moralité vulgaire! Il serait honteux de voler une fourrure, exécrable d'emporter un morceau de corde sans permission, mais c'est chose louable que de se procurer des saints patrons et génies protecteurs, par ruse ou par violence[161].

[161] Cf. Juges, XVII, XVIII.

Dans ses explorations de l'Archipel[162], M. Pinard eut la chance de tomber, en un endroit perdu, sur la caverne d'Aknành, dont une loge ou confrérie avait fait son champ de repos. Ces sépultures, toujours reléguées au loin, étaient cachées en des falaises abruptes ou au sommet de collines à peine accessibles. Semblablement, M. Wiener, fouillant les antiques ruines du Pérou, découvrit dans une anfractuosité de roche plusieurs momies qu'on y avait cachées en se laissant glisser par des cordes, ou en descendant par des marches qu'on avait ensuite fait sauter. Les croyances analogues créent des pratiques analogues. D'Orbigny et Dall croient avoir remarqué qu'il répugne aux Aléouts de mettre les cadavres en contact immédiat avec le sol; il ne serait donc pas exact de dire qu'on enterre les morts, puisqu'on les entoure de mousses sèches et d'herbes odorantes. Ils sont descendus dans une fissure de roc, ou hissés dans une manière de barque montée sur pieux. Les simples mortels sont accroupis, les bras autour des jambes, les genoux contre la poitrine, mais les braves baleiniers sont couchés de leur long, ou fichés debout, cuirassés dans une armure de bois, la tête cachée derrière un masque figuré, qui protège les vivants contre les yeux redoutables du mort: ces yeux, ces yeux funestes, il ne suffit pas de les fermer, il faut encore les aveugler. Était-ce le motif qui portait aussi des Assyriens, plusieurs Égyptiens[163], quelques Grecs—au moins ceux de l'antique Mycènes—à masquer leurs morts? coutume qu'on retrouve chez les Denè Dindjié[164] et les nègres d'Australie, avec lesquels les Aléouts ont des ressemblances si nombreuses qu'il serait fastidieux de les signaler chaque fois.

[162] 1872-1873.

[163] Ebers, l'Égypte.

[164] Petitot.


La mère, qui perd son nourrisson, dépose le pauvre «papouse» dans une boîte élégamment ornée qu'elle se met sur le dos, pour la porter un long temps. Souvent elle prend la triste larve dans ses bras, enlève les moisissures, la désinfecte, lui fait un brin de toilette. Les primitifs tiennent la vie pour indestructible, la mort pour un changement d'état. Les animaux vont habiter l'autre monde, en attendant qu'ils retournent dans le nôtre. Immortel le ciron, éternels les moustiques. Le mort se fait suivre de tout son attirail de pêche; il s'en servira. Les outils et vêtements qu'il n'emporte pas, les objets d'usage personnel restent en sympathie avec lui; aussi leur contact donne froid, leur vue inspire la tristesse.

Des Koloches, plus simplistes que leurs voisins, affirment la métempsycose pure et simple. La mort, disent-ils, n'est qu'une dissolution momentanée, elle dure le temps qu'il faut à l'âme chassée de son domicile pour en trouver un nouveau dans un corps d'homme, de loup ou de corbeau—il n'importe. Muer en cachalot... quelle félicité! Les malades et les infirmes demandent souvent qu'on les tue au plus tôt, pour renaître jeunes et vigoureux.

Suivant la croyance généralement adoptée, l'âme a le choix entre deux séjours outre-tombe: celui d'en haut, Coudli-Parmian; celui d'en bas, Adli-Parmian, au fond de la mer. Le dernier est le préférable de beaucoup, dans une zone de ciel inclément et de terre inhospitalière, où presque toute la nourriture vient de l'Océan. Les Guinéens, aussi, croient savoir que les âmes continuent leur existence dans les profondeurs marines. L'Esquimau se croit perdu s'il s'éloigne un peu des côtes, le cœur lui manque quand il ne se sent plus à proximité des morses et des poissons[165]. Des missionnaires vantaient les félicités du paradis chrétien. On les interrompit:

[165] Rink, Markham.

—«Et les phoques? Vous ne dites rien des phoques. Avez-vous des phoques dans votre ciel?

—Des phoques? Non certes. Que feraient les phoques là-haut? Mais nous avons les anges et les archanges, nous avons les chérubins et les séraphins, les Dominations et les Puissances, les Douze Apôtres, les vingt-quatre vieillards...

—C'est fort bien, mais quels animaux avez-vous?

—Des animaux, aucun... Si, cependant, nous avons l'Agneau, nous avons un lion, un aigle, un veau... mais qui n'est pas votre veau marin, nous avons...

—Il suffit. Votre ciel n'a pas de phoque, et un ciel qui manque de phoques ne peut pas nous convenir!»

Au fond de l'Océan résident les bienheureux, les arcissat, recrutés parmi les baleiniers héroïques, parmi les bons marins noyés dans la tempête, parmi les hommes de cœur qui se sont suicidés plutôt que de vivre à la charge de leur famille, parmi «les femmes bien tatouées» mortes en couches, alors qu'elles accomplissaient le grand devoir de la maternité. Devant ces vaillants et vaillantes, les portes du Paradis sous-marin s'ouvrent d'elles-mêmes. Mais le commun des martyrs n'y pénètre que par le «sentier du Chien», chemin obscur, passant par les fiords, par des fentes de rocher; il faut dévaler cinq jours durant; on n'arrive que les membres meurtris et ensanglantés, si l'on arrive. Un coup de vent prenant par le travers, une glissade malencontreuse, et l'on choit dans quelque précipice. A certain moment, il faut se tenir en équilibre sur une roue tournante, lisse et polie, puis franchir un pont, pas plus large qu'une lame de couteau. Que de dangers, que de fatigues avant d'arriver à la porte gardée par des chiens monstrueux! Les âmes se guident par les sons d'un tambour magique qui résonne dans le lointain; tant pis pour celles qui se dévoient, dévorées par des animaux fantastiques, plus elles ne reparaissent. Cependant la majeure partie touche au port et va se loger sous la croûte de terre qu'elle habitait quand elle avait un corps. Aléouts, Koloches, Taïtanes, tous ont leur canton souterrain.

Combien plus facile la montée du ciel, vers lequel l'âme n'a qu'à se laisser aller, en flottant comme une fumée! Mais les gens de cœur réprouvent cette mollesse, préfèrent affronter les épouvantes du chemin lugubre. De peur que le mourant ne défaille au dernier moment, les amis l'arrachent à sa couche, le déposent à terre, et tout vivant, lui plaquent la figure contre le sol, comme pour lui donner la première impulsion vers le chemin d'en bas. Qui ne peinerait pour gagner ces régions inférieures, où, dans les salles toujours tièdes et lumineuses d'un kajim immense résonnent les tambourins éternels! Autour des énormes piliers sur lesquels la terre est fondée, on saute, on joue aux barres, on représente de splendides ballets. Et ces festins! ces mangaries! et les cétacés, et les cachalots,—prodigieux autant que le Léviathan du banquet d'Abraham,—qu'engloutiront les âmes esquimaudes![166]

[166] Même récompense leur était dévolue par les Mexicains.

Quelle différence entre l'Enfer souterrain, séjour de liesse, et l'atmosphère, autre Océan, mais aux profondeurs stériles, déserts immenses, hantés par la Famine! Les âmes flottent dans les nuages, errent dolentes, affamées, transies, secouées et culbutées par les intempéries, en danger d'être entraînées dans les tourbillons des espaces célestes. Toutefois, quelque bonne aubaine leur arrive de temps à autre; par aventure, les pauvrettes se donnent de l'agrément; dans les aurores boréales leurs innombrables multitudes courent et bondissent à travers les cieux, rapides comme l'éclair. Divisées en deux camps, on les a vues pousser, de-ci de-là, une tête de cétacé qui leur servait de balle. Même elles se livrent de terribles combats, leur sang tombe alors en flocons de neige, car elles n'ont pas dans les artères la belle liqueur vermeille des vivants, mais une lymphe froide et blanche. Quelle bataille dans les airs, quand sur le sol la neige s'amoncelle! Physiciens de même force,

«les Indiens des Pampas ont appris, de source certaine, que dans la céleste demeure de Pillan, leurs guerriers jouissent d'une ivresse qui serait éternelle, si elle n'était interrompue par des chasses splendides, dans lesquelles ils tuent tant et tant d'autruches que les plumes tombant en amas, forment les nuages au-dessus de nos têtes[167]

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