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Les primitifs: Études d'ethnologie comparée

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[378] Elliot, Races of the N. W. provinces of India.

Faisons taire l'indignation qu'excitent ces actes dénaturés. Les primitifs, ne disposant que d'insuffisantes ressources alimentaires, ne croyant pas que les nouveau-nés aient une âme dont il vaille la peine de parler, font peu de cas des avortements et des infanticides. Et combien de civilisés dans l'Inde, en Chine et même ailleurs, qui regardent comme un malheur la naissance d'une fille! Combien l'exposent ou la font mourir de faim lente! Une secte doctrinaire a préconisé la pratique malthusienne, la disant un acte de haute prévoyance domestique. Que de réponses absurdes et cruelles a provoquées le problème social! Les filles qu'on marierait difficilement dans leur rang, leur caste ou leur fortune, les peuples chrétiens et les nations bouddhistes les «mettent en religion», s'en débarrassent en les cloîtrant dans des couvents. Mais les non-civilisés préfèrent les tuer d'emblée: c'est moins hypocrite. Et les Khonds d'ajouter qu'ils ont à contre-balancer la consommation d'hommes qu'emportent les incessantes guerres et les combats renouvelés.

Infanticide à part, les parents montrent affection et tendresse pour leur progéniture. Soucieuse d'être mère,—d'un garçon s'entend,—la jeune femme importune les divinités pour qu'elles bénissent son ventre. Si la grossesse se fait attendre, elle va pèleriner au confluent de deux ruisseaux ou rivières, où un prêtre l'asperge en prononçant des paroles sacramentelles. Longtemps à l'avance, elle s'inquiète du nom que le sort réserve à l'enfant, nom qui sera celui d'un des grands-parents, car les aïeux s'arrangent à renaître dans la famille. A la moisson ou autres travaux urgents, la mère s'attache le nourrisson au dos et le trimballe, ajoutant cette fatigue à celle de la faucille. Mais a-t-elle vraiment la simplicité de croire ce qu'enseignent les théologiens et astrologues de l'endroit? Que le Dieu Soleil, ayant constaté les funestes effets produits par la passion sexuelle, ordonna de limiter le nombre des femmes? Que les laisser vivre toutes, rendrait impossibles la paix et l'ordre social? Que moralement et intellectuellement, elles sont inférieures aux seigneurs et maîtres, qu'elles savent pourtant si bien manier? Que par la femme, plus sujette au mal, le péché entra dans le monde?

Les âmes des morts reviennent, dit-on, dans leurs familles, où elles renaissent de génération en génération. Mais la réception d'une âme n'est pas définitive avant la «nomination» qui a lieu sept jours après la naissance. Si l'enfant reçoit le nom de Paul plutôt que celui de Pierre, l'ancêtre Paul renouvellera son bail à l'existence, et Pierre patientera encore. S'il s'agit d'une fillette et qu'elle soit mise à mort dans la première semaine, l'âme comprendra, sans qu'il soit besoin d'insister davantage, que la famille ne veut plus de sa personne. Elle ira se caser ailleurs, se faire adopter par une autre peuplade. Ainsi diminuera le stock d'âmes féminines au profit de l'élément masculin. En vertu de ce raisonnement, quelques Chinois de Hekka et de Canton tuaient les filles sitôt nées, ou même leur coupaient nez et oreilles, les écorchaient, dit-on, pour les dissuader de renaître dans le sexe inférieur. Des enragés s'en prenaient encore aux mères qu'ils accusaient de complicité avec la misérable créature[379].

[379] China Review.

Par suite des suppressions opérées, les survivantes faisaient prime sur le marché matrimonial de Khondie, jouissaient d'une haute considération dans les relations publiques et privées. On affirme—est-ce vrai?—qu'elles s'entêtèrent plus que leurs maris à garder la coutume cruelle.


Pour se délasser des travaux agricoles, nos indigènes s'adonnent aux plaisirs de la chasse; après avoir manié la pioche et la charrue, ils soupirent après les terribles excitations de la guerre, qui sort de l'habitude quotidienne et secoue violemment. Ce besoin d'émotion, ils le passent d'abord en ivresse, en danses échevelées, mais, par intervalles, le tempérament exige davantage. Alors ils croient indispensable de se mesurer avec des rivaux de leur taille: histoire de montrer force et vaillance, de raviver l'orgueil, et de rafraîchir l'éclat de l'antique gloire. Se tuer entre frères, instinct de haute animalité. Bien que les races inférieures soient douées pour la plupart d'énormes pouvoirs de prolification, elles ne multiplient pas outre mesure, étant la proie les unes des autres et des espèces supérieures. Celles-ci déborderaient si elles ne se faisaient concurrence à elles-mêmes, si elles ne veillaient avec une rigueur inflexible et une sévérité cruelle à ne pas dépasser un certain niveau. Au début de son existence, l'animal de haute lignée, faible encore et exposé à mille périls, paye à la mortalité le tribut qu'exigent la croissance, l'acclimatation, les divers apprentissages. Belle victoire déjà que d'arriver sain et sauf à l'âge adulte. Immense succès que d'avoir surmonté mille et mille attaques dont chacune pouvait être fatale: patentes et latentes, directes et indirectes, visibles et invisibles. Après avoir triomphé du monde entier pour ainsi dire, surgit le plus grand des périls: la lutte contre égaux, les combats contre les camarades, contre le frère, autre moi-même. Ces petits d'une même portée ont prospéré. En d'excellentes conditions ils vont mesurer leurs forces; le plus robuste accomplira le grand acte physiologique, et perpétuera l'espèce. «Au plus fort la plus belle!» La guerre est un fait primordial, un article organique de la charte octroyée par la nature aux populations primitives. La lutte fouette le sang, réveille les énergies endormies, supprime les faibles par la mort immédiate ou par la mort indirecte, en ce sens qu'ils ne se reproduiront pas. Fêtes et banquets, autant de prétextes à rixes et batteries; les mâles, façonnés d'un plus grossier limon que les femelles, semblent ne pouvoir mieux s'amuser qu'à coups de poing, de pied, de pierres, de bâton. Encore au commencement de ce siècle, en plusieurs cantons de l'Irlande, des Galles anglaises et de la Bretagne française, les adultes se donnaient, les dimanches après midi, la satisfaction de s'enivrer, puis de s'entre-cogner. Au Velay, dans l'Aragon aussi, en mainte autre province, il était beau de dégainer le couteau, de le brandir, puis d'envelopper une partie de la lame avec le mouchoir: «Ohé! ohé! Qui des gars veut goûter de ma pointe? A deux pouces de fer? A trois pouces, à quatre pouces? Qui en veut du joujou? Qui en veut? En avant les amateurs!»

Les populations sauvages de l'Inde et de l'Indo-Chine ont aussi leurs luttes héroïques. Une ou deux fois par an, les mâles se rassemblent; pour se dégourdir, ils se prennent aux cheveux, se houspillent, se bousculent de la belle façon, n'employant à ce jeu que les armes données par mère Nature, armes mortelles parfois. Mais nos Khonds, passionnément adonnés au métier des armes, tiennent cet amusement pour grossier, dépourvu de dignité: «Jeux de mains, jeux de vilains.» Écoutons leur légende:

«Jadis nous ne faisions pas mieux. Comme aux singes, comme aux tigres et aux ours, ongles et dents nous suffisaient; on jouait aussi des cailloux et du gourdin.

«Mais les Dieux, dans leur bonté, nous firent présent du fer. Un des leurs se donna à nous, le dieu Tigre, Loha Pennou, Maître de la Guerre, Génie de la Destruction, qui un jour sortit de terre, sous forme d'une tige d'acier.

«En premier, le fer ne touchait créature vivante sans la tuer soudain; mais les Dieux, toujours complaisants, enlevèrent quelque chose de son poison, disant: Fer, tu tueras mais pas toujours! De ceux que tu auras mordus, tous ne mourront pas, quelques-uns languiront, quelques autres guériront.

«Redoutable est toujours la vertu du fer. Qu'un prêtre enterre sous un arbre le couteau du Grand Tigre, l'arbre dépérira, l'arbre mourra. Qu'il jette son couteau dans une rivière, et la rivière tarira.

«Au dieu altéré il faut du sang. Son propre prêtre lui est immolé après quatre ans de loyaux services. Il faut à Loha beaucoup de sang; aussi a-t-il institué la guerre, ordonnant qu'elle fût notre plus noble occupation.

«La guerre, l'éternelle guerre, est la santé du peuple. Pour alimenter la guerre, Dieu permit, Dieu ordonna de la couper de trêves, de l'entremêler d'armistices, pendant lesquels on cultive le sol et l'on procrée des enfants qui à leur tour se battront et s'entre-tueront.»

Tout village, tout groupe de hameaux possède un bosquet où ni femme ni enfant n'ont droit d'entrer: il est sacré au dieu de la guerre, qui préside aux batailles entre Khonds et étrangers, mais non pas aux rixes qui peuvent éclater entre clans de même tribu. Loha, dieu du fer, s'est mué en un vieux couteau. Aux trois quarts enfoncé dans le sol, il émerge lentement quand une bataille se prépare, et rentre dans la lame quand assez de sang a été versé. Le prêtre surveille d'un œil attentif la hauteur du couteau, les mouvements de ce baromètre délicat; car la divinité, si on tardait à la satisfaire, se vengerait en se faisant tigre dévorant, ou épidémie dévastatrice. Sur l'avis qu'en donne l'homme des autels, les anciens se rassemblent et délibèrent suivant les règles: «Loha s'est-il vraiment réveillé? Est-il inquiet, pour sûr? Est-il en colère? Et contre qui se battre?»

Les guerriers apportent les armes et l'attirail militaire devant leur Mars-Apollon, auquel ils offrent un poulet au riz arrosé d'arrak, joli petit ordinaire que le dieu consomme; après quoi le djanni l'apostrophe:

«O dieu! nous avons tardé à nous mettre sur le pied de guerre. Avons-nous oublié quelqu'une de tes prescriptions? Avons-nous attendu trop longtemps, pensant qu'il fallait laisser grandir nos jeunes gens, qu'il fallait nourrir notre monde?

«Quoi qu'il en soit, ton auguste volonté se manifeste par les déprédations du tigre, par les fièvres et les ophtalmies, les ulcères qui rongent et les rhumatismes qui affligent.

«Nous obéissons, Seigneur!

«Voici nos armes. Solides, elles le sont déjà; fais-les aiguës et tranchantes. Dirige nos flèches, dirige les pierres de nos frondes.

«Élargis les blessures qu'elles feront aux ennemis: et si leurs blessures se ferment, que restent la faiblesse et l'impotence! Mais que nos blessures à nous guérissent aussi promptement que sèche le sang tombant à terre!

«Que les armes hostiles soient fragiles comme les siliques de l'arbre karta, mais que nos haches, puissantes autant que les mâchoires de l'hyène, écrasent les os et broient les chairs!

«Que nos hommes de petite taille abattent des géants!

«Fais, ô dieu! que dans la bataille nos épouses soient fières de porter le manger aux braves comme nous! Que les tribus étrangères, admiratrices de nos exploits, nous offrent leurs filles!

«Aide-nous à piller les villages, à razzier les bœufs, à piller du tabac! Que nos femmes aient pour leur part des vases de cuivre! Joyeuses, elles les porteront à leurs parents.

«Assiste-nous, ô Dieu! assiste aussi nos alliés, en retour des nombreux poulets, porcs, brebis et bœufs que nous t'avons offerts.

«Quelle est notre requête? Que tu tiennes la main à l'exécution des ordres par toi donnés. Que tu nous protèges comme tu as protégé les héros nos ancêtres.

«Exauce, ô dieu, exauce! Loha, divinité guerrière, que le fer reprenne en nos mains sa vertu primordiale! Que nous devenions riches, grâce à son tranchant! Devenus riches, nous t'enrichirons, ô notre protecteur et ami!»

Sur ce, les guerriers reprennent leurs armes fadées par le contact avec l'autel, et les brandissent au-dessus de leurs têtes. De nouveau le prêtre impose silence, récite la liturgie du Fer:

«Au commencement, le Dieu de Lumière créa les montagnes, créa les fleuves, créa les ruisseaux, créa les plaines, créa les forêts et les rochers, créa le gibier, créa les animaux domestiques. Après quoi il créa l'homme, et après l'homme le Fer.

«Mais l'homme ignorait encore les usages du Fer.

«Une femme, Ambali Baylie était son nom, vivait avec ses fils, deux guerriers... Un jour, ils parurent blessés et la poitrine ensanglantée. Elle demanda:—Qu'avez-vous, les enfants?

«Et les garçons de répondre:—Avec les gens de là-bas on s'est amusé avec des feuilles de glaïeul, on s'est chatouillé les côtes.

«La mère pansa les plaies et dit:—Fi du glaïeul! laissez là le glaïeul, mes enfants!

«Quelques jours après, les fils revinrent, tout hérissés de pointes épineuses; ils en étaient couverts, comme un mouton de sa laine. Derechef Ambali guérit les égratignures.

«Et dit: «Il est peu séant de se battre de la sorte. Au pays des Indous, allez chercher du fer, forgez-le en haches et pointes de flèche, courbez en arc le bambou, ornez vos têtes de plumes, cuirassez-vous de peaux et toiles, allez à la bataille.

«La bataille aiguise les esprits, affermit les cœurs. Par suite, vous aurez des tissus, du sel et du sucre, et vous apprendrez à connaître d'autres hommes, d'autres manières.»

«Les fils et les petits fils d'Ambali allèrent donc à la bataille, mais presque tous y restèrent. Les survivants revinrent et dirent: «Mère, nous t'avons obéi; mais que de morts! Devant le terrible tranchant du fer, il est impossible de subsister.»

«Et Ambali Baylie de répondre: «Il est vrai, dans le fer n'entra aucune goutte de pitié. Mais, vous autres, chauffez-le au feu de forge, battez-le avec un marteau et modifiez la barbelure de vos flèches!»

«Ce qu'ils firent, et, depuis, le fer ne fait plus périr tous ceux qu'il frappe. Nonobstant, il défend les limites sacrées, protège notre avoir et nos droits.»

Après une pause, le prêtre crie à l'un des groupes: «Aux armes! aux armes! Je vais de l'avant; marchez!»

Guidée par l'homme du Dieu, une bande pousse jusqu'à la frontière de la tribu qu'on a résolu d'attaquer. Une flèche est lancée par delà les limites; les hommes bondissent après. D'un arbre qui croît sur le sol ennemi, les messagers coupent un rameau, l'emportent. Symboles parlants, et qu'on peut dire universels, puisqu'on les trouve chez des populations aussi dissemblables que les Nagas, les Romains et les Moundroucous de l'Amérique Méridionale[380]. De retour au sanctuaire, le djanni entoure cette branche de peaux et de chiffons; à deux branchilles simulant les bras il attache des armes; puis il abat, devant l'autel, le mannequin représentant l'ennemi et accoutré en guerrier.

[380] Spix und Martius.

«O Dieu de Lumière, et toutes autres divinités, témoignez que nous avons exécuté toutes les prescriptions ordonnées.

«Donc, Dieu de la Guerre, abstiens-toi de nous visiter sous forme de tigres, de fièvres et autres fléaux!

«En toute justice, la victoire nous est due.

«Écoutez, ô dieux! nous demandons, non point d'être garantis de la mort, mais de n'être point estropiés.

«Couvrez-nous de gloire, ô dieux! et n'oubliez point que nous sommes les neveux des héros, vos illustres amis!»

Ces préparatifs terminés, il reste à notifier la déclaration de guerre, car la loyauté exige que l'ennemi ait le temps de s'armer, de prendre toutes mesures défensives, d'accomplir les cérémonies qui captent la faveur des Immortels, et par suite le succès. Chaque côté promet à Déméter une victime humaine, et à Mars-Apollon larges lampées du sang des boucs et des poulets.

Le chef du village dépêche de jeunes messagers qui courent aux endroits désignés. Brandissant un arc et des flèches, ils font savoir aux hommes de l'autre tribu qu'on les attend en tel endroit, au soleil levé. Les interpellés répondent par des remerciements et des félicitations, récompensent les hérauts comme s'ils eussent été porteurs d'une heureuse nouvelle.

Au jour indiqué, les guerriers se présentent au rendez-vous dans leur plus bel accoutrement, lavés et parfumés comme pour la noce; ils ont tressé leur chevelure, piqué dans leur chignon des plumes qui se balancent au vent, hautes et fières autant que fut jamais panache sur chevalier casqué. Les femmes arrivent avec des cruches d'eau et des corbeilles d'aliments, car la mêlée sera rude et pourra durer plusieurs jours. Prennent place comme spectateurs les vieillards, auxquels l'âge ne permet plus d'entrer dans la lice; ayant participé à maintes de ces fêtes, ils conseilleront et encourageront fils et neveux. Le signal de la mêlée est donné par le parti agresseur, qui au milieu du champ jette un drap rouge,—on fera à la terre un manteau sanglant.—Les djannis frappent dans la main: Une, deux, trois... Allez-y gaiement!

La bataille est une succession de combats singuliers, coupés de repos et de repas, entremêlés de défis et dialogues, à la façon des héros d'Homère. Les spectateurs jouissent des passes d'armes; on dirait une représentation de gladiateurs; c'est un jeu, mais un terrible jeu. Les horions de tomber en grêle; les guerriers, autant de bûcherons au travail dans un taillis d'hommes. Superbes coups de hache, charmantes feintes, élégants écarts, gracieuses passes et ripostes, beaux donnés et beaux rendus! Les femmes d'applaudir, les femmes dont la présence est tenue pour indispensable. Épouses, sœurs et mères, essuient la sueur qui découle des fronts sanglants, rafraîchissent les lèvres altérées, massent les membres fatigués; leurs mains caressantes apaisent les poitrines que l'effort fait palpiter.

Sur le premier qui tombe sans vie, prémices de la bataille, tous se précipitent pour tremper leur hache dans son sang; en quelques instants, son corps est chapelé. Qui a la chance de tuer son opposant, sans avoir été blessé lui-même, tranche le bras droit du mort et le porte au prêtre, pour qu'il en gratifie Loha. A la vêprée, on voit souvent un petit tas de bras sur l'autel: une trentaine d'hommes ont péri d'un côté, une vingtaine de l'autre; davantage ont été blessés. On ne s'en tient pas toujours là, et, quand les choses se font grandement, on recommence le lendemain et jours suivants, jusqu'à ce que tout un parti soit hors de combat.

C'est, en effet, moins une bataille qu'un tournoi, qu'une joute en champ clos. Chevaliers plutôt que soldats, les Khonds ignorent la tactique, négligent les marches, contremarches et mouvements tournants, mais ne se ménagent, ne s'épargnent point; se tuent en famille, moins ennemis que rivaux.

Toutefois, les plus réjouissantes choses finissent par lasser, les plus jolies par durer trop longtemps. Les premières pour en avoir assez sont les femmes, exposées à perdre l'un par l'autre et leur propre père et le père de leurs enfants. Prises, comme le veut la loi, dans un clan autre que celui de leur nouvelle famille, plus d'une assiste au duel entre son frère et son mari, les admirant également, tremblant également pour leurs jours. Comme les Sabines d'autrefois, elles interviendront pour réconcilier. Elles communiquent librement avec les deux camps, comme font aussi, dans les montagnes d'Assam, les Katchou Nagasses, qui, quelque guerre que se livrent leurs maris, n'interrompent pas leurs petites visites et leurs affaires quotidiennes. La neutralité est reconnue de celles qui voient s'entre-tuer époux et pères, frères et amis d'enfance; on ne trouve pas mal qu'au lendemain d'une bataille elles mélangent les regrets et les pleurs. A elles de s'entremettre et de se concerter pour la paix, et, au moment propice, de faire agir une tierce tribu qui s'interpose et envoie des hérauts pour crier: Assez! c'est assez!

D'ordinaire, on répond:—Nous n'avons pas voulu la guerre; c'est Loha qui l'a exigée; s'il veut qu'elle continue, les flèches partiront malgré nous.

—Sans doute, répliquent les pacificateurs. Mais, si Loha est satisfait, tenez-vous pour contents. Nous allons le consulter. Que l'un et l'autre partis envoient chacun deux hommes, pour être témoins de sa réponse.»

Le djanni apporte du riz, y fiche une flèche prise au sanctuaire d'Apollon Loha.—La flèche reste droite? Que la guerre suive son cours!—La flèche s'incline et tombe? Que la paix soit conclue!

Cependant les belligérants demandent un nouveau signe. Pourquoi pas? Le prêtre convoque tout le monde devant l'autel, invoque le dieu:

—«O Loha! tu avais décidé la guerre. Pourquoi? Nous l'ignorons.

«Voulais-tu préserver entière notre vaillance, qui eût pu se détériorer dans l'inaction? Voulais-tu empêcher nos ennemis de devenir trop forts? Voulais-tu nous soustraire à la paresse et à l'indolence? Voulais-tu honorer tes amis par une belle mort?

«Peut-être les forgerons, les tisserands et les distillateurs t'avaient incité à nous jeter dans une guerre qui leur a valu gains et profits.

«Le gibier des jungles, les fauves se sont-ils plaints qu'une plus longue paix leur serait fatale?

«Les abeilles, les oiseaux ont-ils craint d'être exterminés par nos chasseurs? Les bœufs sont-ils fatigués de porter le joug, de traîner la charrue?

«Avais-tu quelque autre raison à nous inconnue? Quoi qu'il en soit, pour ce qui nous concerne, nous en avons assez, et nous aimerions que la paix nous fût rendue, si tel est ton bon plaisir.

«Qu'il te plaise nous faire connaître ta volonté!»

Dans un plat, le djanni verse maintenant de la graisse fondue, allume une mèche. Si la flamme s'élève haute et droite, Loha veut continuer la guerre; mais si la flamme s'incline, Loha accepte qu'on se réconcilie.

Contre-épreuve: un œuf est dressé sur un plat de riz. Comme pour la flèche, selon qu'il restera debout ou qu'il tombera, le dieu sera pour la guerre ou la paix:

«Loha, si tu veux que la guerre se poursuive, donne-nous une force qui dure jusqu'à ce que les armes échappent aux mains du dernier adversaire.

«Si tu veux la paix, ton service n'en souffrira pas. Mais, alors, agis sur les cœurs pour que la paix soit loyale et sincère. Sonde les âmes de nos ennemis, sonde les esprits de leurs dieux, découvre le fond de leurs pensées.

«S'ils désirent la tranquillité autant que nous-mêmes, nous danserons la danse de la paix, et nos pieds soulèveront une poussière qui de trois jours ne retombera sur le sol.»

Il suffit, et l'on entame les négociations. Elles aboutissent. Le prêtre convoque les deux tribus et entonne une de ses longues litanies:

«Que la multitude assemblée prête l'oreille!

«Voici comment les hostilités surgirent. Loha avait dit: Qu'il y ait guerre!

«Loha entra dans les outils, qui d'instruments de paix se changèrent en armes offensives. Il se fit tranchant de hache, se fit pointe de flèche.

«Il entra dans ce que nous mangions, dans ce que nous buvions, tous ceux qui burent ou mangèrent furent emplis de fureur, et les femmes, amies de la paix pourtant, attisèrent le feu au lieu de l'éteindre.

«L'amour, l'amitié firent place à la haine et la discorde; une grande guerre s'ensuivit.

«Maintenant Loha a eu ce qu'il voulait, la terre s'est engraissée de sang. Assez maintenant!

«Que s'émoussent les armes, et que s'éteigne la colère! Que reviennent l'amour et l'amitié!

«Loha, veuille maintenant tourner tes pas ailleurs, et toi, Déesse du Croît, regarde-nous avec faveur et fais que notre peuple prospère et multiplie!»

Le prêtre alors asperge l'assistance avec une boue bénite, mélange d'eau consacrée et d'une terre prise dans une fourmilière ou dans une termitière.

Sitôt le traité conclu, les combattants de la veille se précipitent à la danse de la Paix, gigotent, sautent et tressautent avec un entrain qui, s'exaltant jusqu'à la frénésie, emporte les dernières rancunes, les ressentiments mal effacés. La réconciliation est réputée donner au cœur la joie la plus intense qui se puisse éprouver au monde. Cette extase, Loha l'a inspirée, il serait impie de la réprimer, irrespectueux de la modérer. Après s'être démené pendant trois à quatre heures, on n'a pas trop de quinze jours pour se remettre de la fatigue.


Pour le Khond, homme conscient de sa noble destinée, il n'est plus belle occupation que la guerre et l'agriculture. Il méprise toutes les industries qui se pratiquent par assis, tous les métiers dans lesquels on vieillit à son aise. La charrue le repose des combats, et les combats le restaurent après les labeurs de la charrue. Chez ce peuple singulier, la guerre ne coupe pas court aux relations entre familles et tribus ennemies, aux galanteries et aux demandes en mariage. Même les noces ne sont pas renvoyées à la conclusion de la paix; les belligérants suspendent les massacres pour se rencontrer à des fêtes et réjouissances où ils se traitent avec courtoisie et s'amusent, semble-t-il, avec une parfaite insouciance, pour s'entr'égorger le lendemain avec autant de férocité que de bonne humeur. Cruels, ils le sont, mais non pas méchants; ils ont le meurtre gai. Ce qu'il faut attribuer à la bonne foi parfaite avec laquelle ils attribuent la mort et la victoire à l'intervention immédiate et personnelle de leurs divinités, seules tenues pour responsables.

Assurément, les tribus khondes comprennent la guerre autrement que nous. Ils en font l'accomplissement d'un rite religieux et d'un devoir moral, grâce auquel la population masculine prend du ton et du nerf, grâce auquel les dieux se gorgent du sang, du précieux sang humain, dont ils se montrent si souvent altérés.

Semblablement, les anciens Mexicains s'envoyaient de temps à autre un message: «Nos dieux ont faim. Venez, les amis, et entre-tuons-nous pour leur donner à manger.» Ainsi, en 1454, lors de la grande famine, les prêtres se plaignirent, au nom des Immortels, que les prisonniers, procurés par les expéditions lointaines, arrivaient trop fatigués et amaigris pour être appétissants aux dieux. En conséquence, les libres républiques d'une part, et les trois royaumes d'autre part, convinrent qu'ils entretiendraient une guerre constante, et que, à des intervalles et en des lieux déterminés par avance, on se battrait à la chevalière, en vue de faire, non des conquêtes, mais des prisonniers, qui assouviraient la faim des divinités.


Après avoir raconté comment vivent Kolhs et Khonds, et notamment comment ils se marient, comment ils tuent leurs filles, et de quelle manière ils s'entre-tuent dans leurs tournois, disons brièvement leurs coutumes funéraires et quelles idées ils se font de l'existence après la mort.

La crémation, en grand honneur parmi ces tribus, de droit pour les chefs, patriarches et grands personnages, pratiquée pour la plupart des adultes mâles, est, sans exception, refusée au menu fretin des femmes et enfants. Interrogés sur cette diversité de traitement, les indigènes expliquent que la crémation comporte trop de dépenses et de cérémonies pour qu'on la prodigue. Le motif est plausible, mais faut-il s'en contenter? Que de fois les peuples tiennent pour sacrées des coutumes qu'ils se transmettent depuis temps immémorial, sans les comprendre! les ayant empruntées à d'ignorants prédécesseurs, ou à des voisins qui n'en savaient davantage. Pour être d'ordre pratique, la raison alléguée ne nous semble pas décisive; c'est même à cause de ce caractère utilitaire que nous la tenons pour suspecte, dans un ordre de choses où le genre humain s'est rarement piqué de bon sens et de sobriété. Si les Khonds visent à l'économie quand il s'agit des femmes et des enfants, pourquoi poussent-ils à la dépense quand il y va des pères et des frères? La mort est universellement considérée comme la porte du monde surnaturel; or, en matières d'imagination et de foi, on n'en appelle point à la science et au bon sens. Pour expliquer la mort, on s'est toujours adressé au rêve.

L'enterrement et la crémation relèvent de systèmes tout différents. Suivant l'antique théorie, la mort, dissociation de l'organisme, rend aux éléments ce qu'ils lui avaient prêté; l'Esprit—lumière et étincelle—s'envole avec la flamme dans les régions éthérées, vers le soleil, vers les astres distants. Honneur à ceux dont les restes sont déposés sur le bûcher! Autre le sort de ceux qu'on enterre; leur âme, ne contenant que des principes aqueux et terriens, finit avec l'existence actuelle ou ne la dépasse guère; elle est de nature inférieure et mortelle, par opposition à l'Esprit de nature divine. Les Mosinœques aussi, dans l'Asie Mineure, brûlaient les hommes après la mort, enterraient les femmes. Bonne et valable pour une antique peuplade que les Dix Mille ont traversée dans leur fameuse retraite, l'explication serait-elle insuffisante pour les Khonds, découverts récemment?

Les crémations, d'ailleurs, ne sont point identiques partout; elles comportent un rituel qui varie selon la caste et la qualité. Ici, les individus sont brûlés debout, attachés contre un arbre maouâh; là, couchés, avec la tête regardant au sud. Les cendres ayant été recueillies, ainsi que les os, ces tristes restes sont étalés sur une couche de riz—probablement pour les rendre innoxieux—et on les porte en procession par les rues du village, devant la demeure des parents et amis. Le mort salue, est salué à chaque porte; on lui fait voir une dernière fois les arbres qu'il a plantés, les champs qu'il a cultivés; on le mène devant la garçonnière, où il a si souvent dansé. Chez les Ouraons, les ossements sont déposés sous une massive pierre qu'ombrage un tamarin; chez les Khérias du Tchota Nagpour, on les jette dans le fleuve qui les descendra dans la vallée qu'habitaient autrefois les ancêtres, avant qu'ils eussent été chassés par l'invasion arya.


C'est pour assurer le bonheur du défunt, et, plus précieusement encore, le repos des survivants, que la plupart des religions ont imaginé les rituels funéraires, qui bannissent l'âme en des espaces dont elle ne pourra plus sortir qu'à des époques fixées, où elle devra rentrer à des moments déterminés. Puisqu'elle traîne après elle des vapeurs délétères, et les miasmes empoisonnés du sépulcre, puisqu'elle souffle la fièvre et les pestilences, puisqu'elle infecte même ceux qu'elle avait chéris, l'âme ne peut trouver mal qu'on lui impose mainte quarantaine, mainte lustration, avant qu'on lui permette d'approcher les vivants, qui aspirent l'air par les narines et dont la poitrine est une fontaine de sang chaud.

Ce que les morts savent faire le mieux, c'est tuer. Par leur intermédiaire agissent les méchants sorciers, les maudits jeteurs de sorts. Les sorcières montent sur le toit des paillotes, y percent un trou, par lequel elles déroulent un fil, qui va toucher le corps de l'individu à maléficier. Par l'intermédiaire de ce fil, elles sucent le sang, font couler le poison dans l'estomac[381], débilitent les os. Si la vie, si la santé vous sont chères, ne vous laissez pas rencontrer par la femme morte en couches, laquelle hante sa pierre tumulaire. Vêtue d'une longue chemise blanche, elle a la figure noire et triste, le dos barbouillé de suie et les pieds retournés. Et gare au démon de l'épilepsie qui voltige au-dessus de Djeypour! Des flammes lui sortent de la bouche. A minuit, il se blottit dans un recoin obscur, ou perche sur l'arête d'un toit, prêt à fondre sur le malavisé qui vaguerait par les rues. Les tigres ont abondance de gibier dans la jungle; ils n'en sortiraient jamais pour déchirer bœuf ou chevreau, encore moins pour dévorer un homme, n'était qu'un dieu leur en donne commission expresse, ou qu'un sorcier rancuneux s'est fait nilipa, ou garou, en se glissant dans leur peau bigarrée.

[381] Shortt, Journal of the Ethnological Society.

Pour échapper à l'action malfaisante de ces esprits et de leurs compères, on s'adresse aux prêtres, médiums officiels entre le monde des vivants et celui des morts, sorciers eux-mêmes, mais pour le bon motif. Leurs offices étant reconnus indispensables, la communauté leur alloue l'usufruit du «champ des dieux». Leur existence pourrait sembler facile, n'était qu'elle se passe dans une retraite désagréable à plusieurs; n'était qu'elle interdit de prendre rang au noble jeu des batailles, ne permet pas de partager le repas des laïques, de manger la nourriture qu'auraient préparée des mains profanes. Les amateurs ne sont pas nombreux, bien que l'industrie sacerdotale soit parfaitement libre et ouverte à tous, tant à l'entrée qu'à la sortie—sauf cependant en ce qui concerne le culte du Soleil, qu'on veut héréditaire dans certaines familles. N'importe qui, a le droit de se consacrer au service de toutes les autres divinités, après l'apprentissage de rigueur. L'aspirant se retire dans la forêt, où il se «met en rapport» avec les divinités qui emplissent les fourrés, avec les divinités qui foisonnent dans les halliers. Il laisse croître sa barbe et sa chevelure; et, quand elles sont suffisamment longues et broussailleuses, il acquiert le don de divination. Mais il ne sera pas accepté comme prophète avant d'avoir prouvé qu'il sait prédire l'avenir, précaution fort raisonnable assurément. La divinité prend possession de sa personne en le faisant éternuer; il se démène comme le possédé qu'il prétend être, hurle et vocifère, déraisonne de la façon la plus orthodoxe. Quand le besoin s'en fait sentir, il va à la chasse des sorcières, les découvre et les dénonce, pour qu'on leur arrache les deux incisives de devant. Ce traitement les rendra impuissantes, incapables de prononcer leurs incantations avec la netteté voulue. Un débit imparfait irriterait le démon qui ferait retomber sur les maladroites le mal qu'elles invoquaient contre autrui. Les Arabes[382] avaient aussi connaissance de ce procédé simple et expéditif. Le prêtre, sorcier lui-même et antisorcier, selon les cas, calme la fureur des tigres, écarte la pestilence. Il trouve la pierre noire que hante la fièvre, l'arrose de sang, la dépose solennellement sous un certain arbre, l'enclot dans une plantation d'euphorbes.

[382] Chronique de Tabari.

Autres exploits: il ramasse les vieux balais, marmites ébréchées, gourdes fêlées et corbeilles mal en point, tous objets que hantent volontiers les esprits en rupture de ban; il les jette dans un endroit désert: au fond de la forêt, au bras d'un gibet, aux branches d'un arbre mort. Il les a enduits de sang ou d'eau-de-vie, et, quand les démons goulus se sont jetés sur l'appât, il les emprisonne dans une enceinte de poteaux auxquels il append des armes rouillées, clôture qu'ils n'oseront franchir[383].

[383] Dubois, Mœurs de l'Inde.

Au djanni appartient de propitier les quatorze patrons nationaux et les onze divinités locales, sans oublier les dryades, les nymphes des rivières et des fontaines, les faunes et sylvains. Il en est qui vivent sur terre, d'autres en dessous; ces derniers sortent par les fissures du sol, pour se montrer à leurs adorateurs, et pour picorer dans les blés: les épis vides ou torris ont été grugés par eux[384]. Sous un arbre exceptionnellement élevé habite le «Grand Père», ou Pitabaldi, assimilé à une pierre, que les fidèles viennent barbouiller de safran. Ce sont encore les djannis qui interprètent la volonté du Destin. Ils rendent des oracles en consultant les oscillations d'un pendule, ou encore en écrasant un œuf pour examiner les configurations du blanc et du jaune. Les Moundahs ont une sorte de Pâques, dans laquelle fête chacun s'amuse à heurter son œuf contre celui du passant. Ceci à l'imitation du grand Sing Bonga, qui avec un simple œuf de poule, cassa les globes de fer que lui opposaient ses rivaux, les Asours, dieux forgerons. Les œufs sont partout fatidiques. Les Ouraons en mangent avec recueillement sur l'emplacement de la hutte qu'ils vont construire, du village qu'ils vont fonder, emplacement qu'ils ont déjà rendu propice en y jetant du riz.

[384] Dalton, Macpherson.

Écarter les esprits malfaisants, pourvoir au bon augure, telles sont les occupations ordinaires du prêtre; les plus solennelles consistent à égorger les victimes dont le sang assouvira la soif des divinités, celle des mille et mille diablotins qui foisonnent dans la forêt et la campagne, dans l'air et les eaux, dans les creux de la terre. S'il paraît grand quand il saigne poules, chèvres et taureaux, il paraît sublime quand il immole des victimes humaines. Tuer des enfants, tuer des adultes, tuer des jeunes filles, fonction auguste.


Le sacrifice, sous ses diverses formes et acceptions multiples, le sacrifice est la doctrine fondamentale des religions. «Tuez! tuez!» Cette parole de l'évêque qui massacra Béziers, eût pu être inscrite aux frontons de certains édifices, méritant moins le nom de temple que celui d'abattoirs et échaudoirs. De la chair des hommes, de la viande des animaux, les Dieux ne pouvaient s'assouvir. La Terre tout particulièrement, Déméter, la vieille ogresse, se montrait affamée et altérée plus que tous autres Immortels. Cela s'explique. Avec sa large fécondité, avec ses procréations incessantes, la grande Mère Gigogne qui fait les existences foisonner, pulluler et grouiller jusque dans les dernières molécules de la matière, n'a jamais trop de sang à boire, trop de délicieux sang rouge. Le sang, élément plastique par excellence, principe constituant du lait nourricier et du sperme générateur, le sang passait pour être l'âme même des organismes. Mais il y a sang et sang, et le sang de l'homme était tenu pour le plus précieux de tous, le plus riche en force et en vitalité. L'eau passait pour s'être concentrée dans le sang et tout spécialement dans le sang humain qui, lui-même, se sublimait en sang divin. Le sang, disait-on, entretient la vie dans la nature entière, même dans les plantes et les esprits. Aux mânes, on versait du sang pour leur rendre l'intelligence et la sensibilité; on en servait aux Olympiens pour les tenir en vigueur et en santé; à la Terre, génératrice des moissons, pour la féconder. Ce sang, infaillible panacée, élixir de suprême efficacité, on tenait à honneur de le prodiguer, à gloire de le répandre sans mesure; on s'était accoutumé, il faut bien le dire, à le verser comme de l'eau.

Les Khonds, peuplade oubliée derrière ses remparts de forêts et marécages, ont conservé dans son intégrité primitive l'antique croyance, d'après laquelle la vertu la plus puissante est celle du sang donné sans regret ni répugnance. Ils croient qu'il n'est acte plus méritoire que de s'immoler pour le bénéfice de la communauté. Toutefois, ces dévouements ont toujours été rares, même chez un peuple brave parmi les braves, où l'individu sait, quand il le faut, mourir noblement et simplement. Le Khond, lui aussi, préfère sacrifier la vie des autres que la sienne; déjà ses concitoyens célèbrent sa générosité quand il achète des créatures humaines pour en régaler les Dieux. Qui voulait se rendre populaire et mériter la faveur céleste, annonçait qu'à tel jour il ferait égorger une ou plusieurs victimes. Des familles, des villages, des tribus se cotisaient pour donner à leurs saints, patrons et protecteurs, un large festin, magnifique autodafé. En théorie, on préférait les sujets mâles aux femelles, et plus beaux on les présentait, plus l'offrande avait de prix. Nombreuses étaient les divinités que flattait pareille attention, nombreux aussi les prétextes: occasions publiques ou privées, semailles, moissons, défrichements, longues pluies, sécheresses persistantes, épizooties; une femme qui demandait un fils, un enfant malade. Dans les calamités pressantes, il ne fallait rien épargner. Aux grandes tueries des anciens jours, ce n'était pas deux ou trois personnes qu'on sacrifiait, mais vingt, trente ou davantage. En prévision des besoins constants et des besoins accidentels, on reconnut la nécessité de s'approvisionner de sujets, de tenir un stock d'hosties sous la main du prêtre; il fallait que la divinité eût constamment du pain, beaucoup de pain sur la planche. Il y avait donc à se pourvoir de viande humaine sur pied. Cela pouvait paraître difficile.

«L'offre répond à la demande», enseigne Bastiat, auteur de brillantes variations sur le thème des Harmonies économiques. Un marché ne tarde pas à se créer où se manifeste un besoin. Les Dieux cannibales avaient faim, ils payaient, donc les pourvoyeurs se présentèrent: Harris, Gahingas, Dombogos et tout spécialement les Panous[385], population de tisserands et brocanteurs qui entoure les maîtres du sol et les exploite. En retour de la protection qu'ils lui accordent, elle sert les Khonds, et jusqu'à un certain point les domine. En effet, les Panous ont su se rendre indispensables. Ils manigancent les petites affaires, s'instituent conseillers, interprètes et intermédiaires, messagers publics et privés, sorciers ou djannis—on dirait des Juifs ou des Tsiganes au milieu de paysans magyars, serbes ou roumains. Ils font le commerce entre la montagne sauvage et la plaine civilisée, prennent produits et commandes; au bas pays ils portent des gâteaux de cire, des charges de safran, rapportent des bijoux, du sel, du fer et des enfants. Quelquefois ils ramenaient toute une caravane de petits êtres qu'ils avaient racolés auprès de pauvres gens qui, n'arrivant pas à nourrir leur famille, se prêtaient à échanger un mioche contre trois à quatre pièces d'argent. A Boustar, Djeypour, Kalahandi et autres lieux, les trafiquants en chair humaine s'abouchaient avec des brigands qui, se mettant en chasse, surprenaient une fillette ou un galopin le long des haies, le bâillonnaient, lui bandaient les yeux et l'emmenaient. Bonne affaire, quand les Panous trouvaient des femmes d'occasion, quelques malheureuses accusées de sorcellerie, et dont leurs concitoyens voulaient se défaire. Des frères ont vendu leurs sœurs. Les adultes se fussent payés très cher, sans les risques du transport. Il en était de cette boucherie humaine comme de celle des animaux: la viande grasse et jeune obtenait des prix plus avantageux que la maigre, la coriace ou pas encore faite. Le mâle adulte n'arrivait au marché qu'en des circonstances très exceptionnelles et on l'avait tarifé: un buffle, un bœuf de labour, une vache laitière, une chèvre, un vêtement de soie, un bassin de cuivre, un grand plat, un régime de bananes... en tout quarante articles, prix fixe, toujours identique[386].

[385] Panu, Panva, Panoua, Panové, Panovo.

[386] Arbuthnot. Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1837.

Aucune victime ne pouvait être sacrifiée, si son prix n'avait été intégralement soldé. Condition indispensable. La liturgie insistait sur le fait, qu'il n'y avait aucun péché à tuer l'homme, pourvu qu'il eut été acheté à deniers comptants. Il fallait prévenir toute réclamation, toute discussion. Des criminels, des prisonniers de guerre n'eussent rien valu, leur vie ne coûtant pas assez à sacrifier. Bien que les Khonds pratiquassent largement l'infanticide, ils ne donnaient ni ne vendaient aucune des filles qu'ils tuaient si facilement. Dès que le marchand avait touché ses arrhes, il était tenu de livrer à jour fixe les têtes stipulées, dût-il, pour parfaire le nombre, fournir celles de ses enfants. Même, il répondait envers la communauté des accidents ultérieurs. Si la victime échappait au supplice, on s'en prenait au vendeur; il fallait donc que le misérable fût chef de famille. Les contrats portaient qu'il était le père des sujets par lui vendus, formule qui parfois exprimait la stricte vérité, et qui nous renseigne sur le caractère primitif de l'institution.

«On raconte que des Khonds voyageaient avec un de ces honnêtes fournisseurs dans un district hostile au rite sanglant. Le brocanteur fut rencontré par un sien parent, désespéré que sa cousine—il l'aimait—eût été, par ce père sans entrailles, livrée au bourreau. Il marcha sur l'homme, lui cria:

«Te voilà, père qui vends ton propre sang!»—Et il lui cracha à la figure. Aussitôt intervinrent les Khonds, anxieux de consoler leur compagnon:

«Ne te fais pas de chagrin! Ce buffle d'homme ignore qu'en sacrifiant ton enfant, tu as été notre bienfaiteur, celui de l'entière humanité. Ne t'inquiète! Les Dieux essuyeront le crachat que ce malotru vient de plaquer contre ton visage[387]

[387] Macpherson.

Nous sommes porté à croire qu'à l'origine, les Panous étaient sous l'obligation de fournir aux maîtres du sol un tribut de têtes, tribut qui aurait été graduellement transformé en marché facultatif. Ainsi, tous les ans, les Tchoutias se faisaient remettre un certain nombre de victimes par une tribu voisine qui, affranchie de toute autre redevance, était appelée sar ou libre[388]. Autre exemple. Les Bhouyas du Bengale avaient jadis une espèce de roi qui brandissant son sabre, «le sabre de la dynastie», coupait le cou à un individu de la haute et noble famille des Kopat, laquelle, en dédommagement de cette triste corvée, tenait en fief un domaine considérable. Par la suite des temps, le cérémonial fut modifié: l'homme tombait sous l'épée qui faisait seulement mine de frapper, et, trois jours après, le prétendu décapité réapparaissait, se disant sorti du tombeau[389].

[388] Dalton.

[389] Dalton.

Nous disions que les Khonds tuaient leurs filles, mais ne les sacrifiaient pas. Ce dire, trop absolu, doit être rectifié et expliqué. Ils ne sacrifiaient pas leurs enfants, parce que les Panous livraient les leurs, mais si les Panous eussent fait défaut? Maint passage de la liturgie, maints articles de la dogmatique prouvent qu'alors ils eussent dû désaltérer la féroce déesse avec le sang de leur propre progéniture, même avec celui de leur aîné, comme faisaient jadis les adorateurs de Moloch, et tous ces Abraham qui égorgeaient leur Isaac. Sans doute, les parents n'offraient pas à Tari leur progéniture légitime, mais Tari se rattrapait sur l'illégitime. Nous savons qu'en Khondie les mariages étaient rares, vu le haut prix auquel on cotait les filles; mais les jeunes gens qui ne pouvaient épouser en justes noces, contractaient des unions temporaires, précisément avec les victimes désignées, avec les jeunes personnes qu'on avait achetées pour les immoler. Elles se savaient réservées à une mort cruelle, mais en attendant, pourquoi n'auraient-elles pas tiré le meilleur parti de leur vie, hélas! si courte? Plutôt que d'augmenter leur malheur par l'appréhension constante, ne valait-il pas mieux rire et s'amuser, chanter et danser, aimer et être aimées? Elles aussi avaient besoin de caresses et de doux passe-temps.—«Prenons, disaient-elles, un premier amant, et un second, s'il s'en présente; nous n'avons pas le temps de faire les difficiles.» A l'ombre des sanctuaires indigènes, la prostitution florissait, comme dans les temples brahmaniques, où nichent toujours hiérodules et bayadères. La pauvre créature ne demandait qu'à devenir enceinte, auquel cas elle était épargnée, au moins jusqu'à ce qu'elle eût accouché et fini d'allaiter. Après la première parturition, tant mieux si elle en avait une deuxième, puis une troisième; le répit pouvait durer indéfiniment... Souvent les affections se faisaient tendres et profondes. Malgré le glaive toujours suspendu sur la tête, nombreuses étaient les unions dans lesquelles on s'aimait; sur le bord du précipice on regardait à la dérobée le béant abîme. Souvent, on achetait des malheureuses dont on faisait des filles de joie—hélas! quelle joie!—dans l'intention avouée de les tuer devant la Pennou, quand elles seraient devenues trop vieilles. Plus d'une fut immolée avec l'enfant qu'elle tenait dans ses bras. Mère, fils et filles, tous y passaient.

Il eût été cruel aux pères de concourir à l'égorgement de leurs enfants. Le cannibalisme lui-même a ses accès d'humanité. La règle, aux villages, était d'échanger les poussiahs; c'est ainsi qu'on nommait la progéniture mal chanceuse. Un djanni se présentait, emmenait les innocents, comme le boucher emporte les veaux dans sa carriole... Tout se passait convenablement. Pensez-vous que les Khonds ignorassent les égards dus à la bienséance publique, aux sympathies personnelles, à la commisération individuelle?

En se fournissant au dehors de victimes, et en expédiant plus loin les enfants qu'on avait vus naître, on avait l'avantage que leur immolation inspirait moindre pitié. Non que jusqu'à leur triste fin on fût dur à leur égard, et qu'on les traitât avec rigueur; tout au contraire. Les poussiahs étaient les favoris de tous, les enfants privilégiés de la communauté, aux frais de laquelle ils étaient habillés et nourris, nourris même d'aliments de choix, car on tenait à ce qu'ils fussent gentils, bien venus, doués d'un agréable embonpoint; d'ordinaire, ils entraient dans les familles notables, qui considéraient comme une prérogative et une source de prospérité le fait de les héberger. Manger au même plat qu'eux maintenait en santé ou guérissait les maladies[390]. Donc, ils partageaient la couche, les travaux et les jeux des compagnons de leur âge, et, si on ne leur cachait pas le sort qui les attendait, on les berçait de l'espoir qu'ils ne seraient sacrifiés que sur le tard, qu'on les aimait trop pour ne pas les garder en dernier. Devenaient-ils adultes, il n'y avait femme ou fille qui ne fût fière de leurs faveurs. On encourageait spécialement les relations entre ces esclaves des deux sexes, car le produit de leurs unions appartenait à la sanglante déesse; leur fécondité assurait la perpétuité des sacrifices. D'ailleurs, on eût mal fertilisé la terre avec la chair bréhaigne.

[390] Campbell.


Dix à douze jours avant la grande cérémonie, les patriciens et notables villageois se baignaient, se purifiaient suivant les rites. Au bosquet sacré, arbres majestueux, laissés debout de la forêt primitive, refuge des nymphes bocagères, dryades et hamadryades, ils notifiaient à la déesse de se tenir prête, que la fête se préparait.

Les trois premiers jours se passaient en orgies qu'on nous dit avoir été indescriptibles, et dans lesquelles figuraient parfois des femmes accoutrées en hommes et armées en guerriers. La grande épouse du Dieu Soleil, il fallait secouer ses sens torpides, susciter sa fécondité endormie, irriter ses désirs par des spectacles naïvement lubriques. Tumultes de cris et de chants. Tambourins, tartevelles et cornemuses faisaient rage, les échos se répondaient de colline en colline. La jeunesse gigotait et se trémoussait et, tout en dansant, les filles raclaient le sol du talon, le palpaient de doigts caressants: «Éveille-toi, éveille-toi, Terre, notre amie!» De même aux fêtes des semailles, les Latins invoquaient Ops Consiva, tout en grattant la terre avec les ongles[391].—Chacun s'est fait brave, y a été de son vermillon. La cuivraille de reluire, et la ferraille de tintinner. Les chasseurs paradent avec leurs peaux d'ours ou de tigre, s'emplument comme un coq des jungles, comme un faisan des bosquets. Et zélateurs et zélatrices d'agiter leurs balais et leurs thyrses à plumes, simulant ainsi des volées de paons. La misérable héroïne a été lavée à grande eau, on l'a fait jeûner pour qu'elle soit pure à l'intérieur comme à l'extérieur; elle est habillée de neuf. En procession solennelle on la conduit de porte en porte, puis on la mène dans la forêt sombre, demeure de la déesse. Sous les guirlandes de vertes frondaisons, le prêtre la lie par des cordes à un mai fleuri, haut de dix à douze mètres, surmonté d'une figure de paon.

[391] Lasaulx.

Ici, le paon, roi de la fête agricole, représente évidemment le Soleil. Autant de soleils que d'yeux d'or sur l'éventail. Le trône sur lequel s'asseyait le Grand Mogol figurait un paon déployant ses gemmes resplendissantes:

Que reviennent les beaux jours de Delhi! Bénis le siège d'or que le paon illuminait de ses pierreries[392]!

[392] Chanson ourdoue.

Le siège royal du Birma représente un paon, et aussi un lièvre, symbole marquant la double descendance solaire et lunaire; l'étendard de la dynastie porte paon volant sur champ d'argent[393]. Le sorcier Garro ne s'engagerait dans aucun rit religieux avant d'avoir chaussé des sandales et fiché dans sa chevelure des plumes de paon. Les Khonds jurent par les pennes de cet oiseau, jurent aussi par le tigre et le termite. L'éléphant, autre symbole du Soleil, en tant qu'époux de Déméter, l'éléphant devant lequel les femmes s'inclinent; elles barbouillent ses tempes de vermillon, font marcher leurs enfants dans les traces de ses pas; il n'est donc pas étonnant que l'image du roi des forêts orne souvent le poteau des sacrifices. Il arrive encore qu'un second pieu est érigé en l'honneur de la déesse, représentée alors par trois pierres au milieu desquelles on enterre un paon de cuivre.

[393] Yule, Awa.

Revenons à la victime. Elle a été couronnée de fleurs, ointe d'huile et de beurre fondu, on l'a fardée avec du safran jaune, couleur des esprits lumineux et des esprits célestes, on se prosterne devant elle et on l'adore. On l'adore pour en faire une autre Tari. Car, dans la conception vraiment orthodoxe du sacrifice, l'hostie, qu'elle soit homme, femme ou vierge, agneau ou génisse, coq ou colombe, représente la divinité elle-même. C'est pour cela que les Mexicains l'habillaient dans toute la pompe des vêtements et attributs de l'Immortel qu'elle avait à personnifier. Exécutions piètres et mesquines que celles de pauvres esclaves, de malfaiteurs détestables, mais immolations glorieuses que celle d'un Dieu, d'une déesse, et combien mirifiques les vertus de leur sang répandu!

Tari, dit la légende khonde, avait en l'intention de subir chaque fois le sacrifice en sa personne. Elle voulait faire comme le grand roi Vikramajit[394], qui,—plus fort que messire saint Denis, et même que le béat saint Oriel[395],—chaque soir, coupait lui-même sa propre tête et la portait en offrande aux Dévi[396]. Mais les adorateurs de la déesse virent la difficulté du système et l'assurèrent qu'il suffirait qu'elle se fît égorger par délégation. Tari voulut bien se rendre aux raisons qu'on lui donnait. Elle accepta la théorie qui depuis a force de dogme: les Dieux ne demandent qu'à être immolés au profit de l'humanité, mais ils ont souvent autre chose à faire, et peuvent n'être pas disposés pour le quart d'heure. S'ils n'interviennent en personne, ils interviendront par substitut, s'incarneront en des mériahs ou intermédiaires[397]. Le mériah sera le plénipotentiaire du Dieu, son fondé de pouvoir et son autre lui-même[398].

[394] Sherwill, The Rajmahal Hills, Journal of the Asiatic Society, 1851.

[395] Frodoard, Histoire de l'Église de Reims.

[396] Yule, Marco Polo.

[397] Quelques indianistes, expliquant le mot de mériah par celui de médiation, rappellent que le nom des miris du Bengale, messagers ou commissionnaires, signifie entremetteurs.

[398] Tim., II, 5.—Hébr., IX, 15.

Sur cette donnée, les Khonds et congénères érigent la victime en divinité, la flattent, vantent sa beauté, chantent ses louanges, dansent autour. A la nuit tombante ils se précipitent pour la toucher—la malheureuse porte bonheur!—En un clin d'œil, ils la dépouillent de ses vêtements, les mettent en lambeaux en se les disputant; ils parfument leurs mains dans sa chevelure, raclent ses cosmétiques, sollicitent un crachat qu'ils s'étendront soigneusement sur la figure[399]. Puis la multitude se retire, laissant la nouvelle déesse solidement attachée au poteau, son trône et sa colonne de gloire; l'abandonne affamée, palpitante, nue, dans le froid de la nuit, au milieu des terreurs de la forêt, attendant l'horrible tragédie du lendemain. Quelle veillée! La nouvelle fille des Dieux est censée en conversation intime avec la grande Tari, devenue sa mère et patronne. Que disent à la pauvrette l'immense solitude et l'effrayant silence coupé par le miaulement du tigre, le glapissement des fauves et par les voix mystérieuses de la forêt, proférant des mots inconnus? Que répond-elle aux astres éternels qui la contemplent de leur regard fixe, aux étoiles scintillantes qui lui font signe: Demain, tu seras des nôtres?

[399] Ricketts.

Au matin, tout le village revient pour en finir. Musique et tintamarre, fifres, gongs et clochettes, cris et hurlements assourdissants. On s'emplit de bruit et de tapage comme jadis Bacchants et Bacchantes; comme aux mystères d'Éleusis «on mange du tambourin, on boit de la cymbale». Car il est des choses auxquelles on ne se résoudrait jamais, n'était qu'on a noyé sa raison dans l'ivresse, émoussé toute sensibilité dans une excitation désordonnée; n'était que chacun veut dire: «Je n'y suis pour rien!» Alors la foule est seule responsable, c'est-à-dire personne. L'axiome, «le tout, somme de ses parties», ne s'applique pas aux multitudes.

Quoi qu'il en soit, on entoure la pauvre fille, on la plaint, on se souvient comment hier encore on la traitait en favorite, compagne de tous les jeux; on se rappelle les mots, les reparties, les traits touchants de celle qui supplie et se débat dans ses liens: «Voyez comme elle pleure! Aurez-vous le courage de la tuer? Comme elle était gaie, aimait à rire, aimait à chanter! Tu sais qu'elle était la bonne amie de ton garçon? Elle a pensé te donner un petit-fils.» Plus d'un brave père de famille, qui serait désolé que l'infortunée en réchappât, larmoie et s'apitoie autant ou plus fort que les autres; il y gagne de verser des larmes exquises de douceur, d'en faire verser aux bonnes âmes; bien plus, de faire sangloter la mériah: heureux présage! On ne nous dit point que victime liée au poteau ait jamais été délivrée. L'instinct du drame nous est inné, les plus brutaux et grossiers ont, par intervalles, le besoin de s'apitoyer, irrécusable preuve qu'ils sont charitables et sensibles. Et puis, l'infortunée est déjà déesse, il ne faut pas l'oublier. Si elle fond en pleurs, les nuages répandront sur les campagnes des pluies bienfaisantes; son sein, se gonflant de soupirs et s'agitant en sanglots, communique la vie aux semences, la fertilité au sol.

Quand l'émotion est au comble, l'officiant fait signe; la multitude se calme, se range en bon ordre à l'entour. L'esprit divin envahit le prêtre et l'inspire, lui fait raconter l'origine de l'institution sacrée:

«Au commencement, la Terre, masse informe de boue, n'aurait point supporté la demeure d'un homme, ni même son poids; dans ce limon délayé et toujours mouvant, ni arbre ni herbe ne prenait racine.

«Alors Dieu dit: Répandez du sang humain devant ma face!» Et l'on sacrifia un enfant devant lui... Tombant sur le sol, les gouttes sanglantes fixèrent le terrain et le consolidèrent.»

Cette croyance est assez générale. On sait plusieurs rajahs de l'Inde qui répandaient du sang humain sur les fondements des édifices publics, mais l'illustre Chah Djihan se contenta d'égorger des animaux sur la première pierre de Delhi[400]. La Birmanie branlait sous les pieds, jusqu'à ce que Rani Attah l'eût consolidée par un sacrifice. Idée connexe: Érin, l'Ile Sainte, émergeait chaque septième année, puis rentrait sous l'eau, mais un ange la fixa en jetant sur elle un morceau de fer[401]. Les deux roches qui devaient porter Tyr flottaient à l'aventure, jusqu'à ce qu'on les eût aspergées de sang:

[400] Rajendralala Mitra, Indo Aryans.

[401] Sepp, Heidenthum und Christenthum.

«Sous les libations du sang sacré, les collines errantes s'enracinèrent dans les vagues, et, sur les rochers, désormais inébranlables, les fils de la Terre élevèrent Tyr, la cité au large sein[402]

[402] Nonnos, Dionysiaques.

Les Nègres, eux aussi, avaient fait la même découverte. Sur la place que devait occuper son palais, le Grand Djagga fit décapiter un homme; à travers le sang qui jaillissait, il marcha vers les points cardinaux, puis donna le premier coup de pioche[403].

[403] Bastian, San Salvador.

Sans doute, cette croyance avait été fondée sur l'observation plus ou moins nette que, en zoologie, la formation du squelette résistant coïncide généralement avec l'apparition du sang rouge, dont on avait remarqué les propriétés agglutinantes. On avait conclu que le sang aspergé donne consistance aux boues et aussi à la chair, autre limon. Le sang coûtait si peu jadis!... Mais revenons à notre texte[404]:

[404] Plusieurs textes de rédaction légèrement différente ont été reproduits ci-après, sous une forme quelque peu condensée.

«Et par les vertus du sang répandu, commencèrent les semences à germer, les plantes à croître, les animaux à se propager.

«Et Dieu ordonna que, pour maintenir la Terre ferme et solide, elle fût arrosée de sang à chaque saison nouvelle. Ce qu'ont fait toutes les générations qui nous ont précédés.

«Assise sur une pierre, un jour Tari mangeait des pommes. Voilà qu'en les pelant, la déesse se coupa le doigt et le sang tomba sur le sol, humecta le terrain aride. Et tout aussitôt, de chaque goutte, de chaque gouttelette poussèrent des plants de riz, et la campagne se prit à fleurir[405].

[405] Des fleurs jaillirent de la blessure faite à Odin par un sanglier. Ainsi les roses surgirent du sang de Vénus, quand elle se piqua aux ronces, en courant vers Adonis qui se mourait. Et au même endroit, la Mère de Grâce, Notre Dame marchant sur le rocher, se coupa au talon, et laissa derrière elle une traînée de ces fleurs qu'on a, depuis, appelées les «Roses de Jéricho». Sepp, Heidenthum und Christenthum.

«Tari considéra le riz si dru, le riz si verdoyant. Elle comprit combien étaient grandes les vertus du sang. Si quelques gouttes seulement avaient fait cette abondance, quelle fertilité ne découlerait pas de ses veines largement ouvertes! Tari pensa donc à s'offrir en sacrifice. Tari se présenta, tendit le front au couteau, disant: Me voici, je suis la mériah, je viens pour être immolée[406].

[406] Cfr. Hébr. X, 7; IX 11, etc.

«Les Dieux et les hommes répondirent: Tu dis bien, tu fais bien, ô Tari Pennou! Mais si nous t'immolons une fois pour toutes, la vertu de ton sacrifice irait s'affaiblissant de jour en jour. Il vaut mieux te sacrifier tous les ans et chaque fois qu'on en aura besoin.

«C'est pourquoi, ô Pennou, tu entreras dans le corps des mériahs à la saison des semailles, ou quand les mauvais esprits désoleront la terre, souffleront les vents empoisonnés de la sécheresse, les miasmes de l'aridité, de la pestilence. Tu seras alors sacrifiée pour le bien de tous.

«Et la chose fut agréée entre Tari, les Dieux et les hommes. Depuis, ô Khonds, il en fut toujours ainsi.

«Pourquoi donc, peuple, te lamentes-tu? Et toi, mériah, pourquoi crier, pourquoi sangloter? Ce n'est pas ta faute ni la nôtre, ni celle des parents qui t'ont vendue. Tu as été achetée, tu as été payée. Nos sueurs et notre travail ont acquis ta personne, nous n'avons donc point péché contre toi. Il faut un sacrifice—toi, lui, elle, qu'importe? Le sort est tombé sur toi, le Destin a prononcé. Quand, lasse et épuisée, la Terre doit porter des moissons nouvelles, comment lui rendre la force, sinon avec du sang? Donne le tien, donne-le, comme Pennou donna le sien, sans hésiter!»

Ouvrons une parenthèse. Soit que les aborigènes aient emprunté aux Indous cette partie de leur culte, soit que les deux religions aient même nature et même origine, il est incontestable que la théorie khonde du sacrifice est identique à celle que développe le Bhagavat-Gita:

«En même temps que l'homme, le Créateur créa le sacrifice, disant: C'est par la vertu du sacrifice que vous vous propagerez. Hommes, le sacrifice sera votre vache d'abondance. Par lui, vous ferez vivre les Dieux, et les Dieux vous feront vivre. Et vous faisant ainsi vivre les uns les autres, vous jouirez d'une heureuse existence. Mais qui mange, sans faire part aux Immortels de la nourriture qu'ils ont fait surgir, n'est autre qu'un voleur. Ceux qui sont honnêtes et probes pensent aux Dieux d'abord, à eux-mêmes ensuite. A ne se soucier que du ventre, on avale le péché. Il n'est de vie que celle qui provient des aliments, lesquels dérivent de la pluie causée par le sacrifice.»

Brahma est «l'impérissable sacrifice»; Indra, Soma, Hari, et les autres Dieux s'incarnèrent en animaux[407], à la seule fin de se faire immoler. Pourousha, l'Être universel, se fit égorger par les Immortels, et de sa substance naquirent les oiseaux de l'air, les animaux sauvages et domestiques, les offrandes de beurre et de caillé[408]. Le monde, déclaraient les Richis, est une série de sacrifices se muant en d'autres sacrifices. Les arrêter, ce serait suspendre la vie de la Nature[409]. Siva, auquel les Tipperahs du Bengale passent pour avoir sacrifié jusqu'à mille victimes humaines, par an, disait aux brahmanes: «C'est moi qui suis la véritable hostie; c'est moi que vous égorgez sur mes autels.»

[407] Vastou-Yaga.

[408] Le Brahma karma.

[409] Wilson's Vishnu Surana.

Et la religion hindoue s'accorde avec toutes les religions qui ont eu conscience d'elles-mêmes. Quetzalcoatl,—si l'espace le permettait, nous pourrions commenter les multiples et étonnantes ressemblances entre la symbolique des sacrifices mexicains et celle des mériahs,—Quetzalcoatl se piqua aux coudes et aux doigts pour en tirer du sang qu'il offrit sur son propre autel. Pendant neuf jours et neuf nuits, le dieu Scandinave Odin fut, en l'honneur d'Odin, pendu à l'arbre secoué par les vents:

«Je sais avoir été pendu à l'arbre secoué par les vents pendant neuf longues nuits. Une lance m'avait transpercé: j'étais voué à Odin, moi-même à moi-même[410]

[410] Edda, Odin's Runenlied.

Encore aujourd'hui, le prophète Élie, invisible sur le mont Morijah, continue à faire fumer des holocaustes en bonne odeur à l'Éternel. «Car n'était le sacrifice perpétuel, le monde ne pourrait subsister», disent les rabbins[411]. Philon de Byblos rapporte le mythe de Bélus l'ancien, immolant son file Bélus le jeune[412]. Bélus, sacrifiant Bélus, se faisait le précurseur de l'Éternel Jéhovah. Mais reprenons le fil de notre liturgie:

[411] Eisenmenger.

[412] Vastou-Yaga.

«Tons les vivants souffrent, et tu voudrais, toi, être exempte de la douleur commune? Sache qu'il faut du sang pour faire vivre le monde et les Dieux, du sang pour maintenir la création entière et perpétuer l'espèce. N'était le sang répandu, ni peuples, ni nations, ni royaumes ne conserveraient l'existence. Ton sang versé, ô mériah, étanchera la soif de la Terre, qui s'animera d'une vigueur nouvelle.

«En toi, la Pennou renaît pour souffrir, mais, déesse à ton tour, tu renaîtras dans sa gloire. Alors, mériah, souviens-toi de ton peuple khond, souviens-toi du village où nous t'avons élevée, où nous avons eu soin de toi!

«O Tari mériah! délivre-nous du tigre, délivre-nous du serpent! O Pennou mériah! donne ce que notre âme désire!»

Et chacun d'exprimer alors ce qui lui tient le plus à cœur. Les invocations ne sont pas terminées, que le djanni saisit sa hache et s'approche de la mériah. Il ne faut pas qu'elle meure dans ses liens, puisqu'elle meurt volontairement et de son plein gré, dit-on. Il la détache du poteau, la stupéfie en lui faisant avaler une potion d'opium et de datura, puis, du revers de la hache, lui casse coudes et genoux.[413]

[413] Tiele, Histoire des religions anciennes.


Sensiblement le même quant au fond, le rituel variait quant aux détails de l'exécution. La plupart des cantons avaient leur méthode particulière. La Divinité fêtée portait différents noms. Les uns invoquaient la Terre et les autres le Soleil, et dans ce dernier cas on immolait au moins trois hommes placés en ligne de l'est à l'ouest. On lapidait, on assommait à coups de casse-tête ou de lourds anneaux de fer achetés exprès; on étranglait, on écrasait entre deux planches. On noyait dans une mare de la jungle ou dans un baquet qu'emplissait du sang de porcs. Il y en avait pour tous les goûts. Ici, on administrait un narcotique à haute dose, pour abréger les souffrances; là, tout au contraire, on les voulait augmenter, prétendant que le sacrifice serait d'autant plus efficace qu'il avait été plus douloureux. Parfois la victime était rôtie à petit feu, supplice choisi comme cruel entre tous; parfois elle était expédiée en un seul coup au cœur, et, dans la poitrine béante, le prêtre plongeait un marmouset de bois, le gorgeait de sang. Ailleurs, la mériah était attachée au poteau par les cheveux, quatre hommes écartaient ses jambes, étendaient ses bras en croix et le djanni la décollait. Ou bien, la saisissant par les quatre membres, ils la tenaient horizontalement, le visage tourné vers le sol; le prêtre prononçait une courte prière, tranchait la nuque qui s'égouttait dans un trou; le sang s'épanchait à flots dans la déesse chthonique. D'autres employaient un procédé plus compliqué: pour faire tomber la victime, tête baissée, dans la fosse, ils la suspendaient, sur le vide, par les talons et le cou. Afin de ne pas être étranglée, instinctivement, elle se retenait par les mains aux côtés de la tranchée, et le prêtre, avec la serpette, de la taillader aux chevilles, aux cuisses et dans le dos; au septième coup, il la décapitait. La chose faite, il fichait au poteau le fer rouge et gluant, l'y laissait jusqu'au prochain sacrifice. Après la troisième exécution, la lame avait bien mérité; on venait en grande pompe la détacher, lui donner ses invalides dans un temple. Autre méthode: le djanni forçait la tête du patient dans un bambou fendu, dont un assistant serrait les moitiés avec une corde. La foule n'attendait que le moment; avec des cris d'ivresse et des rugissements de fauve, elle sautait à la curée, et chacun de travailler des ongles et du couteau; tous arrachaient un lambeau de chair palpitante, tous dépeçaient et déchiquetaient.

L'emploi du coutelas, observons-nous, témoigne encore d'un certain adoucissement de mœurs, car maintes hosties étaient déchirées à belles dents: témoin le chevreau qu'on lacérait vivant aux mystères de Bacchus Zagreus. Tout anciennement, c'était un homme qu'on mettait en lambeaux sur l'autel de Dionysos Omostès, Dionysos le Mange-Cru[414].

[414] Plutarque, Vita Themist., XIII; Pelopon. XXI.—Clemens, Cohortationes ad gentes.

Tari, digne cousine de Moloch et «autres dieux de sang» n'est point la seule de son espèce parmi les divinités khondes. A une foule d'autres génies, aériens, terrestres, souterrains, il faut du sang, beaucoup de sang. Si on ne les en gorge, le sol restera aride et infertile; ni la pluie ni le soleil ne viendront en leur temps.

Les Celtes, nos ancêtres, avaient aussi leurs mériahs; ils achetaient des esclaves qu'ils traitaient largement, et, l'année révolue, ils les conduisaient en grande pompe au sacrifice.—Tous les douze mois, la tribu scythe des Albanes engraissait une hétaïre pour la tuer à coups de lance devant l'autel d'Artémis[415].—Au retour de saison, des hiérodules, qu'on avait nourries d'aliments exquis étaient sacrifiées à la déesse syrienne.—«Les Esprits de la Terre sont altérés de sang», disait Athénagore.—Aux Thargélies, les Athéniens ornaient splendidement un homme et une femme qu'ils avaient entretenus aux frais de l'État, les conduisaient en procession et les brûlaient à l'entrée de la campagne.—Aux fêtes de Patræ, en Achaïe, on jetait des animaux sauvages dans un bûcher flambant;—chez les Tyriens, des brebis et des chèvres; le culte de Déméter et celui de Moloch versaient l'un dans l'autre:

[415] Strabon.

Mos fuit in populis, quos condidit advena Dido,
Poscere cæde Deos veniam, ac flagrantibus aris,
Infandum dictu, parvos imponere natos;
Urna reducebat miserandos annua casus[416]!

[416] Cf. les relation de Thomas Herbert; Paul Lucas, Voyage au Levant; Pietro della Valle, Viaggi.

Passons sur les horreurs de Carthage répétées à Upsala par les Scandinaves, à Rügen et Romova par les anciens Slaves. Jusqu'à ces derniers temps, les Ispahanais célébraient la «Fête du Chameau», ou «du Sacrifice d'Abraham», notons la synonymie. Le grand-prêtre de la Mecque envoyait un sien fils adoptif, montant un chameau bénit. Cet animal était promené en grande pompe par la ville; à un moment donné, le roi décochait une flèche contre ses flancs. En un clin d'œil, la pauvre bête était abattue, hachée, chapelée, déchiquetée, emportée et distribuée au loin, chacun en voulait, ne fût-ce que le plus mince des fragments, pour le mettre dans une grande marmite de riz[417]. Les Ghiliaks[418], les Aïnos aussi, adoptaient un ourson, le caressaient, le dorlottaient, le traitaient en enfant gâté, jusqu'au jour où ils s'en disputaient les morceaux. Les nègres contemporains ne croient pas acheter trop cher les minces succès de leur agriculture en empalant ou en coupant le cou à des jeunes filles superbement parées; persuadés qu'il faut du sang pour appeler la pluie[419]. Même dogme professé par les Peaux-Rouges. Ainsi, les Paunies tuaient une captive des Sioux en lui infligeant d'horribles souffrances, et de son sang aspergeaient les champs de fèves et de citrouilles[420].—Les Loups immolaient une vierge au Génie du maïs[421].—Au Mexique et au Nicaragua, la victime, avant d'être égorgée, recevait des honneurs plus que royaux, car on voulait qu'elle représentât la divinité, se faisant immoler pour le bien de tous. On ne nous dit point que sa chair fût enterrée dans les champs, mais le cœur, fontaine de sang, était le revenant-bon des chefs et des prêtres[422]. Ces exemples pourront suffire.

[417] Silius Italicus, Punica.

[418] Deniker.

[419] Adams, Cf. le veau des Ahrifa d'Alger.

[420] Bancroft, The Native Races of America.—P. de Smet, Annales de la Propagation de la Foi, 1843.

[421] James.

[422] Adolf Bastian, Der Mensch in der Geschichte. Lagos.


De la mériah tailladée et mise en pièces, les djannis ne laissent que les entrailles et la tête, encore celle-ci est-elle le plus souvent dépouillée des cheveux. Les oiseaux, les chacals n'ont pas longtemps à ronger, car, dès le lendemain, entrailles, crâne et squelette sont brûlés en même temps qu'un bélier. Soigneusement recueillie, et non sans solennité, la cendre est ensuite confiée aux vents pour qu'ils la disséminent dans les campagnes; en quelques endroits, on la mélange aux grains et semences qu'on veut soustraire aux attaques des insectes. Cette cendre[423] possède toutes les propriétés de la chair vivante, toutes les vertus du sang qui donne au riz, au blé, au millet la faculté d'entretenir la vie, de la nourrir. N'était son action, l'indigo ne pourrait acquérir sa belle couleur bleue, le camphre ne se déposerait pas dans la tige du camphrier[424]. N'était qu'on en a barbouillé le seuil, les maisons et les greniers seraient envahis par les esprits de la fièvre, de la pestilence et de la famine[425].

[423] Cf. Hébreux, IX, 13.—Nombres, XIX, 9.

[424] Ibn Batoutah.

[425] Cf. Exode, XII, 13.

Les débris de la victime, les meurtriers se les disputent, pour les enterrer au plus tôt dans leur jardin, ou les suspendre à une perche au-dessus du ruisseau qui arrose leur champ. Au plus tôt, car, dès le soleil couché, la viande victimale a perdu son efficacité. Les villages qui concourent au sacrifice organisent des relais, font merveilles de célérité. Qu'un cultivateur enterre en son enclos le cadavre entier ou le bout du petit doigt, n'importe, l'effet est le même. Sur ce dogme fondamental, la théologie djanni se rencontre avec la chrétienne. La chair divine opère qualitativement et non quantitativement; elle agit par sa nature et non par son volume; ce n'est point un fumier à étendre par charretées, mais un point lumineux qui rayonne au loin. Chthonisme ou catholicisme, le mystère se formule en termes identiques: l'Être suprême s'incarne pour communiquer la substance au fidèle qui le mange. Tari transmet au sol sa fécondité par l'intermédiaire de la mériah. L'action de la chair divinisée s'arrête aux bornes de la propriété bénite et n'en dépasse jamais les limites. Aux dévots du Christ, la faculté est déniée de communier par procuration. De même, pour féconder ses sillons par un filament de chair sanctifiée, le propriétaire khond ne pouvait se faire suppléer par aucun voisin ou ami. Le premier à frapper la Tari incarnée, le premier à ouvrir la veine fécondante, à trancher dans les muscles qui contiennent la vie, s'empare de la bouchée exquise, du morceau suprême. Il n'est cultivateur qui ne désire être servi avant les autres, mais tous ne se risquent pas au dangereux privilège[426]. Il faut savoir que le premier à donner du couteau est comme magnétisé par le divin contact. Si on le tuait immédiatement, son corps communiquerait aussi la fertilité aux campagnes. En conséquence, chaque village fait choix d'un champion adroit et robuste, enveloppé de toile en plusieurs tours, mis ainsi à l'épreuve du fer. Tandis qu'il s'efforce à piquer le premier dans la mériah, ses amis veillent à ce que lui-même ne reçoive pas de mauvais coups.

[426] Peggs.

Un sang doué de si précieuses qualités, il semblerait que les Khonds devraient être jaloux de l'ingurgiter eux-mêmes, plutôt que d'en asperger leurs champs. Ainsi, les Komis de l'Arracan, criblent de flèches un taureau attaché à un pieu; hommes, femmes et enfants sucent le sang qui coule des blessures[427]. Mais, dans l'espèce, le sentiment a eu raison de la logique, et les Khonds veulent bien se contenter du sang des brebis ou des buffles égorgés au nom de Tari, pour guérir diverses maladies, telles que la démence et la possession. Quand ils en appellent aux ordalies, ou jugements de Dieu, du riz est trempé dans ce sang, et le parjure qui en goûte tombe, tué raide par la déesse.

[427] O'Donnell, Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1865.


Longtemps les civilisés des alentours ne connurent les rites sanglants que par de vagues rumeurs. En 1836 seulement, Russell, témoin de ces atrocités, en informa officiellement le Directoire de la Compagnie des Indes. Mais comment abolir la monstrueuse coutume?

A l'origine, les habitants de la plaine immolaient, eux aussi, des mériahs aux divinités agricoles; mais la civilisation qui remontait le cours des fleuves, lentement refoula la cruelle pratique. Les Khonds du midi l'ayant déjà abandonnée au commencement du siècle, le haut pays restait inébranlable dans son orthodoxie. Les deux camps arboraient chacun l'étendard d'un membre du couple divin. Les abolitionnistes tenaient pour Boura, le Soleil, Créateur suprême, qu'ils disaient être en délicatesse avec son épouse et même avec le sexe féminin tout entier, qui aurait introduit dans le monde le mal et le péché. Les conservateurs, au contraire, prenaient parti pour la Terre, Mère universelle, professaient que l'effusion du sang mériah, nécessaire à la consolidation du corps politique, motivait l'agrégation en tribus, même l'existence des nations étrangères et de toute société humaine. La discussion s'échauffant, la rivalité s'accentuant, les congénères méridionaux prirent en abomination la coutume de leurs ancêtres. Qui avait assisté à l'une de ces tueries, passait pour contaminé par les effluves sanguins; aurait mis sa vie en danger, s'il se fût montré avant sept jours révolus. Les Solariens, fanatiques de Boura, n'eussent pas donné un coup de bêche pendant les cinq à six jours qui précèdent la pleine lune de décembre, époque à laquelle les Démétriens enterraient la chair mériah. Même ils établissaient des sentinelles sur la frontière, pour empêcher qu'un ennemi ne souillât leur sol en y apportant un fragment de cette substance vireuse. Le dieu Soleil n'aurait pas pardonné cette désécration du pays qu'il avait fait sien, se serait vengé par de terribles fléaux. Éventualité non moins dangereuse: les démons et divinités inférieures prenaient goût à cette nourriture, n'en voulaient plus d'autre:

«Nous avons, à Cattingya, une jungle très giboyeuse par les efflorescences salines dont tous les animaux se montrent friands. Voilà que, pour nous faire pièce, une tribu rivale y enfouit une charogne... Depuis, il n'y a plus eu de venaison que pour les chasseurs de Gourdapour, tandis que nous autres de Cattingya revenons toujours bredouille. Pourquoi? Parce que les démons favorisent ceux qui les ont mis en appétit de chair humaine!»

Là aussi fallait-il dire: «Laissez faire, laissez passer»? Fallait-il attendre que la civilisation croissante qui avait déjà supprimé les mériahs du Midi, les supprimât aussi dans le Nord? Il eût fallu patienter pendant des siècles, tout au moins pendant deux ou trois générations. Le gouvernement anglais, qui intervient directement pour tant de choses moins importantes, comprit qu'il devait agir en souverain. Interdire les sacrifices humains par ordre motivé, rien de plus facile en théorie. Mais on ne tarda pas à reconnaître que, pour avoir le dernier mot, la Compagnie aurait dû briser l'organisation civile et politique, détruire peut-être une partie de la nation; en tout cas, s'engager en une série de massacres et d'exécutions sommaires dont il était difficile de prévoir la fin. Le remède eût été pire que le mal. Le Conseil des Indes tâtonna quelque temps. Le premier acte systématique, inspiré par Macpherson, fut de reconnaître officiellement l'existence de ces tribus éparses, de leur faire savoir que l'administration de Calcutta s'instituait leur centre et les confédérait sous sa présidence, déclarait qu'à l'avenir il connaîtrait de leurs grosses affaires, querelles et différends. Cette fois-ci, l'autorité supérieure se montra bienveillante, autant que prudente et résolue; comprit qu'il ne suffit pas d'un règlement fiché au bout d'une baïonnette pour supprimer une religion. Elle envoya des troupes commandées par des officiers intelligents et hommes de bien,—on en trouve quand on veut les chercher. Dans cette élite, il faut en premier lien nommer Macpherson et Campbell, Taylor, Russell, Ricketts, Mac Viccar et Frye, qui, dans les années 1848-1852, opérèrent dans les districts les plus mal famés[428].

[428] Tels que ceux de Boad, Patna, Madji Désa, Tchina Kinnédi, Kalahandi, Maha Singui, Bourgui, Bissam Kattak, Goumsor, Rayabidji, Sourada, Tchounderpor, Godaïri, Loumbargan, Sirdapor et Boundari.

Remplissant avec tact sa mission vraiment civilisatrice, l'expédition évita le fracas et les brutalités. Réquisitionnant les victimes désignées pour de futurs sacrifices, elle délivrait des cinquante et des cent. Assez nombreuse pour écraser les résistances qui eussent pu se produire, la troupe cherchait à éviter les collisions; ce qui n'empêcha pas qu'elle n'eût parfois à montrer les dents, à se frayer un chemin de vive force. Le plus souvent, l'officier mandait les caciques, leur expliquait ce qu'il exigeait et pourquoi; ne lâchait prise qu'ils n'eussent juré:

«Que la terre me refuse ses fruits, que le riz m'étouffe, que l'eau me submerge, que le tigre me dévore, moi et mes enfants, si je viole l'engagement que je prends pour moi et mon peuple, de renoncer au sacrifice d'êtres humains!»

Dès qu'ils avaient prêté serment, on pouvait se tenir pour satisfait, car les Khonds n'ont qu'une parole. Par mesure de précaution, l'âge, le nom et le nombre étaient inscrits de tous les enfants et surtout de la progéniture poussiah, serfs et esclaves qu'on eût pu substituer aux mériahs en titre. Il était annoncé que les années suivantes on viendrait prendre des nouvelles. Pour mettre les consciences à l'aise, Campbell accepta gaiement que le Gouvernement et tous ses fonctionnaires fussent, devant le Ciel et la Terre, déclarés responsables de la cessation des sacrifices; il se prêta à un sacrement solennel par lequel était détourné sur sa tête le courroux de tous dieux, de toutes déesses. Seulement, pour se montrer plus puissant que leur Olympe, il mit un jour la main sur quelques idoles, réputées redoutables entre toutes, et les fit écraser, comme malfaiteurs, sous les pieds des éléphants porteurs de bagages. Le dernier acte—non le plus facile—fut de rassurer les mériahs. Pour quelques-unes qui, pâles et tremblantes, se réfugiaient à son camp, traînant un bout de chaîne, ou portant les marques de fers aux poignets et aux chevilles, précautions significatives du supplice qui se préparait, la plupart des victimes fuyaient les libérateurs, se cachaient derrière les meurtriers. On leur avait fait accroire que l'étranger les réservait à des supplices plus affreux que l'immolation à Tari: être martyrisées pour que le sang, répandu goutte à goutte, ramenât l'eau dans les étangs desséchés de la plaine; être dévorées par des tigres sacrés qu'aurait entretenus la reine des Indes. Elles ne revenaient pas de leur étonnement quand on les déclara libres de rester ou de s'en aller. Quelques-unes furent colloquées à de jeunes chefs et à d'ambitieux personnages, sous l'engagement tacite que le gouvernement favoriserait leurs maris. Celles qu'on plaça dans les écoles des missionnaires furent mariées à des convertis protestants; mais on remarqua qu'elles ne tournèrent qu'à demi-bien; les instituteurs leur reprochaient le caprice et l'insubordination, la paresse et la gourmandise. On en vit qui prirent la fuite, retournèrent dans leurs villages, déclarant que vivre avec des étrangers leur était insupportable et qu'elles préféraient être égorgées par leurs proches. Croirait-on que des ambitieuses se dépitaient, regrettant la superbe chance qu'elles auraient eue de passer déesses! Nombre de mériahs étaient déjà femmes et mères. L'idée qu'il faudrait abandonner leur famille les désespérait; mais il fut annoncé que l'union de chacune avec son amant serait déclarée mariage valide. Sitôt la décision prise, on en vit surgir plusieurs qui s'étaient dissimulées. La perspective d'être immolées, tôt ou tard, les effrayait moins que la certitude d'être enlevées, immédiatement, à leur entourage et à leurs affections. Pauvres créatures qui se résignaient à une mort affreuse pour jouir d'un peu d'amour et de maternité! Elles avaient accepté leur sacrifice, convaincues, elles aussi, que leur immolation était d'effet salutaire, et que leur sang rejaillirait en bénédiction sur la communauté.

Quant aux djannis et patours, ébranlés, mais non convaincus, ils eussent volontiers résisté jusqu'au bout; mais que répondre à la puissante argumentation des canons et mousquets? Cela se voyait assez, Loha Soleil, Boura, Seigneur des armées, n'étaient pas de taille à lutter contre un colonel anglais. Il avait donc fallu céder.


Céder... on plutôt transiger. Car la religion, même chez des sauvages, ne s'avoue jamais battue. L'Église montre les dispositions les plus pacifiques, le tempérament le plus conciliant, dès qu'elle rencontre des gens décidés à passer outre; elle est alors admirable dans les compromis, ingénieuse à trouver des accommodements avec le ciel. Envers les violents, elle a des trésors d'indulgence, leur laisse «ravir le ciel», mais envers ceux qu'elle soupçonne de faiblesse, son arrogance ne connaît pas de bornes; envers les vaincus, elle ne connut jamais la pitié.


Quand ils se virent refoulés par les canonniers et carabiniers, les théologiens khonds firent la découverte opportune que Tari avait recommandé, mais non point commandé, qu'on lui apportât des victimes humaines, et que d'autres offrandes, singes, guenons ou cochons sauvages, lui conviendraient presque aussi bien. Ils s'aperçurent, au bon moment, que la chair mériah est supérieure aux autres relativement, mais non pas absolument; que la tête d'un homme vaut plus qu'une dizaine de têtes bovines, moins qu'une centaine. On pouvait donc s'arranger.

Longtemps l'immolation d'une personne constitua l'acte suprême des religions, le moyen d'acheter la faveur des pouvoirs célestes ou infernaux—autant qu'on peut les distinguer. Mais la foi faiblit à mesure qu'augmentèrent les connaissances. La pitié s'en mêla. L'agriculteur découvrit que, pour avoir la pluie en son temps, il importait peu de verser sur l'autel du dieu des Nuages le sang d'un enfant ou d'un agneau; et dès lors il préféra sacrifier le petit d'une brebis que son propre fils. Cependant il était encore loin de soupçonner que, sang ou pas de sang, il n'en pleuvait ni plus ni moins. Force fut aux représentants de la divinité de prendre leur parti de la découverte intempestive et d'accepter les modifications qu'elle imposait. Ne pouvant autrement, ils se résignèrent, hélas! Dès qu'un prêtre accepta un taureau, dès qu'il laissa donner des béliers aux lieu et place d'un homme, la fiction se substitua à la réalité, l'orthodoxie s'en alla à vau-l'eau. Des substitutions, toujours plus hardies, marquèrent le déclin, mesurèrent la dégénérescence du dogme. A se laisser marchander, les dieux se virent floués et trichés; on rogna leur part jusqu'à ne plus laisser qu'une misère. Aux dieux indous, du temps qu'ils étaient encore cousins de Tari et de Loha, on sacrifiait aussi des mériahs, beaucoup de mériahs, mais avec le temps on remplaça l'homme par le cheval, le cheval par le taureau, le taureau par le bélier, le bélier par le chevreau, le chevreau par des poulets, les poulets par les fleurs, beaucoup de fleurs. «Trop de fleurs!» s'écriait Calchas. Jadis, au Pouroucha Médha, on servait un magnifique banquet, cent quatre-vingt-cinq personnes[429], pas une de moins: hommes et femmes, garçons et filles dans la fleur de l'âge. Mais les réformes survenant, on attacha, comme par devant, les victimes au poteau; puis, au milieu des litanies en l'honneur de Narayana immolé, le sacrificateur brandissait un couteau, tranchait les liens des captifs, puis, à la divinité affriandée servait, quoi? du beurre fondu, maigre régal! De même les Perses en arrivèrent à présenter au génie du Feu, non le taureau stipulé, mais un poil, un seul poil, montré de loin. Les Slaves substituèrent aux égorgements d'hommes l'offrande de simples jouets, de quelques odeurs. Les Chinois, toujours ingénieux, incinéraient des bonshommes en papier. Semblablement, les Romains s'étaient engagés à fournir, tous les ans, un festin de trente hommes au Tibre; ils lui servirent autant de mannequins en osier. Ils avaient promis des biches, qu'ils vinrent à remplacer par des brebis, mais en spécifiant nettement qu'elles étaient appelées «biches»[430]. Ailleurs, au lieu de têtes humaines, on piqua aux lances des noix de coco, des têtes d'ail ou de pavot. Aux fêtes carillonnées de nos villages, les marmots et jeunes rustres—dernière dérision—se régalent de pâtisseries figurées dont ils ignorent parfaitement l'origine. D'un terrible rituel innocent souvenir.

[429] Yadjour-Véda.

[430] Festus, de Verborum significatione. Cervaria.

Les djannis ne pouvaient nier que leur Tari ne fût déjà coutumière de transactions. Elle avait déjà permis à la Fête des Semailles la substitution d'un buffle à un homme. Les Démétriaques de Kalahandi faisaient choix d'un joli veau qui devenait propriété communale. Sitôt sevré, laissé libre autant que le cheval destiné, par les brahmanes, au sacrifice de l'Açvamedha, il trouvait toujours ouverte la porte de son étable, vaguait par les champs, gambadait dans les jardins, paissait les orges, broutait les légumes, dévastait les potagers. Les cultivateurs ne le rencontraient que pour le choyer et le caresser, lui donner des friandises; il avait tout à son contentement. Devenu beau taureau, il était conduit au sanctuaire de la déesse.

Des vases rangés autour de l'autel contiennent les échantillons de semences qu'il s'agit de rendre fécondes. Tandis que l'animal les renifle, donne de la langue par-ci par-là, un coup bien asséné le tombe; on l'égorge, et dans sa bouche on passe une jambe de devant; manière de montrer que la pieuse bête s'est apportée elle-même en sacrifice. La carcasse est promptement débitée par les paysans; chacun se saisit d'un rogaton qu'il court enterrer dans son clos. On met à part le sang et les entrailles, sur lesquels débris on casse des cruches et on déverse des victuailles à pleines marmites.

Le lendemain, les laboureurs se rangent devant les grains mis en tas, et, dans le monceau chacun plonge le fer de sa charrue, afin de lui communiquer des vertus prolifiques. S'annonce alors par de bruyants claquements de fouet un djanni, appelé Pot Radj, du même nom que le Faune qu'il est censé représenter. Il apporte un chevreau, la «victime de l'araire», hari mériah, l'égorge en un tour de main, mélange sa chair avec celle du taureau tué la veille, met cette viande dans un panier. Du milieu des laboureurs surgit alors un homme nu, qui saute sur la corbeille, s'en empare et s'esquive. La foule se précipite après. A grandes enjambées et avec de bruyantes vociférations on fait le tour du village, tandis que le coureur jette à droite et à gauche les morceaux qu'il déchire entre les dents; il appelle à la curée les démons, auxquels, de leur côté, les paysans font largesse de brebis et poulets. Sabre dégainé, les Païks veillent à ce que nul étranger ne dérobe la moindre bouchée, car il suffirait d'une bribe pour escamoter les mérites du coûteux sacrifice. Ce n'est pas tout. Au retour de l'expédition, la multitude s'empare de premier taureau qu'elle rencontre, l'abat, et tous les ayants droit en prennent leur part.

Pendant les deux premiers jours, les offrandes ont été présentées au nom de la communauté, mais, aux troisième et quatrième, les particuliers sont libres de capter par des présents, faits en leur propre et privé nom, les faveurs spéciales de Tari et de telles autres divinités champêtres qu'ils jugent opportun. On ne s'y épargne point et il n'est pas rare de voir une grosse bourgade sacrifier quatre à cinq douzaines de bœufs, des brebis par centaines, dont on empile les têtes en deux monceaux. Et alors les femmes qui ont fait des vœux, de dépouiller leur mince costume, et entourées d'amies, de courir nues par les places et par les chemins. Elles sautent et dansent, agitent des ramées, brandissent des feuillages. Les unes veulent être rendues fécondes en même temps que la Terre, et les autres remercient la déesse qui les a rendues mères.

Remarquons en passant, et sans entrer plus avant dans la matière, que les rites agricoles marquent une certaine prédilection pour la nudité des célébrants. Ainsi, aux environs de Madras, une fête annuelle rassemble des myriades de pèlerins, qui égorgent des troupeaux entiers, et quand l'air est épaissi par les vapeurs du sang, ils se déshabillent, processionnent en secouant des rameaux verts, puis vont se baigner.—De même, les Dodoles slaves sont promenées par les champs, vêtues seulement de frondes et de fleurs.—Une légende de Tchamba, près Amrétsir, raconte que l'eau se refusait obstinément à couler dans un canal que l'on venait de creuser. Les sages décidèrent que, pour mettre en mouvement l'artère d'irrigation, il était indispensable que la plus belle et la plus vertueuse princesse de la maison régnante consentît à se faire couper le cou. La généreuse fille accepta de grand cœur. Mais ce ne fut là que son moindre mérite, il lui fallut aussi se résoudre à courir nue dans le lit du canal, en spectacle à la foule assemblée. Vingt-cinq siècles plus tard, le seigneur de Coventry n'en demanda pas tant à l'illustre Lady Godiva. Mais revenons à nos Khonds.


Au cinquième et dernier jour, grande procession des fidèles se rendant, musique en tête, au temple de Pot Radj pour assister à un acte de haute liturgie, un vrai mystère.

Sous l'autel est caché un agneau que le prêtre officiant fait semblant de chercher. Il ne manque pas de le découvrir, fait claquer son fouet,—sans doute en imitation du tonnerre,—et du manche toucha la bête, l'insensibilise par des passes magnétiques. Dès que ses membres sont rigides, il met les quatre pieds sur une main, sautille et tourne autour du l'autel. Après quelques minutes de cette manœuvre, il dépose la victime sur la pierre. A ce moment, les assistants se jettent sur lui, le renversent, lui attachent les mains derrière le dos, puis le poussent dans une ronde. Tous y prennent part en criant. Les musiciens tambourinent à tour de bras. Excité, autant et plus que les autres, le djanni roule des yeux, hérisse le poil. Son Dieu l'envahit; Pot Radj, incarné en sa personne, bondit sur l'agneau stupéfié, le saisit entre les dents, le secoue, l'attaque à la gorge, le fait expirer sous les morsures. Il s'arrête alors, souffle et reprend haleine, mais pour fouiller dans les entrailles déchirées, y plonger la tête à plusieurs reprises et la retirer dégouttante de sang. Satisfaits maintenant, les assistants s'emparent du cadavre lacéré et l'enterrent au pied de l'autel. Ils se rappellent alors que devant Tari sont empilés des grains et semences, des chairs et ossements, les têtes de nombreuses victimes. Et tous, à quelque caste qu'ils appartiennent, de se précipiter sur le tas, de se disputer les débris, chacun pour son champ et son jardin. L'énergumène s'est enfui dans la jungle, ne reparaît de trois jours. Ce n'est encore que la scène avant-dernière.

Pour clore, les villageois portent en triomphe, autour de leurs cultures, l'image de la déesse et la tête du taureau premier immolé. D'ordre, de décence, rien: plus on est fou, plus la Terre sa met en joie et en vigueur. Feu croisé de mots piquants, de propos plus que lestes, de gestes obscènes, de moqueries et railleries. Aux Lénées de Dionysos, les vignerons tenaient le haut bout: ici, les bergers mènent le charivari. Ils tiennent à dire leur mot sur les affaires au moment. Avec une verve endiablée, ils éclaboussent tout le monde et son père, prennent à partie les notables, les autorités, n'épargnant même pas la déesse. De leur côté, les Asadis, danseuses et prostituées attachées au culte, assaillent les citoyens les plus graves et les plus respectables, houspillent brahmanes et lingayats, sautent à califourchon sur les épaules des zémindars. Après les émotions de la mériah immolée, après le spectacle des égorgements, après les pleurs et les cris, après tant de sang répandu, il faut de larges rires, des esclaffements bruyants et sonores. L'âme surmenée ne reprend son équilibre qu'en passant par une agitation en sens contraire. C'est ainsi que la folle bande arrive jusqu'à la chapelle sacrée au dieu Terme, où l'on enterre la tête du taureau. Le lendemain des saturnales, il n'y paraît plus, et chacun de vaquer à ses occupations accoutumées.


CONCLUSION

Ainsi les mériahs pouvaient, hier encore, être observées sur place, débris vivant d'une religion préhistorique. Les évolutions par lesquelles l'humanité a passé dans le temps se répètent dans l'espace. Dans les replis et recoins du labyrinthe que forment les montagnes et les vallées, avec leur multiplicité de climats et d'expositions, sous l'action des vents secs ou humides, la flore intellectuelle des périodes antérieures se retrouve éparse, mais assez complète. Les siècles se survivent, se pénètrent les uns les autres. La petite goutte de rosée, la plus petite, reflète tout un paysage, de même notre individu, de mince durée pourtant, peut assister à la longue procession des âges, se faire contemporain des temps écoulés et des périodes futures:—il n'y a qu'à voir et regarder autour de soi, il n'y a qu'à comprendre.

Ces Khonds, ces Todas et Badagas, ces Apaches, ces Esquimaux, on les dédaigne comme n'étant que des peuples enfants, on les méprise comme n'ayant que les rudiments de l'intelligence et de la moralité. Mais c'est précisément par leur intelligence enfantine et leur moralité rudimentaire qu'ils devraient exciter l'intérêt. Les grands hommes, les sages et avancés, ne représentent que leur personnalité; les individus supérieurs ne sauraient nous enseigner autant que les plus faibles et les plus humbles qui nous montrent l'humanité à ses débuts. Les naturalistes estiment les infiniment petits au moins à l'égal des infiniment grands; les infusoires, les mucosités, les ferments, les pourritures, attirent leur pensée autant que les systèmes solaires, que les trajectoires des comètes, et les tourbillons constellés. Pour le moraliste, non plus, il n'est pas être trop vil, car le plus misérable des hommes est encore son frère, os de ses os et chair de sa chair. Dans notre espèce, il n'est grandeur, il n'est bassesse dont nous ne soyons solidaires. Ne nous a-t-on pas raconté que Newton vit tomber une pomme et se demanda: Pourquoi?—«En y pensant,» il vit s'ébranler la multitude confuse des étoiles; de tous côtés, elles se portaient sur la Voie Lactée, s'y engouffraient, se décomposaient et se recomposaient. Deux mots flamboyèrent sur les obscures profondeurs de l'espace immense: gravitation universelle.


TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE

Les Hyperboréens, chasseurs et pêcheurs.
Les Inoïts orientaux
Les Inoïts occidentaux

Les Apaches, chasseurs nomades et brigands

Les Naïrs, Noblesse guerrière et Famille maternelle

Les monticoles des Nilgherris, pasteurs, agriculteurs et sylvestres (Todas, Badagas, Cotas, Iroulas et Couroumbas).

Les Kolariens du Bengale, et les sacrifices humains chez les Khonds

Conclusion

Paris.—Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères.—17473.

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