Les Rues de Paris, tome deuxième: Biographies, portraits, récits et légendes
[18] Lue en séance publique à la Société littéraire de Lyon, le 27 janvier 1864.
[19] Notice historique.
LACÉPÈDE
I
Bernard Germain Etienne de la Ville sur Illon, était né à Agen, le 26 décembre 1756. Son père, le comte de la Ville, lieutenant général de la sénéchaussée, lui donna le nom de Lacépède. Ainsi s’appelait un grand oncle maternel, qui avait fait l’enfant son héritier à la condition qu’il porterait son nom. Dans l’Eloge historique lu par lui à l’Institut, Cuvier reconnaît que cette famille était l’une des plus anciennes de la province.
«Veuf de bonne heure, le père du jeune Lacépède, dit M. de Valenciennes dans sa consciencieuse Notice, concentra sur lui toute son affection, et voulut partager avec un précepteur éclairé, le chanoine Carrier, le soin de l’élever et de l’instruire. M. de Chabannes, évêque d’Agen, vint aussi le seconder merveilleusement dans le système d’éducation qu’il adopta pour son fils chéri. Sachant combien les premières impressions laissent des traces profondes, tous deux veillaient avec une scrupuleuse attention sur la société et les lectures de leur jeune élève (que ceci vous serve d’exemple, ô maîtres et parents!). Aussi dit-il de lui-même dans les Mémoires manuscrits qu’il a laissés sur sa vie: «J’ignorai longtemps ce que c’est qu’un méchant homme et un mauvais livre. A treize ans, je croyais encore que tous les poètes ressemblaient à Corneille ou à Racine, tous les historiens à Bossuet, tous les moralistes à Fénelon.»
Quelques volumes de Buffon, qu’on mit entre les mains de l’adolescent, éveillèrent en lui le goût de la science et lui révélèrent sa vocation. L’histoire naturelle, science surtout d’observation, devint son étude favorite, étude à laquelle ne pouvait être que favorable l’isolement dans lequel il vivait au château de Lacépède. Sans compagnon, il n’avait point l’occasion d’être distrait par les jeux de son âge:
«L’habitude de penser longtemps, dit-il dans les Mémoires déjà cités, me conduisit à celle d’examiner avec attention tous les objets dont je m’occupais. J’y acquis de la facilité, j’y trouvai du plaisir.... J’allais souvent m’asseoir à l’ombre des grands arbres, au sommet des roches escarpées du haut desquelles je dominais sur cette vaste et admirable plaine de la Garonne... Ma vocation devenait plus forte au milieu de ces grandes images, et du haut des rochers il me semblait entendre la voix de la nature qui m’appelait à elle, me montrait les immenses monuments de sa puissance et les magnifiques tableaux qui retracent à tous de tant de manières les traits de son immortelle beauté.»
Mais ce qui est le signe d’une nature privilégiée, son ardeur pour la science ne le rendait point indifférent aux délicates jouissances que l’art peut donner. Son père, comme son précepteur, et plusieurs membres de sa famille étaient musiciens; il apprit d’eux cette belle langue de l’harmonie qui lui devint en quelque sorte une autre langue maternelle à ce point qu’adolescent encore on le vit à Agen diriger des concerts où furent exécutés plusieurs morceaux de sa composition applaudis avec enthousiasme. A cette époque, il eut la pensée, lui qui n’avait pas seize ans, de remettre en musique l’Armide de Quinault et ne renonça à ce projet un peu téméraire qu’en apprenant que Gluck l’avait devancé. Son travail toutefois ne fut pas absolument perdu; car son ébauche envoyée à Gluck lui valut de la part de ce maître des encouragements et des félicitations.
Cependant la musique ne lui faisait en aucune façon abandonner ou même négliger la science. Car, quelque temps après, un Mémoire, relatif aux phénomènes de l’aimant et aussi touchant d’autres questions controversées par les physiciens, attira l’attention de Buffon qui lui écrivit dans des termes témoignant de l’estime la plus flatteuse. Il y a plus: Lacépède, à l’âge de vingt ans, ayant obtenu de son père la permission de faire un voyage à Paris, s’empressa, le lendemain de son arrivée, de se présenter chez l’illustre naturaliste qui, «frappé de sa jeunesse, le prend d’abord pour le fils de celui avec qui il s’est mis en correspondance et le comble d’éloges dès qu’il est détrompé.»
Gluck ne lui fit pas un accueil moins paternel. Cependant la famille de Lacépède aurait désiré lui voir embrasser ce que dans le monde on appelle une carrière, conforme à son rang et à sa naissance, soit les armes, soit la diplomatie. Lacépède, lui, craignait d’enchaîner son indépendance et d’accepter une position qui gênerait son goût pour l’étude. «Une circonstance fortuite, dit Villenave, vint le tirer d’embarras. Un prince allemand, qu’il avait connu à Paris, lui offrit un brevet de colonel dans les troupes des cercles de l’Empire. Il accepta avec beaucoup d’empressement ce service qui n’en était pas un, mais qui donnait un uniforme et des épaulettes et la famille s’en contenta.»
En 1785, Lacépède publia, sous le titre de: Poétique de la Musique, un ouvrage qui fut accueilli avec faveur. Le style, dans sa vivacité, se sent de l’ardeur de la jeunesse en même temps que l’élévation des idées et certaines illusions mêmes attestent une grande noblesse de cœur, témoin ce passage:
«O artistes, ô vous tous qui vous consacrez à l’art enchanteur de la musique, rendez-lui toute sa dignité, tout son véritable éclat; rapprochez-le de sa vraie destination, de celle de soulager les misères humaines, de répandre mille charmes autour de nous, de faire oublier les malheurs privés et les calamités publiques par des jouissances pures rendues plus vives par le partage ou senties plus profondément dans la solitude..... Méritez de nouveaux hommages en ne faisant jamais naître dans nos âmes que les passions utiles, la vertu, le courage généreux, le dévouement héroïque, la vive sensibilité, l’amitié constante, la tendresse pure et fidèle, la douce pitié et l’humanité bienfaisante.»
«Les deux ouvrages, Essai sur l’Électricité, Physique générale et particulière, furent moins goûtés que la Poétique sur la Musique et même valurent à l’auteur quelques critiques assez sévères. On lui reprochait d’adopter trop légèrement et peut-être d’exagérer certaines théories de Buffon qui n’étaient que de brillantes hypothèses. Mais ces publications eurent pour conséquence néanmoins de le mettre en rapport immédiat et habituel avec l’illustre naturaliste qui songea dès lors à l’associer à ses travaux et, dans cette pensée, offrit à Lacépède la place de garde démonstrateur du cabinet du roi, vacante par la retraite de Daubenton. «Lacépède, dit M. de Valenciennes, accepta ces modestes fonctions avec joie, et il les remplit avec zèle et ponctualité, se tenant, les jours publics, dans les galeries, répondant avec son affabilité accoutumée à toutes les questions, et ne montrant pas moins d’égards aux gens du peuple qu’aux hommes les plus considérables et les plus distingués.»
En 1788, Lacépède publia, comme continuation de Buffon, un premier volume contenant l’Histoire naturelle, générale et particulière des quadrupèdes ovipares, et, l’année suivante, parut le second volume, contenant l’Histoire naturelle des Serpents. De cet ouvrage, qui valut à l’auteur les éloges de l’Académie des Sciences, Cuvier n’hésitait pas à dire, vingt ans plus tard, que: «par l’élégance du style, l’intérêt des faits qui y sont recueillis, et au point de vue purement scientifique, il présente des avantages incontestables sur le livre immortel auquel il fait suite.»
Détachons de ce beau livre une page seulement qui suffit pour faire connaître la manière de l’auteur: «A la suite des nombreuses espèces des quadrupèdes et des oiseaux se présente l’ordre des serpents; ordre remarquable en ce qu’au premier coup d’œil, les animaux qui le composent paraissent privés de tout moyen de se mouvoir et uniquement destinés à vivre sur la place où le hasard les fait naître. Peu d’animaux cependant ont les mouvements aussi prompts et se transportent avec autant de vitesse que le serpent; il égale presque par sa rapidité une flèche tirée par un bras vigoureux lorsqu’il s’élance sur sa proie ou qu’il fuit devant l’ennemi: chacune de ses parties devient alors comme un ressort qui se débande avec violence; il semble ne toucher à la terre que pour en rejaillir; et, pour ainsi dire, sans cesse repoussé par les corps sur lesquels il s’appuie, on dirait qu’il nage au milieu de l’air en rasant la surface du terrain qu’il parcourt. S’il veut s’élever encore davantage, il le dispute à plusieurs espèces d’oiseaux par la facilité avec laquelle il parvient jusqu’au plus haut des arbres, autour desquels il roule et déroule son corps avec tant de promptitude que l’œil a de la peine à le suivre. Souvent même, lorsqu’il ne change pas encore de place, mais qu’il est prêt à s’élancer et qu’il est agité par quelque affection vive, comme l’amour, la colère, ou la crainte, il n’appuie contre terre que sa queue qu’il replie en détours sinueux, il redresse avec fierté sa tête, il relève avec vitesse le devant de son corps et le retenant dans une attitude droite, et perpendiculaire bien loin de paraître uniquement destiné à ramper, il offre l’image de la force, du courage, et d’une sorte d’empire.»
II
Mais le moment approchait où, presque malgré lui, notre savant allait être arraché à ses paisibles et chères occupations. Sa réputation littéraire et plus encore la popularité que lui avaient mérité sa bienfaisance et l’aménité de son caractère «le désignèrent à toutes sortes de suffrages. On le vit successivement, dit M. de Valenciennes, député de sa section, commandant de la garde nationale, député extraordinaire de la ville d’Agen près l’Assemblée constituante, (etc.). Plus d’une fois placé dans les positions les plus délicates, il y porta ces sentiments bienveillants qui faisaient le fond de son caractère et ces formes agréables qui en embellissaient l’expression.»
Ces qualités ne sont pas de celles qu’on apprécie dans les temps de révolution où la violence et la passion seules peuvent se faire écouter des multitudes trop faciles à entraîner, hélas! Un jour, Lacépède lut avec stupeur, dans un journal, son nom en tête d’un article intitulé: Liste des scélérats qui votent contre le peuple. Par un singulier hasard, ce même jour ou le lendemain, il rencontre dans le jardin des Tuileries l’auteur de l’article qu’il connaissait pour l’avoir rencontré parfois chez un ami commun:
—Vous m’avez traité bien durement? lui dit-il avec douceur.
—Comment cela? répond l’autre avec l’air de l’étonnement feint ou réel.
—Vous m’appelez scélérat!
—C’est une manière de parler! scélérat veut dire simplement qu’on ne pense pas comme nous.
A la bonne heure! Mais la foule prend à la lettre ces expressions qui, pour les journalistes et les tribuns, ne sont qu’un langage de circonstance, et de là des engouements irréfléchis comme aussi des haines implacables autant que peu motivées.
Lacépède qui, comme tant d’autres bercés des mêmes et généreuses illusions, n’avait vu dans l’avènement des idées nouvelles que la réforme des abus, consterné, dégoûté par le triomphe de la démagogie et jugeant impossible (pas à tort peut-être) d’en arrêter les excès, résolut de renoncer à la vie publique et se démit de toutes ses fonctions, même de celles de garde du cabinet du roi. Après le décret de la convention du 10 juin 1793, qui obligeait tous les nobles à s’éloigner tout au moins à sept lieues de Paris, il se retira au village de Leuville, près Monthléry, où ses excellents amis, M. et Mme Gauthier, avaient une propriété.
L’illustre savant put ainsi se dérober à la persécution qui menaçait sa vie et ne sortit de sa retraite que deux années après (1795) quand, par le vote unanime de ses anciens collègues du Jardin des Plantes, il fut appelé à professer la zoologie dans cet établissement. L’année suivante (1796), il fut élu membre de l’Institut. Il s’occupait dès lors de la rédaction du plus important de ses ouvrages, l’Histoire des Poissons dont le premier volume parut en 1798 et le cinquième et dernier en 1803. «En réunissant tout ce qu’il avait appris sur les systèmes organiques des poissons, sur leurs habitudes, sur leur économie, dit M. de Valenciennes, cet éloquent zoologiste avait conçu le plan de son œuvre d’une manière large et élevée. Le talent de l’écrivain a su faire trouver du charme à l’histoire de ces êtres qui semblent nous toucher si peu, n’éveiller par aucun côté notre imagination. Il eut laissé un monument scientifique exempt de reproches s’il se fût trouvé dans des conditions moins défavorables; mais il a écrit et composé la plus grande partie de son livre pendant les années orageuses de la Révolution sans pouvoir profiter des recherches des étrangers pas plus que ceux-ci ne pouvaient profiter des nôtres.» De là des lacunes regrettables quoique forcées que devaient plus tard combler Cuvier et Valenciennes.
La haute estime dans laquelle les gens de bien comme les savants tenaient Lacépède, les talents dont il avait fait preuve comme administrateur, le firent appeler, après le 18 brumaire, aux postes les plus éminents et dont il se montra digne. Sénateur en 1799, président du sénat en 1801, grand chancelier de la Légion-d’Honneur en 1803, ministre d’état en 1804, il avait le secret, au milieu de ses occupations si multiples, de n’être jamais ni pressé ni accablé et de conserver toujours sa pleine liberté d’esprit. Un jour l’Empereur lui demandant son secret, il répondit: «C’est que j’emploie la méthode des naturalistes.»
«Ce mot, dit Cuvier, sous l’apparence d’une plaisanterie, a plus de vérité qu’on ne croirait. La méthode des naturalistes n’est autre chose que l’habitude de distribuer, dès le premier examen, toutes les parties d’un sujet jusqu’aux plus petits détails selon leurs rapports naturels.»
«Une chose, ajoute l’éminent biographe, qui devait encore plus frapper un maître que l’on n’y avait pas accoutumé, c’était l’extrême désintéressement de M. de Lacépède. Il n’avait voulu d’abord accepter aucun salaire; mais comme sa bienfaisance allait de pair avec son désintéressement, il vit bientôt son patrimoine se fondre, et une masse de dettes se former qui aurait pu excéder ses facultés; ce fut alors que le chef du gouvernement le contraignit de recevoir un traitement et même l’arriéré. Le seul avantage qui en résulta pour lui fut de pouvoir étendre ses libéralités.» Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’à sa mort, «après avoir occupé des places si éminentes, après avoir joui pendant dix ans de la faveur de l’arbitre de l’Europe, il n’ait pas laissé à beaucoup près une fortune aussi considérable que celle qu’il avait héritée de ses pères.»
Quelques anecdotes encore sur ce sujet: Lors d’une mission importante que l’Empereur avait confiée à Lacépède, le prince de la Paix, dans une intention facile à comprendre, lui fit présent de toute une collection de richesses minérales entre lesquelles se trouvait une pépite d’or d’une grande valeur; Lacépède le remercia.... au nom du Muséum d’histoire naturelle où furent envoyés tous ces objets. La pépite s’y voit encore.
Au commencement de l’année 1813, lorsque commencèrent les revers de nos armées, un officier général, attaché à l’une des cours germaniques, engagea Lacépède à faire transporter en France les fonds de la dotation que l’Empereur lui avait donnée. Lacépède s’y refusa en disant à ses amis:
«Je perdrai, s’il faut, cette fortune, mais je ne puis consentir à me donner ne fut-ce que l’apparence de l’ingratitude vis-à-vis du prince qui m’a comblé de ses bienfaits. A Dieu ne plaise surtout que j’agisse ainsi quand la fortune paraît vouloir le trahir! Mieux vaut mille fois perdre cet argent! (Une somme de 400,000 francs!)»
A propos des discours prononcés par Lacépède comme président du sénat et qui lui furent plus tard reprochés, Cuvier dit non sans raison: «Toutefois encore, dans ces discours obligés, avec quelle énergie l’amour de la paix, le besoin de la paix se montre à chaque phrase! Et combien, au milieu de ce qui peut paraître flatterie, on essaie de donner des leçons! C’est qu’en effet c’était la seule forme sous laquelle les leçons pussent être écoutées; mais elles furent inutiles; elles ne pouvaient arrêter le cours des destinées.»
Il est certain d’ailleurs que l’admiration de Lacépède comme son affection pour Napoléon ne l’aveuglaient point, et la fermeté au besoin ne lui manquait pas, en voici la preuve:
Pendant une campagne meurtrière, quelques croix d’honneur avaient été accordées par le major général de la grande armée à de très jeunes officiers. On crut que cette faveur était prématurée. L’Empereur ordonne au grand chancelier de les leur retirer. Vainement celui-ci représente la douleur qu’éprouveront des braves salués déjà comme légionnaires. Rien ne calmait l’Empereur qui se croyait trompé.
—Eh bien, répondit Lacépède, je vous demande pour eux ce que je voudrais obtenir moi-même si j’étais à leur place: c’est d’envoyer aussi l’ordre de les fusiller.
Les croix furent maintenues.
«Il se croyait comptable envers le public, disent à l’envi Cuvier, Valenciennes et Villenave, de tout ce qu’il recevait comme traitement et dans ce compte c’était toujours à ses dépens que se soldaient les erreurs de calcul. Chaque jour il avait occasion de voir des légionnaires pauvres, des veuves laissées sans moyens d’existence. Son ingénieuse générosité les devinait avant toute demande. Souvent il leur laissait croire que ses bienfaits venaient de fonds publics qui avaient cette destination.
»Lorsque l’erreur n’eut pas été possible, il cachait discrètement la main qui donnait.»
Un fonctionnaire d’un ordre supérieur, placé à sa recommandation, et ruiné par de fausses spéculations, fut obligé de quitter sa famille. Lacépède fit tenir régulièrement à sa femme 500 fr. par mois jusqu’à ce que le fils fût en âge d’obtenir un emploi, et cette dame a toujours cru qu’elle recevait cet argent de son mari. Ce ne fut que plus tard et par la personne de confiance chargée de cette bonne œuvre qu’on connut la vérité.
Un employé dans les bureaux de la grande chancellerie fit des pertes relativement considérables. Pour sortir d’embarras, une somme de 10,000 fr. lui devenait nécessaire. Cette somme une personne s’engage à la lui remettre à la condition qu’il lui céderait sa place. L’employé, sûr de la bienveillance de Lacépède, lui confie sa situation et la promesse qui lui est faite.
—Je prends grandement part à votre malheur, répond le chancelier, et de tout mon cœur je vous plains, mais je ne puis me prêter à ce que vous désirez. Si votre place devenait vacante, elle appartiendrait de droit à M. X... dont l’administration ne peut oublier les anciens et loyaux services. Lui préférer un étranger serait une injustice que je ne commettrai jamais.
Le solliciteur sortit désespéré; mais quelques heures après, on lui remettait, de la part du grand chancelier, cette même somme de 10,000; et quand, les larmes aux yeux, sous le coup de son émotion, il accourt pour le remercier et prendre en même temps des engagements pour l’avenir:
—Vous me rendrez cet argent quand vous pourrez, répond Lacépède, vous savez, mon ami, que je ne prête jamais.
Sa bonté devenue proverbiale parmi les élèves de la Légion d’Honneur à Saint-Denis, le faisait considérer dans cette institution comme un tendre père sans cesse occupé du bonheur de ses enfants. En toute occasion d’ailleurs, il donnait à cette maison, qu’il avait contribué à fonder, les marques du plus vif intérêt, du plus sérieux attachement.
On rapporte qu’un jour, bien qu’excédé par ses travaux scientifiques et administratifs, il quitta tout pour se rendre en hâte à Saint-Denis auprès d’une élève, pauvre enfant de onze ans, qui, se mourant de la poitrine, avait demandé comme une grâce de voir une dernière fois le bon monseigneur le chancelier.
Celui-ci arrive, s’approche doucement du lit de la petite malade presque à l’agonie et qui, depuis plusieurs heures, semblait avoir perdu connaissance. Cependant, en entendant la voix du grand chancelier, elle ouvre les yeux et avec un doux sourire, elle murmure:
—Je vous vois, Monseigneur, que je suis heureuse! je vais dans le ciel prier le bon Dieu pour vous.
III
La passion de la science n’avait en rien nui chez notre savant à la tendresse de cœur. Seize ans après la mort de sa femme, le cœur encore tout plein de son souvenir, il disait: «Je ne sais pas comment ma vie ne s’éteignit pas au moment où je perdis l’ange qui faisait mon bonheur.»
Cette dame qu’il avait épousée veuve avait un fils de son premier mari, M. Gauthier. Lacépède, après la mort de la mère, adopta cet enfant qui fut sa consolation dans son immense douleur. Dans un papier qu’il portait habituellement sur lui, et qui fut trouvé après sa mort, on lisait: «En quelque endroit que je meure, je supplie tous ceux qui pourront concourir à faire exécuter ma dernière volonté de faire transporter mon corps dans le cimetière de la commune de Leuville (Seine-et-Oise.) C’est dans ce cimetière que mon amie, mon amante, ma femme, si vertueuse, si spirituelle, si aimable, si recommandable par son extrême bonté, son humanité éclairée, sa bienfaisance active, ses grâces, sa modestie, ses talents, ses connaissances et ses charmes; si adorable par la douceur inaltérable, la résignation édifiante et la patience héroïque avec lesquelles elle a supporté pendant un an les souffrances les plus cruelles; c’est dans ce cimetière, dis-je, qu’elle a voulu être enterrée auprès de son père, de son grand’père, de son premier mari, des respectables cultivateurs qui l’avaient vue naître. Là repose cette femme si vénérée, si aimée du pauvre, si chérie de tous, si adorée par son malheureux époux.... Je demande comme la plus grande des grâces que mon corps soit placé absolument et précisément dans la même tombe, dans la même bière que celle que la mort m’a enlevée si jeune, qui daigna tant m’aimer, m’a rendu si heureux et ne faisait qu’un avec moi.»
En lisant cette page douloureuse, on ne peut s’empêcher de penser à la vanité de tous les bonheurs de la terre, même les plus purs et les meilleurs et qui, vous manquant au milieu de leurs plus douces ivresses, laisseraient le cœur en proie à de tels déchirements, à de si effroyables désolations si l’on n’était soutenu par l’espérance chrétienne. «S’il est peu de vies remplies de plus de travaux, dit M. Villenave en parlant de Lacépède, il n’en est aucune peut-être qui ait été semée à la fois de tant de vertus et de tant de dignités, de tant d’afflictions connues et de bienfaits ignorés.»
Lors des évènements de 1814, Lacépède fut privé par le gouvernement provisoire de sa place de chancelier de la Légion d’Honneur. Il en profita pour se retirer en quelque sorte de la vie publique, encore qu’il ait fait partie de la Chambre des pairs où il fut appelé à siéger dans l’année 1819. Mais un nouveau malheur, qui le frappa peu après, le plongea dans une tristesse profonde et vint augmenter son goût pour la solitude.
La femme de son fils adoptif, qu’il aimait comme une fille, lui fut enlevée par une mort foudroyante et jamais il ne put se consoler d’une telle perte. A la suite de cette catastrophe, il modifia, par un post-scriptum, l’espèce de testament qu’on a lu plus haut: Il demandait à être enterré près de sa belle-fille à Epinay, mais en ajoutant: «Je désire vivement et je prescris de même autant qu’il est en moi que la bière dans laquelle ont été renfermées les cendres de mon épouse si bonne, si bienfaisante, si admirable, de mon amante adorée, que cette bière sacrée soit portée, après ma mort, dans le cimetière d’Epinay, à côté de celle de mon enfant si chérie, si regrettée et si digne de l’être, l’amie si constante des pauvres et des malheureux.»
La santé de Lacépède se ressentit de ses chagrins plus sensibles par l’âge. Déjà languissant, il fut atteint d’une variole à laquelle il succomba et qu’il avait contractée, d’après ses biographes, dans des circonstances assez singulières. Un jour qu’il se rendait à l’Institut, il rencontra, près du Val-de-Grâce, un médecin de ses amis M. Dumeril qui sortait de l’hôpital et de la salle où se trouvaient plusieurs malades atteints de la petite vérole. Le médecin, par distraction ou imprudence, prit la main que lui tendait Lacépède, la serra à plusieurs reprises, et ainsi, paraît-il, lui inocula le fatal virus.
Dès le lendemain en effet, la maladie se déclara avec une extrême violence et telle que notre savant jugea tout d’abord son état désespéré.
—Je vais aller retrouver Buffon, dit-il à son médecin.
Il ne s’effraya point cependant, pas assez même peut-être puisque, au dire de son biographe: «il ne changea rien à ses habitudes, il se leva et se coucha aux heures ordinaires» alors que sans doute de plus grandes précautions étaient nécessaires. A un certain moment, montrant à son fils ses mains gonflées, il lui dit:
«Mon cher Charles, moi qui ai tant aimé la nature, qui ai peut-être contribué à la faire aimer, tu vois comme elle me traite.»
La veille de sa mort, il se fit montrer les dernières pages d’un grand ouvrage auquel il travaillait depuis longues années.
—Mon ami, dit-il à son fils, écris en gros caractère, fin au bas de ces manuscrits.
Ce passage du discours préliminaire témoigne des sentiments qui l’animaient à cette heure suprême et prouvent que toujours il s’était souvenu de sa première et chrétienne éducation: «Vers ce temps où le fils de Drusus faisait triompher au-delà du Rhin les armes de Rome, une petite contrée de l’Orient voyait naître Celui dont la parole devait renouveler la face de la terre. Ceux mêmes à qui la lumière de la foi ne révélerait pas la nature divine de Jésus, verraient en lui l’admirable auteur du plus grand et du plus heureux changement que puissent raconter les annales du monde. L’esprit de l’Évangile a pénétré jusque au plus profond des cœurs; il y a gravé les principes d’une morale aussi douce que sublime, et rendant à la nature humaine toute sa dignité, quels progrès n’a-t-il pas imprimés à la civilisation? Nous observerons plus d’une fois dans cette histoire les mémorables effets de cette puissance invincible contre laquelle tous les efforts des passions humaines ont été et seront toujours vains.»
On raconte qu’un des aïeux de Lacépède, Joseph de la Ville, qui avait eu part aux bontés du plus aimé de nos rois, devint plus tard l’ami de François de Sales qui lui donna son portrait; et cette image d’un saint vénéré pour ses vertus austères sans rudesse fut toujours conservé, dans le cabinet du fils adoptif de Buffon.
Il est difficile au reste de ne pas donner un mobile supérieur et non simplement naturel aux vertus qu’on admirait chez cet homme rare, qui fut véritablement un homme de bien: «Ceux qui ne l’ont pas connu, dit Villenave, s’étonneront et pourront seuls douter: mais s’ils savent que, par ses talents et par ses vertus, M. de Lacépède honora son siècle, ils ignorent peut-être qu’il semblait ne pas appartenir à son siècle par l’humble sentiment d’un mérite élevé, par la candeur native de son âme, par l’exercice habituel et sans faste de toutes les vertus. Ils ignorent que toutes les vertus, en restant pour lui des devoirs, devenaient des sentiments et que ces sentiments composaient ses habitudes et sa vie.»
Lacépède pouvait donc en toute simplicité se rendre à lui-même ce témoignage: «Voilà vingt-six ans écoulés depuis le commencement de la Révolution, écrivait-il, pendant ce temps si orageux, Dieu m’a fait la grâce de ne jamais manquer à la loyauté, à l’honneur, à l’obéissance due aux lois et au gouvernement établi; et je n’ai rien négligé pour bien connaître la route que le devoir me prescrivait, et pour ne m’en écarter dans aucune circonstance quels que fussent les intérêts ou les sentiments qui tendissent à m’en détourner.»
Le deuil causé par cette mort ne se renferma pas dans la famille ou les amis. L’enceinte de l’église d’Epinay disposée pour les obsèques ne pouvait guère contenir que les parents, les amis, les députations de la Chambre des Pairs, de l’Institut, etc.; cependant les habitants du village arrivaient en foule, demandant que l’église aussi leur fût ouverte. Et comme on leur répondait que les places étaient réservées pour la famille, ils s’écriaient en pleurant:
—Eh! ne sommes-nous pas de la famille?
D’autres allaient répétant: «Ah! ce n’est pas tant l’argent que nous perdons; mais qui maintenant nous arrangera?» Allusion touchante à la sollicitude avec laquelle le comte de Lacépède s’entremettait comme arbitre dans leurs différends.
Le curé d’Epinay, vieillard octogénaire, dont les philosophes du XVIIIe siècle eux-mêmes avaient admiré les vertus, et «qui, dit Villenave, fut un des secrets ministres des bienfaits de M. de Lacépède, sentit sa voix s’éteindre dans le chant des funérailles, et ses larmes furent ses plus nobles prières.»
LAMARTINE[20]
«Il est des erreurs tellement évidentes, des jugements si manifestement empreints de passion, qu’ils ne trompent que ceux qui veulent être trompés. Le danger n’est point là; craignez beaucoup plus ces sophismes déguisés avec tant d’art et parés de tant de séductions qu’il devient presque impossible de s’en défendre. Par malheur, ce danger se cache souvent dans la parole et les écrits des hommes supérieurs comme sous les fleurs parfumées le poison qui donne la mort.
«Comme ces hommes sont doués d’une sensibilité exquise, les impressions qu’ils reçoivent, vives, profondes, passionnées, décident d’une manière souveraine de la direction de leurs idées et de leurs opinions; leur intelligence pénétrante trouve facilement des raisons à l’appui de la cause qu’ils ont adoptée; ils fascinent le vulgaire et le mènent à leur gré.
«Peut-être ne faut-il point chercher ailleurs la cause de l’inconsistance que l’on a si souvent remarquée chez des hommes d’un esprit supérieur. Ils adorent aujourd’hui ce qu’ils brûleront demain; l’erreur qu’ils condamnent maintenant, ils la défendaient hier comme un dogme sacré. Dans le même ouvrage, ils associent les propositions les plus heurtées ou posent des conclusions inconciliables avec les principes établis. N’imputez point à leur intention ces étranges anomalies. Ils ont soutenu le pour et le contre avec la même conviction; et cette conviction ils la puisaient dans l’exaltation d’un sentiment. Lorsque leur génie se déployait en images, en pensées pleines de grandeur et d’éclat, il était, à son insu, l’esclave du cœur; esclave habile, ingénieux et produisant, au caprice du maître, des œuvres exquises, des merveilles de l’art.
«Les poètes, les vrais poètes, c’est-à-dire ces hommes doués par le Créateur d’une intelligence élevée, d’une imagination puissante, d’une âme de feu, sont surtout exposés à se laisser emporter ainsi aux impressions du moment. Ils planent quelquefois dans les plus sublimes régions de la pensée, disons même qu’il ne leur est pas impossible de modérer leur vol et de juger avec prudence et discernement; mais on ne saurait le nier, la réflexion, une grande force de volonté leur sont plus nécessaires qu’au reste des hommes.»
La première fois que je lus, il y a quelques années déjà, dans l’excellent ouvrage de Balmès, El Criterio, très-bien traduit par M. E. Manec[21], ce remarquable passage, il me frappa comme une révélation. Je m’expliquai mieux alors, chez des écrivains illustres, des contradictions qui, plus d’une fois, m’avaient étonné, indigné, et me les avait fait juger avec une sévérité, non pas sans doute injuste, mais qui, quant aux intentions du moins, ne faisait pas assez la part du tempérament et des circonstances. Ainsi m’était-il arrivé avec Lamartine dans une étude, publiée de son vivant, et qui, sans nier le génie, ne mettait point peut-être assez de mesure dans le blâme, pénétré que j’étais de cette autre et si juste pensée de Balmès, exprimée dans le chapitre XI du livre XIX:
«Il est pour la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, pour toutes les branches de la littérature et de l’art en un mot, des devoirs sacrés, trop souvent méconnus: La Vérité et le Bien: la vérité pour l’esprit, le bien pour le cœur; voilà les deux objets essentiels de l’art; voilà l’idéal que les arts doivent offrir à l’homme au moyen des impressions qu’ils éveillent. S’ils oublient leur mission, s’ils ne proposent que le plaisir, ils deviennent pour l’esprit du mal une œuvre dangereuse.
«.... Les artistes, les poètes, les orateurs, les écrivains, qui détournent de leurs fins les dons qu’ils ont reçus, sont de véritables pestes publiques. Phares trompeurs allumés sur l’écueil, ils égarent ceux qu’ils avaient mission d’éclairer, ils devaient montrer le port, ils mènent à l’abîme.»
A ces éloquentes paroles d’une vérité incontestable, on ne peut qu’applaudir certes, et il est regrettable que le grand poète ne les ait pas eues présentes à l’esprit plus d’une fois quand il prenait la plume. Son œuvre assurément n’offrait pas un si incroyable mélange de bien et de mal; on ne le verrait point si souvent «flottant à tout vent de doctrine», tour à tour et dans le même volume, peut-être dans la même pièce, ou le même chapitre, croyant et sceptique, royaliste et républicain, glorifiant la chasteté et la volupté, tantôt dans le ciel, tantôt au plus profond des abîmes. Maintenant fut-il toujours aussi coupable qu’il semble au premier coup d’œil? De ses égarements avait-il pleine conscience et n’était-il pas le plus souvent le jouet de ses impressions et hallucinations du moment? j’incline à le croire surtout depuis que j’ai lu et médité l’admirable page de Balmès, plus haut citée, et qui me fit penser à l’auteur des Méditations et des Harmonies tout d’abord. Aussi j’aurais maintenant à écrire mon étude sur Lamartine, je modifierais sans nul doute plusieurs de mes jugements un peu pour le fond et beaucoup pour la forme, alors surtout que la tombe s’est fermée sur le poète, après une mort qui, comme celle de sa sainte mère et de sa pieuse femme, fut chrétienne. Si l’on ne doit aux défunts que la vérité, quand cette vérité s’adresse à un mort de la veille, et qui a laissé des œuvres regrettables sans doute mais aussi tant de pages irréprochables et qui seront éternellement belles, il faut la dire (cette vérité) avec tous les égards dus à une illustre mémoire, et dans un langage d’où l’impartiale sincérité n’exclue pas la sympathie.
Ce respect qu’inspire une tombe glorieuse, ouverte récemment, ne peut d’ailleurs nous condamner au mutisme, et, par la nécessité de ne pas dissimuler les écarts d’un grand et rare génie, nous empêcher de lui faire honneur alors surtout que son nom vient tout naturellement se placer sous la plume. Lamartine, pour qui maintenant a commencé la postérité, en tant que poète lyrique, est l’un des premiers, le premier peut-être, et près de lui Jean-Baptiste Rousseau, trop vanté, paraît à peine un écolier. Quel souffle puissant, quelle inspiration sublime dans certaines pièces des Méditations, des Harmonies et même des Recueillements! Il suffit de citer l’Homme où se lit ce magnifique vers dont Lamartine n’a pas assez gardé souvenir:
C’est pour la vérité que Dieu fit le génie!
et les superbes pièces, l’Immortalité, Dieu, la Prière, les Etoiles, Bénédiction de Dieu dans la solitude, l’Infini dans les Cieux, Bonaparte, etc., autant de chefs-d’œuvre qui, par la splendeur de la forme, la sublimité des idées, ce flot de poésie nouvelle, jaillissant comme d’une source intarissable, seront à toujours des modèles faits pour provoquer l’admiration et l’enthousiasme. Pourquoi faut-il qu’à côté de ces merveilleux poèmes, à quelques pages de distance, parfois au verso même, on en lise d’autres d’un accent si différent, par exemple cette inconcevable, cette inexcusable pièce du Désespoir éclatant comme l’hymne du doute, et avec de si horribles blasphèmes assez froidement réfutés dans la pièce qui suit: La Providence à l’homme, écrite, si l’on en croit certains commentaires, moins par conviction que par condescendance pour la mère du poète. On a peine à comprendre cette frénésie de scepticisme, ce cri ou plutôt ce hurlement de colère impie, de la part du poète, comblé de toute manière par la Providence, et qui a écrit les autres pièces, la plupart si vraiment belles et pieuses, surtout ce poème de la Mort de Socrate, irréprochable pour le fond comme pour la forme. Jamais la haute spiritualité n’a parlé une langue plus harmonieuse et plus pure. Malheureusement le doute, tantôt dissimulé et discret, tantôt hautain et violent, reparaîtra dans plusieurs pièces, et en particulier dans le volume des Recueillements où le poète affecte des allures philosophiques qui ne sont point au profit de son inspiration, témoin la pièce à M. de Genoude sur son ordination, pièce d’ailleurs presque médiocre et où manque le souffle. Dans l’ode à M. Bouchard intitulée Utopie, plus accentuée encore comme pensée, on lit entre autres choses:
L’homme adore et croit en esprit.
Minarets, pagodes et dômes
Sont écroulés sur leurs fantômes,
Et l’homme, de ces dieux vainqueur,
Sur tous ces temples en poussière
N’a ramassé que la prière
Pour la transvaser dans son cœur.
Un seul culte enchaîne le monde
Que vivifie un seul amour;
Son dogme, où la lumière abonde,
N’est qu’un Évangile au grand jour.
Sa foi, sans ombre et sans emblème,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est le Verbe pur du Calvaire,
Non tel qu’en terrestres accens,
L’écho lointain du sanctuaire
En laissa fuir le divin sens,
Mais tel qu’en ses veilles divines
Le front du Couronné d’épines
S’illuminait en le parlant!
Il y a là, ce semble, quelque peu de galimatias et pas très-orthodoxe.
Une pièce magnifique dans ce volume, trop mélangé à tous égards, est la Réponse aux Adieux de sir Walter Scott, parce qu’ici le poète est surtout poète.
Un reproche encore que l’on peut et doit adresser trop souvent à Lamartine, c’est la vivacité de certaines images, la fougue de passion qui, dans tels ou tels morceaux, fait explosion avec des accents fiévreux, témoin les pièces à Elvire ou ce fragment des Novissima Verba commençant par les vers:
Amour, être de l’être, amour, âme de l’âme,
Nul homme plus que moi ne vécut de ta flamme!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pourtant ces vers se lisent dans le recueil des Harmonies qui, sauf quelques pièces, pour la pureté de l’inspiration, l’élévation des pensées, l’accent religieux, est assurément le meilleur du poète, quoique, pour la perfection de la forme, le tome 1er des Méditations, où se trouve la Mort de Socrate, semble supérieur. Ce souffle profane, passionné, cette adoration de la créature s’exprimant dans une langue caressante comme les chants de la Syrène antique, rendent la lecture du grand poète dangereux parfois pour les jeunes gens et même pour d’autres, parce que cette ivresse, devenant contagieuse, tend à énerver les âmes. Aussi serait-il désirable que de tous les recueils on en fît un seul, composé de pièces de choix, des seuls chefs-d’œuvre dont la plus sévère morale n’aurait pas à s’effaroucher. Je chargerais du triage un père de famille chrétien, ou mieux encore une mère de famille intelligente autant que pieuse comme j’en connais plusieurs. Et quel volume on aurait alors, véritablement admirable, incomparable! Inutile d’ajouter qu’il n’emprunterait rien au poème fantastique de la Chute d’un Ange, pas plus qu’à Jocelyn, une œuvre remarquable souvent sans doute au point de vue de l’art, mais où se trouvent de regrettables inexactitudes et des témérités hétérodoxes qui ont fait mettre l’ouvrage à l’index.
Comme prosateur, par la fécondité des pensées, l’éclat des images, l’ampleur de la période, Lamartine est aussi au premier rang; mais dans ses meilleurs écrits, qui ne sont pas ceux de sa vieillesse, dans les Girondins, les Confidences, etc., il faut déplorer toujours ce mélange du bien et du mal, de l’ivraie et du bon grain que nous avons eu le regret de signaler dans les œuvres poétiques. N’est-ce point dans le 1er volume des Confidences que se trouvent certaines tirades philosophiques et politiques assez mal sonnantes aussi bien que le portrait de cet étrange curé de village, tout occupé de chasse, de chiens, de livres profanes, et que l’auteur nous présente avec un air de complaisance, peu s’en faut, comme un modèle?
En tant qu’homme politique, on sait assez les erreurs et les fautes de Lamartine; mais ces fautes et ces erreurs furent celles de son imagination, peut-être un peu de sa vanité, plus que celles de son cœur; on doit lui tenir compte grandement de son énergie le jour où il nous sauvait, au péril de sa vie, l’affront du drapeau rouge, dont l’apparition triomphante devenait pour la société le signal des suprêmes catastrophes. Ce dont la postérité doit encore se souvenir, plus que ne l’ont fait les contemporains, c’est de son héroïque abnégation quand, dans une heure solennelle, en refusant de se séparer brusquement de son collègue au gouvernement provisoire, Ledru-Rollin, il empêchait le triomphe (autrement probable) de la faction des violents privée de son chef et à laquelle on ôtait en même temps tout prétexte à l’insurrection. Lamartine ne pouvait se dissimuler que cette démarche, mal interprétée, lui coûterait sa popularité, et il n’hésita point, à son éternel honneur, devant ce grand sacrifice, dicté par la conscience et qu’il jugeait nécessaire au salut de la patrie. Méconnu en effet à cette époque, délaissé, outragé pour cet acte de magnanime dévouement, jamais il ne fut plus digne d’estime et d’admiration. Ce souvenir doit suffire pour lui faire pardonner ses erreurs précédentes, aussi bien que ses malheureuses spéculations littéraires, et ces éternelles tentatives de souscription, qui déconsidéraient sa vieillesse, et que la presse, indignée, qualifia parfois dans des termes plus que sévères, vrais sans doute, mais que je me blâmerais de rappeler ici.
La gloire efface tout[22]!
dirons-nous plutôt avec le poète. On peut regretter d’ailleurs qu’il n’ait pas suivi le conseil que lui donnait, comme par un secret pressentiment, et bien des années auparavant, l’illustre Cuvier lors de la réception de Lamartine à l’Académie française:
«Ce que des éditeurs empressés de satisfaire l’avidité du public nous ont dit sur les lacunes de vos derniers écrits, aurait-il quelque fondement, et serait-ce pour des occupations d’un intérêt plus immédiat que vous négligeriez ces nobles productions de l’esprit?
«J’espère, pour l’honneur des lettres, qu’il n’en est rien. Chacun de nous a sans doute à remplir des devoirs respectables envers son prince et son pays; mais ceux à qui le ciel a accordé l’heureux don du génie, le talent de dévoiler la nature, ou celui de parler au cœur, ont des devoirs qui, sans contrarier en rien les premiers, sont, j’ose le dire, d’un ordre tout autrement relevé. C’est à l’humanité entière, c’est aux siècles à venir qu’ils en doivent compte.
«Combien, parmi ces personnages qui passent successivement au pouvoir, n’en est-il pas qui ont vu le bien qu’ils avaient fait ou projeté, dissipé comme un songe devant les projets non moins rapidement évanouis de leurs successeurs! Une vérité, au contraire, une seule vérité découverte, un seul sentiment généreux gravé par l’éloquence dans le cœur des hommes contribuera pendant des siècles, et sans que rien puisse l’empêcher, au bien-être de générations innombrables, et portera le nom de son auteur jusqu’à la dernière postérité[23].»
Tout cela nous semble admirablement vrai. Ces paroles étaient prophétiques non pas seulement pour l’auteur des Méditations, mais pour d’autres illustres, que la politique en ce temps a fourvoyés, Chateaubriand, Victor Hugo, etc.
On sait qu’au lendemain de la mort de Lamartine, une souscription fut ouverte pour lui ériger une statue sur la place de l’Hôtel-de-Ville de Paris. Mais depuis, paraît-il, par suite des évènements sans doute, cette partie du programme a été modifiée; et la ville de Mâcon, bénéficiant de la souscription, verra, dans ses murs, s’élever le glorieux piédestal, non loin de l’humble village, terre natale du poète, et qu’il a rendu à jamais célèbre. C’est là, c’est à l’ombre du vieux sanctuaire, où une sainte mère conduisait Lamartine tout enfant, que sa cendre repose d’après le vœu le plus cher de son cœur, formulé, bien des années auparavant, dans cet admirable vers:
O Dieu de mon berceau, sois le Dieu de ma tombe!
[20] Alphonse de Lamartine, né à Milly, en 1790, mort à Paris le 28 février 1869.
[21] Publié sous le titre de: l’Art d’arriver au vrai.
[22] Bonaparte.—Nouvelles méditations.
[23] Réponse de M. le baron Cuvier au discours de Lamartine, lors de sa réception à l’Académie française.
LARREY
I
«Les hommes, animaux raisonnables, dit M. Loménie, après avoir cité la fameuse page de La Bruyère sur la guerre[24], pour se distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et leurs ongles, ont imaginé d’abord les piques, les dards, les sabres, puis les fusils, les canons, les bombes, les obus, tous moyens de s’exterminer plus sûrement, plus promptement et avec plus de fracas. Il ne s’agit pas pour eux, quand ils se battent, de s’arracher les yeux ou de s’égratigner le visage, mais bien de se perforer réciproquement d’outre en outre, de se couper par morceaux, de se briser les membres, de se broyer la poitrine ou la tête; et tandis qu’ils se massacrent ainsi par milliers dans une plaine au son des trompettes, au roulement des tambours, au rugissement des canons, sous une pluie de fer et de feu, il y en a parmi eux qui courent dans les rangs au plus fort du carnage, sans autre arme que des bistouris, des médicaments et de la charpie, ramassant ceux qui tombent, les soulageant, les pansant, les opérant sur le lieu même, au milieu des balles et des boulets; puis les conduisant, couchés dans des voitures bien suspendues, derrière la ligne de bataille, pour les transférer ensuite dans l’hôpital le plus voisin où ils continuent leurs soins jusqu’à la guérison.»
Ces hommes, ce sont les chirurgiens, héros modestes, d’autant plus dignes d’admiration et d’estime, que trop souvent, après la victoire, on oublie leur dévouement et on se montre avare pour eux des récompenses (compris la gloire), prodiguées si largement aux tueurs, comme les qualifie un peu brutalement M. Loménie. Pourtant, parmi les premiers, les sauveurs du soldat, il s’en trouve parfois qui ont fait preuve d’un dévouement si héroïque, au milieu des circonstances les plus terribles, qui ont rendu à l’humanité de tels services que la gloire, et la plus pure, la plus enviable, fait rayonner leur nom de son auréole. Ce nom se trouve un jour sur toutes les lèvres, parce qu’il s’est gravé par la reconnaissance, en lettres de feu, dans des milliers de cœurs. Au premier rang de ces bienfaiteurs de l’humanité, si justement illustres, il faut placer Larrey, dont l’Empereur, en lui léguant par son testament une somme considérable (100,000 francs), disait: «Larrey, l’homme le plus activement vertueux que j’aie rencontré; il a laissé dans mon esprit l’idée du véritable homme de bien.»
Dans les Mémoires dictés à Sainte-Hélène, on lit également: «Si jamais l’armée élève un monument à la reconnaissance, c’est à Larrey qu’elle doit le consacrer.»
Cette statue, conformément au vœu de l’Empereur, s’élève maintenant dans la cour du Val-de-Grâce; une autre orne la salle des séances de l’Académie de médecine, dont Larrey fut membre en remplacement de Pelletan. Venons aux détails biographiques.
Larrey (Dominique-Jean), était né à Baudéan, près Bagnères-de-Bigorre, en juillet 1766. La Biographie universelle et la Biographie nouvelle ont répété, après beaucoup d’autres, que Larrey se trouva orphelin dès le plus bas âge, ce qui n’est point tout à fait exact, car, dit M. Loménie, démentant ces affirmations erronées, «il perdit son père seulement et fut élevé avec une grande tendresse par sa mère qui lui fut conservée jusqu’à la Restauration. Un digne prêtre, l’abbé de Grasset, curé de Baudéan, charmé de la gentillesse et de la vivacité de l’enfant, se chargea de sa première instruction... Élevé comme le petit Joas à l’ombre du sanctuaire, le jeune Larrey présentait au curé de Baudéan l’encens ou le sel, parait de fleurs le modeste autel du village et mêlait sa voix pure aux chants religieux des paysans béarnais; il était enfant de chœur.»
A l’âge de treize ans, l’enfant dit adieu non sans larmes à sa mère et au bon curé pour aller continuer ses études littéraires, puis commencer ses études médicales sous les yeux et sous la direction de son oncle, M. Alexis Larrey, chirurgien-major et professeur à l’École de chirurgie de Toulouse. Après huit années de séjour dans cette ville, Larrey, muni de son diplôme, vint à Paris (1787), et de là fut envoyé à Brest où il s’embarqua en qualité de chirurgien-major sur la frégate la Vigilante, qui allait à Terre-Neuve protéger la pêche de la morue. A son retour, Dominique obtint une place de chirurgien interne aux Invalides.
Mais la guerre ayant éclaté (1792), il demanda à servir activement. «Bientôt major des hôpitaux du Rhin, dit Pariset[25], dès les premiers pas, c’est-à-dire dès les premières victoires de ces valeureuses armées, Larrey fut frappé de l’imperfection du service médical; c’était à une lieue du champ de bataille que se tenaient les ambulances; la bataille terminée, ces ambulances rencontraient dans leurs mouvements des milliers d’obstacles, et vingt-quatre heures, trente, trente-six heures s’écoulaient avant que le blessé reçût aucun secours. Saisi de pitié, Larrey conçut le dessein d’une ambulance aussi légère, aussi mobile que l’artillerie volante. Quelques essais portèrent cette ambulance à la perfection. Elle fit sur l’âme du soldat la même impression que fit autrefois sur toute une armée la seule présence d’Ambroise Paré. Sûr d’être promptement secouru, le soldat se crut invincible, et plus d’une fois Larrey a recueilli les heureux fruits de sa belle invention,» dont Napoléon disait plus tard: «C’est en grande partie à Larrey que l’humanité est redevable de ce bienfait: aujourd’hui les chirurgiens partagent le péril du soldat, c’est au milieu du feu qu’ils viennent prodiguer leurs soins. Larrey a toute mon estime et ma reconnaissance.»
En 1794, Larrey fut appelé à diriger le service médical à l’armée des Pyrénées-Orientales. La paix signée avec l’Espagne, il revint à Paris, d’où il repartit bientôt pour une inspection dans le midi. Dans la campagne d’Egypte, il fit admirer en toute occasion son infatigable dévouement et rendit d’immenses services. «Larrey, dit l’auteur déjà cité, semblait créer d’une parole des ambulances, des hôpitaux, des appareils, des écoles; s’arrêtant sur les champs de bataille tout fumants de carnage, ou se jetant sous le coup même qui venait de frapper Caffarelli, Lannes, Arrighi, Beauharnais et tant d’autres; s’identifiant avec toutes les douleurs pour en adoucir la violence par de doux pansements, pour en abréger la durée par ces grandes opérations dont la seule image effraie et que la gravité du mal ne permet pas de différer; enfin, pour en adoucir l’amertume aux braves soldats, aux braves généraux dont il recevait les derniers soupirs; tellement menacé lui-même qu’il voyait tomber autour de lui ses collaborateurs, ayant à lutter d’ailleurs contre les privations, contre un ciel de feu, contre la plus insidieuse et la plus cruelle des maladies, la peste.» Rappelons un intéressant épisode de cette campagne.
A la première bataille d’Aboukir, Larrey opérait, sous les yeux de Bonaparte, le général Fugières qui, ne croyant pas survivre à sa blessure, offrit à son chef, comme souvenir, un magnifique damas dont la lame était de la plus fine trempe et la poignée toute garnie en or.
—Je l’accepte, dit Bonaparte, mais c’est pour le donner à l’homme qui va vous sauver la vie.
Fugières en effet guérit, et Bonaparte, à quelque temps de là, remit à Larrey le précieux damas sur la lame duquel il avait fait graver: Aboukir, Larrey.
Revenu en France, Larrey fut nommé chirurgien en chef de la garde consulaire. En 1804, il reçut la croix d’officier de la Légion d’Honneur, et l’Empereur en la lui remettant lui dit:
—C’est une récompense bien méritée!
Larrey, bientôt après, fut nommé inspecteur du service de santé des armées. Il joignit à ces fonctions celles de chirurgien en chef de la garde impériale, d’abord, et de la grande armée, ensuite, et fit, en cette qualité, toutes les campagnes d’Allemagne, Prusse, Pologne, Espagne, Russie. Lors de la campagne d’Allemagne, à la suite de la levée du camp de Boulogne, telle fut la célérité avec laquelle Larrey organisa le service des ambulances et hôpitaux de l’armée, que l’Empereur lui dit:
—Larrey, vous avez failli être prêt avant moi[26].
Dans cette campagne, comme dans toutes les autres, du reste, on aime à pouvoir dire que les blessés ennemis se voyaient recueillis et soignés dans nos hôpitaux et ambulances comme nos propres soldats. Russes, Autrichiens, Bavarois, Prussiens ou Français, Larrey, comme ses aides, ne faisait entre eux aucune différence. Ainsi que l’a dit un écrivain: «Après le combat, tous les blessés sont frères, à quelque nation qu’ils appartiennent.»
Pendant cette retraite de Moscou, qui fut un si complet désastre, la conduite de Larrey fut non pas admirable, mais au-dessus de tous les éloges.... «On le voyait passer des nuits soit à parcourir les ambulances, soit à panser d’anciens blessés ou des blessés échappés à un combat de la veille ou du matin, soit à opérer des malheureux dont les blessures ne pouvaient se guérir autrement.... Telles sont les fatigues et les douleurs que Larrey eut à souffrir, tels sont les tristes soins dont il fut occupé, tantôt seul et réduit à lui-même, tantôt avec le secours de quelques femmes généreuses et de quelques hommes excellents.» On peut juger quelles ressources restaient pour les blessés quand les hommes valides en étaient réduits à la viande de cheval qui manquait souvent même, ou que, faute de temps ou de feu, il fallait manger crue, saignante, palpitante. Le colonel Thirion, à ce qu’il raconte, dut la vie à certaine petite casserole en argent dans laquelle il recueillait subrepticement le sang des chevaux arrêtés au bivouac dont il faisait ensuite un boudin tel quel.
[24] Biographies des Contemporains, par un homme de Rien.
[25] Éloge de Larrey.
[26] Larrey reçut à Austerlitz la croix de commandeur de la Légion d’Honneur; après Wagram, il fut créé baron de l’Empire.
II
Dans la campagne de 1813, Larrey, convalescent à peine d’une maladie qui avait mis sa vie en péril, se hâta de quitter l’hôpital pour reprendre son laborieux et périlleux service. Un épisode de cette campagne ne doit pas être oublié. Après les batailles de Lutzen et Bautzen, beaucoup des nombreux blessés, conscrits de la veille, avaient les mains tronquées, les doigts coupés. Des officiers prétendaient que ces blessures étaient volontaires, et l’Empereur, inclinant à leur opinion, parlait de faire un exemple. Larrey, au contraire, protestant énergiquement, repoussait l’imputation comme une calomnie. Une enquête fut ordonnée; le résultat donna pleinement raison au chirurgien en chef, et l’Empereur, après la première contrariété, heureux de lui faire réparation, ou, si l’on veut, de lui rendre justice, dit noblement:
—Larrey, recevez mes compliments, un souverain est bien heureux d’avoir un homme tel que vous!
Le soir même, Larrey recevait le brevet d’une pension de 3,000 francs, avec le portrait de l’Empereur enrichi de diamants.
Sur le champ de bataille de Waterloo, nous retrouvons à son poste l’intrépide chirurgien qui, n’écoutant que son zèle, se laissa entraîner au plus fort de la mêlée, où il fut blessé et fait prisonnier. Dépouillé de ses vêtements, et conduit loin de là de poste en poste, il se vit tout près d’être fusillé; voici pour quels motifs. La redingote grise qu’il portait sur son uniforme, son teint mat, ses traits mêmes, lui donnaient un faux air de Napoléon. Les soldats, tout fiers et tout joyeux, le conduisirent, comme tel, vers un général prussien, auquel, par avance, on avait annoncé cette importante capture, et qui, furieux de la méprise, ordonna, brutalement, que le prisonnier fût passé par les armes. Déjà les soldats chargeaient leurs fusils, lorsque, par une circonstance providentielle, au moment de s’agenouiller, Larrey fut reconnu par un chirurgien prussien chargé de lui bander les yeux. Amené alors devant Blücher, dont naguère il avait soigné et guéri le fils, il fut immédiatement rendu à la liberté. Blücher, pour le protéger, lui donna une escorte, avec laquelle Larrey se rendit à Louvain, où il se rétablit et put revenir en France, à Paris même, sur une invitation formelle de l’Empereur Alexandre.
La Restauration, dans les premiers temps, voyant trop dans Larrey le partisan dévoué de l’Empereur, parut un peu méconnaître les services rendus par l’illustre chirurgien, non pas seulement à la France, mais à l’humanité. Privé de son titre d’inspecteur général, il se vit retirer ses pensions; néanmoins, il conserva son titre de chirurgien en chef de l’hôpital de la garde au Gros-Caillou, et continua d’en remplir les fonctions. Quoique peu riche, Larrey ne s’en refusa pas moins aux magnifiques propositions qui lui furent faites alors par plusieurs souverains étrangers; il n’eut point à le regretter, car, bientôt, l’heure de la justice sonna pour lui, et par une loi spéciale, en 1818, sa pension lui fut rendue.
Le gouvernement issu de la Révolution de juillet ne témoigna pas pour Larrey moins d’estime. Nommé chirurgien en chef des Invalides, il donna au bout de quelques années sa démission par des motifs qui ne peuvent qu’honorer son caractère. Membre du conseil supérieur de santé, comme chirurgien inspecteur, il se rendit, au commencement de l’année 1842, en Algérie pour visiter les hôpitaux de la colonie. Sa mission accomplie, non sans de grandes fatigues, il revint en France, mais pendant la route, de Marseille à Paris, il fut atteint d’une pneumonie aiguë, et forcé de s’arrêter à Lyon. Bientôt il succomba[27] (22 juillet 1842) dans les bras de son fils, après avoir demandé et reçu les secours de la religion, prouvant à cette heure solennelle, comme par tant d’actes d’une admirable charité dont sa vie est pleine, qu’il n’avait jamais oublié les leçons du bon curé de Baudéan, auquel naguère encore il faisait un si touchant accueil. «Après bien des années, dit M. Loménie, le bon curé de Baudéan, vieillard presque octogénaire, a eu la joie de presser dans ses bras, avant de mourir, l’illustre chirurgien en chef de la Grande-Armée; il a retrouvé son disciple en cheveux blancs, couvert de gloire, chamarré de décorations, conservant sous une enveloppe bronzée par le fer et le feu cette âme bonne, cet esprit jeune, cette sensibilité délicate, cette fraîcheur d’impressions, qui distinguaient l’enfant de chœur à cet âge heureux où il puisait dans les leçons et les exemples du pasteur les premières notions du bien et du beau.» C’est ainsi qu’il devint l’homme dont M. Pariset a pu dire dans un éloge qui semble un panégyrique et n’est que l’expression sincère de la vérité: «Intrépide, laborieux, vigilant, infatigable, il ne respirait que pour être utile aux hommes; cœur généreux, cœur ouvert, il se donnait tout entier sans autre intérêt que le bonheur d’exercer son inépuisable pitié.»
Au milieu de sa vie si active, si occupée, Larrey trouvait encore le temps de consigner dans des mémoires, dans des articles de revues, ou même de longs ouvrages, le fruit de ses observations et les résultats de ses expériences. Entre les plus importants de ces ouvrages, que notre incompétence ne nous permet pas d’apprécier, il faut signaler en particulier les Mémoires de chirurgie militaire et campagnes de D.-J. Larrey, en un vol. in-8o, dont un bon juge a dit: «Outre que la partie technique est écrite avec une clarté, une simplicité qui la rendent accessible même aux yeux du monde, la partie historique abonde en détails curieux qu’on ne trouve pas ailleurs. Le style négligé, mais facile et naturel de l’auteur, ajoute à l’importance de ses observations et à l’intérêt de ses récits ce parfum de bonne foi qui transmet pour ainsi dire au lecteur l’impression fidèle du moment et des lieux.» (Loménie.)
Maintenant, pour terminer, quelques anecdotes qui peignent l’homme. Au moment du départ de l’île d’Elbe, Larrey se présenta à l’Empereur pour l’accompagner. Napoléon, en le remerciant cordialement, lui dit:
—Vous appartenez à l’armée, Monsieur Larrey, vous devez la suivre; ce n’est pas sans regret que je me sépare de vous.
«Je dus obéir, écrivait Larrey plus tard, cependant, après le départ de mon illustre protecteur, sous le coup d’une tristesse profonde, j’avais formé le projet d’aller le rejoindre, lorsque j’appris son retour.»
Le sang-froid de Larrey, au milieu du tumulte et des périls d’une sanglante mêlée, étonnait les plus intrépides. A Eylau, sur le champ de bataille même et au plus fort du combat, il organisa une ambulance provisoire qui se vit tout à coup entourée par un corps d’armée russe. Quelques soldats, dans le premier effroi, tout blessés qu’ils sont, veulent fuir. Larrey, avec le calme qui ne l’abandonnait jamais, les arrête en disant: «Vous voulez fuir la mort, et, vous la rendrez inévitable; attendez, on respectera votre malheur; je jure, d’ailleurs, de mourir au milieu de vous.»
Les Russes, menacés d’être pris entre deux feux, bientôt s’éloignaient; mais Larrey resta plus de trente heures sans prendre ni repos, ni nourriture, et il n’y songea qu’après avoir vu tous les blessés pansés.
Après la Révolution de juillet, le troisième jour, une troupe de furieux se porta sur l’hôpital du Gros-Caillou, dans lequel se trouvaient la plupart des blessés de la garde royale. Larrey, prévenu, descend précipitamment, et s’avançant à la rencontre des insurgés, le front haut, le visage intrépide, il leur dit:
—Quels sont vos desseins? Qui osez-vous menacer? Sachez que ces malades sont à moi, que mon devoir est de les défendre et que le vôtre est de vous respecter vous-mêmes en respectant ces infortunés.
Étonnés de ce langage, et plus encore de son air et de son attitude, les insurgés paraissent un moment se consulter, puis ils se retirent paisiblement, et dans leurs rangs ce ne sont plus des cris de colère et de haine qui se font entendre, mais des paroles de pitié, et aussi des acclamations: «Au fait, il a raison! C’est un brave, l’ami des pauvres gens et du soldat! N’était-il pas le chirurgien de la Grande-Armée? Vive Larrey! Honneur à Larrey!»
A quel point Larrey était populaire dans l’armée et quelle affection avaient pour lui les soldats, on en jugera par cet épisode de la campagne de Russie. Au passage de la Bérésina, alors que l’un des deux ponts s’étant rompu, la foule se précipitait frénétiquement vers l’autre, Larrey, entraîné par la violence du mouvement, se vit pressé, poussé, étouffé, tout près de périr. Par hasard il se nomme, ou peut-être il est reconnu, et soudain ces hommes que le désespoir rendait furieux, rendait féroces, qui, par l’instinct égoïste de la conservation, devenaient capables de marcher sur leurs officiers, sur leurs généraux, sur des femmes et des enfants même, au nom vénéré de Larrey s’émeuvent; les rangs s’ouvrent pour lui donner passage, ou plutôt soulevé par des bras généreux, il est porté de main en main par dessus les têtes jusqu’à l’autre rive. A peine il y mettait le pied que le pont s’écroulait derrière lui; ses sauveurs, et avec eux toute la multitude, étaient engloutis dans le fleuve.
[27] Le jour même où Larrey s’éteignait à Lyon, sa femme, la digne compagne de sa vie, expirait à Bièvre dans les bras de sa fille.
LHOMOND
Il y a peu de temps, dans une rue très-connue assurément de la plupart de nos lecteurs, il s’est fait une petite révolution, ou plutôt un changement passé fort inaperçu, à ce qu’il semble; mais dont certaines personnes, de la province surtout, ne seront pas fâchées d’être averties.
La rue, connue longtemps sous le nom de rue des Postes, s’appelle maintenant rue Lhomond. A vrai dire, l’ancienne dénomination n’est point à regretter, puisque aujourd’hui rien ne la justifiait et que ladite rue ne conduit à aucune espèce de postes. Il faut au contraire se réjouir de la substitution, cette fois heureuse; il nous plaît qu’on honore ainsi la mémoire d’un homme de bien qui, dans la sphère modeste où volontairement il renferma sa vie tout entière, a rendu plus de services à la religion, à la patrie, que beaucoup d’autres, dont la gloire éclate bruyamment et dont la Renommée par ses cent voix redit au loin le nom répété par mille échos. Cet homme, qu’on doit placer au rang des hommes utiles et rares, c’est Lhomond, le bon Lhomond comme on l’appelait, dont le nom et les excellents livres sont si connus des écoliers, moins au courant peut-être de ses actions, des détails de sa vie si noble; aussi croyons-nous qu’on nous saura gré de les rappeler.
Lhomond (Charles-François), né à Chaulnes, diocèse de Noyon, en 1727, fit ses études comme boursier au collége d’Inville dont il devint plus tard principal.
Nommé ensuite professeur au collége du cardinal Lemoine, il vint à Paris pour y remplir ses fonctions et en même temps avec la pensée de se faire recevoir à la licence. Mais tout à coup on le vit renoncer à ce projet comme à toute idée d’avancement pour se consacrer avec une sollicitude infatigable à l’instruction des plus jeunes enfants. En vain par la suite on voulut le tenter par l’offre d’autres chaires et de places estimées selon le monde plus honorables, plus avantageuses, invariablement il répondait:
—Je suis plus utile là où je suis, je n’abandonnerai pas mes sixièmes.
Et, pendant plus de vingt ans, on le vit avec le même zèle se dévouer à ses modestes fonctions (quoiqu’elles ne fussent guère pour lui une fatigue) en se délassant par la composition de ces livres élémentaires «où brillent, dit M. Lefebvre Cauchy, tout ensemble une saine littérature, un bon jugement et une piété solide.»
De cette vertu chrétienne il donna maintes fois la preuve et en particulier lors des évènements malheureux qui vinrent troubler tout-à-coup cette existence jusqu’alors si paisible quand éclata la Révolution. Arrêté au commencement d’août 1792, il fut enfermé avec un grand nombre d’ecclésiastiques insermentés dans la prison de Saint-Firmin d’où il semblait ne devoir sortir que pour être conduit à l’échafaud. Mais il avait eu naguère pour élève Tallien qui, prévenu de l’arrestation de son maître, dont le souvenir lui était resté cher et vénérable, le fit mettre en liberté.
Au bout de quelques mois cependant, Lhomond jugeant de nouveau sa vie en péril, crut qu’il serait plus prudent de s’éloigner de Paris. Il partit donc, et à pied; mais arrivé sur le boulevard de la Salpêtrière, il se vit tout à coup assailli par deux militaires, ou prétendus tels, qui le laissèrent pour mort après lui avoir enlevé l’argent qu’il portait sur lui.
Relevé par des passants charitables, venus par hasard dans cet endroit alors désert, Lhomond fut transporté dans la maison la plus voisine, où des soins empressés le rappelèrent à la vie. A quelque temps de là, l’un des voleurs ayant été pris, Lhomond, par les bons offices d’une personne obligeante, recouvra son argent. Comme on le pressait d’ailleurs de ne pas laisser le crime impuni et d’en poursuivre la vengeance devant les tribunaux, il s’y refusa en disant:
«Je n’en ferai rien; si vous vouliez faire tenir à ce malheureux la moitié de la somme qu’il m’a laissée, vous m’obligeriez, il peut en avoir besoin.
L’année suivante, Lhomond mourut tout probablement par suite de cette violente secousse.
Cet homme excellent, ce chrétien fervent et humble était un homme aimable, et sa conversation enjouée était souvent égayée par des bons mots qui faisaient de lui un causeur charmant comme un maître que ses élèves ne se lassaient pas d’entendre.
On raconte encore de lui cette particularité: il avait coutume de faire tous les jours, n’importe la saison et le temps, une promenade à pied jusqu’à Sceaux, et c’est à la régularité de cet exercice quotidien qu’il attribuait sa bonne santé. La recette est facile pourvu qu’on ait de bonnes jambes.
JOSEPH DE MAISTRE
I
Habent sua fata libelli. Nous aimons à rappeler ce vers du poète latin en parlant d’un homme dont la fortune littéraire fut si singulière. Étrange destinée du génie! prodigieux écarts du goût! A toutes les époques de l’histoire, on observe ce phénomène étonnant et douloureux d’un génie illustre peu ou point apprécié des contemporains, dont l’admiration irréfléchie s’égarait sur des œuvres ridicules bafouées de la postérité. Celle-ci, par une justice tardive, salue avec enthousiasme l’homme célèbre, naguère obscur, un Dante, un Milton, triomphant de l’ingratitude et de l’oubli et qui, des profondes ténèbres, surgit radieux au piédestal et projette sur les siècles son ombre gigantesque. L’Angleterre nous offre un exemple des plus remarquables de ces vicissitudes littéraires dans la personne de Schakespeare qu’elle honore comme un de ces génies qui appartiennent moins à leur patrie qu’à l’humanité. Schakespeare, admirable et justement admiré malgré les écarts si regrettables de son génie, Schakespeare vit son astre, qui devait plus tard illuminer un immense horizon, descendre presque avec lui dans la tombe. Ses œuvres, enfouies dans la poussière des bibliothèques, au bout d’une moitié de siècle, étaient à peu près inconnues de la foule, lorsqu’un critique éminent mit d’aventure la main sur ce trésor où l’or pur par malheur est trop mélangé de minerai, et appela sur lui l’attention des contemporains. La mémoire de Schakespeare est maintenant un culte, culte poussé parfois jusqu’à l’idolâtrie, même dans notre France, qui se glorifie de Racine, de Corneille, de Molière, etc. Cette étrange destinée de l’auteur d’Hamlet et de Macbeth qui fut, hélas! celle de tant d’autres illustres dans les lettres comme dans les arts, elle a pesé quelque temps sur Joseph de Maistre dont la renommée peut-être en souffre encore. Cet étranger, l’un des plus grands écrivains de la France, dont il a reçu par le droit du génie ses lettres de grande naturalisation, n’est-il pas moins populaire chez nous que son frère Xavier, le très spirituel auteur de ces chefs-d’œuvre microscopiques, le Lépreux, la jeune Sibérienne, le Voyage autour de ma Chambre (sauf réserves)? Il est vrai, et nous devons le dire, l’aîné des de Maistre, emporté par l’ardeur de ses convictions et l’essor tout puissant de son génie au vol d’aigle, s’élève parfois à d’effrayantes hauteurs. Il choque durement et comme à plaisir les idées reçues, ne se tenant pas toujours assez en garde contre le paradoxe, et faisant presque des dogmes de certaines doctrines qui ne sont que des vérités relatives ou restent dans le domaine de la libre discussion. Trop dédaigneux parfois des ménagements que la sagesse conseille, il effarouche par l’imprévu de ses allures et la franchise impérieuse de son langage. Dans son horreur du vice, de toute hypocrisie, de toute lâcheté, il a des explosions d’indignation qui consternent la foule et dont ses adversaires tirent parti pour le calomnier. M. de Vigny, que je ne range pas d’ailleurs parmi les ennemis de J. de Maistre, dans son beau livre de Stello, a parlé de l’illustre penseur dans des termes capables de faire reculer les plus intrépides. Le poète, dont j’accuse ici les exagérations, fait de J. de Maistre, ce chrétien sincère et pieux, ce vrai et grand philosophe, cet excellent père de famille, peu s’en faut un vampire altéré du sang humain, se délectant à le voir couler par torrents au pied des autels: «C’était ainsi qu’un homme doué d’une des plus hardies et des plus trompeuses imaginations philosophiques qui jamais aient fasciné l’Europe, était arrivé à rattacher au pied même de la croix le premier anneau d’une chaîne effrayante et interminable de sophismes ambitieux et impies qu’il semblait adorer consciencieusement.... Il a fallu à l’impitoyable sophistiqueur souffler, comme un alchimiste patient, sur la poussière des premiers livres, sur les cendres des premiers docteurs, sur la poudre des bûchers indiens et des repas anthropophages, pour en faire sortir l’étincelle incendiaire de sa fatale idée.... Il a fallu que le cerveau de l’un des derniers catholiques fouillât bien avant dans le crâne de l’un des premiers chrétiens (Origène), pour en tirer cette fatale théorie de la réversibilité et du salut par le sang, etc., etc.»
Ces calomnies d’une philanthropie un peu déclamatoire, tout en m’inspirant pour le génie, dénoncé de la sorte, une certaine aversion mêlée de crainte, fut un aiguillon puissant à ma curiosité pour faire connaissance avec l’auteur par la lecture de ses ouvrages, et je fus bientôt détrompé. Mon épouvante fit place à l’estime, à la sympathie, à l’admiration profonde du disciple vis-à-vis du maître dont il se plaît à recueillir les renseignements. Depuis lors, les écrits du philosophe savoisien n’ont plus quitté ma table côte à côte avec ceux de Bossuet, Lacordaire, Bourdaloue, Dante, Virgile etc., non loin des œuvres glorieuses de ces génies, mes autres maîtres en littérature, Boileau, La Fontaine, La Bruyère, Lamartine, etc. J’ai relu, depuis quelques mois surtout, et je ne me lasse pas de relire cet admirable volume des Considérations sur la France, écrit en 1794, pendant la première révolution, et dans lequel les rapprochements sont si frappants. En laissant de côté la question politique, et lisant de Maistre avec l’impartialité d’un esprit dégagé de passion et faisant la part des idées de l’auteur, de ses convictions, de ses répulsions, qui s’expliquent par l’horreur de tant d’effroyables carnages dont il fut le témoin presque oculaire, on ne peut assez admirer cette hauteur de vues, cette élévation rare de pensées et cette prodigieuse faculté d’intuition qui ressemble à la divination, et font de ce volume, si fortement pensé, le bréviaire de l’homme d’état et du philosophe.
Ce qu’on aime surtout dans J. de Maistre, c’est l’absence de toute recherche littéraire, le dédain de la phrase et des artifices du langage qui ne nuit en rien à la vivacité comme à la propriété de l’expression. Verba trahunt! Sa pensée va droit au but sans détours, sans ambages, et trouve naturellement et spontanément son moule et ce moule est d’airain. Rien de plus extraordinaire et en même temps de plus éloquent que cet étonnant chapitre sur la Destruction violente de l’espèce humaine. Écoutons ce passage:
«Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction violente soit, en général, un aussi grand mal qu’on le croit: du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. D’abord, lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l’excès de civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang.
»... Tonnons cependant contre la guerre, et tâchons d’en dégoûter les souverains; mais ne donnons pas dans les rêves de Condorcet, de ce philosophe si cher à la révolution, qui employa sa vie à préparer le malheur de la génération présente, léguant bénignement la perfection à nos neveux. Il n’y a qu’un moyen de comprimer le fléau de la guerre, c’est de comprimer les désordres qui amènent cette terrible purification.»
Après ce dont nous avons été témoins récemment, ces paroles n’ont pas besoin de commentaire. Nous nous sommes interdit, pour cette étude, le terrain glissant de la politique; aussi nous ne dirons rien d’autres et remarquables chapitres où les questions de ce genre sont traitées avec une force de logique et une verve incomparables. Par le même motif de réserve, nous ne ferons qu’indiquer le Principe générateur des Constitutions. Ce livre profond condense dans un petit nombre de pages le résultat de trente années d’études et de méditations sur cette force inconnue qui préside à la formation des pouvoirs et des constitutions. L’auteur entre à ce sujet dans des détails d’un intérêt singulièrement actuel parfois, et il lui échappe çà et là, sur la fragilité des établissements purement humains, certaines boutades d’une ironie sanglante et qu’on croirait paradoxales s’il ne les justifiait par les faits. J. de Maistre, qui volontiers au raisonnement implacable mêle la spirituelle épigramme, traite la parole écrite avec une irrévérence qui déride même ses adversaires protestants. Si l’esprit ne lui suffit pas, il invoque la science, et les recherches les plus sérieuses sont pour ce génie vraiment encyclopédique une source inépuisable d’arguments décisifs. Le livre du Pape, à lui seul, atteste des recherches historiques et des connaissances en linguistique qui font honneur à la persévérance comme à la rare sagacité de l’auteur. Ajoutons que l’érudition chez lui n’a rien d’aride et qu’il sait la rendre attrayante par la manière de la présenter. Puis, dans ce même écrit, que de pages éloquentes sur les couvents, sur l’Église, sur le dévouement des vierges, etc!
L’ouvrage capital de J. de Maistre et le plus connu après les Considérations et le Pape, les Soirées de Saint-Pétersbourg, nous montrent son talent sous ses faces les plus diverses. Le gouvernement temporel de la Providence que l’auteur s’est donné pour mission, mission glorieuse, de justifier, tel est le point de départ et le thème de cette suite d’entretiens d’un intérêt si profond et toujours actuel quand la forme en général est des plus piquantes. Que de pages véritablement sublimes, de digressions et considérations de l’ordre le plus élevé, et souvent de tableaux saisissants à propos de tous les grands problèmes de la société politique et religieuse, et des lois mystérieuses qui régissent le monde visible, sur lequel l’autre (l’invisible) réagit. Bon nombre de passages sont assurément des plus belles choses dont puisse se glorifier notre littérature par la hauteur et la force de la pensée mise en relief par l’énergique simplicité de l’expression. Il suffit de rappeler ce terrible et magnifique portrait du bourreau tant de fois cité, ou cette foudroyante philippique contre Voltaire, cri passionné que l’emportement d’une sainte colère arrache à la conscience révoltée de l’honnête homme, du père de famille et du chrétien. Dirai-je les pages si touchantes sur la Jeune fille livrée au cancer, avec lesquelles font contraste les éloquentes dissertations sur les sauvages ou les mâles réflexions relatives à la guerre. A part peut-être le chapitre sur Locke un peu bien long, on ne peut se lasser de lire et relire cet ouvrage, testament sublime du génie qu’hélas! il ne fut pas donné à l’auteur de terminer. La mort frappa M. de Maistre quand il touchait à la fin de sa glorieuse tâche et le surprit la plume à la main au moment où il abordait la question si intéressante, comme il écrivait lui-même, et si importante du protestantisme. On eut dit qu’à cette heure solennelle l’intelligence de M. de Maistre, accoutumée à planer dans les hauteurs, s’élevait encore.
Les lettres sur l’Inquisition, sur l’Eglise Gallicane, se recommandent par l’étude patiente des faits comme par la forte dialectique et la fermeté du style plus plein de choses que de mots. On peut différer d’opinion avec l’auteur, parfois absolu et systématique, mais la toute-puissance de son talent ne saurait faire doute pour la bonne foi, et dire, comme l’a fait, à ce qu’on assure, certain universitaire, que la lecture de J. de Maistre hébète, c’est prouver qu’on glisse soi-même sur la pente qui conduit tout droit à l’idiotisme.
La fécondité, mais une fécondité qui ne trahit jamais l’épuisement, caractérise la manière de J. de Maistre. Il a produit beaucoup, et tous ses ouvrages, avec des mérites divers, sont à la même hauteur. Cependant, ce que nous avons peine à croire d’ailleurs, on affirme que d’importants manuscrits et de précieuses correspondances, trésors d’une amitié jalouse, se dérobent encore à la publicité. On ne saurait trop le regretter surtout en présence de cette lettre si touchante et si admirable à Mme de Costa sur la mort de son fils, qu’une indiscrétion, dont nous remercions M. de Falloux, a permis de nous faire connaître. Ces quelques pages peuvent servir admirablement pour nous initier à la lecture des œuvres du grand écrivain. Son cœur tout entier s’y révèle et l’on ne sait ce qu’il faut admirer davantage ou la noblesse et la générosité de ses sentiments ou la sublimité de son génie. Il y a là encore sur la Révolution française, qui plus d’une fois l’a si bien inspiré, des paragraphes d’une étonnante énergie. Mais ce qu’on apprécie surtout dans ce petit écrit, ce qui le fait goûter particulièrement, c’est la sincérité de l’accent tendrement ému, et cette pieuse sympathie d’une amitié chrétienne qui sait trouver, pour la plus poignante des douleurs, de si sublimes consolations.
II
Un caractère particulier et très-remarquable des ouvrages de J. de Maistre, c’est l’oubli du moi, si haïssable d’après Pascal, et dont nos contemporains, les poètes surtout, ont trop abusé. Sous ce rapport, l’illustre Joseph contraste avec un autre génie, l’une des gloires de notre littérature d’ailleurs, Chateaubriand, cet admirable poète de la prose qui trop volontiers se met en scène, et autant qu’il le peut s’attribue le premier rôle, comme le prouvent surabondamment ses Mémoires.
Chez M. de Maistre, sauf dans ses lettres où il n’en pouvait être autrement, nulle trace de la personnalité. L’auteur s’efface complètement derrière son œuvre. Cependant, avec cette sûreté de coup d’œil, et cette fermeté de jugement, ce beau génie devait avoir conscience de sa supériorité. Mais sans doute le sens chrétien, qui se révèle si énergique jusque dans les moindres lignes de ses écrits, l’avait conduit à l’entière abnégation de l’amour-propre. Il avait compris que le but de l’écrivain, digne de ce nom, comme celui de l’artiste doit être surtout l’utilité de son œuvre; qu’il est tout à fait misérable et insensé de s’épuiser en veilles laborieuses, je ne dirai pas, dans l’espoir du gain comme le mercenaire, mais en vue de cette gloire humaine, si incertaine et si capricieuse, qui va réveiller, dans la tombe, vingt ans après sa mort tragique, l’ombre étonnée d’André Chénier, par exemple. Ce désintéressement de lui-même et ce peu de souci de la gloriole littéraire fait le plus grand honneur à Joseph de Maistre, qui du reste, joignait, chose malheureusement rare et très-rare, joignait, à la plus haute intelligence, à ces dons merveilleux du génie, toutes les grandes qualités du cœur, la bonté, la tendresse, pleine d’expansion, la généreuse confiance, l’absolu dévouement, et la fidélité à tous les devoirs même les plus humbles. La publication posthume de sa correspondance, faite par sa famille à laquelle son souvenir est resté si cher, nous en fournit de nombreuses preuves. Dans ces admirables lettres, de Maistre se peint tout entier et sans y songer assurément. Or ce grand homme comme il est bon homme! Ce terrible génie, dont certains critiques nous font une peinture si menaçante, comme il est doux, affectueux, caressant, dévoué! Comme il aime ses amis, ses parents, sa femme, ses enfants! Quels mots touchants tombés de sa plume ou plutôt de son cœur sur le papier souvent mouillé de ses larmes! «Nul ne sait ce que c’est que la guerre s’il n’y a pas son fils!» Et à propos de sa fille: «Oh! si un honnête homme voulait se contenter du bonheur!» Avec quelle énergie bien qu’il s’efforce de comprimer le cri de son cœur, avec quelle poignante énergie, il nous dépeint les tortures de cette séparation inouïe qui l’exile, pendant tant d’années, sous les glaces du pôle, à 800 lieues de sa famille, objet incessant de toutes ses pensées, la nuit comme le jour! Qui ne comprendrait les cruelles insomnies de «ce père vivant d’une fille orpheline,» grande personne déjà et qu’il ne connaît que de nom parce qu’il lui fallut quitter la mère peu de mois avant la naissance. Se vit-il jamais une situation plus douloureuse?
Pourtant s’il fléchit par instants sous le poids de l’épreuve, l’héroïque chrétien ne succombe jamais au découragement! Jamais l’ombre d’un murmure! Il se résigne à la volonté divine avec une sublime abnégation et ne recule devant aucun sacrifice pour rester fidèle au serment par lui prêté à son roi, à sa patrie. Je ne sais rien de plus admirable que ce spectacle! Les Lettres de J. de Maistre sont peut-être son plus bel ouvrage, parce qu’il s’y montre dans la grandeur comme la familiarité de son génie, tour à tour simple, aimable, spirituel, gracieux, profond, éloquent, passionné, terrible! Le même homme qui a écrit à sa fille cette amusante instruction sur le taconage, quelques pages plus loin, après les considérations les plus hautes sur la politique, termine par cette étonnante parole sur le Démon du Midi, comme il l’appelle: «Napoléon envoyé de Dieu! Oui, il vient du ciel, comme la foudre.» De Maistre, nous ne craignons pas de l’avouer, ne juge pas toujours peut-être l’homme du siècle, selon l’expression des poètes, avec une complète tranquillité d’esprit. Il y a de la passion, de la colère dans certaines de ses appréciations. Mais l’on ne peut accuser d’exagération et d’injustice ce qu’il dit sur l’arrestation et l’enlèvement du Pape, le divorce, la guerre d’Espagne, etc., ces actes «dignes d’un enfant enragé» comme il s’exprime. Si ces dures paroles ne sont, il faut bien le reconnaître, que l’expression de la vérité, dans d’autres circonstances, il montre autant de véhémence, mais avec moins de raison. Nous Français auxquels la patrie est passionnément chère, nous sommes froissés plus d’une fois par le cri de haine satisfaite avec lequel il enregistre nos revers, applaudit à nos défaites. Mais il ne faut pas oublier que de Maistre, quoique écrivant dans notre langue, était un étranger; qu’à ses yeux Napoléon et la Révolution étaient les grands ennemis sur lesquels il ne pouvait penser autrement qu’il faisait après la façon dont ils avaient traité et traitaient son pays, comme cette royauté à laquelle il s’était dévoué jusqu’à lui sacrifier ses affections les plus chères, son bonheur de père et d’époux. Pour être juste cependant, il faut dire que, dans l’explosion de ses plus violentes colères, de Maistre reste toujours digne et ne s’emporte pas à ces excès dont la presse anglaise donnait alors le scandale et qui trouvèrent trop d’écho peut-être dans la fameuse brochure: de Buonaparte et des Bourbons! ce pamphlet terrible qui, suivant le mot de Louis XVIII, aurait valu toute une armée.
Les Lettres de J. Maistre sont précédées d’une Notice à laquelle on nous saura gré d’emprunter quelques détails biographiques. Qui pourrait être mieux renseigné que celui qui l’a écrite, le comte Rodolphe de Maistre, fils de l’illustre philosophe? «Le comte Joseph-Marie de Maistre naquit à Chambéry, en 1754; son père, le comte François Xavier, était président du sénat et conservateur des apanages des princes... Le comte Joseph de Maistre était l’aîné de dix enfants.... Le trait principal de son enfance fut une soumission amoureuse pour ses parents. Présents ou absents, leur moindre désir était pour lui une loi imprescriptible. Lorsque l’heure de l’étude marquait la fin de la récréation, son père paraissait sur le pas de la porte du jardin sans dire un mot, et il se plaisait à voir tomber les jouets des mains de son fils, sans qu’il se permît même de lancer une dernière fois la boule ou le volant. Pendant tout le temps que le jeune Joseph passa à Turin pour suivre le cours de droit à l’Université, il ne se permit jamais la lecture d’un livre sans avoir écrit à son père ou à sa mère à Chambéry pour en obtenir l’autorisation... Rien n’égalait la vénération et l’amour du comte de Maistre pour sa mère. Il avait coutume de dire: «Ma mère était un ange à qui Dieu avait prêté un corps; mon bonheur était de deviner ce qu’elle désirait de moi, et j’étais dans ses mains autant que la plus jeune de mes sœurs.»
Joseph, comme son père, suivit la carrière de la magistrature; en sa qualité de substitut de l’avocat général, il prononça le discours de rentrée sur le caractère extérieur du magistrat, qui fut le premier jet de son talent et son début littéraire. Il siégea ensuite comme sénateur sous la présidence de son père.
Marié en 1786 à mademoiselle de Morand, dont il eut trois enfants, un fils et deux filles, il vivait paisiblement à Chambéry tout occupé de ses devoirs, dont il se délassait par l’étude, quand éclata la Révolution.
Lors de l’invasion de la Savoie, le comte de Maistre, ayant refusé toute espèce de serment au gouvernement importé par l’étranger sous le nom de République des Allobroges, dut quitter son pays. Il se retira à Lausanne où, non sans grandes difficultés, vint le rejoindre sa famille, à l’exception du dernier enfant, dont Madame de Maistre venait d’accoucher et qu’elle dut laisser aux soins de sa grand’mère, car elle ne pouvait l’exposer aux fatigues et même aux périls du voyage.
De Lausanne, Joseph de Maistre écrit à son ami le baron Vignet des Etoles que ses biens sont confisqués, mais qu’il n’en dormira pas moins. Dans une autre lettre, il dit plus laconiquement encore: «Tous mes biens sont vendus, je n’ai plus rien.» Ce fut pendant son séjour en Suisse qu’il publia le volume des Considérations sur la France et divers autres opuscules remarqués par quelques lecteurs d’élite en dépit du malheur des temps. En 1797, Joseph de Maistre put se rendre à Turin; mais bientôt après son arrivée, le roi, réduit à ses seules forces et succombant dans sa lutte contre la France, se vit forcé de quitter ses états de terre-ferme pour se réfugier en Sardaigne. Le comte, en sa qualité d’émigré, dut s’exiler de nouveau. A l’aide d’un passe-port prussien, il réussit à gagner Venise où il vécut avec sa famille plusieurs années qui furent pour lui les plus pénibles de l’émigration; car, ses seules ressources, et qu’il lui fallait grandement ménager, consistaient en quelques pièces d’argenterie sauvées du naufrage et qu’il vendait au fur et à mesure de ses besoins.
Ce fut à Venise, en 1802, qu’il reçut du roi de Piémont l’ordre de se rendre à Saint-Pétersbourg en qualité d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire. Les circonstances ne lui permettaient pas d’emmener sa famille et il croyait pourtant de son devoir de ne pas refuser ce poste de confiance. «Ce fut une nouvelle douleur, un nouveau sacrifice, le plus pénible sans doute que son dévouement à son maître pût lui imposer. Il fallait se séparer de sa femme et de ses enfants sans prévoir un terme à ce cruel veuvage, entreprendre une nouvelle carrière et des fonctions que le malheur des temps rendait difficiles et dépouillées de tout éclat consolateur. Il partit pour Saint-Pétersbourg.»
L’accueil qu’il reçut dans cette ville de la part des personnages les plus éminents et en particulier de l’empereur Alexandre[28] lui adoucit, autant qu’il était possible, les amertumes de ce long exil dont il ne revint qu’au mois de mai 1817; mais, après la chute de Napoléon, il avait pu être rejoint à Saint-Pétersbourg par sa femme et ses filles.
De retour à Turin, le comte de Maistre fit paraître successivement plusieurs des grands ouvrages renfermés dans ses portefeuilles: Le Pape, l’Eglise gallicane, les Soirées de Saint-Pétersbourg, sauf l’épilogue qu’il ne put qu’esquisser, faute de loisirs suffisants, dans les derniers mois de sa vie.
Nommé chef de la grande chancellerie du royaume, il avait dû interrompre presque complètement ses travaux littéraires pour s’occuper de ses nouvelles et importantes fonctions, acceptées par lui à regret et dans l’intérêt seul de sa famille. Il les exerça peu de temps d’ailleurs; car le 26 février 1821, succombant à une paralysie lente, à l’âge de soixante-sept ans, «il s’endormit dans le Seigneur.»
«Le comte de Maistre, dit son biographe, inflexible sur les principes, était, dans les relations sociales, bienveillant, facile et d’une grande tolérance: il écoutait avec calme les opinions les plus opposées aux siennes et les combattait avec sang-froid, courtoisie et sans la moindre aigreur. Partout où il demeura quelque temps, il laissa des amis... il se plaisait à considérer les hommes par leur côté louable.» Plus loin nous lisons encore: «Le comte de Maistre était d’un abord facile, d’une conversation enjouée, constant dans sa conduite, comme dans ses principes, étranger à toute espèce de finesse, ferme dans l’expression de ses opinions, du reste méfiant de lui-même, docile à la critique, sans autre ambition que celle d’un accomplissement irréprochable de ses devoirs.»
Terminons par quelques citations encore empruntées aux Lettres: «L’erreur n’est jamais calme: à la vérité seule est donnée la chaleur sans aigreur, grand phénomène pas assez remarqué.» (p. 299.)
«Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer lorsque j’entends parler d’un changement de dynastie. Pour avoir un ange, je serais tenté d’une petite révolution; mais pour mettre un homme à la place d’un autre, il faut avoir le diable au corps. Coupez-vous la gorge vingt ans, messieurs les fous; versez des torrents de sang pour avoir Germanicus ou Agrippine, dignes de régner; et pour vous récompenser, ils vous feront présent de Caligula. Voilà un beau coup vraiment! En huit ou dix générations, toutes les bonnes et toutes les mauvaises qualités de la nature humaine paraissent et se compensent, en sorte que tout changement forcé de dynastie est non-seulement un crime, mais une bêtise.» (p. 316.)
«Les sectes n’ont de force contagieuse que dans leurs commencements et durant le paroxysme révolutionnaire, passé lequel elles ne font plus de conquêtes. Le catholicisme au contraire est toujours conquérant, sans jamais s’adresser aux passions, et c’est un de ses caractères les plus distinctifs et les plus frappants.» (p. 297.)
«Vouloir démembrer la France parce qu’elle est trop puissante est précisément le système de l’égalité en grand. C’est l’affreux système de la convenance, avec lequel on nous ramène à la jurisprudence des Huns ou des Hérules. Et voyez, je vous prie, comme l’absurdité et l’impudeur (pour me servir d’un terme à la mode) se joignent ici à l’injustice. On veut démembrer la France; mais, s’il vous plaît, est-ce pour enrichir quelque puissance de second ordre? Nenni.
Dantur opes nullis nunc, nisi divitibus.
«C’est à la pauvre maison d’Autriche (la Prusse aujourd’hui) qu’on veut donner l’Alsace, la Lorraine, la Flandre. Quel équilibre, bon Dieu!... J’aurais mille et mille choses à vous dire sur ce point pour vous démontrer que notre intérêt à tous (ô rois vous l’entendez) est que l’empereur ne puisse jamais entrer en France comme conquérant pour son propre compte. Toujours il y aura des puissances prépondérantes, et la France vaut mieux que l’Autriche (la Prusse).» (p. 5.)
Cette page, sauf le changement de noms, ne semble-t-elle pas écrite d’hier et pour la circonstance? La lettre cependant, adressée au baron de V...., porte la date du 15 août 1794.
[28] Son frère Xavier fut nommé lieutenant-colonel et directeur du musée de Marine. Plus tard, son fils Rodolphe, admis à l’École des Cadets, obtint pareillement un grade dans l’armée.
MALESHERBES
Malesherbes a donné son nom à la grande voie qui conduit de la place de la Madeleine à la nouvelle église de Saint-Augustin.
La vie de Malesherbes, le magistrat éminent, le défenseur intrépide de Louis XVI, dans les temps où nous vivons, temps de révolutions et d’agitations, est une des plus intéressantes à connaître, et les hommes d’État en particulier ne sauraient trop la méditer; car elle est pleine de hauts renseignements, et le zèle imprudent et trop peu rare, qui se laisse prendre aux fallacieuses promesses de l’utopie, s’y peut instruire par de formidables exemples.
Malesherbes (Charles-Guillaume de Lamoignon), né à Paris, le 6 décembre 1721, était petit-fils du célèbre Lamoignon de Malesherbes à qui Boileau adressait l’une de ses meilleures épîtres. «Il fut élève chez les Jésuites, où le Père Porée lui donna des leçons qui ne s’effacèrent jamais de sa mémoire,» dit la Biographie universelle; le jamais, par malheur, est ici de trop comme on le verra. Conseiller au Parlement dès l’âge de vingt-quatre ans, il succéda, en 1750, dans la présidence de la Cour des aides, à son père, Guillaume de Lamoignon devenu chancelier, et fut chargé en même temps de la direction de la librairie.
A part un zèle exagéré pour les droits du Parlement, zèle qu’il devait aux conseils du célèbre abbé Pucelle, qui lui avait enseigné le droit public, Malesherbes ne mérita que des éloges pour la manière dont il remplit ses fonctions de président de la Cour des aides. «Il fit, dit le biographe cité plus haut, tout ce qu’on pouvait attendre de son dévouement au bonheur du peuple... et parvint à soustraire un grand nombre de victimes aux poursuites des financiers, entre autres l’infortuné Monnerat, qui, par suite d’une méprise, était resté deux ans dans les cachots de Bicêtre.»
On regrette d’avoir à dire que, comme directeur de la librairie, Malesherbes ne comprit pas aussi bien ou plutôt qu’il méconnut de la façon la plus étrange des devoirs non moins sacrés, plus sacrés même, encore qu’un panégyriste ait osé dire: «Ce fut véritablement l’âge d’or des lettres que celui où M. de Malesherbes en eut le département sous Monsieur son père» (le chancelier). Imbu malheureusement des doctrines prétendues philosophiques, il laissait publier, bien plus il couvrait de sa protection, dit la Biographie universelle, des ouvrages notoirement hostiles à la religion et à la royauté. Tolérance, non, c’est connivence qu’il faut dire, inouïe, inconcevable chez un esprit honnête, conseillé par un cœur droit, mais dont la sagesse tout humaine ne s’éclairait pas d’une lumière supérieure. Ce platonicien, par sa complaisance coupable pour l’erreur, à quels écarts n’était-il pas entraîné? Voici ce que raconte Mme de Vandeuil, la fille de Diderot[29]:
»Un jour il (de Malesherbes) fait prévenir mon père que le lendemain il donnera l’ordre d’enlever ses papiers et ses cartons. Diderot bouleversé court chez lui.
»Ce que vous m’annoncez là me chagrine horriblement. Comment en vingt-quatre heures déménager tous mes manuscrits? Et surtout trouver des gens qui veuillent s’en charger et le puissent avec sûreté?
»—Envoyez-les tous chez moi, répond M. de Malesherbes; on ne viendra pas les y chercher.
»Ce qui fut exécuté et réussit parfaitement.»
On n’en croit pas ses yeux en lisant ce passage, et il faut l’évidence écrasante de ce témoignage direct pour qu’on ne soit pas tenté de douter d’une aberration pareille. On comprend d’ailleurs qu’après ces aimables procédés les coryphées de l’impiété ne ménageassent point à Malesherbes les compliments; Grimm, entre autres, va jusqu’à dire: «Il favorisait avec la plus grande indifférence l’impression et le débit des ouvrages les plus hardis. Sans lui, l’Encyclopédie n’eût vraisemblablement jamais osé paraître.» Mais comment s’étonner de ce langage, quand Gaillard, l’ami de Malesherbes et son biographe, ou plutôt son panégyriste en 1805, après la terrible expérience de la Révolution, écrit: «C’est sous ces auspices qu’a paru le plus beau et le plus vaste monument de notre siècle et de tous les siècles, l’Encyclopédie.»
J.-B. Dubois, autre ami de Malesherbes et son premier biographe[30], dit de son côté: «Il ne dépendait pas de lui d’annuler les lois destructives de la liberté de la presse; mais convaincu de leur iniquité, il s’occupait sans cesse des moyens d’en anéantir l’effet, soit en fermant les yeux sur ce que le despotisme avait intérêt de connaître et punir, soit en offrant lui-même aux auteurs, aux libraires le mode (moyen) d’éluder des lois aussi absurdes.»
Ces éloges, comme ceux de Grimm, équivalent pour nous au blâme le plus sévère; et Malesherbes, il faut bien l’avouer, dans cette première partie de sa vie, est de ceux auxquels peuvent trop s’appliquer les vers énergiques du poète, mort sur un lit d’hôpital:
. . . . . . . O siècle malheureux!
D’une morale impie, ô signe désastreux!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Visitons nos cités, hélas! que voyons-nous
Qui de l’homme de bien n’allume le courroux!
L’athéisme en désert convertissant nos temples;
Des forfaits dont l’histoire ignorait les exemples;
De célèbres procès où vaincus et vainqueurs
Prouvent également la honte de leurs mœurs;
Tous les rangs confondus et disputant de vices,
Le silence des lois du scandale complices[31].
En 1771, le zèle trop peu mesuré de Malesherbes pour les prérogatives parlementaires le portèrent à composer et publier ses célèbres Remontrances, dont Voltaire lui-même a dit: «Je n’ai pas approuvé quelques Remontrances qui m’ont paru trop dures. Il me semble qu’on doit parler à son souverain d’une manière un peu plus honnête.» Gaillard, à la vérité, répond à Voltaire, dont il accuse la partialité, quoique lui-même semble un peu suspect sous ce rapport: «C’est avec une vraie peine qu’on voit repousser, par l’humeur et l’injustice, ces discours si lumineux, d’où la vérité sort avec éclat de toute part et dont le ton, non-seulement mesuré, non-seulement respectueux, mais affectueux envers le prince, annonce des sujets non-seulement soumis, mais tendrement attachés à leur maître[32].»
Malesherbes fut exilé dans ses terres et n’en revint qu’au bout de quatre années, lorsque Louis XV, mort, les anciens Parlements furent rappelés par son successeur, plus généreux que prévoyant. La popularité qu’avaient valu à Malesherbes sa disgrâce et la publication de ses nouvelles Remontrances, s’inspirant des mêmes idées que les premières quoique moins justifiées par les circonstances, le désignèrent, en même temps que Turgot, au choix du roi pour le ministère; mais dominé par ses préoccupations, avec des intentions excellentes d’ailleurs, dans ce poste élevé, Malesherbes fit peut-être plus de mal que de bien: «Dès qu’il fut entré au ministère (comme garde des sceaux), on ne le vit occupé, dit le judicieux Weiss, que de tempérer les rigueurs du pouvoir et même trop souvent d’en affaiblir les ressorts nécessaires.»
Au mois de mars 1776, il sortit du ministère en même temps que Turgot dont il avait énergiquement soutenu le système. Pendant dix années, à dater de cette époque, il vécut dans la retraite, occupé de travaux littéraires et d’études graves dont il se délassait par le soin de ses jardins, les plus beaux qu’il y eut alors, et tout remplis de plantes exotiques. On citait tout particulièrement sa magnifique avenue d’arbres de Sainte-Lucie.
La popularité qui, chose inouïe, lui était restée fidèle pendant tant d’années, peut-être à la vérité parce qu’il se tenait éloigné des affaires, le fit derechef appeler au ministère en 1787. Mais se voyant sans influence aucune dans le conseil, il donna sa démission et se retira de nouveau dans la solitude, où cette fois la popularité ne le suivit point, trop occupée alors d’autres et nombreux favoris, mais non pas aussi dignes.
Malesherbes, d’ailleurs, exempt d’ambition et dans une retraite selon son cœur, entouré de ses enfants et petits-enfants, aurait pu vivre heureux si le caractère de plus en plus menaçant des évènements n’était venu l’inquiéter moins pour lui-même que pour ses amis et parents, et surtout pour le roi auquel dans le fond il était sincèrement attaché, l’ayant vu de trop près pour ne pas lui rendre pleine et entière justice. Aussi, à la nouvelle du procès qui mettait en péril la vie du monarque, Malesherbes écrit noblement au président de la Convention.
«J’ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où cette fonction était ambitionnée par tout le monde; je lui dois le même service lorsque c’est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse!»
Avec de Sèze et Tronchet, auxquels il faut ajouter le poète A. Chénier, Malesherbes se dévoua avec le plus admirable zèle à la défense de l’auguste accusé à qui, en même temps, chaque jour, il apportait toutes les consolations de la plus tendre affection. L’arrêt fatal prononcé, il fut chargé de la douloureuse mission de l’apprendre au roi; mais, arrivé en sa présence, il ne sut que tomber à ses pieds en fondant en larmes, et ce fut à Louis XVI de le consoler. Le lendemain, il revint à la barre de la Convention pour demander l’appel au peuple et le sursis; mais les sanglots étouffaient sa voix et lui permirent à peine de se faire entendre. «La mort dans les vingt-quatre heures!» Telle fut la sauvage réponse faite à cette si juste réclamation.
Détachons d’un écrit laissé par Malesherbes quelques passages des plus touchants et qui ne font pas moins d’honneur au roi qu’à son fidèle ministre, c’est plutôt ami qu’il faudrait dire. «Une fois que nous étions seuls, le prince me dit:
»J’ai une grande peine, de Sèze et Tronchet ne me doivent rien; ils me donnent leur temps, leur travail, peut-être leur vie; comment reconnaître un tel service? Je n’ai plus rien, et quand je leur ferais un legs, on ne l’acquitterait pas.
»—Sire, leur conscience et la postérité se chargent de la récompense. Vous pouvez déjà leur en accorder une qui les comblera.
»—Laquelle?
»—Embrassez-les.
»Le lendemain, il les pressa contre son cœur, et tous deux fondirent en larmes.
»..... Ce fut moi qui, le premier, annonçai au roi le décret de mort: il était dans l’obscurité, le dos tourné à une lampe placée sur la cheminée, les coudes appuyés sur la table, le visage couvert de ses mains. Le bruit que je fis le tira de sa méditation; il me fixa, se leva et me dit:
»Depuis deux heures, je suis occupé à rechercher si, dans le cours de mon règne, j’ai pu mériter de mes sujets le plus léger reproche. Eh bien! monsieur de Malesherbes, je vous le jure dans toute la vérité de mon cœur, comme un homme qui va paraître devant Dieu, j’ai constamment voulu le bonheur du peuple, et jamais je n’ai formé un vœu qui lui fût contraire.»
»Je revis encore une fois cet infortuné monarque: deux officiers municipaux se tenaient debout à ses côtés; il était debout aussi et lisait. L’un des officiers municipaux me dit:
«—Causez avec lui, nous n’écouterons pas.»
«Alors j’assurai le roi que le prêtre qu’il avait désiré allait venir. Il m’embrassa et me dit:
»La mort ne m’effraie pas, et j’ai la plus grande confiance dans la miséricorde de Dieu.»
Le lendemain soir, c’est-à-dire quelques heures après l’exécution, Malesherbes recevait, dans quels sentiments, il n’est pas besoin de le dire, la visite de l’abbé Firmont, encore couvert du sang du roi-martyr, et qui lui apportait ses recommandations dernières et ses adieux. Au récit de cette mort sublime, Malesherbes se tut d’abord comme anéanti par la douleur; puis son indignation fit explosion par des imprécations contre les auteurs de l’attentat et les fauteurs de la révolution; et lui-même il ne s’épargnait pas, s’accusant d’avoir, par de malheureuses illusions, aidé à la réalisation de leurs projets. Il n’avait pas, d’ailleurs, attendu ce moment pour ouvrir les yeux.
La secte révolutionnaire ne pouvait lui pardonner ses remords et son repentir attesté d’une façon si solennelle. Dans les premiers jours du mois de décembre 1793, trois membres d’un comité de Paris vinrent à la campagne de Malesherbes où l’illustre vieillard s’était retiré et enlevèrent sa fille et son gendre, M. de Rosambo. Le lendemain, d’autres agents parurent qui l’emmenèrent lui-même avec ses petits enfants. Séparé d’eux et conduit aux Madelonnettes, il eut, au bout de quelques jours, la douleur d’apprendre l’exécution de son gendre, M. de Rosambo, qu’en vain il avait espéré sauver.
Il ne devait pas longtemps lui survivre; traduit à son tour devant le tribunal révolutionnaire, il fut condamné pour des crimes imaginaires, absurdement prouvés selon l’usage, avec sa fille, sa petite-fille et le mari de celle-ci, M. de Chateaubriand l’aîné. Malesherbes entendit avec calme l’arrêt qui le frappait et sa fermeté ne l’abandonna pas en face du supplice. «Il marcha à la mort, dit M. Weiss, avec une sérénité qui ne peut être comparée qu’à celle de Socrate... Son pied ayant rencontré une pierre lorsqu’il traversait la cour du palais, les mains liées derrière le dos, il dit à son voisin: «Voilà qui est d’un fâcheux augure; à ma place un Romain serait rentré.»
On aime à espérer que son courage ne fut pas seulement la tranquillité stoïque du philosophe, mais qu’il se souvint à l’heure suprême des paroles de l’abbé de Firmont comme de l’exemple donné par le roi-martyr. Ne durent-ils pas d’ailleurs lui être rappelés avec une pieuse tendresse par sa fille, Mme de Rosambo, si chrétiennement résignée et qui disait à Mlle de Sombreuil en l’embrassant avant de monter dans la fatale charrette:
«Mademoiselle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie de votre père; je vais avoir celui de mourir avec le mien.» (22 avril 1794.)
Dans l’année 1819, un monument fut élevé par souscription à la mémoire de Malesherbes; sur ce monument, qu’on voit dans la grande salle du Palais-de-Justice, on lit cette inscription composée, paraît-il, par le roi Louis XVIII:
Strenue semper fidelis
Regi suo,
In solio veritatem,
Præsidium in carcere
Attulit.
«Toujours courageusement fidèle à son roi, son conseiller sincère sur le trône, il lui apporta secours et consolation dans la prison.»
Le dévouement de Malesherbes et la terrible expiation de sa mort doivent faire pardonner à l’illustre magistrat des erreurs que lui-même il confessa, trop tard, hélas! en reconnaissant le danger de certaines illusions et jusqu’où par elles on peut être entraîné.
Gaillard, son historien, qui dit de lui-même: «Voilà ce que sait de M. de Malesherbes l’homme qui l’a le mieux connu et le plus aimé pendant près de cinquante ans dans ses fortunes diverses,» ajoute: «Des écrivains vertueux, mais mal informés, à propos de lui, ont parlé de Socrate, de Platon, de Phocion... s’il fallait absolument le comparer à quelqu’un, je lui trouve surtout des traits de conformité avec le célèbre Thomas Morus, chancelier d’Angleterre... qui, comme M. de Malesherbes, plaisanta jusque sur l’échafaud, et mourut en homme juste et en vrai sage pour sa religion et les lois de son pays.»
Et, à l’appui de ses réflexions, l’auteur raconte cette curieuse anecdote: «Un homme riche qui avait un procès à son tribunal, croyant se le rendre favorable, lui envoya deux flacons d’or, d’un travail recherché. Caton eût tonné contre le corrupteur; Fabricius eut montré ses légumes et foulé l’or aux pieds; Sully eut renvoyé les flacons et s’en serait vanté dans ses Mémoires. Morus ne fit rien de tout cela; il fit remplir les flacons d’un vin exquis et les remit au commissionnaire en lui disant:
«Mon ami, dis à ton maître que, s’il trouve mon vin bon, il peut en envoyer chercher tant qu’il voudra!!»
[29] Notice, en tête de la Correspondance.
[30] Notice historique extraite du Magasin Encyclopédique, 2e édit. sans date, 3e en 1806.
[31] Gilbert, Mon apologie.
[32] Vie et éloge de Malesherbes, 1806.
SAINT MARTIN
I
«On ne peut disconvenir, dit Jaillot, ni de l’antiquité, ni de la célébrité du culte de saint Martin. Nos rois le regardaient comme le saint tutélaire du royaume et comme le protecteur de leur couronne. Ils faisaient porter sa chape ou manteau dans leurs armées; ils le regardaient comme un bouclier qui les mettait à couvert des traits de leurs ennemis dont il présageait la défaite, et c’était sur cette relique que se prononçaient les serments solennels que l’usage autorisait alors. Il n’y a pas lieu de douter qu’il n’y ait eu à Paris, au VIe siècle ou du moins au VIIe, une église ou chapelle bâtie sous son nom; mais nos historiens ne sont pas d’accord entre eux: ils parlent d’un monastère ou abbaye de Saint-Martin sans nous apprendre quand, ni par qui elle a été fondée. On ignore même le lieu où elle était située.»
Jaillot est plus précis relativement à l’église Saint-Martin du quartier de la place Maubert. «L’auteur des Tablettes parisiennes dit qu’elle existait en 1100: je ne sais qui a pu lui fournir cette date. Comme il ne la considère alors que sous le titre de chapelle, il aurait pu lui donner plus d’antiquité... L’abbé Lebœuf dit qu’elle fut érigée en paroisse dès l’an 1200, ou environ; il le prouve par le pouillé de 1220, dans lequel elle est qualifiée: Ecclesia Sancti Martini... Elle a été considérablement augmentée en 1678.»
Un monument plus intéressant et plus précieux que la vieille église[33] malgré son antiquité, c’est la Vie du Saint écrite par son disciple Sulpice Sévère, avec tant de candeur et de sincérité. Aussi est-ce avec toute justice et sans présomption que, dans le prologue, il se rend à lui-même ce témoignage: «Mais au reste je conjure ceux qui liront ce petit ouvrage d’ajouter foi à mes paroles, et de croire que je n’écris que des vérités connues et que j’eusse mieux aimé me taire que de dire des faussetés[34].»
Saint Martin, bien que né à Sabarie en Pannonie[35] en l’an 316, appartient à notre histoire, puisqu’il est mort évêque de Tours, après avoir été apôtre des Gaules. Fils d’un tribun militaire, par suite du décret de l’empereur Constance qui ordonnait d’enrôler tous les enfants des officiers vétérans, le jeune Martin dut entrer au service à l’âge de quinze ans, bien contre son gré, car sa vocation était tout autre. Catéchumène dès l’âge de dix ans, quoique ses parents fussent païens, il eut souhaité vivre dans la solitude. Soldat néanmoins et fidèle à tous ses devoirs, il fit admirer sa conduite exemplaire, comme son courage dans les combats. «Il demeura toujours innocent, dit son historien, de toutes ces sortes de vices qui sont si familiers aux gens de guerre. Il avait une douceur et une charité merveilleuse pour ses compagnons; aussi avaient-ils pour lui non-seulement de l’amitié, mais même de la vénération et du respect.» Grand aumônier, il donnait avec bonheur aux pauvres, ne se réservant sur sa solde que le strict nécessaire. Ce trait de sa vie est célèbre dans toutes les histoires:
Pendant un hiver rigoureux, certain jour, Martin rencontra, à la porte d’Amiens, un pauvre qui, presque nu et grelottant de froid, sollicitait en vain la pitié des passants. Par suite de ses aumônes, la veille ou le matin, il ne restait au légionnaire que ses armes et ses vêtements. Martin pourtant n’hésite pas: il tire son épée, partage en deux son manteau dont il donne une moitié au mendiant, s’enveloppant comme il peut avec le reste, au risque des railleries. La nuit suivante, il vit en songe Notre Seigneur couvert de la moitié du manteau donnée au pauvre, et il l’entendit qui disait aux anges: «Martin, qui n’est encore que catéchumène, m’a couvert de ce vêtement.»
Cette vision ne fit qu’enflammer le zèle du néophyte qui demanda et reçut le baptême. Il avait alors dix-huit ans. Deux années après, la paix signée avec les Germains lui permit d’obtenir son congé. Il se retira auprès de saint Hilaire, évêque de Poitiers, l’intrépide champion de la foi, qui voulait l’ordonner diacre pour l’attacher à son diocèse. Mais Martin, dans son humilité, ne voulut recevoir que le premier des ordres mineurs, celui d’exorciste; puis, avec la permission de l’évêque, il se rendit en Pannonie afin de voir une fois encore ses parents, et, dans ce voyage il eut la consolation de convertir sa mère à la religion chrétienne. Son père, le vieux tribun militaire, s’opiniâtra dans l’idolâtrie. Martin, averti que saint Hilaire avait été exilé par suite des intrigues des hérétiques, ne revint point alors en Gaule. Mais il descendit en Lombardie et séjourna quelque temps à Milan d’où son zèle à combattre l’arianisme le fit chasser par des magistrats partisans de la secte. Bien plus, par leur ordre, Martin fut publiquement et cruellement battu de verges. Heureux d’avoir souffert persécution pour la justice, le saint se retira dans une solitude aux environs de Gênes, jusqu’à l’année 360, où saint Hilaire, ayant été rappelé de l’exil, son disciple se hâta de le rejoindre à Poitiers. Hilaire alors lui céda un petit enclos appelé Locociagum, aujourd’hui Ligugé à deux lieues de la ville de Tours, et Martin y bâtit un monastère, le premier, à ce qu’on croit, qui fut élevé dans les Gaules.
Sur ces entrefaites, le siége de Tours étant venu à vaquer, les habitants, par une pieuse ruse, tirèrent de sa retraite Martin qui, malgré son opposition, fut installé évêque aux acclamations du peuple et du clergé. Il ne changea rien à la simplicité ordinaire de sa vie, se contentant pour demeure d’une petite cellule attenant à l’église épiscopale. Mais s’y trouvant gêné par les bruits de la ville et surtout importuné par le concours incessant de visiteurs, il traversa la Loire, et remontant, le long du fleuve, un sentier escarpé, il alla s’établir avec quelques disciples dans la solitude si célèbre depuis sous le nom d’abbaye de Marmoutiers. Au bout d’un temps assez court, le nombre des religieux habitant des cabanes en planches ou des cellules creusées dans le roc, s’élevait à plus de quatre-vingts. «Depuis nous en avons plusieurs qui ont été faits évêques, dit Sulpice; car quelle ville ou quelle église n’eut pas souhaité des prélats de l’école de saint Martin?» Malgré l’attrait pour celui-ci de sa chère solitude, il savait la quitter par ce zèle généreux qui le poussait à la conquête des âmes. L’intrépidité de sa foi aussi bien que le don des miracles dont le Ciel l’avait favorisé, aidaient singulièrement au succès de sa prédication.
Un jour, dans le pays des Eduens (Autun), les habitants l’ayant vu renverser le temple de l’idole, se jetèrent sur lui avec fureur et l’un d’eux tira son sabre pour l’en frapper. Martin, le visage serein, laissant glisser à terre son manteau, tendit son col à l’agresseur qui, soudainement changé, se précipita aux genoux du saint en sollicitant son pardon.
Une autre fois, Martin pressait des païens d’abattre un chêne consacré aux idoles par une superstition séculaire. Après avoir résisté longtemps, ils y consentent mais à la condition que l’apôtre se placerait sous l’arbre au moment de la chute. Martin accepte, se met à l’endroit indiqué, et les haches frappent à l’envi le vieux tronc qu’on s’efforce de précipiter sur lui. L’arbre en effet chancelle et s’incline en menaçant sa tête; mais, à ce moment même, Martin fait le signe de la croix. L’arbre aussitôt se relève et va tomber de l’autre côté, sans blesser personne d’ailleurs. Tous les idolâtres, témoins de ce miracle, se firent baptiser.
Sulpice Sévère raconte cet autre épisode dont il parle comme témoin oculaire: «En allant à Chartres où le saint Evêque était appelé, nous traversâmes un village très-populeux et dont tous les habitants étaient encore idolâtres. Néanmoins, par curiosité ou tout autre motif, ils s’empressèrent sur son passage. L’évêque, touché de compassion, après avoir élevé ses mains vers le ciel, pour qu’il daignât les éclairer, se mit à leur prêcher hardiment les vérités de la foi. Alors, une femme sort de la foule et présentant à saint Martin son fils qui venait de mourir, elle lui dit:
«Nous savons que vous êtes l’ami de Dieu: par lui vous pouvez tout, même rendre la vie à mon fils, mon fils unique.»
L’évêque ayant pris l’enfant mort dans ses bras, fléchit les genoux, et, après une fervente prière, il le rend plein de vie à sa mère. Alors tous dans la foule s’écrient: «Le Dieu que Martin adore est le Dieu véritable, nous voulons aussi l’adorer.»
Martin n’était pas moins éclairé que zélé, en voici la preuve: Non loin de son monastère s’élevait un autel que la fausse opinion des hommes avait consacré comme la sépulture de quelque martyr. Martin, qui avait à ce sujet des doutes sérieux, parce que la tradition ou les histoires n’apprenaient rien de certain à ce sujet, se transporta un jour en cet endroit avec plusieurs de ses religieux. «Alors s’étant mis sur la sépulture même qu’on avait en si grand honneur, il pria Dieu de lui apprendre de qui était ce tombeau et quels mérites avait celui qui y était renfermé. En même temps il vit à gauche un fantôme horrible et affreux... Ce fantôme lui parle; il lui dit le nom qu’il avait porté; il confesse qu’il avait été grand voleur; qu’on l’avait puni pour ses crimes; qu’il avait été sanctifié par l’erreur et par l’ignorance du vulgaire et n’avait rien de commun avec les martyrs.... Sans différer davantage, Martin fit abattre cet autel, et retira le peuple de superstition et d’erreur.»
[33] Aujourd’hui disparue. Saint-Martin des Champs, autre paroisse, n’a point été démolie, mais détournée de sa première et pieuse destination, elle se trouve englobée dans les bâtiments du Conservatoire des Arts et Métiers.
[34] Vie de Saint Martin par Sulpice Sévère, mise en français par P. Du-Ryer; in-18, 1650.
[35] Aujourd’hui Szombathely, dans le comté d’Eisenstadt.
II
On sait que Martin s’étant rendu à Trèves où se trouvait l’empereur Maxime, successeur de Gratien égorgé par ses propres soldats, refusa d’abord de s’asseoir à la table du prince. Le courageux évêque, quoiqu’il vînt en solliciteur, gardant la sainte indépendance de sa dignité, n’accepta l’invitation de Maxime qu’après que celui-ci se fût justifié «d’avoir dépouillé, comme il semblait, deux empereurs, l’un du sceptre, l’autre de la vie... Saint Martin se laissa vaincre ou par la raison ou par les prières, et alla manger avec l’empereur qui en reçut autant de joie que de quelque illustre conquête.» A la cour se trouvaient, en même temps que l’évêque de Tours, plusieurs prélats espagnols venus pour demander la condamnation à mort des hérétiques dits Priscillianistes. Saint Martin, comme saint Ambroise, blâmant ce zèle violent qu’il ne jugeait point selon la charité, s’efforça de les dissuader de leur projet d’autant plus que des motifs tout humains paraissaient diriger leur conduite. «Car pour ce qui est d’Ithace, un des deux accusateurs, dit Sulpice Sévère, on ne voyait en lui rien de grave, rien de saint. C’était un homme audacieux, grand parleur, impudent, ami du luxe et de la bonne chère. Il avait porté la folie à un point étrange; toutes les personnes même les plus saintes, qui s’adonnaient à la lecture ou se livraient à la pratique du jeûne, étaient par lui dénoncées comme amis ou disciples de Priscillin.»
Martin, à force de représentations, obtint que l’empereur ne versât point le sang de ces malheureux. Tout en réprouvant absolument leurs doctrines, il jugeait suffisante la sentence épiscopale qui excommuniait les hérétiques et les bannissait des églises profanées par leur présence. Mais, après le départ du saint, Maxime, cédant à de nouvelles instances, fit exécuter les coupables. L’évêque de Tours, qui l’avait appris, forcé une seconde fois de revenir à Trèves, témoigna vivement de son indignation en disant: «C’est une chose monstrueuse et nouvelle que la cause de l’Eglise soit jugée par un juge séculier.» Il refusa d’abord de communiquer avec Ithace et Idace et ne s’y résigna que pour sauver la vie au comte Narsès et au président Leucadius, partisans de Gratien, et auxquels Maxime ne fit grâce qu’à cette condition. Pourtant Martin, en s’éloignant de la cour, ne put se défendre d’une sorte de remords. «Chemin faisant, il était tout triste et gémissait d’avoir été même une heure mêlé à une communion coupable. Soudain un ange lui apparut: «Tu as raison de t’affliger, Martin, lui dit-il; mais tu n’as pu en sortir autrement. Répare ta vertu, rappelle ta constance, ou crains de mettre en danger non plus ta gloire, mais ton salut.»
Tel est le récit, quant à cet incident grave, de Sulpice Sévère dans ses Dialogues.
Dans un âge avancé déjà, saint Martin s’était rendu à Cande, petite ville presque à l’extrémité de son diocèse, pour y apaiser un différend survenu entre des membres de son clergé, lorsqu’il tomba malade. Privé presque aussitôt de ses forces, il jugea que son heure était proche. Les disciples qui l’accompagnaient, rassemblés autour de son lit, murmuraient avec des sanglots: «Notre père, pourquoi nous abandonnez-vous? A qui laisserez-vous le soin de vos enfants?»
Saint Martin, attendri par leurs larmes, levant les yeux au ciel, fit cette prière: «Seigneur, mon Dieu, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse point le travail: que votre volonté soit faite!»
«Encore qu’il fût travaillé d’une fièvre violente, dit Sulpice Sévère, il ne diminuait rien de ses pieux et saints exercices; il passait les nuits en prières; il contraignait son corps languissant d’obéir à son esprit, et n’avait point d’autre lit que la cendre et le cilice... Ayant toujours les yeux et les mains au ciel, son esprit invincible ne se relâchait point de la prière.» C’est ainsi qu’il expira. (11 octobre 400.)
«Ceux qui furent présents à sa mort m’ont assuré qu’ils virent sur son corps dépouillé de son âme la gloire d’un homme glorifié. Son visage était plus reluisant que le soleil; il n’y avait pas une tache en tout son corps, et l’on y voyait l’embonpoint, la grâce et la fraîcheur d’un enfant... Il était plus pur que le verre, plus blanc que le lait, et enfin on le voyait déjà comme dans la gloire de la résurrection; et dans ce changement de la nature par qui la chair devient immortelle, on ne saurait croire combien il vint de monde de tous côtés à ses funérailles.... Que peut-on trouver de comparable aux obsèques de ce saint homme? Ce ne furent point des funérailles, mais un triomphe.»
Voici en quels termes Sulpice Sévère, dans une lettre au diacre Aurélius, annonce la mort de son vénérable maître: «Je fus accablé, je l’avoue, mes yeux se mouillèrent et je fondis en larmes:... Ce grand homme, je le sais, n’a pas besoin d’être pleuré, il a vaincu et foulé aux pieds le siècle, maintenant il reçoit la couronne de justice.... En quel homme désormais trouverai-je un pareil appui? Qui me consolera par sa charité? Malheureux, infortuné que je suis! Si je vis plus longtemps, pourrai-je cesser jamais de m’affliger pour avoir survécu à Martin? La vie maintenant aura-t-elle pour moi quelque charme? Passerai-je seulement un jour ou même une heure sans verser des larmes? Pourrai-je, frère bien aimé, te parler de lui sans pleurer? Mais pourquoi t’excité-je aux larmes et aux pleurs? Il ne nous a pas abandonnés. Crois-moi, il ne nous a pas abandonnés. Il sera au milieu de ceux qui parleront de lui, il se tiendra près de ceux qui le prieront. La faveur qu’il a daigné nous accorder aujourd’hui, en se montrant à nous dans sa gloire, il la renouvellera souvent et toujours, comme, tout à l’heure, sa bénédiction descendra sur nous pour nous protéger.»
Le même écrivain nous dit, dans la vie du Saint, en parlant de ses vertus: «Jamais on ne l’avait vu agité par la colère ou par d’autres passions, sa charité était merveilleuse et ne faisait acception de personne. Toujours occupé, il passait les nuits mêmes dans la prière ou le travail et l’épuisement de ses forces seul pouvait l’obliger à prendre quelque repos.... On ne l’a jamais vu triste, on ne l’a jamais vu rire. Il était toujours égal et toujours le même, et l’on admirait sur son visage une satisfaction céleste que la nature ne donne point... Il n’y eut jamais dans son cœur que de la piété, que de la paix et de la miséricorde...» Le pieux historien ajoute: «Dirai-je qu’il m’a été impossible d’avoir une entière connaissance de ses actions. Et certes l’on a ignoré les choses qui n’ont eu que sa conscience pour spectateur et pour témoin, parce que, ne cherchant pas la louange des hommes, il travaillait de toutes ses forces à tenir ses vertus cachées.»
Rien n’est touchant comme la relation de la première visite faite par Sulpice Sévère au saint prélat: «Ayant dit-il, entendu parler de la foi, de la vie et des miracles de Martin, nous brulâmes du désir de le voir, et entreprîmes dans cette vue un pèlerinage bien doux à notre cœur. Or, on ne saurait croire avec quelle humilité, quelle bonté il me reçut à cette époque, se félicitant beaucoup et se réjouissant dans le Seigneur d’avoir été assez estimé de nous pour que le désir de lui rendre visite nous eût fait entreprendre ce voyage. Misérable que je suis! J’ose à peine l’avouer. Lorsqu’il daigna m’admettre à sa table sainte, il nous offrit lui-même de l’eau pour laver nos mains. Lui-même aussi, le soir, il nous lava les pieds sans que je me sentisse la force de m’y refuser ou d’y opposer la moindre résistance, car j’étais tellement accablé sous le poids de son autorité, que j’aurais cru commettre un crime en ne me soumettant pas à tout.»
La magnifique basilique élevée à Tours en l’honneur de saint Martin, subsista jusqu’à la révolution. Même il est à remarquer que, quoiqu’elle eût été profanée et dévastée à l’intérieur, sa démolition ne commença qu’après la Terreur, pendant l’année 1797. «La ruine totale du monument fut consommée par ceux mêmes dont l’autorité eût pu le conserver. Les cultes étaient libres. Déjà les chrétiens se pressaient autour de l’église du patron de la France, et demandaient à la réparer à leurs frais. Les chefs de l’administration locale décidèrent qu’elle serait jetée par terre.» Ce qui eut lieu pendant les années 1797, 1798 et suivantes.
«Pour arriver à leurs fins, dit dans un précédent paragraphe M. Dupuy[36], les impies recoururent à des voies détournées. On employa d’abord la basilique à d’indignes usages. Ainsi, elle fut convertie en bivouac pour les troupes, puis en écurie pour un régiment de cavalerie. A cette occasion, voici ce qu’on rapporte: «A peine des chevaux eurent-ils été placés dans l’église qu’une lumière étrange en éclaira les voûtes. Durant plusieurs nuits ces animaux épouvantés ne cessèrent d’inquiéter les gardiens.» «Ce fait, dit l’écrivain à qui nous l’empruntons, serait attesté au besoin par des contemporains encore vivants et tous dignes de foi.»
Les reliques du Saint avaient pu naguère être sauvées grâce à la présence d’esprit et à la piété du maître sonneur de la basilique, Martin Lhommais, et de sa cousine, Marie-Madeleine Brault. Ce pieux trésor, renfermé dans une châsse nouvelle, ne sera pas le moindre ornement de la grande et superbe église qui s’élève à Tours en ce moment en l’honneur de saint Martin. D’après ce que nous savons, elle ne fera point regretter l’ancienne et sera digne d’un des plus glorieux patrons de la France.