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Les Rues de Paris, tome deuxième: Biographies, portraits, récits et légendes

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The Project Gutenberg eBook of Les Rues de Paris, tome deuxième

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Title: Les Rues de Paris, tome deuxième

Author: Bathild Bouniol

Release date: May 6, 2021 [eBook #65266]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Adrian Mastronardi, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, TOME DEUXIÈME ***

Table

Note de transcription:

L'orthographe de l'original a été conservée; seules les erreurs évidentes de typographie ou d'impression ont été corrigées. Les mots corrigés sont soulignés en pointillés; placez le curseur sur le mot pour voir l'orthographe originale. Certaines corrections ont également été apportées à l'accentuation. La page annonçant les autres œuvres de l'auteur a été déplacée à la fin de cette version électronique.

LES
RUES DE PARIS

biographies,
portraits, récits et légendes,

par

M. BATHILD BOUNIOL


TOME DEUXIÈME


PARIS

bray et retaux, libraires-éditeurs

82, rue bonaparte, 82.


1872

(Droits de traduction et de reproduction réservés.)


LES
RUES DE PARIS


GERSON (JEAN CHARLIER)


«Il n’est guère d’époque dans l’histoire de France et dans l’histoire de l’Église, dit un judicieux écrivain, qui offre un spectacle plus désolant que celle où vécut Gerson (le règne de Charles VI). Guerre étrangère et discordes civiles, un roi en démence, des princes armés les uns contre les autres, des populations décimées par la famine, ruinées par le pillage, écrasées de taxes et de contributions; l’Église partagée entre deux et quelque temps entre trois papes; l’Université mêlée bruyamment aux troubles politiques et aux querelles religieuses; la foi ébranlée; le sentiment de la justice obscurci dans les âmes, partout les consciences troublées, les passions déchaînées, nulle part l’ordre et la paix. Toute la vie de Gerson, toute son œuvre est dans ces deux mots: «Pacifier et unir.» C’était le grand besoin du temps; et s’il faut juger des hommes par leurs efforts plus encore que par leurs succès, nul n’a été plus grand, nul n’a mieux mérité de son siècle que Gerson. Fut-il jamais en effet une vie plus remplie que la sienne, jamais une âme plus droite et plus pure au milieu de la corruption générale, plus ferme et plus intrépide au milieu des périls et des défaillances?»

Retracer longuement cette vie toutefois nous entraînerait trop loin et d’ailleurs le récit n’aurait qu’un médiocre intérêt pour un grand nombre de lecteurs, à la distance où nous sommes des évènements d’une part, et de l’autre parce que les faits et les questions qui passionnaient alors les esprits jusqu’à la fureur pour la plupart aujourd’hui ne pourraient que rencontrer l’indifférence. Disons donc seulement en peu de pages ce que fut Gerson dont le nom sans nul doute, malgré le rôle considérable qu’il a joué de son temps, ne conserverait pas une si grande popularité, si celui qui le porta n’était point l’auteur présumé de l’Imitation de Jésus-Christ, ce merveilleux volume dont Fontenelle a dit que: «C’est le plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes puisque l’Évangile n’en vient pas.»

Gerson naquit en 1363 (14 décembre) à Gerson, petit village du diocèse de Rheims, près Réthel. Il était l’aîné de douze enfants que leur père, Arnulphe Charlier, et leur mère, Elisabeth Lachardenière, élevèrent avec une grande sollicitude et dans les sentiments de la plus vive piété. A l’âge de 14 ans, l’aîné des enfants, Jean Charlier, fut envoyé, en qualité de boursier, au collége de Navarre à Paris; et, paraît-il, c’est alors que, d’après un usage fort répandu, il changea son nom de famille contre celui du hameau où il avait pris naissance. «Il semblait, dit M. Aubé, qu’en déposant le nom paternel on mourût à soi-même, et qu’avec les liens du sang on rompît ces chaînes qui attachent l’homme à des intérêts ou à des passions étroites pour revêtir une sorte d’impersonnalité.»

Quatre années après, reçu licencié ès-arts, il entra en théologie et, pendant sept ans, suivit les leçons de Pierre d’Ailly et de Gilles Deschamps qui l’initièrent à la connaissance des Pères et des Docteurs. En 1387, quoique simple bachelier en théologie, il fut choisi, par l’Université pour faire partie d’une députation envoyée au pape Clément VII. Ce fut huit années après, en 1395, qu’il remplaça, comme chancelier de l’Église et de l’Université de Paris, Pierre d’Ailly nommé à l’évêché du Puy. Ce n’était qu’à regret et comme forcé que Gerson avait accepté cette haute distinction dont les circonstances faisaient un fardeau si lourd, témoin ce fragment d’une lettre qu’il écrivait, vers 1400, à Pierre d’Ailly: «Le corps entier de la chrétienté est tellement envahi par le poison débordant des péchés; l’iniquité s’est établie et a poussé de si profondes racines dans le cœur des hommes, qu’il semble qu’on ne puisse plus se fier aux secours et aux conseils de la prudence humaine.»

L’étendue et la profondeur du mal cependant ne paraissent pas avoir découragé son zèle; il travailla de tout son pouvoir à ramener la paix dans l’église comme dans le royaume, et à réformer les mœurs, dans les divers ordres de l’état. Si trop préoccupé de certaines idées ou doctrines, dans lesquelles le gallicanisme était en germe, il se trompa quelquefois sur le choix des moyens, si le résultat ne répondit pas toujours à ses efforts, il faut, en faisant la part des circonstances, lui savoir gré de ses intentions, de son désintéressement dont il donna mainte preuve, comme de sa piété sincère et de son patriotisme. Ferme et courageux vis-à-vis des princes dont les factions déchiraient le royaume, il ne se montrait pas moins intrépide en face des passions populaires déchaînées. Lorsque les Cabochiens, maîtres de Paris, dominaient par la terreur et que, tous, à commencer par les clercs de l’Université, se taisaient, Gerson ne craignit pas d’élever la voix et de protester contre les violences en disant, d’après ce que Juvenal des Ursins nous rapporte: «Que les manières qu’on tenait n’étaient pas bien honnêtes ni selon Dieu, et il le disait d’un bon amour et affection.»

Si le chancelier n’eut pas la consolation de voir la pacification du royaume, du moins il fut témoin de celle de l’Église et de la fin du grand schisme d’Occident, grâce au Concile de Constance auquel il avait pris une grande part. Mais en quittant Constance, Gerson ne put rentrer en France où les Bourguignons, de nouveau maîtres de Paris, se vengeaient par de furieuses représailles des Armagnacs, et pendant quelque temps, il dut se résigner à l’exil.

Dès l’année suivante (1419), la mort de Jean-sans-Peur, tué au pont de Montereau, rouvrit au chancelier les portes de la France; il se rendit à Lyon où l’un de ses frères, prieur du couvent des Célestins, lui offrit, dans le monastère, une hospitalité qu’il accepta. C’est là que s’écoulèrent dans le silence et la paix les dernières années d’une vie qu’avaient troublée tant de contradictions et de luttes et qui maintenant aux approches de l’éternité ne songeait qu’à se recueillir. On raconte qu’à cette époque Gerson se plaisait surtout dans la société des petits enfants. Spectacle touchant et admirable! Cet homme qui avait rempli le monde du bruit de son nom, dont la parole éloquente avait retenti dans les assemblées les plus solennelles, se trouvait heureux d’enseigner le catéchisme et les éléments de la langue latine à de jeunes écoliers et il souriait doucement en leur entendant réciter cette prière que lui-même il leur avait appris: «Mon Dieu, mon Créateur, ayez pitié de votre serviteur, Jean Gerson.»

A l’âge de soixante-douze ans, après avoir écrit les dernières pages de son Commentaire sur le Cantique des Cantiques, il s’endormit dans le Seigneur et sur sa tombe on grava ces deux mots qui résument sa vie: Sursùm Corda!

Ces mots ne pourraient-ils pas servir d’épigraphe à cet incomparable livre de l’Imitation, que Gerson, s’il en est l’auteur, comme il semble probable, écrivit précisément dans cette longue et silencieuse retraite au couvent des Célestins. «La plupart des traditions primitives, dit un biographe, parlent en faveur de Gerson. En outre, il est dans l’Imitation mille traits qui de près ou de loin rappellent les habitudes d’esprit, le caractère, la situation morale de Gerson au retour de Constance. Bien plus, il semble que l’âme de Gerson, désabusée du monde, après une douloureuse expérience de la vie extérieure, ait passé tout entière dans ce divin livre et s’y soit comme imprimée.»

M. Brunet, le savant auteur du Manuel du Libraire, est à la vérité moins affirmatif quand il dit:»

«Quel est le véritable auteur de l’Imitation? Trois siècles de dispute sur ce sujet n’ont pu nous l’apprendre; et près de cent cinquante ouvrages, écrits pour éclairer la question, n’ont guère servi qu’à en rendre la solution plus difficile. Les témoignages les plus nombreux semblent favorables à Gerson, chancelier de l’église de Paris; mais d’un autre côté, Thomas à Kempis compte encore beaucoup de partisans. Cependant, une troisième opinion, celle qui présente Jean Gersen, abbé de Verceil, dans le XIII siècle, comme l’auteur de l’Imitation, a été renouvelée et soutenue dernièrement avec vigueur par le président de Grégory: toutefois cet ancien magistrat a rencontré un adversaire redoutable dans la personne de M. Gence, savant laborieux, qui a fait du livre de l’Imitation et de tout ce qui s’y rapporte une étude constante et en définitive peu de personnes admettent l’opinion du président Verceillois.»

L’opinion en réalité ne pourrait donc se partager qu’entre Gerson et Thomas à Kempis, chanoine du diocèse de Cologne, dont le nom se lit sur plusieurs manuscrits du 15e siècle et qui a pour lui le témoignage de quelques-uns de ses contemporains. A Kempis, cependant, d’après des autorités graves, à peine âgé de vingt-cinq à trente ans, lorsque parurent les premiers livres de l’Imitation, ne saurait être l’auteur d’un pareil ouvrage, fruit d’une longue et amère expérience de la vie: tout au plus en eut-il été le compilateur et le copiste. Maintenant ne pourrait-on pas admettre une troisième opinion formulée par des critiques qui ne manquent pas d’autorité, à savoir que l’Imitation n’est point à proprement parler l’œuvre d’un auteur unique, d’un individu isolé, mais celle du siècle tout entier pour lequel quelque génie anonyme, pénétré de ses idées, ayant souffert de toutes ses désolations, instruit par ses cruelles expériences, après s’être enseveli au fond d’un cloître, aurait tenu la plume? Mais cette opinion même nous ramènerait à Gerson.

Quoiqu’il en soit, le livre existe pour la consolation et l’édification des âmes pieuses, il s’en est fait d’innombrables éditions et traductions. L’une des meilleures en France est encore celle de Michel de Marillac, qui avait été garde des sceaux sous Louis XIII[1], et dont le style, dans sa langue colorée et naïve, a gardé toute l’onction et le parfum du livre original, plus peut-être que la traduction de Pierre Corneille, digne pourtant en beaucoup d’endroits de ce beau génie et qui eut, en son temps, un prodigieux succès[2]. De nos jours, la traduction de F. de Lamennais, faite longtemps avant sa chute, a eu surtout les honneurs de la réimpression.

[1] La première édition est de 1621, in-12.

[2] La première édition est de 1656, in-4o.


GRÉTRY


«La musique de Grétry brille surtout par le chant et par l’expression des paroles; malheureusement toute qualité exagérée peut devenir un défaut: c’est ce qui a lieu dans les productions de ce musicien original. En s’occupant trop des détails, il négligeait l’effet des masses; de là vient que sa musique, bonne pour les Français, n’a pas réussi chez les étrangers.... Ce qui a pu empêcher ce compositeur de suivre les progrès de l’art dans l’effet musical, c’est le dédain qu’il avait pour toute autre musique que la sienne; dédain qu’il ne prenait même pas la peine de dissimuler. Un de ses amis entrait un jour chez lui en fredonnant un motif.

»Qu’est-ce que cela? demanda-t-il.

»—C’est, lui répondit son ami, un rondo de cet opéra que nous avons vu l’autre jour dans votre loge.

»—Ah! oui, je m’en souviens, ce jour où nous sommes arrivés trop tard à Richard[3]

D’après Fétis, «l’excès de son amour-propre et ses opinions sur les œuvres des autres musiciens prenaient leur source dans sa manière absolue de concevoir la musique dramatique.» Il attachait, fort à tort et faute d’une science musicale assez profonde, si peu de prix à l’instrumentation de ses ouvrages qu’il en chargeait d’habitude un confrère. Lorsqu’on lui parlait de ces effets d’harmonie et d’instrumentation qui en musique sont à la mélodie ce qu’en peinture la couleur est au dessin, il répondait:

«Je connais quelque chose qui fait plus d’effet que tout cela.

—Quoi donc?

—La vérité!

«Ce mot peint Grétry d’un seul trait, dit le savant critique déjà cité; il est rempli de justesse, mais celui qui le disait ne voyait pas que dans les arts la vérité est susceptible d’une multitude de nuances et que, pour être vrai, il faut être coloriste autant que dessinateur.»

Grétry était très heureusement doué d’ailleurs; les lacunes de son talent provenaient, comme on l’a vu, de son éducation première incomplète, et de cette impatience de produire qui d’ordinaire tourmente les jeunes gens et ne leur laisse pas de temps pour l’étude. Lui-même en fait l’aveu: «Je n’eus pas assez de patience pour m’en tenir à mes leçons de composition; j’avais mille idées de musique dans la tête; et le besoin d’en faire usage était trop vif pour que j’y pusse résister.» (Essais sur la musique.) «Telle est la cause, dit Fétis de l’ignorance où Grétry est resté toute sa vie des procédés de l’art d’écrire la musique.» De là aussi la réaction dont nous sommes aujourd’hui témoins, réaction qui va jusqu’à l’injustice et fait qu’on parle presque avec l’air du dédain «de l’homme de génie,» qui a écrit tant de chefs-d’œuvre au point de vue de l’expression, le Tableau parlant, Zemire et Azor, La Caravane, etc.

Cette inconstance du public Grétry l’avait expérimentée quelque temps lui-même pendant les premières années de la Révolution lorsqu’un nouveau genre de musique, créé par Chérubini et Méhul, se fut introduit sur la scène. Voyant ses premiers ouvrages délaissés, Grétry voulut donner à son style un caractère plus énergique en harmonie avec le goût actuel; mais il échoua et les opéras de Pierre-le-Grand, Lisbeth, Elisea, n’eurent aucun succès.

Certes, il fut grandement puni par cet échec du travers que nous avons signalé plus haut, mais dont il ne sut pas entièrement se corriger, témoin ce qu’il dit à propos de l’auteur des Noces de Figaro, et de Don Juan, dont il ne comprenait pas la musique trop forte pour lui, comme pour le public du reste auquel elle s’adressait. Un jour Napoléon Ier demandant à Grétry quelle différence il trouvait entre Mozart et Cimarosa, l’artiste répondit:

«Cimarosa met la statue sur le théâtre et le piédestal dans l’orchestre; au lieu que Mozart met la statue dans l’orchestre et le piédestal sur le théâtre.»

«On ne sait ce que cela veut dire,» reprend M. Fétis. Assurément, mais ce n’est point là bien sûr un compliment à l’adresse de Mozart. D’ailleurs à cette époque la confiance en lui-même était d’autant mieux revenue à l’auteur de Richard, qu’il jouissait de nouveau de toute la faveur du public, ses ouvrages ayant été remis à la mode par le chanteur Elleviou.

Grétry retrouva ainsi l’aisance que la Révolution lui avait fait perdre; car le produit de ses ouvrages venait s’ajouter à la pension que l’Empereur lui avait accordée sur sa cassette. Les dernières années de sa vie s’écoulèrent à Montmorency, dans l’Ermitage jadis habité par Rousseau et que le musicien avait acheté. Il y mourut le 24 septembre 1813, après avoir perdu sa femme et ses deux filles dont la cadette, Lucile, montrait pour la musique des dispositions extraordinaires; car, dès l’âge de 13 ans, elle avait composé la musique d’un petit opéra: le Mariage d’Antonio, joué avec succès à la Comédie Italienne.

Mariée jeune et pas heureuse, elle mourut à la fleur de ses années. On ne peut que plaindre Grétry à qui les affections de la famille faisaient défaut dans l’âge où les infirmités et la souffrance les lui rendaient plus nécessaires. Mais en dépit des honneurs décernés à sa mémoire, et de la gloire qui fait auréole à son nom, l’on est fort tenté de voir dans les malheurs qui affligèrent la vieillesse de l’artiste, un châtiment et une expiation si ce que Fétis nous apprend est exact.

Grétry avait un neveu nommé André Joseph: «Aveugle presque de naissance et littérateur sans talent, il passa presque toute sa vie dans un état de malaise et de souffrance dont son oncle aurait pu le garantir si, moins complètement égoïste, celui-ci avait voulu faire usage de son crédit pour lui faire accorder par le gouvernement quelque portion des secours destinés aux gens de lettres malheureux. Tombé dans la plus affreuse misère, cet infortuné est mort d’hydropisie à Paris, en 1826.»

N’est-il pas à craindre que cette indifférence pour un parent si proche ne vînt aussi de cet amour-propre qui, au point de vue du talent, fut trop préjudiciable à Grétry? Ne rougissait-il pas, à l’exemple de certains parvenus, dans la prospérité, de sa modeste origine lui fils d’un obscur musicien de Liége[4] chez lequel la pauvreté semblait endémique?

Particularité assez curieuse! Grétry avait reçu au baptême, avec les prénoms d’André Ernest, celui de Modeste.

[3] Richard Cœur de Lion, opéra de Grétry.

[4] Il était né dans cette ville le 11 février 1741.


GRIBEAUVAL


Quel Parisien, habitant de la rive gauche, ne connaît pas la petite et assez laide rue de Gribeauval, conduisant de la rue du Bac à la place Saint-Thomas-d’Aquin? Mais parmi ceux qui traversent, même quotidiennement, cette rue, en est-il beaucoup qui sachent l’origine de cette dénomination et s’inquiètent de ce que pouvait être ce Gribeauval, supposé qu’il fût un individu? Pourtant Gribeauval, aujourd’hui peu célèbre, fut le successeur le plus illustre de Vauban et «l’un des officiers généraux dont s’honore le plus le corps d’artillerie» a dit le lieutenant-colonel Carette.

Né à Amiens (15 septembre 1715), il entra à l’âge de dix-sept ans dans le régiment royal-artillerie. Après trois années de service comme volontaire, il fut nommé officier-pointeur. Ses utiles et importants services lui valurent de nouveaux grades: lieutenant-colonel en 1757, il passa, avec l’assentiment du roi de France, au service de l’Autriche et devint commandant général de l’artillerie. Cinq ans après, il fut chargé en cette qualité des travaux de défense de Schweidnitz, l’une des plus importantes places de la Silésie, enlevée par les Autrichiens aux Prussiens. L’année suivante, Frédéric II, voulant reprendre cette place, chargea le major Lefebvre, habile ingénieur, de la direction des travaux d’attaque. Le conquérant, comme il l’écrivait au marquis d’Argens, comptait qu’en moins de quinze jours la ville serait en son pouvoir, mais déjà vingt-trois s’étaient écoulés et la ville résistait encore vigoureusement.

«Un certain Gribeauval, qui ne se mouche pas du pied, et 11,000 Autrichiens nous ont arrêtés jusqu’à présent. Cependant, le commandant et la garnison sont à l’agonie; on leur donnera incessamment le viatique.»

Ainsi s’exprimait le sceptique Frédéric, le 6 septembre, et vingt jours après, il disait à son correspondant: «Je vous avais annoncé avec trop de présomption la fin du siége. Nous y sommes encore... Le génie de Gribeauval défend la place plus que la valeur des Autrichiens.» Ce ne fut que le 9 octobre que les assiégés se résignèrent à capituler après soixante-trois jours de tranchée ouverte.

Cette glorieuse résistance rendit alors célèbre le nom de Gribeauval, qui avait tenu en échec pendant plus de deux mois la fortune de Frédéric, dit le Grand, et qui ne fut, suivant de Maistre, qu’un grand Prussien. Rentré en France, Gribeauval fut fait lieutenant-général, puis inspecteur-général de l’artillerie. Il rendit, en cette qualité, de grands services, soit par l’organisation du corps des mineurs, soit par des perfectionnements et des réformes dans les manufactures. D’après le biographe cité plus haut: «les officiers de son arme l’avaient surnommé le Vauban de l’artillerie

Il mourut en 1789 (9 mai).


VALENTIN HAUY.—RENÉ-JUST HAUY


I
VALENTIN HAUY

Le boulevard des Invalides, il est à peine besoin de le dire, doit son nom au voisinage du magnifique hôtel, bâti par Libéral Bruant et Mansart.

Presque à l’entrée du boulevard, du côté de la rue de Sèvres, s’élève un autre édifice de proportions beaucoup plus modestes quoique élégantes encore. De l’avenue, à travers la grille, on aperçoit dans la cour qui précède la maison une statue en bronze. Cette statue est celle de Valentin Haüy qui rendit aux jeunes aveugles, par la découverte d’ingénieux procédés, les mêmes services que l’abbé de l’Épée aux sourds-muets; aussi pensons-nous qu’on ne lira pas sans intérêt sur lui quelques détails puisés aux sources les plus authentiques.

Valentin Haüy naquit à Saint-Just (Oise), le 28 février 1743. Il était le second fils d’un pauvre fabricant de toile ou tisserand, et de même que son frère, le célèbre minéralogiste dont nous parlerons plus tard, il dut sans doute au prieur de l’abbaye voisine des Prémontrés le bienfait d’une éducation libérale, comme on dirait aujourd’hui. Sans autres ressources que son instruction insuffisante, mais qu’il s’efforçait de compléter, il vint jeune encore à Paris et, pour subsister, ouvrit une école de calligraphie en même temps qu’il donnait en ville des leçons d’écriture. C’est au milieu de ces occupations peu brillantes, mais assez lucratives, qu’il fut mis sur la voie de la découverte qui devait donner à son nom l’immortalité. Voici dans quelles circonstances, d’après ce que lui-même a raconté:

En 1783, Mlle Paradis, célèbre pianiste de Vienne et aveugle de naissance, vint donner des concerts à Paris. A l’aide d’épingles placées en forme de lettres sur de grandes pelotes, elle lisait rapidement, de même qu’elle expliquait la géographie au moyen de cartes en relief, dont l’invention appartenait à un autre aveugle de naissance, Weissembourg de Manheim. Valentin Haüy eut l’occasion d’entendre et de voir plusieurs fois Mlle Paradis: ce fut pour lui un trait de lumière. Il comprit vite tout le parti qu’on pouvait tirer de ces procédés ingénieux pour l’enseignement des infortunés privés de la vue, et développa ses idées à ce sujet dans une intéressante brochure publiée en 1786, sous le titre de: Sur les moyens d’instruire les aveugles.

Mais bientôt, grâce à un heureux hasard, il put joindre la pratique à la théorie et confirmer les conclusions de sa thèse par l’évidence décisive des faits. Un jour, à la porte de Saint-Germain-des-Prés, il remarqua un enfant, un jeune aveugle demandant l’aumône et dont la figure révélait l’intelligence, bien que les yeux fussent sans regard. Il s’approche et l’interroge avec cet accent qui trahit la sympathie.

—Je m’appelle Lesueur, répond l’enfant, natif de Lyon; mon père est mort, ma mère me reste, mais infirme et pauvre. Ne pouvant travailler pour l’aider, je demande la charité afin de lui donner au moins du pain.

—Très-bien, mon ami, le bon Dieu te récompensera de ta piété filiale, et peut-être aurai-je le bonheur d’être en cela l’instrument de la Providence. Conduis-moi chez ta mère; j’ai quelque chose à lui proposer qui, je crois, ne lui déplaira pas.

Le résultat de l’entretien, en effet, fut heureux, pour tous deux d’abord, et ensuite pour beaucoup d’autres. Du consentement de la mère à laquelle il promit un secours quotidien suffisant pour la faire vivre, et qu’il lui donna en effet, Valentin emmena chez lui le jeune Lesueur et l’instruisit d’après sa méthode. Les résultats furent tels qu’au bout de quelques semaines le maître radieux pouvait présenter son élève à la Société philanthropique qui, après avoir applaudi à ce premier et heureux essai, mit à sa disposition une maison située rue Notre-Dame-des-Victoires et des fonds pour l’entretien de douze élèves.

Le succès dépassa toutes les espérances et, vers la fin de la même année, Valentin Haüy conduisait à Versailles, où il avait été mandé, ses nouveaux écoliers qui, pendant toute une quinzaine, firent l’étonnement et l’admiration de la cour par leurs exercices variés, lecture, calcul, musique, etc. Un résultat si merveilleux, dans un laps de temps si court, prouvait, avec l’intelligence et la docilité des élèves, l’habileté du maître et l’excellence de sa méthode. Louis XVI, après avoir félicité Valentin, promit que sa protection ne lui manquerait pas et ordonna de faire les fonds nécessaires pour l’éducation de 120 élèves. En même temps il accordait au professeur le titre d’interprète du roi et de l’amirauté pour les langues anglaise et allemande; puis il le nomma membre du bureau académique d’écriture et enfin l’un de ses secrétaires.

L’institution des Jeunes Aveugles désormais était fondée. Mais vint la Révolution et, dans l’année 1790, sur la proposition de la Rochefoucault Liancourt, on eut l’idée malheureuse de réunir dans un même local (le couvent des Célestins) les Jeunes Aveugles et les Sourds-muets. La mesure eut les résultats les plus fâcheux par suite de la mésintelligence qui divisa bientôt les directeurs et les élèves eux-mêmes. Aussi peu d’années après, on reconnut la nécessité de séparer de nouveau les deux établissements, ce qui eut lieu par un décret de la Convention du 9 thermidor an II (27 juillet 1794). L’institution des Jeunes Aveugles fut transférée dans la maison de Sainte-Catherine, rue des Lombards, et Valentin Haüy resta seul directeur, malheureusement pour lui comme pour les élèves; car professeur excellent, mais homme d’imagination, Valentin n’avait point du tout le talent d’administrateur et chez lui la rectitude du jugement n’égalait point la vivacité de l’esprit et l’on ne peut dissimuler qu’on eut alors des torts graves à lui reprocher.

Comblé, comme on l’a vu, des bienfaits de la cour, il ne sut pas se défendre de la contagion de certaines idées qui, à la vérité, lors de la Révolution, tournaient trop de têtes et de plus fortes que la sienne. Lui qui avait pour frère un prêtre des plus vénérables, il donna dans toutes les rêveries et les imaginations niaises des théo-philanthrophes. Adepte fervent et acolyte de la Réveillère-Lépaux, il eut la coupable sottise de se faire l’apôtre de la secte dans sa maison même et de conduire ses élèves à ces cérémonies ridicules. Pour couronner toutes ces énormités qui feraient douter qu’à cette époque de sa vie il jouît de la plénitude de sa raison, «devenu veuf d’une femme respectable, dit M. Durozoir[5], il épousa une jeune fille du peuple, marchande des quatre saisons et qui n’avait pour elle qu’un minois assez avenant. La présence d’une telle femme à la tête de sa maison et son incapacité mirent le comble au désordre.» L’établissement mal administré avait perdu son caractère définitif: «car par sa fondation, comme on l’a dit, il ne devait être qu’un collége,» et Valentin Haüy l’avait converti en hospice en autorisant ses pensionnaires à se marier, ce qui avait introduit dans la maison une foule d’abus et considérablement augmenté la dépense.

Le gouvernement consulaire, jugeant alors que l’établissement n’atteignait point son but, le réunit à l’hospice de Quinze-Vingts. Valentin perdit sa place, et, il faut bien l’avouer, surtout par sa faute. Doué d’un cœur généreux, d’une belle intelligence et placé dans les circonstances les plus favorables pour tirer parti de ses qualités, il ne sut pas assez se défier de lui-même, des côtés faibles de son caractère, de la mobilité de son humeur, de ses impressions trop vives, et il ne reconnut pas autant qu’il eût dû les bienfaits de la Providence. Par l’oubli si coupable des enseignements de la foi et de ces grands principes qui, seuls, peuvent faire contre-poids aux ardeurs de l’imagination et soutenir la raison dans ses défaillances, il fut entraîné, comme on l’a vu, à des écarts, source pour lui de chagrins, d’humiliations, de déceptions amères et, quand la lumière se fit par la réflexion et l’expérience, sujets de cruels repentirs.

Cependant le gouvernement français, malgré la mesure dont il a été parlé plus haut, ne fut point ingrat pour Valentin Haüy, et il lui accorda, à titre de dédommagement et comme récompense de ses services, une pension de 2,000 francs. Au lieu d’en jouir tranquillement, l’ex-directeur des Jeunes Aveugles fonda rue Saint-Avoye, sous le titre de Musée des aveugles, un pensionnat spécial qui, toujours par les mêmes causes, ne réussit point. Valentin, découragé, quitta la France et partit pour la Russie, où depuis longtemps il était invité à se rendre afin d’y créer un établissement, ce qu’il fit en effet, en chargeant son élève Fournier de l’enseignement, tout en gardant pour lui-même la direction. Quoique les résultats n’eussent pas été ce qu’on espérait, l’empereur Alexandre, appréciant les efforts et le zèle du fondateur, le décora de l’ordre de Saint-Valdmir. Lors de son passage à Berlin, sur le plan qu’avait donné Valentin, un établissement analogue aux précédents, avait été créé qui, bientôt, grâce sans doute au choix heureux du Directeur, fut des plus prospères, et longtemps même le seul tout à fait prospère.

Cependant Valentin à qui l’âge et des infirmités, suite de ses fatigues et de ses chagrins, rendaient nécessaire un climat plus doux, dans le courant de l’année 1817 quitta Saint-Pétersbourg pour revenir en France, seul, disent les biographes, sans autre explication, soit qu’il eût perdu sa femme et son fils, soit qu’il eût été forcé de s’en séparer. Mais il savait qu’en France, à Paris, un asile lui était assuré et que la maison de son excellent frère, l’abbé, serait la sienne. René-Just, en effet, qui l’avait plaint plus encore que blâmé dans ses erreurs, cruellement expiées, l’attendait impatient de serrer dans ses bras un autre enfant prodigue. Dans cette paisible demeure, au foyer fraternel ou plutôt paternel, Valentin connut enfin la paix et le repos, repos du corps et paix de l’âme. L’exemple plus encore que les conseils du bon prêtre le ramenèrent complètement aux saintes croyances de ses jours les plus heureux, et lui rendirent légères les années pesantes de sa vieillesse, comme plus douce la mort (19 mars 1822). Une messe solennelle, composée par un de ses anciens élèves, fut chantée à ses funérailles qui eurent lieu dans l’église Saint-Médard, sa paroisse.

[5] Biographie universelle.


II
RENÉ-JUST HAUY

René-Just Haüy, plus âgé que Valentin de deux années, et né aussi à Saint-Just, après avoir terminé ses études comme boursier au collége de Navarre, entra dans les ordres et, porté par goût à l’enseignement, il demanda et obtint une place de régent de quatrième, puis de seconde au collége du cardinal Lemoine. Lhomond, son collègue et son ami, lui donna le goût de la botanique, à laquelle Haüy ne tarda pas à préférer la minéralogie lorsque, par les leçons de Daubanton, il eut connu cette science dont il devait être dans notre siècle le représentant le plus illustre, grâce à une découverte précieuse autant qu’inattendue qu’il dut à une heureuse maladresse ou mieux à la sagacité de son observation.

«Haüy, dit M. le Roy de Chantigny, ayant remarqué la constance des fleurs, des fruits, de toutes les parties des corps organisés, soupçonna que les formes des minéraux, bien plus simples et presque toutes géométriques, devaient être déterminées par des lois semblables. Le hasard confirma ses prévisions. Occupé à examiner la riche collection de minéralogie du maître des comptes de France, son ami, il laisse tomber un énorme groupe de spath calcaire cristallisé en prisme. En examinant les faces des fragments, leurs angles et leurs inclinaisons, Haüy s’aperçoit qu’il sont les mêmes que dans les spaths dont les cristaux présentent une autre forme... Il observe que les variétés qu’offre l’extérieur des cristaux sont le produit des diverses manières dont se groupent les molécules.»

De là, toute une série de conséquences qui rendirent rationnelle la classification des minéraux jusqu’alors difficile et arbitraire. Le modeste savant, présenté à l’Académie des sciences par Laplace et Daubanton, développa son système devant l’assemblée, qui, appréciant tout le mérite de sa découverte, l’admit d’emblée dans son sein. Haüy qui, après vingt années de professorat au collége Lemoine, avait droit à sa retraite, n’hésita pas à la prendre pour se consacrer exclusivement aux sciences. Mais peu s’en fallut que la Révolution ne vînt l’arrêter au milieu de ses graves études et qu’on ne le comptât au nombre des victimes de la Terreur. Arrêté pour avoir refusé le serment que condamnait sa conscience, il fut enfermé dans la prison de Saint-Firmin d’où il sortit heureusement, après une assez courte détention, grâce aux efforts courageux de son élève Geoffroy Saint-Hilaire. Tout occupé de ses recherches scientifiques, Haüy ne pouvait croire d’ailleurs au péril dont on le menaçait: «Cellule pour cellule, a dit Cuvier[6], il n’y trouvait pas trop de différence; tranquillisé surtout en se voyant au milieu de beaucoup d’amis, il ne prit d’autre soin que de se faire apporter ses tiroirs et de tâcher de remettre ses cristaux en ordre.»

Aussi lorsque, le 13 août, Geoffroy Saint-Hilaire, muni de l’ordre de mise en liberté, vint pour le faire sortir, le savant répondit doucement:

—Il est trop tard pour aujourd’hui; remettons, mon cher ami, à demain matin; au moins j’aurai la messe avant de quitter la maison.

Et le lendemain, il fallut presque l’entraîner par force, sans doute parce qu’on ne pouvait déménager immédiatement tous ses tiroirs. Quinze jours après, avaient lieu les massacres de septembre, et Haüy comprit enfin que le danger n’était que trop sérieux.

Grâce au certificat de civisme qui lui fut délivré, toujours par l’entremise de Geoffroy Saint-Hilaire, il put échapper à de nouveaux périls. Membre de l’Institut sous le Directoire, et plus tard appelé à la chaire de minéralogie du Muséum d’histoire naturelle, en remplacement de Dolomieu, il fut, lors du rétablissement en France du culte catholique, nommé chanoine de Notre-Dame, puis chevalier de la Légion-d’Honneur par Napoléon, qui le tenait en grande estime comme homme et comme savant. En récompense d’un Traité de physique pour les colléges, que le premier consul lui avait demandé et qui fut rédigé et imprimé en quelques mois, il reçut une pension de 6,000 francs, en outre d’un emploi pour le mari de sa nièce.

En 1815, lors d’une visite que l’Empereur fit au Muséum d’histoire naturelle, il témoigna sa satisfaction de revoir notre savant, et lui dit: «Monsieur Haüy, j’ai emporté votre Physique à l’île d’Elbe, et je l’ai relue avec le plus grand intérêt. Je vous ai nommé officier de la Légion-d’Honneur.»

Un autre jour, remarquant l’absence du vénérable membre de l’Institut et apprenant que sa mauvaise santé en était cause, il dit avec vivacité à ses médecins: «Allons, messieurs, il faut guérir M. Haüy; il est des hommes qu’on ne remplace pas.»

Sous la Restauration, Haüy se vit retirer sa pension de 6,000 fr., qui ne pouvait, d’après de nouveaux règlements, se cumuler avec le traitement d’activité. Dans le même temps, par suite des réformes résultant des économies imposées par les circonstances, son neveu perdit son emploi au ministère des finances et retomba nécessairement à sa charge avec sa famille. Son frère, âgé et infirme, lui arrivait en même temps de Saint-Pétersbourg. Aussi, plus d’une fois il eut à souffrir de la gêne dans le temps même où les personnages les plus illustres de l’Europe: le roi de Prusse, l’empereur François-Joseph, les princes russes, s’empressaient pour lui faire visite et admirer sa magnifique collection de cristaux malheureusement depuis sa mort passée en Angleterre. Le prince royal de Danemark, assidu à ses leçons, avait conçu pour lui une telle vénération que, lorsque Haüy tomba malade, il ne laissait point passer un jour sans le visiter. L’illustre maître semblait convalescent lorsqu’une chute, faite dans la chambre même, détermina de nouveaux et graves accidents qui se terminèrent par la mort (3 juin 1822). «En proie à des douleurs atroces, dit M. de Chantigny, il n’interrompit ni ses exercices de piété, ni le travail nécessaire à une nouvelle édition de son Traité de minéralogie; il ne se montra inquiet que de l’avenir de ses collaborateurs.»

C’était bien là l’homme dont un autre biographe a dit: «Ses devoirs religieux, des recherches profondes suivies sans relâche et des actes continuels de bienveillance occupaient toutes ses journées. Aussi tolérant que pieux, jamais l’opinion des autres n’influa sur sa conduite envers eux, et d’un autre côté, jamais les hautes spéculations auxquelles il se livrait, ne le détournèrent d’aucune pratique prescrite par le rituel. Par la nature de ses recherches, les pierreries les plus précieuses de l’Europe ont passé entre ses mains, et, dans son profond désintéressement, il n’y a jamais vu que des cristaux.»

En tant que savant, Cuvier si compétent, l’apprécie en ces termes: «Comme on a dit avec raison qu’il n’y aura plus un autre Newton, parce qu’il n’y a pas un second système du monde; on peut aussi, dans une sphère plus restreinte, dire qu’il n’y aura point un autre Haüy, parce qu’il n’y aura pas une deuxième structure des cristaux.»

Avant de déposer la plume, quelques mots encore sur l’institution des Jeunes Aveugles. La réunion de l’établissement et de celui des Quinze-Vingts, jugée par les résultats, cessa par une ordonnance du mois de février 1815. Transférés peu après rue Saint-Victor, dans l’ancien collége Saint-Firmin, les Jeunes Aveugles y restèrent jusqu’à l’année 1843, où l’établissement fut installé d’une manière définitive, rue Masseran et boulevard des Invalides, dans les bâtiments construits exprès pour lui et dans lesquels sont logés le directeur, les professeurs et les élèves, au nombre de 170, payants ou boursiers. L’éducation doit se terminer en huit années.

L’édifice, avec ses dépendances, formant la maison dite des Jeunes Aveugles, a été construit par l’architecte Philippon. Le fronton, qui fait honneur au talent du sculpteur Jouffroy, représente, d’un côté, Valentin Haüy instruisant ses élèves; de l’autre, une jeune femme qui donne des leçons aux petites filles aveugles. Au milieu, apparaît la Religion qui les encourage et les protége.

[6] Eloge de René-Just Haüy.


JACQUARD


Dans l’église d’Oullins, joli village à une lieue de Lyon, on lit, sur une des parois de la muraille, cette inscription:

A LA MÉMOIRE
DE
JOSEPH-MARIE JACQUARD
MÉCANICIEN CÉLÈBRE,
HOMME DE BIEN ET DE GÉNIE,
MORT A OULLINS, DANS SA MAISON,
LE
VII AOUT MDCCCXXXIV,
AU SEIN DES CONSOLATIONS RELIGIEUSES.
AU NOM DES HABITANTS DE LA COMMUNE,
HOMMAGE
DU CONSEIL MUNICIPAL
DONT IL AVAIT FAIT PARTIE.

Sur la place Sathonay, à Lyon, on voit également une statue en bronze de Jacquard, ouvrage de Foyatier, l’auteur de Spartacus, et inaugurée le dimanche 16 août 1840[7]. Dans le musée de Lyon, enfin, on admire un portrait en pied des plus remarquables du même Jacquard, portrait qui fut exécuté, par suite d’un vote du conseil municipal et du vivant même de Jacquard.

Quel était donc cet homme auquel furent décernés tant d’honneurs singuliers attestant une reconnaissance si vive, glorieuse pour celui qui en était l’objet comme pour ceux que l’on voyait empressés à multiplier les preuves de leur vénération et de leur gratitude? Cet homme, il nous plaît d’avoir à le dire, ce n’était ni un grand roi, ni un célèbre homme d’État, ce n’était pas davantage un illustre capitaine ou quelque poète fameux, non, mais tout simplement le fils d’un pauvre et obscur ouvrier, ouvrier lui-même avant qu’il fût parvenu au premier rang par sa persévérance héroïque. Sa vie est de celles qu’on est heureux d’avoir à raconter; car comme le dit si bien son épitaphe, il fut tout à la fois: Homme de bien et de génie.

Né à Lyon, le 7 juillet 1752, Jacquard (Joseph-Marie), était fils d’un simple ouvrier à la grand’tire, c’est-à-dire en étoffes brochées; sa mère, Antoinette Rives, était liseuse de dessin. «Lire un dessin, dit M. Durozoir[8], c’est disposer les fils de chaîne d’une étoffe dans l’ordre indiqué par le dessinateur sur une carte divisée par petites cases, de manière à élever tour à tour un certain nombre de ces fils au moyen de ficelles, pour composer et reproduire sur une étoffe un dessin semblable à celui qui est tracé sur la carte.»

Le père du jeune Jacquard, qui n’avait pour lui d’autre ambition que de le voir suivre un jour sa propre carrière, s’inquiéta peu de sa première instruction, et loin d’en faire un lettré, à peine l’envoya-t-il à l’école; ce fut, paraît-il, sans maître et de lui-même que l’enfant apprit à lire et à écrire. En même temps, comme Vaucanson, dès le plus jeune âge, son génie se révélait par un goût prononcé pour la mécanique. Pendant que ses camarades couraient à leurs jeux, ne pensaient qu’à la balle, à la toupie, aux billes, Marie-Joseph, enfermé dans la partie la plus retirée du logis, s’occupait à fabriquer de petites maisons de bois, des tours, des églises, des meubles et d’autres objets remarquables surtout par l’exactitude des proportions.

Son père, dit-on, voulait qu’il apprît son propre métier, et cependant, par une circonstance qu’on n’explique pas, l’enfant entra d’abord dans un atelier de relieur, qu’il quitta, au bout de quelques années, pour l’atelier d’un des plus habiles fondeurs de Lyon (de Saulnier). Employé à la fonderie des caractères d’imprimerie, Jacquard se fit remarquer par la prompte intelligence de tout ce qui avait trait à la mécanique, et il inventa, pour l’usage des imprimeurs, divers outils qui furent immédiatement adoptés comme un progrès. Néanmoins on ne voit pas que ce résultat lui ait été fort utile à lui-même, car pendant ces belles années de la jeunesse, qui pour tant d’autres sont enchantement et bonheur, non-seulement sa vie s’écoula obscure, laborieuse, mais pénible, et même il eut à lutter contre des gênes cruelles. A la vérité, toutes les industries, et celles de luxe surtout, se trouvaient en souffrance par suite de l’explosion révolutionnaire, et Jacquard, qui, revenu auprès de son père, avait adopté la profession de celui-ci, voyait incessamment le travail décroître. Néanmoins, son père étant mort en lui laissant un modique héritage, il en employa la plus grande partie à monter un atelier d’étoffes façonnées; mais soit le malheur du temps, soit que son génie fût peu propre à la direction d’un établissement semblable, Jacquard dut renoncer à son entreprise, et la vente des métiers suffit à peine pour couvrir les dettes.

Cependant il restait quelques ressources encore à Marie-Joseph, une assez jolie maison faisant partie de l’héritage. Sur ces entrefaites, la fille d’un armurier du nom de Brochon, quelque voisin sans doute, plut à l’honnête artisan, moins peut-être par ses agréments extérieurs que par son caractère: «C’était, dit M. Durozoir, un modèle de patience, de douceur et d’activité.» La famille, flattée de la recherche, acheva, par la promesse d’une dot, de décider Jacquard, qui n’hésitait qu’à cause de la difficulté des temps. Le mariage eut lieu, mais presque au lendemain de la cérémonie, les embarras commencèrent. Jacquard, déçu dans ses espoirs, quant à la dot, dut vendre la maison paternelle pour suffire aux nécessités du ménage. Du reste, l’affection des deux époux ne fit que s’augmenter de ces difficultés, Jacquard ayant eu le bon esprit de ne pas rendre sa jeune femme responsable des mauvais procédés de ses parents, dont elle était réellement innocente et souffrait la première.

Laborieuse et adroite, elle ouvrit une petite fabrique de chapeaux de paille, dont le produit l’aida à élever un fils qui leur était né; mais Jacquard, de son côté, ne gagnait rien; trop distrait peut-être par ses préoccupations d’inventeur. Après avoir cherché vainement à s’occuper dans la ville, il en fut réduit à se mettre au service d’un chaufournier de la Bresse. Il était là depuis une année ou deux, mais «en 1793, dit M. de Fortis, lorsque les tyrans populaires de la malheureuse France comprimaient tous les esprits et glaçaient tous les cœurs par l’audace de leurs crimes et par la terreur des supplices, on vit la population tout entière de Lyon se soulever et donner aux Français le signal de cette courageuse résistance à l’oppression, qui forme une des plus belles pages de l’histoire de cette cité. Tous les citoyens prennent les armes. Jacquard, qui était alors dans le Bugey, occupé à l’exploitation d’une carrière de plâtre, accourt à Lyon afin de se mettre au nombre des défenseurs de sa patrie; nommé sous-officier, il combattit presque toujours dans les postes avancés, ayant à ses côtés son fils, âgé de quinze ans[9]

Mais hélas! l’héroïque dévouement de ces braves ne put que retarder la catastrophe. La généreuse cité lyonnaise, abandonnée à ses propres forces, épuisée par les sacrifices en tous genres, après cinquante-cinq jours de siége, dut succomber sous les attaques réitérées d’une armée de cent mille hommes. Bientôt parut le trop fameux décret de la Convention ordonnant la destruction de Lyon, et que sur ses ruines s’élèverait une colonne portant cette inscription: LYON FIT LA GUERRE A LA LIBERTÉ, LYON FUT DÉTRUIT.

Ils appelaient liberté, ces impudents menteurs, le triomphe de la plus détestable tyrannie. Car, pendant que la pioche des démolisseurs continuait l’œuvre de la bombe et du canon, au milieu de la cité morne, tout était désolation et épouvante.

Un tribunal révolutionnaire, composé de scélérats et appuyé de satellites venus de Paris, fonctionne publiquement et juge ou plutôt condamne, condamne, aux applaudissements de la plus vile populace, tous ceux que lui désignent d’infâmes délateurs. Sur la place des Terreaux, la guillotine est en permanence, chaque jour voit tomber de nouvelles têtes, et le sang le plus généreux et le plus pur coule à flots.

Jacquard, qui s’était montré si brave soldat et vrai patriote, en cette double qualité, se trouvait au nombre des proscrits; mais par bonheur, après la prise de la ville, il avait réussi à se dérober aux premières poursuites et se tenait caché dans un des faubourgs au fond d’une cave. Son asile n’était connu que de son fils qui, ayant l’air d’un enfant encore, pouvait, sans être observé, circuler librement dans la ville. Il en profitait, toujours aux aguets, pour écouter... aux portes, comme on dit. Le brave enfant apprend ainsi certain soir que l’asile de son père est découvert et que le lendemain on doit venir l’arrêter. Aussitôt, avec une admirable présence d’esprit, il se rend au bureau des enrôlements militaires et demande deux feuilles de route, l’une pour lui-même et l’autre pour un de ses camarades, afin de rejoindre un régiment en marche sur Lyon.

On félicite le très-jeune volontaire sur son dévouement et les deux feuilles de route sont à l’instant délivrées. Aussitôt la nuit venue, muni des deux précieux papiers, l’enfant se glisse dans l’asile de son père: «Partons sans retard, père, dit-il au proscrit, on a découvert ta retraite. Je viens de m’enrôler et de t’enrôler avec moi: voici nos deux feuilles de route, allons rejoindre un régiment en marche sur Lyon. Protégés par l’uniforme, nous braverons les assassins et nous attendrons, en servant notre pays, des jours meilleurs.»

—Bravo! merci, merci, cher brave enfant, dit le père en embrassant son fils les larmes aux yeux.

Bientôt tous deux cheminaient d’un pas rapide sur la grande route en laissant derrière eux la flamme des bivouacs. Quelques heures après, les sbires du tribunal faisaient invasion dans la cachette, désappointés et furieux de la trouver vide.

Après quelques journées de marche, les deux voyageurs avaient rejoint le premier bataillon des volontaires de Rhône-et-Loire, qui fut dirigé vers l’armée du Rhin. Jacquard père, bientôt remarqué pour sa bravoure comme pour son exactitude dans le service et sa conduite exemplaire, fut nommé membre du conseil de discipline. Il avait, en cette qualité, la surveillance d’un certain nombre de disciplinaires prisonniers dans un petit village près Hagueneau; tout à coup le canon tonne:

—Camarades, s’écrie Jacquard, qui m’aime me suive! je promets rémission à ceux qui iront demander des fusils pour se battre.

—Allons! allons! en avant! répondent les prisonniers qui, prompts à s’armer, ont bientôt rejoint leur chef improvisé et se battent en intrépides. Le général ne songea point à désavouer Jacquard, et tous, après la victoire, furent grâciés. C’était justice.

Hélas! ce jour glorieux devait avoir, pour notre héros, un bien triste lendemain. A quelque temps de là, un nouveau combat eut lieu. Le fils de Jacquard se trouvait avec son père aux premiers rangs. Une balle vient frapper en pleine poitrine le brave jeune homme, qui tombe, mortellement atteint, dans les bras de son père.

—Père, père, dit-il, fermant les yeux à demi, je crois que c’est fini! adieu! embrasse-moi, et embrasse la mère... pour moi!

A peine il peut achever et il expire dans les bras de son père. Qu’on juge de la douleur de celui-ci! Elle fut telle que ses chefs lui délivrèrent son congé, afin qu’il pût retourner dans ses foyers et trouver quelque consolation auprès des siens. Mais restait-il à Jacquard quelques parents après l’effroyable désastre dont Lyon avait été victime? Il ignorait même ce qu’était devenue sa femme n’ayant pu la faire prévenir de sa fuite, et l’informer du lieu de sa retraite. Néanmoins, soutenu par une secrète espérance, il revint à Lyon, qui ne commençait qu’à sortir de ses ruines, et enfin, après bien des recherches, dans un misérable grenier, il retrouva sa pauvre femme occupée à tresser la paille de ses chapeaux. Avec quel transport ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre! mais malgré la joie qu’il éprouvait à retrouver sa chère épouse, dans les yeux de Jacquard il y avait des larmes et, tout en l’embrassant, il ne pouvait comprimer ses sanglots. Après la première émotion, la mère, comme éclairée par un soudain et douloureux pressentiment, demanda:

—Pourquoi seul, et le fils, il est donc resté là-bas? Mon pauvre enfant, quand le reverrai-je?

Le silence seul lui répondit.

—Ah! jamais, jamais! murmura l’infortunée avec un cri de désespoir, et s’affaissant sur les genoux, n’est-ce pas, il ne reviendra pas!... Il... il... est mort?

—Mort au champ d’honneur! dit Jacquard, en serrant de nouveau dans ses bras sa femme presque évanouie.

Pendant de longs jours, le silence du deuil régna dans la pauvre mansarde où le travail seul faisait diversion à la douleur; car, il fallait vivre, et Jacquard, faute d’une meilleure ressource, aidait sa femme dans la confection des chapeaux.

Cependant l’industrie lyonnaise, qu’on aurait cru ruinée à jamais, commençait à renaître grâce au patriotisme de plusieurs fabricants réfugiés en Suisse, en Allemagne, en Angleterre et qui laissaient à l’envi des positions avantageuses ou même des établissements prospères pour revenir dans la cité qui leur était chère. Les fabriques se rouvraient et Jacquard trouva sans peine à s’occuper; mais, tout en travaillant de ses mains pour gagner le salaire quotidien, il revenait à ses anciens projets et rêvait pour l’industrie quelque découverte utile. Il s’inquiétait surtout de simplifier le métier adopté jusqu’alors pour la fabrication des étoffes de soie; si l’on arrivait à supprimer ou remplacer la tireuse de lacs, à son avis on diminuerait de beaucoup la main d’œuvre et rendrait le travail beaucoup plus rapide et en même temps plus parfait. Il y réussit, et un premier modèle, qu’il devait perfectionner par la suite, lui valut, à l’Exposition universelle de 1801, une médaille de bronze et la même année il obtint, pour cette machine à laquelle il donnait le nom de tireuse de lacs, un brevet d’invention pour dix ans. Il fit un métier sur ce modèle et en 1802, à l’époque où la Consulta se réunit à Lyon pour l’élection du président de la république cisalpine, la machine de Jacquard fixa l’attention de cette assemblée, dont les membres allèrent en compagnie du ministre de l’intérieur, Carnot, la visiter dans l’humble domicile de l’inventeur, rue de la Pêcherie.

Vers la même époque, les Sociétés des arts de Paris et de Londres proposaient un prix considérable pour l’invention d’une machine propre à fabriquer des filets pour la pêche maritime. Jacquard, avec son merveilleux instinct, se mit à réfléchir à ce difficile problème et ne tarda pas à le résoudre; mais satisfait de l’approbation de quelques amis, après une première et favorable expérience, il laissa de côté sa machine. Il fallut que le préfet de Lyon, averti, prît l’initiative d’une démarche pour envoyer l’inventeur et sa machine à Paris où la Société d’encouragement décerna la grande médaille d’or à Jacquard.

Le ministre Carnot, qui cependant connaissait Jacquard, ne se rendant pas compte du mécanisme, avant que la machine fonctionnât, dit assez brusquement à l’inventeur dont le costume et l’air étaient ceux de l’ouvrier:

—C’est donc toi qui prétends réussir à une chose qu’il n’appartient pas aux hommes de faire, c’est-à-dire un nœud avec un fil tendu?

—Monsieur le ministre, répondit modestement Jacquard, j’espère cependant avoir assez bien réussi.

Et tout en expliquant le mécanisme, il fit fonctionner la machine, si bien que le ministre se retira convaincu. Il ne paraît pas cependant que Jacquard ait touché la prime dont il a été parlé; mais, par l’ordre de Carnot sans doute, il eut une place au Conservatoire des arts et métiers, et s’occupa à restaurer et mettre en état les machines et les modèles.

Il travaillait toujours cependant à perfectionner son métier pour la fabrication de la soie, quand il fut rappelé, en 1804, à Lyon, pour établir, dans l’ancien hospice de l’Antiquaille, un atelier d’étoffes façonnées et de tapis des Gobelins. Dès lors, il s’occupa de faire adopter son invention dans les manufactures de Lyon, ce à quoi il fut fort aidé par deux riches fabricants de la ville, MM. Grand et Pernon, qui mirent l’inventeur en rapport avec le conseil municipal. Une commission, composée des plus habiles fabricants, chargée d’examiner le nouveau système de Jacquard, fut unanime dans son approbation, et par un décret daté de Berlin (27 octobre 1806), l’administration municipale fut autorisée à acheter de Jacquard le privilége de son procédé, moyennant une rente de 3,000 fr., réversible par moitié sur la tête de sa femme. L’inventeur avait demandé, en outre, qu’il lui fût accordé une prime de 50 francs pour chaque métier de son invention.

—En voilà un qui se contente de peu, dit l’Empereur avec un sourire, en signant le décret.

Malgré tant de hautes approbations, cependant, ce ne fut pas chose facile que de faire adopter le nouveau métier dans les ateliers, car il avait contre lui la prévention populaire, les ouvriers étant convaincus que cette invention leur était défavorable. Ils la jugeaient sur les apparences, et non d’après l’expérience et les résultats constatés dans les termes suivants par MM. Ozanam et Durozoir:

«Heureux continuateur des efforts de Vaucanson, qui comme lui a perfectionné les machines à tisser, Jacquard a inventé une machine bien simple et peu coûteuse, à la portée de la classe pauvre des tisseurs, qui a formé une époque mémorable et une nouvelle ère dans l’art des tissus. Cet art a éprouvé une révolution complète; l’ouvrier n’est plus qu’une machine à mouvement qui produit sans peine promptement et à bon marché des étoffes ornées des dessins les plus riches et les plus compliqués, que leur prix modéré met à la portée de toutes les classes de la société. Cette machine, loin de diminuer le nombre des ouvriers employés au tissage des étoffes, l’a au contraire décuplé; elle a fait élever d’innombrables manufactures de tissus dans toute l’Europe et donné au commerce de ce genre une activité et une extension inouïes.»

Bien éloignés de prévoir ces merveilleux résultats, les ouvriers tisseurs, craignant de manquer de travail, se liguèrent pour empêcher l’introduction du nouveau métier dans les ateliers; on raconte que plusieurs d’entre eux, afin de prouver qu’il fonctionnait mal, gâtèrent les étoffes; d’autres brisèrent ou brûlèrent les machines. Bien plus, certain jour, Jacquard étant tombé au milieu d’un groupe qui le guettait sans doute, fut traîné vers le Rhône, et il allait être précipité du haut d’un pont dans le fleuve, lorsqu’il fut arraché des mains de ces furieux.

A force de persévérance, néanmoins, l’inventeur, soutenu et encouragé par les fabricants les plus intelligents, finit par triompher; et, vers 1812, on comptait dix-huit mille métiers battant à la Jacquard; maintenant leur nombre s’élève peut-être à trente cinq ou quarante mille. La nouvelle machine a, dit-on, pénétré jusque dans la Chine, le pays par excellence de la routine.

Les offres les plus brillantes avaient été faites, de divers côtés, à Jacquard, pour qu’il vînt organiser des ateliers. La ville de Manchester (Angleterre) en particulier, lui promit toute une fortune s’il voulait s’y rendre dans ce but; mais quoiqu’il eût encore à lutter à Lyon contre l’opposition dont nous avons parlé, dans son patriotique désintéressement, il préféra une position modeste et incertaine dans sa ville natale à l’opulence en pays étranger. Son généreux sacrifice ne fut point sans récompense. Décoré de la Légion d’Honneur, il se vit entouré de l’estime et de la considération de tous ses concitoyens, et ces témoignages de la plus affectueuse sympathie le suivirent à Oullins, où il se retira après la mort de sa femme. «C’est là, dit M. Durozoir, qu’il passa ses dernières années, partageant son temps entre la culture d’un petit jardin et les exercices de la religion catholique. Il termina sa carrière paisiblement, le 7 août 1834, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, et sa cendre repose dans le cimetière d’Oullins, à côté de la tombe de l’académicien Thomas,» tant regretté par Ducis.

On a vu par quels honneurs les généreux Lyonnais se sont plu à témoigner de leur reconnaissance pour l’illustre ouvrier, leur compatriote.

[7] Cette statue était due à une souscription publique.

[8] Biographie universelle.

[9] De Fortis, Eloge historique de Jacquard, in-8o.


JOINVILLE


«Jean, sire de Joinville, était grand et robuste; il avait la tête extraordinairement grosse. La vie réglée qu’il mena, soutenue d’un exercice continuel, le fit arriver à un âge où aucun de ses ancêtres n’était parvenu. Il avait l’esprit vif et l’humeur enjouée, mais impatiente et colère; beaucoup de fermeté, de noblesse et d’élévation dans les sentiments. Il fut tel enfin, qu’à quelques défauts près, inséparables de l’humanité, on doit le regarder comme un des plus grands hommes de son siècle.»

Sauf peut-être dans cette dernière phrase empreinte de quelque exagération, ce portrait nous paraît fidèle; et la lecture du livre de Joinville ne peut que confirmer ce jugement des savants auteurs de la Bibliothèque historique de France. (In-fo T. III.)

En dehors du voyage à la Terre-Sainte, et de cette glorieuse et désastreuse expédition, si admirablement racontée qu’elle identifie en quelque sorte Joinville avec le saint roi dont il fut l’ami comme l’historien, la vie du sénéchal offre peu d’évènements intéressants.

Fils de Siméon, sire de Joinville, sénéchal de Champagne, et de Béatrice de Bourgogne, sa seconde femme, Jean, sire de Joinville, naquit, suivant les uns, en 1220, suivant d’autres, en 1228 ou 1229. Une troisième opinion, qui compte des partisans, adopte un terme moyen et place la naissance de Joinville en 1224. D’après son livre on peut croire que son éducation ne fut pas exclusivement militaire, et que le corps ne s’exerça pas seul aux dépens de l’esprit. A la cour du comte Thibaut, dont jeune enfant il était l’un des pages, la poésie et la musique, grâce à la protection du maître, avaient leurs grandes et petites entrées, et Joinville, à l’exemple de son seigneur, prit goût à l’une et à l’autre. Il aimait, comme lui-même nous l’apprend, à chanter après le repas les chansons en vogue.

Suivant le désir de ses parents, ou plutôt de sa mère, car il avait perdu son père en 1233, Joinville, marié de bonne heure, épousa Alix ou Alaïs de Grand-Pré, avec laquelle on l’avait fiancé dès l’âge de sept ans. La date du contrat qui paraît sûre (juin 1239) force de rejeter celle de la naissance de Joinville à la date sinon la plus éloignée, tout au moins moyenne; encore celle-ci admise, Joinville aurait été bien jeune pour contracter mariage puisqu’il touchait à peine à l’adolescence. Ce fut sans doute cette grande jeunesse qui ne lui permit pas de prendre une part active à la campagne de France terminée glorieusement par la victoire de Taillebourg.

Le sénéchal ne fit réellement connaissance avec le roi de France que lors de la première croisade. Parti de Joinville avec Jean d’Aspremont, son parent, et neuf autres chevaliers, Joinville fut forcé par les vents contraires de relâcher dans l’île de Chypre et il n’eut pas à le regretter; car saint Louis, qui déjà s’y trouvait, lui fit le meilleur accueil et le retint, lui et tous ses chevaliers à son service. Bientôt même, charmé de son caractère enjoué et ouvert, il voulut l’avoir habituellement près de lui, et, dans les circonstances importantes, volontiers il le consultait, sûr que ce serait l’ami et non pas le courtisan qui lui donnerait conseil. Plus d’une fois Joinville, dans sa franchise, fit preuve d’un vrai courage, par exemple lorsque, par un traité avec les Sarrasins, le roi ayant recouvré sa liberté, l’on mit en délibération la question du départ immédiat pour la France selon le vœu du plus grand nombre des seigneurs et même des proches parents du prince. Citons au moins par quelques extraits, ce récit admirable et qui fait bien connaître Joinville comme homme et comme écrivain:

«En ce point que nous étions en Acre, envoya le roi quérir ses frères et le comte de Flandre et les autres riches hommes à un dimanche et leur dit:

«Seigneurs, Madame la reine ma mère m’a mandé et prié tant comme elle peut, que je m’en voise (vienne) en France, car mon royaume est en grand péril, car je n’ai ni paix ni trêves au roi d’Angleterre. Cil (ceux) de cette terre à qui j’ai parlé m’ont dit que, si je m’en vais, cette terre est perdue; .... si, vous prie, fit-il, que vous y pensiez; et pour ce que la besogne est grosse, je vous donne répit de moi répondre ce que bon vous semblera, jusques à d’ici (aujourd’hui) en huit jours.»

Le dimanche suivant en effet, les frères du roi et les autres barons, étant revenus, saint Louis leur demanda «quel conseil ils lui donneraient ou de s’allée (départ) ou de sa demeurée.» Tous alors répondirent que Guion Malvoisin était chargé d’exprimer «le conseil qu’ils voulaient donner au roi et qui fut tel: «Sire, vos frères et les riches hommes qui ici sont, ont regardé à votre état, et ont vu que vous n’avez pouvoir de demeurer en ce pays à l’honneur de vous ni de votre royaume.... si vous louent-ils, sire, que vous en alliez en France et pourchassiez gens et deniers, par quoi vous puissiez hâtivement revenir en ce pays vous venger des ennemis de Dieu qui vous ont tenu en leur prison.»

Saint Louis ne se tint pas pour satisfait de cette réponse et successivement il interrogea le comte d’Anjou, le comte de Flandre, le comte de Poitiers et plusieurs autres «qui tous s’accordèrent à monseigneur Guy Malvoisin», et conseillèrent le départ immédiat. Le légat lui-même fut de cet avis et il reprit avec quelque vivacité Joinville qui paraissait incliner à l’opinion contraire: «Sire, répondit le sénéchal, puisque vous demandez comment ce pourrait être que le roi put tenir héberges (camps) avec si peu de gens comme il a; je vous le dirai, sire, puisqu’il lui plaît. L’on dit, je ne sais s’il est vrai, que le roi n’a encore dépendu nul de ses deniers (argent). Que le roi mette ses deniers en dépense et envoie quérir chevaliers en la Morée et outre-mer; et quand l’on orra nouvelles que le roi donne bien largement, chevaliers lui viendront de toutes parts par quoi il pourra tenir héberges dedans un an, si Dieu plaît; et par sa demeurée seront délivrés les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de Dieu et au sien, qui jamais n’en sortirent si le roi s’en va.»

Le roi ajourna de nouveau les barons à huitaine pour sa réponse. Mais à peine il fut sorti l’assaut, dit le sénéchal, me commence de toutes parts: «Or est fol, sire de Joinville, le roi, lui disait-on ironiquement, s’il ne vous croit pas contre tout le conseil.»

Un peu déconcerté de ce blâme presque unanime, Joinville le fut bien davantage, quand, l’heure du dîner venue, le roi, près duquel il était assis comme à l’ordinaire, pendant tout le repas ne lui adressa pas une seule fois la parole: «Je cuidai vraiment que il fut courroucé à moi... Tandis que le roi disait ses grâces, je m’en allai à une fenêtre ferrée qui était en une reculée (embrasure) devers le chevet du lit du roi; et tenais les bras parmi les fers de la fenêtre... et pensais que si le roi s’en venait en France, je m’en irais vers le prince d’Antioche qui me tenait pour parent.... En ce point que j’étais illec (là), le roi se vint appuyer à mes épaules et me tint ses deux mains sur la tête. Et je cuidai que ce fût monseigneur Philippe d’Anemos, qui trop d’ennui m’avait fait ce jour pour le conseil que j’avais donné; et dis ainsi:

«Laissez-moi en paix, monseigneur Philippe.»

«Par mal aventure, au tourner que je fis ma tête, la main du roi me toucha le visage; et je connus que c’était le roi à une émeraude qu’il avait en son doigt. Et il me dit:

«Tenez-vous tout coi; car je vous veux demander comment vous fûtes si hardi que vous, qui êtes un jeune homme, m’osâtes louer ma demeurée, encontre tous les grands hommes et les sages de France qui me louaient l’allée?

«—Sire, fis-je, dans mon cœur je jugeais mauvaistié ce conseil des barons, comment vous l’aurais-je pu donner?

«—Dites-vous donc que je ferais mal si je m’en allais?

«—Que Dieu m’aide, sire, je dois répondre: Oui!

«Et il me dit: «Si je demeure, resterez-vous?

«Et je lui dis que oui, si je puis ne de mien, ne de l’autrui (soit à mes dépens soit à ceux d’autrui).

«—Or, soyez tout aise, dit-il, car je vous sais moult bon gré de ce que vous m’avez loué (conseillé); mais ne le dites à nullui (personne) toute cette semaine.» Je fus plus aise de cette parole et me défendais plus hardiment contre ceux qui m’assaillaient.»

Voici, lors du retour en France, quelques années après, un autre épisode qui ne fait pas moins d’honneur à la franchise du sénéchal: «Tandis que le roi séjournait à Yères pour acheter chevaux afin de venir en France, l’abbé de Cluny, qui fut évêque de l’Olive, lui présenta deux palefrois qui vaudraient bien aujourd’hui cinq cent livres, un pour lui, l’autre pour la reine. Quand il les eut présentés, il dit au roi:

«Sire, je viendrai demain parler à vous de mes besognes (affaires).»

«Quand ce vint le lendemain, le roi l’ouït moult diligemment et longuement. Quand l’abbé s’en fut parti, je vins au roi et lui dis:

«Je vous veux demander, s’il vous plaît, sire, si vous avez ouï plus débonnairement l’abbé de Cluny pour ce que il vous donna hier ces deux palefrois?

«Le roi pensa longuement et me dit: Vraiment, oui!

«—Sire, fis-je, savez-vous pourquoi je vous ai fait cette demande?

«—Pourquoi? fit-il.

«—Pour ce, sire, fis-je, que je vous loue et conseille que vous défendiez à tout votre conseil juré, quand vous viendrez en France, que ils ne prennent rien de ceux qui auront à besogner devant vous; car soyez certain, si ils prennent, ils en écouteront plus volontiers et plus diligemment ceux qui leur donneront, ainsi comme vous avez fait l’abbé de Cluny.»

Arrivé en Champagne, Joinville fut heureux d’y retrouver sa mère et ses trois frères, mais sa joie se tempéra par la pensée que personne ne l’attendait à Joinville, sa femme étant morte quelque temps auparavant, d’après la Bibliothèque historique; mais dans la Notice de son édition de Joinville, M. Francisque Michel est d’une opinion contraire: «En 1254, après une absence de six ans, Joinville revit enfin son château bien aimé, sa femme Alaïs et son fils âgé alors de six ans.» Le silence de Joinville vient-il à l’appui de cette opinion? peut-être. Quoiqu’il en soit, au contraire de ce qui se ferait aujourd’hui, il est bref sur son retour: «Quand je vis le roi en sa terre et en son pouvoir, je pris congé de lui et m’en vins.... quand j’eus une pièce (quelque temps) demeuré à Joinville et que j’eus fait mes besognes, je me mus vers le roi, lequel je trouvai à Soissons; et me fit si grande joie (fête), que tous ceux qui là étaient s’en émerveillèrent.» Joinville en profita pour préparer le mariage du roi de Navarre, comte de Champagne, son seigneur, avec Isabelle, fille de saint Louis. Ce mariage fut célébré en 1258, et deux années après, Joinville lui-même, devenu veuf, se choisit une nouvelle compagne et épousa, en secondes noces, la fille et l’unique héritière du comte Gautier de Resnel, laquelle s’appelait Alix comme sa première femme.

On sait que Joinville, malgré son affection pour saint Louis, ne put se décider à le suivre dans sa seconde croisade: «Je fus, dit-il, moult pressé du roi de France et du roi de Navarre de me croiser. A ce je répondis que, tandis que j’avais été au service de Dieu et du roi outremer, les sergents au roi de France et au roi de Navarre m’avaient détruit et appauvri ma gent, tellement qu’il ne serait jamais heure (temps) qu’eux et moi nous n’en valions pis. Et leur disait ainsi, que si je voulais ouvrer au gré de Dieu, que je demeurerais ici pour mon peuple aider et défendre; car si je mettais mon corps en aventure au pélérinage de la croix, là où je verrais tout clair que ce serait au mal et dommage de ma gent, j’en courroucerais Dieu qui mit son corps pour son peuple sauver.»

Joinville eut la douleur de voir confirmées toutes ses prévisions, puisque cette expédition, échouant comme la première, eut pour résultat de nouvelles catastrophes, entre lesquelles fut la mort du roi: «Et ouïs conter à monseigneur d’Alençon son fils que, quand il approchait de la mort, il appela les saints pour l’aider et secourir, monseigneur Saint Jacques, monseigneur Saint Denis, madame Sainte Geneviève. Après se fit le saint roi coucher en un lit couvert de cendres, et mit ses mains sur sa poitrine et en regardant vers le ciel rendit à notre Créateur son esprit, en cette heure même que le fils de Dieu mourut en la croix.

«Précieuse chose et digne est de plorer le trépassement de ce saint prince, qui si saintement et loyalement garda son royaume, et qui tant de belles aumônes y fit et qui tant de beaux établissements y mit.» Pas n’est besoin de dire si Joinville applaudit à la canonisation de saint Louis: «dont grande joie fut et doit être à tout le royaume de France et grand honneur à tous ceux de son lignage qui par bonnes œuvres le voudront ensuivre.»

Une anecdote, qui se trouve à la dernière page du livre, prouve l’impression profonde que cet évènement avait faite sur Joinville: «Encore veux-je dire du saint roi aucunes choses qui sont à l’honneur de li: c’est à savoir qu’il me semblait en mon songe que je le voyais devant ma chapelle de Joinville et était, comme il me semblait, merveilleusement lié (joyeux) et aise de cœur, et moi-même j’étais moult aise de ce que je le voyais en mon chatel et lui disais: «Sire, quand vous partirez d’ici, je vous hébergerai dans une mienne maison qui sied en une mienne ville qui a nom Chevillon.» «Et il me répondit en riant, et me dit: «Sire de Joinville, je ne bée (désire) pas sitôt partir d’ici.»

«Quand je m’éveillai, si m’apensai et me semblait que il plaisait à Dieu et à li que je le hébergeasse en ma chapelle, et j’ai fait ainsi, car j’y ai établi un autel en l’honneur de Dieu et de luy.»

Le sénéchal survécut de longues années à saint Louis, car nous lisons qu’en 1315, âgé de plus de quatre-vingt onze ans, il se trouvait assez alerte encore pour monter à cheval et entrer en campagne, d’après le mandement de Louis X dit le Hutin qui avait déclaré la guerre aux Flamands. On a vu que sa tempérance et sa sobriété, jointes à un exercice habituel, contribuèrent à lui ménager cette verte vieillesse qui se prolongea jusqu’en 1319 (11 juillet), comme il résulte de l’épitaphe latine qui se lisait sur son tombeau. Il ne mourut donc pas en 1317, comme l’affirment, avec d’autres, les auteurs de la Bibliothèque historique. Si, même, avant cette époque, le nom de son fils Anceau ou Anselme se trouve dans divers actes avec le titre de sénéchal, c’est que le vénérable vieillard, sentant le poids des années, avait cru devoir résigner les fonctions comme le titre de cette haute magistrature.

Ce fut à la demande de la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, que Joinville entreprit d’écrire l’Histoire de saint Louis. Mais la reine étant morte avant que l’ouvrage fût terminé, Joinville put du moins l’offrir à Louis X, son fils aîné, arrière petit-fils de saint Louis. Ce livre, dont il s’est fait tant d’éditions et plusieurs magnifiques, est, au point de vue du style comme de l’histoire, un trésor inestimable qu’on apprécie d’autant plus qu’on aurait pu le perdre; «car dit M. Paulin Paris, dans sa Dissertation sur les manuscrits de Joinville, il nous reste du monument le plus précieux de notre histoire un seul manuscrit ancien: encore ce manuscrit est-il postérieur à Joinville de plus d’un demi-siècle.» Que d’accidents auraient pu le détruire ou le détériorer! Joinville commence plus particulièrement la longue série de nos grands historiens français; car Vilhardouin, le premier en date, qui écrivait 60 ou 80 ans auparavant, très intéressant quant aux évènements qu’il raconte, nous parle une langue difficile aujourd’hui même pour des lettrés, et à côté du texte, il leur faut une traduction beaucoup moins nécessaire dans le livre de Joinville.


JOUBERT (JOSEPH)
SA VIE ET SES ŒUVRES[10].


I

Dans le Journal des Débats du 8 mai 1824, on lisait ces lignes que recommandait la signature de leur auteur:

«M. Joubert aîné, conseiller honoraire de l’Université, et le plus ancien ami de Fontanes, vient de mourir. Né avec des talents qui l’auraient pu rendre célèbre comme son illustre ami, il a préféré passer une vie inconnue au milieu d’une société choisie; elle a pu seule l’apprécier. C’était un de ces hommes qui attachent par la délicatesse de leurs sentiments, la bienveillance de leur âme, l’égalité de leur humeur, l’originalité de leur caractère, par un esprit vif et éclairé, s’intéressant à tout et comprenant tout. Personne ne s’est plus oublié et ne s’est plus occupé des autres. Celui qui déplore aujourd’hui sa perte ne peut s’empêcher de remarquer la rapidité avec laquelle disparaît le peu d’hommes qui, formés sous les anciennes mœurs françaises, tiennent encore le fil des traditions d’une société que la révolution a brisée. M. Joubert avait de vastes connaissances. Il a laissé un manuscrit à la manière de Platon et des travaux historiques. On ne vit dans la mémoire du monde que par des travaux pour le monde; mais il y a d’autres souvenirs que l’amitié conserve, et elle ne fait ici mention des talents littéraires de M. Joubert qu’afin d’avoir le droit d’exprimer publiquement ses regrets.»

«Chateaubriand.»

Bien des années après, l’illustre écrivain, dans les Mémoires d’Outre-tombe[11], traçait de son ami un portrait plus accentué, singulièrement curieux et original, mais d’ailleurs non moins sympathique:

«Plein de manies et d’originalité, M. Joubert manquera éternellement à ceux qui l’ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l’esprit et sur le cœur, et quand une fois il s’était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu’on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme, et personne n’était plus troublé que lui; il se surveillait pour arrêter ces émotions de l’âme qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se bien porter, car il ne pouvait s’empêcher d’être ému de leur tristesse et de leur joie: c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement pendant ce silence et ce repos qu’il s’ordonnait! M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime; vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant de la sorte une bibliothèque à son usage, composée d’ouvrages évidés renfermés dans des couvertures trop larges.

«Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie; Platon à cœur de la Fontaine, il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit: «Je suis comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons et qui n’exécute aucun air.» Madame Victorine de Châtenay prétendait qu’il avait l’air d’une âme qui avait rencontré par hasard un corps et qui s’en tirait comme elle pouvait: définition charmante et vraie

Enfin du vivant même de Joubert, l’auteur du Génie du Christianisme lui écrivait entre autres choses: «Qui m’aurait dit que, dans cette petite ville, demeurerait un homme que j’aimerais tendrement, un homme rare dont le cœur est de l’or, qui a autant d’esprit que les plus spirituels, et qui a par ci par là du génie? Mon cher ami, je vous le dis les larmes aux yeux, parce que je suis loin de vous: il n’y a point d’homme d’un commerce plus sûr, plus doux et plus piquant que le vôtre, d’homme avec lequel j’aimasse mieux passer ma vie. Après cela, rengorgez-vous et convenez que je suis un grand homme.»

Assurément celui dont Chateaubriand parlait ainsi ne pouvait être un homme ordinaire, et, après lecture de ces remarquables pages, comment n’aurait-on pas le très vif désir de faire plus ample connaissance avec Joubert, désir heureusement facile à satisfaire; car, en outre des Notices trop brèves qui se trouvent dans les Biographies Universelles, une Vie de Joubert, écrite et très bien écrite par M. Paul de Raynal, qui avait épousé l’une de ses nièces, se lit en tête de la nouvelle édition, en deux volumes, des Œuvres posthumes de Joubert (Correspondance et Pensées). Par la Notice, on apprend à connaître, et de la façon la plus intime, cet homme excellent; par la Correspondance et les Pensées, à l’admirer, à l’aimer; et l’on ratifie de tout cœur, avec empressement, les éloges rappelés plus haut et dans lesquels on était peut-être tenté de voir une exagération de l’amitié. Venons aux détails biographiques.

Joseph Joubert naquit, le 6 mai 1754, à Montignac, petite ville du Périgord, où son père exerçait la profession de médecin. Il était l’aîné de sept frères, et cette famille nombreuse ne laissait pas d’apporter quelque gêne dans une maison dont la fortune était médiocre. Mais l’affection des parents trouvait le fardeau léger et savait suppléer à tout! Joubert dans une de ses lettres, écrites longtemps après, nous parle de sa mère avec un accent ému qui va droit au cœur et fait aimer également le fils et la mère:

«Je ne vous ai pas encore parlé de ma bonne et pauvre mère. Il faudrait de trop longues lettres pour vous dire tout ce que notre réunion me fait éprouver de triste et de doux. Elle a eu bien des chagrins, et moi-même je lui en ai donné de grands par ma vie éloignée et philosophique. Que ne puis-je les réparer tous, en lui rendant un fils à qui aucun de ses souvenirs ne peut reprocher du moins de l’avoir trop peu aimée.

«Elle m’a nourri de son lait, et jamais», me dit-elle souvent, «jamais je ne persistai à pleurer, sitôt que j’entendis sa voix. Un seul mot d’elle, une chanson arrêtaient sur le champ mes cris et tarissaient toutes mes larmes, même la nuit et endormi.» Je rends grâce à la nature qui m’avait fait un enfant doux; mais jugez combien est tendre une mère qui, lorsque son fils est devenu homme, aime à entretenir sa pensée de ces minuties du berceau.

«Mon enfance a pour elle d’autres sources de souvenirs maternels qui semblent lui devenir plus délicieux tous les jours.... Ma jeunesse fut plus pénible pour elle... Elle me vit partir... et depuis que je l’eus quittée, je ne me livrai qu’à des occupations qui ressemblent à l’oisiveté, et dont elle ne connaissait ni le but ni la nature. Elles m’ont procuré quelquefois des témoignages d’estime, des possibilités d’élévation, des hommages même dont j’ai pu être flatté. Mais rien ne vaut, je l’éprouve, ces suffrages de ma mère. Je vous parlerai d’elle pendant tout le temps que nous nous reverrons, car j’en serai occupé tant que pourra durer ma vie[12]».

A l’âge de quatorze ans, Joubert avait appris tout ce qu’on pouvait apprendre alors dans une petite ville du Périgord. Envoyé à Toulouse pour y étudier les lois, il se dégoûta vite des livres de jurisprudence, et la carrière des lettres lui souriait davantage. C’est alors qu’il entra dans la congrégation des pères de la Doctrine chrétienne chargés de la direction du collége de Toulouse, mais d’ailleurs sans prononcer de vœux et aliéner par conséquent sa liberté, comme s’exprime la Biographie Universelle. Il professa dans cette maison, non moins chéri des maîtres que des élèves, jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, où sa santé, trop délicate pour supporter les fatigues de l’enseignement, lui rendit nécessaire un repos prolongé. Il revint donc dans sa famille à Montignac et y resta pendant deux années (1776-1777), qui ne furent pas d’ailleurs perdues pour l’étude. Mais, dans sa petite ville, les ressources pour le travail intellectuel faisaient souvent défaut; les livres étaient rares, plus rares les hommes dont la conversation pouvait servir d’aiguillon à un esprit jeune et ardent, et Joubert obtint enfin de ses parents de venir habiter Paris au commencement de l’année 1778.

[10] Correspondance et Pensées de Joubert. 2 vol. in-18. Nouvelle édition.

[11] T. IV.

[12] Lettre à Madame de Beaumont.—1800.

II

«Son premier soin fut d’y rechercher la société des gens de lettres; tentative heureuse,» dit son biographe, un peu à la légère peut-être, en ajoutant: «Car, au bout de peu de mois, il connaissait Marmontel, Laharpe, d’Alembert. Bientôt même il était admis dans la familiarité de Diderot, qui tenait encore à Paris le sceptre de la conversation. C’était débuter par les grandes entrées.»

Je trouve cette dernière phrase au moins singulière dans la bouche d’un éditeur de Joubert, et, par les aveux même de celui-ci, nous savons où il faillit être conduit par ces grandes entrées. Jeté, lui le jeune homme pieux et candide, par une curiosité téméraire ou par l’imprudence d’un ami, dans ce milieu fatal à tant d’autres, il fallait une sorte de miracle pour qu’il ouvrît les yeux et pût sortir sain et sauf de ce Capharnaüm. «Car peu à peu, dit M. Paul de Raynal, il se laissait aller, du moins il s’en accuse, à l’entraînement du flot philosophique. Il était difficile, on le comprend, qu’un jeune homme récemment arrivé de la province et tombé, par une bonne fortune inattendue (sic) dans cette enivrante atmosphère, se garantît complètement des séductions qui subjuguaient une société déjà blasée. N’était-il pas à cet âge où, pour peu qu’on relâche les rênes, l’esprit s’échappe en courses folles sans se détourner des obstacles, sans respecter les barrières[13]

Quoiqu’il en soit, Joubert eut le bonheur d’être à temps éclairé sur le péril et de s’en éloigner, et peut-être, grâce à la trempe vigoureuse de son esprit, «qu’en passant au milieu des erreurs du temps, il apprit à mieux aimer les vérités éternelles.» Rentré dans le calme et la pleine possession de lui-même, il se remit aux études littéraires, charme de sa jeunesse, et c’est alors que, par la communauté de goûts et d’humeurs, il se lia avec Fontanes qui devint bientôt son ami le plus intime. Ce fut à lui que ce dernier dut, par un mariage inespéré, «l’heureuse indépendance qui, en assurant le repos et la dignité de sa vie, devait permettre à son talent de se développer sans s’aigrir et préserver sa grandeur à venir des éblouissements que la fortune apporte trop souvent avec elle.»

Mais, à ce moment là même, éclataient des évènements, dont le contre-coup se fait sentir aujourd’hui encore, qui bouleversèrent alors tant d’existences et précipitèrent la France dans un abîme de malheurs. A 89 avait succédé 90, et déjà, pour les esprits clairvoyants, il n’y avait plus guère place à l’illusion. Joubert était de ceux-là; néanmoins, nommé à l’élection, par ses concitoyens, juge de paix de Montignac, il crut de son devoir d’accepter ces fonctions qu’il remplit avec scrupule et à la satisfaction de tous pendant deux années. Mais il déclina l’honneur d’un nouveau mandat, voyant l’horizon politique s’assombrir tous les jours davantage et comprenant que «les fonctions publiques, même les plus modestes et les plus calmes, ne tarderaient guère à devenir actives jusqu’à la violence.»

D’ailleurs il était rappelé non plus à Paris, mais à Villeneuve-sur-Yonne, (en Bourgogne) à la fois par l’entraînement d’une sérieuse affection et par la pensée d’un devoir à remplir. Là vivait une famille qui lui avait offert, à plusieurs reprises, une cordiale hospitalité, et dont le chef était son ami dès longtemps. La sœur de celui-ci «par une abnégation d’autant plus méritoire qu’elle est moins admirée, son frère devenu veuf, s’était dévouée à l’éducation d’une nièce privée de mère dès le berceau, et au soin d’une maison considérable.... Il s’était formé entre elle et Joubert une de ces liaisons pleines de charme qu’épure déjà la maturité de l’âge, et que colorent pourtant les derniers reflets de la jeunesse.»

Or, pendant le séjour de Joubert à Montignac, presque coup sur coup, de cruels malheurs vinrent mettre à l’épreuve le courage de cette personne. Après deux pertes déjà bien douloureuses, elle vit mourir le chef de la maison, ce frère aîné «l’objet le plus cher de son dévouement et le soutien sur lequel s’appuyait sa vie.» Cette âme, quoique fortement trempée et solidement chrétienne, faillit succomber à la douleur, et Joubert de loin s’efforçait en vain de relever son courage et de lui apporter quelques consolations par des lettres qui ne sont pas les moins belles du recueil. De cette correspondance cependant résulta pour tous deux, avec la pleine et mutuelle confiance, une sympathie de plus en plus vive: «La tendresse se glisse aisément sous les larmes, et ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que, sans y songer, ils étaient devenus nécessaires l’un à l’autre.» C’est alors que Joubert, après avoir essayé vainement des sages conseils et des consolations ordinaires, écrit:

«.... Je vois combien votre plaie est profonde et en quelque sorte irrémédiable. Votre esprit s’est mis du parti de votre désolation, et raisonne comme il plaît à celle-ci. Tout se change en douleur pour vous, et vos réflexions n’aboutissent qu’à tirer de toutes choses quelque sujet d’accablement.... Je suis, hélas! et j’en gémis, votre ami le plus ancien lorsque tant d’autres ne sont plus; c’est du fond du cœur que ce titre vient se placer sous ma plume... J’aime en vous, et vous, et votre frère, et votre amie, et ce pays qui m’a tant plu et des souvenirs que mon âme gardera précieusement.

«Vous êtes un dépôt que vos malheurs m’ont confié; un dépôt que je dois garder et conserver à tous les prix; un dépôt que je veux mettre à ma portée pour veiller sans cesse sur lui. Oui, je vous veux auprès de moi, et je me veux auprès de vous. A quoi sert tout ce que je vous dis et tout ce que je pourrais vous dire? Je répands de bonnes liqueurs dans un vase rempli de larmes; il faudrait d’abord les détourner et les tarir et nulle main ne peut le faire, si ce n’est peut-être la mienne. Je la consacre à cet emploi[14]».

La main que Joubert offrait si noblement fut acceptée, le mariage se fit à Paris et sans bruit, à cause de la gravité des circonstances (on était au mois de juin 1793). Puis les deux nouveaux époux allèrent habiter Villeneuve qui, par une exception rare, hélas! en ces temps désastreux, avait échappé aux passions qui remplissaient nos villes de troubles et de dangers. Mais Joubert, dans le calme et la sécurité de sa retraite, ne pouvait être indifférent aux malheurs publics, et nous en voyons la preuve dans cette phrase de son journal: «La Révolution a chassé mon esprit du monde réel en me le rendant trop horrible.»

Un jour, il apprend que, dans un château situé à quelque distance de Villeneuve, une famille tout entière, celle de M. de Montmorin[15] ancien ministre des affaires étrangères, vient d’être enlevée par ordre du Comité de sûreté générale, et conduite à Paris. Les commissaires n’ont laissé au château que des enfants et une jeune femme malade dont la pâleur et la maigreur semblaient présager une mort prochaine. Quoiqu’il ne connût point cette dame, Joubert se rendit au château pour lui offrir ses conseils et ses consolations, bravant le danger auquel sa généreuse compassion pouvait s’exposer. Mme de Beaumont en fut profondément touchée et remercia avec effusion Joubert et sa femme non moins charitable et empressée. De là entre eux cette amitié vive et profonde dont témoignent les lettres de notre écrivain et qui trop tôt, hélas! devait être brisée par la mort.

[13] Vie et Travaux de Joubert.

[14] Correspondance de Joubert.

[15] M. de Montmorin fut une des victimes des massacres de septembre.

III

Cependant, malgré sa santé si languissante, Mme de Beaumont devait vivre, si c’était là vivre, quelques années encore. Les temps étant devenus meilleurs, elle revint habiter Paris et ouvrit un des rares salons de l’époque. Joubert se plut à y conduire Fontanes et aussi Chateaubriand qu’il avait connu par le premier, «Chateaubriand devenu bientôt le Dieu du Temple», pour peu de temps puisque nous voyons Mme de Beaumont mourir, en 1803, à Rome, vaincue par la souffrance physique moins encore peut-être que par la douleur morale et le poignant regret de chères victimes tuées par la Révolution et qu’elle pleurait toujours: Quia non sunt! comme dit son épitaphe.

Cette mort fut ressentie cruellement par Joubert et le souvenir de cette précieuse amitié lui sera présent jusqu’à la fin encore qu’il ait écrit quelque part: «J’ai passé le fleuve d’oubli.» D’ailleurs, pour faire diversion à son chagrin, il avait, en outre de ses études habituelles, les affections comme les devoirs de la famille. Un fils lui était né de son mariage, un fils dont il veillait l’enfance avec une tendre sollicitude, et sur lequel reposaient ses plus chères espérances. Ainsi s’écoulèrent pour Joubert plusieurs années dans lesquelles il partageait son temps «entre Paris et la province, entre les méditations de la solitude et les délices de l’amitié» lorsque, en 1809, la création de l’Université lui vint imposer des devoirs inattendus. Fontanes, nommé grand maître, tenait à choisir ses futurs collaborateurs entre les hommes les plus éminents comme les plus honorables, et sur la liste de présentation des inspecteurs généraux et membres du Conseil, à côté des noms significatifs de MM. de Bonald et de Beausset, il écrivit celui de Joubert en ajoutant sous forme de note: «Ce nom est moins connu que les deux premiers, et c’est cependant le choix auquel j’attache le plus d’importance.... M. Joubert est le compagnon de ma vie, le confident de toutes mes pensées. Son âme et son esprit sont de la plus haute élévation. Je m’estimerai heureux si Votre Majesté veut m’accepter pour caution.»

Joubert nommé, tel fut le zèle, telle fut la conscience qu’il apporta dans ses nouvelles fonctions dont il comprenait si bien l’importance qu’il parut s’y absorber presque tout entier. On raconte à ce sujet que Mme de Chateaubriand «une femme dont l’esprit va de pair avec le nom, un soir, fatiguée d’enseignement, de professeurs de lycées,» ne put s’empêcher de murmurer:

L’ennui naquit un jour de l’Université!

Les causeurs sourirent, mais l’entretien continua toujours sur le même sujet. Cependant, aussitôt que les circonstances le lui permirent, Joubert reprit ses études et ses lectures, j’allais ajouter, son journal; mais je ne crois pas qu’il l’ait jamais sérieusement interrompu et il ne se passait pas de jour où il n’écrivît, le plus souvent au crayon, ses réflexions ou ses impressions. Je me trompe en disant que le journal ne fut pas suspendu, même avant le jour où pour jamais le crayon devait échapper à sa main défaillante; car sur un feuillet on lit: «Du jeudi 7 juin au jeudi 12 juillet: ma grande maladie! Deo gratias!»

Deo gratias! Joubert, ce philosophe chrétien, est tout entier dans ces deux mots! Et quand, bien des années après, viendra l’instant solennel, où il lui faudra se séparer de tous ceux qui lui sont chers, de sa femme, de son fils, d’un frère plus jeune dont la famille est devenue la sienne, il ne se montrera pas moins admirable de calme et de résignation sereine:

«Dans les premiers mois de l’année 1824, les indispositions de M. Joubert se montrèrent plus graves et plus longues; l’équilibre longtemps maintenu entre toutes ses faiblesses se rompit; sa poitrine s’engagea, et bientôt le docteur Beauchêne, son vieil ami, présagea avec douleur une fin que son art ne pouvait conjurer. Lui-même sentit sans doute que le moment suprême approchait, car, saisissant encore une fois son crayon, il inscrivit sur son journal ces derniers mots, rapide analyse de sa vie, de ses travaux et de ses espérances; 23 «22 mars 1824.—Le vrai, le beau, le juste, le Saint!»

«A partir de ce jour, tous les symptômes se précipitèrent, et le 4 mai suivant, muni de la nourriture sacrée, au milieu de sa famille en larmes, il remonta vers les célestes demeures d’où il semblait n’être que pour un moment descendu[16]».

Mais cet homme éminent, cet homme rare pour ceux qui l’avaient connu ne laissait-il rien après lui que l’exemple de sa noble vie, et l’exemple plus admirable de sa mort chrétienne? Heureusement si et, quelque temps après que Joubert eut cessé d’exister, parut un petit volume de Pensées dont Chateaubriand, à la prière de la veuve, s’était fait l’éditeur. Une éloquente préface de l’illustre écrivain servit de passe-port au livre qui d’ailleurs pouvait se passer de cette recommandation pour ceux qui l’avaient ouvert une première fois. Quoique le volume, tiré à un petit nombre d’exemplaires destinés aux seuls amis, n’eût eu qu’une publicité restreinte, il fit sensation parmi les lecteurs d’élite; ils regrettaient seulement que le volume ne renfermât qu’une si faible partie des œuvres posthumes de Joubert, qu’ils avaient lieu de croire beaucoup plus considérables. Ils ne se trompaient pas. Joubert avait laissé un grand nombre de manuscrits, si l’on peut appeler de ce nom: «d’un côté, des feuilles détachées, couvertes d’ébauches et jetées sans ordre dans quelques cartons; de l’autre une suite de petits livrets, au nombre de plus de deux cents, où il avait inscrit, jour par jour, et seulement au crayon, ses réflexions, ses maximes, l’analyse de ses lectures et les évènements de sa vie.»

Or, quel travail à décourager le plus intrépide que celui de déchiffrer tous ces brouillons, de collationner ces feuillets minuscules, de réunir, coordonner, en les distribuant par chapitres, toutes les pensées relatives aux mêmes sujets et dispersées sur vingt feuillets, disjecti membra poetæ!

Devant une pareille tâche le fils de M. Joubert avait hésité, sinon tout à fait reculé, et une mort prématurée ne lui permit pas de l’entreprendre. Tous ces trésors devaient-ils rester à jamais enfouis, perdus? Non, le zèle de la famille, du frère de Joubert en particulier, ne pouvait le permettre, et d’après le désir de celui-ci, M. Paul de Raynal, son gendre, se chargea: «d’accomplir cette tâche de minutieuses recherches, d’attentive restauration, ce travail de mosaïque littéraire qu’une longue patience et un dévouement pieux pouvaient seuls accepter.»

Il n’y employa pas moins de trois années, et trois années d’un labeur assidu; mais il n’eut pas à le regretter, car lorsque parut la nouvelle édition: Pensées et Correspondance de Joubert, en deux volumes, le succès, dans le public d’élite, fut complet. Les critiques les plus éminents s’empressèrent de signaler l’ouvrage, heureux d’applaudir à cette résurrection ou exhumation glorieuse, comme elle avait fait pour André Chénier. M. Sainte Beuve, qui naguère et le premier, avait souhaité la bienvenue au volume édité par Chateaubriand, fit de nouveau et avec plus d’effusion dans les Causeries de lundi l’éloge de l’auteur dont il avait dit déjà: «Il suffisait, nous disent ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, d’avoir rencontré et entendu une fois M. Joubert, pour qu’il demeurât à jamais gravé dans l’esprit: il suffit maintenant pour cela, en ouvrant son volume au hasard, d’avoir lu. Sur quantité de points qui reviennent sans cesse, sur bien des thèmes éternels, (dont M. Sainte-Beuve s’inquiétait alors), on ne saurait dire mieux ni plus singulièrement que lui.»

MM. de Sacy, Saint-Marc Girardin, Gerusez, etc., ne parlent pas autrement et ne témoignent pas, dans leurs articles développés, d’une moins chaleureuse sympathie! Et comment n’admirer pas, comme dit si bien M. E. Poitou, «tant d’originalité alliée à tant de grâce, tant de délicatesse d’esprit et de tendresse d’âme dont malgré soi on subit le charme.... Comme ces pensées sont limpides et colorées! quel mélange pénétrant de douceur et d’austérité! C’est la raison à la fois grave et souriante, c’est la vertu indulgente et sereine. Écoutez-le maintenant parler de Dieu, de l’âme, de la Religion; il a sur ce sujet des pages qui, pour la profondeur, la portée et l’éclat, font souvenir de Pascal et de saint Augustin.»

Détachons de ce précieux volume des Pensées quelques passages seulement, car cette Notice est déjà longue, et cependant que de choses il nous resterait à dire!

«Le ciel est pour ceux qui y pensent.

»La religion est la poésie du cœur; elle a des enchantements utiles à nos mœurs; elle nous donne et le bonheur et la vertu.

»Nous ne voyons bien nos devoirs qu’en Dieu. C’est le seul fond sur lequel ils soient toujours lisibles à l’esprit.

»La piété est le seul moyen d’échapper à la sécheresse que le travail de la réflexion porte inévitablement dans nos sensibilités.

»On ne comprend la terre que lorsque on a connu le ciel. Sans le monde religieux, le monde sensible offre une énigme désolante.

»Dieu aime autant chaque homme que tout le genre humain. Le poids et le nombre ne sont rien à ses yeux. Eternel, infini, il n’a que des amours immenses.

»Les enfants tourmentent et persécutent tout ce qu’ils aiment.

»Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe.

»Le résidu de la sagesse humaine, épuré par la vieillesse, est peut-être ce que nous avons de meilleur.

»Chose effrayante, et qui peut être vrai: les vieillards aiment à survivre.

»Le meilleur des expédients, pour s’épargner beaucoup de peine dans la vie c’est de penser très peu à son intérêt propre.

»Les repas du soir sont la joie de la journée; les festins du matin sont une débauche. Je hais les chants du déjeuner.

»La médisance est le soulagement de la malignité.

»Il est des âmes limpides et pures où la vie est comme un rayon qui se joue dans une goutte d’eau.

»Chacun est sa Parque à lui-même, et se file son avenir[17]».

Voilà, pris au hasard, quelques épis dérobés à cette si riche moisson et qui peuvent faire juger du reste. Aussi Joubert toujours si modeste, et poussant à l’excès la défiance de lui-même, a-t-il pu écrire sans présomption: «J’ai donné mes fleurs et mon fruit: je ne suis plus qu’un tronc retentissant; mais quiconque s’assied à mon ombre et m’entend devient plus sage.»

Rien de plus vrai, nous l’affirmons d’après notre propre et heureuse expérience.

Maintenant, car si sympathique que soit la critique, elle ne saurait abdiquer ses droits non plus que ses devoirs: ne se trouve-t-il point quelques plants d’ivraie, quelques herbes parasites, mêlés à tout ce bon grain? Peut-être: On reproche à certaines pensées une recherche qui ressemble à la subtilité. D’autres fois, telle pensée, que l’auteur n’a pu suffisamment expliquer ou développer sans doute, semble presque une dissonance dans la bouche du philosophe chrétien, celui-ci par exemple: «Les jansénistes disent qu’il faut aimer Dieu, et les jésuites le font aimer. La doctrine de celle-ci est remplie d’inexactitude et d’erreurs peut-être (sic); mais, chose singulière, et cependant incontestable, ils dirigent mieux.»

Mais ces taches sont rares et le livre, excellent dans l’ensemble, parce que sa lecture rend meilleur, profitant surtout aux esprits cultivés, doit prendre place au premier rang des écrivains, qu’on aime à lire et relire, dans la bibliothèque de l’honnête homme et de l’homme de goût.

La rue Joubert s’appela ainsi (dès l’an VIII) en souvenir du général Joubert (Barthélemy-Catherine) tué à Novi, en 1799.

[16] Vie et travaux de Joubert.

[17] Pensées de Joubert (Passion).


JOUFFROY-D’ABBANS.


Cette rue, qui conduit du boulevard de l’Etoile à la rue Cardinet, a pris ce nom en vertu d’un arrêté du 2 mars 1867. On ne saurait trop applaudir à cette décision, qui est un grand acte de justice et qui a pour but d’honorer la mémoire d’un homme éminent, mal apprécié de son vivant, et aujourd’hui encore trop peu populaire, Jouffroy-d’Abbans, un Français et l’inventeur véritable, quoique aient prétendu Anglais et Américains, de la navigation à la vapeur. Ce fait est établi de la manière la plus incontestable, avec toutes les preuves à l’appui, dans une intéressante brochure publiée en 1864 par M. le marquis de Beausset-Roquefort, et qui a pour titre: Notice historique sur l’invention de la navigation à la vapeur[18]. Ce savant et consciencieux travail nous fournira sur Jouffroy-d’Abbans de curieux détails puisés aux meilleures sources.

Mais d’abord constatons, en dépit des prétentions rivales, que: «Salomon de Caus, natif de Normandie, songea le premier, en 1615, à se servir de la force motrice de la vapeur d’eau dans la construction d’une machine propre à opérer les épuisements; Papin, en 1690, conçut le premier la possibilité de construire une machine à vapeur acqueuse et à piston; le marquis Claude de Jouffroy, gentilhomme de la Franche-Comté, fut l’inventeur du pyroscaphe et le premier qui réalisa pratiquement la navigation à vapeur par des expériences faites sur la Saône, à Lyon, an 1783, avec un plein succès constaté par un acte authentique, par des documents officiels, par le témoignage de milliers de spectateurs. La gloire de l’invention de la vapeur et celle de son application à la navigation appartiennent donc à la France; les annales de la ville de Lyon doivent conserver la mémoire des premiers essais heureux de la navigation à la vapeur.» Ceci bien établi, venons aux détails biographiques.

Claude-Dorothée, marquis de Jouffroy-d’Abbans, naquit à Roche-sur-Rognon (Haute-Saône), le 30 septembre 1751, de messire Jean-Eugène, marquis de Jouffroy-d’Abbans, et de dame Jeanne-Henriette de Pons de Rennepont, dame de la Croix-Étoilée de l’Empire. A l’âge de 13 ans, Claude fut reçu page de Mme la Dauphine; à vingt ans, il entra comme sous-lieutenant au régiment de Bourbon. Une malheureuse affaire, de celles que le préjugé qualifie affaire d’honneur, le fit justement, il faut le reconnaître, envoyer aux îles Sainte-Marguerite où il se vit retenu pendant deux années qui ne furent pas heureusement perdues pour le jeune officier. Pendant ses loisirs forcés, en observant la manœuvre des galères à rames, il fut frappé des inconvénients inhérents à ce mode de navigation et se demanda s’il n’y aurait pas quelque chose de mieux; si, par exemple, l’emploi de la vapeur comme force motrice ne serait pas de beaucoup préférable. Dès lors il ne s’occupa plus que de trouver les combinaisons mécaniques propres à transmettre le mouvement de propulsion. Redevenu libre en 1775, il se rendit à Paris où les frères Perrier venaient de fonder un grand établissement industriel, en important de Birmingham une machine de Watt, connue en France sous le nom de pompe à feu de Chaillot.

Jouffroy rencontra à Paris deux compatriotes, officiers comme lui, et pareillement adonnés à l’étude des sciences, le comte d’Auxiron, capitaine d’artillerie, et le marquis Du Crest, colonel en second du régiment d’Auvergne, membre de l’Académie des Sciences et auteur d’un Traité sur la mécanique. Après s’être rendu compte, par une étude approfondie, du mécanisme de la pompe à feu de Chaillot, Jouffroy n’hésita point à penser qu’on pouvait utiliser le même moteur pour la navigation. Il développa ses idées à ce sujet devant un petit comité composé du maréchal de camp Follenay, du marquis Du Crest, du comte d’Auxiron et de Perrier. Ce dernier se fit son contradicteur, en présentant un contre-projet qui différait par le mécanisme et surtout par le calcul des résistances à vaincre: «Il évaluait la force nécessaire d’après le nombre de chevaux employés pour remorquer les bateaux, tandis que Jouffroy soutenait, avec raison, qu’il fallait une force plus que triple en prenant le point d’appui dans l’eau.» Cette opinion qui, maintenant, est devenue un fait, était chaudement appuyée par d’Auxiron et Follenay. Mais Du Crest se rangeait à l’avis contraire et sa position comme l’autorité de son nom lui permettaient d’obtenir le concours de l’Académie des sciences pour Perrier qui possédait dans ses vastes ateliers tous les moyens de préparer des essais en grand; le résultat cependant fut un insuccès complet et donna pleinement raison à d’Auxiron qui ne cessait d’encourager son ami et, en mourant, lui écrivait d’une main défaillante:

«Courage, mon ami, vous êtes seul dans le vrai.» Jouffroy n’en doutait pas, mais convaincu qu’à Paris pour l’instant l’influence rivale l’emportait absolument, il se retira dans sa province. «Là, plein de foi dans l’avenir, livré à ses seules ressources, n’ayant d’autre guide que ses études persévérantes et d’autres ouvriers qu’un chaudronnier de village, il parvint en 1776, à construire une machine qu’il adapta à un bateau. Ce premier pyroscaphe avait 13 mètres de longueur sur 1 mètre 95 centimètres de largeur. L’appareil nageur consistait en tiges de 2 mètres 60 centimètres de longueur suspendues de chaque côté vers l’avant et portant à leur extrémité des chaînes armées de volets mobiles plongeant de 40 centimètres. Les chaînes pouvaient décrire un arc de 2 mètres 60 centimètres (8 pieds) de rayon et de 95 centimètres de corde (3 pieds); un levier muni d’un contre-poids les maintenait au bout de leur course. Une machine de Watt à simple effet, installée au milieu du bateau, mettait en action ces rames articulées. La construction de cet appareil, dans une localité où il était impossible de se procurer des cylindres fondus et alésés, était une œuvre de génie, de courage et de patience; malgré ses imperfections, il était supérieur à tout ce qui avait été proposé jusqu’alors pour la navigation. Le bateau fonctionna sur le Doubs, à Baume-les-Dames, entre Montbeliard et Besançon, pendant les mois de juin et de juillet 1776[19]

Cependant l’inventeur avait reconnu dans la pratique certains côtés défectueux de son système et résolut d’y remédier en construisant une machine nouvelle et d’un plus grand modèle. Dans ce but il vint s’établir à Lyon, où il ne tarda pas à se fixer définitivement en s’alliant à une famille des plus honorables de la ville. Le 10 mai 1783, il épousa Mlle Françoise-Madeleine de Pingers de Vallier, jeune et aimable personne qui devait être pour lui l’ange consolateur au milieu des longues, des continuelles tribulations de sa vie laborieuse et tourmentée.

Les préoccupations de son mariage cependant n’avaient point empêché Jouffroy de poursuivre ses études et ses travaux; et la même année s’achevait la construction de son nouveau bateau qui, lui aussi, fut «une œuvre d’art et de génie;» car à Lyon les ressources faisaient défaut presqu’autant qu’à Baume-les-Dames. L’inexpérience des ouvriers était telle que l’inventeur devait façonner lui-même les pièces délicates et qui exigeaient, pour arriver à la précision nécessaire, une main d’œuvre particulièrement habile.

Le nouveau pyroscaphe mesurait une longueur de 46 mètres sur 4 mètres 50 de largeur; les roues avaient 4 mètres 50 centimètres de diamètre; les aubes 1 mètre 95 centimètres, plongeant à 0 m. 65 centimètres, le tirant du bateau était de 0 m. 95 centimètres, son poids total de 327 milliers, dont 27 pour le bateau et 300 pour la charge.

L’annonce de cette grande et solennelle expérience avait attiré sur les quais, sur les ponts, des milliers de spectateurs et de curieux, parmi lesquels ne manquaient point ou même dominaient les incrédules, et à chaque pas s’entendaient des conversations comme celle-ci:

—Croyez-vous qu’il réussisse? Pour ma part j’ai peine à croire que nous ne nous soyons pas dérangés pour rien.

—Je m’étonnerais qu’il en fût autrement.

—Voyez donc l’énorme machine que ce bateau! C’est une vraie baleine, un monstre marin! Se peut-il qu’on mette en mouvement pareille masse sans le secours des rames ou de la voile? C’est bien comme on dit vouloir prendre la lune avec... vous savez le proverbe.

—Oui! oui! Pourtant on dit que l’inventeur n’est ni un sot, ni un écervelé, et pour risquer dans une telle entreprise la meilleure part peut-être de sa fortune, il faut qu’il soit presque sûr par ses calculs, ou même par l’expérience...

—Bah! bah! Un homme à projets! ces gens-là ne doutent de rien! Des fous le plus souvent! Il viendrait à quelqu’un d’eux l’idée de grimper dans la lune qu’ils dépenseraient sans sourciller tout leur avoir pour la construction des échelles ou tout au moins d’une machine ad hoc. Il paraît même, d’après les papiers publiés, qu’à Paris sérieusement on y pense et que Phaéton ne doit pas tarder à avoir des successeurs!

—Eh! mais, eh! mais!... voyez donc le dernier coup de cloche à peine a retenti comme signal du départ, et voici la lourde machine qui s’ébranle, qui se remue et s’éloigne plus rapide que si elle était emportée par un triple rang de rames!

En effet, sur les eaux paisibles de la Saône, le pyroscaphe, comme on l’appelait alors, s’avançait remontant sans effort le courant, et salué par les acclamations, les hourras, les battements de mains des spectateurs entassés sur les deux rives, il franchit promptement la distance entre Lyon et l’île Barbe, ainsi qu’il est constaté d’une manière irréfragable, dans une pièce dont la minute se trouve encore chez un notaire de la ville et que signèrent les huit membres de la commission scientifique, choisis pour assister à l’expérience quoique d’ailleurs sans titre officiel: MM. Laurent, Basset, chevalier, lieutenant général de police de la ville; l’abbé Monges, chevalier, historiographe de la ville; de Landine, avocat au parlement; Mathon, chevalier, seigneur de la cour et autres lieux; Roux, professeur d’éloquence au collége Royal-Dauphin de Grenoble; Le Camus, avocat au parlement; Salicis, curé de la paroisse de Vaize et Jean-Baptiste Salicis, neveu du précédent et vicaire de la paroisse.

Se pouvait-il des témoins plus respectables et dont la signature au bas d’un certificat semblait ne pas permettre l’ombre du doute? Aussi, les fonds bientôt étaient faits chez le notaire pour l’exploitation du privilége, dont l’obtention paraissait certaine, et dans un bref délai, à tous les intéressés. Car l’Académie de Paris, consultée par le ministre, en présence de pièces attestant des faits qui avaient eu, en outre des signataires, pour témoins des milliers et des milliers de spectateurs de tout rang, l’Académie ne pouvait que faire un rapport tout favorable. Il en fut autrement, cependant, grâce à de misérables intrigues et à l’influence de Perrier, qui ne pouvait consentir au triomphe de son rival. L’Académie ajourna sa décision, en demandant de nouveaux essais, de nouvelles expériences, trop onéreuses en ce moment pour l’inventeur. Il devait craindre, d’ailleurs, que la mauvaise volonté qui se trahissait dans cette réponse ne persévérât quand même, et que de nouveaux sacrifices fussent en pure perte. En définitive, pour l’instant du moins, la découverte fut enterrée, et qui sait combien d’années encore devaient s’écouler avant qu’on vît de rechef un bateau à vapeur sillonner la rivière de la Saône?

Cependant, au milieu de ces déboires, Jouffroy fut consolé par quelques nobles témoignages de sympathie. Des personnages considérables par le rang ou par le mérite lui écrivirent pour l’encourager. Plusieurs même lui firent offrir des lettres de recommandation pour l’Angleterre. Il remercia mais sans pouvoir se résigner à accepter. «A Dieu ne plaise, répondait-il par une généreuse inspiration de patriotisme, que je porte en pays étranger une découverte de cette importance! J’ai dans l’avenir de cette idée une foi inébranlable. Tôt ou tard, le Ciel aidant, elle doit triompher, et je veux que la France, que ma chère patrie, en recueille tout l’honneur comme les avantages.»

Jouffroy, quand il parlait ainsi, cependant ne recueillait, pour prix de ses travaux et de ses sacrifices que l’indifférence, que le dédain, que l’ingratitude. Il n’ignorait pas qu’à la cour de Versailles même, on le surnommait: Jouffroy la Pompe et que la foule toujours trop nombreuse des sots railleurs, allait partout répétant: «Connaissez-vous ce gentilhomme de la Franche-Comté qui embarque des pompes à feu sur les rivières? Ce fou qui prétend accorder le feu et l’eau?»

Mais bientôt arriva la Révolution qui fit justice des moqueurs et des courtisans, par malheur sans épargner les personnages les plus augustes comme les plus honnêtes gens. Jouffroy, dont la vie semblait menacée, à cause de sa qualité de gentilhomme, dut émigrer et ne rentra en France qu’après la paix de Lunéville. Pendant qu’il servait dans l’armée de Condé, et que plus tard en France il s’efforçait de recueillir les débris de sa fortune pour assurer l’avenir de sa famille, un jeune Américain, Fulton, né à Little-Britain (Pennsylvanie) en 1765, vint à l’âge de vingt ans en Angleterre où il s’adonna entièrement à l’étude de la mécanique. Passé en France pendant l’année 1796, sans nul doute il eut connaissance des expériences de Jouffroy. Il en profita et s’en aida pour la construction de la machine à vapeur exécutée en 1804 sur ses dessins, dans l’usine de Boulton-Watt, et qui, terminée deux ans après, et expédiée à New-York, sillonna la première les grands fleuves d’Amérique où les navires de ce genre ne tardèrent pas à se multiplier.

On les ignorait encore en Europe, cependant, quand, après le retour des Bourbons en France, Jouffroy, muni d’un brevet d’invention et de perfectionnement, fit construire un bateau auquel le comte d’Artois permit qu’on donnât son nom, et qui fut lancé sur la Seine, au Petit-Bercy, le 20 avril 1817, en présence du comte d’Artois, des princes ses fils, des autorités de Paris, d’un grand nombre de savants et d’un concours immense de spectateurs. Tout semblait promettre à l’entreprise le plus heureux avenir, lorsqu’une compagnie rivale obtint un brevet, et, contestant le privilége de Jouffroy, lança à son tour sur le fleuve un bateau muni de sa machine, et qu’elle avait fait venir d’Angleterre. La spéculation ne lui réussit pas, encore que la concurrence devînt fatale à Jouffroy; car les deux compagnies ayant à lutter l’une contre l’autre, comme à combattre les préventions que soulevait le nouveau mode de navigation, furent également ruinées.

N’était-ce pas, pour Jouffroy, jouer de malheur? Et grâce aux obstacles que suscitait la coalition des intérêts et des préjugés inquiétés également par la nouvelle invention, bien des années encore devaient s’écouler avant que la navigation à vapeur déjà si prospère en Amérique pût s’acclimater en France. Pourtant la priorité de la découverte appartient à celle-ci, grâce à Jouffroy-d’Abbans, ainsi que se plaisait à le proclamer, en 1827, du haut de sa chaire, Arago, ce grand vulgarisateur qui, l’année suivante, insistant sur son affirmation, disait dans une des Notices publiées par l’Annuaire du bureau des longitudes: «L’idée de l’emploi de la vapeur pour faire marcher les bateaux fut mise en pratique, pour la première fois, par le marquis de Jouffroy, qui construisit, en 1782, un bateau à vapeur, qui pendant seize mois, navigua sur la Saône.»

Ce témoignage de loyale sympathie, de la part d’un juge si compétent, dut être une précieuse consolation pour Jouffroy au milieu de ses déboires et aussi de ses douleurs, car, dans l’année 1829, il perdit sa chère et fidèle compagne, et la séparation lui fut bien douloureuse après quarante-six années d’une union dont il n’avait eu jamais qu’à s’applaudir et qui lui avait rendu la vie douce même dans ses cruelles épreuves. La solitude lui devint trop pénible; il fit liquider sa pension de retraite comme ancien militaire et obtint son admission à l’Hôtel des Invalides, où il mourut du choléra en 1832. Il était plus qu’octogénaire.

«Jouffroy, dit M. le marquis de Beausset-Roquefort, créateur des éléments d’une science encore inconnue, n’avait à sa disposition ni atelier de construction, ni ouvriers mécaniciens; forcé d’employer la machine de Wat, à simple effet, qui ne se prêtait pas au mouvement de rotation, il trouva dans son génie les combinaisons qui assurèrent son succès.

«Les expériences de Jouffroy sont antérieures d’un quart de siècle à l’application faite par Fulton; leur succès a été constaté par un acte authentique, par des documents officiels, et par le témoignage de milliers de spectateurs. Le bateau de Jouffroy navigua sur la Saône pendant seize mois.»

«L’application de la vapeur à la navigation, ajoute excellemment le judicieux auteur, ne laisse plus aucune contrée en dehors des progrès, quelque reculée qu’elle soit par les distances, par les institutions, par les mœurs de ses habitants. Les relations fréquentes des peuples entre eux dissipent les préjugés, créent des intérêts nouveaux, manifestent avec plus d’évidence la solidarité universelle.

«Louis XIV, après avoir placé son petit fils, le duc d’Anjou, sur le trône d’Espagne, s’écriait: «Il n’y a plus de Pyrénées!» L’œuvre du grand roi n’a pas résisté au souffle des agitations politiques; les descendants mâles de Philippe V ont cessé de régner... Les voies ferrées perçant les montagnes, la navigation à vapeur défiant les vents contraires, la télégraphie électrique transmettant la pensée avec la rapidité de l’éclair ont abaissé toutes les barrières, effacé les distances, préparé l’union des nations qui doit amener les temps annoncés par le prisonnier de Sainte-Hélène, où toute guerre ne sera plus qu’une guerre civile.»

Qui pourrait maintenant entendre prononcer avec indifférence le nom de Jouffroy-d’Abbans?

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