Les primitifs: Études d'ethnologie comparée
[167] De Moussy, Confédération argentine.
Des chamanes de haut vol, les Platon et Thomas d'Aquin aléouts, ont donné corps à ce catéchisme rudimentaire, l'ont développé en un système subtil et compliqué:
Après le dernier soupir, l'organisme se décompose en ses éléments premiers, mais le cadavre garde quelque sensibilité aussi longtemps qu'il conserve sa forme. L'âme, ténue et transparente comme l'air, mais d'aspect tant soit peu grisâtre, se dédouble en Ombre et en Esprit: la première se rend dans la demeure souterraine, le second dans les espaces aériens. Si nous interprétons correctement nos textes, l'Ombre des Hyperboréens, vapeur du sang, paraît correspondre à la psyché gréco-romaine, représenter l'espèce dans l'individu. Les Ombres restent dans Coudli un temps quelconque,—les unes davantage, les autres moins, puis rentrent dans le corps d'une femme, fréquemment avertie par songe, et renaissent sur terre.—Quant à l'Esprit, il opère la respiration, il constitue l'élément irréductible, le noyau de la personnalité. Par l'Ombre, l'homme fait partie intégrante de l'humanité; par l'Esprit, il s'en distingue. Nul doute que ce souffle vivifiant des chamanes ne soit le «vent frais» des Égyptiens, le rouach de l'Ancien Testament, le pneuma du Nouveau, l'aura des stoïciens. Sorti du grand réservoir atmosphérique, il y rentrera. Tornasouk, l'Être Suprême, est appelé le «Seigneur des Brises[168]». Ceux dont l'excellence native est prouvée par une activité hors ligne, vont s'associer aux autres Esprits qui demeurent par delà le firmament, sphère solide comme son nom l'indique, calotte circulaire qui a la dureté et la couleur transparente de la glace bleue, et qui tourne autour d'une montagne prodigieusement haute, un Mérou situé tout au fond des régions polaires. Les Esprits, qui ont appartenu aux hommes heureux et intelligents par excellence, vont se mêler aux étoiles; car tous les astres furent des Inoïts. Quant au «moi» des lâches, quant à celui des méchants sorciers, la tempête les balaie et les pourchasse; le vent apporte leurs gémissements. Ils peuvent s'obstiner dans leur déchéance, empirer leur misère, mais cela ne les mènera pas loin, car ils tombent alors dans la stupidité, perdent le sentiment et finalement l'existence; l'air dont ils se composaient rentre en des substances nouvelles.
[168] Sille minua, Sille nelegak.
—Mais, ô docteur subtil, comment font vos bienheureux pour pérambuler les étoiles en même temps que l'Élysée des abîmes marins? Comment l'Ombre et l'Esprit peuvent-ils exister séparément?
L'Hyperboréen balbutie: «Les pères nous ont enseigné ainsi.»—S'il eût étudié dans nos écoles, il pourrait demander:
—Est-ce que votre mythologie ne montre pas Hercule présent à la fois dans l'Hadès et dans l'Olympe? Pourquoi tant de rigueur envers nos angakout? Pourquoi leur imposer une logique dont vous dispensez Homère et Virgile?
Mieux que toute chose, le repos plaît aux Aléouts, le doux nonchaloir. Du haut de leurs rochers ou de leurs toits gazonnés, ils se plaisent à contempler la mer. On a dit qu'ils attendaient le lever de l'aurore, pour se donner un bain de lumière. Toujours est-il que, de grand matin déjà, hommes et femmes montent au poste d'observation. Pas de nuages, pas de vapeurs, pas de brouillards qui leur échappent; de leur direction, de leurs formes et nuances, ils déduisent le temps qu'il fera, le mouvement de la mer, la force et la nature des vagues. S'ils ont du loisir, ils restent des heures sans bouger ni faire signe, sans souffler mot. En dépit des brumes et des vents glacés, ces rêveurs indolents et mélancoliques connaissent le «kief» des Orientaux. La paresse n'est point leur vice, puisqu'ils fournissent avec patience et conscience un travail considérable, s'ils en ont compris la nécessité; mais ils prendront garde à ne dépenser en peine et en efforts que l'indispensable, préférant, comme le sage Salomon, «une seule poignée avec repos, à deux pleines poignées avec tracas et rongement d'esprit».
Doués d'une endurance à toute épreuve, ils résistent au froid, à la faim, à la fatigue, avec un calme et une sérénité qui méritaient l'admiration et leur ont valu le mépris. Tant qu'ils ne sont pas poussés à bout,—et alors leur rage ne connaît aucune borne, et s'ils ne se peuvent venger, ils se suicideront sans hésiter,—les Aléouts ont la forte patience du bœuf, la douceur affectueuse de la vache; aussi n'a-t-on pas manqué de dire que leur patience, attribut bestial, dérive de l'insensibilité. La douleur serait bien vive et l'oppression bien dure qui provoqueraient une plainte; la maladie n'arrache aucun soupir, aucun gémissement.
N'ayant rien mis sous la dent depuis trois à quatre jours, cet homme peine et fatigue sans trahir aucun malaise. On l'interroge:—«Tu souffres?»—Il ne répond pas, et si l'on insiste, il sourit tristement. Aux chasseurs il arrive de s'attraper la jambe dans un piège à loup ou renard. Le fer barbelé ne peut être retiré qu'à travers le membre; ils subissent l'opération sans geste d'impatience, au besoin, l'exécutent tout seuls. Du reste, ces blessures, traitées par la diète et le repos, ne tardent pas à guérir.
A la différence de nos polissons, les enfants ne se giflent, ne se talochent; leur dépit ne se manifeste que par des observations désagréables à l'adresse des parents. D'ailleurs, à se chamailler on serait empêché, les termes d'injure et d'insulte faisant défaut à la langue. Mais il y a été pourvu par la civilisation, et les ivrognes qui s'apostrophent, disposent aujourd'hui d'un petit stock de termes outrageants, tiré du vocabulaire russe. Jadis, quand des hostilités s'engageaient de tribu à tribu, la plus enragée dressait une embuscade, tentait un mauvais coup, le réussissait ou non, puis battait en retraite. Pareilles attrapades n'étaient point fréquentes, puisque le père Veniani ne vit pas une seule rixe à Ounalaska, pendant dix ans de séjour, et que Ross ne put faire comprendre aux Baffinois, qui manquent d'armes de guerre, ce que nous entendons par les batailles et les combats. Dans toute la Boothia Felix, on ne connaissait qu'un seul cas de meurtre; personne ne frayait avec son auteur, chacun l'évitait. Pacifiques à l'excès, ils se soumettront à qui voudra les commander,—il leur est pourtant très désagréable d'obéir,—mais de lutter et se quereller, encore plus. Si quelque jeunesse avance son opinion d'une façon plus tranchée qu'il ne conviendrait, les anciens, fussent-ils d'un avis contraire, passent la chose en plaisanterie, ou demandent: «Explique tes raisons. Peut-être sais-tu du nouveau?»—Ces naïfs osent à peine engager une affaire d'achat ou de vente pour leur propre compte; modestes à l'excès, ils ne peuvent, sans malaise, s'entendre louer, et rougissent jusqu'aux oreilles si on les complimente devant un ami; par contre, des reproches devant un étranger les mettront en fureur. Avec toute leur patience, ils ont parfois des revirements subits, d'abominables colères:
«Charley revint bredouille. Sa femme arriva pour décharger le bateau; elle pataugeait dans la boue, sa charge sur les épaules, quand Charley, sans motif apparent, d'un coup vigoureux, lui déchargea son harpon dans le dos; heureusement que la pointe s'arrêta dans l'épaisseur des habits. L'autre se retourna sans mot dire, dégagea le harpon, et reprit sa marche. Quand ils s'en prennent à leurs épouses, ils saisissent le premier objet qui leur tombe sous la main: couteau, pierre ou hache, et le lancent sur leur moitié,—ils en font autant à leurs chiens. Quoique souvent maltraitée, la femme est l'objet d'une affection réelle et constante[169]».
[169] Hall.
Explique qui pourra ces contradictions et ces inégalités de caractère. Cook, un des premiers, loua leur bienveillance. Cartwright, qui avait vécu de longues années chez les Labradoriens, ne pouvait assez vanter leur courage et leur endurance, leur tendresse et leur bonté.
«Jugez de leur probité. Nous avions déchargé tout un attirail: bois, charbon, goudron, huiles, marmites, cordes, filins, lances, harpons, tous objets qui pour les Esquimaux représentaient des trésors; ils n'y touchèrent pas, bien que toute cette marchandise restât à l'abandon, sans aucune garde ou surveillance[170].»
[170] Id.
«Assailli par une tempête, le capitaine d'un bateau, qui avait des marchandises à transporter par delà le détroit de Béring, jetait ses matelots par-dessus bord, l'un après l'autre, sans qu'ils y trouvassent rien à redire. Ne s'étaient-ils pas engagés d'honneur à remettre la cargaison à bon port[171]?»
[171] Hellwald, Naturgeschichte des Menschen.
Tout individu qui recueille du bois flotté, ou quelque lais de naufrage, n'a qu'à mettre sa trouvaille au-dessus de la haute mer et à la fixer par un caillou, il peut la laisser dehors tant qu'il lui plaira. Qu'on découvre une cache de viande, on n'y touchera pas, quelle que soit la disette au logis. Les Weddas de Ceylan, incultes parmi les incultes, ont le même respect pour les provisions qu'ils trouvent accrochées à un arbre.
Honnêteté et véracité sont sœurs. L'Aléout, incapable de mentir, accablerait de son dédain l'homme qu'il surprendrait en mensonge, de la vie ne lui parlerait. Dans son exquise sincérité, il considère comme ne lui appartenant plus l'objet qu'il a promis; il le met de côté et, quelque besoin qu'il en ait, ne se l'empruntera même pas. Refuser un de ses présents, surtout s'il est peu considérable, c'est montrer qu'on ne l'aime pas.
Les marchés se font par intermédiaire. Tant que dure la négociation, le vendeur doit ignorer le nom de son acheteur, et réciproquement. «Par timidité», nous dit-on. Et si c'était par gentilhommerie? et pour mieux assurer l'équité des transactions? Ils s'abstiennent de traiter aucune affaire quand un membre de la communauté est malade[172]. Serait-ce par égard pour celui qui souffre, sentiment raffiné des convenances? La femme reste en dehors de toute affaire commerciale; on la veut au-dessus de tout soupçon de lucre, elle ne trafique de rien, ni avec les hommes, ni même avec d'autres femmes.
[172] Rink.
La théorie de la rente qui domine notre civilisation occidentale; le capital se reproduisant à perpétuité et multipliant par le travail d'autrui... quelle monstruosité pour ces gens de bonne volonté, qui prêtent volontiers tout outil ou instrument dont ils n'ont pas un besoin immédiat, auxquels il ne vient pas même l'idée de se faire indemniser, si l'emprunteur a perdu ou endommagé l'objet! Bien plus, qu'un chasseur ne puisse relever les pièges qu'il a tendus, qui les ira visiter aura le gibier. Pour prendre du poisson, les étrangers eux-mêmes peuvent profiter des barrages qu'ils n'ont ni établis ni installés. Que diraient de ces mœurs Terre-Neuve, Saint-Pierre et Miquelon? Tout gibier exceptionnel, gros comme la baleine, ou d'espèce rare, appartient à la communauté; on s'arrange de manière que tous y participent. Il est rare qu'un chef de famille possède autre chose qu'une barque et un traîneau, ses vêtements, ses armes et quelques outils.
Communistes sans le savoir, les Inoïts n'ont que les rudiments de la propriété privée qu'ils savent pourtant si bien respecter. Vivant en des plaines de neige, vaquant en compagnie à la plupart de leurs travaux sur la mer, la grande, vaste et mobile mer, qu'on ne saurait découper en lots et lopins, parceler en domaines, le partage égalitaire qu'ils font de leurs produits constitue une assurance mutuelle, sans laquelle ils périraient les uns après les autres. Tout phoque capturé est réparti, au moins en temps de disette, entre tous les chefs de famille. S'ils ne font pas les portions strictement égales, c'est qu'ils attribuent les plus grosses aux enfants; les adultes n'ont plus rien depuis longtemps, que les mioches reçoivent encore quelque chose.
Le fond du caractère est si bien communiste, que tout Esquimau qui arrive à posséder quelque chose, se fait gloire de tout donner, de tout distribuer, disant, lui aussi, qu'il est plus heureux de donner que de recevoir. La scène ci-après se passe sur les bords du Youkon:
«Tous les voisins avaient été invités. Jeux, chants, danses et banquets durèrent plusieurs jours. Le dernier soir, toutes provisions épuisées, l'hôte et l'hôtesse, vêtus de neuf, se mirent à faire des présents, donnant à chaque ami ce qu'ils pensaient lui convenir. Ils distribuèrent de la sorte 10 fusils, 10 habillements complets, 200 brasses de perles enfilées et des pelus en quantité: 10 de loup, 50 de biche, 100 de phoque, 200 de castor, 500 de zibeline, et de nombreuses couvertures. Après quoi, l'hôte et l'hôtesse dépouillèrent leurs costumes, dont ils firent aussi présent, se rhabillèrent avec des guenilles, et pour terminer firent une petite harangue: «Nous vous avons témoigné notre affection. Maintenant nous sommes plus pauvres qu'aucun de vous et ne le regrettons pas. Nous n'avons plus rien. Votre amitié nous suffit!»
Chacun fit un geste de remerciement, et se retira en silence. La fête avait coûté quinze années de travaux, d'économies et de privations[173]. La famille n'avait pas tout perdu, puisqu'elle avait gagné l'estime et la reconnaissance de ses concitoyens; ce qu'elle avait dépensé matériellement lui était rendu en honneur et en considération. Qui a montré tant de munificence et de générosité, devient une sorte de personnage consulaire, est consulté dans les cas difficiles, et lorsqu'il a parlé, nul ne se permet de contredire[174].
[173] Dall.
[174] Wrangell, Observations sur le N.-O. Amérique.
Et leur hospitalité! Ceux qui arrivent du dehors se mettent au chaud, sous la même couverture que ceux du dedans. Hall raconte avec émotion, comment un jour qu'il était revenu tout transi, une vieille maman prit ses pieds glacés, et après les avoir bien frottés, les mit dans sa gorge pour les mieux réchauffer.
A part les vices et dérèglements sexuels, ces braves gens ont réalisé l'idéal ébionite. Ce sont vraiment les «pauvres», les «simples de cœur», dont l'Imitation de Jésus-Christ prêche l'exemple; «les gueux» de Béranger, «les gueux qui s'aiment entre eux».
Qui a, partage avec qui n'a rien. L'affamé, sans mot d'excuse, ni parole de prière, va s'asseoir à côté de celui qui mange, met la main au plat. Les Européens, toujours défiants et prompts aux jugements sévères, ne pouvaient manquer de prendre pour vol et pillage ces mœurs de communistes. En effet, les innocents, dans leurs premières visites aux navires, faisaient comme chez eux, attrapaient ce qui leur plaisait, l'emportaient, pensant qu'il n'y avait que la peine de prendre. S'apercevant que les étrangers trouvaient cette conduite détestable, ils restituèrent ce qu'ils s'étaient indûment approprié, se mirent en frais pour rentrer en grâce.
«Ces Esquimaux, remarque Lubbock, ont moins de religion et plus de moralité qu'aucune autre race.»
Des missionnaires grecs—nous honorons leur sincérité—avouèrent que les Aléouts ne pouvaient que perdre au changement qu'on leur proposait, et que leur conversion au christianisme serait peu désirable[175]. L'exemple n'est pas tout à fait isolé; d'honnêtes évangélistes danois en dirent autant des Nicobariens, et s'en retournèrent.
[175] Bastian, Rechtsverhaeltnisse, LXXIX.
Chose singulière! les Grecs et les Romains s'épanchaient en éloges sur les hommes par delà les vents du nord, «les Hyperboréens sans reproche», qui vivaient dans un bonheur parfait et la plus pure innocence. Par leur douceur et leurs mœurs pacifiques, les Esquimaux eussent pu inspirer la légende; sauf que les hyperborei campi et les hyperboreæ oræ d'Horace et de Virgile étaient supposés se trouver sous «un ciel où le soleil ne se couchait pas», ce qui à la rigueur pourrait s'expliquer par le soleil de minuit. Mais nous ne supposons pas que cette légende soit aucunement fondée en fait, nous la prenons pour tout autre chose. Acte de foi, affirmation confiante et hardie, elle dit que la justice, le vœu secret de tous les cœurs, n'est pas une triste duperie, que la fraternité entre les hommes n'est point une chimère. Convaincus qu'il est possible de réaliser leur idéal, des fervents ont raconté, ils ont même cru, que leur rêve avait déjà reçu accomplissement, que cela s'était vu... Où?—Bien loin, bien loin, à tous les bouts du monde—chez les Hyperboréens—chez les gymnosophistes de l'Inde—chez les Éthiopiens—dans le royaume du Prêtre Jean—dans celui de l'Eldorado—et aussi dans l'abbaye de Thélème.
—Et rien du gouvernement?
—En effet, nous l'avions oublié. Ce qui nous excuse, c'est que les Aléouts n'en avaient pratiquement pas avant que les Russes fussent venus s'imposer. Personne ne commandait, personne n'obéissait. Les baleiniers et les angakout exerçaient une influence prédominante, en vertu de leur intelligence et de leur bravoure reconnues pour supérieures; mais quiconque pouvait les contredire, s'il lui plaisait. Les vieillards aussi se géraient en conseillers publics; on s'en rapportait à eux, parce qu'on le voulait bien. Les îles importantes, les grandes agglomérations, étaient arrivées à une manière de représentant. Un Tajoun[176], président élu, centralisait les informations, gouvernait à la papa. On l'exemptait des corvées, et des rameurs étaient attachés à son bateau d'office, au Bucentaure d'Ounimak ou d'Ounalaska. Souvent, il possédait quelques esclaves qu'on immolait à sa mort pour lui tenir compagnie; les Koloches n'ont pas encore abandonné la coutume. Les prérogatives du Tajoun n'étaient guère qu'honorifiques. S'il était désigné pour diriger une expédition de pêche, l'entreprise terminée, adieu le commandement, car «notre ennemi, c'est notre maître». Les légendes stigmatisent quelques tyrans du temps jadis qui auraient usurpé le pouvoir; elles célèbrent leurs meurtriers comme des bienfaiteurs publics[177].
[176] Ou Taljoun, Toïôn
[177] Rink.
En somme, l'Esquimau n'est point dépourvu d'ambition, mais il recherche moins la domination que la supériorité, il préfère la direction au commandement. Il n'a pas besoin, comme nous, d'une autorité devant laquelle il faille trembler, il n'arme pas la Justice d'un glaive, l'Autorité d'une massue aux clous d'airain. Sans prisons ni gendarmes, sans huissiers ni recors, comment fait-il donc? Pauvre sauvage, ne le voilà-t-il pas bien à plaindre!
Deux années après l'expédition de Béring et Tchirikof, en 1741, le sergent Bassof, stationné au Kamtschatka, construisit un bateau en os, et cingla à la bonne fortune vers les îles Aléoutes. En 1745, un autre Russe, Michel Nevodsikof, visita l'archipel, et, à son retour, raconta que les plus précieuses pelleteries de renards arctiques, d'ours et de loutres marines, abondaient en ces lointains parages. Ses récits merveilleux excitèrent l'enthousiasme de gens hardis, décidés à réussir coûte que coûte. Partis seuls ou par bandes, des aventuriers toujours plus nombreux se mirent à la tête des indigènes inoffensifs, et bientôt les traitèrent en esclaves.
En 1764, le gouvernement russe concéda l'exploitation de l'archipel à une compagnie dite «Sibéro-Américaine», dont le siège administratif et politique devait être à Pétersbourg, et le comptoir principal à Irkoutsk. Conçue sur le modèle de la Compagnie des Indes, elle se proposait de conquérir les Kouriles et l'Archipel Aléoute, prendre pied sur le continent américain, du 54e degré nord à la Mer glaciale, comptait se faufiler au Japon, y faire merveilles. On lui concédait le droit d'enrôler des soldats, de construire des forts, d'arborer pavillon. Le tout, à charge de prélever au profit de la Couronne 10 p. 100 sur ses bénéfices nets, sans préjudice d'un tribut en pelleteries que paieraient les naturels: «Dans le cuir d'autrui, large courroie!»
Les civilisateurs arrivaient avec canons, mitraille et proclamations magnifiques. Ils apportaient l'abondance, disaient-ils; ils apportaient les arts et l'industrie de l'Occident; ils apportaient les félicités éternelles que dispense la religion orthodoxe; ils apportaient des haches, des couteaux, du fer, de l'acier, du bois, des couvertures, plusieurs choses utiles, d'autres que la nouveauté faisait paraître admirables; ils apportaient surtout du tabac, et la merveilleuse, l'effrayante eau-de-vie, pour laquelle tout sauvage donne son âme. Ils passaient pour des êtres divins, et leur empereur pour le Dieu du monde[178]. Vu les bienfaits que conférait leur seule présence, ils ne pouvaient pas moins faire que de s'adjuger le territoire, imposer quelques redevances. Et les Aléouts de livrer leurs fourrures, d'admirer la générosité des étrangers. Un jour, les gens du comptoir intimèrent l'ordre de remettre la moitié, ni plus ni moins, du produit des chasses et des pêches, «pour mieux le répartir suivant les besoins»; les naïfs obéirent, espérant que leurs hôtes procéderaient à la distribution avec plus d'intelligence et d'équité qu'ils ne faisaient eux-mêmes. On devine comment s'opéra le partage, on devine aussi comment le fusil, terrible logicien, fit justice des réclamations. Sans doute, ce confiant abandon était une sottise inexcusable. Mais admirez la différence d'homme à homme, de sauvage à civilisé! Que l'Assistance publique demande seulement aux Parisiens la moitié de tous leurs revenus, gains et salaires, pour en faire profiter les pauvres, les nécessiteux et supprimer la misère..... Comme on lui répondra!
[178] Tanakh Magugu.
Leur pouvoir se consolidant, les Russes levèrent le masque du philanthrope, rognèrent de saison en saison la part des affamés et besogneux. Pour empiler des pelus, pour emplir d'huile les barriques, ils se firent aussi cruels que les Conquistadores l'avaient été pour amasser l'or. Le traitant tourna vite à l'assassin. On en vit qui s'amusaient à ranger ces misérables païens en ligne serrée, et pariaient à travers combien de têtes pénétreraient les balles de carabine[179]. Ils prenaient les filles et les femmes, les gardant comme otages des pères et maris. En haut lieu, cependant, on eut honte de ce qui se passait. L'impératrice Catherine, très pieuse comme on sait, voulant faire quelque chose, décida, en 1793, qu'on enverrait des missionnaires à ces pauvres Aléouts, pour leur inculquer le christianisme, et des galériens pour les initier à l'agriculture. Par le vaisseau les Trois-Saints, elle leur dépêcha une cargaison de forçats; l'illustre amie des philosophes et des économistes n'imaginait rien de mieux en faveur des malheureux indigènes. Mais qui l'eût cru? Les choses allèrent de mal en pis. En 1799, réorganisation de l'entreprise: afin d'accomplir une œuvre civilisatrice, s'il faut en croire la charte officielle,—afin de promouvoir le commerce et l'agriculture,—afin de faciliter les découvertes scientifiques,—afin de propager la foi orthodoxe. Pour quels objets, la Compagnie, confirmée dans ses droits et privilèges, fut transformée en représentante et déléguée de la Couronne, qui lui donna des soldats. Résister à ses agissements devenait un crime. Les Aléouts qu'on lui avait livrés comme sujets, elle les traita en esclaves; sans leur donner aucune rémunération ni même les nourrir, elle les accablait de corvées. Quand ils apportaient les pelleteries exigées, ils n'avaient fait que leur devoir, et malheur à eux s'ils ne l'accomplissaient pas[180]! Malgré les efforts des missionnaires, parmi lesquels le brave père Innocent Veniani, l'évangélisation n'avançait guère. Voilà qu'on imagina d'exempter les néophytes de toute redevance pendant trois années consécutives. Miracle! Ce fut une Pentecôte nouvelle, la grâce s'épancha à flots, la vérité illumina les cœurs, les multitudes accoururent aux fonts baptismaux. Mais l'éternelle félicité était dédaignée, tant qu'elle ne donnait pas une couverture et un couteau pour arrhes; avec le Paradis, on exigeait un paquet de ficelles et six hameçons[181].
[179] Sauer, Billing's Expedition, append. 56. Sabalischin, Sibirische Briefe, Moskauer Zeitung.
[180] Von Kittlitz, Denkwürdigkeiten, etc.
[181] Golovnine.
Les chefs de la Compagnie se titraient officiellement de Très Honorables; ils qualifiaient d'Honorables leurs principaux employés, et daignaient donner du «Demi-Honnêtes» à leurs écrivains et comptables, appellation trop flatteuse encore. Krusenstern, un marin sans artifice, déclarait que, pour entrer dans ce service, il fallait être mauvais sujet, aventurier de vilaine espèce. Au dire de Langsdorf:
«Les Aléouts sont commandés par quelques promyschlenik[182], scélérats ignares et malveillants, que des crimes multipliés ont fait chasser de leur pays natal. Ils font ce qui leur plaît et n'ont aucun compte à rendre. Une peste terrible ferait moins de ravages que cette administration-là.»
[182] Aventuriers.
Le naturaliste Kittlitz, qui accompagna l'amiral Lutke dans ces parages et fut hébergé de comptoir en comptoir, n'osait dire la vérité, mais la laissait deviner:
«La Compagnie russo-américaine exige le service d'une moitié de l'entière population masculine, âgée de 18 à 50 ans. Le travail est entièrement gratuit. Elle engage aussi quelques salariés. Pendant six mois les hommes vont sur mer à la chasse des animaux marins, et pendant les six autres mois courent le renard. Dans ces conditions, il est difficile de comprendre comment il peut rester assez de bras pour subvenir aux besoins les plus indispensables de la famille.»
Trois générations de chrétiens et de civilisateurs suffirent pour épuiser le pays et le saigner à blanc. Les îles étaient riches en animaux à fourrure, donc il fallait exterminer les animaux à fourrure. Des seules îles de Pribylon, on tira 2,500,000 peaux d'ours marins, pendant les trente années qui suivirent la découverte[183]. On tua tant, que certaine année[184], environ 800,000 peaux étaient entassées dans les magasins, et comme on n'en avait pas l'écoulement, on en brûla la majeure partie. L'exploitation atteignit son terme logique: la ruine. Ce pillage finit par coûter au delà de ce qu'il rapportait; «l'affaire ne payait plus», et en 1867, l'on vendit l'Aléoutie aux États-Unis, avec ce qu'elle contenait encore d'Aléouts.
[183] 1787-1817.
[184] 1803.
Que feront les Américains de ce nouveau territoire dont ils ont maintenant la responsabilité? Comment traiteront-ils les indigènes?—A la façon des Peaux-Rouges, probablement. Voudraient-ils ressusciter l'infortunée peuplade, ils ne pourraient: elle agonise déjà. Mais s'ils veulent adoucir sa fin, qu'ils se hâtent.
Affamée, fatiguée, surmenée, la population a pris l'existence en dégoût. Pourquoi se donner des enfants qu'on serait incapable de nourrir? Pourquoi augmenter le nombre des malheureux? Quand abordèrent les civilisés, escortés de leurs bienfaits, les Aléouts nombraient cent mille, s'il faut en croire les premiers trafiquants, mais le chiffre nous paraît très exagéré. L'évaluation, peut-être encore trop forte, donnée par Chélikof en 1791, portait cinquante mille âmes, dont le père Joasaph se vantait d'avoir converti tout un quart. En 1860, les registres paroissiaux n'accusaient plus que dix mille individus, et, dans ce total, comprenant les Russes et les métis, les Aléouts proprement dits n'entraient que pour deux mille environ[185]. Le changement de suzeraineté n'a point apporté, ne pouvait apporter d'amélioration immédiate. Ainsi chez les Oulongues, visités par Dall, sur une population mixte de 2,450 individus, la mortalité est de 130 pour une nativité de 100. Les Aléoutes sont peu fécondes. On s'accorde à dire que la race entière des Esquimaux dépérit rapidement, sauf peut-être dans les districts groenlandais, sur lesquels le Danemark veille avec une sollicitude paternelle.
[185] Le recensement américain opéré en 1880 sur le territoire d'Alaska, par M. Petrof, indique 2,214 Aléouts, et 16,303 Inoïts, éparpillés dans les districts du Kadiak, de la Baie de Bristol, du Kouskokolm, du Youkon, du Béring septentrional et de la côte arctique.
Sur les Inoïts fait ravage la consomption, qui tue à elle seule plus d'individus que toutes les autres maladies; et ce terrible fléau, jusqu'alors inconnu, c'est la civilisation qui l'apporta[186]. Tout à côté, les Peaux-Rouges sont détruits par la petite vérole, triste cadeau des Visages Pâles.
[186] Hall.
Pourquoi cette action funeste du civilisé sur le sauvage?—D'autres apprécieront les causes physiologiques; examinons quelques-unes des causes morales qui amènent ce résultat.
Pris pour des dieux, forts du prestige qui entoure le civilisé, tout grossier et ignorant qu'il soit, les Russes n'eurent qu'à se montrer pour s'emparer de tout un archipel et réduire toute sa population en servitude.
—L'Aléout était donc lâche et indigne de la liberté?
—Non pas. Écoutez le témoignage que donne à sa race un des hommes qui la connaissent le mieux:
«Les Inoïts sont des Inoïts, Inoïts ils resteront. L'indépendance est le trait essentiel de leur caractère; ils ne supportent jamais la contrainte, quels engagements qu'ils aient pris ou qu'on leur ait fait prendre. Nés libres, sur une terre sauvage, ils veulent aller et venir à leur guise, jamais ils ne se laisseront mener à la baguette[187].»
[187] Hall.
—Les Aléouts, cependant, se sont laissé mener à la baguette?...
—A la baguette.... cela mérite explication. Les Russes eussent volontiers joué du knout et de la plète nationale sur ces fantasques insulaires, qui se laissaient tuer presque avec indifférence, et qui, sans mot dire, allaient se suicider pour un coup de bâton. C'est parce que les Russes prétendaient les mener à la baguette que les Aléouts meurent ou sont morts. La vie sans liberté ne leur offrant aucun charme, ils pensèrent s'enfuir dans l'autre monde, pour échapper aux tâcherons et aux exacteurs. Ils avaient commencé par se donner sans réserve, mais n'avaient pas pensé que ce serait pour être fouettés. Dociles et disciplinables à un rare degré, ils avaient accepté la direction d'hommes dont ils s'exagéraient la supériorité, et qu'ils prenaient pour des frères aînés. Que n'eussent accompli des hommes intelligents et bons avec ces volontés qui s'offraient de si bonne grâce! Mais quoi! des âmes et des cœurs? Les flibustiers ne demandaient que huile et saindoux, que peaux de martre et de renard[188].
[188] Voir Sproat, Rink et Bastian qui développent la même idée.
Généralisons la question:
Dans les luttes pour l'existence, à travers lesquelles l'humanité se fraye un chemin sanglant, les vertus passives sont égorgées par les vices agressifs. Et sans agiter la question vice et vertu, on a vu partout, au contact des blancs, se détraquer les systèmes politiques et sociaux, les anciennes coutumes tomber en désuétude, les distinctions antérieures devenir sans objet. Ce que les indigènes avaient pris jusque-là pour dieux, bons esprits, patrons et protecteurs, était transformé en diables d'enfer; la conscience troublée ne se reconnaissait plus dans les questions de bien ou de mal. Le fusil et l'eau-de-vie, il n'y avait plus que cela. Les chefs, bafoués par un paltoquet d'outre-mer, se sentaient dégradés, avaient perdu toute volonté, toute dignité devant le pistolet, tonnerre de poche; les sorciers eux-mêmes avaient perdu la tête, reconnaissant leur ridicule impuissance devant la grande magie des blancs. Les bras du guerrier tombaient paralysés devant les armes foudroyantes; avec son arc et ses flèches, un héros n'était plus qu'un sot en face d'une carabine. En perdant toute confiance en eux-mêmes, ils perdaient le plaisir de vivre et jusqu'à leur tempérament. Plus de joie ni de gaieté, plus de chants ni de danses, plus d'imaginations grotesques et bouffonnes. Renfermons-nous dans un jour triste et sombre, dans une atmosphère épaisse et lourde; descendons tout vivants dans un caveau funéraire... celui de notre nation; mourons avec ce qui fut notre patrie[189].
[189] Dall.
La civilisation moderne, irrésistible quand elle détraque et désorganise les sociétés barbares, se montre d'une singulière maladresse à les améliorer. C'est faute de bonté, faute d'humanité. Notre génie ne se montre ni aimable ni sympathique. Quoi! rencontrer un peuple si doux et patient, si bien porté à la justice et à l'équité, mais ne savoir que subjuguer et fustiger, que décimer et détruire! Ce petit monde avait la gaieté, l'enjouement, la bravoure; il ne demandait qu'à travailler pour vivre, mais il voulait aussi chanter, danser et festoyer. Et dès que notre progrès l'accointa, le voilà triste et morose. Ce peuple est toujours un enfant, mais un enfant désabusé; nous l'avons découragé par tant d'injustices, tant troublé, tant affolé que nous avons brisé le grand ressort, tari la vie dans sa source. Ainsi en advint-il des Guanches, naguère un des échantillons les mieux réussis de l'espèce. Simples, heureux, innocents, ils avaient mérité qu'on donnât à leurs îles le nom de «Fortunées». Nous les supprimâmes—pourquoi et comment? Et quand aura disparu le dernier de ces pauvres Aléouts, on entendra dire:—«Quel dommage!»
LES APACHES
CHASSEURS NOMADES ET BRIGANDS
Le nom d'Apaches est le terme générique qu'on donne à plusieurs tribus indiennes de l'Amérique du nord, parmi lesquelles divers auteurs comprennent les Comanches, les Navajos, les Mohaves, les Hualapais, les Yumas, les Yampas, et les Athapaskes méridionaux, se subdivisant eux-mêmes en hordes nombreuses, parmi lesquelles, Mescaleros, Llaneros, Zicarillas, Chiriguais, Kotchis, Piñaleños, Coyoteros, Gileños, Mimbreños. Les Apaches proprement dits se sont eux-mêmes donné l'appellation de Shis Inday ou hommes des bois. Ils parcourent, plutôt qu'ils n'habitent, le vaste territoire à limites indécises, qui, des rives du Grand-Lac Salé au nord, descend vers Chihuahua au sud, et s'étend de la Californie et du Sonore à l'ouest, jusque dans le Texas et le Nouveau Mexique à l'est; il est sillonné par le Rio Grande qui débouche dans l'Atlantique, par un autre Rio Grande et par le Rio Gila qui se déversent dans le Pacifique. Région rocailleuse, élevée de 700 à 2,000 mètres au-dessus de la mer; ses lits de lave sont coupés de cagnons, ou rigoles, profonds d'un millier de pieds et larges d'autant, qu'ont érodés les eaux. Au-dessus des plateaux s'élèvent de nombreux pics détachés, très escarpés, excessivement froids en hiver; pour la plupart émergeant de forêts, refuge des hommes et des bêtes. Pendant une dizaine de mois, du haut d'un ciel sans nuage, le soleil verse des ardeurs torrides sur le sable de la plaine et le roc de la montagne, puis, à l'entrée de la nuit, le froid tombe subitement des étoiles. Les violents écarts de température provoquent des bouffées de vent qui soulèvent des tourbillons d'une poussière alcaline, irritant les yeux et les poumons. Pendant quinze jours en avril et six semaines en octobre-novembre, les pluies tombent en cataractes, et bientôt après les fissures des rochers et des dépressions de terrain fleurissent et verdoient. Les mouflons, les antilopes[190], les cerfs, sortent de leurs retraites et derrière se glissent les coyotes, l'ours, le loup hyène, et l'Apache, redoutable aux hommes et à tous les animaux.
[190] Antilocapra americana, Beard.
C'est une belle bête féroce que l'Apache, nous pensons aux les Apaches granivores, ou plutôt omnivores. Les Navajos, les Mohaves, les Comanches, qui se donnent une nourriture assez variée, grâce à leur agriculture naissante, sont presque tous hauts de six pieds, les femmes n'étant pas de moins belle venue. La poitrine et les bras vigoureusement musclés, les extrémités fines, des traits souvent agréables, de grands yeux d'un noir brillant, d'un éclat singulier et d'un pouvoir de vision vraiment extraordinaire, la figure assez large, constituent un superbe ensemble. Le teint parcourt toutes les nuances du brun clair au brun foncé en passant par le brique rouge; les cheveux sont noirs, et, détail à noter, la barbe n'est pas mal fournie. On les a souvent donnés pour les plus beaux échantillons de l'espèce humaine.
On n'en dirait pas autant des Apaches proprement dits, presque exclusivement carnivores, et qu'on nous donne pour laids et désagréables: masque impassible, traits ridés et flétris; figure large, nez aplati, pommettes saillantes, bouche trop fendue, lèvres minces, regard de travers. Les yeux légèrement obliques et dont l'éclat vitré rappelle ceux du coyote, sont plus brillants que ceux de la plupart des Indiens du nord. Les cheveux d'un noir mat, jamais peignés, retombent sur les épaules en soies épaisses; autrement, ils sont à peu près glabres. A côté de leurs grands voisins, ils paraissent rabougris, leur taille moyenne n'étant que de cinq pieds cinq pouces.[191]
[191] La taille de dix-huit Apaches et Tontos, mesurés par Ten Kate, variait entre 1,67m et 1,84m. Société Anthropologique, Bulletin, 1883.
Les cactus mettent un cheval ou un mulet tout en sang, avant d'entamer l'Apache. Son tégument épais le rend peu sensible à l'action des intempéries. Par le soleil le plus ardent, ils vont et viennent sans aucune protection; mais quand ils ont le loisir de prendre leurs aises, ils s'enveloppent, à la mode des Australiens et Andamènes, la tête d'une calotte de boue qui leur procure une agréable fraîcheur et les débarrasse de la vermine; pour les mêmes raisons, ils s'enduisent le corps d'une couche fangeuse. Ils se donnent généralement des mocassins, modeste luxe, pour se protéger les pieds contre les épines, et à cet effet, la forte semelle remonte en pointe large et recourbée. Quant aux vêtements proprement dits, ils s'en affublent, moins par hygiène, encore moins par pudeur, que par vanité et coquetterie, pour se faire valoir: les hommes, par quelque trophée de meurtre et de rapine; les jeunes femmes, par une loque de couleur, par un jupon d'écorce, par une toison qu'elles ont ornée de barres et de lignes, industrieusement assouplie en la frottant de cervelle. Quelques-unes se tatouent au menton; la suprême élégance est de se barbouiller avec des couleurs criardes. Les ablutions ne mettent nullement ce maquillage en danger, car on ne se baigne que pour l'agrément, et l'eau n'abonde point. Soit à cause de leur malpropreté, soit parce qu'ils ne se nourrissent que de chair, et principalement de celle du cheval, de l'âne et du mulet, ces Apaches, qui nous remettent en mémoire les hippophages de Solutré, dont les ossements ont été trouvés mélangés à ceux de cinquante à cent mille chevaux[192], ces Apaches, disons-nous, exhalent une pénétrante odeur équinée, surtout quand ils sont échauffés. Les montures rebroussent chemin dès qu'elles l'éventent[193]. Constatons une fois de plus que la propreté du corps est le plus souvent un signe de civilisation déjà avancée. A l'époque de la puberté, on arrache les sourcils aux filles, poil à poil, et bientôt après, on les débarrasse même des cils.—Est-ce pour les embellir[194]?
[192] Bulletin de la Société d'anthropologie, 1874.
[193] Bancroft. L'odeur de fauve qu'émettent les Néo-Calédoniens semble persister, malgré tous les soins de propreté.—V. Patouillet, Trois ans en Nouvelle-Calédonie.
[194] Crémony.
Les huttes, en pain de sucre, aux abords encombrés de charognes infectes et de matières fécales, sont formées de gaules ou de branches entrelacées de broussailles et de feuillage, qu'on recouvre de peaux, gazons et pierres plates. Dans la rude saison, nos sauvages se réfugient volontiers dans les cavernes, où ils font de grands feux, et tout en sueur, se couchent sur la pierre fraîche, ce qui leur vaut d'être décimés par les rhumatismes et les pneumonies[195]; une large blessure leur serait moins dangereuse. Ils ne se trouvent à leur aise qu'à l'air libre; ils se sentent oppressés sous un toit, enfermés entre des murailles; ils ne jouissent réellement de la vie que dans leurs expéditions. Quand les nuits sont trop froides, le vent trop glacial, ils se recroquevillent dans un enfoncement, ou fouissent un trou pour y dormir quelques heures.
[195] Helfft, Zeitschrift für allgemeine Erdkunde, 1858.
Jadis, les bisons abondaient dans toute l'Amérique du nord; en troupeaux innombrables, ils parcouraient le continent depuis le Grand Lac des Esclaves jusqu'au golfe de Floride. Mais aujourd'hui la carabine du blanc les a exterminés dans toute la partie du midi, fortement entamés dans les régions septentrionales, et, par cela même, affamé les populations qui s'en nourrissaient.—«Tuez les bisons, disait un gouvernant des Visages Pâles, vos balles feront ricochet sur l'Indien.» Si bien que l'Apache est réduit le plus souvent à «la petite chasse». Son arme la plus dangereuse est l'indomptable patience avec laquelle il immobilise son corps brunâtre derrière des roches ou des broussailles grises[196]. On les a vus se couvrir de mottes herbues qui les transformaient en un bout de prairie; au milieu de yuccas se déguiser en yuccas; en rase campagne s'étendre sous une couverture de laine grise, qu'ils avaient si bien tachetée de terre, que des soldats envoyés à leur poursuite les prenaient pour des blocs de granit; aussi habiles dans ces mystifications que les Bhils de l'Inde[197], ou que les sauvages de l'Australie.
[196] Crémony.
[197] Bastian, Culturvœlker Amerika's.
Malgré toute leur adresse, comme ils sont sans agriculture sérieuse, ni animaux domestiques, le garde-manger de ces malheureux est souvent vide. Aussi ne dédaignent-ils rien de ce qui est mangeable: ils font leur profit des glands, fruits, bulbes, baies et racines, recueillent les mesquites, les courges et certaines fèves qui croissent spontanément. Ils sèment quelques grains de maïs, mais la presque totalité de leur nourriture est animale: daims, cerfs, mouflons, cailles, écureuils, rats, souris, vers et serpents. Nulle fausse délicatesse. On ne devient difficile sur la qualité que lorsque la quantité abonde; il n'est de choix que dans le superflu. Quand la nourriture est à bouche que veux-tu, nos sauvages s'en gorgent, avalent des morceaux énormes. Mais en Apachie, la disette est l'état normal. Le trop court printemps est suivi d'un long et brûlant été; bientôt les herbes sèchent, les herbivores meurent ou disparaissent, et les carnivores sont en peine. On supporte stoïquement la famine, mais après la famine prolongée, la mort!
Quand le pays ne peut nourrir l'habitant, il faut bien que l'habitant se pourvoie ailleurs. Le climat, le sol, transforment en nomades, chasseurs, brigands et voleurs, les Apaches sur le continent américain, les Bédouins et les Kourdes sur le continent asiatique, à peu près sous les mêmes latitudes. Montés sur des chevaux rapides,—ils sont nés cavaliers,—nos affamés vont à la maraude; au nombre de trois ou quatre, rarement plus d'une douzaine,—car il faut vivre en route,—ils traversent d'énormes distances en quête de quelque proie; heureux quand ils tombent sur un maigre herbage où ils trouveront des sauterelles, un lézard, quelque oiseau de rencontre; en attendant, ils grignotent leurs tasajo, lanières de viande desséchée au soleil; ils jeûnent, jusqu'à ce que la bonne Providence les dirige sur une rancheria isolée ou sur une troupe de voyageurs. Ils n'attaqueront à face découverte que s'ils ne peuvent faire autrement, ou si leur supériorité est évidente. Comme le loup ils s'embusquent: ils se cacheront, se blottiront pendant des journées, déguisés en arbrisseau, en rocher, en bille de bois; et, au moment opportun, se jetteront sur leurs victimes, tuant les hommes, emmenant parfois des femmes pour en faire des esclaves, des enfants dont ils tireront rançon ou dont ils feront des brigands; mais avant tout, se saisissant des chevaux et mulets, qu'ils pourchassent devant eux. Avant qu'on ait pu se mettre à leur poursuite, ils ont fui comme le vent dans le labyrinthe des gorges et des cagnons, dans ces déserts de sable brûlant, vrais lacs de feu, «traversées de mort», jornadas de muerte, comme disent les Mexicains. Pumpelly rapporte que, voyageant à travers ces terribles régions et la fatigue lui montant au cerveau, il fut pris pendant plusieurs jours d'un accès de folie. Les ravisseurs sont comme chez eux dans le désert et la montagne, doublent, triplent les étapes. Criblées de coups et de blessures, éreintées, fourbues, les bêtes capturées tombent mourantes devant la tanière des louves et des louveteaux à face humaine, qui les saluent de hurlements joyeux.
Avides, anxieux, aiguisant leurs dents, ils n'attendent pas toujours que les proies soient mortes. Se jetant sur elles, ils les dévorent encore vivantes: les uns coupent et taillent; les autres arrachent les membres et les déchiquettent, à force de bras, sans plus de souci des souffrances de la victime que le civilisé qui gobe une huître arrosée d'un filet de citron; et sans se croire plus cruels que le cuisinier quand il écorche l'anguille qui se tord sous ses ongles. Après avoir calmé les premières fureurs de la faim, ils embrochent quelque pièce au-dessus d'un brasier, mais n'attendent guère, l'avalent encore fumeuse et brûlante, crue en même temps que charbonnée. Les entrailles passent pour délicates bouchées et morceaux d'honneur. Sur la chair de l'animal, tous ont droit égal, mais le chasseur qui l'a abattu, réclame la robe ou la toison.
Ces orgies de la faim qui s'assouvit, fêtes suprêmes de misérables qui risquent si souvent de périr d'inanition, rappellent le grand acte des mystères dionysiaques: initiés et initiées se jetant sur le chevreau, symbole de Bacchus Zagreus, mordant à cru dans les membres tremblants, plongeant des mains sanglantes dans les viscères déchirés, et se disputant le cœur pour le dévorer, tandis qu'il palpitait encore.
Entre les mangeurs de viande crue et les cannibales, la distance passe pour médiocre; aussi les Apaches sont accusés d'anthropophagie. Le fait n'est pas prouvé. Cependant ils auraient un jour répondu que les Puntalis, tribu plus au nord, ne sont pas bons à manger, leur viande ayant un goût trop salé.
En fait d'armes, les fusils, encore rares, n'ont pas tout à fait supplanté la lance et les flèches, appointées avec des morceaux de bois durci, d'obsidienne, de cuivre natif, parfois de fer ou d'une sorte de bronze, lequel aurait la dureté et l'élasticité de l'acier et qui serait obtenu par la fonte du cuivre sur des feuilles vertes. Nous regrettons de ne pas en savoir davantage.
Nos auteurs ne s'accordent point sur le chapitre des relations sexuelles. Il y aurait pour l'animal humain, comme pour les fauves, une saison consacrée aux amours. D'après Bancroft, les Apaches proprement dits se distinguent de leurs voisins plus civilisés par la chasteté qu'ils imposeraient à leurs femmes avant et après le mariage. Ce n'est pas que le mari ne puisse répudier sa femme au moindre caprice, et même se faire rembourser du prix qu'il a payé pour elle; ce n'est pas que la femme aussi ne puisse abandonner son époux; mais alors l'homme délaissé se considère comme ayant reçu un affront qu'il faut laver dans le sang, tout de suite. Sans plus tarder, il se jette à droite ou à gauche, va tuer un homme à la cantonade. Pour la blessure faite à son orgueil, quelqu'un mourra; l'offense était personnelle, la vengeance sera impersonnelle; ce grand enfant ne voit là rien que de simple et de légitime.
D'un autre côté, on nous raconte qu'ils ne connaissent pas le mariage, que les accouplements sont facultatifs, que même en certaines occasions la promiscuité est générale. C'est clair et net, et notre autorité, Schmitz, parle en témoin oculaire. Les deux opinions peuvent n'être pas inconciliables. D'ailleurs il est constant que la communauté des femmes n'est pas absolue. Le chef de bande, au retour d'une expédition de pillage, a le droit de s'adjuger, dépouille opime, une des captives. S'il lui tresse un chiffon dans les cheveux, elle devient la «part du capitaine»; personne ne la touchera s'il ne permet. S'il veut la prendre pour femme à long terme, il lui rompra une flèche sur la tête: par cet acte elle cesse d'être une personne et devient la chose du vainqueur.
Même symbolisme chez les Tatares nomades:
«Kasmak se saisit de la jeune Kalmouke, tira un mouchoir, le lui mit autour du cou, fit voler une flèche au-dessus de sa tête[198]....»
[198] Radloff, Türkische Staemme Süd Sibiriens. IV.
Les anciens Grecs plongeaient aussi leur javeline dans la chevelure de leurs prisonnières, qu'ils disaient avoir gagnées «à la pointe de la lance». Nous prenons sur le fait l'institution du mariage, en tant que fait de capture et d'accaparement. De cette première appropriation les autres suivront. Car ce n'est point la propriété qui procède de la famille, comme les théoriciens l'affirmaient naguère a priori; c'est la famille qui dérive de la propriété; la famille, son nom l'indique, commença par n'être qu'un troupeau d'esclaves.
Bien que leurs mariages ne soient que rudimentaires, ils sont déjà compliqués de certaines insanités. Les jeunes époux évitent la rencontre de leurs beaux-parents: pendant la chasse, pour ne pas manquer le gibier[199]; en temps ordinaire, pour que les unions ne soient pas infécondes. Malgré ces précautions, les femmes perdraient d'assez bonne heure la faculté d'avoir des enfants[200].—A quel âge? Il serait difficile de le préciser: elles savent à peine ce qu'est une année, et s'inquiètent peu d'en compter le nombre.
[199] Oviedo.
[200] Schmitz.
D'une grossesse à l'autre, l'intervalle ordinaire comporte trois années consacrées à l'allaitement du nourrisson. L'enfant reste avec la mère jusqu'à ce qu'il cueille lui-même certains fruits, et qu'il ait attrapé un rat sans le secours de personne. Après cet exploit, il va et vient comme il lui plaît; il est libre et indépendant, maître de tous ses droits civils et politiques, et ne tarde pas à se perdre dans le gros de la horde. Les parents seraient mal venus à punir leurs garçons et à les réprimander sévèrement. Chose aussi sérieuse n'a lieu qu'avec le consentement de l'entière tribu, laquelle n'a point abdiqué ses droits de paternité collective, ne les a pas encore délégués aux chefs de famille en leur capacité individuelle. Elle n'use de son droit que rarement, ou jamais; elle craindrait trop de diminuer la férocité native des gamins, férocité qui les rend hardis et indomptables. Un Navajo racontait que s'il se permettait de corriger son fils, celui-ci ne manquerait pas de lui décocher une flèche de derrière un arbre[201].—Pensez-y donc! il faut donner au jeune homme toutes les vertus du brigand. Et sans aller bien loin, chez les Mexicains, à côté du routier un soldat ne fait que piteuse figure[202]; encore le militaire se vante-t-il le plus souvent de n'être pas tout à fait étranger au noble métier du batteur d'estrade.
[201] Bancroft, Native Races.
[202] Dixon, White Conquest.
Un état social aussi primitif ne fait pas de place aux chétifs. Les forts n'ont pas assez pour eux-mêmes, comment s'embarrasseraient-ils des faibles? Cependant quelques éclopés des bagarres précédentes parviennent à se maintenir pendant quelque temps; ils suivent comme ils peuvent les expéditions, tant pis s'ils n'arrivent pas à temps pour avoir leur part du pillage! Tarde venientibus ossa. Les traînards n'ont qu'à mourir. Quelques-uns, cependant, trouvent refuge chez des voisins mieux pourvus, qui peuvent être plus compatissants. Quelquefois des compagnons plus robustes, des amis, les enfants peut-être, veulent bien dépêcher le misérable d'un coup de lance ou l'étouffer en le mettant sur le dos, puis, en passant au cou un bâton aux extrémités duquel pèseront deux personnes de bonne volonté[203].
[203] Bancroft.
Dans ces conditions, les malades n'ont pas meilleure chance que chez nos amis, les Tchouktches; ils retombent à la charge de la communauté; celle-ci préfère qu'ils ne s'attardent point et qu'ils guérissent ou disparaissent promptement. Elle s'emploie au rétablissement des fiévreux, en dansant et chantant, en tambourinant des nuits entières; procédé non moins rationnel et non moins efficace que de soulager les pauvres et les indigents par des bals de bienfaisance.
Il arrive, mais rarement, qu'on se lamente pour un mort; il faut être de marque pour avoir des obsèques qui comportent quelque solennité. Généralement, le cadavre est empaqueté en des lanières de peau, porté sur une colline et enfoui sur le versant exposé à l'Orient; on espère sans doute que le soleil regardera le défunt, et le réveillera quand il en sera temps.
Quelques notions de métempsycose: certaines âmes vont animer des oiseaux ou des serpents à sonnettes.
Ils possèdent le petit bagage intellectuel commun à la plupart des Peaux-Rouges: la notion d'un Grand Esprit, peut-être même de plusieurs, la tradition d'un déluge, diverses légendes. Ils vénèrent l'Ours, et ceux de son totem n'en voudraient pas manger la viande; ils tiennent pour sacrés le hibou, les oiseaux blancs, et l'aigle en premier lieu. Un aigle immense et prodigieux en clignant de l'œil lance les éclairs, et en battant des ailes produit les éclats de la foudre. De lui sont issus les Apaches, car il s'unit à leur mère-grand Istal Naletché, laquelle donna le jour à Nahinec Gané et à Toubal Lichiné, ce dernier l'Ancêtre, le héros qui avec ses flèches tua le serpent Python, au moment où le monstre allait le dévorer[204]... C'est ainsi que les malheureux Apaches racontent le grand mythe de l'Aigle et du Serpent, d'Ahi et d'Indra, symbole antique et grandiose, qui appartient également à l'ancien monde et au nouveau, sujet trop vaste et compliqué pour que nous puissions l'aborder.
[204] Malte-Brun, Annales, 1853.
Des voyageurs ont refusé à ces hordes tout sentiment poétique ou religieux. Ce n'est pas étonnant. En matière de conscience, les sauvages se taisent autant qu'ils peuvent; ils n'aiment pas à s'expliquer sur leurs choses intimes,—et les blancs nient imperturbablement tout ce qu'ils n'ont pas vu, tout ce qu'ils n'ont pas su deviner.
Des missionnaires espagnols avaient essayé de convertir ces malheureux Indiens, mais ont dû y renoncer par la raison qui fit échouer des tentatives analogues sur les Tasmaniens, quand il en existait encore. L'enseignement s'adressait à des intelligences bornées, dépourvues de la faculté d'abstraction qu'une longue culture a développée chez nous. Voyez donc l'embarras d'un honnête apôtre exposant la doctrine de la Résurrection, dans une langue où l'idée d'âme n'a d'autre équivalent que le mot «boyau»! Pour faire comprendre à ces sauvages qu'ils possèdent une «âme immortelle», il était obligé d'expliquer qu'ils ont dans le ventre une «tripe qui ne pourrit pas».—Il les faisait compter jusqu'à dix, mais ne pouvait leur inculquer le dogme de la Trinité. Comment les révérends pères auraient-ils traduit, dans une langue où le verbe être n'existe pas, la célèbre définition de l'Éternel Jéhovah: «Je suis Celui qui suis»?
Les Peaux-Rouges ne parlent que fort peu, et moins que tous autres les Apaches, qui préfèrent s'exprimer par gestes. On en a observé qui, accroupis autour du feu, entretenaient une longue conversation dans laquelle ils ne faisaient que remuer les lèvres[205]; méthode que nous venons d'adopter pour renseignement des sourds-muets. La langue apache abonde en sons nasaux et gutturaux, en claquements de langue[206], que les étrangers ne parviennent pas toujours à imiter; l'idiome est décidément désagréable, et cependant les Mohaves, voisins immédiats, ont un parler doux et sonore, harmonieux autant que l'italien ou le japonais[207].—Notons en passant l'absence de toute salutation, de toute formule de bienvenue ou d'adieu[208].
[205] Coroados, Heusel, Zeitschrift für Ethnologie, 1869.
[206] On essaie de les représenter par le signe t-ql
[207] Gatschet, Zeitschrift für Ethnologie, 1877. Buchner, Schmitz.
[208] Helfft, Zeitschrift für allgemeine Erdkunde, 1858.
Puisque la moralité, au moins dans ses lignes générales, se mesure au développement de l'intelligence, on ne s'étonnera pas de la trouver réduite ici à ses rudiments. Ces malheureux ne vivent guère que de rapines; leurs maraudes se compliquent de rapt et de meurtre; leurs combats sont moins des luttes que des assassinats. Rapines, meurtres et massacres, ils en tirent gloire; méprisent les dégénérés, les esclaves de leurs aises, tous ceux qui ne savent pas vivre dans la sauvage indépendance des déserts. De tous les animaux, pensent-ils, les plus forts et rapides, les plus beaux, sont les féroces et les ravisseurs, et de toute notre espèce, le plus noble est celui qui fait la chasse à l'homme.
On les traite de sournois et perfides, appellations qui les flatteraient; mais ils protesteraient contre celle de lâches, qu'on leur prodigue. Le courage et la lâcheté ne sont pas des faits d'ordre simple. Certaines lâchetés comportent certains courages. Sans doute, ces truands n'attaquent personne, tant qu'ils ne se croient pas les plus forts; n'ayant aucun goût pour la haute lutte, ils préfèrent attirer l'ennemi dans un piège, ou se jeter sur lui par derrière, procédé recommandé en haute stratégie, pratiqué par tous les animaux de proie; ces chasseurs ont appris du gibier à se dissimuler. S'ils font des prisonniers, ils emmènent les filles et les femmes, et tout d'abord les jeunes garçons, dont ils ont besoin pour remplir les vides que la mort ou les aventures produisent dans leurs rangs, et que les naissances ne suffisent point à combler, car elles sont peu nombreuses. Par suite des privations et de la vie beaucoup trop rude qu'endurent les parents, les enfants naissent moins robustes qu'on le suppose; rarement ils ont une constitution assez bien trempée pour les mener jusqu'à quarante ans[209]. Plusieurs blancs qu'ils avaient capturés et dont ils avaient apprécié la force ou la valeur, ont été obligés de procréer un rejeton avec une fille de la tribu, afin de conserver la bonne graine[210]. Mais le service rendu ne les a pas toujours rachetés de la mort et des tortures; car ces sauvages se délectent à faire subir aux prisonniers d'abominables supplices; ce que Chateaubriand avait déjà raconté dans sa Vierge des dernières amours.
[209] Fossey, Mexique.
[210] Henry.
Pour cruels, ils le sont. Constatons-le, sans les innocenter pour cela: les supplices qu'ils infligent, ils savent les supporter. Et ils ne trouvent pas mauvais qu'on les leur fasse subir, si par malheur ils se sont laissé prendre. Il faut aussi mettre en ligne de compte qu'ils ont pour distraction, à peu près unique, d'aboyer à la lune et qu'ils éprouvent le besoin de quelques représentations plus émouvantes. N'en ayant pas de simulées, ils se rabattront sur les réelles, car ils manquent de théâtres pour drames et mélodrames. Eux aussi ont besoin de contempler un héros aux prises avec l'adversité, «plaisir des dieux» d'après la doctrine des Stoïciens, le plus beau spectacle qu'il soit donné à l'homme de regarder. Ce qui explique aussi le succès des autodafés et des mille tourments que, hier encore, nous infligions aux hétérodoxes et libres penseurs. Ces malheureux Peaux-Rouges n'ayant pas d'acteurs pour rire, ni de bourreaux délégués par la magistrature, sont obligés de payer de leur personne, d'écorcher eux-mêmes le martyr, de brûler eux-mêmes le délinquant à petit feu. Ne l'oublions pas: dès que les fonctions réparatrices de la nutrition sont accomplies, l'animal humain n'est pas encore satisfait; l'intelligence et l'imagination font valoir leurs droits; la sensibilité ne veut pas rester inactive et réclame sa quote-part d'émotions. Car «l'homme ne vit pas de pain seulement».
En tant qu'individu, on ne peut pas être moins gêné que notre Apache de toute espèce de gouvernement. Il n'est responsable envers qui que ce soit; il fait toujours ce qu'il veut, c'est-à-dire ce qu'il peut. Dans le cas d'une grande expédition, on se réunit sous le commandement d'un camarade dont la supériorité personnelle s'impose et dont l'autorité prend fin avec l'entreprise. Si les hostilités se prolongent, il va de soi que l'influence du chef de guerre s'accroît souvent plus qu'on ne voudrait[211]. Quelques tribus se prémunissent contre ce danger, en reconnaissant une autorité purement morale à des sachems, ou Chefs de la Paix, personnages toujours distincts des capitaines d'ordre militaire; institution des plus intéressantes, mais qu'on ne saurait étudier utilement dans ces hordes clairsemées.
[211] Henry.
Comme manifestation la plus élevée de la vie publique dans ces déserts, ces primitifs célèbrent des néoménies. Autant qu'on peut le savoir, la vénération de la Lune a partout précédé celle du Soleil. La nuit de la fête, ils allument des feux en divers endroits. Remarquons à ce propos que la plupart des tribus indiennes, sinon toutes, paraissent avoir honoré le feu au moins par quelques rites. Ils se sont approvisionnés de tabac et d'une boisson enivrante, faite avec du jus de cactus ou avec du grain bouilli et fermenté[212]; s'ils ne fumaient et ne s'enivraient, ils ne croiraient pas se préparer dignement à un acte religieux. Couchés ou accroupis, ils attendent en un profond silence l'apparition de la reine des nuits. Dès qu'elle se montre à l'horizon, ils geignent en chœur, imitent les cris du coyote flairant une charogne, et les bandes de ces animaux ne tardent pas à leur répondre dans le lointain[213]. Cette parfaite imitation est la récompense d'une longue pratique. Plusieurs de leurs dialectes n'ont qu'un seul et même mot pour désigner le chant de l'homme et le glapissement du chien des prairies; des voyageurs ont même trouvé de l'analogie entre les langues de l'un et le cri de l'autre[214]. Peu à peu les voix enflent, éclatent en jappements; on dirait une meute en chasse, ou aboyant à la lune, ce qui est bien le cas. Le concert continue par les rauquements du loup-hyène et de l'ours, les bramements du cerf, les cris de tous les frères et cousins du monde animal, les hennissements du cheval et du mulet, même les braiements de l'âne, et tous alors de rire, ou plutôt de ricaner, car le rire implique une mentalité peut-être supérieure à celle qu'ont atteinte ces sauvages dégradés par la misère. D'ailleurs, les Peaux-Rouges ne se montrent guère portés à la gaieté; ceux de l'Amérique du nord passent pour mélancoliques, et ceux de l'Amérique du sud pour tristes:
[212] Henry.
[213] Tiswin, Murphy, Indian affairs, 1857.
[214] Oscar Lœw, Zeitschrift für Ethnologie, 1877.
«L'Indien est toujours triste. Triste à l'église, triste en sellant son cheval, triste en s'accroupissant sur le seuil de la salle, triste en buvant, triste en dansant, triste en courtisant sa belle; même sa chanson d'amour n'est qu'un gémissement[215].»
[215] Wiener, Pérou.
Cependant, d'acte en acte, de scène en scène, les cris se sont faits plus désordonnés, et la boisson aidant, la représentation dégénère en charivari, lequel ne cesse qu'au matin.
Nonobstant sa bouffonnerie, nous voyons dans cette représentation un acte religieux, un vrai mystère. Ces chasseurs s'adressent au surnaturel pour qu'il les mette en rapport intime avec les animaux, afin que le gibier abonde, prospère et se laisse prendre. Nous prenons cette solennité pour un équivalent de la «Danse du Bison» décrite par Catlin, et pratiquée par les Mandanes et la plupart des Peaux-Rouges,—de la fête «des Vessies», à laquelle nous avons assisté chez les Aléouts—des réjouissances «du cerf[216]» que les anciens Romains déguisés en bêtes, sauvages, célébraient aux Lupercales et aux Saturnales de la nouvelle année. Les descendants des Celtes, Germains et Scandinaves, mirent longtemps à s'en déshabituer, sous la pression de l'Église chrétienne, laquelle par ses conciles et synodes, ses homélies et pénitentiaires ne cessait d'admonester et de châtier les superstitieux qui «à Noël ou jours autres», s'entêtaient à «courir les génisses[217]», faire le daim ou le taurel. Plus condescendante, la religion grecque laisse faire les mascarades du carnaval, grand divertissement des moujiks, qui s'en donnent alors à cœur-joie. Tous les bons sujets et boute-en-train du village se mettent dans la peau et le caractère de quelque animal, et la bande joyeuse, accompagnée de musiciens, fait le pèlerinage des cabarets. En tête, comme de juste, l'Ours dansant avec la dame son épouse, au milieu d'oursons folâtrant et d'oursonnes folichonnant. Puis le seigneur Bœuf, haut en cornes, avec sa corpulente compagne, et la nombreuse famille de veaux et de velles. Ensuite le Loup, la Louve et les louveteaux, le Renard, la Renarde et les renardins... on voit la kyrielle qui suit—la marche est fermée par un chameau de bosse majestueuse.
[216] Solemnitas Cervuli, d'après Denys d'Halicarnasse.
[217] Saint Firmin, cité dans Mélusine, II.
Nous avons parlé des Apaches comme d'un peuple toujours existant, toujours agissant; en réalité, il ne compte plus. Tant qu'ils n'étaient que des sauvages au milieu d'autres sauvages, leur population se maintenait telle quelle, malgré la faible fécondité des femmes, malgré les hasards des combats; mais quand du haut de leurs montagnes, ils distinguèrent à l'horizon le panache des locomotives, leur arrêt de mort fut prononcé. Pressée de jouir, dévorée de désirs, s'inventant des besoins, notre civilisation extirpe les peuplades envahies, parce qu'elles ne peuvent se plier, instantanément, à la transformation qui lui a coûté une vingtaine de siècles. Or, les peuples chasseurs, tels que les Peaux-Rouges, se montrent récalcitrants à notre culture. Non qu'ils soient inintelligents, mais leur intelligence s'enferme de parti pris dans une spécialité. Né chasseur, l'Apache mourra chasseur. De plus, il est nomade, et, comme dit la sagesse des nations: pierre qui roule n'amasse point de mousse. Tant que le corps n'a pas sa demeure fixe, l'esprit difficilement trouvera son assiette, difficilement s'habituera aux longues réflexions, aux patientes études qui arrachent à la nature ses secrets. Sans y mettre la moindre sévérité, et sans tenir à le «ravaler plus bas que la brute», on peut douter que l'intelligence de l'Apache soit vraiment supérieure à celle du castor, ou même égale à celle des fourmis qui savent récolter des grains, qui savent en semer, nous dit-on.—A un de ces centaures, on demandait pourquoi il ne plantait pas du maïs, pour se garantir des méchances de la chasse, ainsi que le font, depuis temps immémorial, les Pueblos qu'il connaissait bien.—«Planter du maïs? Pour que les camarades mangent la récolte sur pied, avant qu'elle n'ait mûri[218]?»
[218] Lœw, Zeitschrift für Ethnologie, 1877.
Ils ne savent pas, ils ne veulent pas cultiver, mais ils pillent ceux qui cultivent, crime irrémissible. Les farmers sont mécontents que le gouvernement de Washington préconise—officiellement—une politique humaine; qu'il cantonne les Apaches dans une partie du territoire qui jadis leur appartenait en entier, et qu'il leur paye une annuité de quinze cent mille francs, au grand profit des commissaires. Ils trouvent qu'elles étaient plus viriles et plus décidées, les mesures du gouverneur mexicain de Chihuahua, qui avait mis les scalps des pillards à prix: 500 francs par adulte mâle; 250 francs par femme, et 125 francs par enfant. Des chasseurs de chevelures se mirent en campagne, apportèrent quantité de ces dépouilles, mais on se priva de leurs services quand on s'aperçut qu'ils livraient trop de têtes suspectes; les blancs étant plus faciles à assassiner que les Indiens[219]. L'Arizone, la Sonore, la Californie, décidèrent qu'on abattrait tout Indien à portée de carabine. En 1864, des Visages Pâles organisèrent une expédition contre les Payoutes, dont ils tuèrent deux cents individus en une «battue splendide»; ils les forcèrent à se noyer dans le lac d'Owen[220]. Deux ans après, les autorités de Humboldt City conclurent un traité qui stipulait que les survivants eussent à vider le comté dans les sept jours, sous peine de mort contre tous les retardataires:—«Ce traité est on ne peut plus favorable aux Indiens», concluait le journal du district. Le 30 avril 1871, après quelque conflit, les troupes fédérales emmenaient des Apaches prisonniers. Ce fut une aubaine pour les colons des alentours, qui se rassemblèrent de tous côtés, se jetèrent sur les captifs, et en égorgèrent du coup une centaine.
[219] Kendall.
[220] Lœw.
«Contre les Apaches il n'y a pas plusieurs manières de procéder: il faut une campagne bien raisonnée et patiemment conduite. Dès qu'ils se montrent, qu'on les poursuive jusque dans leurs montagnes, qu'on les traque dans leurs repaires, pour les y enfermer et affamer. Qu'on obtienne leur reddition, en leur montrant des drapeaux blancs ou autrement, et sitôt pris, sitôt fusillés. Contre eux tout moyen est bon, qu'il vienne de Dieu, qu'il vienne de l'homme. La méthode pourra choquer un philanthrope;—pour un homme de fibre si molle j'éprouve quelque pitié, mais aucun respect. Je lui conseille de ne pas dépenser toute sa sympathie pour les Apaches, et d'en garder pour les tigres et les serpents à sonnettes[221].»
[221] Sylvester Mowry, Arizona and Sonora.
Ces conseils étaient faciles à suivre. Les blancs recoururent à toutes les trahisons, à toutes les cruautés. L'empoisonnement par la strychnine[222], la dissémination de la petite vérole, autant de hauts faits parmi nos pionniers, qui paradaient avec des brides décorées de scalps qu'ils avaient eux-mêmes levés, avec des dents enfilées qu'ils avaient arrachées à des femmes encore vivantes[223]. A Denver, certain jour, un volontaire rentra portant au bout d'un bâton le cœur d'une Indienne. Après l'avoir tuée d'un coup de feu, il lui avait ouvert la poitrine, pour arracher le trophée que, dans les rues de la ville, saluèrent les acclamations de quelques drôles. Un autre soir, on vit arriver Jack Dunkier, de Central City, portant à sa selle une cuisse d'Indien. Le personnage prétendait n'avoir pas eu d'autre nourriture pendant deux jours. On n'en croyait pas un mot, mais cette fanfaronnade, quel symptôme! Tel autre se vantait publiquement d'avoir grillé et mangé des côtelettes humaines[224].
[222] «Strychniner» mot, d'argot local, avec la signification: «se débarrasser des Peaux-Rouges.» Europa, 1872.
[223] Pumpelly, Across America and Asia.
[224] Le Monde Pittoresque, 1883.
Conclusion: En 1820, on évaluait à vingt mille les mâles adultes des Apaches-apaches; cinquante ans après, le nombre n'était plus porté qu'à cinq mille.
Voleurs de chevaux, voleurs de moutons, il ne leur sera pardonné que lorsqu'ils auront été exterminés jusqu'au dernier. Ce que le propriétaire de brebis hait le plus au monde, c'est le loup, même si le loup a pris forme humaine. Race errante, affamée, altérée, race traquée et poursuivie, race endurante, rusée et passionnée, indomptable à la fatigue et à la souffrance, l'Apache, peuple loup, aura le sort du loup. Le loup périra, mangé par le mouton: le mouton n'est point ce qu'un vain peuple pense. Le mouton avance irrésistible, chassant devant lui les tigres et les lions, chassant l'homme.
—L'homme?
—Oui, l'homme. Demandez à ces milliers d'Anglais, à ces milliers d'Écossais, à ces milliers d'Irlandais, qui ont dû se jeter à la mer, reculant devant les troupeaux de moutons que poussaient quelques nobles lords, grands propriétaires.
LES NAÏRS
OU LA NOBLESSE GUERRIÈRE
ET
LA FAMILLE MATERNELLE[225]
[225] Tant pour l'idée principale que pour la majeure partie des documents à l'appui, la présente étude est tirée de la monographie que M. Bachofen a publiée dans les Antiquarische Briefe: la Famille Maternelle chez les Naïrs.
Un bloc erratique en plein champ de blé, un menhir au milieu d'un jardin, dressant sa tête de granit au-dessus des pervenches, clématites et roses grimpantes, tels nous apparaissent les Naïrs, qui, dans un État des mieux policés, ont conservé avec une ténacité singulière la coutume de la Famille Maternelle, une des plus antiques dont nous ayons connaissance, et sans laquelle nombre de Primitifs resteraient inexplicables. Ces débris de préhistoire, enchâssés dans la civilisation orientale, ne sont pas la moindre merveille du Pays des diamants et pierres précieuses.
Du cap Comorin à Mangalore, entre les Ghâts et la mer des Indes, s'étend le Malabar ou Malayalam, mot tamoul signifiant une «bande de terrain au pied des montagnes». Peu de plaines, sol très accidenté. Le paysage ressemble fort à celui qu'on admire tant aux Sandwich et autres îles de l'Océanie[226]. Des pluies abondantes donnent au «jardin de la Péninsule» une végétation vigoureuse. De la moindre motte sort une fleur, même le sable verdoie. Les vagues de la mer baignent les pieds des cocotiers; au-dessus des rizières, sur chaque butte, sur chaque éminence, s'élèvent des bosquets d'arbres: mangotiers, bambous, bananiers gigantesques, catchous à fleurs rouges, pipoulas au frémissant feuillage, papayers à grandes feuilles palmées, disposées en verticilles.
[226] Clements Markham.
Au milieu de cette verdure, des pagodes et des maisonnettes blanches, au-dessus desquelles l'aréca[227], le plus gracieux des palmiers, balance ses palmes plumulées à tout souffle de vent. Entre les rizières et les champs de cannes on traverse des allées d'ananas et d'aloës; on entre dans le plus petit village par de magnifiques avenues d'arbres au bienfaisant ombrage. La nature se montre belle, le ciel clément et la terre généreuse. Pour parler comme Firdousi, «la chaleur est fraîche, tiède la froidure.» Nulle part l'homme n'a moins de droits à se dire et à se sentir malheureux.
[227] Areca betel, jacktree, nommé jaqua par les Portugais, du tamoul choulaka.
Le sol fertile, qui produit tant de fleurs resplendissantes et de fruits savoureux, donne naissance à de beaux types humains, à des hommes bien faits, des femmes bien tournées. Population mêlée. Le commerce et la petite industrie ont enrichi le Malabar, et dans cette autre Phénicie attiré de nombreux immigrants. Sur un fond indigène, plus ou moins dense, brochent les brahmanes; des Arabes Moplahs et des Malais se sont fixés dans les ports que fréquentent les Européens. Les Portugais vinrent les premiers, les Hollandais suivirent, les Anglais y sont jusqu'à nouvel ordre.
Les aborigènes se partagent en castes nombreuses. Tout en premier, la race guerrière et aristocratique des Naïrs[228]. Quoique de souche soudra, disent les brahmines, ils se sont faits officiers militaires et civils, administrateurs de toute catégorie. Avec leurs sous-castes, ils formaient naguère le cinquième de la population. Venaient en dernier lieu la peuplade rustique des Tchermour[229], ou autochtones, et comme intermédiaires, les Tirs[230], émigrés de Ceylan, dit-on, pépinière d'artisans, cultivateurs et domestiques, devenus, depuis un temps immémorial, serfs et clients des Naïrs, leurs métayers ou fermiers. Tout modestes et retenues qu'elles soient, leurs femmes ne veulent d'aucun vêtement au-dessus de la ceinture; disant qu'elles ne sont pas des prostituées pour se couvrir les seins. Du reste, elles sont jolies, ont une superbe chevelure. Les dames anglaises, qui les engagent comme bonnes et nourrices, ont maintes fois essayé de leur faire porter fichu, au nom du décorum britannique, mais ont trouvé la ferme résistance qu'elles eussent elles-mêmes opposée, si on leur eût demandé d'aller dévêtues par voies et par chemins. Dans ce même Malabar, à la fin du siècle dernier, le sultan Tippo avait voulu contraindre à s'habiller les Malai Coudiacrou qui gagnent leur vie à extraire le jus des palmiers; il leur offrit même de les fournir de toile tous les ans aux frais de l'État. Les pauvres gens exposèrent qu'ils ne pourraient jamais se faire à l'embarras de porter peille sur le corps. Leurs humbles remontrances restant sans effet, ils se décidèrent en masse à quitter le pays. Ce qu'entendant, le souverain prit le parti de les laisser tranquilles dans leurs forêts[231]. Du reste, les Naïrs, eux aussi, se couvrent très parcimonieusement; les femmes, même les princesses, à peine plus que les hommes[232].
[228] Naïrs, Nayeurs, Naïmar, les guides, chefs ou conducteurs.
[229] Tcher, terre, mour, moucoul, enfants.
[230] Tayeurs, Tayar ou Chogans, Chagoouâns, Chanars, serviteurs, ou Tchanars (démonolâtres).
[231] Dubois, Mœurs de l'Inde.
[232] Duncan, Asiatic Researches, 1799.
Outre leur physionomie particulière, et certains détails du costume, les brahmanes se reconnaissent à la houppette de cheveux qu'ils portent en avant, houppette que tous autres rejettent en arrière. Les Naïrs se rasent la tête, ne ménageant qu'une boucle étroite et mince, nouée au bout, qu'ils étendent à plat sur le crâne; les femmes ont le bon sens de respecter leur longue chevelure, d'un noir éclatant. Teint brun olive, extrémités fines, taille élégante, maintien noble, port distingué. C'est une race bien venue, qui, au dire de Richard Burton, ressemble singulièrement aux portraits qu'on donnait, à la fin du dernier siècle, comme représentant les insulaires du Pacifique.
Les Naïrs de l'ancien type, autant de guerriers spartiates, autant de chevaliers d'une Cour d'Amour. Tous savaient au moins lire et écrire; mais leur principale éducation se faisait au gymnase et à la salle d'armes, où ils apprenaient à mépriser la fatigue, à ne pas se soucier des blessures, à montrer un courage indomptable qui souvent frisait la témérité et même la folie. Ils allaient au combat presque nus, jetaient avec une égale virtuosité leur lance en avant et en arrière, tiraient de l'arc avec une telle adresse, qu'il leur arrivait de piquer une seconde flèche dans la première[233]. Leur agilité extraordinaire les faisait redouter dans les combats des forêts et jungles. Ils se vouaient à la mort sans trop se faire prier, et alors un seul tenait pied contre cent. Ceux que le prince attachait à sa personne tenaient à honneur de ne pas lui survivre. Écoutons Pyrard qui les vit en leur beau temps:
[233] Graul, Reise nach Ost Indien.
«Les Naires... sont tous seigneurs du pays, et vivent de leurs revenus et de la pension que le roi leur donne. Ce sont les hommes les plus beaux, mieux formez et proportionnez que je vis jamais; ils sont de couleur basannée et olivastre, et tous de taille haute et alaigre; au demeurant, les meilleurs soldats du monde, hardis et courageux, fort adroits à manier les armes, avec une telle dextérité et souplesse de membres qu'ils se plient en toutes les postures qu'on sçaurait dire, de sorte qu'ils esquivent et parent subtilement tous les coups qu'on pourrait leur porter, et se lancent contre leurs ennemis en même temps[234].»
[234] Voyage de François Pyrard (au commencement du XVIIe siècle).
En somme, on ne vit jamais plus brillants soldats. Aussi leur orgueil n'était pas mince. Tout individu de caste inférieure qui se serait permis de les toucher ou seulement effleurer de son haleine, ils étaient sous l'obligation de le tuer, ou de périr eux-mêmes[235]. Aujourd'hui encore, quand la police leur donne à garder des prisonniers de la plèbe, il est amusant de voir comment ils n'osent les approcher, ne songent qu'à maintenir les distances[236]; on dirait qu'ils les redoutent. Ils ont refusé bataille à des ennemis jugés trop inférieurs: on leur eût manqué de respect en leur opposant de simples Tayeurs, et jusqu'à la fin du dernier siècle, un prince eût craint de les offenser mortellement en leur donnant comme adversaires de simples roturiers et petits soldats, des pas grand'chose. Cette vanité n'est point le fait des seuls Naïrs, toutes les armes aristocratiques en ont leur dose:
[235] Thévenot.
[236] Day, The Land of the Permauls.
«A la bataille de Bouvines, les chevaliers flamands, après avoir renversé quelques hommes d'armes, les laissèrent de côté, ne voulant combattre qu'entre gentilshommes[237]... Ils s'indignèrent que la première charge dirigée contre eux n'eût pas été faite par des chevaliers, ainsi qu'il était convenable, mais par des gens de Soissons, menés par un certain Garin. Ils montrèrent une répugnance extrême à se défendre, car c'est la dernière honte pour des hommes issus d'un sang illustre, d'être vaincus par des enfants du peuple. Ils demeuraient donc immobiles à leur poste[238].»
[237] Rigord, Vie de Philippe-Auguste.
[238] Guillaume le Breton, la Philippide.
Interdit de mettre un Naïr en prison. D'une accusation qui l'atteignait il se justifiait par l'ordalie,—saisissait un fer rouge et le portait à quelque distance, trempait la main dans de l'huile bouillante,—allait prendre un bain dans un étang d'alligators. L'accusation était-elle prouvée? Des envoyés du roi avaient mission de le tuer où ils le trouvaient; sauf à laisser l'ordre, piqué dans le cadavre.
«Honneur et galanterie! Amour et bataille! Mon épée et ma maîtresse!» prenaient-ils pour devise. Bretteurs et chatouilleux sur le point d'honneur. Détail à noter: les parties intéressées ne vidaient pas toujours leur querelle en personne; des amis l'épousaient à leur place, surtout si l'affaire en question était d'ordre civil et engageait des intérêts considérables. Les seconds prenaient leur temps, soignaient leur escrime, pourvoyaient à leurs propres affaires; la rencontre pouvait même être ajournée à douze ans, dernier terme. Ces affaires d'honneur, et en général les duels judiciaires, procuraient un revenu au roi, arbitre officiel dont l'intervention était payée suivant la fortune des litigants.
Jadis au Malayalam, on s'était précautionné contre le danger que l'État tombât en des mains séniles, et qu'un maniaque décidât des affaires les plus importantes. La constitution exigeait que le prince qui aurait parachevé douze ans de règne ne les dépassât pas d'un jour; il fallait que le Fils du Soleil entrât en son repos, après avoir travaillé pendant tout un cycle. A la dernière heure, il présentait au peuple son successeur, se poignardait ensuite.
La coutume avait sa raison d'être, puisque d'autres populations, en Afrique notamment, l'ont mise en vigueur. Mais les autocrates, on le devine, goûtent le système médiocrement, le tournent, s'ils peuvent. Le souverain des Toltèques avait obtenu une latitude très raisonnable: avant de le faire périr, ses peuples lui accordaient cinquante-deux ans de règne, toute la durée du cycle mexicain. Le bœuf Apis jouissait de sa divinité pendant vingt-cinq ans.
De magnifiques fêtes, un grand jubilé étaient annoncés, à Calicut, pour clore dignement la carrière du monarque. Au grand jour, le roi inaugurait lui-même ses obsèques, et, marchant en tête d'une procession, composée des plus grands dignitaires, descendait au rivage. Quand ses pieds avaient touché l'eau, il jetait bas ses armes, déposait sa couronne, dépouillait ses vêtements, s'asseyait sur un coussin, croisait les bras. Sur ce, quatre Naïrs qu'il avait instamment priés de lui rendre un dernier service,—celui de l'égorger,—prenaient un bain dans la mer, tout à côté du prince. Des Brahmanes les purifiaient, les habillaient de gala, les poudraient de safran, les aspergeaient d'eau parfumée, puis, leur remettaient sabre et bouclier. Au cri de: «Allez-y!» les champions se précipitaient sur les gardes disposés en épais bataillons autour du roi, frappaient d'estoc et de taille, tâchaient de se frayer un passage jusqu'à l'homme assis sur le coussin. Incroyable ou non, la légende affirme que, plus d'un de ces désespérés plongea son épée dans la poitrine royale. Au vainqueur de monter ensuite sur le trône qu'il avait si bien gagné: «Ote-toi que je m'y mette!»—Après tout, si le prince était impopulaire, les régiments désaffectionés, décidés à faire preuve de maladresse...
Il paraît que, dans les temps anciens, les Aryas envoyèrent au Malayalam des colonies conduites par des prêtres, qui s'emparèrent du pays et asservirent les habitants, sans rencontrer de résistance sérieuse. Combien la conquête fut facile, les légendes le font deviner en montrant Vichnou faisant, à leur rencontre, surgir la terre du sein des flots. Les nouveaux venus n'eurent pas à partager avec les Kchatryas ou guerriers, qui, ailleurs, balançaient le pouvoir des Brahmanes et les obligeaient à soutenir une lutte séculaire, dans laquelle les triomphes alternaient avec de cruels revers. Mais il y a danger à vaincre trop aisément. N'ayant à compter ni avec des ennemis ni avec des rivaux, les conquérants tournèrent leur activité et leur savoir-faire les uns contre les autres. Des prêtres-seigneurs querellaient des seigneurs-prêtres; les saints personnages s'entre-pillaient, s'entre-détruisaient, et, après s'être mutuellement affaiblis, ils furent obligés d'accepter la souveraineté d'un prince temporel résidant à Qadesh. Les théocraties sont coutumières de ces malheurs, inexplicables, nous dit-on. Mais les dissensions intestines avaient relevé peu à peu l'élément indigène qui donna naissance à l'aristocratie militaire, dite des Naïrs. Des commerçants arabes s'établissaient dans les ports, s'enrichissaient en même temps que le pays dont ils firent un entrepôt des marchandises d'Europe et d'Afrique, du Deccan, de la Perse et de la Chine. Peu à peu, ils déplacèrent dans le Malayalam le centre de gravité, firent pencher la balance du pouvoir. En tant que sectaires de l'Islam, ils s'entendaient mieux avec les indigènes qu'avec les Brahmanes, entichés de leur orthodoxie védantique. Si bien qu'une révolution éclata dans la seconde moitié du XIIe siècle. Le petit peuple, l'aristocratie locale, les commerçants étrangers, combinant leurs efforts, renversèrent le régime prêtre. Tcher Rouman, personnage historique ou légendaire, dont le nom indique un représentant des «hommes du sol», assembla des armées, livra des batailles, gagna des victoires. La faction sacerdotale porta la peine de l'orgueil qui l'avait empêchée de se fondre avec la nation; la nation secoua son joug, l'obligea de s'avouer vaincue et d'entrer en composition. Tcher Rouman divisa le pays en douze districts, sous douze gouverneurs, siégeant en douze villes, dont la plus ancienne, Quilon, fut réservée aux Brahmanes, matés désormais, qui acceptaient ou faisaient semblant d'accepter le nouvel état de choses. La Cannanore de nos cartes, Nannour, d'où était partie la révolution, prit un caractère essentiellement indigène. Une treizième cité, Coricot ou Calicut[239], fut fondée, et mise à part, pour devenir le magasin arabe, le quartier général de la confédération nouvelle, et la résidence du président qui prit le nom de Grand Tamoul[240]. La succession au trône qui jusque-là s'était effectuée de père en fils, suivant le droit des conquérants, fut désormais rendue au fils de la sœur, conformément au droit primitif.
[239] D'où sortirent les premières étoffes de calicot.
[240] Ou Tambouri, Tamouri, qui nous est mieux connu sous la forme arabisée de Zamorin. Les princes s'appelèrent Tambouran et les princesses Tambouretti.
On devine que la révolution qui mit fin au régime brahmanique prenait ses origines dans l'ordre social. Jusque-là deux systèmes avaient été en lutte irréconciliable pendant une longue suite de générations: le Patriarcat des races privilégiées, et le Matriarcat, essentiellement populaire et démocratique. Ainsi, les Brahmanes, malgré leur force et leur adresse, ne purent imposer définitivement à leurs sujets du Malabar la coutume qui trace la démarcation entre deux mondes: celui des peuples qui ont une histoire, et celui des peuples qui n'en ont pas. Il semble que la grande coutume, sur laquelle nos civilisations modernes sont fondées, eût dû s'imposer elle-même, ou se faire accepter sans grands combats, si elle eût vraiment possédé la supériorité qu'elle s'attribue. Mais n'anticipons pas sur les explications que nous donnerons ci-après.
La révolution populaire triompha du système aristocratique; elle fit plus, elle se maintint, et le pays entra dans une ère de prospérité. A la fin du XIIIe siècle, Marco Polo s'émerveillait de la richesse des villes, de la richesse des campagnes; prospérité que Camoëns et les Portugais admiraient encore au milieu du XVIe siècle.
«A Calicut, le Samori ou Zamorin est l'un des plus grands et des plus riches princes de l'Inde. Il peut mettre en armes 150,000 Naïres, sans compter les Malabares et Mahométans, tant de son royaume, que de tous les pirates et corsaires du pays, qui sont sans nombre. Tous les roys Naïres de cette côte sont ses vassaux, lui obéissent, et cèdent à sa grandeur, excepté celui de Cochin, avec lequel il a presque toujours la guerre, depuis que les Portugais sont à Cochin[241].»
[241] Voyage de François Pyrard.
L'arrivée des Portugais, leur invasion pacifique d'abord, porta un premier coup à l'existence de la confédération; que, par la suite, désagrégèrent et démantelèrent les Hollandais, les Français et enfin les Anglais auxquels réussit la conquête totale.
Trois religions s'employèrent dans le Malabar contre la famille maternelle: celle de Brahma, celle de l'Évangile, celle de Mahomet.
Suivant une légende qu'il serait difficile de prouver ou de réfuter, l'apôtre saint Thomas aurait abordé ces parages, où sa prédication lui aurait valu les palmes du martyre. Ce qui est prouvé par le fait suivant: au lieu du supplice, la terre resta rouge. Les pèlerins qui s'administrent de cette argile sont aussitôt guéris de leurs fièvres et autres maladies[242]; prodige semblable à celui de Tantah, en Égypte, où tout un champ resta coloré du sang des martyrs, au nombre de quatre-vingt mille, tous décollés au même endroit[243]. La gloire de saint Thomas pénétra jusque dans la Gaule mérovingienne, et saint Grégoire, écrivant en la cité de Tours, rapporte que dans la chapelle mortuaire de l'apôtre
«... Une lampe, placée devant le tombeau, brûle jour et nuit, sans mèche et sans être alimentée par de l'huile. Le vent ne l'éteint pas, elle ne se renverse jamais, éclaire sans se consumer. Car elle est entretenue par une vertu de l'apôtre, inconnue à l'homme, mais où l'on sent la puissance divine[244].»
[242] Marco Polo.
[243] Paul Lucas.
[244] Gregorius Turonensis, de Gloria Martyrum, trad. Bordier.
Les voyageurs sont intéressants à entendre sur ces chrétiens, les Thomistes, appelés aussi Jacobites. Ils ont quantité de livres qui traitent de sortilèges, avec lesquels ils assurent que leurs prêtres font tout ce qu'ils veulent, et que les diables leur obéissent[245]... Ils invoquent les saints, prient pour les morts, mais ignorent le Purgatoire. Leur eau bénite jouit de propriétés miraculeuses,—sans doute, parce qu'elle a été mélangée de la susdite terre rouge,—ils rejettent la transsubstantiation, communient avec de l'arrak en guise de vin[246], avec du pain de froment levé, assaisonné d'huile et de sel, et pour le consacrer, font tomber le gâteau sur l'autel, par un trou ménagé dans le plafond.
[245] Tavernier, Voyages, 1.
[246] Paoli.
A l'instar de l'Église primitive, ils célébraient des agapes avec mets non sanglants, riz, pâtes, miel, canne sucrée. Pour baptiser leurs enfants, ils leur imprimaient sur le front le signe de la croix avec un fer rouge,—on dit que les chrétiens d'Abyssinie conservèrent longtemps cette coutume—et dès qu'ils les avaient ainsi marqués, fussent-ils encore à la mamelle, ils les faisaient communier sous les deux espèces[247]. Les prêtres sont appelés Kassanar[248], se marient et portent longue barbe. Au Vendredi-Saint, ils crèvent les yeux à Judas l'Iscariote; au dessert ils apportent un gâteau, tous y piquent le couteau; et quand chacun y a été de son coup, mangent la pâtisserie. A Pâques, les fidèles relatent leurs gros péchés de l'année sur des morceaux de papier dont ils bourrent un canon de bambou; la décharge disperse en l'air toutes les fautes de la communauté, et plus il n'en sera question[249]. Le recensement de 1872 indiquait un chiffre de quatre cent mille Jacobites[250].
[247] R. P. Philippi, Itinerarium Orientale.
[248] Du syriaque Quasi, ecclésiastique, et du tamoul Nar, Naïr, chef.
[249] Day, The Land of The Permauls.
[250] Allgemeine Zeitung, V. 1889.
Au temps de leurs premières ferveurs, ces nouveaux convertis, imbus des doctrines apportées de Syrie et d'Arménie, avaient pensé constituer au Malabar un nouvel ordre de choses: abolir l'antique matriarcat, inaugurer un patriarcat tout autrement rigoureux que le brahmanique. Ils déclarèrent le sexe féminin déchu de tout droit à l'héritage, et leurs descendants continuent à donner tout aux garçons, rien aux filles.
Les conquêtes des Portugais firent au début une haute position aux confrères chrétiens, les Nasarani, lesquels, du reste, n'avaient pas besoin d'être protégés. La commerçante Calicut devait sa prospérité, sa puissance et sa richesse à sa tolérance envers tous les cultes: «Chacun y vit en grande liberté de conscience», remarquait Pyrard, qui, parmi les chrétiens d'Europe, n'avait pas été habitué à ce spectacle. En 1541, survint l'étonnant François de Xavier, qui, assisté de quelques compagnons seulement, et plus heureux que l'apôtre Thomas lui-même, fit la plus merveilleuse pêche qui soit jamais entrée en la barque de saint Pierre[251]: cinq cent mille hommes d'un coup de filet[252]. Maintes fois il se plaignit d'avoir les bras cassés de fatigue,—baptêmes par centaines et centaines,—il regrettait aussi de ne rien entendre à ce que racontaient ses intéressants néophytes. Sans doute, la secte eût pu constituer un parti puissant en faveur des Lusitaniens, asseoir définitivement leur puissance, n'était que les chrétiens d'Occident se mirent en devoir de tyranniser leurs frères d'Orient, de les traiter en hérétiques, ni plus ni moins que les frères d'Abyssinie, non moins miraculeusement retrouvés. Les Jacobites eurent l'impardonnable tort de ne pas se soumettre immédiatement à l'évêque de Rome; ils s'obstinèrent à refuser les nouvelles prières, liturgies et incantations latines auxquelles ils n'entendaient goutte, à conserver leurs formulaires syriaques auxquels ils ne comprenaient pas davantage, mais qu'ils disaient avoir été dictés par Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même; ils se défendaient en disant que les formules sacramentelles perdent force et vertu, dès qu'elles subissent le moindre changement, ne serait-ce que dans la prononciation. Des deux parts on s'entêtait le plus à ce que l'on connaissait le moins.
[251] Matthieu, IV, 19.
[252] Mrs. Guthrie, My Year in an Indian Fort.
Les choses étaient bien gâtées, quand survinrent les Jésuites. La Mission romaine s'ingratia chez les princes, les habitants et même les prêtres. Ils se disaient les Brahmanes de l'Occident[253], s'habillaient en brahmanes, mangeaient à la brahmane, marquaient du dégoût pour tout ce que rejetaient les brahmanes, se conformaient aux pratiques et coutumes des brahmanes, faisaient décider par un concile à leur dévotion que le cordon sacré, porté par les brahmanes en leur qualité de régénérés ou «deux fois nés», est dépourvu de toute signification religieuse, et n'a qu'une valeur de distinction sociale, purement sociale. Eux-mêmes imaginèrent de se partager en jésuites de haute caste et jésuites de basse caste; et quand un jésuite porté dans son palanquin rencontrait un jésuite marchant à pied, les deux jésuites faisaient semblant de ne point se connaître. S'évertuant à donner la couleur brahmanique à leurs doctrines, ils forgèrent un cinquième livre des Védas, qu'ils firent découvrir comme par hasard: toute la révélation chrétienne y était contenue. Brahmanisant pour que les brahmanes christianisassent, ils faisaient un tel amalgame de rits brahmano-chrétiens et christiano-brahmaniques, qu'entre Christ et Crichna on n'eût su distinguer. Aussi firent-ils des convertis par milliers. Personne mieux qu'eux ne pratiqua le précepte donné par l'apôtre saint Paul: «se faire tout à tous.»
[253] R. P. Barreto, Relation des Missions de la province de Malabar, Paris, 1645.
Plus sévères, beaucoup plus sévères, les Carmes et Dominicains réprimandaient cette conduite avec véhémence, ne ménageaient pas les épithètes de fourbes et parjures. Le Saint-Siège ne savait à qui entendre. Mais les uns et les autres s'accordaient pour traiter les pauvres Jacobites avec une inflexible rigueur. Les exploits de la Santa Hermandad au Malabar et à Ceylan, les bûchers et les autodafés de Goa sont tristement célèbres. Nombre de Jacobites se réfugièrent à l'étranger, l'évêque s'échappa dans les montagnes, ce qui lui valut le sobriquet de «prélat marron». L'Inquisition travailla si bien qu'elle supprima la majeure partie des hérétiques, c'est-à-dire des chrétiens primitifs.
Les survivants accueillirent avec un soupir du soulagement les Hollandais qui, en 1663, s'emparèrent du Malabar. L'archevêque s'enfuit à son tour, mais en retroussant sa robe, lança les foudres de l'excommunication sur son confrère, l'évêque syriaque, et sur tout le vieux parti qui se réclamait de l'apôtre saint Thomas:
D'un même amour unis entre eux!»
A leur tour, les Hollandais avancèrent avec leur dogmatique; ils exigeaient des gardes champêtres et juges de paix une déclaration de conformité à la Confession helvétique; même pour signer un simple bail à ferme[254], il fallait montrer patte blanche. Le Formulaire de Dordrecht était répété sous les manguiers où jacassaient les perroquets, où roucoulaient les pigeons.
[254] Journal des Missions évangéliques.
Par-dessus vinrent les Anglais, qui à l'action des dominies substituèrent celle des révérends et missionnaires anglicans. Mais leur propagande manqua de zèle, et les coreligionnaires s'indignaient de leur tiédeur. En effet, les chrétiens disparaissaient comme par enchantement, on n'en trouvait plus en des districts où jusque-là on les avait comptés par milliers.
Au milieu de ces revirements, on avait perdu de vue les questions du matriarcat. Malgré l'élan de sa première attaque, le christianisme n'avait pas ébranlé l'antique institution; il est même permis de supposer que s'il ne fit pas plus de progrès pendant une si longue existence, c'est qu'il ne pouvait avoir l'appui de celles qu'il excluait de la propriété, auxquelles il refusait le droit, dont il restreignait la liberté et l'indépendance. Or, en ce pays, les femmes sont plus qu'ailleurs influentes et respectées; depuis temps immémorial, la coutume du Malabar ne permettait pas qu'une personne du sexe féminin fût condamnée à mort; seulement, dans les cas extrêmes, la criminelle était vendue comme esclave, expédiée par delà les frontières.
Où la Croix avait échoué, l'Islam ne paraît pas avoir même essayé de combattre. Nous avons déjà vu comment il s'était allié avec l'élément indigène contre la domination brahmanique. Les rigoristes musulmans n'ont pas cessé de reprocher aux Arabes du Malayalam la faiblesse de leur prosélytisme, la tiédeur de leur opposition à un système évidemment contraire à la loi de Mahomet. Acceptant ce qu'ils sentaient ne pouvoir empêcher, ces immigrants avaient épousé des natives, fait naître la race métisse des Mapillas[255], et adopté, sans paraître en souffrir, l'hérédité suivant la ligne féminine, régime qui de l'oncle maternel fait le chef de famille; et qu'ont également accepté les Musulmans des Laquedives[256].
[255] Mapillas, les notables.
[256] Hunter, Imperial Gazetteer of India.
Quelle était donc cette «famille maternelle» qui se maintint à travers tant d'obstacles, tant d'invasions et de si longs siècles, cette famille à laquelle les Naïrs et la plupart des enfants du Malabar se montraient si fort attachés?
Depuis que les mémorables travaux de Bachofen et Mac Lennan ont ouvert à la science sociale des horizons nouveaux, on sait que ce fut sous l'influence, non de la famille paternelle, mais de la maternelle, que l'humanité émergea des promiscuités premières. Longtemps on ignora la paternité, longtemps la part que l'homme prend dans l'acte de la génération passa pour secondaire ou pour impossible à déterminer. Ce fut sous l'influence de la maternité, fait tangible, que s'élaborèrent et se développèrent les notions de race, de famille, de partages et d'hérédité.
Au début, toutes les femmes appartenaient à tous les mâles de la tribu, indistinctement. Entre les enfants qui n'avaient d'autre père que l'ensemble des guerriers, il ne pouvait être distingué que par les mères, d'où les clans maternels qui longtemps existèrent sans rivaux. Ils se sont maintenus chez la plupart des peuplades sauvages ou demi-barbares, ils étaient de règle chez les anciens Étrusques, Campaniens, Athéniens, Argiens, Arcadiens, Pélages, Lyciens et Cariens, pour ne nommer que ceux-là. Encore sous la trente-troisième année de Ptolémée Philadelphe, la matronymie faisait loi en Égypte; les parties qui intervenaient dans les actes publics apparaissaient comme fils de leur mère, ne mentionnaient pas leur père; même le nouveau marié perdait son nom pour prendre celui de sa femme[257], abandonnait à l'épouse tout ce qu'il possédait, en prévision de la famille qu'elle donnerait; ne se réservait rien en propre, demandant seulement à être entretenu jusqu'à la fin de ses jours, puis enseveli d'une façon convenable.
[257] Révillout, Papyrus démotiques.
Telle famille, telle propriété. Quand la propriété prit forme et consistance, la transmission s'opéra au profit de la lignée maternelle. Le «matrimoine» précéda le «patrimoine». Point n'est besoin de rapporter la «coutume de Barèges» ou celle des anciens Ibères. Ne sortons pas de l'Inde anglaise:
«Les Nicobariens préfèrent avoir des filles que des garçons. Ce n'est point à l'homme de choisir sa compagne et de la faire entrer dans sa hutte, mais à la femme de se prendre un compagnon et de l'amener chez elle. Les parents qui n'ont que des fils ont une triste vieillesse. Délaissés par leurs garçons, les uns après les autres, ils s'éteignent dans la solitude; ceux qui ont la chance d'avoir des filles deviennent le centre d'une famille grandissante[258].»
[258] Vogel, Vom indischen Ocean bis zum Goldlande.
«Chez les Khassias des Monts Garro, les biens passent de mère en fille. La femme, directrice de la communauté, vit sur sa propriété et dans sa maison à elle; se choisit un époux à son gré, ne regarde pas longtemps à divorcer. Il est vrai qu'elles travaillent plus que les hommes; ce sont elles qui portent dans de grands paniers les voyageurs qui traversent le pays[259].»
[259] Steel, Journal of the Ethnological Society, VII. Campbell.
«Les Pani Kotch, voisins des précédents, reconnaissent à leurs femmes une situation privilégiée, qu'elles légitiment par un travail plus actif et plus intelligent que celui du sexe masculin. A elles de fouir le sol, de le semer et complanter; à elles de filer, de tisser, à elles aussi de brasser la bière; elles ne se refusent à aucune corvée, ne laissant aux hommes que les plus grossiers ouvrages. Les mères de famille marient leur progéniture encore en bas âge; dépensent, aux repas des fiançailles, moitié moins pour le conjoint que pour la conjointe. Quant aux filles adultes et aux veuves, elles savent fort bien se trouver des époux; aux riches, les partis ne manquent guère. Le préféré va vivre chez la belle-mère qui règne et gouverne, prenant sa fille pour premier ministre. Si le consort se permet des dépenses auxquelles il n'a pas été autorisé spécialement, il les soldera comme il pourra. On a vu vendre pour esclaves des pères de famille, l'épouse se refusant à payer les amendes qu'ils avaient encourues;—il lui était loisible de convoler en secondes noces[260].»
[260] Hodgson, Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1849, Dalton.
Nulle population ne s'est complu davantage que les Naïrs dans la famille maternelle, ne l'a plus logiquement développée, en dépit des obstacles accumulés contre cette institution par une race admirablement intelligente, et qui, de plus, était servie par la victoire.
Les Brahmanes, cette caste orgueilleuse et d'intelligence affinée, comment eussent-ils renoncé à dominer, à exploiter des populations simples et naïves? Entre le patriarcat et le matriarcat, entre ces deux systèmes de filiation, la conciliation semblait impossible, infranchissable. Ils tournèrent l'obstacle avec une ingéniosité, une persévérance dignes d'une race sacerdotale. Ils étaient obligés de reconnaître que décidément la population indigène ne voulait pas de leur système familial. L'imposer à nouveau, impossible. Et cependant, leur loi était formelle; ils ne pouvaient abandonner la filiation par le père sans se frapper eux-mêmes de déshérence, sans avouer qu'ils s'étaient trompés. Nous verrons comment ils s'y prirent.
Les Naïrs aiment leur famille plus qu'autre chose au monde, en font le but de leur existence. Comme tous les Indous, ils tiennent pour répréhensible l'homme qui, de propos délibéré, refuserait d'être père et se priverait des doux soucis que les enfants coûtent à élever; ils s'indignent contre la fille qui se refuse à être mère[261]; ils vouent à de terribles châtiments dans l'autre monde celle qui n'a pas reproduit l'espèce. Les onze mille vierges, gloire de Cologne, firent bien de se présenter devant saint Pierre qui les reçut avec honneur dans le paradis chrétien; du paradis tamoul elles n'eussent jamais franchi le pont-levis. On marie les Malabares dans leur douzième année et même auparavant. Un astrologue fait choix d'un jour heureux pour la fête, qui est célébrée en grande pompe. Ont été convoqués musiciens et comédiens, saltimbanques, danseurs et danseuses. Sont présents, les parents et amis venus de près ou de loin. L'oncle et les frères de la mariée reçoivent les visiteurs, les présentent à la mère et aux sœurs, parées de leurs plus beaux habits. La demoiselle et le monsieur qu'on lui a choisi pour époux font leur entrée. En grande cérémonie on leur passe au cou une chaîne d'or avec deux carcans mignons, et ainsi enchaînés l'un à l'autre ils vont et viennent devant l'assemblée. Après quelques tours de promenade, on les délivre, mais tout aussitôt l'époux noue à la gorge de l'épousée un tali, l'équivalent indou de notre anneau de mariage. C'est un cordon auquel on a attaché quelque bagatelle symbolique: ici une pierre précieuse, là une feuille d'or enroulée en cornet, et traversé par un fil de soie. Sitôt le tali attaché, les jeunes gens sont déclarés unis au nom de la loi, et les divertissements commencent. Après quatre ou cinq jours de festivités, les gens de la noce sont congédiés, même le nouvel époux. On le remercie poliment du service rendu: