Les Rues de Paris, tome deuxième: Biographies, portraits, récits et légendes
Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages.
Un moment avant sa mort, il vit ou plutôt il entendit entrer M. Coutard qu’il reconnut à sa voix: Il dit en lui serrant la main:
—Bonjour et adieu, mon ami; mais l’adieu sera bien long.
Peu d’instants après il expira, laissant par testament presque tout son bien aux pauvres.
«La compagnie qui suivit son convoi, et dans laquelle j’étais, dit L. Racine, fut fort nombreuse, ce qui étonna une femme du peuple à qui j’entendis dire:
—Il avait, à ce qu’il paraît, bien des amis, on assure pourtant, qu’il disait du mal de tout le monde.»
En terminant, détachons de la correspondance si intéressante de Racine et Boileau quelques pages qu’on aura plaisir et profit à lire:
RACINE A BOILEAU.
Au camp devant Namur, 3 juin 1692.
«.... Les grenadiers du régiment des gardes françaises et ceux des gardes suisses se sont entre autres extrêmement distingués. On raconte plusieurs actions particulières que je vous redirai quelque jour, et que vous entendrez avec plaisir: mais en voici une que je ne puis différer de vous dire et que j’ai ouï conter au roi:
»Un soldat du régiment des fusiliers, qui travaillait à la tranchée, y avait posé un gabion; un coup de canon vint qui emporta son gabion: aussitôt il en alla poser à la même place un autre, qui fut sur le champ emporté par un autre coup de canon. Le soldat, sans rien dire, en prit un troisième et l’alla poser; un troisième coup de canon emporta ce troisième gabion. Alors le soldat rebuté se tint en repos; mais son officier lui commanda de ne point laisser cet endroit sans gabion. Le soldat dit:
—J’irai, mais j’y serai tué.
«Il y alla, et, en posant son quatrième gabion eut le bras fracassé d’un coup de canon. Il revint soutenant son bras pendant avec l’autre bras, et se contenta de dire à son officier:
—Je l’avais bien dit.
«Il fallut lui couper le bras qui ne tenait presque à rien. Il souffrit cela sans desserrer les dents, et, après l’opération, dit froidement:
—Je suis donc hors d’état de travailler; c’est maintenant au roi à me nourrir.
«Je crois que vous me pardonnerez le peu d’ordre de cette narration; mais assurez-vous qu’elle est fort vraie.»
15 juin 1692.
«... Les ennemis ne soutinrent point, on en tua bien quatre ou cinq cents, entre autres un capitaine espagnol, fils d’un grand d’Espagne, qu’on nomme le comte de Lêmos. Celui qui le tua était un des grenadiers à cheval nommé Sans-Raison. Voilà un vrai nom de grenadier. L’Espagnol lui demanda quartier, et lui promit cent pistoles, lui montrant même sa bourse où il y en avait trente-cinq. Le grenadier, qui venait de voir tuer le lieutenant de sa compagnie, qui était un fort brave homme, ne voulut point faire de quartier et tua son Espagnol. Les ennemis envoyèrent demander le corps, qui leur fut rendu, et le grenadier Sans-Raison rendit aussi les trente-cinq pistoles qu’il avait prises au mort en disant:
—Tenez, voilà son argent dont je ne veux point; les grenadiers ne mettent la main sur les gens que pour les tuer.
«Vous ne trouverez point peut-être ces détails dans les relations que vous lirez; et je m’assure que vous les aimerez bien autant qu’une supputation exacte du nom des bataillons et de chaque compagnie des gens détachés, ce que M. l’abbé Dangeau ne manquerait pas de rechercher très curieusement.
«Je vous ai parlé du lieutenant de la compagnie qui fut tué, et dont Sans-Raison vengea la mort. Vous ne serez peut-être pas fâché de savoir qu’on lui trouva un cilice sur le corps. Il était d’une piété singulière et avait même fait ses dévotions le jour d’auparavant. Respecté de toute l’armée par sa valeur accompagnée d’une douceur et d’une sagesse merveilleuse, le roi l’estimait beaucoup, et a dit, après sa mort, que c’était un homme qui pouvait prétendre à tout. Il s’appelait Roquevert. Croyez-vous que frère Roquevert ne valait pas bien frère Muce? Et si M. de la Trappe l’avait connu, aurait-il mis, dans la Vie du frère Muce, que les grenadiers font profession d’être les plus grands scélérats du monde? Effectivement on dit que dans cette compagnie il y a des gens fort réglés. Pour moi je n’entends guère de messe dans le camp, qui ne soit servie par quelque mousquetaire, et où il n’y en ait quelqu’un qui communie et cela de la manière du monde la plus édifiante.
«.... Je ne puis finir sans vous dire un mot de M. de Luxembourg. Il est toujours vis-à-vis des ennemis.... On lui amena avant-hier un officier espagnol qu’un de nos partis avait pris et qui s’était fort bien battu. M. de Luxembourg lui trouvant de l’esprit lui dit:
—Vous autres Espagnols, je sais que vous faites la guerre en honnêtes gens, et je la veux faire avec vous de même.
«Ensuite il le fit dîner avec lui, puis lui fit voir toute son armée. Après quoi, il le congédia, en lui disant:
—Je vous rends votre liberté; allez trouver M. le prince d’Orange, et dites-lui ce que vous avez vu.
«On a su aussi par un rendu qu’un de nos soldats s’étant allé rendre aux ennemis, le prince d’Orange lui demanda pourquoi il avait quitté l’armée de M. de Luxembourg:
—C’est, dit le soldat, qu’on y meurt de faim; mais avec tout cela ne passez pas la rivière, car assurément ils vous battront.
«Le roi envoya hier six mille sacs d’avoine et cinq cents bœufs à l’armée de M. de Luxembourg; et quoiqu’ait dit le déserteur, je vous puis assurer qu’on y est fort gai, et qu’il s’en faut bien qu’on y meure de faim.»
BOILEAU A RACINE.
1 juin 1693.
«Vous m’avez surpris en me mandant l’empressement qu’ont deux des plus grands princes de la terre pour voir des ouvrages que je n’ai pas achevés. En vérité, mon cher monsieur, je tremble qu’ils ne se soient trop aisément laissé prévenir en ma faveur; car, pour vous dire sincèrement ce qui se passe en moi au sujet de ces derniers ouvrages, il y a des moments où je crois n’avoir rien fait de mieux; mais il y en a aussi beaucoup où je ne suis point du tout content et où je fais résolution de ne les jamais laisser imprimer. Oh! qu’heureux est M. Charpentier qui, raillé, et mettons quelquefois bafoué sur les siens, se maintient toujours parfaitement tranquille, et demeure invinciblement persuadé de l’excellence de son esprit! Il a tantôt apporté à l’Académie une médaille de très mauvais goût, et avant que de la laisser lire, il a commencé par en faire l’éloge. Il s’est mis par avance en colère sur ce qu’on y trouverait à redire, déclarant pourtant que, quelques critiques qu’on y put faire, il saurait bien ce qu’il devrait penser là-dessus et qu’il n’en resterait pas moins convaincu qu’elle était parfaitement bonne. Il a en effet tenu parole; et tout le monde l’ayant généralement désapprouvé, il a querellé tout le monde, il a rougi et s’est emporté; mais il s’en est allé satisfait de lui-même. Je n’ai point, je l’avoue, cette force d’âme; et si des gens un peu sensés s’opiniâtraient de dessein formé à blâmer la meilleure chose que j’aie écrite, je leur résisterais d’abord avec assez de chaleur; mais je sens bien que peu de temps après je conclurais contre moi, et me dégoûterais de mon ouvrage.»
RACINE A SON FILS.
3 octobre 1694.
«... Il me paraît par votre lettre que vous portez un peu d’envie à Mademoiselle de La Chapelle de ce qu’elle a lu plus de comédies et plus de romans que vous. Je vous dirai, avec la sincérité avec laquelle je suis obligé de vous parler que j’ai un extrême chagrin que vous fassiez tant de cas de toutes ces niaiseries (le mot est dur), qui ne doivent servir tout au plus qu’à délasser quelquefois l’esprit, mais qui ne devraient point vous tenir autant à cœur qu’elles font. Vous êtes engagé dans des études très sérieuses, qui doivent attirer votre principale attention; et, pendant que vous y êtes engagé et que nous payons des maîtres pour vous instruire, vous devez éviter tout ce qui peut dissiper votre esprit et vous détourner de votre étude. Non seulement votre conscience et la religion vous y obligent, mais vous-même devez avoir assez de considération pour moi et assez d’égards pour vous conformer un peu à mes sentiments pendant que vous êtes dans un âge où vous devez vous laisser conduire.
»Je ne dis pas que vous ne lisiez quelquefois des choses qui puissent vous divertir l’esprit, et vous voyez que je vous ai mis moi-même entre les mains assez de livres français capables de vous amuser; mais je serais inconsolable si ces sortes de livres vous inspiraient du dégoût pour des lectures plus utiles et surtout pour les livres de piété et de morale, dont vous ne me parlez jamais, et pour lesquels il semble que vous n’ayez plus aucun goût, quoique vous soyez témoin du véritable plaisir que j’y prends préférablement à toute autre chose. Croyez-moi, quand vous saurez parler de comédies et de romans, vous n’en serez guère plus avancé pour le monde, et ce ne sera point par cet endroit-là que vous serez plus estimé.... Vous jugez bien que je ne cherche pas à vous chagriner et que je n’ai autre dessein que de contribuer à vous rendre l’esprit solide et à vous mettre en état de ne me point faire de déshonneur quand vous viendrez à paraître dans le monde. Je vous assure qu’après mon salut, c’est la chose dont je suis le plus occupé.»
Ce langage dans la bouche de l’auteur d’Andromaque et de Phèdre est assurément bien digne d’attention.
RAPHAËL (SANZIO)
Mon cadre paraît si vaste que, pour n’être pas entraîné trop loin, j’ai dû me tracer à l’avance des limites et choisir les plus intéressants dans cette multitude de personnages qui sollicitaient à la fois mes crayons. Mais quel que soit mon désir de me restreindre, comment me borner à la date de la naissance et de la mort pour l’artiste illustre entre tous, dont les plus ignorants savent le nom, un nom que ceux-là même que, dans les ateliers, on qualifie des Philistins, ne sauraient prononcer sans admiration et respect? Comment ne pas consacrer au moins quelques pages à ce représentant sublime de l’art qui, dans une vie trop courte, a exécuté tant d’œuvres excellentes et de son passage rapide sur la terre a laissé des traces si glorieuses?
Un éminent critique de ce temps n’a été que juste quand il a dit: «Par la richesse, la variété, le bonheur et l’abondance de la composition, par le sentiment de la beauté gracieuse dans la forme humaine, par l’étonnante et facile fécondité de son imagination, sans contestation possible, Raphaël est le premier. Aussi, d’un consentement unanime, en a-t-on fait en quelque sorte l’incarnation de l’art moderne. Il le représente en effet mieux et plus complètement que personne. Organisation universelle, intelligente et, le dirai-je, heureuse entre toutes, il a tout compris, tout senti, tout exprimé. Sa peinture s’adresse à tous les esprits, à toutes les facultés, à tous les goûts. Plus qu’aucune autre, elle parcourt dans son étendue entière le clavier de l’âme humaine. Sensible et gracieuse, elle atteint parfois les plus hauts sommets de l’art, et toujours revêtue de beauté, elle séduit facilement l’esprit. C’est dans la réunion extraordinaire des qualités les plus diverses, et dans cette merveilleuse harmonie qu’il faut chercher son originalité et l’explication de la faveur universelle dont elle jouit[77].»
Cet éloge, si bien formulé et que dans sa très-grande partie on ne peut qu’approuver, exigerait cependant certaines réserves. Nous les indiquerons plus tard, mais d’abord quelques détails biographiques. Ils seront courts, car dans la vie de Raphaël, si vite abrégée, les plus grands, on pourrait presque dire, les seuls évènements, ce sont les œuvres exécutées par lui.
Raphaël naquit, le 6 avril 1483, à Urbino, petite ville sur le penchant des Apennins, entre les hauts sommets de ces Alpes italiennes et la mer Adriatique. Son père, Giovanni Santi, d’où plus tard on a fait Sanzio, appartenait à une famille de condition moyenne et jouissait d’une certaine aisance qu’il devait sans doute plutôt au patrimoine dont il avait hérité de ses aïeux, qu’à son propre talent quoiqu’il fût tout à la fois peintre et poète, et non pas autant médiocre que le prétend Vasari. Dans sa chronique rimée en l’honneur du duc d’Urbin, son protecteur, la verve ne lui fait pas défaut non plus que le jugement; d’autre part, plusieurs tableaux qui nous restent de lui, une Annonciation dans la galerie de Brera, et une Madone au Musée de Berlin, etc. le classent parmi les peintres distingués de la pieuse école Ombrienne. C’était en outre un homme d’un grand sens et d’un noble cœur, d’après ce que Vasari nous apprend: «Il savait combien il importe de ne pas confier à des mains mercenaires un enfant qui pouvait contracter des habitudes basses et grossières parmi des gens sans éducation. Aussi voulut-il que ce fils unique fût nourri du lait de sa mère, et pût, dès les premiers instants de sa vie, s’accoutumer aux mœurs paternelles.»
L’heureuse enfance de Raphaël s’écoula donc dans la paix du foyer domestique, où l’exemple s’offrait partout à côté de la leçon, où tout parlait à son cœur et à son intelligence prompte à se développer. Aussi son père, jugeant par des indices non douteux de ses dispositions précoces pour la peinture, mit tout d’abord un crayon dans ses mains et l’initia sans retard aux premiers éléments de l’art. «A l’âge où les impressions sont ineffaçables, dit M. Ch. Clément, il respira au foyer paternel l’enthousiasme mystique qui, dans l’École d’Ombrie, était une religion plutôt qu’une simple tradition d’art. Cet ensemble heureux de circonstances devait être bientôt brisé.» En 1491, Raphaël perdit sa mère, Magia Ciarla, et trois années après, son père (1er août 1494). Un oncle prit soin de l’enfant qui n’avait pas douze ans et dont il devint tout naturellement tuteur. Ce fut lui sans doute qui confia le jeune Sanzio au Pérugin, alors chef de l’école Ombrienne et qui jouissant d’une immense célébrité, dont il avait profité surtout pour s’enrichir, voyait dans son atelier, à Pérouse, les élèves accourir en foule. Le maître était sévère, d’après Vasari, pourtant il ne faut pas qu’il fût trop rude encore à ces jeunes gens, puisque Raphaël demeura sept ou huit années et volontairement sous cette forte discipline et s’assimila tellement la manière du maître qu’il est difficile de distinguer ses premiers ouvrages de ceux du Pérugin. On compte une vingtaine de tableaux de cette époque, qu’on sait, par des renseignements précis, de la main de Raphaël et qui reproduisent les sujets, les types, les dispositions uniformes et symétriques, la raideur dans les attitudes, la maigreur et la sécheresse du dessin comme aussi la pureté, la naïveté et cette beauté en quelque sorte immatérielle qui caractérise dans ses meilleurs ouvrages Le Pérugin bien inférieur au reste, pour la profondeur et la suavité des expressions, la grâce toute céleste des figures, la variété des types, à l’Angelico et même à Gozzoli.
On ne peut trop regretter que Raphaël, quand plus tard, il rompit avec l’enseignement trop absolu du maître et prit une manière plus large, personnelle et originale, n’ait pas gardé davantage souvenir de la tradition ombrienne. Avec la science qu’il avait acquise et la merveilleuse habileté de son pinceau, n’eût-il pas été plus admirable encore si, dans ses tableaux, on sentait plus d’onction, si la radieuse beauté de ses Vierges, était moins humaine et rayonnait d’un caractère plus céleste? Il le voulait cependant, mais pour cela, je crois, comptait plus sur l’effort de son génie que sur cette aide supérieure que sollicitait avec larmes l’Angelico qui ne peignait, dit-on, ses Christs et ses Vierges qu’à genoux. «Quant à cette figure, écrit Raphaël à Castiglione en parlant à la vérité d’une peinture profane, je me tiendrais pour un grand maître si elle avait seulement la moitié des mérites dont vous me parlez dans votre lettre; mais j’attribue vos éloges à l’amitié que vous me portez. Je sais que, pour peindre une belle personne, il me faudrait en voir plusieurs, et que vous fussiez avec moi pour m’aider à choisir celle qui conviendrait le mieux; mais il y a si peu de bons juges et de beaux modèles que je travaille d’après une certaine idée que j’ai dans l’esprit. J’ignore si cette idée a quelque excellence, mais je m’efforce de la réaliser.»
Raphaël, en quittant Pérouse, se rendit à Florence attiré surtout parce qu’il avait ouï dire des fameux cartons de la Guerre de Pise par Léonard de Vinci et Michel-Ange. L’impression qu’il reçut de ces chefs-d’œuvre fut profonde, et la vue de quelques autres ouvrages de ces maîtres comme de ceux de Fra Bartholomeo, dont il devint l’ami, amena dans sa manière la révolution dont nous avons parlé et qui, très heureuse au point de vue de l’exécution, aurait pu et dû être moins complète sous d’autres rapports.
Raphaël avait vingt-cinq ans lorsqu’il fut appelé à Rome par le célèbre architecte Bramante, son parent, qui le présenta au pape Jules II, dont l’accueil fut des plus bienveillants. Mais lorsque l’artiste eut exécuté, dans la salle de la Signature au Vatican, la première des quatre grandes peintures murales commandées par le pape, la fameuse Dispute du saint Sacrement «composition qui étonne autant qu’elle enchante», dit d’Argenville, le pontife conçut la plus haute idée du peintre et le prit en très grande affection. Après avoir vu «l’École d’Athènes, où les grands hommes disputent sur les sciences humaines, Jules II fit détruire les peintures commencées par d’habiles maîtres pour donner un nouveau champ aux grandes pensées de Raphaël qui, dans la même salle, peignit l’admirable fresque d’Apollon au milieu des Muses et celle non moins remarquable de la Jurisprudence[78].»
Le succès de ces œuvres fut immense, et le pape chargea l’artiste de décorer de la même façon une autre grande salle, dite Salle d’Heliodore de la plus importante des fresques lesquelles, en outre du Châtiment d’Heliodore, représentent la Messe de Bolsène, Attila et la Délivrance de saint Pierre. La salle de Charlemagne et la salle de Constantin furent également ornées de grandes peintures dues à Raphaël, mais aidé de ses nombreux élèves[79]; car, surchargé de travaux, pour ces grandes compositions, le plus souvent dès lors, il se bornait à dessiner des cartons que les jeunes artistes copiaient sous l’œil du maître. Il en fut de même pour les Loges qui sont des galeries ouvertes à trois étages autour de la première cour du Vatican, et servent de communication pour plusieurs chambres pendant le conclave. Léon X, qui avait succédé à Jules II comme pape, ne témoignait pas à Raphaël moins d’affection que celui-ci; ce fut par son ordre que l’artiste, après avoir terminé la salle de Charlemagne, s’occupa des Loges dont la décoration se fit rapidement grâce au zèle du maître et à l’empressement laborieux des élèves, heureux de lui témoigner ainsi leur reconnaissance; car il était pour tous plein de bonté, de sollicitude affectueuse, tout en conservant cet air d’autorité nécessaire au respect et qui se concilie très-bien avec la douceur et l’aimable condescendance. «Entre ces jeunes gens venus non-seulement de toutes les contrées de l’Italie, mais de tous les pays de l’Europe, dit Vasari, il avait su établir une telle concorde que jamais l’ombre d’une jalousie ne parut les diviser. Sa complaisance à les initier aux mystères de son art était admirable et l’on sentait à son langage qu’il les aimait comme ses enfants. Aussi lorsqu’il sortait de chez lui pour se rendre auprès du pape, qui l’avait nommé l’un de ses camériers ou gentilshommes de la chambre, il était entouré ou suivi de ses élèves au nombre de cinquante tous jeunes gens intelligents et vaillants qui lui formaient un brillant cortége.» On raconte qu’un jour, suivi de cette nombreuse jeunesse, Raphaël, allant aux Stanze se rencontra avec Michel-Ange se rendant solitairement à la chapelle Sixtine.
«Vous marchez avec une grande suite comme un général», dit Michel-Ange sur le ton un peu ironique.
—Et vous, vous allez seul comme le bourreau! répondit vivement Raphaël.
Cependant, malgré la différence des caractères et du genre de vie des deux artistes, et cette espèce de rivalité régnant entre eux, on aime à voir qu’ils se rendaient justice. Raphaël témoignait en toute circonstance de son admiration pour le génie de Michel-Ange qui, moins expansif, savait à l’occasion cependant se montrer impartial et loyal, en voici la preuve: «Raphaël d’Urbin, dit Cinelli, avait peint pour Agostino Chigi, dans l’église Santa-Maria-della-Pace, plusieurs grandes figures représentant des prophètes et quelques sibylles, pour lesquelles il avait reçu en à-compte une somme de 500 écus. Le travail terminé, il réclama du caissier d’Agostino le complément du prix auquel il estimait son œuvre. Grand fut l’étonnement du caissier qui croyait la somme payée déjà très suffisante, et il ne répondit rien.
«Faites estimer mon travail par un expert, dit Raphaël et vous verrez si ma réclamation est exagérée.
—Volontiers, répondit Giulio Borghesi (le caissier), qui se rendit aussitôt chez Michel-Ange à qui tout d’abord il avait pensé pour cette expertise, espérant sans doute que la décision du Florentin serait influencée par la rivalité ou par quelque autre sentiment moins honorable. Mais il fut bien déçu. Michel-Ange se rendit à l’église de la Pace avec Borghesi. Celui-ci, le voyant contempler en silence une des sibylles, l’interpella en disant:
«Eh bien, maître, qu’en pensez-vous?
—Cette tête, répondit Michel-Ange, vaut cent écus.
—Et les autres? demanda Borghesi désappointé.
—Les autres ne valent pas moins.
«Outre le caissier, il se trouvait d’autres personnes présentes à la scène qui la racontèrent à Agostino Chigi. Ce dernier, lorsque son caissier fut de retour, lui donna l’ordre de porter à Raphaël cent écus pour chacune des cinq têtes, en outre de la somme précédemment donnée en disant: «Va remettre cela à Raphaël en payement des têtes, et sois gracieux avec lui de façon à le satisfaire, car s’il voulait encore me faire payer les draperies, nous serions ruinés.»
En outre de ses grandes compositions, Raphaël a fait des portraits fort admirés dont plusieurs se voient au Louvre, et des tableaux de chevalet la plupart d’un prix inestimable parce qu’ils sont tout entiers peints de sa main. Notre Musée possède entre autres chefs-d’œuvre le Saint-Michel vainqueur du démon, la belle Jardinière, la Vierge au Voile et la Vierge de François Ier ou Sainte Famille. «La Vierge de François Ier, dit M. Ch. Clément, passe avec raison pour l’ouvrage le plus parfait de Raphaël dans ce genre. Il est impossible en effet d’imaginer une composition plus riche, plus pleine, plus heureuse, des types plus purs et plus variés, une exécution plus irréprochable, plus soutenue, plus soignée dans les moindres détails... C’est là une de ces œuvres où l’étude fait sans cesse découvrir de nouvelles beautés, et, quoique la couleur locale n’en soit pas agréable, la Vierge de François Ier est une de ces créations, où l’artiste a eu le bonheur de réaliser sa pensée d’une manière complète.»
A Dieu ne plaise que je veuille contredire l’éminent critique moi qui ne fais jamais une visite au Louvre sans m’arrêter quelques instants devant la merveilleuse toile de Raphaël pour admirer le bonheur de la composition, la beauté des lignes, la suavité et la pureté des contours, la noblesse des types et la force des expressions. Pourtant, s’il m’est permis de le dire sans témérité, je voudrais quelque chose de plus dans cette admirable scène qui ne me paraît point assez au-dessus de l’humanité. Si élégants que semblent ces anges, je ne suis pas sûr qu’ils soient descendus du ciel, et cette Vierge, dans sa beauté noble et même un peu fière, me paraît plutôt une Matrone illustre, une Cornélie royale, que la divine Mère au pur et doux visage transfiguré par l’amour céleste. Les deux enfants, si délicieusement modelés, sont trop des enfants ordinaires, en particulier celui qui s’élance du berceau et auquel M. Ch. Clément lui-même reproche «un caractère académique qu’il serait inutile de contester.»
On ne peut se le dissimuler, à cet incomparable artiste il a manqué pour être complet, pour être l’idéal du peintre religieux, non pas la conviction profonde, mais la force de volonté, la sagesse résolue et pratique qui mît toujours la conduite en harmonie avec la sévérité des principes. Au comble de la gloire et de la félicité, dans la fleur de la jeunesse, beau, riche, favorisé de tous les dons du ciel et de la terre, et par là même entouré de mille séductions, Raphaël paraît-il, quoique porté à la vertu et convaincu qu’il devait l’exemple alors que tous les regards étaient fixés sur lui, ne sut pas toujours résister à l’attrait du plaisir. Et peut-être ainsi, pour son malheur et pour le nôtre, ne ménageant pas assez ses forces, si continuellement épuisées par la dévorante activité d’un travail sans trève, il se vit arrêté presque à la moitié de sa magnifique carrière. Quel sujet d’éternel regret!
Toutefois, on aime à pouvoir le dire pour l’honneur de sa mémoire et en s’appuyant de témoignages positifs, la cause de sa mort ne fut pas celle que, d’après une regrettable tradition, ont rapportée trop de biographes. Voici les renseignements communiqués à ce sujet par un contemporain (Missirini) à Longhena et publiés par celui-ci: «Raffaello Sanzio était d’une nature très distinguée et très délicate; sa vie ne tenait qu’à un fil excessivement tenu quant à ce qui regardait son corps, car il était tout esprit, outre que ses forces s’étaient beaucoup amoindries, et qu’il est extraordinaire qu’elles aient pu le soutenir pendant sa courte vie. Un jour qu’il se trouvait à la Farnésine, il fut mandé par le pape. Craignant d’être en retard, il hâta le pas, et par suite d’une marche rapide, arriva tout en sueur au Vatican. Dans la vaste salle où il s’entretenait avec le pape de la fabrique (construction) de St-Pierre, il ne tarda pas à se refroidir, et pris d’un soudain malaise, dut promptement se retirer. A peine rentré chez lui, il se mit au lit et une fièvre pernicieuse l’emporta en peu de jours.»
Dès les premières atteintes du mal, il ne s’était pas fait illusion sur sa gravité; aussi témoignant hautement de son repentir pour les égarements auxquels nous avons fait allusion, il attendrit ses amis, ses nombreux élèves par la fermeté de sa mort chrétienne, heureux de la bénédiction du pape qui vint le visiter sur son lit de douleur. Par son testament, il exprimait le désir d’être enterré, comme il le fut en effet, dans une des chapelles du Panthéon, et pour l’entretien et le service de la chapelle, il léguait spécialement une somme de 1,000 écus. Après sa mort, son corps fut exposé dans la salle qui lui servait d’atelier et où se voyait son dernier tableau, la Transfiguration.
Ses funérailles furent des plus solennelles comme des plus touchantes. «Sa bienveillance avait désarmé la jalousie, dit Calcagnini (son contemporain); sa nature douce, aimable, sympathique, lui avait gagné tous les cœurs. Aussi sa mort causa-t-elle des regrets unanimes et un deuil public. Le peuple de Rome suivit ses restes comme il devait faire plus tard pour Michel-Ange et la foule, si indifférente d’ordinaire aux évènements de cette nature, paraissait douloureusement émue.» Ses élèves qui savaient ce qu’ils perdaient, ses amis se montraient inconsolables, et l’un d’eux Castiglione écrivait à sa mère: «Je me trouve en bonne santé, mais il me semble que je ne suis pas dans Rome puisque mon pauvre Raphaël n’y est plus. Que son âme bénie soit au sein de Dieu!»
[77] Ch. Clément:—Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël.
[78] Vies des Peintres Italiens.
[79] La salle de Constantin, sauf deux figures, ne fut peinte qu’après la mort de Raphaël, mais par ses élèves et d’après ses dessins.
REMBRANDT (VAN RYN)
SON HISTOIRE OU SA LÉGENDE
I
Par la toute-puissance de cette fée qu’on appelle l’imagination, reculons en arrière de deux siècles et transportons-nous dans l’atelier de Rembrandt qu’on pouvait bien mieux que le Guerchin appeler le magicien de la peinture. Dans cet atelier où l’on pénètre comme dans une cave, un jour oblique, tombant d’une seule croisée latérale, éclaire vivement le milieu de la pièce, dont le clair-obscur ou l’ombre complète envahissent la plus grande partie. Au milieu du cercle lumineux, devant une table où se voient les apprêts d’un frugal repas, deux personnages sont assis, un homme et une femme.
De la femme, il ne faut rien dire; la fraîcheur de la jeunesse a pu naguère la parer de quelque attrait; aujourd’hui ce n’est qu’une lourde et commune flamande, dans laquelle les grâces n’ont point à craindre une rivale.
L’autre personnage, au premier coup d’œil, semblerait le digne pendant de la Virago. Un méchant bonnet de coton, qui ne fut pas plongé la veille dans les eaux lustrales, s’aplatit négligemment sur sa chevelure grisonnante et plus qu’en désordre; une espèce de surtout, de veste, de houppelande ou plutôt je ne sais quel vêtement étrange qui n’a plus ni nom, ni forme, ni couleur, l’habille au hasard et relève peu majestueusement ses traits qui ne brillent pas par la distinction. Le nez saillant, les lèvres épaisses, les joues pendantes et qui se prononcent dans un ovale irrégulier, donnent au personnage l’air d’un artisan vulgaire; mais, dans ces traits en apparence grossiers, un observateur attentif sait découvrir d’admirables finesses. Le front élevé et large, le regard sérieux révèlent la supériorité d’une haute intelligence, et l’on s’étonne moins que ce soit là l’original du portrait qu’on voit suspendu à la muraille et qui nous montre cet élégant cavalier, dont la figure jeune et vermeille, avec ses carnations lumineuses, ressort si vivement grâce à sa riche toque de velours et à son pourpoint de même étoffe.
Ce portrait est celui de Rembrandt et le bizarre personnage assis devant la table, c’est encore le grand artiste, mais vieilli par le travail et les années.
C’est l’heure du repas, un repas peu fait pour tenter les gastronomes. Quelques harengs saurs, maigres surtout pour la Hollande, un reste de fromage dont le rat de la fable eut détourné dédaigneusement le museau, voilà le menu du festin, et, dit la chronique qui exagère sans doute, l’ordinaire du logis. L’artiste y fit honneur cependant, mais en quelques minutes et en homme pressé de se remettre à la besogne.
Sur un signe, tous les débris du repas, ainsi que les assiettes et les verres, disparurent avec la ménagère; Rembrandt s’arma d’un tampon chargé d’encre pour toucher une planche de cuivre placée sur une presse voisine; car il tirait lui-même les épreuves de ses gravures dont, calculateur habile, tantôt par la variété savante des teintes, tantôt par quelques égratignures ou le degré plus ou moins avancé du travail, il faisait autant d’originaux.
Il achevait de tirer la seconde épreuve, quand on frappa discrètement à la porte qui, fermée toujours avec précaution par le maître, ne s’ouvrait pas au premier venu. Il reconnut la main qui frappait, car il s’empressa de pousser le verrou pour laisser entrer le visiteur, un tout jeune homme, que Rembrandt accueillit avec un certain sourire familier aux gens de commerce, en disant:
—Eh bien, as-tu fait de bonnes affaires aujourd’hui?
—Assez, père.
—Ils ont mordu à l’hameçon?
—Merveilleusement. Comme vous me l’aviez ordonné, je me suis présenté chez les amateurs en enfant prodigue, ne montrant qu’à la dérobée vos belles épreuves que je disais avoir emportées à votre insu, mais par ce motif exigeant le double du prix ordinaire. On me l’a donné sans débat, à la condition que je continuerais le manége à mes risques et périls. Voici l’argent.
Rembrandt tendit sa main bientôt remplie par les florins qu’il comptait avec cette joie morne et ce regard indéfinissable de l’avare.
—Fort bien, garçon, dit-il à son fils. Tu as plus d’esprit encore que je ne pensais, et si l’étoffe manque pour faire un artiste, tu feras un excellent marchand. Va déjeuner, ta mère t’attend.
Et le jeune homme sortit.
Quelles leçons d’un père à son fils, s’il est vrai, s’il est possible que Rembrandt n’ait pas reculé devant ces tristes moyens de spéculation!
Son imagination du reste était féconde en expédients pour faire hausser le prix de sa marchandise, malgré l’abondance des produits. Ainsi, pour tenir en éveil la curiosité des amateurs, il variait à l’infini, comme nous l’avons dit, le caractère de ses planches. Quelques-unes aussi sont datées de Venise qu’il n’avait pas vue, à ce qu’on croit. Sans cesse, il annonçait son départ, menaçant de quitter sa patrie pour un motif ou pour un autre, et les amateurs aussitôt d’accourir et d’acheter coûte que coûte.
Mais il s’avisa d’un stratagème bien autrement étrange et digne de l’Israélite le plus retors. Après quelques jours d’une absence apparente, tout à coup une triste nouvelle circule dans La Haye et consterne les amateurs.
—Rembrandt est mort, répète-t-on de tous côtés.
—Est-il vrai?
—Trop vrai! on le tient de sa femme elle-même! Un malheur immense pour l’art! car, dans la force de l’âge et à l’apogée de son talent, quels chefs-d’œuvre il nous promettait encore! Laisse-t-il quelques tableaux?
—Quelques-uns sans doute et des gravures. Mais les amateurs ne manqueront pas et je crois qu’on fera bien de se presser.
—Vous avez raison, on peut toujours faire visite à la veuve, par politesse.
Et les amateurs de se diriger vers la demeure de Rembrandt où l’on trouve la veuve en vêtements lugubres, la larme à l’œil, occupée toutefois à disposer les tableaux et dessins pour la vente prochaine où tout fut enlevé à la surenchère et au quadruple du prix ordinaire. Les moindres ébauches, balayures d’atelier, furent disputées avec acharnement. Bref, on fit maison nette.
Or, quelques jours après, un desdits amateurs, assez connu de l’artiste, jetait, en passant, sur la maison en deuil un regard mélancolique, quand soudain, à l’une des fenêtres, il aperçoit Rembrandt lui-même, aussi bien portant que jamais, la mine florissante et qui lui sourit d’un air un peu narquois.
L’autre n’en croit pas ses yeux qu’il se frotte à deux reprises dans l’éblouissement de cette résurrection inattendue.
Pensant rêver, il entre dans la maison et se trouve face à face avec le prétendu défunt, auquel il ne peut s’empêcher de dire:
—Ah bien! on vous croyait mort!
—Pas tout à fait, répondit Rembrandt, d’un air malicieusement bonhomme. Pour un revenant, j’ai encore une mine honnête, n’est-ce pas?
—Heuh! vous ne ressemblez guère à un convalescent. La maladie ne vous a pas fait maigrir. Mais! c’était donc une plaisanterie, une mort pour rire?
—Un joyeux tour, hein, et bien imaginé?
—Pas pour les amateurs, grommelait entre ses dents le visiteur.
—Bah! bah! ils prendront leur revanche, un jour ou l’autre. Ils ont trop d’esprit d’ailleurs pour se fâcher. Vous, par exemple, cher monsieur, vous ne m’en voulez pas certainement et vous êtes ravi que je ne sois pas encore enterré. Allons, pas de rancune et donnez-moi la main?
—Sans doute, sans doute, murmurait l’honnête compatriote de Rembrandt, c’est fort heureux; mais la plaisanterie me semble un peu forte.
—Au revoir, mon cher monsieur, au revoir; et l’avare, riant dans sa barbe, fermait sa porte, tandis que l’amateur courait répandre la nouvelle parmi ses confrères.
Le caractère excentrique de Rembrandt et surtout son talent firent accepter de bonne grâce cette mystification que la morale pourrait qualifier plus sévèrement, et qui, de nos jours, avec une police moins complaisante, conduirait tout au moins son auteur sur les bancs de la correctionnelle.
La lésinerie de Rembrandt, au reste, était chose connue et dont s’égayait la malice de ses élèves, parmi lesquels on comptait Gérard Dow, Van Eyckout, Flinck, etc. Les jeunes gens s’amusaient, dit-on, à peindre des monnaies d’or ou d’argent sur de petits cartons qu’ils semaient ensuite dans l’atelier, bien certains que le maître ne manquerait pas de se baisser pour les ramasser. Et alors les espiègles de rire et Rembrandt de rire lui-même, ce qui valait mieux que de se fâcher. Mais il eût été plus sage encore de profiter de la leçon pour se corriger, et, au lieu d’entasser florins sur florins, de vivre comme Rubens, en artiste et en gentilhomme.
Rembrandt, au contraire, fuyait les réunions choisies, se plaisait dans la familiarité de gens vulgaires, donnant pour excuse que: «quand il voulait se distraire, il cherchait non le bel esprit mais la liberté.»
Avec cette manière de vivre, l’artiste put amasser une fortune considérable, mais à quel prix! et qu’il est triste de voir, sous la tyrannie de cette honteuse faiblesse, se traîner misérablement jusqu’à la fin une existence qui pouvait être si noblement remplie. Qu’importent les richesses au milieu de ces privations imposées par la sordide avarice! Puis, qui dira les terreurs et les désolations de l’agonie au moment de dire adieu pour toujours à ce cher trésor si laborieusement amassé, devant la tombe entr’ouverte et les menaces de l’éternité? Qui saura les angoisses de cette heure suprême et l’inquiétude poignante du compte à rendre alors qu’il faut comparaître devant le juge inexorable les mains vides, vides de bonnes œuvres, quand on a laissé derrière des coffres qui sont si pleins?
Après cela, que Rembrandt, homme de génie, fût merveilleusement doué comme artiste, qu’il ait eu de l’or au bout de son pinceau, de l’or sur sa palette, qu’il ait fondu pour ainsi dire, profond alchimiste, à l’aide du prisme, un rayon de soleil dans le mélange de ses couleurs! Que nul ne l’égale pour le piquant des effets, pour les jeux de la lumière et la magie du clair-obscur, cela n’est douteux pour personne et l’on ne peut trop admirer en lui la réunion au degré le plus éminent de ces rares et précieuses qualités. On doit faire ses réserves toutefois. Rembrandt abuse de son procédé même; si l’on ne peut détacher ses regard de certains effets d’une vérité saisissante, les Philosophes, par exemple, il épaissit quelquefois tellement les ombres que les personnages s’en dégagent à peine, ainsi les pèlerins d’Emmaüs. Puis, les qualités d’un ordre supérieur, la noblesse des formes comme celle de la pensée manquent trop chez Rembrandt. Les expressions sont vives, profondes, originales; on sent dans les personnages, avec un souffle de vie énergique, je ne sais quelle mystérieuse poésie, grâce à cette atmosphère vague, à la fois éblouissante et sombre, dans laquelle flottent les figures; mais l’âme vulgaire du peintre semble se refléter dans son œuvre par le dédain des formes épurées, par le mépris de toute élégance, par la préférence du modèle trivial, même pour les types les plus saints et les plus augustes. Voyez son Christ dans les pèlerins d’Emmaüs. Et le bon Samaritain dans ce tableau qu’un artiste de nos amis qualifie avec esprit: une scène de maréchal-ferrant! Quoi de plus grotesque que l’énorme turban dont s’est coiffé le principal personnage au profil si peu noble! Dans les costumes, au reste, la bizarrerie de Rembrandt tourne souvent à la mascarade, mais tout passe grâce aux sorcelleries de son pinceau. On sait que le grand artiste ne se piquait pas de draper à la romaine. Il avait dans ses armoires de vieilles hardes, des armures rouillées, des débris en tous genres et il appelait par moquerie toute cette friperie: Mes Antiques. On regrette, dans les plus merveilleux chefs-d’œuvre, les écarts de son mauvais goût. Ainsi, dans la délicieuse petite toile du grand salon au Louvre, cette perle des perles, et dont l’œil ne se détache jamais sans effort, une des figures fait véritablement tache par sa difformité. Et pourtant devant cette étonnante peinture, on ne peut résister à la fascination; un miracle du génie fait oublier cette espèce de verrue plaquée comme à plaisir sur cette merveille et l’on resterait là de longues heures en contemplation comme devant ces splendides portraits où l’artiste se déploie avec toutes ses magnifiques qualités sans presque aucun de ses défauts.
II
Ces pages étaient écrites et depuis assez longtemps déjà, lorsque nous avons lu la biographie de Rembrandt, par M. Ch. Blanc. Le savant et intelligent auteur de l’Histoire des Peintres, en s’appuyant de pièces récemment découvertes, déclare calomnieuse cette accusation d’avarice sordide qui pèse si lourdement sur la mémoire de Rembrandt. On ne peut que savoir gré à M. Ch. Blanc, de son zèle à réhabiliter la mémoire du glorieux artiste et s’applaudir avec lui de sa trouvaille. Mais, quoique ces documents nouveaux méritent grandement considération suffisent-ils pour la complète justification de l’illustre Flamand? J’éprouve quelque doute à cet égard. Il reste toujours à expliquer comment s’est établie cette opinion si accréditée et si fâcheuse pour l’honneur de Rembrandt, opinion adoptée successivement par tous les biographes et qui maintenant ne serait plus cependant qu’une odieuse et absurde légende. Pour que le lecteur puisse se prononcer en connaissance de cause (le procès en vaut la peine, un procès à la gloire), donnons, après l’accusation, le plaidoyer, c’est-à-dire un passage intéressant emprunté au sérieux travail de M. Blanc:
«On a dit et répété que Rembrandt était avare... Mais ces accusations, légèrement lancées par Houbraken, et qui depuis ont été grossièrement amplifiées jusqu’au roman, sont démenties et par les lettres autographes de Rembrandt, et par divers actes. En lisant ces lettres[80] et ces actes, il est impossible de croire que ce grand homme ait ouvert son cœur à l’ignoble passion de l’argent, du moins à la façon des héros de Plaute et de Molière... Rembrandt était si peu ménager de son argent, qu’on lui voyait pousser dans les ventes publiques à des prix fous les estampes rares, les belles épreuves, les dessins ou les tableaux des anciens peintres, ou même de ses confrères, et cet emploi de sa fortune est prouvé par l’inventaire de ses objets d’art, tel qu’il fut dressé en 1656.»
»Rembrandt mourut pauvre malgré sa prétendue avarice. Ayant perdu sa femme Saskia, en 1642, il fut obligé de rendre des comptes à son fils Titus, qui était mineur. Mais toute sa fortune se trouvait représentée par des objets d’art, et la guerre dans laquelle la Hollande était engagée contre l’Angleterre, avait déprécié ces sortes de valeurs. Possesseur d’une maison située dans le Breestraat (quartier des Juifs), à Amsterdam, Rembrandt fut exproprié par le subrogé-tuteur de son fils; mais les circonstances étaient si désastreuses que l’on dut ajourner la vente de sa maison, faute de trouver un seul acquéreur. Quant à ses collections de tableaux, d’estampes, de dessins, de bronzes, de plâtres, d’armes et de costumes, elles furent inventoriées et vendues à l’encan par la Chambre des insolvables, et ne produisirent guère plus que les sommes dues par Rembrandt à divers créanciers dont le principal était le bourguemestre Corneille Witzen. Après la vente de ses portefeuilles, Rembrandt se retira sur le Rosengracht (quai des Roses), à Amsterdam. Il y vécut avec une jeune paysanne qu’il avait épousée en secondes noces et de laquelle il eut deux enfants, qui furent ses uniques héritiers, son fils Titus étant mort avant lui. Ainsi tombent ces accusations d’avarice dont on a noirci la mémoire de Rembrandt. Avare! si ce grand homme l’eût été, il n’aurait pas dépensé sa fortune en objets d’art, il ne se serait pas laissé entraîner, dans les ventes, à des enchères fabuleuses; il n’aurait pas été saisi, exproprié; il ne serait pas mort insolvable!»
Ainsi s’exprime M. Ch. Blanc avec une véhémence d’expressions qui s’explique par le généreux sentiment qui l’inspire. Mais ne s’exagère-t-il pas, dans sa sympathie pour cette illustre mémoire, la portée des actes qu’il invoque et que nous n’avons pas malheureusement sous les yeux. En résulte-t-il bien que Rembrandt est mort tout à fait pauvre, est mort insolvable? N’est-ce pas aller loin? N’est-ce pas vouloir trop prouver? L’existence de cette riche collection de Rembrandt est-elle un fait bien attesté, bien avéré ou sa dépréciation serait-elle suffisamment justifiée par les circonstances qu’on allègue? Graves questions! Faudrait-il s’étonner enfin que Rembrandt eût eu le malheur d’un si triste défaut, d’une si misérable faiblesse, alors que ses œuvres en général, prodigieuses, merveilleuses, au point de vue de l’art, de l’art matériel surtout, ne trahissent guère chez l’homme de génie une grande élévation d’âme, de cœur, de pensée, par l’insuffisance ou la vulgarité des expressions, par la trivialité ou la bizarrerie des types si chers à l’artiste même dans les sujets où la nature humaine ne devait nous apparaître qu’ennoblie, agrandie, transfigurée?
Reconnaissons toutefois, fut-ce au risque de paraître nous contredire nous-même, que cette tradition, si fâcheuse pour la gloire de Van Ryn, peut fort bien aussi n’avoir eu pour fondement qu’une méchante rumeur, une misérable calomnie mise en circulation d’abord par les envieux ou seulement les oisifs et les bavards, et acceptée bénévolement et propagée ensuite et amplifiée par la crédulité maligne et moutonnière du vulgaire. Dans ce cas, l’illustre Flamand deviendrait un exemple de plus de la terrible vérité de cette trop fameuse parole: Calomniez! calomniez! il en restera toujours quelque chose! Malheureusement, dans la plupart des circonstances, comme dans celle-ci, ce n’est point seulement quelque chose qui reste, mais la calomnie tout entière qui subsiste et souvent même va toujours croissant et se fortifiant, comme le monstre aux cent bouches et aux cent yeux chanté par Virgile:
Accrescit vires eundo.
[80] Ces lettres ne pourraient en aucun cas faire autorité, car l’Harpagon, le plus Harpagon, s’avoue-t-il, se croit-il même jamais avare?
III
Une circonstance a retardé la publication de cet article à l’impression[81] déjà, quand a paru, dans la Revue des deux Mondes, un important et intéressant travail sur le même sujet et signé d’un nom qui fait autorité. Nous l’avons lue, cette étude, ou plutôt dévorée, en remerciant, à part nous, l’auteur, M. Vitet, de tout ce qu’il a mis dans ces belles pages, écrites comme il sait écrire, de chaleur communicative, d’observations fines, de judicieux aperçus, de science consommée. Nous avons regretté seulement que l’art pur ou l’esthétique tînt trop de place peut-être dans cette éloquente dissertation. Puis, nous, le grand admirateur de Rembrandt, nous serions tenté cependant de trouver que l’éminent critique ou plutôt le panégyriste, va trop loin dans l’éloge du Flamand, car il arrive à transformer en qualités même les défauts. En voici la preuve:
«..... Ce n’étaient pas les formes, mais la lumière qu’il idéalisait. Il avait pour les formes la plus parfaite indifférence, et les prenait telles qu’il les rencontrait; je ne sais même si sa prédilection n’était pas pour les moins élégantes, les moins nobles et les moins pures. Le hasard seul ne l’aurait pas conduit, surtout quand il peignait des femmes, à des modèles presque toujours laids. Il y mettait du sien évidemment et recherchait de préférence les êtres les plus disgraciés.
«..... Dans ses traductions des Saintes Écritures, il se place en dehors de toute tradition, supprime, ajoute, invente comme il lui plaît tels ou tels personnages, prête à ceux-ci des attitudes, à ceux-là des costumes grotesques, toujours de fantaisie. Le spectateur est dérouté. Qu’a-t-il devant les yeux? ce petit homme souffreteux, d’un type si misérable, d’une expression si basse; est-ce donc le divin Sauveur? Ces rustres, ces bohémiens déguenillés, sont-ce les saints Apôtres? Et faut-il voir le groupe des saintes femmes dans ces disgracieuses commères?»
Après de telles prémisses, critique trop motivée, qui pourrait s’attendre à cette conclusion si hasardée, si étrange et que nous ne saurions accepter malgré notre estime pour un tel juge:
«Ne vous rebutez pas! sous ces travestissements il y a je ne sais quoi de touchant, de profond, d’onctueux, de tendre. Que ce Samaritain est charitable! Que cet enfant prodigue est repentant! Que ce père lui ouvre bien son cœur! Que de compassion, que de larmes, dans ces gestes, dans ces mouvements, surtout dans ces jets de lumière! (Ceci nous semble un peu singulier, et même pour nous tourne au logogriphe!)
«..... Pour peu qu’on pénètre au-delà de cette écorce inculte, presque difforme, qui trop souvent nous cache ses pensées, on découvre en lui la puissance et parfois les éclairs d’un Shakespeare. Si, dans les sujets religieux, il trouble nos habitudes, s’il déconcerte nos souvenirs en s’abaissant au trivial, que de fois il s’élance et nous entraîne au pathétique! Seulement, c’est toujours son grand moyen d’effet, c’est-à-dire la lumière qui produit chez lui l’expression.»
Nous n’avons point, hélas! des yeux si perspicaces et ce don de seconde vue qui permet de découvrir dans un rayon de soleil de telles vertus!
M. Vitet, on le comprend, s’empresse d’adopter la thèse de M. Charles Blanc et n’admet pas comme fondé le reproche d’avarice qui pèse sur la mémoire de Rembrandt. Il s’appuie sur les mêmes motifs et reproduit presque dans les mêmes termes les affirmations de l’autre écrivain. Bien qu’assurément l’opinion d’un homme si sérieux soit à nos yeux d’un grand poids, elle ne saurait empêcher que nos doutes subsistent au moins en partie. Certaines phrases du critique, à la vérité, ne semblaient guère de nature à faire cesser nos perplexités.
«On cherche de nos jours à disculper Rembrandt, à le laver de ces accusations de sordide avarice que de crédules historiens lui avaient prodiguées. Je crois qu’on a raison; on peut affirmer du moins que Rembrandt ne thésaurisait point, puisqu’il est mort dans la misère. La passion des gravures, des statues, des tableaux, des armes, des costumes, lui fit faire des folies; il s’endetta si bien que la vente de sa collection, faite de son vivant, ne lui laissa pas de quoi vivre, pas même de quoi acheter un cercueil. Il n’en est pas moins vrai que, dans le cours de sa vie, il gagna des sommes prodigieuses et ne cessa d’évaluer à poids d’or chaque minute de son temps.»
On remarquera cette phrase d’autant plus significative, à notre avis, que le critique avait dit, quelques lignes plus haut, des peintres flamands en général:
«..... Quand on aime les gens, on craint de divulguer un de leurs gros défauts. Quel est donc ce secret? Ils aimaient trop l’argent. Un certain goût de lucre naturel au pays, une sorte d’émanation de l’esprit commercial régnaient à des degrés divers dans tous les ateliers.»
L’avarice de Rembrandt eut donc été seulement de la cupidité. Mais ne concilierait-on pas mieux encore les faits nouvellement mis en lumière par MM. Ch. Blanc et Vitet avec l’opinion si universellement adoptée par les biographes sur la lésinerie du Flamand, en admettant, ce qui n’est pas rare, qu’il fut tout à la fois avare et prodigue. Ne voit-on pas, tous les jours, chez certaines gens, des défauts qui semblent, au premier coup d’œil, contradictoires, vivre en parfait accord? On est parcimonieux, dans ce qui vous est indifférent ou touche seulement autrui; mais on ne compte plus, dès qu’il s’agit de sa satisfaction personnelle et d’une passion favorite.
Maintenant si l’on s’étonnait de nous voir insister sur ce point et suspendre encore notre jugement, quand nous serions trop heureux que cette illustre mémoire pût sortir victorieuse du débat, nous répondrions: d’abord il s’agit de la vérité historique, de la tradition que, de nos jours, on est trop porté à mettre, même à la légère, en question. Puis de la vie de Rembrandt, telle que nous l’a transmise cette tradition, résulte une grande leçon, une moralité importante; à savoir que le génie n’est pas la vertu, n’est pas le seul et principal mérite. S’il ne s’appuie que sur sa propre force, s’il ne peut compter, pour lui venir en aide et le protéger contre les écarts de son orgueil ou de ses passions, sur une puissance supérieure, ce grand artiste, ce grand poète, cet homme d’une intelligence sublime, il court grand risque de déchoir un jour ou l’autre jusqu’à ces misérables faiblesses qui suffisent pour faire contre-poids aux plus éclatants triomphes, pour obscurcir la gloire de la plus brillante destinée.
[81] Cette étude fut publiée dans la Revue du Monde Catholique. (Palmé, éditeur.)
IV
Post-Scriptum.—Après la publication de cet article, nous reçûmes de M. Vitet une lettre que le lecteur nous saura gré de ne pas garder pour nous seul. Elle nous a paru intéressante au point de vue de la discussion, en même temps qu’elle fait honneur aux généreux sentiments de celui qui l’écrivait. C’était donc un motif de plus pour nous de la publier, malgré quelques compliments à notre adresse.
Rocquigny, par la Capelle (Aisne) 15 Août.
«Monsieur,
«Si, comme je le suppose, c’est à vous que je dois l’envoi d’un no de la Revue du Monde Catholique, où je trouve des preuves de votre extrême bienveillance, il y aurait de ma part plus que de l’ingratitude à ne pas vous en remercier. Si au contraire l’envoi n’est pas de vous, l’article reste votre ouvrage et mes remerciements subsistent, accompagnés de compliments.
«Je crains que vous n’ayez trop raison contre ce pauvre Rembrandt; mais, dans ces incertitudes j’avoue mon faible pour la maxime: Favores ampliandi: méprise pour méprise, c’est la plus charitable que je préfère accepter.
«Croyez, monsieur, (etc.).
»L. Vitet.»
RICHARD-LENOIR
I
Né le 16 avril 1765, Richard était fils d’un petit cultivateur d’Epinay-sur-Oon, près de Villers-le-Bocage (Calvados). La position de ce digne homme et en général des paysans à cette époque laissait fort à désirer d’après ce que Richard nous apprend du régime de vie habituel:
«La nourriture des domestiques et des hommes et femmes de peine n’était comptée qu’à raison de trois sous par jour; elle se composait, le matin à six heures, d’une soupe appelée caudé; à midi, d’un morceau de galette de sarrasin et de pain noir; enfin pour le souper d’une bouillie de sarrasin. Un cidre très-léger accompagnait ces trois modestes repas[82].
On peut croire, d’après les Mémoires, que l’éducation, dans les campagnes même, se ressentait des influences déplorables qui dominaient alors dans Paris et dans les grandes villes et devaient amener tant de catastrophes. Peut-être aussi, le caractère de l’enfant, porté dès le plus jeune âge et d’instinct à la spéculation, en l’inclinant trop et trop tôt à la préoccupation du gain et d’une fortune à faire, le détournait de pensées d’un ordre plus élevé. On le voit à regret à l’âge de onze à douze ans, par une manœuvre plus coupable qu’il ne le croyait sans doute, dérober une dinde et la cacher en un lieu connu de lui seul pour se ménager à huis clos pendant le carême quelques bons repas au mépris de la loi religieuse sévèrement observée par le reste de la famille. Ce méchant tour, et deux ou trois autres non moins répréhensibles, par exemple le tort considérable fait, pour en bénéficier, au pigeonnier d’un voisin, sont racontés, ce semble, un peu trop le sourire aux lèvres et sur le ton badin, dans les Mémoires qui trahissent des préjugés qu’on ne peut attribuer qu’à une singulière ignorance. La préoccupation fiévreuse des affaires qui, pendant cinquante ans, avait absorbé, passionné cet homme dont le cœur était bon, généreux, affectueux, ne lui avait pas permis même quelques instants de réflexion sur ce qu’il nous importe le plus au monde de bien connaître et de pratiquer; de là dans son livre, des phrases comme celles-ci qui prouvent une telle absence des notions les plus élémentaires de la foi: «J’étais lié d’affaires avec une famille israélite nommée Brandon, braves négociants et assez philosophes. Aussi quoique ce fût un Vendredi-Saint, nous venions d’entamer par avance le jambon de Pâques, et nous ne nous étions pas montrés plus scrupuleux les uns que les autres.»
Ailleurs encore nous lisons: «Je louai alors au gouvernement un hôtel situé rue de Thorigny, au Marais... Quoiqu’il fût somptueux encore, je fis monter mes mulgenies dans les brillants salons où l’ancien propriétaire (l’Archevêque de Paris), étonnait par son luxe et dans lesquels le travail, l’ordre et l’industrie allaient remplacer désormais le faste et la paresse.»
Feu Dulaure, aveuglé par la fausse science pire encore que la complète ignorance, n’aurait pas mieux dit. Ces citations, qu’il semble inutile de multiplier, suffisent à prouver ce que j’affirmais plus haut. On comprend ainsi que Richard, au début de sa carrière de négociant, ne se soit pas fait scrupule de certains actes, de contrebande par exemple, aussi bien que plus tard de l’achat en commun avec son associé et ami Dufresne-Lenoir de domaines dits nationaux et de biens d’émigrés. Serait-il téméraire de penser que cette spéculation finalement ne porta bonheur ni à l’un ni à l’autre? On en jugera par le récit des faits.
Richard, parti de son village à dix-sept ans et en sabots, vint à Rouen où, pour vivre, il fut contraint d’entrer, comme garçon limonadier, dans un café. Actif, sobre, intelligent, il fit là quelques économies, ce qui lui permit, dans l’année 1786, de se rendre à Paris, but de son ambition; car là, comme tant d’autres pauvres villageois hallucinés par ce mirage de la grande ville, il se croyait assuré d’une prompte fortune. Mais à Paris comme à Rouen, Richard en fut réduit pour subsister à entrer comme garçon dans un café. «Mais, dit un biographe, c’était le café de la Victoire, l’un des plus fréquentés de la rue Saint-Denis. Aux bénéfices de son état, il joignit ceux de quelques petites spéculations lucratives, et compta bientôt dans son épargne une somme de 1,000 francs. Alors il se trouva riche et, ses espérances réalisées accrurent celles qu’il devait naturellement concevoir. Il jeta le tablier blanc, loua une petite chambre dans le quartier des halles, acheta quelques pièces de basin anglais, qui était alors un objet de luxe et de contrebande, et se vit au bout de six mois possesseur d’une somme de 6,000 francs.»
Victime de la mauvaise foi d’un faiseur d’affaires, et un peu aussi de sa téméraire confiance, au bout de quelques mois, non-seulement il avait tout perdu, mais il se voyait emprisonné pour dettes à la Force. La Révolution l’en fit sortir avec beaucoup d’autres, et grâce à son courage, à sa persévérance, à la prudence qu’il avait acquise à ses dépens, sans doute, et qui tempérait son audacieuse initiative, en peu d’années, de 1790 à 1792, non-seulement il avait rétabli ses affaires et payé ses dettes, mais sa position était assez prospère pour qu’il pût acheter le beau domaine du Fayt, près Nemours. Par malheur, la situation du pays à l’intérieur devint telle, par suite du triomphe des anarchistes et des terroristes, que Richard dut suspendre ses spéculations et même quitter pour un temps la capitale, après un évènement qui pouvait avoir pour lui les suites les plus graves et fait d’ailleurs grand honneur à son caractère. Bien qu’étranger et même assez indifférent à la politique, Richard jugeait des choses en honnête homme.
«Quoique je fusse très-bien vu à ma section, dit-il, je n’étais pas maître de retenir parfois l’impression de dégoût que m’inspirait une grande partie de nos gouverneurs de second ordre, et je ne raisonnais pas toujours la manière d’exprimer mon opinion. Un soir, je jouais aux dominos, au café, avec un membre du comité du salut public; c’était le marchand de beurre dont j’ai parlé. Je tournais le dos à la rue, Mazie lui faisait face; il voit passer dans la rue Monconseil un notaire de ma connaissance, fort digne homme et père de famille.
«En voilà un qui fait bien de se promener, dit-il avec un sourire infâme, en posant son double-deux; dans sept jours, il aura craché dans le grand panier.»
»Sa phrase n’était pas encore achevée que déjà je lui avais appliqué un vigoureux soufflet; il en demeura tout étourdi. Je me levai alors, tremblant de colère et d’horreur, et je quittai le café sans mot dire.
»Après m’être promené quelques instants pour dissiper un peu mon agitation, je rentrai chez moi, assez calme en apparence, mais toujours fort inquiet des suites de ma vivacité. Avoir souffleté un honorable membre du comité révolutionnaire, c’était un crime de lèze-nation; cela ne pouvait manquer de me conduire à la guillotine comme un ennemi du peuple, un aristocrate, un infâme modéré.»
La femme de Richard (car il était marié depuis quelque temps), instruite déjà de l’évènement, eut l’air de tout ignorer; et, tranquille de ce côté, Richard, les rideaux tirés, fit ses préparatifs; car, en homme résolu, il comptait se défendre et voulait vendre au moins chèrement sa vie. «Je sortis de mon secrétaire une paire d’espingoles de gros calibre, je les chargeai et posai près d’elles mes papiers indispensables... Tout fut calme cependant jusqu’à minuit. Alors j’entends des voix confuses, et le bruit de la patrouille qui se dirige vers ma maison; on s’arrête à la porte; je saute à bas de mon lit, je ne m’étais pas déshabillé; j’entends monter mon escalier: je saisis mes armes et je m’apprête à faire bonne contenance. Ma pauvre femme s’élance tout en larmes vers moi et m’entoure de ses bras comme pour me protéger.
—Qu’espères-tu faire, mon ami, contre tant de monde?
—Je défendrai bien ma vie, sois tranquille; je ne me sens pas d’humeur à me laisser égorger comme un agneau. Du premier coup de feu, je puis me défaire des membres du comité, je n’aurai pas besoin d’en tirer un second; tous les gardes nationaux me connaissent; je n’ai fait que du bien à la section, personne n’osera m’arrêter.
«Tandis que je parlais, le bruit s’éloignait, on passait devant la porte de mon appartement.» C’était un voisin, un jacobin du nom de Loyse qu’on venait arrêter. Le reste de la nuit se passa tranquillement. Le lendemain, de bonne heure, Richard reçut la visite d’un autre membre du comité, appelé Marquet, qui lui dit:
«Vraiment, vous en faites de belles! heureusement que vous avez des amis. Quoique nous soyons tous bien convaincus au comité que vous avez les sentiments d’un honnête citoyen et d’un bon Français, sans moi, vous étiez arrêté cette nuit; vous n’avez eu que deux voix de majorité. Il faut étouffer l’affaire au plus vite; venez dîner aujourd’hui chez moi où se trouvera Mazie, avec lequel j’aviserai à vous réconcilier. Cet homme est assez bon diable au fond, gonflé surtout de son importance, plus vaniteux et braillard que méchant. N’y mettez point d’amour-propre, vous, la chose en vaut la peine. Vous conviendrez, seulement pour la forme, que vous avez eu tort de lui détacher si lestement le soufflet; sa vanité satisfaite, volontiers il oubliera tout.»
Les choses se passèrent en effet ainsi, grâce à Marquet, le bienveillant amphytrion, et la réconciliation, se fit sans grande difficulté. Mais Richard, dès lors devenu prudent, veilla sur sa langue comme sur ses mains, et la stagnation des affaires ne lui laissant que trop de loisir, il en profita pour faire un voyage dans le Calvados. Pendant son séjour à la ferme de son père, il eut la joie de pouvoir aider celui-ci de sa bourse en le délivrant de graves embarras résultant de la trop grande bonté du vieillard et du malheur des temps. Richard, paraît-il, ne revint à Paris qu’après le 9 thermidor, et c’est alors que commence véritablement pour lui la phase brillante et glorieuse de sa vie de négociant.
[82] Mémoires de Richard-Lenoir, in-8o, 1837.
II
Sa maison déjà comptait entre les plus considérables de Paris, lorsqu’elle prit une nouvelle importance par suite de l’association de Richard avec un autre négociant, du nom de Lenoir-Dufresne. Ils se rencontrèrent pendant l’année 1797, à une vente, et presque spontanément la sympathie mutuelle, la conformité des idées, l’harmonie des caractères forma entre eux une de ces fortes amitiés dont il est peu d’exemples et d’autant plus admirable que, pendant près de dix années, il ne paraît pas qu’elle ait été troublée par le moindre orage. C’est là en vérité presque un phénomène et qui ne peut s’expliquer que par la condescendance réciproque et surtout la générosité naturelle des deux associés, oublieux l’un et l’autre de leur propre intérêt, et ne songeant, chose rare, qu’à faire tourner, chacun au profit de son associé, les succès de la communauté. On conçoit que dans ces conditions, et avec cette parfaite unité de direction, la maison Richard-Lenoir devînt l’une des premières maisons de Paris, de la France même, surtout lorsque les associés purent fabriquer eux-mêmes les marchandises tirées jusque là d’Angleterre et auxquelles on fut bientôt en mesure de faire une redoutable concurrence grâce à une heureuse découverte de Richard.
«Un jour de désœuvrement, dit un écrivain, Richard avait sous la main une pièce de mousseline prohibée. Machinalement d’abord, il la défile; puis, plus attentif, il en compte les fils et les pèse. Il voit avec surprise que huit aunes de mousseline ne contiennent qu’une livre de coton; que ces huit aunes, qui se vendent 80 fr., ne renferment que 12 fr. de matière première. Un simple coup d’œil lui révèle à l’instant qu’il y a là d’immenses bénéfices à réaliser et toute une industrie à créer. Il se promet de doter son pays de cette richesse. Pour mettre à exécution son projet, cependant, il n’a encore ni machines ni ouvriers. Il faut qu’il retrouve d’abord la manière de défiler, puis celle de filer, et enfin le secret des diverses fabrications, et aussi des ouvriers qui le comprennent. Aucun obstacle ne l’arrête. Il enrôle quelques pauvres Anglais à peine instruits des premières notions de l’industrie. D’après les dessins informes de l’un d’eux, il fait construire des métiers par un menuisier à défaut de mécanicien et il installe tout ce bizarre assemblage dans un cabaret vide et la première manufacture de coton commence à fonctionner en France[83].»
Encouragé par ce premier succès, Richard fait fabriquer sans relâche des métiers pour lesquels il improvise des ouvriers et il en remplit plusieurs boutiques qu’il trouve vides. Mais l’espace cependant lui manque. Alors il avise au centre de Paris, rue de Charenton, un ancien grand couvent, domaine national, affecté au ministère de la guerre, mais qui semble abandonné. Par un coup d’audace, il s’y installe en y faisant transporter ses machines, et lorsque le ministre, ébahi à cette nouvelle, envoie pour constater l’usurpation, le commissaire reste stupéfait à la vue de deux cents métiers en pleine activité, et, dans un rapport tout favorable, conclut à ce que, moyennant indemnité, le local soit laissé au courageux industriel. L’évènement fit du bruit à ce point que le Premier Consul voulut visiter lui-même l’établissement. Dans l’admiration de tout ce qu’il avait vu, il félicita vivement Richard, et sur la demande de celui-ci, qui déjà se trouvait à l’étroit, il lui laissa espérer qu’on mettrait à sa disposition un autre domaine de l’État, le couvent des Ternelles, situé de l’autre côté de la rue. Fort de cet appui, Richard fit sa demande au préfet de la Seine, Frochot, et la réponse tardant trop à son gré, il se rend de sa personne chez le préfet qui le reçoit assez froidement, en disant que sa demande ne saurait être accueillie, attendu que l’administration a pour les bâtiments en question d’autres projets. Vainement Richard insiste, moins dans son intérêt que dans celui du pays et de nombreux ouvriers aujourd’hui dans la misère et auxquels la nouvelle industrie va donner du travail et du pain.
—Je vous l’ai dit, c’est impossible, ce local a sa destination.
—Mais, monsieur le Préfet, considérez...
—Cela ne sera pas, ne peut pas être! reprend d’un ton bref et non sans quelque air de hauteur le fonctionnaire.
—Il me faut pourtant cet édifice! répond sur le même ton Richard; avant deux heures, j’en aurai pris possession, fût-ce malgré vous, monsieur le Préfet.
En effet, il sort, rentre chez lui au plus vite, et réunissant tous ses ouvriers, il fait enfoncer les portes, détruire les cellules, monter les métiers et il installe militairement ses ouvriers dans l’ancien couvent des Ternelles, pris d’assaut en quelque sorte. Le procédé était vif, car le Premier Consul, pas plus que l’Empereur plus tard, n’aimait qu’on se jouât à l’autorité de ses agents. Mais grâce à l’intervention de Joséphine, que Richard connaissait et qu’il avait eu soin de prévenir, Bonaparte, très-bien disposé au fond pour le fabricant, s’interposa entre lui et le préfet de la Seine, et couvrit d’un bill d’indemnité ce 18 brumaire industriel! Si je ne me trompe même, les deux bâtiments devinrent, à des conditions toutes léonines, la propriété de Richard, qui vers le même temps fit acheter à son ami Lenoir le magnifique domaine de Malaifre, confisqué en vertu de la loi contre les émigrés. En peu d’années, la fabrication des tissus prit de tels développements qu’il fallut créer dans les départements plusieurs manufactures bientôt non moins prospères que celles de Paris. Mais au milieu de tous ces bonheurs dus à la prodigieuse activité de Richard, à son initiative hardie tempérée au besoin par la prudence de son associé, une grande affliction frappa notre industriel. Dufresne-Lenoir, pour lui devenu plus qu’un ami, devenu comme un frère, lui fut enlevé en quelques jours (avril 1806). Richard, en lui serrant la main pour la dernière fois, promit que la raison sociale resterait la même et que leurs noms ne seraient jamais séparés à l’avenir. Il tint parole et dès lors s’appela Richard-Lenoir.
Si douloureuse que lui fût la mort de son associé, il ne se laissa point abattre, et, pour faire diversion à son chagrin, il s’ingénia de plus en plus à développer ses établissements, déjà si vastes et si nombreux. Non content de convertir en tissus les cotons américains, il eut l’idée de faire croître le précieux végétal sur un territoire soumis à la domination française, et le seul royaume de Naples en produisit plus de vingt-cinq milliers de kilogrammes. Malheureusement les droits exagérés dont l’administration frappa les matières, même de cette provenance, en 1810, et bientôt après la réunion de la Hollande à la France qui jeta sur nos marchés brusquement une masse énorme de produits anglais, compromirent la situation naguère si prospère de Richard-Lenoir que l’Empereur dut aider par un prêt de 1,500,000 fr. «Puis enfin une fausse mesure de la restauration, dit Richard-Lenoir, porta le dernier coup à l’industrie cotonnière; car, le 23 avril 1814, le comte d’Artois, lieutenant général du royaume, mal éclairé sur la situation, publia une ordonnance portant suppression entière de tous droits sur les cotons, et sans aucune indemnité pour les détenteurs... Quant à moi mon avoir était encore le 22 avril de huit millions; le 24... j’ÉTAIS RUINÉ.»
Bien littéralement ruiné, car, après avoir, en honnête homme, fait vendre toutes ses propriétés au profit de ses créanciers, Richard, n’ayant pu même sauver quelques épaves de cet immense naufrage, en fut réduit à vivre d’une modeste pension que lui faisait son gendre et qui cessa même par la mort de celui-ci sans doute ou faute de ressources. Le fait est que, vers 1837, nous voyons Richard tombé dans un état voisin de la détresse et que nous révèle le passage suivant d’un article du Journal des Débats à propos de la publication récente des Mémoires de Richard-Lenoir:
«Celui qui a doté la France d’une industrie si belle et si prospère a manqué de pain et d’abri pour ses vieux jours. Un honorable commerçant vient de lui offrir un asile au sein de ce faubourg Saint-Antoine qu’il a si longtemps animé. Une souscription, dont la famille royale a pris le patronage et que propage le haut commerce de Paris, va, en outre, secourir ses plus pressants besoins. Cette souscription sera fructueuse, nous l’espérons, pour les fabricants français.
»... lorsque Richard sera mort, à ce coup qui réveille toujours le souvenir des œuvres accomplies, le pays lui élèvera probablement une statue. Mais, en attendant cet honneur que la faim a failli rapprocher, il faut assurer du pain aux derniers jours de celui qui a créé une des plus belles industries de la France.»
Ce n’était pas seulement comme industriel, comme commerçant, que Richard méritait l’estime et la sympathie de ses concitoyens, mais à d’autres titres, comme homme de cœur et dont le patriotisme égalait le courage et la générosité. Colonel de la 8e légion en 1814, il concourut à la défense de Paris, et non-seulement il paya bravement de sa personne en arrachant à l’ennemi plusieurs pièces d’artillerie, mais on le vit prodiguer avec un zèle admirable ses soins et ses secours aux gardes nationaux et soldats blessés dans les hôpitaux et les ambulances où, par suite de l’encombrement et de la désorganisation du service, beaucoup se trouvaient dans une sorte d’abandon. Pendant deux mois ses manufactures chômèrent et les chaudières servirent à faire pour les malades de la soupe que portaient avec bonheur des ouvriers transformés, à l’exemple de leur chef, en infirmiers. On ne loue pas ces choses-là, on les raconte.
Il ne faut pas savoir moins de gré à Richard de l’énergie qu’il déploya pour obtenir la mise en liberté immédiate de beaucoup de gardes nationaux faits prisonniers sous les murs de Paris, et qu’on voulait traduire devant un conseil de guerre, sous prétexte qu’ils combattaient sans uniforme. Non content des promesses qui lui étaient faites, Richard ne se déclara satisfait qu’après la délivrance des prisonniers, qu’il ramena lui-même, comme il l’avait promis à leurs parents et amis.
Dans les Mémoires, où j’ai signalé plus d’un passage regrettable, mais que la Biographie universelle me paraît avoir jugés trop sévèrement, je trouve, à propos de la défense de Paris (1814), une très-jolie et très-curieuse anecdote:
«Les boulets et les biscaïens pleuvaient dans mon jardin. Au milieu de ces tristes et sanglantes affaires, je me rappelle une bonne plaisanterie de mon jardinier. Cet homme habitait un petit pavillon au bout du jardin; il s’était réfugié à la maison, mais il ne cessait de se lamenter sur la perte de son trésor qu’il avait laissé dans sa chambre.
»—Allez le chercher, dit la cuisinière; il est encore temps.
»—Merci, je n’ai pas envie de me faire tuer. Voyez les balles et les boulets qui brisent les arbres et qui pleuvent sur ce jardin.
»—Eh bien! prenez un parapluie si vous avez peur.
»—En effet, je suis une bête.
«Il se mit effectivement en sûreté sous le taffetas d’un parapluie, et ainsi protégé, il fit deux fois le trajet au milieu des projectiles enflammés sans être atteint.»
Les biographes contemporains, selon leur habitude, nous disent, sans autres détails, que Richard-Lenoir mourut, à l’âge de 78 ans, en octobre 1839. On peut croire, on peut espérer que sa générosité, disons mieux, sa charité, dont nous avons cité de si touchants exemples, lui valut tout au moins le bonheur d’une mort chrétienne. Son convoi fut modeste, mais à défaut de pompe extérieure, la foule ne manquait point au cortége, composé surtout de milliers d’ouvriers qui gardaient pieusement le souvenir du grand industriel, naguère leur bienfaiteur et qui, faute de liquider à temps, par la crainte de laisser leur bras oisifs, avait noblement compromis sa fortune. La reconnaissance persévérante de ces braves artisans témoigne en leur faveur et justifie ces paroles de l’auteur des Mémoires: «C’est ici le cas de rendre une justice éclatante au faubourg Saint-Antoine, si souvent regardé comme turbulent et révolutionnaire: je n’ai jamais trouvé d’hommes plus humains et plus généreux que ses habitants. Il est à remarquer que, dans les deux invasions (1814-1815), personne n’a été ni arrêté, ni insulté dans le faubourg.»
[83] Débats du 8 mai 1837.
ROBINSON
Je lisais, il y a quelque temps, dans une vie de Bernardin de Saint-Pierre, une anecdote assez curieuse à propos du livre si populaire de Daniel de Foë, le Robinson Crusoé. Cette anecdote, peut-être mon lecteur ne la connaît pas et il me saura gré de la raconter, d’autant plus qu’elle m’a suggéré des réflexions qu’il pourra goûter, s’il ne les trouve pas singulières et même un peu baroques. Je lui laisse à cet égard toute liberté. Mais d’abord, avant de conter l’anecdote, il ne serait pas mal de dire quelques mots de Daniel de Foë, moins connu et moins célèbre que son héros. La vie de cet écrivain, quoique peu semée d’évènements, ne laisse pas d’avoir son intérêt et peut suggérer aussi quelques réflexions utiles.
Daniel de Foë, né à Londres en 1663, était fils d’un petit boucher, et lui-même, par le manque de fortune, semblait destiné à la plus modeste carrière. Adolescent à peine, il entra, en qualité d’apprenti commerçant, chez un bonnetier. C’est au fond d’une arrière-boutique et dans la prosaïque atmosphère d’un magasin que le goût des lettres se développa chez le jeune Daniel; et chose à noter, ce goût lui fut inspiré d’abord par la passion politique: il comptait vingt-et-un ans à peine lorsqu’il publia sur l’une des questions à l’ordre du jour un hardi pamphlet intitulé: Traité contre les Turcks.
Ce pamphlet, dont le succès rapide encouragea l’auteur, fut suivi de plusieurs autres sur des sujets divers, et ces écrits, par la verve mordante, par la hardiesse de la pensée comme par la vivacité de l’expression, eurent bientôt rendu le nom de Daniel populaire. Avec le produit de ces brochures, il eut l’idée assez malheureuse d’acheter un établissement pour son compte et mit enseigne de bonnetier. Mais l’homme de lettres chez lui fit tort au commerçant, si bien qu’au bout de peu d’années Daniel se déclarait en faillite, heureux de pouvoir transiger avec ses créanciers point trop récalcitrants. Ils en furent récompensés, car bien que cet arrangement eût été consacré par un acte légal, Daniel dans sa conscience ne l’estima point définitif. Un petit poème, qu’il publia après la révolution de 1688, lui valut la protection du roi Guillaume. Riche des bienfaits du prince, le poète se hâta d’en profiter pour désintéresser les créanciers du bonnetier; et sans vouloir en rien bénéficier du concordat, il tint à leur restituer intégralement tout ce qu’il leur avait fait perdre. Ce trait n’est pas le seul qu’on puisse citer à sa louange.
Après la mort de Guillaume, sous le règne de la reine Anne, le hardi pamphlétaire s’attira la haine des torys, alors au pouvoir, par une brochure anonyme en faveur des non-conformistes et très-énergique contre l’intolérance des anglicans. Ceux-ci prouvèrent qu’il ne les calomniait pas par la manière dont ils accueillirent la mercuriale. Le pamphlet, dénoncé à la Chambre des Communes, fut condamné à être brûlé par la main du bourreau; et les juges en même temps votèrent une somme de 50 livres sterling pour celui qui découvrirait l’auteur, prime offerte à la dénonciation! Des poursuites, en attendant, furent dirigées contre le libraire et l’imprimeur. Dès qu’il l’apprit, Daniel n’hésita pas à se faire connaître et à assumer seul la responsabilité de son œuvre. Cette généreuse conduite eût dû lui concilier la bienveillance de ses juges, du moins lui mériter quelque indulgence, mais loin de là. L’arrêt, qui ne fait pas certes honneur à la tolérance protestante, condamnait, par une sévérité sans doute excessive, l’écrivain à l’exposition publique au pilori et à deux années de prison. De plus, il lui fallut payer une amende relativement énorme, puisqu’elle le dépouilla de toute sa fortune due soit au produit de ses brochures, soit à la générosité du roi Guillaume.
Dégoûté de la politique et de la polémique par cette fâcheuse expérience, de Foë, sorti de prison, ne s’occupa plus guère que de travaux littéraires. «Mais, dit un biographe, ses ouvrages furent trop nombreux et trop divers: à côté d’un traité de morale et de religion, on voit une satire virulente et un conte licencieux. Ses romans de Molly Flanders et du Colonel Jack sont des peintures du vice dans toute sa laideur, et il est sans doute des moyens plus sages d’inspirer le goût de la vertu. Du reste, ces écrits, ainsi que beaucoup d’autres, sont du nombre des livres qu’on ne lit plus; il n’en est pas de même du Robinson Crusoé dont la fortune fut si étonnante, et qui, chose singulière, fut publié d’abord sans nom d’auteur, preuve que de Foë lui-même était loin de prévoir son succès.» La pensée de cet ouvrage original fut, dit-on, inspirée à l’auteur par le récit des aventures du matelot écossais, Alexandre Selkirk, abandonné dans l’île de Juan Fernandez, où il avait vécu seul pendant quatre mois. Mais les détails donnés à ce sujet par le capitaine Mades-Rogers, qui avait ramené le matelot, se réduisent à peu de chose et n’ôtent rien à Daniel du mérite de l’invention, quoi qu’aient pu dire et écrire naguère les dédaigneux et les jaloux exaspérés par le succès qui fut prodigieux.
Le livre, qui n’avait trouvé que difficilement un éditeur pour faire les frais de la première édition, bientôt fut dans toutes les mains, se vit traduit dans toutes les langues. De Foë lui dut une fortune considérable. «C’est qu’en effet, dit Suard, il a le mérite d’être un livre original où l’on trouve de l’intérêt dans le plan, de l’invention dans les incidents, de la variété dans les détails, et un grand naturel dans les sentiments et le récit. Il plaît aux bons esprits; il instruit et il amuse les enfants; c’est le livre de tous les pays et de tous les âges; aussi a-t-il réussi chez toutes les nations.»
«Dans cet ouvrage, dit un écrivain moderne, règne un air de vérité qui n’appartient point d’ordinaire aux récits de pure fiction; de là vient que, tandis qu’il captive l’attention de l’enfance, il fixe aussi celle de l’âge mûr. C’est le livre de tous les pays, de tous les âges, de toutes les classes; il fait les délices des gens sans éducation et amuse les personnes de l’esprit le plus cultivé. Il contient, en outre, sinon un traité, du moins une espèce de système pratique d’éducation naturelle mis en jeu avec des détails d’une vérité et d’une simplicité charmantes!»
Dès l’année 1720, une première traduction de Robinson Crusoé était publiée en France par Saint-Hyacinthe et Van Effen. D’autres se succédèrent à diverses époques qui rendirent le livre de plus en plus populaire. Mais on reproche à ces traductions de n’avoir pas supprimé certains passages où se trahissent les préjugés protestants de l’original. Les éditions modernes, celle de Mame en particulier, illustrée par le facile et ingénieux crayon de Karl Girardet, donnent, je crois, toute satisfaction à cet égard, et il est peu de cadeaux d’étrennes, en fait de livres, qui soient plus attrayants. Toutefois il ne faut pas se dissimuler que à l’âge où les impressions sont si vives, où l’inexpérience et l’ignorance du monde ne rendent que trop crédule aux séduisants mensonges de la fiction, la lecture de Robinson Crusoé peut n’être pas toujours sans inconvénient, sans danger même. J’en donnerai pour preuve l’exemple de Bernardin de Saint-Pierre enfant.
«Il était tout jeune encore, dit un biographe, lorsque sa marraine lui fit présent de quelques livres parmi lesquels se trouva Robinson Crusoé. Ce livre décida peut-être de sa destinée; il s’empara de toutes ses facultés, il le prit au cœur, au cerveau, partout. Le vaisseau naufragé, l’île déserte, la chasse aux hommes, Vendredi, les sauvages occupèrent toutes ses pensées; ce fut un enchantement. Il voulut, comme son héros bien aimé, se livrer aux houles de la mer, aborder à quelque île lointaine et y fonder une colonie..... Ce fut au milieu de ces dispositions romanesques que son oncle, Godebout, capitaine de vaisseau, lui proposa de s’embarquer avec lui pour la Martinique. L’enfant bondit de joie; c’est en vain que sa mère pleure, que son père résiste, il veut partir, il part..... Mais grand fut le désenchantement!.... et le voyage ne fut pas précisément une continuelle partie de plaisir. Au lieu de douces rêveries, de longues contemplations sur le pont, il fallut s’employer à de rudes manœuvres, ployer humblement sous la brusquerie de l’oncle, obéir servilement au sifflet du contre-maître et se coucher le soir dans un hamac, tout brisé par la douleur et la fatigue. Hélas! les îles désertes, les plages inconnues et riantes, où étaient-elles? Bernardin s’en revint fort découragé, fort désappointé, ce qui ne l’empêcha pas maintes fois plus tard de se laisser reprendre à de nouvelles illusions. Sans cesse nous le voyons attiré vers des rives étrangères par ses chimères décevantes, et sans cesse repoussé par les rudes leçons de l’adversité!»
Mais quoi! cette destinée n’est-elle pas celle de bien d’autres, de presque tous, de vous peut-être, ami lecteur, ou de moi-même qui, après mainte déception, mainte fâcheuse expérience, nous obstinons à ne pas voir la vie comme elle est, «une suite de devoirs prosaïques,» a dit un sage écrivain, et refaisons sans fin notre éternel roman du bonheur?
Un petit mot encore. Pour montrer combien il importe de ne mettre entre les mains des enfants, des adolescents, que de bons, d’excellents livres, alors qu’une lecture fait de telles et si vives impressions sur ces imaginations vierges encore, je citerai un fait qui m’est personnel et me revient en ce moment à la mémoire.
Je me rappelle que, tout enfant, j’entendais lire à la veillée une absurde historiette dont le héros était un certain Ourson, dit le sauvage, qui venu on ne sait d’où, élevé on ne disait pas comment, grandelet déjà, vivait seul dans les bois, attrapant les lièvres à la course, les oiseaux au vol, plus adroit à la pêche, avec ses mains seules, qu’un cormoran avec son bec. Il est incroyable quelles oreilles j’ouvrais à l’audition de ce conte extravagant qui m’a trotté tant d’années dans la cervelle et qu’aujourd’hui même je n’ai pas complètement oublié. Comment! il me semble avoir encore sous les yeux une affreuse image représentant Ourson le sauvage avec une immense chevelure qui lui servait de vêtement, et en train de ronger, de l’air le plus farouche, un gigot d’animal quelconque qu’assurément il n’avait pas pris la peine de faire cuire. Le lecteur, bien sûr, dit à part lui: «merci d’une telle cuisine!»
LA SŒUR ROSALIE
I
«La vue d’une sœur de Charité est la plus éloquente démonstration du Christianisme», a dit quelque part, je crois, le P. Lacordaire. Combien plus cela est-il vrai s’il s’agit d’une religieuse, j’allais dire, d’une sainte comme celle dont le nom est si populaire! Une vie telle que la sienne, tout entière consumée dans les exercices de la charité la plus héroïque, et racontée par M. de Melun, témoin oculaire, se peut-il une prédication meilleure, une apologie plus victorieuse parce qu’elle s’adresse à tous, à l’homme blanchi dans la science, à l’artiste, au poète, tout aussi bien qu’à l’artisan sans lettres qui par un rude labeur de chaque jour gagne le pain de sa femme et de ses enfants? Aussi la vie de cette femme si véritablement illustre, quoique par les nombreux écrits publiés comme par la tradition récente, elle soit connue, je n’ai pu résister au désir de la raconter à mon tour brièvement, simplement, sinon pour mes contemporains, du moins pour ceux qui viendront après nous, ou qui vivent au loin, et dont le cœur tressaille au récit des actions généreuses, des élans héroïques, des sublimes dévouements.
Force me sera de faire plus d’un emprunt au livre de M. de Melun[84] l’historien ou le biographe qu’à l’avenir tous devront consulter, car quel guide plus sûr et mieux renseigné? «Malgré les imperfections de l’œuvre, dit-il, trop modestement dans sa préface, pour que le portrait fût ressemblant et fidèle, l’auteur s’est attaché à l’exactitude et à la sincérité du récit: les paroles qu’il répète, il les tient de ceux qui les ont entendues; les faits qu’il rapporte ont été racontés par les acteurs ou les témoins; et ses appréciations personnelles sont le fruit d’une longue et constante amitié avec celle dont il écrit l’histoire, amitié qui doit être la garantie et la protection de son travail.»
Jeanne Marie Rendu, en religion sœur Rosalie, naquit à Comfort, département de l’Ain, le 8 septembre 1787, d’une famille d’ancienne bourgeoisie jouissant d’une honnête aisance qui pouvait lui concilier le respect sans exciter l’envie. Jeanne était l’aînée de trois sœurs qui furent comme elle élevées par leur mère restée veuve après neuf années de mariage. «Elle puisa à l’école maternelle cette éducation forte, religieuse, qui s’inspire plus qu’elle ne s’apprend et vient surtout de l’exemple.» L’enfant était un peu taquine parfois avec ses sœurs, et malicieuse espiègle, jetait volontiers leurs poupées dans le jardin du voisin et semblait plus occupée du jeu que des livres. Mais la mère ne s’inquiétait pas trop de ces vivacités; car Jeanne avait bon cœur et elle aimait tant les pauvres! avec eux toujours douce et complaisante et prompte à partager son pain ou sa bourse souvent bien légère.
Jeanne avait sept ans à peine lorsque éclata, avec la Révolution, la persécution contre les prêtres et les fidèles. Cette persécution fit des martyrs parmi les siens mêmes, car son parent, le maire d’Annecy, fut fusillé sur la place publique de la ville pour avoir sauvé de la profanation et du feu les reliques de saint François de Sales. Néanmoins, malgré les décrets terribles de la Convention, Anne Laracine, la mère de Jeanne, ouvrit sa maison à Dieu et à ses ministres et l’évêque d’Annecy, en particulier, y trouva un asile. Mais la célébration des saints mystères ne pouvait avoir lieu que dans le plus grand secret, et ce fut pendant la nuit, au fond d’une cave, que Jeanne fit sa première communion. Pas de fête, de beau soleil, de vêtements blancs, de pompe auguste, rien de ce qui rend ce jour si solennel et si radieux pour nos enfants! tout se fit dans le plus profond silence et avec de rares lumières. Mais la ferveur de l’enfant suppléa à tout.
Les mauvais jours passés, Jeanne fut conduite, pour y compléter son éducation, dans un pensionnat tenu à Gex par d’anciennes Ursulines et sa piété la rendit l’édification des religieuses elles-mêmes qui volontiers la considéraient plutôt comme une novice que comme une pensionnaire. Mais là n’était point sa vocation qu’un cantique sur le bonheur des sœurs de la charité, entendu par hasard, lui avait instinctivement révélée, et sur laquelle une visite et un séjour à l’hôpital de Gex achevèrent de l’éclairer. Sa mère, vaincue par ses instances, consentit à la laisser partir pour Paris où la communauté des Filles de Saint-Vincent-de-Paul venait d’être rétablie par le Premier Consul. Douloureuse fut la séparation pour la mère doutant de la vocation de sa fille, comme pour Jeanne qui aimait sa mère tendrement et souffrait de la quitter quoique d’ailleurs elle fût heureuse d’obéir à la volonté de Dieu.
La vocation de Jeanne ne se démentit pas à Paris, encore que, par la délicatesse de sa complexion, augmentée par une extrême sensibilité physique et morale, elle eût beaucoup à souffrir dans les premiers temps de son noviciat. Après une maladie grave, elle dut changer d’air et fut envoyée à la petite communauté de la rue des Francs-Bourgeois St-Michel qui, pendant la Terreur même, grâce à la courageuse entente et à la protection de tous les honnêtes gens du quartier, ne s’était point dispersée. La sœur Tardy, la supérieure, femme d’un grand cœur et d’un grand sens, sut apprécier Jeanne. Aussi le noviciat de celle-ci terminé, elle dit à la supérieure générale:
«Je suis très contente de cette petite Rendu, donnez-lui l’habit et laissez-la-moi.»
Ce qui eut lieu en effet: Jeanne, après avoir fait profession à la maison mère sous le nom de sœur Rosalie, revint, pour ne plus le quitter, au faubourg St-Marceau. Voyons-la sur ce théâtre «digne de son zèle et de son génie», le génie de la charité.
Le faubourg St-Marceau, à cette époque, populeux et mal habité, avait acquis, pendant la Révolution, une redoutable célébrité. Le calme revenu, l’ordre rétabli partout, la misère avait plus que jamais pris possession de ce quartier éloigné où, dans les greniers, les caves, les hideuses mansardes de maisons presque en ruines, végétaient des centaines, des milliers de tristes familles d’ouvriers sans travail, couchant sur la paille, ou même la terre nue, et auxquels manquait le pain souvent aussi bien que l’air et la lumière. La vie morale était à l’unisson de la vie physique, après tant d’années où les églises avaient été fermées ainsi que les écoles. Il fallait, à ces pauvres gens, tout préoccupés de la vie matérielle et trop souvent hébétés par le vice, rapprendre le chemin de l’église, comme aussi le chemin de l’atelier si longtemps délaissé pour celui des sections. C’était là une rude tâche que la sœur Rosalie mesura dans toute son étendue, mais sans en être effrayée, et elle s’y dévoua tout entière. Simple sœur d’abord dans la maison de la rue des Francs-Bourgeois, puis supérieure (1815) de la maison de la rue de l’Épée de Bois, elle entreprit vaillamment, secondée par ses compagnes et les ecclésiastiques zélés de la paroisse, une campagne énergique et incessante contre le vice et la misère, et pour cette campagne, qui dura plus de cinquante ans, la maison de la rue de l’Épée de Bois, fut son quartier général. Là, sœur Rosalie devint la confidente de toutes les peines et aussi de toutes les joies honnêtes de ses pauvres et nombreux clients. Elle donnait à l’un le pain de la journée, en assurant celui du lendemain, à l’autre des médicaments, à la mère de famille la layette nécessaire ou du linge et des vêtements pour les enfants. Elle réconciliait le fils avec le père, l’ouvrier avec son patron en même temps qu’elle faisait ouvrir et organisait des écoles qui pendant longtemps ont servi de modèles. Il est juste de dire que, dans tout cela, elle fut grandement aidée par les administrateurs du bureau de bienfaisance du 12e arrondissement, nouvellement établi, et qui s’aperçurent vite que personne ne comprenait et ne connaissait mieux que la sœur Rosalie la situation des pauvres; en échange de ses conseils, ils l’aidèrent de leurs efforts désintéressés comme de toutes les ressources dont ils pouvaient disposer.
Si la sœur Rosalie connaissait si bien les pauvres, c’est que, les visitant sans cesse et à toute heure du jour, elle vivait pour ainsi dire au milieu d’eux et que rien ne pouvait échapper à la clairvoyance de son regard. Quand sa santé ou l’âge et ses fonctions multipliées ne lui permirent plus d’aller les visiter à domicile, du moins aussi souvent, «elle se fit une loi de ne jamais leur fermer sa porte, elle avait toujours du temps pour eux, ils passaient avant tout le monde»; aussi beaucoup prirent l’habitude de venir chaque semaine faire une visite à leur mère comme ils la nommaient.
Un jour qu’elle était malade avec la fièvre, la sœur de garde à la maison refusa de laisser entrer un homme du quartier qui se plaignit avec l’accent de la colère et si haut qu’il fut entendu de la sœur Rosalie. Celle-ci descendit, écouta sa demande et lui promit de s’en occuper. Dès qu’il fut sorti, elle gronda doucement la jeune sœur de ne pas l’avoir avertie.
«Mais, ma mère, c’était l’ordre du médecin.
—Mon enfant, laissons les médecins faire leur métier et faisons le nôtre.
—Puis, ma mère, cet homme s’emportait.
—Eh! mon enfant, faut-il s’effaroucher avec ces malheureux d’une parole vive? Leur cœur est bon si leurs manières sont rudes.
Auprès du lit des malades, des malades pauvres en particulier, la sœur Rosalie était admirable, et pour combien, grâce à elle, cette grande épreuve de la souffrance devint une consolation et une bénédiction! «Dans ce quartier si mal famé, aucun malade ne repoussait le prêtre envoyé par la sœur Rosalie», non, pas même le moribond tourmenté par le remords, en se rappelant que, pendant la Révolution, il avait trempé ses mains dans le sang et qui, touché par les exhortations et les soins de la sœur Rosalie, accueillait l’homme de Dieu avec bonheur. Un autre jour, un vieux chiffonnier, qu’elle avait secouru dans ses jours de misère, et qui, quoique vivant dans le désordre, se souvenait de la sœur, la fait appeler. Il était malade, ou plutôt mourant.
«Ma mère, lui dit-il, je vais mourir, j’ai quelques mille francs que je veux laisser à ma fille, les voilà, emportez-les pour les lui remettre; car ici ils ne sont pas en sûreté, si je venais surtout à passer l’arme à gauche.
La sœur s’excuse en disant qu’il faudrait plutôt appeler un notaire pour lui confier ce dépôt.
—Non, non, pas de ces messieurs là, je n’ai confiance qu’en vous, prenez, là sous le traversin, les quinze mille fr. en or et billets.
La sœur se résigne à prendre l’argent, et alors, voyant le malade plus tranquille, elle lui parle de son âme et lui propose de voir un prêtre.
—Un prêtre! à quoi bon? reprend le chiffonnier, vous voilà, vous, la femme du bon Dieu, personne ne le représente aussi bien pour traiter ensemble des affaires qui le regardent! Mieux vaut me confesser à vous qu’au curé que je ne connaîtrai pas et que j’ennuierai peut-être.
La sœur ne put s’empêcher de sourire à cette étrange proposition, attestant une si profonde ignorance, et il ne lui fut pas très-facile de persuader au pauvre homme qu’elle n’avait pas qualité pour entendre sa confession non plus que pour l’absoudre. Éclairé à ce sujet, il consentit à recevoir la visite du prêtre amené par elle et mourut réconcilié avec le ciel comme avec sa femme. Il eut ainsi la joie d’embrasser une dernière fois sa fille et de lui remettre lui-même la dot si péniblement amassée.
[84] 1 vol. in-8o.
II
«En 1844, la sœur Rosalie voulut étendre jusqu’à la naissance les soins qu’elle donnait à sa nombreuse famille; elle fit établir une crèche au-dessus même de l’école, dans la maison de secours.» La crèche devint en quelque sorte sa récréation, là elle passait de douces heures au milieu de ses chers petits protégés qui se disputaient ses caresses, ses sourires et de leurs berceaux tendaient à l’envi les mains vers elle. Un jour dans la crèche, tous les enfants partis, un seul était resté; la mère, dont personne ne savait le nom ni la demeure, ne reparut point; évidemment le pauvre petit était abandonné; on parlait de l’envoyer aux Enfants-Trouvés.
«Un peu de patience, attendons! dit la sœur Rosalie qui s’approche du berceau pour embrasser l’enfant. Celui-ci tout aussitôt enlaçant sa tête de ses petits bras, s’écrie: Maman, maman! et on ne pouvait le faire taire non plus que détacher ses mains.
«Oh! bien, dit alors avec une larme dans les yeux la bonne sœur, il m’appelle maman; je ne puis plus l’abandonner. Il n’ira pas aux Enfants-Trouvés.»
Et l’enfant en effet, élevé sous ses yeux, trouva dans la sœur une mère d’adoption qui sut remplacer admirablement la mère selon la nature.
A la crèche, sans doute à cette occasion, la sœur Rosalie obtint qu’on ajoutât un asile qui devint l’Asile des Petits Orphelins, transféré par la suite à Menil-Montant où il est encore. La visite que nous avons faite naguère à cet établissement, visite racontée dans un volume des Annales du Bien, est un de nos meilleurs souvenirs.
Le départ des orphelins, laissant vacante la maison de la rue Pascal, la bonne supérieure en profita tout aussitôt pour y installer de vieux ménages d’ouvriers auxquels l’âge ôtait la ressource du travail. «C’est à cette heureuse initiative, dit le baron R.... que les vieillards du 12e arrondissement doivent, depuis 1856, l’établissement, justement nommé plus tard, Asile Sainte-Rosalie, où ils sont à perpétuité[85].»
Une autre création de la bonne sœur, qui avait précédé celle-ci et que l’expérience a fait de plus en plus apprécier, fut l’œuvre du Patronage des jeunes ouvrières de l’association de Notre-Dame-du-Bon-Conseil ayant pour but de protéger les jeunes filles contre les dangers de l’apprentissage et les influences délétères de l’atelier.
Est-il besoin de dire, car qui ne le sait? ce que fut la bonne sœur, cette Providence des infortunés, aux jours des grandes calamités, quand ces fléaux terribles, la guerre civile ou l’épidémie, le formidable choléra de 1832 en particulier, s’abattaient sur la capitale. M. de Melun, dans des pages émues, nous montre la sœur Rosalie prompte à courir là où le péril était le plus menaçant, toujours calme, forte, héroïque et par sa seule présence rassurant les plus timides. Que d’épisodes émouvants racontés à ce sujet et pour lesquels nous renvoyons le lecteur à l’intéressant ouvrage de M. de Melun! Une ou deux citations seulement.
Un jour, le docteur Royer-Collard accompagnait un cholérique que l’on conduisait sur un brancard à la Pitié. Il est reconnu dans la rue: aussitôt, on crie: «Au meurtrier! à l’empoisonneur! à l’empoisonneur! car le peuple alors croyait au poison plutôt qu’au fléau.» En vain le docteur soulève le drap qui cachait le visage du malade, et s’efforce de prouver qu’en l’accompagnant le médecin cherche à le sauver et non à le faire périr. La vue du moribond ajoute à l’exaspération, les cris et les menaces redoublent; un ouvrier s’élance, un outil tranchant à la main, lorsqu’à bout d’arguments, M. Royer-Collard s’écrie: «Je suis un ami de la sœur Rosalie.
—C’est différent! répondent aussitôt mille voix: la foule s’écarte, se découvre et le laisse passer.»
Un officier de la garde mobile, en juin 1848, poursuivi par des insurgés, avait pu se réfugier dans la cour de la maison de la rue de l’Épée de Bois. Mais les insurgés l’ont suivi et réclament leur prisonnier que les sœurs, la supérieure en tête, couvrent de leurs corps.
«Laissez, laissez, crient à l’envi les insurgés, que nous l’emmenions pour le fusiller dans la rue; lui qui a versé le sang de ses frères, il recevra la peine de son crime!»
Et malgré les supplications et les efforts des bonnes sœurs, le cercle se resserrant de plus en plus autour d’elles, le prisonnier allait leur être arraché lorsque la sœur Rosalie, se jetant à genoux, s’écrie dans un sublime élan:
«Voilà cinquante ans que je vous consacre ma vie; pour tout le bien que j’ai fait à vous, à vos femmes, à vos enfants, je vous demande la vie de cet homme.»
A ce spectacle, à ce cri parti du cœur, les fusils qui menaçaient l’infortuné se relèvent, des larmes d’attendrissement et de pitié coulent sur ces visages tout à l’heure si farouches et le mot de: pardon, pardon! s’échappe de toutes les bouches. Le prisonnier est sauvé.
Mais quelques jours après, les rôles étant changés, c’est en faveur d’un malheureux insurgé que la sœur Rosalie déploie son zèle. Entre les prisonniers de juin se trouvait un ouvrier du quartier, jusque-là fort paisible, mais entraîné comme tant d’autres dans la révolte par de perfides conseils et que menaçait une condamnation terrible. Sa fille, une gentille enfant de cinq à six ans, fréquentait l’école des sœurs. Sur ces entrefaites, le général Cavaignac vint voir la sœur Rosalie sans doute pour la remercier des soins donnés par elle et ses religieuses aux blessés. La supérieure conduit le général dans l’école, et appelant alors la petite fille, elle lui dit:
«Mon enfant, voilà un monsieur qui, s’il le veut, peut te rendre ton père.»
L’enfant tout aussitôt, tombant à genoux, s’écrie tout en larmes.
«O mon bon monsieur, rendez-moi mon papa, il est si bon et nous avons tant besoin de lui!
—Mais, dit le général, pour être en prison, il faut qu’il ait fait quelque chose de mal.
—Oh! non, bien sûr, non! demandez à maman: Et d’ailleurs, il ne le fera plus, je vous le promets. Grâce, grâce! rendez-nous mon papa et je vous aimerai bien! oh! oui!
Cavaignac, ce soldat si brave, avait un noble cœur. Il embrassa l’enfant et sortit les yeux humides. Quelques jours après, le prisonnier était rendu à sa famille.
Que de fois l’humble maison de la rue de l’Épée de Bois s’ouvrit-elle ainsi pour des personnages illustres: l’abbé Emery, le directeur de St-Sulpice, l’abbé de Lamennais, avant sa chute, Donoso Cortès, une des gloires de l’Espagne moderne, etc.; et enfin le 18 mars 1854, l’Empereur Napoléon III, accompagné de l’Impératrice. La sœur Rosalie «reçut cette visite avec reconnaissance et respect, dit M. de Melun. Elle voyait dans ce témoignage d’intérêt une leçon de bienveillance et de charité envers les petits et les faibles, donnée à tous les fonctionnaires et une recommandation à ceux qui disposent de l’autorité publique, quels que soient leur rang et leur puissance, d’être attentifs, affectueux, pleins de pitié pour les malheureux que les souverains ne dédaignaient pas de visiter.»
Peu de temps auparavant, l’Empereur avait envoyé à la sœur Rosalie la croix de la Légion d’Honneur «aux applaudissements de tout le quartier, chaque pauvre se croyant décoré en sa personne. Mais, tout en l’acceptant par obéissance pour ses supérieurs, la sœur ne put jamais se résigner à la porter, «et son humilité souffrit tellement de cette distinction, d’après ce que M. de Melun nous affirme, que, pendant plusieurs jours, elle en fut malade.... cette faveur elle la regardait comme une des grandes épreuves de sa vie.»
La cécité dont elle fut affligée par suite de cataracte dans les derniers temps de sa vie, lui parut peut-être moins pénible, quoique d’ailleurs elle souffrît beaucoup, elle si active, de cet état qui la condamnait à l’inaction et la privait de la consolation de voir ses chers pauvres dont elle ne cessait de s’occuper d’ailleurs.
L’opération de la cataracte fut tentée, mais avec peu de succès. On espérait la recommencer dans des conditions plus favorables, lorsque la sœur Rosalie, à la suite d’un refroidissement, fut prise de la fièvre et d’un point de côté, symptômes annonçant la pneumonie ou la fluxion de poitrine. Une médication énergique amena un mieux sensible qui donnait grand espoir.
La malade souffrait beaucoup cependant, mais sans en laisser rien paraître. Une des sœurs gardes-malades s’aperçut que, sur un vésicatoire posé récemment, une serviette s’était repliée, et en pesant sur la plaie, devait la rendre très douloureuse.
«Comment, ma mère, dit-elle, ne m’avez-vous point appelée? N’avez-vous donc rien senti?
—Si vraiment, répondit la malade avec un sourire, je sentais le mal, mais c’était un clou de la croix de Notre-Seigneur et je voulais le conserver.
Le six février (1856), les symptômes les plus graves ayant disparu, on croyait la supérieure sauvée; les sœurs se réjouissaient; mais quelques heures plus tard, par un soubresaut de la maladie, le danger reparaissait plus imminent, et elles s’agenouillaient près de leur mère agonisante qui succomba le lendemain.
A la nouvelle de cette mort, éclatant dans le quartier Saint Marceau comme un coup de foudre, ce fut une consternation générale. Les ouvriers, leurs femmes, leurs enfants, comme les vieillards et les infirmes mêmes, vinrent en foule pour faire à la sœur Rosalie une dernière visite dans la chapelle ardente où elle était exposée. Dans tous les yeux on voyait des larmes, on n’entendait que des gémissements et des sanglots, comme le jour d’après dans l’immense cortège qui suivait l’humble corbillard conduisant la servante des pauvres à l’église, puis au cimetière. La foule se composait d’un peuple entier avec ses grands et ses petits, ses riches et ses pauvres, ses savants et ses ouvriers, en un mot les personnages les plus illustres et les plus obscurs réunis par le même sentiment de douleur et de vénération.
Ah! quand on voit ces regrets unanimes, et ces explosions d’admiration pour la vertu, le dévouement, la sainteté, on se sent consolé, fortifié; on se croirait coupable de douter de l’avenir; et l’on regarderait presque comme un blasphème de qualifier, ainsi que l’ont fait quelques-uns, de Babylone moderne ce Paris témoin, mais pas indifférent certes, de si sublimes et si persévérants dévouements, et où la dépouille mortelle d’une pauvre religieuse reçoit de pareils hommages, se voit, en souvenir de la belle âme qui l’animait, honorée de ces royales funérailles!
[85] Nouvelle Biographie.
ROTROU
«L’un des créateurs du théâtre moderne», dit de lui M. Laya dans la Biographie universelle. Rotrou, en effet, a beaucoup écrit pour le théâtre, puisque ses Œuvres dramatiques complètes, publiées pour la première fois en 1820 seulement, forment cinq volumes in-8o. Une seule de ses tragédies, Wenceslas, est restée au théâtre, et encore la joue-t-on rarement ou même jamais. «Rotrou, dit encore M. Laya, s’était proposé dans ses pièces un but moral qu’il fut loin d’atteindre dans l’exécution. Il voulait purger le théâtre de ces plates équivoques, de ces grivoises facéties, de ces situations hasardées, enfin de toute cette licence de mœurs qui est d’un si mauvais exemple en un lieu où l’on a la prétention de les réformer et de corriger les hommes. Malheureusement, la route était frayée, la pente était faite, et sans le vouloir et presque sans le savoir, il se laissa entraîner sur le chemin glissant qu’avaient suivi ses devanciers.»
Ses deux premières pièces, l’Hypocondriaque et la Bague de l’oubli, imitations de Lope de Véga, méritent peu d’estime, et même aujourd’hui sont presque illisibles. Rotrou lui-même disait à ce sujet: «Que ce qu’on louait le plus dans ses ouvrages appartenait à l’auteur espagnol; que tout ce qu’on y trouvait de blâmable, au contraire, lui appartenait.»
Néanmoins, malgré leurs défauts, ces pièces, supérieures à ce qu’on avait fait jusqu’alors, avaient mis en relief le nom de l’auteur et attiré l’attention du cardinal de Richelieu, qui l’appela près de lui. Rotrou fit à Paris la connaissance de Corneille. «Une liaison franche s’établit entre eux. Corneille était né trois ans avant Rotrou[86]; mais comme les deux succès de celui-ci avaient précédé le coup d’essai dramatique de Corneille, ce dernier, éminemment bonhomme, l’appelait son père.»
Mais bientôt les rôles changèrent. En 1636, le Cid parut, et avec un tel éclat, que le cardinal de Richelieu lui-même en prit de l’ombrage. La pièce par son ordre fut soumise à la censure de l’Académie française, qui s’honora par l’indépendance de son jugement et la mesure de sa critique... On sait que Labruyère a dit: «Le Cid enfin est l’un des plus beaux poèmes que l’on puisse faire; et l’une des meilleures critiques qui aient été faites sur aucun sujet est celle du Cid.»
Rotrou, qui n’appartenait point à l’Académie, faute d’avoir sa résidence à Paris, se montra plus courageux encore: «Seul parmi tous les poètes dramatiques, dit M. A. Firmin Didot dans sa Notice, il prit la défense du Cid; dès ce moment, il reconnut Corneille pour son maître, et depuis il appela toujours de ce nom celui qui, comme nous avons vu, se plaisait à le nommer lui-même son père.»
De ces sentiments, Rotrou voulut témoigner d’une façon solennelle en insérant dans sa tragédie de Saint-Genest des vers à la louange de Corneille. Précisément, parce que le passage est un hors d’œuvre et vient même d’une façon un peu forcée, il prouvait le désir qu’avait l’auteur d’attester publiquement son admiration pour le poète, son illustre ami. L’empereur Dioclétien demande au comédien Genest quelles sont les tragédies les plus célèbres de l’époque, et Genest répond: ce sont celles qui:
Portent les noms fameux de Pompée et d’Auguste,
Ces poèmes sans prix où son illustre main
D’un pinceau sans pareil a peint l’esprit romain,
Rendront de leurs beautés toute oreille idolâtre,
Et sont aujourd’hui l’âme et l’amour du théâtre.
Plus tard, après la représentation de la Veuve, Rotrou dit à Corneille, en termes plus énergiques:
Pour te rendre justice, autant que pour te plaire,
Je veux parler, Corneille, et ne me puis plus taire;
Juge de ton mérite, à qui rien n’est égal,
Par la confession de ton propre rival.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je vois que ton esprit, unique dans ton art
A des naïvetés plus belles que le fard,
Que tes inventions ont des charmes étranges,
Que leur moindre incident attire des louanges,
Que par toute la France on parle de ton nom,
Et qu’il n’est plus d’estime égale à ton renom.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tel je te sais connaître et te rendre justice,
Tel on me voit partout adorer ta Clarice;
Aussi rien n’est égal à ses moindres attraits;
Tout ce que j’ai produit cède à ses moindres traits.
Ce langage parfaitement sincère, et qui n’était point celui de la fausse modestie, prouve chez notre poète une grande noblesse de caractère. Il ne craignait point de reconnaître l’heureuse influence de Corneille sur son propre génie; car Cosroës et Wenceslas, les deux meilleures pièces de Rotrou, ne vinrent qu’après le Cid, les Horaces, Cinna, etc.
A propos de Wenceslas, on lit dans l’Histoire du Théâtre-Français par les frères du Parfait: «Rotrou, après avoir achevé sa tragédie, se préparait à la lire aux comédiens, lorsqu’il fut arrêté et conduit en prison pour une dette qu’il ne pouvait acquitter. La somme n’était pas considérable, mais il était joueur et par conséquent assez souvent vis-à-vis de rien. Il envoya chercher les comédiens et leur offrit sa tragédie pour vingt pistoles.»
L’anecdote est plus que contestable, et à l’époque où Rotrou fit jouer son Wenceslas, nul doute qu’il était revenu de ces égarements dont l’auteur de la Notice, mise en tête des Œuvres complètes, nous dit: «Rotrou, jeté à dix-neuf ans, dans une société fort corrompue, contracta de funestes habitudes. Une tradition de famille nous apprend qu’il répandait dans un grenier, sur des fagots, l’argent qu’il recevait des comédiens, étant forcé ensuite de le chercher pièce à pièce et se formant ainsi, presque malgré lui, une réserve que sa passion pour le jeu ne lui aurait pas permis de conserver.»
Il avait cédé aussi à d’autres entraînements qu’il confesse et déplore en termes des plus énergiques dans une épître à un ami où se lisent ces stances entre autres:
Mais que le souvenir de ces jours criminels,
En l’état où je suis m’offense la mémoire!...
Mon Dieu! que ta bonté rend mon esprit confus
Qu’avecque raison je t’adore;
Et combien l’enfer en dévore
Qui sont meilleurs que je ne fus!
Les rayons de ta grâce ont éclairé mes sens,
Le monde et ses plaisirs me semblent moins qu’un verre;
Je pousse encor des vœux, mais des vœux innocens
Qui montent plus haut que la terre!
Le repentir pouvait-il s’exprimer en termes plus éloquents? Ce langage d’ailleurs ne saurait surprendre de la part de celui qui devait léguer à la postérité le mémorable exemple de sa mort héroïque, plus digne d’admiration certes que les œuvres les plus sublimes du génie. «Revenu jeune de ses égarements, dit la Notice déjà citée, et ayant obtenu une pension de la munificence du roi, il acheta la charge de lieutenant particulier au baillage de Dreux; il fut nommé ensuite assesseur criminel et commissaire-examinateur au même comté.» Mais les voyages qu’il faisait à Paris pour la représentation de ses pièces nécessitaient souvent son absence hors de la ville. Or, en 1650, une maladie épidémique se déclara dans la ville de Dreux où bientôt elle exerça les plus cruels ravages. Le nombre des victimes dépassait trente par jour; déjà le maire et plusieurs des notables avaient succombé; d’autres, cédant à l’épouvante, s’étaient hâtés de fuir. Rotrou, qui se trouvait à Paris, est averti; tout aussitôt sa résolution est prise et il repart pour Dreux. De cette ville, en réponse à son frère qui le suppliait de s’éloigner du foyer de la contagion, il écrit... Mais laissons parler un contemporain dont le récit est admirable dans sa naïveté:
«L’an 1650, la ville de Dreux fut affligée d’une dangereuse maladie. C’était une fièvre pourprée, avec des transports au cerveau, dont on mourait presque aussitôt qu’on en était attaqué. Cette maladie enlevait chaque jour un grand nombre de personnes et même les plus considérables de la ville. Cela obligea le frère de Rotrou, qui, dès sa plus grande jeunesse, s’était établi à Paris, de lui écrire et le prier fortement de sortir de Dreux et de venir chez lui, ou de se retirer dans une terre qui lui appartenait, entre Paris et Dreux. Mais Rotrou répondit chrétiennement à son frère qu’étant seul dans la ville qui pût veiller avec autorité pour y faire garder la police nécessaire afin de tâcher de la purger du mauvais air dont elle était infectée, il n’en pouvait sortir, le lieutenant général étant à Paris pour des affaires qui l’y retiendraient longtemps et le maire venant de mourir. Que c’était la raison qui l’avait obligé de remercier Mme de Clermont d’Entragues de la grâce qu’elle lui voulait faire de lui donner un logement dans son château, qui n’était éloigné que d’une lieue de Dreux, et celle dont il le priait de trouver bon qu’il se servît pour n’accepter pas les offres qu’il lui faisait. Il finissait sa lettre par ces paroles mémorables:
«Le salut de mes concitoyens m’est confié, j’en réponds à ma patrie: je ne trahirai ni l’honneur ni ma conscience. Ce n’est pas que le péril où je me trouve ne soit fort grand, puisque, au moment où je vous écris, les cloches sonnent pour la vingt-deuxième personne qui est morte aujourd’hui. Ce sera pour moi quand il plaira à Dieu.»
»Ce fut la dernière lettre qu’il écrivit, car peu de temps après, ayant été attaqué de cette fièvre pourprée avec de grands assoupissements, il demanda les sacrements qui lui furent administrés, étant dans une parfaite connaissance, et qu’il reçut avec une grande résignation à la volonté de Dieu, qui le retira du monde le 27 juin de l’an 1650, après huit jours de maladie, âgé de 40 ans et dix mois. Il fut regretté non-seulement de ses parents et amis, mais encore de tous les habitants de Dreux et des lieux circonvoisins, dont il était fort estimé et parfaitement aimé. On l’inhuma dans l’église paroissiale de Saint-Pierre de Dreux.»
Certes Rotrou méritait bien la statue qui récemment lui a été érigée dans la ville de Dreux; il la méritait par son dévouement plus encore sans doute que par son génie, encore que le Wenceslas comme le Saint-Genest renferment des scènes admirables. «Voltaire, dit M. Firmin Didot, cite souvent la tragédie de Wenceslas avec de grands éloges; il ne met rien au-dessus de la scène d’ouverture et du quatrième acte; la comparaison qu’il fait de plusieurs endroits de Polyeucte et de Saint-Genest est très-souvent à l’avantage de Rotrou.»
Celui-ci, d’ailleurs, comme nous l’avons dit déjà, pensait très-modestement de lui-même: «Il ne parlait jamais de ses ouvrages dans les compagnies où il se trouvait, soit des personnes de qualité, ou de ses amis, si on ne l’y obligeait; et quand cela arrivait, il le faisait avec tant de modestie, qu’il paraissait bien que ce n’était que par excès de complaisance.»
Ainsi s’exprime l’auteur des Singularités historiques, qui plus loin nous dit encore: «Ce conseil (de Godeau, évêque de Grasse) confirma Rotrou dans le désir qu’il avait de penser sérieusement à la principale affaire, et l’on prétend qu’il s’y appliqua si bien que, plus d’un an avant sa mort, il se dérobait deux heures chaque jour pour les passer dans l’église où il méditait avec une grande attention et dévotion sur nos mystères sacrés.»
En 1811, l’Académie française proposa comme sujet pour le prix de poésie: La Mort de Rotrou. Millevoye, qui fut couronné, mourut bientôt après, enlevé à la fleur de ses années, comme celui qu’il avait célébré.
[86] Rotrou était né à Dreux en 1609.
DE RUMFORD[87]
Benjamin Thomson, comte de Rumford, physicien, fut un philanthrope non moins célèbre, comme s’exprime la Biographie Universelle. L’illustre Cuvier, dans l’Éloge prononcé en séance publique à l’Institut, tout en proclamant bien haut les services rendus par Rumford à l’humanité, nous dit: «Il faut l’avouer, il perçait dans sa conversation et dans toute sa manière d’être, un sentiment qui devait paraître fort extraordinaire dans un homme si constamment bien traité par les autres et qui leur avait fait lui-même tant de bien; c’est que c’était sans les aimer et sans les estimer qu’il avait rendu tous ces services à ses semblables. Apparemment que les passions viles qu’il avait observées dans les misérables commis à ses soins ou ces autres passions non moins viles que sa fortune avait excitées parmi ses rivaux, l’avaient ulcéré contre la nature humaine.»
N’est-ce pas un phénomène des plus curieux que ce scepticisme cruel chez cet étrange bienfaiteur de l’humanité, mais dont la véritable cause nous paraît avoir échappé à Cuvier? Cette cause ne se trouverait-elle point dans la croyance religieuse de Thomson, américain de naissance, presbytérien ou puritain du culte, et à qui la religion vraie, qui fut la religion des saint Charles Borromée, des saint Vincent de Paul, des Fénelon, des Belsunce, n’avait pas appris l’indulgence, la compassion généreuse pour les hommes, nos frères, laquelle porte, par un motif supérieur, à les aimer, sans jamais se laisser décourager par les déceptions, sans jamais surtout se lasser d’espérer le changement en mieux. L’exemple de M. de Rumford, dans sa singularité même, nous semble remarquable, parce qu’il fait toucher du doigt en quelque sorte toute la différence qui sépare la philanthropie de la charité, et cette différence n’est rien moins qu’un abîme. Ces réflexions faites, venons au récit.
Benjamin Thomson était né en 1753, dans un canton de l’état de New-Hampshire autrefois nommé Rumford et maintenant Concord. Sa famille d’origine anglaise, mais depuis longtemps établie en Amérique, vivait du produit d’une petite métairie. La mort de son père et un second mariage de sa mère forcèrent le jeune homme à quitter la ferme où il gênait pour aviser à se créer par lui-même des ressources. Il pensait les trouver dans le commerce et pour ce motif prit des leçons de mathématiques d’un ecclésiastique instruit qui lui donna le goût des sciences. Mais c’était là une carrière des plus ingrates au point de vue de la fortune, lorsqu’un mariage inespéré fit de Thomson, à peine âgé de 19 ans, un des personnages importants de la Colonie. Par ce motif et aussi par les tendances de son caractère qui le rendaient partisan de l’autorité, lors de la guerre de l’indépendance, il embrassa avec ardeur la cause de la métropole et se distingua dans plusieurs circonstances à la fois comme diplomate et comme officier. Aussi au moment de la signature de la paix, se trouvait-il déjà colonel.
Croyant alors que l’état militaire était sa vocation véritable, il s’embarqua pour l’Europe avec l’intention d’aller offrir ses services à l’empereur d’Autriche dans la guerre contre les Turcs. Mais en passant à Munich, il eut occasion de voir l’électeur régnant, Charles-Théodore, qui, dès la première entrevue, fut si charmé de son entretien, de la sagesse de ses conseils, de la justesse de ses observations, qu’il n’hésita point à offrir à l’étranger un emploi des plus importants en Bavière. Thomson accepta sous réserve de cette condition qu’il lui serait permis d’en référer au roi d’Angleterre, considéré par lui toujours comme son souverain, et dont il voulait avant tout obtenir le consentement. Il partit en conséquence pour Londres où ce consentement lui fut donné dans les termes les plus bienveillants, avec maintien du grade de colonel et moitié de la solde qui lui fut payée jusqu’à sa mort.
«De retour à Munich, dit M. Weiss[88], Thomson mérita de plus en plus la confiance de l’électeur qui l’éleva par degrés au rang de conseiller d’état et de lieutenant général de ses armées et finit par lui remettre l’administration de la guerre.» Thomson se montra à la hauteur de ces nouvelles fonctions; l’armée réorganisée lui dut des améliorations précieuses au point de vue moral et matériel. Il sut attacher le soldat à son état en rendant son sort plus heureux, régla l’avancement d’une façon plus équitable, créa des écoles régimentaires, etc. Comme ministre de la police, il ne se montra pas administrateur moins éclairé et moins ferme. La capitale de la Bavière était désolée par la mendicité. «Les mendiants, dit Cuvier, obstruaient les rues; ils se partageaient les postes, se les vendaient ou en héritaient comme nous ferions d’une maison ou d’une métairie; quelquefois même on les voyait se livrer des combats pour la possession d’une borne ou d’une porte d’église, et, quand l’occasion s’en présentait, ils ne se refusaient pas aux crimes les plus révoltants.»
C’était là véritablement un abus et qui déshonorait la pauvreté par elle-même si respectable. Thomson dut y porter remède en fournissant aux pauvres avec des moyens d’existence un travail que leur zèle et leur activité pouvaient rendre lucratif. «Et, s’il faut en croire Cuvier, pour changer ainsi les déplorables dispositions d’une classe avilie, il ne fallut que l’habitude de l’ordre et des bons procédés. Ces êtres farouches et défiants cédèrent aux attentions et aux prévenances. Ce fut, dit M. de Rumford lui-même, en les rendant heureux qu’on les accoutuma à devenir vertueux: pas même un enfant ne reçut un coup; bien plus, on payait d’abord les enfants seulement pour qu’ils regardassent travailler leurs camarades et ils ne tardaient pas à demander en pleurant qu’on les mît aussi à l’ouvrage. Quelques louanges données à propos, quelques vêtements plus distingués, récompensèrent la bonne conduite et établirent l’émulation[89].»
Cela tient du merveilleux; mais voici qui n’est pas moins admirable quoique plus touchant encore. «Bien que M. de Rumford ait été dirigé dans ses opérations plutôt par les calculs d’un administrateur que par les mouvements d’un homme sensible, il ne put se refuser à une véritable émotion, au spectacle de la métamorphose qu’il avait effectuée, et lorsqu’il vit sur ces visages auparavant flétris par le malheur et par le vice un air de satisfaction et quelquefois des larmes de tendresse et de reconnaissance. Pendant une maladie assez dangereuse, il entendit sous sa fenêtre un bruit dont il demanda la cause: c’étaient les pauvres de la ville qui se rendaient en procession à la principale église pour obtenir du ciel la guérison de leur bienfaiteur. Il convient lui-même que cet acte spontané de reconnaissance religieuse en faveur d’un homme d’une autre communion lui parut la plus touchante des récompenses; mais il ne se dissimulait pas qu’il en avait obtenu une autre qui sera plus durable. En effet, c’est en travaillant pour les pauvres qu’il a fait ses plus belles découvertes.»
Malgré ses occupations comme homme d’état et administrateur, il trouvait du temps pour continuer ses recherches. Faisant tourner au profit des malheureux les connaissances qu’il avait acquises, il s’inquiéta des moyens de leur procurer à moins de frais la nourriture, le vêtement, le chauffage, etc., de là ses expériences sur la chaleur, la lumière, etc. On lui doit le premier établissement des fourneaux économiques aussi bien que des foyers qui portent son nom. Dans un de ses établissements, à Munich, trois femmes suffisaient pour faire à dîner à mille personnes et elles ne brûlaient que pour neuf sous de bois. Un personnage justement célèbre par son esprit disait de Rumford que bientôt il ferait ainsi son dîner à la fumée de son voisin.
Les services rendus à la Bavière par Thomson accrurent pour lui l’estime et l’affection de l’électeur qui le créa comte en lui donnant le nom du petit canton où il était né. De plus il le nomma, d’après son désir, ambassadeur en Angleterre; mais par suite d’anciens usages diplomatiques qui, paraît-il, ne permettaient pas qu’une puissance étrangère fût représentée à Londres par un sujet anglais, Rumford ne put être agréé. Ce déboire qu’il n’avait pas prévu et la mort de l’électeur arrivée sur ces entrefaites, guérirent le comte de l’ambition, et il se résolut à prendre sa retraite. Après un court séjour à Munich, d’où il était revenu de Londres pour le règlement de ses affaires, il quitta la Bavière, voyagea quelque temps en Suisse et vint enfin se fixer en France, à Auteuil, près Paris (1804). Dans cette résidence, alors toute champêtre, habitait la veuve du célèbre Lavoisier, l’une des victimes de la Révolution. «Il (Rumford) plut à cette dame, dit M. Guizot, par son esprit élevé, sa conversation pleine d’intérêt, ses manières pleines de bonté. Tout en lui selon les apparences s’accordait avec ses habitudes, ses goûts, on pourrait presque dire ses souvenirs; elle espéra en quelque sorte recommencer son bonheur et fut heureuse d’offrir à un homme distingué une grande fortune et une plus agréable existence.»
Vains calculs de la prévoyance humaine si souvent déçus, qui prouvent que, pour cette sainte association du mariage, il faut autre chose qu’une certaine conformité de goûts, et que la sympathie sérieuse et durable ne peut naître que de la sincère tendresse, de l’affection intime, de la mutuelle condescendance à laquelle aident beaucoup la solidité des principes et l’harmonie des croyances. Or, M. de Rumford était protestant, et madame Lavoisier, femme du monde, quoique très-honnête femme d’ailleurs, n’avait pas en vain peut-être respiré l’atmosphère du 18e siècle et toute jeune entendu chez son père les conversations de Malesherbes, Condorcet, etc. Quoiqu’il en soit, au bout de quelques mois, tout au moins de peu d’années, les deux époux, se trouvèrent divisés par des incompatibilités absolues d’humeur, et il faut bien avouer que les torts les plus graves, sinon tous les torts, doivent être imputés à M. de Rumford.
«Rien, dit Cuvier, n’aurait manqué à la douceur de son existence si l’aménité de son caractère avait égalé son ardeur pour l’utilité publique... Il appelait l’ordre l’auxiliaire nécessaire du génie, le seul instrument possible d’un véritable bien et presque une divinité subordonnée, régulatrice de ce bas monde..... Lui-même de sa personne était sur tous les points et sous tous les rapports imaginables le modèle de l’ordre; ses besoins, ses plaisirs, ses travaux étaient calculés comme ses expériences. Il ne buvait que de l’eau; il ne mangeait que de la viande grillée ou rôtie parce que la viande bouillie donne sous le même volume un peu moins d’aliments. Il ne se permettait enfin rien de superflu, pas même un pas ni une parole et c’était dans le sens le plus strict qu’il prenait le mot superflu. C’était sans doute un moyen de consacrer plus sûrement toutes ses forces au bien; mais il n’en était pas un d’être agréable dans la société de ses pareils» et tout particulièrement de sa femme à laquelle cette régularité mathématique et tenant de la monomanie devait faire une vie fort peu agréable.
Mais, M. de Rumford eut vis-à-vis d’elle un tort plus grave: madame de Lavoisier, en se remariant, avait expressément stipulé qu’elle se ferait appeler madame Lavoisier de Rumford, ce à quoi volontiers en apparence avait consenti le futur. Mais M. de Rumford, prompt à oublier ses engagements, s’étonna que sa femme ne fît pas de même, et il ne dissimula pas sa mauvaise humeur. La veuve de Lavoisier lui rappela avec convenance mais avec fermeté leurs conventions, en ajoutant, dans une lettre écrite vers 1808: «J’ai regardé comme un devoir, comme une religion, de ne point quitter le nom de mon premier mari..... Comptant sur la parole de M. de Rumford, je n’en aurais pas fait un article de mes engagements civils avec lui si je n’avais voulu laisser un acte public de mon respect pour M. Lavoisier et une preuve de la générosité de M. de Rumford. C’est un devoir pour moi de tenir à une détermination qui a toujours été une des conditions de notre union et j’ai dans le fond de l’âme la conviction que M. de Rumford, après avoir pris le temps de réfléchir, me permettra de continuer à remplir un devoir que je regarde comme sacré.»
M. de Rumford pourtant, loin de se rendre, s’opiniâtra dans ces susceptibilités tardives, dans cette jalousie assez ridicule puisqu’elle s’adressait à une ombre, à la mémoire d’un homme éminent que sa fin tragique devait rendre plus digne de vénération. Tout en le blâmant de manquer ainsi à sa parole, on ne saurait excuser tout à fait madame de Rumford. Puisque le souvenir de Lavoisier lui était encore si cher, pourquoi ne pas rester tout simplement dans son veuvage au lieu de consentir à une union qui, par les motifs indiqués plus haut, devait la placer vis-à-vis de son second mari dans une position fausse et délicate? Par suite de ces difficultés et des luttes qui en résultèrent, la position des époux devint telle qu’ils jugèrent tous deux une séparation nécessaire et elle eut lieu à l’amiable le 30 juin 1809.
M. de Rumford, par sa propre faute sans doute, passa ainsi dans l’isolement les dernières années de la vieillesse et mourut plus que jamais en proie à l’amer désenchantement, dans sa maison d’Auteuil (21 août 1814).
Son éminent biographe, qui, même dans un Éloge, sait rester historien sérieux et n’a point dissimulé le revers de la médaille, rend cependant à Rumford, dans sa péroraison, ce témoignage qu’il semble juste de ne pas négliger:
«Quels que fussent au reste, dit Cuvier, les sentiments de M. Rumford pour les hommes, ils ne diminuaient en rien son respect pour la divinité. Il n’a négligé dans ses ouvrages aucune occasion d’expliquer sa religieuse admiration pour la Providence, et d’y offrir à l’admiration des autres les précautions innombrables et variées par lesquelles elle a pourvu à la conservation de ses créatures; peut-être même son système politique venait-il de ce qu’il croyait que les princes doivent faire comme elle, et prendre soin de nous sans en rendre compte.»