Les quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine
[1] Disciple de MENG-TSEU.
[2] C'est une des six observances ou cérémonies du mariage d'aller soi-même au-devant de sa fiancée pour l'introduire dans sa demeure.
[3] Partie occupée par les femmes.
[4] Ces deux rois sont placés par les Chinois immédiatement après Yao et Chun.
[5] La voie de conduite morale que suivirent Yao et Chun.
[6] Section Ta-ya.
[7] «Docteur qui, pendant que les royaumes étaient en guerre, les parcourait pour répandre sa doctrine.» (Glose.)
[8] Chapitre Lo-kao.
[9] Pour visiter lui-même MENG-TSEU, considéré comme son supérieur par sa sagesse.
[10] Glose.
[11] Littéralement, en haut et en bas.
[12] «Par le mot jin (humanité), dit Tchou-hi, il indique un état du cœur sans passions ou intérêts privés, et comprenant en soi la raison céleste.»
[13] «Deux hommes qui, étant ministres du roi de Thsi. avaient été tués dans un combat par Kiu.» (Glose.)
[14] Kouen fait allusion à MENG-TSEU.
[15] Il fait allusion à Kouen.
[16] «MENG-TSEU désigne Houan, Koung ou prince de Thsi; Wan, de Tçin; Mou, de Tchin; Siang, de Soung; Tchouang, de Thsou.» (Glose.)
[17] «Il désigne Yu, Wen et Wou (fils) de Thang.» (Glose.)
[18] Voyez précédemment, liv. I, chap. II, "O l'admirable question! Quand le fils du Ciel..."
[19] Défense du cumul des emplois publics.
[20] «Il fait allusion aux villes fortifiées, aux palais, aux maisons, etc.» (Glose.)
[21] «Il fait allusion aux magistrats et employés, etc.» (Glose.)
[22] C'est-à-dire qu'il n'a fait que déverser les eaux dans les royaumes voisins.
[23] Glose.
[24] Littéralement, ceux dont le visage donne toujours un assentiment.
[25] Sous le règne de Wou-ting, de la dynastie des Chang.
[26] Sous Wen-wang.
[27] Fa-kia. «Ce sont, dit Tchou-hi, des ministres (de familles), qui de génération en génération font exécuter les lois (près du prince).»
[28] Sse, lettrés, ainsi plusieurs fois définis par les commentateurs chinois.
CHAPITRE VII,
COMPOSÉ DE 46 ARTICLES.
1. MENG-TSEU dit: Celui qui développe toutes les facultés de son principe pensant connaît sa nature rationnelle; une fois que l'on connaît sa nature rationnelle, alors on connaît le ciel[1].
Conserver son principe pensant, alimenter sa nature rationnelle, c'est en agissant ainsi que l'on se conforme aux intentions du ciel.
Ne pas considérer différemment une vie longue et une vie courte; s'efforcer d'améliorer sa personne en attendant l'une ou l'autre, c'est en agissant ainsi que l'on constitue le mandat que l'on a reçu du ciel [ou que l'on accomplit sa destinée].
2. MENG-TSEU dit: Il n'arrive rien sans qu'il ne soit décrété par le ciel. Il faut accepter avec soumission ses justes décrets. C'est pourquoi celui qui connaît les justes décrets du ciel ne se placera pas sous un mur qui menace ruine.
Celui qui meurt après avoir pratiqué dans tous ses points la loi du devoir, la règle de conduite morale qui est en nous, accomplit le juste décret du ciel. Celui qui meurt dans les entraves imposées aux criminels n'accomplit pas le juste décret du ciel.
3. MENG-TSEU dit: Cherchez, et alors vous trouverez; négligez tout, et alors vous perdrez tout. C'est ainsi que chercher sert à trouver ou obtenir, si nous cherchons les choses qui sont en nous[2].
Il y a une règle, un principe sûr pour faire ses recherches; il y a une loi fatale dans l'acquisition de ce que l'on cherche. C'est ainsi que chercher ne sert pas à obtenir, si nous cherchons des choses qui sont hors de nous[3].
4. MENG-TSEU dit: Toutes les actions de la vie ont en nous[4] leur principe ou leur raison d'être. Si, après avoir fait un retour sur soi-même, on les trouve parfaitement vraies, parfaitement conformes à notre nature, il n'y a point de satisfaction plus grande.
Si on fait tous ses efforts pour agir envers les autres comme on voudrait les voir agir envers nous, rien ne fait plus approcher de l'humanité, lorsqu'on la cherche, que cette conduite.
5. MENG-TSEU dit: Oh! qu'ils sont nombreux ceux qui agissent sans avoir l'intelligence de leurs actions; qui étudient sans comprendre ce qu'ils étudient; qui, jusqu'à la fin de leurs jours, marchent sans connaître la droite voie!
6. MENG-TSEU dit: L'homme ne peut pas ne point rougir de ses fautes. Si une fois il a honte de ne pas avoir eu honte de ses fautes, il n'aura plus de motifs de honte.
7. MENG-TSEU dit: La pudeur ou la honte est d'une très-grande importance dans l'homme.
Ceux qui exercent les arts de ruses et de fourberies n'éprouvent plus le sentiment de la honte. Ceux qui n'éprouvent plus le sentiment de la honte ne sont plus semblables aux autres hommes. En quoi leur ressembleraient-ils?
8. MENG-TSEU dit: Les sages rois de l'antiquité aimaient la vertu et oubliaient leur autorité. Les sages lettrés de l'antiquité auraient-ils agi seuls d'une manière contraire? Ils se plaisaient à suivre leur droite voie, et ils oubliaient l'autorité des hommes[5]. C'est pourquoi, si les rois et les Koung ou grands vassaux ne leur témoignaient pas des sentiments de respect, s'ils n'observaient pas envers eux toutes les règles de la politesse et de l'urbanité, alors souvent ces princes n'obtenaient pas la faculté de les voir. Par conséquent, si souvent ils n'obtenaient pas la faculté de les voir, à plus forte raison n'auraient-ils pas obtenu d'en faire leurs agents ou leurs sujets.
9. MENG-TSEU, s'adressant à Soung-keou-tsian, dit: Aimez-vous à voyager pour enseigner vos doctrines? moi je vous enseignerai à voyager ainsi.
Si les hommes [les princes] auxquels vous enseignez vos doctrines en prennent connaissance et les pratiquent, conservez un visage tranquille et serein; s'ils ne veulent ni les connaître ni les pratiquer, conservez également un visage tranquille et serein.
Soung-keou-tsian dit: Comment faire pour conserver toujours ainsi un visage tranquille et serein.
MENG-TSEU dit: Si vous avez à vous honorer de votre vertu, si vous avez à vous réjouir de votre équité, alors vous pourrez conserver un visage tranquille et serein.
C'est pourquoi si le lettré [ou l'homme distingué par sa sagesse et ses lumières] se trouve accablé par la misère, il ne perd jamais de vue l'équité; et s'il est promu aux honneurs, il ne s'écarte jamais de la voie droite.
«S'il se trouve accablé par la misère, il ne perd jamais de vue l'équité;» c'est pourquoi l'homme distingué par sa sagesse et ses lumières possède toujours l'empire qu'il doit avoir sur lui-même. «S'il est promu aux honneurs, il ne s'écarte jamais de sa voie droite;» c'est pourquoi le peuple ne perd pas les espérances de bien-être qu'il avait conçues de son élévation.
Si les hommes de l'antiquité[6] obtenaient la réalisation de leurs desseins, ils faisaient participer le peuple aux bienfaits de la vertu et de l'équité. S'ils n'obtenaient pas la réalisation de leurs desseins, ils s'efforçaient d'améliorer leur propre personne, et de se rendre illustres dans leur siècle par leurs vertus. S'ils étaient dans la pauvreté, alors ils ne s'occupaient qu'à améliorer leur personne par la pratique de la vertu. S'ils étaient promus aux honneurs ou aux emplois, alors ils ne s'occupaient qu'à faire régner la vertu et la félicité dans tout l'empire.
10. MENG-TSEU dit: Ceux qui attendent l'apparition d'un roi comme Wen-wang pour secouer la torpeur de leur âme et se produire dans la pratique du bien, ceux-là sont des hommes vulgaires. Les hommes distingués par leur sagesse et leurs lumières n'attendent pas l'apparition d'un Wen-wang pour se produire.
11. MENG-TSEU dit: Si vous donnez à un homme toutes les richesses et la puissance des familles de Han et de Weï, et qu'il se considère toujours avec la même humilité qu'auparavant, alors cet homme dépasse de beaucoup les autres hommes.
12. MENG-TSEU dit: Si un prince ordonne au peuple des travaux dans le but de lui procurer un bien-être à lui-même, quand même ces travaux seraient très-pénibles, il ne murmurera pas. Si, dans le but de conserver la vie aux autres, il fait périr quelques hommes du peuple, quand même celui-ci verrait mourir quelques-uns des siens, il ne s'irritera pas contre celui qui aura ordonné leur mort.
13. MENG-TSEU dit: Les peuples ou les sujets des chefs des grands vassaux sont contents et joyeux; les sujets des rois souverains sont pleins de joie et de satisfaction[7].
Quoique le prince fasse faire quelques exécutions [nécessaires], le peuple ne s'en irrite pas; quoiqu'il lui procure des avantages, il n'en sent pas le mérite. Le peuple chaque jour fait des progrès dans le bien, et il ne sait pas qui les lui fait faire.
[Au contraire] partout où le sage souverain se transporte, le peuple se convertit au bien; partout où il réside, il agit comme les esprits [d'une manière occulte]. L'influence de sa vertu se répand partout en haut et en bas comme celle du ciel et de la terre. Comment dira-t-on que ce sont là de petits bienfaits [tels que ceux que peuvent conférer les petits princes]?
14. MENG-TSEU dit: Les paroles d'humanité ne pénètrent pas si profondément dans le cœur de l'homme qu'un renom d'humanité; on n'obtient pas aussi bien l'affection du peuple par un bon régime, une bonne administration et de bonnes lois, que par de bons enseignements et de bons exemples de vertu.
Le peuple craint de bonnes lois, une bonne administration; le peuple aime de bons enseignements, de bons exemples de vertu. Par de bonnes lois, une bonne administration, on obtient de bons revenus [ou impôts] du peuple; par de bons enseignements, de bons exemples de vertu, on obtient le cœur du peuple.
15. MENG-TSEU dit: Ce que l'homme peut faire sans études est le produit de ses facultés naturelles[8]; ce qu'il connaît sans y avoir longtemps réfléchi, sans l'avoir médité, est le produit de sa science naturelle[9].
Il n'est aucun enfant de trois ans qui ne sache aimer ses parents; ayant atteint l'âge de cinq ou six ans, il n'en est aucun qui ne sache avoir des égards pour son frère aîné. Aimer ses parents d'un amour filial, c'est de la tendresse; avoir des égards pour son frère aîné, c'est de l'équité. Aucune autre cause n'a fait pénétrer ces sentiments dans les cœurs de tous les habitants de l'empire.
16. MENG-TSEU dit: Lorsque Chun habitait dans les retraites profondes d'une montagne reculée, au milieu des rochers et des forêts; qu'il passait ses jours avec des cerfs et des sangliers, il différait bien peu des autres hommes rustiques qui habitaient les retraites profondes de cette montagne reculée. Mais lui, lorsqu'il avait entendu une parole vertueuse, une parole de bien, ou qu'il avait été témoin d'une action vertueuse, il sentait bouillonner dans son sein les nobles passions du bien, comme les ondes des grands fleuves Kiang et Ho, après avoir rompu leurs digues, se précipitent dans les abîmes sans qu'aucune force humaine puisse les contenir!
17. MENG-TSEU dit: Ne faites pas ce que vous ne devez pas faire [comme étant contraire à la raison][10]; ne désirez pas ce que vous ne devez pas désirer. Si vous agissez ainsi, vous avez accompli votre devoir.
18. MENG-TSEU dit: L'homme qui possède la sagacité de la vertu et la prudence de l'art, le doit toujours aux malheurs et aux afflictions qu'il a éprouvés.
Ce sont surtout les ministres orphelins [ou qui sont les fils de leurs propres œuvres] et les enfants naturels[11] qui maintiennent soigneusement toutes les facultés de leur âme dans les circonstances difficiles, et qui mesurent leurs peines jusque dans les profondeurs les plus cuisantes. C'est pourquoi ils sont pénétrants.
19. MENG-TSEU dit: Il y a des hommes qui dans le service de leur prince [comme ministres] ne s'occupent uniquement que de lui plaire et de le rendre satisfait d'eux-mêmes.
Il y a des ministres qui ne s'occupent que de procurer de la tranquillité et du bien-être à l'État; cette tranquillité et ce bien-être seuls les rendent heureux et satisfaits.
Il y a un peuple qui est le peuple du ciel[12], et qui, s'il est appelé à remplir les fonctions publiques, les accepte pour faire le bien, s'il juge qu'il peut le faire.
Il y a de grands hommes, d'une vertu accomplie, qui, par la rectitude qu'ils impriment à toutes leurs actions, rendent tout ce qui les approche [prince et peuple] juste et droit.
20. MENG-TSEU dit: L'homme supérieur éprouve trois contentements; et le gouvernement de l'empire comme souverain n'y est pas compris.
Avoir son père et sa mère encore subsistants, sans qu'aucune cause de trouble et de dissension existe entre le frère aîné et le frère cadet, est le premier de ces contentements.
N'avoir à rougir ni en face du ciel ni en face des hommes est le second de ces contentements.
Être assez heureux pour rencontrer parmi les hommes de sa génération des hommes de talents et de vertus dont on puisse augmenter les vertus et les talents par ses instructions, est le troisième de ces contentements.
Voilà les trois contentements de l'homme supérieur; et le gouvernement de l'empire comme souverain n'y est pas compris.
21. MENG-TSEU dit: L'homme supérieur désire un ample territoire et un peuple nombreux; mais il ne trouve pas là un véritable sujet de contentement.
L'homme supérieur se complaît, en demeurant dans l'empire, à pacifier et rendre stables les populations situées entre les quatre mers; mais ce qui constitue sa nature n'est pas là.
Ce qui constitue la nature de l'homme supérieur n'est pas augmenté par un grand développement d'action, n'est pas diminué par un long séjour dans l'état de pauvreté et de dénûment, parce que la portion [de substance rationnelle qu'il a reçue du ciel][14] est fixe et immuable.
Ce qui constitue la nature de l'homme supérieur: l'humanité, l'équité, l'urbanité, la prudence, ont leur fondement dans le cœur [ou le principe pensant]. Ces attributs de notre nature se produisent dans l'attitude, apparaissent dans les traits du visage, couvrent les épaules et se répandent dans les quatre membres; les quatre membres les comprennent sans les enseignements de la parole.
22. MENG-TSEU dit: Lorsque Pe-i[15], fuyant la tyrannie de Cheou-(sin), habitait les bords de la mer septentrionale, il apprit l'élévation de Wen-wang[16]; et se levant avec émotion il dit: Pourquoi n'irais-je pas me soumettre à lui? J'ai entendu dire que le chef des grands vassaux de l'occident excellait dans la vertu d'entrenir les vieillards.
Lorsque Taï-kong, fuyant la tyrannie de Cheou-(sin), habitait les bords de la mer orientale, il apprit l'élévation de Wen-wang; et, se levant avec émotion, il dit: Pourquoi n'irais-je pas me soumettre à lui? J'ai entendu dire que le chef des grands vassaux de l'occident excellait dans la vertu d'entretenir les vieillards.
S'il se trouve dans l'empire un homme qui ait la vertu d'entretenir les vieillards, alors tous les hommes pleins d'humanité s'empresseront d'aller se soumettre à lui.
Si dans une habitation de cinq arpents de terre vous plantez des mûriers au pied des murs, et que la femme de ménage élève des vers à soie, alors les vieillards pourront se couvrir de vêtements de soie; si vous nourrissez cinq poules et deux porcs femelles, et que vous ne négligiez pas les saisons [de l'incubation et de la conception], alors les vieillards pourront ne pas manquer de viande. Si un simple particulier cultive un champ de cent arpents, une famille de huit bouches pourra ne pas souffrir de la faim.
Ces expressions [des deux vieillards], le chef des vassaux de l'occident excelle dans la vertu d'entretenir les vieillards, signifiaient qu'il savait constituer à chacun une propriété privée composée d'un champ [de cent arpents][17] et d'une habitation [de cinq][18]; qu'il savait enseigner aux populations l'art de planter [des mûriers] et de nourrir [des poules et des pourceaux]; qu'en dirigeant par l'exemple les femmes et les enfants, il les mettait à même de nourrir et d'entretenir leurs vieillards. Si les personnes âgées de cinquante ans manquent de vêtements de soie, leurs membres ne seront pas réchauffés. Si les septuagénaires manquent de viande pour aliments, ils ne seront pas bien nourris. N'avoir pas ses membres réchauffés [par ses vêtements], et ne pas être bien nourri, cela s'appelle avoir froid et faim. Parmi les populations soumises à Wen-wang, il n'y avait point de vieillards souffrants du froid et de la faim. C'est ce que les expressions citées précédemment veulent dire.
23. MENG-TSEU dit: Si l'on gouverne les populations de manière à ce que leurs champs soient bien cultivés; si on allége les impôts [en n'exigeant que le dixième du produit][19], le peuple pourra acquérir de l'aisance et du bien-être.
S'il prend ses aliments aux heures du jour convenables[20], et qu'il ne dépasse ses revenus que selon les rites prescrits, ses revenus ne seront pas dépassés par sa consommation.
Si le peuple est privé de l'eau et du feu, il ne peut vivre. Si pendant la nuit obscure un voyageur frappe à la porte de quelqu'un pour demander de l'eau et du feu, il ne se trouvera personne qui ne les lui donne, parce que ces choses sont partout en quantité suffisante. Pendant que les saints hommes gouvernaient l'empire, ils faisaient en sorte que les pois et autres légumes de cette espèce, ainsi que le millet, fussent aussi abondants que l'eau et le feu. Les légumes et le millet étant aussi abondants que l'eau et le feu parmi le peuple, comment s'y trouverait-il des hommes injustes et inhumains?
24. MENG-TSEU dit: Lorsque KHOUNG-TSEU gravissait la montagne Toung-chan, le royaume de Lou lui paraissait bien petit; lorsqu'il gravissait la montagne Taï-chan[21], l'empire lui-même lui paraissait bien petit.
C'est ainsi que, pour celui qui a vu les mers, les eaux des rivières et même des fleuves peuvent à peine être considérées comme des eaux; et pour celui qui a passé par la porte des saints hommes [qui a été à leur école], les paroles ou les instructions des autres hommes peuvent à peine être considérées comme des instructions.
Il y a un art de considérer les eaux: on doit les observer dans leurs courants et lorsqu'elles s'échappent de leur source. Quand le soleil et la lune brillent de tout leur éclat, leurs reflets les font scintiller dans leurs profondes cavités.
L'eau courante est un élément de telle nature, que si on ne la dirige pas vers les fossés ou les réservoirs [dans lesquels on veut la conduire], elle ne s'y écoule pas. Il en est de même de la volonté de l'homme supérieur appliquée à la pratique de la droite raison: s'il ne lui donne pas son complet développement, il n'arrivera pas au suprême degré de sainteté.
25. MENG-TSEU dit: Celui qui, se levant au chant du coq, pratique la vertu avec la plus grande diligence, est un disciple de Chun.
Celui qui, se levant au chant du coq, s'occupe du gain avec la plus grande diligence, est un disciple du voleur Tché.
Si vous voulez connaître la différence qu'il y a entre l'empereur Chun et le voleur Tché, elle n'est pas ailleurs que dans l'intervalle qui sépare le gain de la vertu.
26. MENG-TSEU dit: Yang-tseu fait son unique étude de l'intérêt personnel, de l'amour de soi. Devrait-il arracher un cheveu de sa tête pour procurer quelque avantage public à l'empire, il ne l'arracherait pas.
Me-tseu aime tout le monde; si en abaissant sa tête jusqu'à ses talons il pouvait procurer quelque avantage public à l'empire, il le ferait.
Tseu-mo tenait le milieu. Tenir le milieu, c'est approcher beaucoup de la droite raison. Mais tenir le milieu sans avoir de point fixe [tel que la tige d'une balance], c'est comme si l'on ne tenait qu'un côté.
Ce qui fait que l'on déteste ceux qui ne tiennent qu'un côté, ou qui suivent une voie extrême, c'est qu'ils blessent la droite raison; et que pendant qu'ils s'occupent d'une chose, ils en négligent ou en perdent cent.
27. MENG-TSEU dit: Celui qui a faim trouve tout mets agréable; celui qui a soif trouve toute boisson agréable: alors l'un et l'autre n'ont pas le sens du goût dans son état normal, parce que la faim et la soif le dénaturent. N'y aurait-il que la bouche et le ventre qui fussent sujets aux funestes influences de la faim et de la soif? Le cœur de l'homme a aussi tous ces inconvénients.
Si les hommes pouvaient se soustraire aux funestes influences de la faim et de la soif, et ne pas dénaturer leur cœur, alors ils ne s'affligeraient pas de ne pouvoir atteindre à la vertu des hommes supérieurs à eux par leur sainteté et leur sagesse.
28. MENG-TSEU dit: Lieou-hia-hoeï n'aurait pas échangé son sort contre celui des trois premiers grands dignitaires de l'empire[22].
29. MENG-TSEU dit: Celui qui s'applique à faire une chose est comme celui qui creuse un puits. Si, après avoir creusé un puits jusqu'à soixante et douze pieds, on ne va pas jusqu'à la source, on est dans le même cas que si on l'avait abandonné.
30. MENG-TSEU dit: Yao et Chun furent doués d'une nature parfaite; Thang et Wou s'incorporèrent ou perfectionnèrent la leur par leurs propres efforts; les cinq princes chefs des grands vassaux n'en eurent qu'une fausse apparence.
Ayant eu longtemps cette fausse apparence d'une nature accomplie, et n'ayant fait aucun retour vers la droiture, comment auraient-ils su qu'ils ne la possédaient pas?
31. Koung-sun-tcheou dit: Y-yin disait: «Moi je n'ai pas l'habitude de visiter souvent ceux qui ne sont pas dociles [aux préceptes de la raison].» Il relégua Thaï-kia dans le palais où était élevé le tombeau de son père, et le peuple en fut très-satisfait. Thaï-kia s'étant corrigé, il le fit revenir à la cour, et le peuple en éprouva une grande joie.
Lorsqu'un sage est ministre de quelque prince, si ce prince n'est pas sage [ou n'est pas docile aux conseils de la raison][23], peut-il, à l'exemple de Y-yin, le reléguer loin du siége du gouvernement?
MENG-TSEU dit: S'il a les intentions de Y-yin [c'est-à-dire son amour du bien public][24], il le peut; s'il n'a pas les intentions de Y-yin, c'est un usurpateur.
32. Koung-sun-tcheou dit: On lit dans le Livre des Vers[25]:
«Que personne ne mange inutilement[26].»
L'homme supérieur ne laboure pas, et cependant il mange; pourquoi cela?
MENG-TSEU dit: Lorsqu'un homme supérieur habite un royaume, si le prince l'emploie dans ses conseils, alors l'État est tranquille, le trésor public est rempli, le gouvernement est honoré et couvert de gloire. Si les fils et les frères cadets du royaume suivent les exemples de vertu qu'il leur donne, alors ils deviennent pieux envers leurs parents, pleins de déférence pour leurs aînés, de droiture et de sincérité envers tout le monde. Ce n'est pas là manger inutilement [les produits ou les revenus des autres]: Qu'y a-t-il au contraire de plus grand et de plus digne?
33. Tian, fils du roi de Thsi, fit une question en ces termes: A quoi sert le lettré?
MENG-TSEU dit: Il élève ses pensées.
Tian dit: Qu'appelez-vous élever ses pensées?
MENG-TSEU dit: C'est les diriger vers la pratique de l'humanité, de l'équité et de la justice; et voilà tout. Tuer un innocent, ce n'est pas de l'humanité; prendre ce qui n'est pas à soi, ce n'est pas de l'équité. Quel est le séjour permanent de l'âme? c'est l'humanité. Quelle est sa voie? l'équité. S'il habite l'humanité, s'il marche dans l'équité, les devoirs du grand homme [ou de l'homme d'État] sont remplis.
34. MENG-TSEU dit: Si sans équité vous eussiez donné le royaume de Thsi à Tchoung-tseu, il ne l'aurait pas accepté. Tous les hommes eurent foi en sa sagesse. Ce refus [d'accepter le royaume de Thsi], c'est de l'équité, comme celle de refuser une écuelle de riz cuit ou de bouillon. Il n'y a pas de faute plus grave pour l'homme que d'oublier les devoirs qui existent entre les pères et mères et les enfants, entre le prince et les sujets, entre les supérieurs et les inférieurs[27]. Est-il permis de croire un homme grand et consommé dans la vertu, lorsque sa vertu n'est que médiocre?
35. Tiao-yng fit une question en ces termes: Si pendant que Chun était empereur, Kao-yao avait été président du ministère de la justice, et que Kou-seou [père de Chun] eût tué un homme, alors qu'aurait fait Kao-yao?
MENG-TSEU répondit: Il aurait fait observer la loi; et voilà tout.
Tiao-yng dit: S'il avait voulu agir ainsi, Chun ne l'en aurait-il pas empêché?
MENG-TSEU dit: Comment Chun aurait-il pu l'en empêcher? Il avait reçu cette [loi du ciel[28], avec son mandat, pour la faire exécuter].
Tiao-yng dit: S'il en est ainsi, alors comment Chun se serait-il conduit?
MENG-TSEU dit: Chun aurait regardé l'abandon de l'empire comme l'abandon de sandales usées par la marche; et, prenant secrètement son père sur ses épaules[29], il serait allé se réfugier sur une plage déserte de la mer, en oubliant, le cœur satisfait, jusqu'à la fin de sa vie, son empire et sa puissance.
36. MENG-TSEU étant passé de la ville de Fan dans la capitale du royaume de Thsi, il y vit de loin le fils du roi. A cette vue il s'écria en soupirant: Comme le séjour de la cour change l'aspect d'un homme, et comme un régime opulent change sa corpulence! Que le séjour dans un lieu est important! Cependant tous les fils ne sont-ils pas également enfants des hommes?
MENG-TSEU dit: La demeure, l'appartement, les chars, les chevaux, les habillements du fils du roi, ont beaucoup de ressemblance avec ceux des fils des autres hommes; et puisque le fils du roi est tel [que je viens de le voir], il faut que ce soit le séjour à la cour qui l'ait ainsi changé: quelle influence doit donc avoir le séjour de celui qui habite dans la vaste demeure de l'empire!
Le prince de Lou étant passé dans le royaume de Soung, il arriva à la porte de la ville de Tieï-tche, qu'il ordonna à haute voix d'ouvrir. Les gardiens dirent: «Cet homme n'est pas notre prince; comment sa voix ressemble-t-elle à celle de notre prince?» Il n'y a pas d'autre cause à cette ressemblance, sinon que le séjour de l'un et de l'autre prince se ressemblait[30].
37. MENG-TSEU dit: Si le prince entretient un sage sans avoir de l'affection pour lui, il le traite comme il traite ses pourceaux. S'il a de l'affection pour lui sans lui témoigner le respect qu'il mérite, il l'entretient comme ses propres troupeaux.
Des sentiments de vénération et de respect doivent être témoignés [au sage par le prince] avant de lui offrir des présents.
Si les sentiments de vénération et de respect que le prince lui témoigne n'ont point de réalité, le sage ne peut être retenu près de lui par de vaines démonstrations.
38. MENG-TSEU dit: Les diverses parties saillantes du corps[31] et les sens[32] constituent les facultés de notre nature que nous avons reçues du ciel[33]. Il n'y a que les saints hommes [ou ceux qui parviennent à la perfection] qui puissent donner à ces facultés de notre nature leur complet développement.
39. Siouan-wang, roi de Thsi, voulait abréger son temps de deuil. Koung-sun-tcheou lui dit: N'est-il pas encore préférable de porter le deuil pendant une année que de s'en abstenir complètement?
MENG-TSEU dit: C'est comme si vous disiez à quelqu'un qui tordrait le bras de son frère aîné: «Pas si vite, pas si vite!» Enseignez-lui la piété filiale, la déférence fraternelle, et bornez-vous à cela.
Le fils du roi étant venu à perdre sa mère, son précepteur sollicita pour lui [de son père] la permission de porter le deuil pendant quelques mois.
Koung-sun-tcheou dit: Pourquoi pendant quelques mois seulement?
MENG-TSEU dit: Le jeune homme avait désiré porter le deuil pendant les trois années prescrites, mais il n'en avait pas obtenu l'autorisation de son père. Quand même il n'aurait obtenu de porter le deuil qu'un jour, c'était encore préférable pour lui à s'abstenir complètement de le porter.
40. MENG-TSEU dit: Les enseignements de l'homme supérieur sont au nombre de cinq.
Il est des hommes qu'il convertit au bien de la même manière que la pluie qui tombe en temps convenable fait croître les fruits de la terre.
Il en est dont il perfectionne la vertu; il en est dont il développe les facultés naturelles et les lumières.
Il en est qu'il éclaire par les réponses qu'il fait à leurs questions.
Il en est enfin qui se convertissent d'eux-mêmes au bien et se rendent meilleurs [entraînés qu'ils sont par son exemple].
Voilà les cinq manières dont l'homme supérieur instruit les hommes.
41. Koung-sun-tcheou dit: Que ces voies [du sage] sont hautes et sublimes! qu'elles sont admirables et dignes d'éloges! La difficulté de les mettre en pratique me parait aussi grande que celle d'un homme qui voudrait monter au ciel sans pouvoir y parvenir. Pourquoi ne rendez-vous pas ces voies faciles, afin que ceux qui veulent les suivre puissent les atteindre, et que chaque jour ils fassent de nouveaux efforts pour en approcher?
MENG-TSEU dit: Le charpentier habile ne change ni ne quitte son aplomb et son cordeau à cause d'un ouvrier incapable. Y, l'habile archer, ne changeait pas la manière de tendre son arc à cause d'un archer sans adresse.
L'homme supérieur apporte son arc, mais il ne tire pas. Les principes de la vertu brillent soudain aux yeux de ceux qui la cherchent [comme un trait de flèche]. Le sage se tient dans la voie moyenne [entre les choses difficiles et les choses faciles][34]; que ceux qui le peuvent le suivent.
42. MENG-TSEU dit: Si dans un empire règnent les principes de la raison, le sage accommode sa personne à ces principes; si dans un empire ne règnent pas les principes de la raison [s'il est dans le trouble et l'anarchie][35], le sage accommode les principes de la raison au salut de sa personne.
Mais je n'ai jamais entendu dire que le sage ait accomodé les principes de la raison ou les ait fait plier aux caprices et aux passions des hommes!
43. Koung-tou-tseu dit: Pendant que Theng-keng[36] suivait vos leçons, il paraissait être du nombre de ceux que l'on traite avec urbanité: cependant vous n'avez pas répondu à une question qu'il vous a faite: pourquoi cela?
MENG-TSEU dit: Ceux qui se fient sur leur noblesse ou sur leurs honneurs interrogent; ceux qui se fient sur leur sagesse ou leurs talents interrogent; ceux qui se fient sur leur âge plus avancé interrogent; ceux qui se fient sur les services qu'ils croient avoir rendus à l'État interrogent; ceux qui se fient sur d'anciennes relations d'amitié avec des personnes en charge interrogent: tous ceux-là sont des gens auxquels je ne réponds pas. Theng-keng se trouvait dans deux de ces cas[37].
44. MENG-TSEU dit: Celui qui s'abstient de ce dont il ne doit pas s'abstenir, il n'y aura rien dont il ne s'abstienne; celui qui reçoit avec froideur ceux qu'il devrait recevoir avec effusion de tendresse, il n'y aura personne qu'il ne reçoive froidement; ceux qui s'avancent trop précipitamment reculeront encore plus vite.
45. MENG-TSEU dit: L'homme supérieur ou le sage aime tous les êtres qui vivent[38], mais il n'a point pour eux les sentiments d'humanité qu'il a pour les hommes; il a pour les hommes des sentiments d'humanité, mais il ne les aime pas de l'amour qu'il a pour ses père et mère. Il aime ses père et mère de l'amour filial, et il a pour les hommes des sentiments d'humanité; il a pour les hommes des sentiments d'humanité, et il aime tous les êtres qui vivent.
46. MENG-TSEU dit: L'homme pénétrant et sage n'ignore rien; il applique toutes les forces de son intelligence à apprendre les choses qu'il lui importe de savoir. Quant à l'homme humain, il n'est rien qu'il n'aime; il s'applique de toutes ses forces à aimer ce qui mérite d'être aimé.
Yao et Chun étaient sages et pénétrants; toutefois leur pénétration ne s'étendait pas à tous les objets. Ils appliquaient les forces de leur intelligence à ce qu'il y avait de plus important [et négligeaient le reste]. Yao et Chun étaient pleins d'humanité, mais cette humanité n'allait pas jusqu'à aimer également tous les hommes; ils s'appliquaient principalement à aimer les sages d'un amour filial.
Il est des hommes qui ne peuvent porter le deuil de leurs parents pendant trois ans, et qui s'informent soigneusement du deuil de trois mois ou de celui de cinq; ils mangent immodérément, boivent abondamment, et vous interrogent minutieusement sur le précepte des rites: Ne déchirez pas la chair avec les dents. Cela s'appelle ignorer à quoi il est le plus important de s'appliquer.
[1] «Le cœur, ou principe pensant (sin), dit Tchou-hi, c'est la partie spirituelle et intelligente de l'homme, ce qui constitue la raison dans la foule des êtres, et influe sur toutes les actions. La nature rationnelle (Sing), c'est alors la raison qui caractérise le cœur (ou principe pensant); et le ciel (Thien), c'est la source d'où la raison procède.»
[2] «Comme l'humanité, l'équité, etc.» (Glose.)
[3] «Comme les richesses, les honneurs, le gain, l'avancement.» (Glose.)
[4] «C'est-à-dire dans notre nature.» (Glose.)
[5] «Ils oubliaient la dignité et le rang des rois dont ils faisaient peu de cas.» (Glose.)
[6] «Par les hommes de l'antiquité, il indique les lettrés du temps des trois (premières) dynasties.» (Glose.)
[7] Dans ce paragraphe et les suivants, MENG-TSEU signale la différence qu'il avait trouvée entre le régime des princes chefs de vassaux, et le régime des rois souverains.
[8] «Qui n'ont d'autre origine que le ciel, qui ne procèdent d'aucune source, si ce n'est du ciel.» (Commentaire.)
[9] Commentaire.
[10] «Ce que la raison ne prescrit pas.» (Glose.)
[11] Nothi pulli sunt optimi.(COLUMELLE.)
[12] «Ce sont les hommes d'élite sans emplois publics qui donnent à la raison céleste, qui est en nous, tous les développements qu'elle comporte: on les nomme le peuple du ciel.» (TCHOU-HI.)
[14] Commentaire.
[16] Comme chef des grands vassaux des provinces occidentales de l'empire.
[17] Glose.
[18] Glose.
[19] Glose.
[20] «Le matin et le soir.» (Glose.)
[21] La plus élevée de l'empire.
[22] Les trois Koung: ce sont les Thaï-sse, Thaï-fou et Thai-po. (Glose.)
[23] Glose.
[24] Glose.
[25] Ode Fa-chen, section Kouë-foung.
[26] «Que personne, sans les avoir mérités, ne reçoive des traitements du prince.» (Glose.)
On pourrait traduire cette pensée ancienne par cette formule moderne, que personne ne consomme sans avoir produit, qui lui est équivalente.
[27] Tchoung-tseu s'attachait exclusivement à la vertu de l'équité, et il négligeait les autres; il quitta sa mère et son frère ainé, refusa d'accepter un emploi et un traitement du roi de Thsi, et encourut ainsi plusieurs reproches.
[28] Glose.
[29] Comme Énée s'enfuit de Troie en portant son père Ànchise sur ses épaules.
[30] C'est-à-dire que rien ne ressemble tant à un prince régnant qu'un autre prince régnant, parce que l'un et l'autre ont les mêmes habitudes, le même entourage, et le même genre de vie.
[31] «Telles que les oreilles, les yeux, les mains, les pieds et autres de cette espèce.» (Glose.)
[32] «Tels que la vue, l'ouïe, etc.» (Glose.)
[33] Thian-sing, COELI NATURA.
[34] Glose.
[35] Glose.
[36] Frère cadet du roi de Theng.
[37] «Il était vain de sa dignité (de frère de prince), et il était également vain de sa prétendue sagesse.» (Glose.)
[38] «Il indique les oiseaux, les bêtes, les plantes, les arbres.» (Glose.)
CHAPITRE VIII,
COMPOSÉ DE 38 ARTICLES.
1. MENG-TSEU dit: O que Hoeï-wang de Liang[1] est inhumain! L'homme [ou le prince] humain arrive par ceux qu'il aime à aimer ceux qu'il n'aimait pas. Le prince inhumain au contraire arrive par ceux qu'il n'aime pas à ne pas aimer ceux qu'il aimait.
Koung-sun-tcheou dit: Qu'entendez-vous par là?
MENG-TSEU dit: Hoeï-wang de Liang ayant voulu livrer une bataille pour cause d'agrandissement de territoire, fut battu complètement, et laissa les cadavres de ses soldats pourrir sur le champ du combat sans leur faire donner la sépulture. Il aurait bien voulu recommencer de nouveau, mais il craignit de ne pouvoir vaincre lui-même. C'est pourquoi il poussa son fils, qu'il aimait, à sa perte fatale[2] en l'excitant à le venger. C'est ce que j'appelle arriver par ceux que l'on n'aime pas à ne pas aimer ceux que l'on aimait.
2. MENG-TSEU dit: Dans le livre intitulé le Printemps et l'Automne[3], on ne trouve aucune guerre juste et équitable. Il en est cependant qui ont une apparence de droit et de justice; mais on ne doit pas moins les considérer comme injustes.
Les actes de redressement[4] sont des actes par lesquels un supérieur déclare la guerre à ses inférieurs pour redresser leurs torts. Les royaumes qui sont égaux entre eux ne se redressent point ainsi mutuellement.
3. MENG-TSEU dit: Si l'on ajoute une foi entière, absolue, aux livres [historiques], alors on n'est pas dans une condition aussi avantageuse que si l'on manquait de ces livres.
Moi, dans le chapitre du Chou-king intitulé Wou-tching[5], je ne prends que deux ou trois articles, et rien de plus.
L'homme humain n'a point d'ennemi dans l'empire[6].
Comment donc, lorsqu'un homme souverainement humain [comme Wou-wang] en attaque un souverainement inhumain [comme Cheou-sin], y aurait-il un si grand carnage que les boucliers de bois flotteraient dans le sang[7]?
4. MENG-TSEU dit: S'il y a un homme qui dise: «Je sais parfaitement ordonner et diriger une armée; je sais parfaitement livrer une bataille:» cet homme est un grand coupable.
Si le prince qui gouverne un royaume aime l'humanité, il n'aura aucun ennemi dans l'empire.
Lorsque Tching-thang rappelait à leurs devoirs les habitants des régions méridionales, les barbares des régions septentrionales se plaignaient [d'être négligés par lui]; lorsqu'il rappelait à leurs devoirs les habitants des régions orientales, les barbares des régions occidentales se plaignaient en disant: Pourquoi nous réserve-t-il pour les derniers?
Lorsque Wou-wang attaqua la dynastie de Yin, il n'avait que trois cents chars de guerre et trois mille vaillants soldats.
Wou-wang [en s'adressant aux populations] leur dit: «Ne craignez rien, je vous apporte la paix et la tranquillité; je ne suis pas l'ennemi des cent familles [du peuple chinois].» Et aussitôt les populations prosternèrent leurs fronts vers la terre, comme des troupeaux de bœufs labourent le sol de leurs cornes.
Le terme (tching) par lequel on désigne l'action de redresser ou rappeler à leur devoir par les armes ceux qui s'en sont écartés, signifie rendre droits, corriger (tching). Quand chacun désire se redresser ou se corriger soi-même, pourquoi recourir à la force des armes afin d'arriver au même résultat?
5. MENG-TSEU dit: Le charpentier et le charron peuvent donner à un homme leur règle et leur équerre, mais ils ne peuvent pas le rendre immédiatement habile, dans leur art.
6. MENG-TSEU dit: Chun se nourrissait de fruits secs et d'herbes des champs, comme si toute sa vie il eût dû conserver ce régime. Lorsqu'il fut fait empereur[8], les riches habits brodés qu'il portait, la guitare dont il jouait habituellement, les deux jeunes filles qu'il avait comme épouses à ses côtés, ne l'affectaient pas plus que s'il les avait possédées dès son enfance.
7. MENG-TSEU dit: Je sais enfin maintenant que de tuer les proches parents d'un homme est un des crimes les plus graves [par ses conséquences].
En effet, si un homme tue le père d'un autre homme, celui-ci tuera aussi le père du premier. Si un homme tue le frère aîné d'un autre homme, celui-ci tuera aussi le frère aîné du premier. Les choses étant ainsi, ce crime diffère bien peu de celui de tuer ses parents de sa propre main.
8. MENG-TSEU dit: Les anciens qui construisirent des portes aux passages des confins du royaume avaient pour but d'empêcher des actes de cruauté et de dévastation; ceux de nos jours qui font construire ces portes de passages ont pour but d'exercer des actes de cruauté et d'oppression[9].
9. MENG-TSEU dit: Si vous ne suivez pas vous-même la voie droite[10], elle ne sera pas suivie par votre femme et vos enfants. Si vous donnez des ordres qui ne soient pas conformes à la voie droite[11], ils ne doivent pas être exécutés par votre femme et vos enfants.
10. MENG-TSEU dit: Ceux qui sont approvisionnés de toutes sortes de biens ne peuvent mourir de faim dans les années calamiteuses; ceux qui sont approvisionnés de toutes sortes de vertus ne seront pas troublés par une génération corrompue.
11. MENG-TSEU dit: Les hommes qui aiment la bonne renommée peuvent céder pour elle un royaume de mille quadriges. Si un homme n'a pas ce caractère, son visage témoignera de sa joie ou de ses regrets pour une écuelle de riz et de bouillon.
12. MENG-TSEU dit: Si on ne confie pas [les affaires et l'administration du royaume] à des hommes humains et sages, alors le royaume sera comme s'il reposait sur le vide.
Si on n'observe pas les règles et les préceptes de l'urbanité et de l'équité, alors les supérieurs et les inférieurs sont dans le trouble et la confusion.
Si on n'apporte pas un grand soin aux affaires les plus importantes[12], alors les revenus ne pourront suffire à la consommation.
13. MENG-TSEU dit: Il a pu arriver qu'un homme inhumain obtînt un royaume; mais il n'est encore jamais arrivé qu'un homme inhumain conquît l'empire.
14. MENG-TSEU dit: Le peuple est ce qu'il y a de plus noble dans le monde[13]; les esprits de la terre et les fruits de la terre ne viennent qu'après; le prince est de la moindre importance[14].
C'est pourquoi, si quelqu'un se concilie l'amour et l'affection du peuple des collines [ou des campagnes][15], il deviendra fils du Ciel [ou empereur]; s'il arrive à être fils du Ciel, ou empereur, il aura pour lui les différents princes régnants; s'il a pour lui les différents princes régnants, il aura pour lui les grands fonctionnaires publics.
Si les différents princes régnants [par la tyrannie qu'ils exercent sur le peuple] mettent en péril les autels des esprits de la terre et des fruits de la terre, alors le fils du Ciel les dépouille de leur dignité et les remplace par de sages princes.
Les victimes opimes étant prêtes, les fruits de la terre étant disposés dans les vases préparés, et le tout étant pur, les sacrifices sont offerts selon les saisons. Si cependant la terre est desséchée par la chaleur de l'air, ou si elle est inondée par l'eau des pluies, alors le fils du Ciel détruit les autels des esprits pour en élever d'autres en d'autres lieux.
15. MENG-TSEU dit: Les saints hommes sont les instituteurs de cent générations. Pe-i et Lieou-hia-hoeï sont de ce nombre. C'est pourquoi ceux qui ont entendu parler des grandes vertus de Pe-i sont devenus modérés dans leurs désirs, de grossiers et avides qu'ils étaient, et les hommes sans courage ont senti s'affermir leur intelligence; ceux qui ont entendu parler des grandes vertus de Lieou-hia-hoeï sont devenus les hommes les plus doux et les plus humains, de cruels qu'ils étaient; et les hommes d'un esprit étroit sont devenus généreux et magnanimes. Il faudrait remonter cent générations pour arriver à l'époque de ces grands, hommes, et, après cent générations de plus écoulées, il n'est personne qui, en entendant le récit de leurs vertus, ne sente son âme émue et disposée à les imiter. S'il n'existait jamais de saints hommes, en serait-il de même? Et combien doivent être plus excités au bien ceux qui les ont approchés de près et ont pu recueillir leurs paroles!
16. MENG-TSEU dit: Cette humanité dont j'ai si souvent parlé, c'est l'homme [c'est la raison qui constitue son être][16]; si l'on réunit ces deux termes ensemble [l'humanité et l'homme][17], c'est la voie[18].
17. MENG-TSEU dit: KHOUNG-TSEU, en s'éloignant du royaume de Lou, disait: «Je m'éloigne lentement.» C'est la voie pour s'éloigner du royaume de son père et de sa mère. En s'éloignant de Thsi, il prit dans sa main du riz macéré dans l'eau, et il se mit en route. C'est la voie pour s'éloigner d'un royaume étranger.
18. MENG-TSEU dit: L'homme supérieur [KHOUNG-TSEU] souffrit les privations du besoin[19] dans les royaumes de Tchin et de Thsaï, parce qu'il ne trouva aucune sympathie ni chez les princes ni chez leurs ministres.
19. Me-ki dit: Moi Ki, je fais excessivement peu de cas des murmures et de l'improbation des hommes.
MENG-TSEU dit: Ils ne blessent aucunement. Les hommes distingués par leurs vertus, leurs talents et leurs lumières, sont encore bien plus exposés aux clameurs de la multitude. Le Livre des Vers[20] dit:
«J'éprouve dans mon cœur une profonde tristesse;
Je suis en haine près de cette foule dépravée.»
Voilà ce que fut KHOUNG-TSEU.
«Il ne put fuir la jalousie et la haine des hommes,
Qui cependant n'ôtèrent rien à sa renommée[21].»
Voilà ce que fut Wen-wang!
20. MENG-TSEU dit: Les sages [de l'antiquité] éclairaient les autres hommes de leurs lumières; ceux de nos jours les éclairent de leurs ténèbres!
21. MENG-TSEU, s'adressant à Kao-tseu, lui dit: Si les sentiers des montagnes sont fréquentés par les hommes, si on y passe souvent et sans interruption, ils deviennent viables; mais si, dans un court intervalle de temps, ils ne sont pas fréquentés, alors les herbes et les plantes y croissent et les obstruent; aujourd'hui ces herbes et ces plantes obstruent votre cœur.
22. Kao-tseu dit: La musique de Yu surpasse la musique de Wen-wang.
MENG-TSEU dit: Pourquoi dites-vous cela?
Kao-tseu dit: Parce que les anneaux des clochettes [des instruments de musique de Yn] sont usés.
MENG-TSEU dit: Cela suffit-il [pour porter un tel jugement]? Les ornières des portes des villes ont-elles été creusées par le passage d'un seul quadrige?
23. Pendant que le royaume de Thsi éprouvait une famine, Tchin-tsin dit: Tous les habitants du royaume espèrent que vous, maître, vous ferez ouvrir une seconde fois les greniers publics de la ville de Thang. Peut-être ne pouvez-vous pas faire de nouveau [cette demande au prince]?
MENG-TSEU dit: Si je faisais de nouveau cette demande, je serais un autre Foung-fou. Ce Foung-fou était un homme de Tçin très-habile dans l'art de prendre des tigres avec les mains. Ayant fini par devenir un sage lettré, il se rendit un jour dans les champs situés hors de la ville au moment où une multitude d'hommes était à la poursuite d'un tigre. Le tigre s'était retranché dans le défilé d'une montagne, où personne n'osait aller le poursuivre. Aussitôt que la foule aperçut de loin Foung-fou, elle courut au devant de lui, et Foung-fou, étendant les bras, s'élança de son char. Toute la foule fut ravie de joie. Mais les sages lettrés qui se trouvèrent présents se moquèrent de lui[22].
MENG-TSEU dit: La bouche est destinée à goûter les saveurs; les yeux sont destinés à contempler les couleurs et les formes des objets; les oreilles sont destinées à entendre les sons; les narines sont destinées à respirer les odeurs; les quatre membres [les pieds et les mains] sont destinés à se reposer de leurs fatigues. C'est ce qui constitue la nature de l'homme en même temps que sa destination. L'homme supérieur n'appelle pas cela sa nature.
L'humanité[23] est relative aux pères et aux enfants; l'équité[24] est relative au prince et aux sujets; l'urbanité[25] est relative aux hôtes et aux maîtres de maison; la prudence[26] est relative aux sages; le saint homme appartient à la voie du ciel [qui comprend toutes les vertus précédentes]. C'est l'accomplissement de ces vertus, de ces différentes destinations, qui constitue le mandat du ciel en même temps que notre nature. L'homme supérieur ne l'appelle pas mandat du ciel.
25. Hao-seng, dont le petit nom était Pou-haï, fit une question en ces termes: Quel homme est-ce que Lo-tching-tseu?
MENG-TSEU dit: C'est un homme simple et bon, c'est un homme sincère et fidèle.
—Qu'entendez-vous par être simple et bon? qu'entendez-vous par être sincère et fidèle?
—Celui qui est digne d'envie, je l'appelle bon. Celui qui possède réellement en lui la bonté, je l'appelle sincère.
Celui qui ne cesse d'accumuler en lui les qualités et les vertus précédentes est appelé excellent.
Celui qui a des trésors de vertus joint encore de l'éclat et de la splendeur est appelé grand.
Celui qui est grand, et qui efface complétement les signes extérieurs ou les vestiges de sa grandeur, est appelé saint.
Celui qui est saint, et qui en même temps ne peut être connu par les organes des sens, est appelé esprit.
Lo-tching-tseu est arrivé au milieu des deux premiers degrés [de cette échelle de sainteté][27]; il est encore au-dessous des quatre degrés plus élevés.
26. MENG-TSEU dit: Ceux qui se séparent du [sectaire] Mé se réfugient nécessairement près du [sectaire] Yang[28]; ceux qui se séparent de Yang se réfugient nécessairement près des Jou[29] ou lettrés. Ceux qui se réfugient ainsi près des lettrés doivent être accueillis favorablement; et voilà tout.
Ceux d'entre les lettrés qui disputent aujourd'hui avec Yang et Mé se conduisent comme si, se mettant à la poursuite d'un petit pourceau échappé, ils l'étranglaient après qu'il serait rentré à son étable.
27. MENG-TSEU dit: Il y a un tribut consistant en toile de chanvre et en soie dévidée; il y a un tribut de riz, et un autre tribut qui se paye en corvées. L'homme supérieur [ou le prince qui aime son peuple] n'exige que le dernier de ces tributs, et diffère les deux premiers. S'il exige ensemble les deux premiers, alors le peuple est consumé de besoins; s'il exige les trois genres de tributs en même temps, alors le père et le fils sont obligés de se séparer [pour vivre].
28. MENG-TSEU dit: Il y a trois choses précieuses pour les princes régnants de différents ordres: le territoire[30], les populations[31], et une bonne administration[32]. Ceux qui regardent les perles et les pierreries comme des choses précieuses seront certainement atteints de grandes calamités.
29. Y-tching, dont le petit nom était Kouo, occupait une magistrature dans le royaume de Thsi.
MENG-TSEU dit: Y-tching-kouo mourra.
Y-tching-kouo ayant été tué, les disciples du Philosophe lui dirent: Maître, comment saviez-vous que cet homme serait tué?
MENG-TSEU dit: C'était un homme de peu de vertu; il n'avait jamais entendu enseigner les doctrines de l'homme supérieur; alors il était bien à présumer que [par ses actes contraires à la raison] il s'exposerait à une mort certaine.
30. MENG-TSEU[33], se rendant à Theng, s'arrêta dans le palais supérieur. Un soulier, que l'on était en train de confectionner, avait été posé sur le devant de la croisée. Le gardien de l'hôtellerie le chercha, et ne le trouva plus.
Quelqu'un interrogeant MENG-TSEU, lui dit: Est-ce donc ainsi que vos disciples cachent ce qui ne leur appartient pas?
MENG-TSEU répondit: Pensez-vous que nous sommes venus ici pour soustraire un soulier?
Point du tout. Maître, d'après l'ordre d'enseignement que vous avez institué, vous ne recherchez point les fautes passées, et ceux qui viennent à vous [pour s'instruire] vous ne les repoussez pas. S'ils sont venus à vous avec un cœur sincère, vous les recevez aussitôt au nombre de vos disciples, sans autre information.
31. MENG-TSEU dit: Tous les hommes ont le sentiment de la commisération. Étendre ce sentiment à tous leurs sujets de peine et de souffrance, c'est de l'humanité. Tous les hommes ont le sentiment de ce qui ne doit pas être fait. Étendre ce sentiment à tout ce qu'ils font, c'est de l'équité.
Que tous les hommes puissent réaliser par des actes ce sentiment qui nous porte à désirer de ne pas nuire aux autres hommes, et ils ne pourront suffire à tout ce que l'humanité réclame d'eux. Que tous les hommes puissent réaliser dans leurs actions ce sentiment que nous avons de ne pas percer les murs des voisins [pour les voler], et ils ne pourront suffire à tout ce que l'équité réclame d'eux.
Que tous les hommes puissent constamment et sincèrement ne jamais accepter les appellations singulières de la seconde personne, tu, toi[34] et, partout où ils iront, ils parleront selon l'équité.
Si le lettré, lorsque son temps de parler n'est pas encore venu, parle, il surprend la pensée des autres par ses paroles; si, son temps de parler étant venu, il ne parle pas, il surprend la pensée des autres par son silence. Ces deux sortes d'action sont de la même espèce que celle de percer le mur de son voisin.
32. MENG-TSEU dit: Les paroles dont la simplicité est à la portée de tout le monde et dont le sens est profond, sont les meilleures. L'observation constante des vertus principales, qui sont comme le résumé de toutes les autres, et la pratique des actes nombreux qui en découlent, est la meilleure règle de conduite.
Les paroles de l'homme supérieur ne descendent pas plus bas que sa ceinture [s'appliquent toujours aux objets qui sont devant ses yeux], et ses principes sont également à la portée de tous.
Telle est la conduite constante de l'homme supérieur: il ne cesse d'améliorer sa personne, et l'empire jouit des bienfaits de la paix.
Le grand défaut des hommes est d'abandonner leurs propres champs pour ôter l'ivraie de ceux des autres. Ce qu'ils demandent des autres [de ceux qui les gouvernent][35] est important, difficile, et ce qu'ils entreprennent eux-mêmes est léger, facile.
33. MENG-TSEU dit: Yao et Chun reçurent du ciel une nature accomplie; Thang et Wou rendirent la leur accomplie par leurs propres efforts.
Si tous les mouvements de l'attitude et de la démarche sont conformes aux rites, on a atteint le comble de la vertu parfaite. Quand on gémit sur les morts, ce n'est pas à cause des vivants que l'on éprouve de la douleur. On ne doit pas se départir d'une vertu inébranlable, inflexible, pour obtenir des émoluments du prince. Les paroles et les discours du sage doivent toujours être conformes à la vérité, sans avoir pour but de rendre ses actions droites et justes.
L'homme supérieur en pratiquant la loi [qui est l'expression de la raison céleste][36] attend [avec indifférence] l'accomplissement du destin; et voilà tout.
34. MENG-TSEU dit: S'il vous arrive de vous entretenir avec nos hommes d'État[37], méprisez-les intérieurement.
Gardez-vous d'estimer leur somptueuse magnificence.
Ils possèdent des palais hauts de quelques toises, et dont les saillies des poutres ont quelques pieds de longueur; si j'obtenais leur dignité, et que j'eusse des vœux à réaliser, je ne me construirais pas un palais. Les mets qu'ils se font servir à leurs festins occupent un espace de plus de dix pieds; quelques centaines de femmes les assistent dans leurs débauches; moi, si j'obtenais leur dignité, et que j'eusse des vœux à remplir, je ne me livrerais pas comme eux à la bonne chère et à la débauche. Ils se livrent à tous les plaisirs et aux voluptés de la vie, et se plongent dans l'ivresse; ils vont à la chasse entraînés par des coursiers rapides; des milliers de chars les suivent[38]; moi, si j'obtenais leur dignité, et que j'eusse des vœux à réaliser, ce ne seraient pas ceux-là. Tout ce qu'ils ont en eux sont des choses que je ne voudrais pas posséder; tout ce que j'ai en moi appartient à la saine doctrine des anciens: pourquoi donc les craindrais-je?
35. MENG-TSEU dit: Pour entretenir dans notre cœur le sentiment de l'humanité et de l'équité, rien n'est meilleur que de diminuer les désirs. Il est bien peu d'hommes qui, ayant peu de désirs, ne conservent pas toutes les vertus de leur cœur; et il en est aussi bien peu qui, ayant beaucoup de désirs, conservent ces vertus.
36. Thseng-tsi aimait beaucoup à manger le fruit du jujubier, mais Thsêng-tseu ne pouvait pas supporter d'en manger.
Koung-sun-tcheou fit cette question: Quel est le meilleur d'un plat de hachis ou de jujubes?
MENG-TSEU dit: C'est un plat de hachis.
Koung-sun-tcheou dit: S'il en est ainsi, alors pourquoi Thsêng-tseu, en mangeant du hachis, ne mangeait-il pas aussi des jujubes?
—Le hachis est un plat commun [dont tout le monde mange]; les jujubes sont un plat particulier [dont peu de personnes mangent]. Nous ne proférons pas le petit nom de nos parents, nous prononçons leur nom de famille, parce que le nom de famille est commun et que le petit nom est particulier.
37. Wen-tchang fit une question en ces termes: Lorsque KHOUNG-TSEU se trouvait dans le royaume de Tchin [pressé par le besoin], il disait: «Pourquoi ne retourné-je pas dans mon pays? Les disciples que j'ai laissés dans mon village sont très-intelligents, ils ont de hautes conceptions, et ils les exécutent sommairement; ils n'oublient pas le commencement et la fin de leurs grandes entreprises.» Pourquoi KHOUNG-TSEU, se trouvant dans le royaume de Tchin, pensait-il à ses disciples, doués d'une grande intelligence et de hautes pensées, du royaume de Lou?
MENG-TSEU dit: Comme KHOUNG-TSEU ne trouvait pas dans le royaume de Tchin des hommes tenant le milieu de la droite voie, pour s'entretenir avec eux, il dut reporter sa pensée vers des hommes de la même classe qui avaient l'âme élevée et qui se proposaient la pratique du bien. Ceux qui ont l'âme élevée forment de grandes conceptions; ceux qui se proposent la pratique du bien s'abstiennent de commettre le mal. KHOUNG-TSEU ne désirait-il pas des hommes qui tinssent le milieu de la droite voie? Comme il ne pouvait pas en trouver, c'est pour cela qu'il pensait à ceux qui le suivent immédiatement.
Oserais-je vous demander [continua Wen-tchang] quels sont les hommes que l'on peut appeler hommes à grandes conceptions?
MENG-TSEU dit: Ce sont des hommes comme Khin-tchang, Tsheng-si et Mou-phi; ce sont ceux-là que KHOUNG-TSEU appelait hommes à grandes conceptions.
—Pourquoi les appelait-il hommes à grandes conceptions?
Ceux qui ne rêvent que de grandes choses, qui ne parlent que de grandes choses, ont toujours à la bouche ces grands mots: Les hommes de l'antiquité! les hommes de l'antiquité! Mais si vous comparez leurs paroles avec leurs actions, vous trouverez que les actions ne répondent pas aux paroles.
Comme KHOUNG-TSEU ne pouvait trouver des hommes à conceptions élevées, il désirait du moins rencontrer des hommes intelligents qui évitassent de commettre des actes dont ils auraient eu à rougir, et de pouvoir s'entretenir avec eux. Ces hommes sont ceux qui s'attachent fermement à la pratique du bien et à la fuite du mal; ce sont aussi ceux qui suivent immédiatement les hommes qui tiennent le milieu de la droite voie.
KHOUNG-TSEU disait: Je ne m'indigne pas contre ceux qui, passant devant ma porte, n'entrent pas dans ma maison; ces gens-là sont seulement les plus honnêtes de tout le village[39]! Les plus honnêtes de tout le village sont la peste de la vertu.
Quels sont donc les hommes [poursuivit Wen-tchang] que vous appelez les plus honnêtes de tout le village?
MENG-TSEU répondit: Ce sont ceux qui disent [aux hommes à grandes conceptions]: «Pourquoi êtes-vous donc toujours guindés sur les grands projets et les grands mots de vertus? nous ne voyons point vos actions dans vos paroles, ni vos paroles dans vos actions. A chaque instant, vous vous écriez: Les hommes de l'antiquité! les hommes de l'antiquité! (et aux hommes qui s'attachent fermement à la pratique du bien): Pourquoi dans vos actions et dans toute votre conduite êtes-vous d'un si difficile accès et si austères?»
Pour moi, je veux [continue MENG-TSEU] que celui qui est né dans un siècle soit de ce siècle. Si les contemporains le regardent comme un honnête homme, cela doit lui suffire. Ceux qui font tous leurs efforts pour ne pas parler et agir autrement que tout le monde sont des adulateurs de leur siècle; ce sont les plus honnêtes gens de leur village!
Wen-tchang dit: Ceux que tout leur village appelle les plus honnêtes gens sont toujours d'honnêtes gens partout où ils vont; KHOUNG-TSEU les considérait comme la peste de la vertu; pourquoi cela?
MENG-TSEU dit: Si vous voulez les trouver en défaut, vous ne saurez pas où les prendre; si vous voulez les attaquer par un endroit, vous n'en viendrez pas à bout. Ils participent aux mœurs dégénérées et à la corruption de leur siècle. Ce qui habite dans leur cœur ressemble à la droiture et à la sincérité; ce qu'ils pratiquent ressemble à des actes de tempérance et d'intégrité. Comme toute la population de leur village les vante sans cesse, ils se croient des hommes parfaits, et ils ne peuvent entrer dans la voie de Yao et de Chun. C'est pourquoi KHOUNG-TSEU les regardait comme la peste de la vertu.
KHOUNG-TSEU disait: «Je déteste ce qui n'a que l'apparence sans la réalité; je déteste l'ivraie, dans la crainte qu'elle ne perde les récoltes; je déteste les hommes habiles, dans la crainte qu'ils ne confondent l'équité; je déteste une bouche diserte, dans la crainte qu'elle ne confonde la vérité; je déteste les sons de la musique tching, dans la crainte qu'ils ne corrompent la musique; je déteste la couleur violette, dans la crainte qu'elle ne confonde la couleur pourpre; je déteste les plus honnêtes gens des villages, dans la crainte qu'ils ne confondent la vertu.»
L'homme supérieur retourne à la règle de conduite immuable, et voilà tout. Une fois que cette règle de conduite immuable aura été établie comme elle doit l'être, alors la foule du peuple sera excitée à la pratique de la vertu; une fois que la foule du peuple aura été excitée à la pratique de la vertu, alors il n'y aura plus de perversité et de fausse sagesse.
38. MENG-TSEU dit: Depuis Yao et Chun jusqu'à Thang (ou Tching-thang), il s'est écoulé cinq cents ans et plus. Yu et Kao-yao apprirent la règle de conduite immuable en la voyant pratiquer [par Yao et Chun]; Thang l'apprit par la tradition.
Depuis Tang jusqu'à Wen-wang il s'est écoulé cinq cents ans et plus. Y-yin et Laï-tchou apprirent cette doctrine immuable en la voyant pratiquer par Tching-thang; Wen-wang l'apprit par la tradition.
Depuis Wen-wang jusqu'à KHOUNG-TSEU il s'est écoulé cinq cents ans et plus. Thaï-koung-wang et San-y-seng apprirent cette doctrine immuable en la voyant pratiquer par Wen-wang; KHOUNG-TSEU l'apprit par la tradition.
Depuis KHOUNG-TSEU jusqu'à nos jours il s'est écoulé cent ans et plus. La distance qui nous sépare de l'époque du saint homme n'est pas bien grande; la proximité de la contrée que nous habitons avec celle qu'habitait le saint homme est plus grande[40]; ainsi donc, parce qu'il n'existe plus personne [qui ait appris la doctrine immuable en la voyant pratiquer par le saint homme], il n'y aurait personne qui l'aurait apprise et recueillie par la tradition!
[1] Ou Hoeï, roi de Liang.
[2] Conférez liv. I, chap. I, pag. 250.
[3] Le Tchun-tsieou de KHOUNG-TSEU.
[4] Tching-tche.
[5] Voyez Livres sacrés de l'Orient, p. 87.
[6] Tous les hommes s'empressent de se soumettre à lui sans combattre.
[7] Ces motifs du doute historique du philosophe MENG-TSEU paraîtront sans doute peu convaincants.
[8] Thian-tseu, fils du Ciel.
[9] Il fait allusion aux droits, ou impôts injustes que les différents princes imposaient sur les voyageurs et les marchandises à ces différents passages.
[10] «Tchang-jan tchi-li, la raison, les principes du devoir.» (Glose.)
[11] «A la raison, aux principes du devoir.» (Glose.)
[12] D'après un commentateur chinois, cité par M. Stan. Julien, ces affaires sont, par exemple, de constituer à chacun une propriété privée suffisante pour le faire vivre avec sa famille, d'enseigner comment on doit élever les animaux domestiques, d'assigner des traitements aux uns, de distribuer des terres, d'accomplir les différents sacrifices, d'inviter les sages â sa cour par l'envoi de présents, etc.
[13] Min weï koueï: la Glose dit à ce sujet: «Le mot koueï, noble, donne l'idée de ce qu'il y a de plus grave et de plus important.»
[14] Voici le texte chinois tout entier de ce paragraphe: «Meng-tseu youeï: min weï koueï; che, tsie, thseu tchi; kiun weï king; mot à mot: MENG-TSEU: populus est prœ-omnibus-nobilis; terrœ-spiritus, frugum-spiritus secundarii illius; Princeps est levioris-momenti.» Il serait difficile de trouver dans les écrits des plus hardis penseurs modernes de pareilles propositions.
Il y a longtemps, comme on le voit, que les principes sur lesquels sera fondé l'avenir politique du monde ont été proclamés, et dans des pays que nous couvrons de nos orgueilleux et injustes dédains.
[15] Commentaire.
[16] Commentaire.
[17] Glose.
[18] C'est la conformité de toutes ses actions aux lois de notre nature. Conférez le Tchoung-young, chap. I, §1.
[19] Pendant sept jours, il manqua des nécessités de la vie.
[20] Ode Pe-tcheou, section Peï-foung.
[21] Livre des Vers, ode Mian, section Ta-ya.
[22] «Parce qu'il ne sut pas persister dans l'état qu'il avait embrassé.» (TCHOU-HI.)
[23] Jin. L'humanité, dit la Glose, consiste principalement dans l'amour; c'est pourquoi elle appartient aux pères et aux enfants.
[24] I. L'équité consiste principalement dans le respect; c'est pourquoi elle appartient au prince et aux sujets. (Glose.)
[25] Li. L'urbanité consiste principalement dans la bienveillance et l'affabilité; c'est pourquoi elle appartient aux maîtres de maison qui reçoivent de» hôtes. (Glose.)
[26] Tchi. La prudence consiste principalement dans l'art de distinguer, de discerner (le bien du mal): c'est pourquoi elle appartient aux sages. (Glose.)
[27] Il désigne la bonté et la sincérité.... (Glose.)
[28] Conférez ci-devant, liv. II, chap. VII, pag. 485.
[29] Les Jou sont ceux qui suivent les doctrines de KHOUNG-TSEU et des premiers grands hommes de la Chine. Ces doctrines des Jou, dit la Glose, sont la raison du grand milieu et de la souveraine rectitude.
[30] «Pour constituer le royaume.» (Glose.)
[31] «Pour conserver et protéger le royaume.» (Glose.)
[32] «Pour gouverner le royaume.» (Glose.)
[33] Chang-koung, hôtellerie pour recevoir les voyageurs de distinction.
[34] En chinois eulh, jou, que l'on emploie dans le langage familier ou lorsque l'on traite quelqu'un injurieusement et avec mépris.
[35] Glose.
[36] Glose.
[37] Ta-jin, hommes qui occupent une position élevée. «Il fait allusion aux hommes qui, de son temps, étaient distingués par leurs emplois et leurs dignités.» (TCHOU-HI.)
Quelques commentateurs prétendent que MENG-TSEU désigne les princes de son temps.
[38] Ces détails ne peuvent guère se rapporter qu'aux princes.
[39] «Ceux que tout le village, trompé par l'apparence de leur fausse vertu, appelle les hommes les meilleurs du village.» (Commentaire.)
[40] Le royaume de Lou, qui était la patrie de KHOUNG-TSEU, et le royaume de Tseou, qui était celle de MENG-TSEU, étaient presque contigus.
FIN.
TABLE.
Tchoung-young, ou l'Invariabilité dans le milieu
Lun-yu, ou les Entretiens philosophiques