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Les Rues de Paris, tome deuxième: Biographies, portraits, récits et légendes

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[36] Histoire de saint Martin et de son culte; in-8o 1852.


MERCŒUR (ÉLISA)


I

En tête du premier volume de l’édition des Œuvres complètes d’Élisa Mercœur (3 vol. in-8o, 1843) se trouvent des Mémoires sur l’infortunée écrits par sa mère. Telle est la puissance d’un sentiment vrai et profond, étranger à toute préoccupation littéraire, que ces Mémoires offrent une lecture des plus attachantes et ne sont pas la partie la moins intéressante de l’ouvrage. On peut leur reprocher pourtant quelques longueurs et des redites, particulièrement en ce qui concerne la première enfance d’Élisa; mais dans ces effusions mêmes un peu prolixes de la tendresse maternelle, l’accent ému se rencontre souvent, presque toujours, et rend indulgent pour ces touchants bavardages qui sont la dernière et unique consolation d’une douleur que les mères seules peuvent comprendre, mais dont on peut juger par ce langage: «Elisa Mercœur est née à Nantes, le 24 juin 1809. Elle n’avait que vingt et un mois lorsque je restai seule pour l’élever. Alors toutes mes affections se portèrent sur ma fille, elle devint mon horizon tout entier; je ne vis plus qu’Élisa, rien qu’Élisa, toujours Élisa; je ne pouvais en détacher ni mes regards ni ma pensée. Depuis lors mes yeux n’eurent plus de sommeil, j’aurais trop craint qu’en les fermant la mort ne profitât de cet instant pour m’enlever mon trésor.»

Mais cette affection passionnée cependant n’était point aveugle et déraisonnable, comme celle de tant de mères aujourd’hui; la raison, en dépit des entraînements du cœur, conservait tous ses droits; Mme Mercœur savait élever sa fille et faire violence à sa tendresse même, si l’intérêt de l’enfant lui faisait un devoir de la fermeté. En voici la preuve:

Élisa avait trois ou quatre ans à peine, lorsqu’un jour, en dépit de son caractère droit et honnête, elle ne put résister à la tentation de garder une image de la sainte Vierge qu’une petite compagne lui avait prêtée, ce qu’elle niait avec opiniâtreté. D’aventure, la mère d’Élisa retrouva l’image entre la robe et la chemise.

«Tu as péché, dit-elle à l’enfant, tu as volé l’image, tu vas être fouettée! quoique je me fusse bien promis de ne jamais te battre; mais je sens qu’il y a nécessité aujourd’hui, car tu n’as pas seulement volé; mais tu as ajouté le mensonge au vol, défaut qui conduit à tous les vices.

—Seriez-vous assez dure, dit la mère de Joséphine (la petite camarade), pour fouetter Élisa à propos de ce petit morceau de papier dont je ne donnerais pas un liard?

—Ce n’est pas pour la valeur de l’objet, madame, mais pour l’action d’Élisa que je veux lui donner une leçon afin de n’être pas obligée plus tard à lui en donner deux.

—Si vous faites cela, je ne vous reverrai de ma vie.

—J’en aurai un véritable regret, madame, car j’attache infiniment de prix à votre société; mais pardonnez-moi de préférer le bonheur à venir de ma fille à ma satisfaction particulière.»

Et Élisa fut bel et bien fouettée.

«Viens, mon enfant, viens, pauvre petite, dit alors la mère de Joséphine, ta maman est une méchante, laisse-la.

—Taisez-vous, madame, répondit vivement Élisa, je ne vous aime plus, vous dites des sottises à maman. Tu as bien fait de me punir, ma petite maman mignonne, afin de m’empêcher de voler. Si maman ne m’avait pas corrigée, madame, j’aurais pris tout ce qui m’aurait fait plaisir; elle a bien fait, car je ne volerai plus jamais, jamais. Pardonne-moi, ma chère maman, pour cette fois, va, je t’aime encore davantage, ajouta-t-elle en sautant au cou de sa mère.

—Tu as bien plus raison que moi, Élisa, reprit la mère de Joséphine, demande pour moi pardon à ta mère!

—Vous ne le ferez plus, vous ne direz plus de sottises à maman?

—Non, mon enfant.

—Eh bien, tiens, ma petite maman mignonne, pardonne-lui, elle ne le fera plus.

Cette toute charmante anecdote qui fait autant d’honneur au bon sens de la mère qu’à l’excellent cœur de l’enfant n’est pas de celles assurément que je rangerai parmi les longueurs et qu’il déplaît de lire. Je la préfère aux détails sur les leçons de lecture données par Élisa à sa poupée ou relatifs à ses précoces dispositions littéraires. «Dès qu’elle sut lire, elle s’appliqua tellement à l’étude, qu’on la trouvait toujours avec un livre en main. La pensée d’un nom imprimé avait une telle magie pour cette pauvre enfant que dès l’âge de cinq ans elle se rêvait une destinée d’auteur.» Un jour qu’elle était entrée dans une imprimerie, un brave ouvrier, lui imprima son propre nom: Élisa, sur le bras. «Oh! vois donc, dit-elle toute joyeuse à sa mère, que mon nom est joli quand il est imprimé.»

Je ne louerai pas beaucoup non plus certains livres que la mère mit, dès cet âge tendre, aux mains de l’enfant, et dont le choix annonce un médiocre discernement: «Les deux volumes de Gonzalve de Cordoue, par Florian, qu’elle ne pouvait se rassasier de lire; quelques volumes des Mille et une nuits; et un volume de tragédies par Ducis où se trouvait son Roi Lear. Élisa lisait cette pièce si souvent qu’elle ne tarda pas à la savoir par cœur.»

Il en arriva qu’un beau jour la mère, rentrant du marché, trouva l’enfant debout sur son lit, drapée dans une espèce de tunique, faite avec un rideau, et déclamant les vers du roi Lear. Interrogée par sa mère, elle répondit gravement qu’elle s’exerçait pour une tragédie qu’elle voulait composer et qui, jouée au Théâtre-Français, comme elle y comptait, ferait la fortune de sa maman; car c’était là le principal motif de ce bon petit cœur. La mère eut grand’peine à lui faire comprendre que c’était un peu bientôt, et qu’avant de tenter cette grosse entreprise, il lui restait beaucoup de choses encore à apprendre, l’orthographe, l’histoire, la géographie, la prosodie, etc.

«Oh! tout cela mon mari peut me le montrer; je le lui demanderai dès qu’il viendra nous voir, et je suis sûre qu’il ne refusera pas.»

Celui qu’Élisa appelait son mari ou son petit mari, était «un vieux monsieur, disent les Mémoires, à qui Élisa a été redevable d’une partie de son éducation et qui lui montra le français, le latin, la géographie.» Précisément, à propos de la tragédie projetée se lisent, dans les Mémoires, plusieurs scènes sans doute assez curieuses entre le vieux savant et la petite fille, mais qui nous choquent (peut-être est-ce trop de pruderie?) par ces continuels «mon petit mari,» «ma petite femme» qui s’entremêlent sans cesse au dialogue. Ces enfantillages, même en passant sous la plume de la mère, ne me semblent aucunement séants, sans compter tel autre inconvénient de ce jeu ridicule que plus tard le bonhomme, auquel la cervelle avait tourné, s’obstinait à prendre au sérieux.

Quoi qu’il en soit, l’enfant profitait merveilleusement des leçons et des lectures, s’il est vrai qu’à l’âge de sept ans et demi seulement, elle ait pu composer des vers comme ceux-ci:

Mon cher mari,

Sont-ils donc si mauvais qu’ils ne puissent te plaire,
Ces vers qui malgré moi s’échappent de mon cœur
Ces vers que mon amour me dicte pour ma mère,
Ces vers que je voudrais qui fissent son bonheur?

II

La facilité de l’enfant tenait du prodige, puisque, en outre des connaissances dont nous avons parlé, elle avait appris le grec, l’italien, l’espagnol et l’anglais qu’elle parlait, dès l’âge de onze à douze ans, comme sa langue maternelle, en traduisant les auteurs currente calamo. Elle dessinait aussi assez agréablement. Ce qui n’est pas moins admirable, c’est que, dès cette époque, elle eut l’idée de faire de ses talents une ressource pour le ménage, et qu’elle réussit. Sa mère ayant perdu le peu qui lui restait par une faillite, Élisa s’offrit à une amie de la famille pour être le professeur de ses filles, et le succès fut tel qu’il lui amena bientôt d’autres élèves. Une dame même lui proposa de la faire entrer comme professeur d’anglais, de français, etc., dans une grande pension de Cholet.

«Maman viendra-t-elle avec moi? demanda la petite fille.

—Non, ce n’est pas possible.

—En ce cas, je refuse.

—Et pourquoi, je te prie?

—C’est qu’avec maman je puis tout, sans elle rien. Eloignée de maman, je le sens, je n’y serais que le temps nécessaire pour mourir de chagrin; et que deviendrait-elle alors sans moi qui suis son seul bonheur? Elle n’aurait donc plus de consolation sur la terre?

—Mais ta maman, petite, pourrait aller demeurer à Cholet et tu la verrais le jeudi et le dimanche.

—Ce n’est pas assez, répondit-elle vivement; j’ai besoin de la voir toujours, et maman est comme moi, si je juge son cœur d’après le mien; mais oui, je la connais, elle ne consentirait jamais à se séparer de moi. N’est-il pas vrai, ma petite maman? Nous devons vivre ensemble pour être heureuses, voyez-vous?»

Dans cette éducation si complète en apparence, où les préoccupations scientifiques et littéraires tiennent tant de place, puisque, dès l’âge de huit à dix ans, on mène l’enfant voir jouer la Phèdre de Racine, et qu’on parle de mettre entre ses mains le théâtre du poète, comme celui de Corneille et de Voltaire, je crains que, au point de vue le plus important, il ne se soit trouvé quelque lacune. Je doute que cette excellente mère se soit autant inquiétée de l’âme de sa fille que de son intelligence et de son cœur. Sans doute, il est parlé quelque part, mais une fois à peine, je crois, du catéchisme, et plusieurs fois du bon Dieu, mais pas beaucoup de la prière; chose véritablement surprenante, inconcevable, il n’est pas dit un mot, un seul petit mot de la première communion d’Élisa, cette circonstance si solennelle, la plus solennelle de la vie d’une jeune fille et qui laisse d’ordinaire un tel souvenir, non pas seulement dans son cœur, mais dans celui de sa mère. Les Mémoires se taisent complètement à ce sujet, quand ils s’étendent trop volontiers sur d’autres détails relativement insignifiants. Élisa, cependant, nous en aurons la preuve plus tard, avait reçu dans son cœur la précieuse semence de la foi, mais restée presque à l’état de germe, faute de culture assidue, ou du moins gênée, entravée, sinon étouffée par mille autres sollicitudes, par la passion de l’étude et bientôt les rêves de la gloire et les séductions de la muse. Ce fut à l’âge de seize ans, qu’Élisa Mercœur fut, pour la première fois, agitée par la fièvre de l’inspiration. En rentrant d’un spectacle où sa mère, avec peu de réflexion sans doute, l’avait conduite, la jeune fille, tout émue encore de ce qu’elle avait vu et entendu, la tête en feu, ne put s’endormir, au point que sa mère la crut malade.

«Non, non, maman, rassure-toi, mais je n’y tiens plus, il faut que j’écrive ce que j’ai dans la tête sans attendre jusqu’à demain.»

Et prenant la plume, elle écrivit toute une pièce de quatre-vingt-huit vers en l’honneur de la cantatrice dont la voix l’avait charmée. Puis, se couchant, elle s’endormit d’un profond sommeil. Mais le lendemain, à peine éveillée, elle relut ses vers, les corrigea, et les ayant recopiés avec soin, les mit dans son sac, en se disposant à sortir pour aller donner ses leçons.

«Je dois passer devant l’imprimerie de M. Melinet-Malassis, dit-elle à sa mère, tant pis je me risquerai et je lui offrirai ma pièce pour le Journal de Nantes.

—Va, petite.»

La démarche réussit à souhait; l’imprimeur-éditeur lut la pièce, donna des encouragements au poète, indiqua quelques corrections, et promit que les vers ainsi modifiés paraîtraient dans le Lycée armoricain, recueil mensuel plus littéraire et plus répandu que le Journal de Nantes. La publication eut lieu en effet, les vers firent du bruit, d’autant plus que la cantatrice, Mme Allan-Ponchard, aida à les mettre en relief par une spirituelle réponse. Quelques semaines après, le Lycée armoricain publiait, de Mlle Mercœur, une nouvelle pièce: «Ne le dis pas! morceau d’une exquise naïveté,» dit la Biographie universelle avec un enthousiasme que nous ne partageons pas, car la pièce est assez médiocre. La Biographie ajoute sur le même ton un peu bien lyrique: «A partir de ce moment, le torrent déborda et ne put plus être contenu... La critique s’adoucit devant la réputation croissante d’Elisa; les honneurs qui lui furent ensuite décernés[37] réduisirent peu à peu ses détracteurs au silence... Puis ses amis, ses admirateurs conçurent alors le projet de recueillir ses poésies éparses dans divers recueils et d’en faire un volume qui fut imprimé au moyen d’une souscription; ce projet, réalisé en peu de jours, produisit une somme d’environ 3,000 francs.» Cette première édition des poésies (in-18, 1827) s’enleva rapidement et le succès dépassa les espérances de la jeune muse et de ses amis et protecteurs entre lesquels se trouvait Chateaubriand, une immense autorité alors. Le volume lui était dédié; sensible à cet hommage de sa jeune compatriote, l’illustre écrivain lui répondit, presque poste pour poste, une lettre qui, reproduite aussitôt dans tous les journaux de la localité, fut un évènement et acheva la fortune du livre. Comment douter du génie d’Élisa devant des paroles comme celles-ci et signées du plus grand nom littéraire de l’époque:

«Si la célébrité, mademoiselle, est quelque chose de désirable, on peut la promettre sans crainte de se tromper à l’auteur de ces vers charmants:

Mais il est des moments où la harpe repose,
Où l’inspiration sommeille au fond du cœur.

«Puissiez-vous seulement, mademoiselle, ne regretter jamais cet oubli contre lequel réclament votre talent et votre jeunesse. Je vous remercie de votre confiance et de vos éloges; je ne mérite pas les derniers! je tâcherai de ne pas tromper la première. Mais je suis un mauvais appui; le chêne est vieux, et il s’est si mal défendu qu’il ne peut offrir d’appui à personne.

Chateaubriand.»

L’appui du vieux chêne était plus solide que ne le disait le grand écrivain avec trop de modestie; car peu de temps après, grâce à ce haut patronage comme à d’autres influences, Mlle Mercœur recevait le brevet d’une pension de 300 francs sur la cassette du roi, une gratification du ministre de l’intérieur, une autre de la duchesse de Berry, accompagnée d’une lettre des plus flatteuses. En même temps, les journaux publiaient ce fragment d’une lettre de Lamartine écrivant à un ami et à coup sûr sans trop peser ses phrases: «J’ai lu avec autant de surprise que d’intérêt les vers de Mlle Elisa Mercœur que vous avez pris la peine de copier. Vous savez que je ne croyais pas à l’existence du talent poétique chez les femmes; j’avoue que le recueil de Mme Tastu m’avait ébranlé; cette fois, je me rends et je prévois, mon cher, que cette petite fille nous effacera tous tant que nous sommes

En lisant ces incroyables paroles, on est en vérité tenté de douter que le poète des Méditations parlât sérieusement. Mais on comprend l’impression sur Élisa de pareilles louanges, alors qu’elles trouvaient tant d’échos et que le succès venait leur donner une éclatante confirmation. On admire que la tête n’ait pas tourné à la jeune fille, et qu’elle n’ait cru que modestement à son génie, qui n’existait, il faut bien le dire, qu’à l’état de germe.

Quand on lit maintenant, sans prévention et même avec une disposition toute bienveillante, le recueil de vers d’Élisa Mercœur, on ne peut se défendre de quelque surprise et d’un vrai désappointement. Le critique de bonne foi, en dépit de sa sympathie, ne trouve là que ce qui pouvait y être d’ailleurs, vu la grande jeunesse de l’auteur et son éducation littéraire trop savante, trop complète: plus de réminiscences que de spontanéité, soit pour la forme, soit pour le fond. Il y a de l’harmonie dans les vers, parfois du souffle, comme dans la pièce intitulée: La Gloire! Mais trop souvent la pensée, même sous son vêtement élégant, flotte incertaine et nuageuse. La rime, en général, est banale; la facture, idem. Trop d’érudition et de convention quand on voudrait de l’élan, de l’émotion, de la passion. Là, rien de neuf et d’inattendu quoiqu’en aient dit des biographes trop bienveillants. «Les vers d’Elisa Mercœur, d’après la Biographie Nouvelle qui semble copier l’autre, ont de l’originalité; son style a de la naïveté, de la grâce, de la sensibilité, de la chaleur.» Or, précisément, toutes ces qualités font en général défaut à cette poésie qui vient plus de la tête que du cœur. Il y a plus de vérité peut-être dans cette autre appréciation: «Certaines de ces pièces sont empreintes d’une suave mélancolie,» témoin la pièce des Illusions dont je détache ces deux strophes:

L’ILLUSION

Toi que Dieu mêle à l’existence,
Léger fantôme du bonheur,
Douce fille de l’espérance,
Illusion, prestige, erreur,
De songes célestes suivie,
L’homme te répand sur sa vie,
Ta main agite son berceau:
Cette main toujours le caresse,
Et quand vient la pâle vieillesse,
Tu t’assieds près de son tombeau.

Par toi l’infortuné soulève
Le fardeau posé sur son cœur;
S’il sommeille, l’aile d’un rêve
Lui cache un instant sa douleur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Souriant ou versant des larmes,
Par toi l’homme trouve des charmes
Dans un regard, dans un soupir;
Le passé près du cœur voltige,
Et, paré de ton doux prestige,
Fait un présent du souvenir.

[37] Élisa fut nommée membre de plusieurs académies de province.

III

Tout souriait cependant à notre poète, qui, dans l’enivrement de son succès, se mit à rêver Paris et les triomphes du théâtre, sa première et obstinée chimère. Certaines contrariétés d’ailleurs, en outre de l’ambition, la poussaient à quitter sa ville natale; une catastrophe qui lui survint au milieu de ses plus grandes joies acheva de la décider. Au retour d’un grand bal d’où la jeune fille, présentée à la duchesse de Berry, revenait transportée, elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’on avait profité de son absence et de celle de sa mère pour pénétrer dans la maison à l’aide d’une double clef et lui dérober toute sa petite fortune: non-seulement l’argent de la dépense courante, mais deux sacs contenant l’année de sa pension et les gratifications qu’Élisa venait de toucher, et, ce qui était pire, une somme de 2,000 francs destinée à l’achat d’une petite maison.

«La foudre tombée aux pieds d’Élisa ne l’aurait pas plus atterrée qu’elle ne le fut quand elle s’aperçut du vol,» dit la mère. On ne s’explique pas trop après cela les scrupules qui font qu’Élisa, en dépit de ses soupçons, se refuse à toute démarche pouvant amener la découverte du coupable.

«Restons, maman, restons!... Dussé-je avoir la preuve que c’est le malheureux que je soupçonne, j’aime mieux qu’il plie sous le poids de ses remords que de plier sous le poids des fers et du déshonneur.»

Peu de jours après, les deux dames partaient pour Paris où la fortune fut prompte à les dédommager: car, l’imprimeur Crapelet, dont elles avaient fait connaissance, offrit d’imprimer une seconde édition des Poésies en faisant toutes les avances; et bientôt après, le ministre Martignac, auquel Mlle Mercœur avait adressé des vers, lui annonçait, avec sa souscription personnelle pour 50 exemplaires, que sa pension littéraire serait portée de 300 francs à 1,200 francs. Cette pension ne faisait point double emploi avec celle qu’elle touchait sur la cassette royale. C’était donc presque la fortune pour Élisa, d’autant plus que la nouvelle édition de ses poésies se vendait très-bien et que la critique, à Paris comme en province, se montrait des plus bienveillantes, empressée à retirer ses griffes devant la jeunesse, la grâce et la beauté.

Élisa n’avait plus, ce semble, qu’à jouir de son bonheur. Et pourtant, et pourtant... c’est à ce moment-là même, tant le cœur humain est insatiable, que prise de l’esprit de vertige... Mais laissons parler l’auteur des Mémoires: «Fanatisée par la publicité que les journaux donnaient aux suicides qui désolaient chaque jour quelques nouvelles familles... Élisa finit par trouver, tant l’idée de l’immortalité a de puissance sur une jeune imagination, que l’on n’était pas bien coupable de sacrifier quelques jours d’existence à l’avantage de faire vivre à jamais le nom qu’elle portait, et se promit, car la pauvre enfant était loin de croire que son talent pût l’immortaliser jamais, de s’ôter la vie dès qu’elle verrait jour à pouvoir le faire sans que je pusse y mettre obstacle.»

En effet, une après-midi, profitant de l’absence de sa mère, la malheureuse jeune fille allumait le fatal réchaud, et sans le retour imprévu de Mme Mercœur, forcée par la pluie de rentrer au logis, c’en était fait de l’infortunée; déjà l’asphyxie semblait complète et l’on eut grand-peine à ramener Élisa à la vie. Mais avec celle-ci la raison revint. «Je ne puis dire tout ce qu’eut de déchirant la scène que mon désespoir et le repentir de ma fille provoquèrent à son réveil... Élisa, comprenant par sa triste expérience que qui s’expose au danger le trouve, renonça pour jamais à la lecture des journaux, et se promit, si jamais elle devenait mère et que le ciel lui donnât des filles, de ne pas leur en laisser lire plus que des romans.» Très-bien, très-bien! mais on regrette que l’auteur des Mémoires ajoute en note: «Élisa faisait des romans et n’en lisait pas.»

Ce tragique épisode, au reste, prouverait une fois de plus, s’il en était besoin, que toutes les lectures ne sont pas aussi inoffensives que certaines personnes, et messieurs les journalistes en particulier, aujourd’hui le prétendent.

Le repentir d’Élisa était sincère autant que profond puisque jamais ne lui revint cette malheureuse et coupable pensée de suicide. D’ailleurs, pour lui faire oublier sa mélancolie, le monde lui offrait des distractions qui ne flattaient pas que sa seule vanité, il lui offrait l’enivrement de ses fêtes! «Bientôt après notre arrivée, dit la mère, Élisa reçut un nombre infini d’invitations et l’accueil que lui fit la société, la faisait s’applaudir de jour en jour d’avoir pris la résolution de venir à Paris!»

Étrange illusion! car pour l’artiste, pour le poète que d’inconvénients et de dangers dans cette fréquentation habituelle du monde, dont la fascination distrait et détourne du travail sérieux, ôte à l’inspiration sa fraîcheur et sa spontanéité, et nous abuse par des ovations menteuses qui saluent comme des chefs-d’œuvre les plus médiocres ébauches, les refrains les plus banals d’une ritournelle connue. Peut-être le danger était-il plus grand encore pour notre poète, dont un biographe qui la connaissait bien a dit: «La nature l’avait douée d’une de ces âmes ardentes qui n’ont d’autres ressources que les passions ou les arts[38]

Élisa, que son intelligence élevée, son amour de l’étude et de plus nobles plaisirs auraient dû rendre dédaigneuse de ces misérables séductions du monde, s’en laissa trop affoler, paraît-il. La révolution de Juillet lui ayant fait perdre ses protecteurs, elle ne conserva de ses pensions que celle du ministère de l’intérieur, mais réduite à 300 francs! «Accueillie dans les salons de l’aristocratie littéraire, dit M. Louvot[39], mademoiselle Mercœur avait contracté des habitudes qui faisaient toute sa vie, mais qu’il lui eût été impossible désormais de satisfaire si elle ne se fût de nouveau résignée à travailler pour vivre. En outre de diverses publications, elle fournit simultanément des articles au Conteur, au Protée, au Journal des femmes, etc... Son énergie morale eût fini par lui faire oublier les amères déceptions auxquelles elle avait un moment failli succomber, si une maladie de poitrine, développée par les veilles et les fatigues, n’était venue l’enlever, le 7 janvier 1835.»

Entre ses déceptions, la plus amère aurait été, d’après les Mémoires, le refus fait par M. Taylor, administrateur général de la Comédie-Française, de mettre à l’étude la tragédie de Boabdil, reçue par le comité. La pièce cependant, où l’intérêt ne manque pas, est écrite avec une vigueur, un accent ému et passionné qu’on n’eût pu attendre de l’auteur d’après ses premières poésies. Aussi, confiante dans le résultat de la représentation si elle avait eu lieu, Élisa répétait avec désolation sur son lit de douleur même:

«Si Dieu m’appelle à lui, ma pauvre maman, on fera mille contes sur ma mort: les uns diront que je suis morte de misère, les autres d’amour! Dis à ceux qui t’en parleront que le refus de M. Taylor de faire jouer ma tragédie a seul fait mourir ta pauvre enfant.»

«Il y a bien de la vanité dans tout cela!» comme dit Bossuet. Heureusement aussi que des pensées plus sérieuses préoccupaient l’infortunée. Voici ce que sa mère nous raconte et qu’on a la consolation de lire: «Désirant rentrer à Paris absoute de ses fautes, Élisa dit au curé du village qui venait la voir plusieurs fois par jour:

«Voudrez-vous, bon vieillard (il avait quatre-vingts ans), entendre demain l’aveu des fautes d’une pauvre fille qui se trouvera heureuse, si elle meurt, d’emporter au ciel votre sainte bénédiction, et, si elle vit, de porter dans le monde ce doux fardeau de grâces.

«Puis s’apercevant de l’effort que je faisais pour retenir mes larmes:

«Du courage, ma bonne mère, me dit-elle en me serrant fortement la main, du courage, n’affaiblis pas le mien par tes larmes, j’en ai tant besoin pour supporter l’idée du désespoir que te causera notre séparation.»

«L’honnête curé pleurait à sanglots. Dès qu’il lui eut administré les secours de notre divine religion, je la ramenai à Paris.»

J’aime à pouvoir ajouter encore à l’honneur de la mère et de la fille, que celle-ci, sentant la mort venir, souffrait moins de sa maladie et de ses douleurs que de son impuissance, inquiète de l’avenir pour celle qu’elle allait laisser seule. Aussi, déjà presque mourante, par un suprême effort, elle ressaisit sa plume et recommanda sa mère au ministre de l’instruction publique, M. Guizot[40], dans des vers qui sont des meilleurs qu’ait faits Élisa et où vibre l’accent d’une sincère émotion; cette prière jaillit du plus profond du cœur:

Dans une route défleurie,
Sous un ciel froid qu’oublie un soleil bienfaisant,
Je n’ai rencontré pour ma vie
Qu’indigence, regrets, vains désirs... et pourtant
J’ai peur de la quitter cette existence amère,
Et je viens vous crier: Sauvez-moi pour ma mère!
Pour elle qui, sans moi, ployant sous le chagrin,
Seule au monde de l’âme, à ceux dont sa misère
En cherchant la pitié trouverait le dédain,
Irait, dans sa douleur cruelle,
Dire: «Ma fille est morte, oh! donnez-moi du pain!
«Du pain, je n’en ai plus, pauvre enfant, c’était elle
«Dont le sort faisait mon destin.»
Ah! que ce cri jamais à ses lèvres n’échappe! etc.

Ces vers, écrits par une agonisante, prouvent qu’Élisa était peut-être plus réellement poète qu’on ne le penserait d’après son recueil, venu prématurément et avant la saison, pareil à ces fleurs qu’une chaleur factice fait éclore dans la serre au risque d’épuiser la plante. Rien de plus dangereux pour les jeunes talents que les encouragements trop facilement prodigués à ces premiers et pâles essais, fruits d’une production hâtive. Si l’amitié, plus sévère pour Élisa, n’eût pas si vite caressé cette impatience naturelle à un jeune auteur, exalté ses espérances de gloire par des louanges exagérées, sûrement elle eût laissé mûrir sa pensée, elle eût su attendre l’heure de l’inspiration véritable et appris à la traduire, à la couler dans un moule plus personnel et orné de plus riches ciselures. Elle ne se fût pas laissé tenter, éblouir, fasciner par ce fatal mirage de Paris, qui en a perdu et perdra tant d’autres, en dépit des sages conseils et des terribles exemples.

Nous ne saurions trop le dire, ô jeunes gens, et vous, bien plus encore, pauvres filles, qu’un entraînement si souvent funeste pousse vers la capitale par des espoirs de fortune ou de gloire, tremblez, tremblez d’être le jouet d’une illusion perfide. Pesez bien vos forces avant de vous risquer dans cette formidable mêlée. Vous, jeune poète, vous, jeune artiste, n’en croyez pas trop vite, non pas seulement les amis de la famille, les journaux complaisants de la localité, mais des juges en apparence plus compétents, plus sévères qui trouvent facile et commode de répondre à la flatterie intéressée par un compliment banal plutôt que par une dure, mais courageuse et utile vérité.

Plût au ciel qu’il en eût été ainsi pour notre poète après ses premières publications! restée sans doute dans sa ville natale, entourée de ses protecteurs naturels et dans un milieu tout sympathique, elle eût continué sa vie d’études et de paisibles labeurs, doucement reposée d’un travail agréable par une promenade à travers les champs ou par quelque bonne causerie avec de vieux amis. Sans doute son succès eût été moins rapide, mais plus sûr et plus durable, loin de cette atmosphère parisienne où l’on vit dans une fièvre continuelle et qui roule l’imprudent qui s’y laisse une fois prendre dans son dévorant tourbillon en ne lui laissant bientôt ni repos ni trève. Car à la fatigue d’une journée laborieuse succédera souvent la fatigue d’une veille ardente où les succès de la vanité, vanité de femme et vanité d’auteur, sans jamais satisfaire complètement, ne font que rendre la passion plus insatiable, et surexciter le désir impatient de nouvelles et semblables émotions. Ainsi le malheureux que la fièvre dévore sent par la boisson même s’augmenter sa soif inextinguible.

Oh! bien sûrement, Élisa, demeurée dans sa ville natale, n’aurait pas entendu tant et de si bruyants échos répéter son nom! Mais n’eût-il pas été murmuré par des voix plus connues et plus chères, celles de ses jeunes compagnes, de ses jeunes amies! peut-être par la voix d’un époux digne d’elle, mais à qui fit peur la célébrité de la muse et la compagnie de la femme de lettres, et bien plus auteur que femme. Élisa Mercœur, dans son premier milieu, aurait vécu mère de famille heureuse et honorée, ou si, jeune fille, elle eût succombé prématurément touchée par le doigt invisible, oh! combien ce semble, plus doucement, on l’eût vue s’éteindre! Que de précieuses consolations auraient charmé pour l’infortunée les longues heures de sa lente agonie!

Croyez-en le poète, enfant aussi de la Bretagne:

Oh! ne quittez jamais, c’est moi qui vous le dis,
Le devant de la porte où l’on jouait jadis,
L’église où, tout enfant, et d’une voix légère,
Vous chantiez à la messe auprès de votre mère;
Et la petite école où, traînant chaque pas,
Vous alliez le matin, oh! ne la quittez pas!
Car une fois perdu parmi ces capitales,
Ces immenses Paris, aux tourmentes fatales,
Repos, fraîche gaîté, tout s’y vient engloutir,
Et vous les maudissez sans en pouvoir sortir.

Brizeux, hélas! parlait d’après sa propre et cruelle expérience.

[38] M. Mellinet, l’imprimeur de Nantes si dévoué pour Élisa Mercœur.

[39] Biographie universelle.

[40] Outre les secours immédiats, M. Guizot accorda une pension à la mère d’Élisa.


MOLIÈRE


Oh! que m’ordonnes-tu, Muse, pour cette fois,
Je ne puis obéir, frissonnant à ta voix.
Non, ne l’exige pas. Quoi! moi, qu’inexorable,
J’exécute, en bourreau, cet arrêt implacable,
Et qu’au lieu de jeter un voile sur leurs torts,
J’ose porter la main sur la cendre des morts?
Outrager un tombeau, mais c’est un sacrilége!
—Enfant, tu te souviens des leçons du collége!
Est-il mort celui-là dont les écrits vivants
Charment tant de lecteurs, adorateurs fervents?
Vit-il pas dans son œuvre, hélas! impérissable?
—Un si rare génie?—Il en est plus coupable!
—Mais à son piédestal, ingrat, porter ce coup,
Moi parfois son disciple et qui lui dois beaucoup?
—Ne dois-tu rien à Dieu? Vois-tu pas qu’il outrage,
Ce Molière, à plaisir l’honneur du mariage?
Le foyer domestique est par lui diffamé?
—Boileau, sage et prudent, pourtant l’a peu blâmé
Et de tous ses Dandins ne lui fit pas un crime.
—Notre illustre Boileau, que j’aime et que j’estime,
Le poète entre tous grave, honnête, sensé,
L’a, je le sais aussi, largement encensé.
Mais l’Horace français, tolérant casuiste,
Ne jugeait point toujours de l’art en moraliste.
Critique à l’œil de lynx et jamais endormi,
Mais voyant dans Molière un confrère, un ami,
Le vieux Boileau gardait pour les sots ses férules,
Prompt à les quereller pour de simples virgules.
S’il me faut te le dire enfin, quoique tout bas,
Boileau fit plus d’un vers que je n’approuve pas.
—Muse, tu me fais peur, terriblement sévère,
—Pour ceux que j’aime, enfant, je dois être sincère,
Car leur gloire est la mienne, et si, malgré ma loi,
Ils viennent à faillir, s’en prend-on pas à moi?
Va, tu ne peux savoir combien certaines pages,
Que dis-je? quelques vers ont causé de ravages!
Tremble, jeune homme, tremble, orgueilleux de ton lot!
Souvent, pour perdre une âme, il a suffi d’un mot.
Ah! notre art, sais-tu bien, n’est pas un jeu frivole.
—Il est trop vrai, moi-même, une simple parole,
Je l’éprouve, un seul mot, un mot dit au hasard,
Quelquefois pour le cœur semble un coup de poignard.
—Et tu peux t’étonner si j’accuse Molière?
—Hélas!—Et si devant cette ombre familière
Je veux qu’en t’inclinant, sévère et solennel,
Tu ne l’excuses pas quand il fut criminel;
Et, fût-ce avec douleur, qu’en juge incorruptible,
Malgré son art savant, suprême, irrésistible,
Tu saches le blâmer?—Moi, moi, qu’à ce géant
J’ose bien m’attaquer, oubliant mon néant?
—Souviens-toi de David. Mais, enfant, je t’écoute,
Quand j’ai droit d’ordonner. Va, moi-même il m’en coûte,
Et c’est avec chagrin que, préférant me taire,
Je dois forcer ma bouche à ce langage austère.
Car ce poète aussi m’est cher. Mais quoi, doté
Si richement par moi, comment, en effronté,
De mots qui font rougir vint-il souiller la scène,
En immortalisant mainte pensée obscène?
Les plus honnêtes gens en parlent chapeau bas,
Le préjugé l’absout, je ne l’absoudrai pas,
Merveilleux enchanteur, mais terrible génie!
Ah! dans le cœur gardant sa mémoire bénie,
L’innocence rit-elle à son fier piédestal?
Et quel bien a-t-il fait, lui qui fit trop de mal?
Quel est le malheureux, faible et tenté qui lutte,
Et dont sa noble voix ait empêché la chute?
L’adolescent naïf, mais déjà combattu,
En reçoit-il la force, appui de la vertu?
Demande-moi plutôt (Hélas! faut-il le dire,
Et que la vérité ressemble à la satire!)
Demande-moi plutôt combien de jeunes cœurs,
Hélas! se sont flétris à ses accents moqueurs!
Combien en l’écoutant d’une âme encor paisible,
Sentent gronder en eux un orage terrible!
Que d’Agnès a séduits la voix de l’histrion,
Et que d’époux trompés grâce à l’Amphytrion!
Pour l’écrivain coupable est-il assez de blâmes,
Enfant, pour celui-là, le meurtrier des âmes,
Et qui, crime sans nom, irréparable tort!
En se jouant, les voue à l’éternelle mort?

Puis encor, ce divorce éternel qui divise,
Un bon juge l’a dit[41], le théâtre et l’église,
Molière l’a voulu, lui, cet homme de bien,
Qui donne à l’hypocrite un masque de chrétien.
Ce fut erreur sans doute et non malice noire,
Il le dit assez haut pour qu’on doive le croire.
Mais, gaudisseur sans frein, de sa morale, hélas!
Scandale du lecteur, il ne s’excuse pas,
Faut-il qu’on applaudisse aux crimes du génie?
Mais c’est lui qui surtout voue à l’ignominie
Le théâtre souillé par d’illustres excès!
Et son fatal exemple, absous par le succès,
A tous ses successeurs semble frayer la route.
A ta tâche tu fis, Molière, banqueroute.
Tu pouvais épurer le théâtre naissant,
Tu le pouvais, toi seul, magicien puissant;
Quand il se débattait encore dans ses langes,
O Maître, tu pouvais en secouer les fanges,
Et le public sans doute eut écouté ta voix,
Si loin de le flatter, comme tu fis des rois,
Pour ses vices chéris, ses coupables faiblesses,
Tu n’avais jamais eu de ces lâches tendresses!
Si ton art sérieux, dans ses libres façons,
N’eut pas craint de donner de sévères leçons,
Mieux instruit, le public, en te laissant ta place,
Aurait voulu toujours qu’on marchât sur ta trace.
Le théâtre plus pur en serait-il moins grand?
Qu’il cesse d’étaler ce mensonge flagrant,
Du frontispice ancien qui l’appelle une école!
C’est le temple plutôt du vice, infâme idole,
Le foyer de la peste et des corruptions
Que doivent foudroyer nos malédictions.

[41] M. Edouard Thierry, dans un de ses feuilletons du Moniteur quand celui-ci était le Journal officiel.


MONCEY


I

Dans peu de jours, va s’inaugurer un monument en l’honneur du maréchal Moncey, duc de Conégliano, sur la place Clichy[42], près de l’ancienne barrière qui fut le principal théâtre de sa gloire. Car, avec six mille hommes seulement qu’il déploya sur les hauteurs de Saint-Chaumont, de Belleville, des Batignolles, le maréchal tint en échec, pendant toute la journée du 30 mars 1814, les armées alliées qui, par masses énormes, affluaient sur la capitale. Il ne cessa le feu que le dernier, quand il sut qu’une capitulation avait été signée par Marmont, duc de Raguse. Rassemblant alors les débris de ses troupes, il les conduisit à Fontainebleau, jaloux de prouver à l’Empereur qu’il s’était jusqu’à la fin montré digne de sa confiance. Car c’est à Moncey, nommé commandant général de la garde nationale parisienne, que Napoléon avait dit, en partant pour sa campagne d’hiver:

«C’est à vous et au courage de la garde nationale que je confie l’Impératrice et le Roi de Rome.»

L’abdication signée (11 avril 1814), Moncey envoya au gouvernement provisoire l’adhésion du corps de la gendarmerie et la sienne, puis il se rallia au gouvernement de la Restauration, ce qui, dans les circonstances actuelles, était faire acte de patriotisme. Nommé chevalier de Saint-Louis et pair de France, il fut conservé dans ses fonctions d’inspecteur-général de la gendarmerie. Mais, l’année suivante, Napoléon, lors du retour de l’île d’Elbe, comprit dans la promotion de pairs du mois de juin le maréchal Moncey, qui ne crut pas devoir refuser. Aussi, après les Cent-Jours, fut-il éliminé de la haute Assemblée où il ne fut appelé de nouveau à siéger qu’en 1819. La fermeté du caractère cependant, pas plus que le courage des champs de bataille, ne manquait à Moncey; il en donna la preuve bientôt après. Nommé, en août 1815, président du conseil de guerre appelé à juger le maréchal Ney, le duc de Conégliano refusa par une lettre adressée au roi, lettre qui, malgré la vivacité de certains passages, témoigne de la générosité de son cœur et sait allier la sincérité du respect à la noble et courageuse franchise. Cependant, voyez ce qu’il en est des prévisions humaines, et comme on peut se tromper même avec les intentions les meilleures, Moncey, ainsi que ses collègues les maréchaux, en acceptant, au lieu de refuser, d’être les juges de leur ancien compagnon d’armes, pouvaient lui sauver la vie, puisqu’il dépendait d’eux de l’acquitter. Voici la lettre en question:

«Sire, placé dans la cruelle alternative de désobéir ou de manquer à ma conscience, j’ai dû m’en expliquer à Votre Majesté. Je n’entre pas dans la question de savoir si le maréchal Ney est innocent ou coupable; votre justice et l’équité de ses juges en répondront à la postérité qui pèse dans la même balance les lois et leurs sujets; mais, Sire, je ne puis me taire sur les dangers dont on environne Votre Majesté. Eh quoi! le sang français n’a-t-il pas assez coulé? Nos malheurs ne sont-ils pas assez grands? L’avilissement de la France n’est-il pas à son dernier période? Est-ce lorsqu’on a besoin de rétablir, de restaurer, d’adoucir et de calmer, qu’on nous propose, qu’on exige de nous des proscriptions? Ah! Sire, si ceux qui dirigent vos conseils ne voulaient que le bien de Votre Majesté, ils lui diraient que jamais l’échafaud ne fit des amis; croient-ils que la mort soit si redoutable pour ceux qui la bravèrent si souvent? C’est au passage de la Bérésina, Sire, c’est dans cette malheureuse catastrophe que Ney sauva les débris de l’armée. J’y avais des parents, des amis, des soldats enfin qui sont les amis de leurs chefs; et j’enverrais à la mort celui à qui tant de Français doivent la vie, tant de familles leurs fils, leurs époux, leurs parents? Non Sire, s’il ne m’est pas permis de sauver mon pays, ni ma propre existence, je sauverai du moins l’honneur; et s’il me reste un regret, c’est d’avoir trop vécu, puisque je survis à la gloire de ma patrie.

»Quel est, je ne dis pas le maréchal, mais l’homme d’honneur qui ne sera pas forcé de regretter de n’avoir pas trouvé la mort dans les champs de Waterloo? Ah! peut-être si le maréchal Ney avait fait là ce qu’il avait fait tant de fois ailleurs, peut-être ne serait-il pas traîné devant une commission militaire, peut-être ceux qui demandent aujourd’hui sa mort imploreraient sa protection.

»Excusez, Sire, la franchise d’un vieux soldat qui, toujours éloigné des intrigues, n’a connu que son métier et sa patrie. Il a cru que la même voix qui a blâmé les guerres d’Espagne et de Russie pouvait parler le langage de la vérité au meilleur des rois, au père de ses sujets. Je ne me dissimule pas qu’auprès de tout autre monarque ma démarche aurait été dangereuse; je ne me dissimule pas non plus qu’elle pourra m’attirer la haine des courtisans; mais si, en descendant dans la tombe, je puis, avec un de vos illustres aïeux, m’écrier: Tout est perdu fors d’honneur! alors je mourrai content.

»Moncey,
»duc de Conégliano.»

«Mais ce refus, dit M. Michaud, junior[43], ne put empêcher l’issue d’un procès que voulait, qu’exigeait une puissance supérieure à celle de Louis XVIII. Le duc de Conégliano fut suspendu de ses fonctions de maréchal de France, et il expia pendant plusieurs mois à la prison de Ham sa noble résistance. Ce qui prouve que la volonté royale n’avait eu aucune part à la condamnation du malheureux Ney, c’est qu’aussitôt que le mouvement de réaction et d’orage fut passé, le roi se hâta de rendre toute sa faveur à Moncey, et qu’en 1823, il lui confia l’un des postes les plus importants de la guerre d’Espagne.» Dans cette campagne, où il eut à lutter contre Espoz et Mina, Moncey prouva que le doyen des maréchaux français n’avait rien perdu de sa vigueur.

«Il eut cependant de grandes difficultés à vaincre, dit un écrivain militaire. Ce n’est pas ici que nous rappellerons les embarras de toutes sortes que l’on suscita au maréchal Moncey, et qui auraient porté le dégoût dans une âme moins bien trempée que la sienne. Ce n’est pas ici non plus que nous redirons combien, pendant la dernière campagne d’Espagne, Moncey fut digne de sa réputation impériale. A cheval vingt heures par jour, il fut à soixante-dix ans ce qu’il avait été toute sa vie, actif, intrépide, juste, respecté des ennemis, adoré de ses soldats.»

Aussi le poète des Méditations put dire dans le Chant du Sacre:

C’est Moncey! Des combats le bruit l’a rajeuni.
Malgré ses traits flétris sous les glaces de l’âge,
Les camps l’ont reconnu... mais c’est à son courage.

Ce glorieux passé, auquel Lamartine fait allusion, nous aurions dû, suivant les errements habituels de la biographie, le raconter d’abord, mais entraîné par le sujet nous sommes entré tout d’abord de plain pied dans le récit, et il est bien tard pour revenir en arrière. Aussi nous bornons-nous à résumer, en quelques lignes, la première partie de la carrière militaire du maréchal.

Né à Besançon, le 31 juillet 1754, Moncey (Bon-Adrien Jannot, de), était fils d’un avocat au parlement de la capitale de la Franche-Comté. Entraîné par son penchant vers l’état militaire, dès l’âge de quinze ans, s’échappant du collége, il s’engageait dans le régiment de Conti-Infanterie. Racheté six mois après, un peu contre son gré, par son père qui désirait qu’il suivît une autre carrière, Moncey s’engagea de nouveau, au mois de septembre 1769, comme grenadier dans le régiment de Champagne-Infanterie, et fit, en cette qualité, en 1773, la campagne des côtes de Bretagne. Racheté de nouveau, il essaya pour complaire à sa famille de l’étude du droit, mais avec peu de succès, et, libre enfin de suivre sa vocation, il entra dans la gendarmerie de Lunéville, corps d’élite, où les simples soldats, après quatre années de service, avaient rang de sous-lieutenant. Il passa avec ce grade dans les volontaires de Nassau-Liégen. La Révolution le trouva lieutenant et le fit capitaine (1791).

Dès lors, son avancement fut rapide; nous le voyons, au mois d’août 1794, général en chef de l’armée chargée d’opérer contre l’Espagne. Après avoir inauguré son commandement par les victoires du Luxembourg et de Villa-Nova, il conquit toute la Navarre, à l’exception de Pampelune. Ses succès, plus décisifs encore l’année suivante, à Castellane, Tolosa, Villa-Real, etc., amenèrent la signature de la trève de Saint-Sébastien, qui fut bientôt suivie du traité de Bâle. N’oublions pas ce détail: pendant qu’il commandait en chef l’armée des Pyrénées-Orientales, Moncey eut soin de faire abattre le monument de Roncevaux, pyramide élevée en mémoire de la défaite des preux de Charlemagne. Un décret de la Convention déclara que le général avait bien mérité de la patrie.

A propos de cette campagne d’Espagne, si vigoureusement menée, le représentant Garat écrivait: «Les soldats de Moncey ne sont pas des hommes, mais des démons ou des dieux.»

Nommé au commandement de l’armée des côtes de Brest, Moncey prit, au mois de septembre 1796, le commandement de la 11e division militaire à Bayonne, qu’il quitta, après le 18 brumaire, pour la division de Lyon. Il eut une part brillante à la campagne d’Italie, et vers 1801, appelé à Paris, il fut nommé inspecteur de la gendarmerie. Le voyage qu’il fit en 1803, dans les Pays-Bas, avec le premier Consul, acheva de lui gagner la confiance de celui-ci qui, en 1804, le nomma grand-cordon de la Légion d’Honneur et maréchal de France; en 1808, duc de Conégliano. Dans cette même année et dans la suivante, Moncey servit en Espagne et se montra digne de lui-même, encore qu’il eût échoué devant Sarragosse, où commandait l’héroïque Palafox.

Le maréchal ne prit point part à la campagne de Russie qu’il n’avait pas hésité à désapprouver; et malheureusement les résultats ne lui donnèrent que trop raison. L’Empereur, comme on l’a vu, ne lui garda pas rancune de son opposition, et peut-être même, le premier moment d’humeur passé, il ne l’en estima que davantage.

[42] Elle prendra, paraît-il, le nom de: place Moncey.

[43] Biographie universelle.

II

Le roi Charles X ne se montra pas moins bienveillant que son frère Louis XVIII pour le vieux et illustre maréchal qui avait été l’un de ses pairs au Sacre. Aussi notre impartialité habituelle ne nous permet pas de le dissimuler: on a regret de voir Moncey, lors des évènements de 1830, faire si promptement acte d’adhésion au gouvernement. Il eût été plus digne de lui de se résigner à la retraite et de ne pas prêter de nouveaux serments. On comprend, on approuve même qu’un jeune officier, qu’un jeune général hésite à briser son épée au début ou au milieu de sa carrière, et ne se prive pas volontiers du bonheur de servir son pays; mais le vétéran, arrivé aux suprêmes honneurs, et sur lequel sont fixés tous les regards, a des devoirs, ce semble, plus sévères, et il est des cas où, pour l’exemple, il lui faut savoir faire, fût-ce au sentiment exagéré de sa dignité, le sacrifice de sa satisfaction personnelle et d’une position dont l’habitude a fait un besoin. C’est ce que comprit admirablement Drouot dans sa fidélité chevaleresque à son premier et unique serment.

Moncey fut nommé, en 1834, gouverneur des Invalides, en remplacement de Jourdan, qui venait de mourir. «C’était, dit Michaud, un emploi qui convenait parfaitement à son esprit d’ordre et de discipline, mais ce fut en vain qu’il essaya d’y réformer quelques abus dans l’administration. Le ministre de la guerre, Maison, étant intervenu, le vieux maréchal lui répondit avec une force et une énergie dont on ne le croyait plus capable. Il fallut pour le calmer recourir à l’intervention la plus puissante et la plus élevée.»

Lors du retour en France des cendres de Napoléon Ier et de la solennité funéraire du 15 décembre, Moncey, quoique malade, et pouvant à peine se mouvoir, malgré la rigueur d’un froid excessif, se fit porter dans l’église et voulut assister à la cérémonie tout entière. «Lorsque parut le glorieux cercueil porté sur les épaules des marins, un frémissement parcourut l’assemblée, dit un témoin oculaire[44], le Roi descendit de son siége pour venir à la rencontre du cercueil; tout le monde se leva. Le vieillard (Moncey) assis à gauche de l’autel, voulait se lever aussi, les forces lui manquèrent, il retomba sur son fauteuil. Un éclair d’émotion passa sur ce visage déjà marqué de l’empreinte de la mort, et de son regard éteint un instant ranimé, le vieillard semblait dire: J’ai assez vécu!»

Quelques semaines après (20 avril 1842), le vieux guerrier, en effet, avait cessé de vivre, et, dit à ce sujet le capitaine Ambert: «Les premières impressions de son enfance ne s’étaient pas effacées, et le vieux maréchal de France se souvenait des principes que recevait jadis le fils de l’avocat au parlement de Besançon. Moncey était donc religieux; mais de cette religion inséparable de la haute morale. Nous avons vu le prêtre administrer les derniers sacrements au vieux soldat, et ce spectacle était plein de grandeur et de majesté.»

«Un des vieux compagnons du maréchal Moncey était-il dans la peine, dit le même biographe; une pauvre veuve de soldat, un orphelin avaient-ils besoin d’appui; le duc de Conégliano s’empressait de tendre la main pour soulager l’infortune. Il ouvrait des écoles pour les enfants du laboureur, il relevait l’église du village, construisait des ponts pour le commerce; et cependant sa fortune était médiocre, puisque son patrimoine n’allait pas à 10,000 fr. de revenu.

«Un peu inquiet par caractère et même difficile dans ses rapports, le maréchal Moncey n’en était pas moins doué de cette sorte de bonté naïve qui est toujours l’indice d’une belle âme. Semblable aux patriarches des anciens temps, il soignait la vieillesse de ses serviteurs. Il n’était pas jusqu’à ses chevaux qui ne fussent protégés jusqu’à la mort. Il eut ainsi vingt-neuf vieux chevaux qu’il ne voulut jamais vendre, parce qu’ils eussent été malheureux loin de lui. Cette religion des souvenirs a quelque chose de touchant que l’on aime à trouver chez les grands hommes de guerre.»

Quelques anecdotes encore: elles achèveront de mettre en relief cet admirable caractère.

Lors de la paix de Saint-Sébastien, le gouvernement espagnol, craignant que l’arsenal de Bilbao, riche en munitions de toute espèce, ne fût évacué sur la France, envoya deux membres du conseil de Castille au général Moncey, afin d’obtenir de lui que l’arsenal de Bilbao ne restât pas compris dans le traité. Les députés ne lésinèrent pas, et ils offrirent du premier coup au général Moncey, pour que la clause en question fût rayée du traité, une somme ronde de un million cinq cent mille francs! Pouvaient-ils douter de la réussite sachant que Moncey, comme nos autres généraux à cette époque, touchait pour toute solde 8 francs par mois en numéraire? Pour toute réponse cependant, en présence même des députés espagnols, Moncey donna l’ordre d’envoyer en France, où l’on manquait de tout, le matériel immense de l’arsenal espagnol.

Lorsque Moncey commandait les troupes françaises dans la république Cisalpine, la municipalité de Milan lui fit offrir, à titre de représentation, une forte indemnité de guerre. Il s’agissait de 400 mille fr. par mois:

«Je vous remercie, messieurs, mais ne puis rien accepter pour moi-même, répondit Moncey; mais puisque vous comprenez que le soldat souffre, vous donnerez à chaque fusilier quatre sous par jour; les généraux seront satisfaits.»

C’est bien là le langage de celui qui disait: «L’officier doit se lever le premier et se coucher le dernier; il est le protecteur du soldat.»

Pendant le consulat, Moncey eut la plus grande part à l’organisation de la gendarmerie, destinée à remplacer l’ancienne maréchaussée, et dont il fut tout naturellement nommé commandant en chef: «Un jour, dit le capitaine Ambert, Moncey faisait observer à l’Empereur que le poste de chef de la force publique à l’intérieur était d’une telle importance, qu’il y faudrait placer un frère du monarque.

«Ce poste est tellement important, son influence est si grande, disait Moncey, qu’il faut, pour l’occuper, plus que des talents de guerre, plus que des dignités sociales.

—C’est vrai, dit l’Empereur, on ne confie pas une telle armée à tous les bras; mais Moncey est trop fort et trop sûr, pour que je ne la lui abandonne pas toujours.»

Condisciple de Pichegru, Moncey resta lié avec ce général; aussi lors de l’arrestation de Pichegru, des lettres de Moncey furent trouvées dans ses papiers, lettres d’ailleurs nullement compromettantes. Pourtant «quelqu’un crut pouvoir hasarder de perfides insinuations contre les généraux dont les lettres se trouvaient dans le portefeuille de Pichegru.» L’attaque dans sa forme semblait surtout dirigée contre Moncey. Napoléon répondit d’un ton calme mais sévère à l’accusateur:

«Vous ne vous connaissez pas en hommes: Moncey est honnête jusque dans ses pensées les plus intimes

L’opinion de l’Empereur sur le vieux soldat n’a jamais varié, puisqu’à Sainte-Hélène il écrivait: «Moncey est un honnête homme.»

Cet honnête homme, cet héroïque soldat joignait à tant de belles et rares qualités une singulière modestie, témoin la lettre qu’il écrivait, au mois d’août 1794, pour refuser le commandement en chef de l’armée des Pyrénées-Orientales, et dans laquelle se lisait cette phrase: «Je serais criminel envers la République, et surtout envers moi-même, si j’acceptais un poste que ma conscience me dit hautement de refuser.»

Peu de mois avant sa mort, voulant laisser un souvenir à ceux qu’il aimait et estimait, il donna à ses deux aides de camp, Lheureux et de Bellegarde, ses croix de la Légion d’Honneur, reliques du vieux soldat. Puis un matin regardant l’épée de connétable, qu’au sacre du roi Charles X il avait reçue des mains du monarque, il murmura:

—Je veux qu’on la donne à mon vieil ami le maréchal Soult.

Mais aussitôt se reprenant: «Oh! non, non, je ne puis rien donner au maréchal Soult, il est bien plus grand que moi, ses services sont autrement importants que les miens; oh! non, ce n’est pas moi qui puis donner une telle épée au maréchal Soult...»

Le duc de Dalmatie sans doute n’ignorait pas cette circonstance, quand sur la tombe du maréchal, d’une voix si profondément émue, au milieu du plus religieux silence, il faisait entendre ces paroles: «C’est un dernier adieu que je veux donner à l’homme de bien, au soldat illustre que la mort nous a enlevé. Lié avec lui depuis quarante ans, j’ai connu toutes ses vertus guerrières, toutes ses qualités de citoyen. J’ai vu tout le bien qu’il a fait; je l’ai suivi dans la longue carrière qu’il a parcourue au milieu des combats où sa gloire s’est fondée; partout je l’ai trouvé égal à lui-même, modeste, redoutant presque qu’on s’occupât de lui, qu’on le jugeât capable des actions d’éclat qu’il venait d’accomplir.

«.... A la mort du maréchal Jourdan, le roi nomma spontanément le maréchal Moncey, duc de Conégliano, gouverneur des Invalides; c’était faire vibrer encore une fois l’orgueil de ces glorieux débris de nos armées qui entourent ici son cercueil; c’était leur offrir, dans la personne de leur général, un modèle de toutes les vertus.

«Adieu, mon vieil ami, adieu, soldat sans peur et sans reproche.»

«A ces belles paroles, dit un écrivain déjà cité par nous, jeunes et vieux soldats se sont serré la main. La voix du maréchal Soult, disant adieu au maréchal Moncey, avait réveillé dans les âmes tous les nobles et généreux instincts. On oubliait les mesquines passions de la cité, on était purifié par ce contact avec la vieille patrie, le vieil honneur, la vieille gloire!»

Plaise à Dieu qu’il en soit de même aujourd’hui à l’inauguration de ce monument qui acquitte noblement la dette de la France envers cette héroïque mémoire que naguère Horace Vernet, par un de ses meilleurs tableaux, avait contribué à rendre populaire!

[44] Notice historique sur le maréchal Moncey, par le capitaine Ambert, in-8o, 1842.


MONGE


I

«Dans le court trajet de cette vie, quelques hommes supérieurs, secondés par la fortune, immortalisent leur passage et signalent leur puissance, avec des œuvres qui triomphent des ravages du temps. Déjà leur gloire est digne d’envie lorsqu’ils décorent nos cités, en élevant des monuments qui portent à la fois pour caractères la sagesse, la grandeur et la durée. Mais leur gloire est bien plus pure et bien plus noble encore, lorsque dans les âmes de la jeunesse ils élèvent un édifice de science et de raison; lorsqu’ils y font éclore et fleurir le goût éclairé du beau, de l’utile et du vrai; lorsque enfin, par leurs encouragements, leurs préceptes et leurs exemples, ils entraînent et dirigent une génération tout entière dans la voie laborieuse qui conduit à la prospérité, à la puissance, à l’illustration de la patrie.

«... Si de tels hommes ont marché vers un but en traversant des époques désastreuses par leurs lugubres subversions, et d’autres non moins désastreuses par leur éclat asservissant et corrupteur; si, frappés d’adversité, ni la peur, ni la détresse, n’ont arraché de leurs cœurs l’amour pour la science et l’actif intérêt poux la génération, espoir de la patrie; si, devenus les favoris de la fortune, ni les honneurs, ni l’opulence n’ont affaibli cet amour, ni ralenti cet intérêt, ni changé la bonté naïve, qui encourage et féconde, en orgueil superbe qui repousse et flétrit les jeunes âmes, arrêtons-nous à la vue d’un si beau spectacle. Disons hardiment que ces hommes, par une telle constance, font honneur à la société. Au lieu de glaner avec malignité dans les détails de leur existence orageuse et traversée, pour y faire la part à la faible humanité, moissonnons largement dans le champ de leurs grandes pensées, de leurs chefs-d’œuvre et de leurs belles actions. Honorons-les pendant leur vie. Et quand la mort nous les enlève, accordons sans hésiter à leurs mânes le tribut de nos éloges, de nos regrets et de notre vénération.»

Ainsi s’exprime M. Charles Dupin au début de son Essai historique sur Gaspard Monge, et ces nobles paroles pouvons-nous mieux faire, en commençant ce récit, que de les reproduire, heureux de pouvoir nous les approprier.

Monge (Gaspard), né à Beaune en 1746, avait pour père un homme d’un grand sens, et «à qui, dit de Pongerville, la justesse d’esprit et les qualités du cœur, tinrent lieu de rang et de fortune.» Simple marchand ambulant, dans ses courses autour de la ville de Beaune, il ne dédaignait pas d’aiguiser des couteaux comme les ciseaux des ménagères bourguignonnes. Son commerce d’ailleurs était lucratif, puisqu’il put donner à ses trois fils une éducation libérale, comme on dirait aujourd’hui, et supérieure à leur condition. Gaspard, l’aîné, sorti du collége de sa ville natale après avoir remporté tous les premiers prix, fut jugé digne par les Oratoriens de Lyon de prendre rang parmi tous les professeurs émérites et on lui confia, à lui jeune homme de seize ans, la chaire de physique de l’établissement. Pendant ses vacances, il avait levé le plan de sa ville natale en s’aidant d’instruments géométriques fabriqués de ses propres mains. Le lieutenant-colonel de génie, du Vignan, traversant la Bourgogne, eut occasion de voir ce travail dont il fut vivement frappé et il proposa au jeune Gaspard d’entrer à l’école du génie de Metz. Le nouvel élève donna des preuves telles de sa capacité que, bientôt nommé répétiteur, il succédait en 1772 à Bossuet, puis l’abbé Nollet comme professeur et pendant de longues années, il remplit cet emploi à Metz à la grande satisfaction comme au grand profit des auditeurs. On a dit de lui: «D’autres peut-être parlent mieux, personne ne professe aussi bien. Avant tout il voulait se faire comprendre et évitait l’emphase ne trouvant, ainsi qu’il disait, aucune différence entre un langage affecté et ce qui est absolument mal dit.»

Et cependant, au témoignage d’un juge compétent, assidu pendant de longues années à ses leçons, il rencontrait souvent sans la chercher la véritable éloquence. M. C. Dupin, dans une page vivement sentie et la meilleure peut-être de son livre, nous fait de Monge dans sa chaire ce portrait remarquable:

«Il était d’une haute stature, la force physique se montrait dans ses larges muscles, comme la force morale se peignait dans son regard vaste et profond. Sa figure était large et raccourcie comme la face du lion. Ses yeux grands et vifs étincelaient sous d’épais sourcils noirs, que surmontait un front large, élevé, nuancé des ondulations qui marquent la haute capacité. Cette grande physionomie était habituellement calme et présentait alors l’aspect concentré de la méditation. Mais, lorsqu’il parlait, on croyait tout à coup voir un autre homme; tel que l’Ulysse d’Homère, on eût dit qu’il grandissait aux yeux de ses auditeurs; un feu nouveau brillait tout à coup dans ses yeux; ses traits s’animaient, sa figure devenait inspirée; elle semblait apercevoir, en avant d’elle, les objets même créés par son imagination qui l’animait. Si Monge avait à dépeindre des formes idéales ou matérielles, il annonçait, il suivait du regard ces formes au milieu de l’espace; ses mains les dessinaient par leurs mouvements ingénieux; elles indiquaient les contours des objets comme s’ils eussent été palpables; en fixaient les limites et ne les dépassaient jamais. Cette rare justesse dans la peinture mimique des formes, cette vue supérieure et si nouvelle, cette attention profonde, et la chaleur d’un ensemble si bien combiné de gestes, de regards et de paroles, absorbaient à la fois par tous les organes des sens l’attention des auditeurs. On craignait de faire le moindre mouvement dont le bruit pût troubler le charme de cette étonnante harmonie; et l’on éprouvait tant de jouissance à voir uni le langage pittoresque de l’imagination aux explications méthodiques de la raison, que le temps passé dans les efforts de la contention d’esprit la plus soutenue, s’écoulait néanmoins, par un insensible et doux mouvement, qui faisait perdre le sentiment de la durée.[45]»

Monge à ses talents comme professeur joignait la noblesse du caractère et la parfaite honnêteté, en voici la preuve: Le maréchal de Castries, ministre de la marine dont il n’avait eu qu’à se louer d’ailleurs, à propos d’un élève refusé, ne put s’empêcher de lui dire:

«En refusant un candidat qui appartient à une famille considérable, vous m’avez suscité beaucoup d’embarras.

—Monseigneur, répondit l’examinateur, vous pouvez faire admettre ce candidat, mais en même temps il faudra supprimer la place que je remplis.»

Le ministre n’insista pas. A quelque temps de là, le même maréchal le pria de refaire, pour les élèves des écoles militaires, les Éléments de mathématiques de Bezout, recommandables par leur clarté, mais auxquels on reprochait, avec la prolixité, de n’être plus au niveau des progrès de la science.

—Monseigneur, répondit Monge, veuillez m’excuser, les livres de Bezout, réputés classiques, n’ont point autant démérité de la science qu’on l’affirme. Leur produit, d’ailleurs, est la seule ressource de la veuve à laquelle, Bezout, en mourant, n’a pas laissé d’autre héritage; je ne puis consentir à le lui faire perdre et réduire à la misère cette digne femme.

De pareils traits n’ont pas besoin de commentaire.

[45] Ch. Dupin.—Essai historique sur Monge, in 4o 1819.

II

Membre de l’Académie des sciences en 1780, Monge fut appelé à professer la physique au Lycée de Paris, de création récente et qui ne devait avoir qu’une existence éphémère. Lorsqu’éclata la Révolution, notre savant comme beaucoup d’autres, n’y vit au début que la promesse du plus heureux avenir. Il crut surtout, et en cela sans doute il ne se trompait point, voir tomber les barrières qui pour certaines carrières empêchaient toute émulation et souvent faisaient obstacle au vrai mérite non soutenu par la faveur et la naissance.

Après la journée du 10 août, nommé au ministère de la marine, Monge n’accepta le portefeuille qu’avec répugnance, déterminé seulement, d’après ce qu’il a dit lui-même, par la présence des Prussiens sur notre territoire. Dans ce poste élevé, il fit tout ce qu’il était possible humainement de faire pour empêcher la désorganisation de la flotte et arrêter l’émigration des officiers et ses efforts ne furent pas complètement inutiles. Néanmoins, au mois d’avril 1793, jugeant la situation trop difficile avec l’acharnement croissant des partis, il donna sa démission, deux fois refusée déjà, et acceptée enfin. Il aurait donc souhaité pouvoir se retirer plus tôt.

Pendant son court ministère, avaient eu lieu le jugement et la condamnation du roi Louis XVI par la Convention. Monge ne faisait point partie de l’Assemblée, mais comme ministre il dut, avec ses collègues, concourir à l’exécution du jugement, et sa participation, dans une certaine mesure, involontaire, à la funeste journée du 21 janvier, le poursuivit longtemps comme un souvenir pénible, presque comme un remords.

Sa démission acceptée, quoique étranger dès lors à la politique, Monge suivait avec une inquiète sollicitude la marche des événements, et «quand l’Europe entière s’émeut et vient fondre sur la France» dit Pongerville, l’illustre savant fut prompt à répondre à l’appel de la patrie. En face de cette formidable coalition, un sublime enthousiasme exalte les jeunes générations; de tous les points du sol accourent d’intrépides défenseurs; quatorze armées, comptant près d’un million d’hommes, se lèvent pour repousser l’invasion. Néanmoins le gouvernement d’alors comprit que la lutte serait inégale si la science ne nous venait pas en aide. Six savants de premier ordre, physiciens, chimistes et mécaniciens furent appelés au Comité du salut public pour y travailler à la fabrication révolutionnaire, c’est-à-dire, rapide de tout ce qui manquait à nos défenseurs et d’abord des armes de toute espèce. «Il est difficile de se faire et de donner une idée de l’activité prodigieuse qui régnait alors dans les opérations intéressant le salut public; il en est de même du patriotique dévouement, du noble désintéressement qui animaient les esprits. Monge dominait, entraînait tous ses collègues, par son exemple, par l’ascendant de son enthousiasme, par la vivacité de son caractère. Il n’avait de repos ni jour ni nuit; ce qu’il a fait alors pour procurer du salpêtre, des armes à feu, des armes blanches, des pièces d’artillerie, de campagne et de siége, afin d’armer nos places fortes et nos vaisseaux des mortiers, des obus, des boulets de tout calibre; ce qu’il a fait, dis-je, aidé de ses collaborateurs, dépasse tout ce que pourrait se figurer l’imagination aujourd’hui dans ces temps de calme et de paix profonde.[46]»

Le dévouement de Monge était d’autant plus méritoire qu’il était absolument désintéressé, ses fonctions comme délégué du Comité du salut public auprès des manufactures n’étant point rétribuées. Pourtant elles lui prenaient tout son temps et Monge n’ayant aucune fortune se trouvait souvent dans une véritable gêne. Voici à ce sujet une anecdote racontée par Mme Monge, et insérée par Arago dans l’Éloge de son confrère:

«Il arrivait souvent (je copie textuellement ces mots dans une note de la respectable compagne de notre confrère) il arrivait souvent qu’après ses inspections journalières, si longues et si fatigantes, dans les usines de la capitale, Monge, rentrant chez lui, ne trouvait pour dîner que du pain sec. C’est aussi avec du pain sec, qu’il emportait sous le bras en quittant sa demeure à quatre heures du matin, que Monge déjeunait tous les jours. Une fois, la famille du savant géomètre avait ajouté un morceau de fromage au pain quotidien. Monge s’en aperçut et s’écria avec quelque vivacité: «Vous allez, ma chère, me mettre une méchante affaire sur les bras; ne vous ai-je donc pas raconté qu’ayant montré, la semaine dernière, un peu de gourmandise, j’entendis avec beaucoup de peine le représentant Niou dire mystérieusement à ceux qui l’entouraient: Monge commence à ne pas se gêner; voyez, il mange des radis

On est heureux de pouvoir ajouter que, malgré ses rapports forcés avec certains hommes du Comité du salut public, Monge, ainsi que l’affirme Arago, eut une véritable aversion pour les hommes qui avaient demandé à la terreur, à l’échafaud, la force d’opinion dont ils croyaient avoir besoin pour diriger la révolution.

Les grands périls conjurés et un calme relatif au moins revenu, Monge retrouva quelque liberté; mais il n’en profita, dans sa passion du bien public, comme dans son amour pour la science, que pour se créer de nouvelles occupations. «De concert avec ses confrères Berthollet et Fourcroy, dit M. de Pongerville, il voulut centraliser l’instruction pour tous les travaux publics.... Il rassembla, dans une maison louée à ses frais, des jeunes gens déjà instruits afin de les perfectionner avec émulation dans les mathématiques, la géographie et la géométrie descriptive. Cet établissement fut le prélude de l’École centrale des travaux publics qui prit bientôt un si heureux développement sous le titre célèbre d’École Polytechnique.»

C’est dans cette École sans doute que Monge fit, pendant les années 1795 et 1796, ces cours si justement appréciés et dans lesquels, au dire des témoins oculaires, par sa facile élocution comme par sa science profonde, il se montrait l’égal des plus illustres professeurs. Nommé membre de la commission dite des arts qu’on envoyait en Italie pour recevoir les trésors cédés à la France, Monge à son arrivée fut présenté au général en chef que, trois années auparavant, il avait vu simple officier venir presque en solliciteur dans ses bureaux.

«Permettez-moi, lui dit Bonaparte, de vous remercier de l’accueil qu’un jeune officier d’artillerie inconnu reçut, en 1792, du ministre de la marine. Cet officier lui a conservé une profonde reconnaissance; il est heureux aujourd’hui de vous présenter une main amie.»

[46] Souvenirs sur G. Monge et ses rapports avec Napoléon Ier par M. J. D.

III

A dater de ce jour en effet, Monge compta parmi les amis du général, et il fut du petit nombre de ceux qu’il honorait d’une pleine confiance. Comme Berthollet il suivit Bonaparte en Egypte où il rendit d’importants services. Le premier, il présida l’Institut fondé au Caire sur le modèle de celui de Paris et dont le général en chef, qui l’avait fondé, ne voulut accepter que la vice-présidence.

Un journal scientifique et littéraire, la Décade Egyptienne, rendait compte des séances de l’Institut. Dans ce recueil parut le curieux mémoire de Monge relatif au mirage. On raconte que Bonaparte, prenant au sérieux son titre de membre de l’Institut d’Egypte, voulut aussi présenter son mémoire, fort encouragé par tous ceux à qui il fit part de son projet et qui songeaient moins à le contredire qu’à le flatter. Monge y mit plus de franchise et lui dit rondement:

«Général, vous n’avez pas le temps de faire un bon mémoire; or, songez qu’à aucun prix vous ne devez en produire un médiocre. Le monde entier a les yeux fixés sur vous. Le mémoire que vous projetez serait à peine livré à la presse que cent aristarques viendraient se poser fièrement devant vous comme vos adversaires naturels. Les uns découvriraient, à tort ou à raison, le germe de vos idées dans quelque auteur ancien et vous taxeraient de plagiat; les autres n’épargneraient aucun sophisme dans l’espérance d’être proclamés les vainqueurs de Bonaparte.»

Le général avait d’abord froncé le sourcil en entendant ce rude langage, mais après quelques moments de réflexions, prenant la main de Monge, il lui dit: «Vous êtes vraiment mon ami, je vous remercie.» Et il ne fut plus question du mémoire.

Monge accompagnait Bonaparte dans la visite qu’il fit à Suez pour retrouver les vestiges du canal qui dans l’antiquité joignait le Nil à la mer Rouge. On marchait depuis assez longtemps dans les sables, lorsque tout à coup les chevaux s’enfoncèrent jusqu’à mi-jambes:

«Monge, s’écria le général, nous sommes en plein canal.»

Ce qui fut reconnu comme parfaitement exact par les ingénieurs.

Lorsque au mois d’août 1799, Bonaparte, par suite des nouvelles venues de France, eut résolu de quitter l’Egypte, Monge et Berthollet montèrent avec les principaux officiers sur la frégate le Muiron que suivait la corvette le Carrère. Après un jour ou deux de navigation, la flottille, ayant perdu la côte de vue, cinglait à pleines voiles, lorsque tout à coup à l’horizon apparaissent des vaisseaux qui semblent suspects.

«Si nous devions tomber au pouvoir des Anglais, dit Bonaparte, quel parti faudrait-il prendre? Nous résigner à la captivité sur des pontons, c’est impossible.»

Voyant que tous gardaient le silence, le général continua:

«C’est impossible! plutôt nous faire sauter.

—Assurément, reprit Monge, la mort vaut mieux qu’une déshonorante captivité.

—Eh bien, Monge, je compte sur vous pour nous épargner ce malheur.

—Je vais à mon poste,» répond tranquillement le savant qui disparaît par les écoutilles.

Cependant les vaisseaux entrevus de loin approchent; on reconnaît, non sans une grande satisfaction, qu’ils sont neutres et que d’eux on n’a rien à craindre. Aussitôt on cherche Monge qu’on trouve une mèche à la main dans la soute aux poudres, attendant l’ordre suprême. Quelques semaines après, la flottille entrait heureusement dans le port de Fréjus.

Monge, à peine de retour, reprit ses grands travaux scientifiques. «Il faisait constamment, dit Pongerville, succéder aux leçons de géométrie, d’analyse, de physique et de calcul, des entretiens particuliers qui le rendirent l’ami des jeunes savants qu’il dirigeait.» Cette même année, parut la deuxième édition de la Géométrie descriptive, l’un de ses plus importants ouvrages.

Bonaparte, devenu premier consul, puis empereur, ne perdait pas de vue celui qu’il avait nommé plus d’une fois son ami et dont il connaissait le désintéressement, car Monge ne demandait jamais rien pour lui-même. Dans une soirée aux Tuileries, l’Empereur aperçoit Monge à l’extrémité du salon; il l’appelle, et d’une voix qui fut entendue de tous, il lui dit:

«Monge, vous n’avez donc pas de neveux, vous, que vous ne me demandez jamais rien?

—Aujourd’hui, Sire, précisément je songeais à vous demander quelque chose, une somme d’argent et un peu ronde, pas pour moi à la vérité.

—Pour qui donc alors?

—Sire, pour fonder ou mieux consolider un établissement des plus utiles à la science. Un de mes bons amis, dont je n’ai pas besoin de dire le nom, a su moins bien combiner ses ressources pécuniaires que ses préparations chimiques, et il se trouve débiteur d’une somme de plus de cent mille francs.

—Je penserai à cela, répond l’Empereur, qui le lendemain envoyait à Monge deux cents mille francs avec ces mots écrits de sa main: «Moitié, pour lui, moitié pour vous; car on ne vous a jamais séparés.»

Les dignités qu’il n’avait pas cherchées ni demandées, pleuvaient sur Monge. Placé à la tête de l’École Polytechnique, il fut fait successivement sénateur, membre de l’Institut, grand aigle de la Légion d’Honneur, comte de Peluze, etc. «Monge, dit Pongerville, jouit en sage de l’amitié du grand homme et des avantages de la célébrité.» L’adversité le trouva plus vulnérable, sans doute parce que son caractère, fortement trempé naguère, se ressentait de l’influence des années. Lors de la seconde Restauration, Monge se vit rayé de la liste des membres de l’Institut, et les portes de l’École Polytechnique furent fermées pour lui; il en éprouva un chagrin profond. Contristé, désolé, torturé en outre par la pensée de nos derniers revers, il se laissa peu à peu gagner au découragement. Malgré les soins empressés d’une famille qu’il aimait tendrement, son désespoir grandit sourdement et finit par user ou briser les ressorts de cette belle intelligence. «Absent de lui-même, étranger à son propre génie, enveloppé dans une mort vivante, l’illustre géomètre cessa de souffrir à l’âge de 72 ans.» (28 juillet 1818).

Terminons par le récit de quelques épisodes intéressants. Après la levée du siége de St-Jean d’Acre, l’armée sous un ciel de feu, s’avançait péniblement à travers les sables; tous mouraient de soif. Soudain un puits se présente; chacun se précipite; c’est à qui boira le premier sans distinction de grade. Monge en ce moment arrive, la foule si compacte s’entr’ouvre devant lui, et de tous les côtés on s’écrie:

—Place à l’ami intime du général en chef!

—Non, non, répond l’illustre savant, les combattants d’abord, je boirai ensuite, s’il en reste.

A quelques jours de là, toujours dans le désert, un soldat, passant auprès de Monge, jette sur la gourde qu’il portait en sautoir, «un regard où se peint tout à la fois, dit Arago, le désir, la douleur, le désespoir.» Monge a compris, et tendant la gourde au soldat, il lui dit: «Bois un coup, mon brave.»

Le soldat ne se fait pas prier, mais après deux ou trois gorgées, il rend la gourde à son propriétaire: «Hé! lui dit affectueusement le savant, bois encore, bois davantage.—Merci, merci, répond le brave soldat; vous venez de vous montrer charitable et je ne voudrais pour rien au monde vous exposer aux douleurs atroces que j’endurais tout à l’heure.» «Monge, dit un jour Napoléon au savant, je désire que vous deveniez mon voisin à Saint-Cloud. Votre notaire trouvera facilement dans les environs une campagne de deux cents mille francs; je me charge du paiement.

—Sire, répondit Monge, je suis touché profondément de cette offre généreuse, mais permettez-moi de refuser dans ce moment où le public, à tort ou à raison, s’imagine que les finances du pays sont obérées.»

Ces traits et d’autres qu’on pourrait citer justifient pleinement ce qu’a dit de Monge son collègue et son ami qui n’était que l’écho de la voix publique. «Les biographes.... trouveront en lui le plus parfait modèle de délicatesse; l’ami constant et dévoué; l’homme au cœur bon, compatissant, charitable; le plus tendre des pères de famille. Ses actions leur paraîtront toujours profondément empreintes de l’amour de l’humanité; ils le verront, pendant plus d’un demi siècle, contribuer avec ardeur, je ne dis pas assez, avec une sorte de fougue, à la propagation des sciences dans toutes les classes de la société, et surtout parmi les classes pauvres, objet constant de sa sollicitude et de ses préoccupations.

«Vous me pardonnerez, Messieurs, d’avoir ajouté ces nouveaux traits à ma première esquisse. N’encourageons personne à s’imaginer que la dignité dans le caractère, l’honnêteté dans la conduite, soient, même chez l’homme de génie, de simples accessoires; que de bons ouvrages puissent jamais tenir lieu de bonnes actions. Les qualités de l’esprit conduisent quelquefois à la gloire; les qualités du cœur donnent des biens infiniment plus précieux: l’estime, la considération publique et des amis[47]».

Ce dernier paragraphe tout entier serait à souligner.

[47] Arago. Notices biographiques, T. II.


MONTYON


«Ma vie n’a pas eu grand éclat; peut-être en a-t-elle eu trop pour mon bonheur. Cependant si je puis me féliciter de quelques actions louables, j’ai pris plus de soin pour les cacher que d’autres n’en ont pris pour en cacher de repréhensibles. Celles de mes actions qui ont eu une publicité indispensable prouvent que je n’ai point l’âme servile.»

Montyon s’exprimait ainsi en 1796, devant le roi Louis XVIII, et sa conduite, durant tout le cours et jusqu’à la fin de sa longue carrière, n’a jamais paru donner un démenti à ce langage. Tout semble prouver qu’en faisant le bien, il obéissait à un mobile supérieur et non au désir d’une satisfaction vaine et fugitive qu’on peut retirer des applaudissements de la foule.

Montyon (Antoine-Jean-Baptiste-Robert Auget, baron de) né le 23 décembre 1733, au château de Montyon, se sentit de bonne heure une vocation prononcée pour la carrière des lois, et fut nommé, en 1755, avocat du roi au Chatelet. Dans l’exercice de sa profession, il se montra ce qu’il fut toute sa vie, dit M. de Chazet[48] «laborieux, intègre, désintéressé, personne ne pouvait trouver de protection près de lui que dans son droit, et toutes les fois qu’il eut à prendre des conclusions dans une affaire, aucune considération ne balança dans son esprit le sentiment des devoirs.» Aussi l’avait-on surnommé au Palais pour son caractère inflexible le Grenadier de la Robe.

Entré comme conseiller au grand Conseil, seul, en 1766, il osa s’opposer à la mise en accusation de la Chalotais. Nommé, l’année suivante, à l’intendance d’Auvergne, il y fit bénir son administration bienfaisante autant qu’intelligente au milieu d’une disette des plus cruelles qui désola la contrée; il dépensait jusqu’à 20,000 francs par an, prélevés sur son propre revenu, pour donner du travail ou des secours aux indigents. Cependant, tout en exaltant son zèle, le ministre le transféra à l’intendance de Provence, puis à celle de la Rochelle, pour donner sa place à un autre plus favorisé. Ce ne fut qu’en 1775, grâce à l’intervention du duc de Penthièvre, que justice lui fut rendue: revenu à Paris, il se vit appelé au Conseil d’État. En 1780, le comte d’Artois, le nomma, avec l’agrément du roi, son frère, chancelier chef de son conseil.

Dès cette époque, M. de Montyon s’occupait, en dehors de ses fonctions publiques, de travaux utiles, littéraires et philanthropiques. Il fonda, 1o en 1780, un prix annuel pour des expériences profitables aux arts, sous la direction de l’Académie des Sciences et il y consacrait une rente perpétuelle au capital de 12,000 francs.

2o En 1782, il fonda un prix annuel en faveur de l’œuvre littéraire dont il pourrait résulter le plus grand bien pour la société au jugement de l’Académie française: rente au capital de 12,000 francs.

3o Même année: un prix en faveur d’un Mémoire ou d’une expérience qui rendrait les opérations moins malsaines pour les artistes et pour les ouvriers: une rente au capital de 12,000 fr.

4o En 1783, aux pauvres du Poitou et du Berry, don d’une somme de 12,000 fr.

5o La même année, une rente viagère de 600 fr. est faite à un homme de lettres qui n’a jamais su de qui il recevait cette pension.

6o Même année (1783), fondation d’un prix en faveur d’un Mémoire soutenu d’expériences tendant à simplifier les procédés de quelque art mécanique: une rente viagère au capital de 12,000 fr.

7o Un prix pour un acte de vertu accompli par un Français pauvre: rente au capital de 12,000 fr.

8o En 1787, un prix annuel sur une question de médecine au jugement de l’École de Médecine: une rente perpétuelle au capital de 12,000 fr.

Ces fondations, excellentes à tous égards, étaient inspirées par les plus généreux mobiles, et la vanité y restait complètement étrangère, leur auteur, dit M. Chazet, gardant avec soin l’anonyme «auquel il tenait comme la pudeur à son voile.»

Cet homme de bien cependant pouvait-il ne pas être un peu connu comme tel? Aussi quand éclata la Révolution, prévue par lui dès l’l’année 1788, pour sauver sa vie menacée, il dut s’expatrier. Retiré d’abord à Genève, lorsque la guerre le força de chercher un autre asile, il se réfugia en Angleterre, d’où chaque année il envoyait en Auvergne, 10,000 fr. pour être distribués en secours aux indigents. Sur son revenu, il économisait dix autres mille fr. partagés entre ses compatriotes émigrés, et les prisonniers que le sort des armes amenait en Angleterre. «La France et le malheur voilà ce qu’il voulait secourir sous quelque drapeau qu’il les rencontrât[49]

En 1796, parut son Rapport au Roi, envoyé manuscrit à Louis XVIII qui témoigna sa satisfaction à l’auteur en faisant immédiatement imprimer l’ouvrage[50].

Dans l’année 1801, M. de Montyon, croyant, d’après ce qu’il avait lu dans les journaux, que S. A. R. Madame, duchesse d’Angoulême, se trouvait dans l’embarras, s’empressa de lui écrire «pour mettre à ses pieds une partie de ce qu’il possédait.» Madame de Montmorency, répondit au nom de la princesse: «S. A. R. me charge de vous dire, Monsieur, que si elle n’accepte pas la preuve de dévouement que vous lui donnez, elle ne vous en sait pas moins de gré.»

Lors de la Restauration, M. de Montyon revint en France où il eut la joie de retrouver encore de nombreux et anciens amis empressés à fêter le vénérable octogénaire. Par un heureux concours de circonstances, dont les pauvres surtout devaient se féliciter, M. de Montyon avait conservé la plus grande partie de sa fortune. A peine de retour, il s’occupa de fondations nouvelles destinées à remplacer les anciennes en les amplifiant aussi bien que d’actes de charité qui attestent l’ingénieuse bonté de leur auteur et «si l’on peut s’exprimer ainsi, ses progrès dans l’art de bien faire... Sa générosité avait cela d’admirable qu’elle n’était point, ainsi que chez beaucoup d’autres, l’effet subit de l’entraînement, mais le fruit d’une réflexion lente et sage.» C’est ainsi que, chaque année, il consacrait 15,000 fr. à retirer les objets d’une valeur qui ne dépassait pas 5 fr. appartenant aux mères jugées dignes des secours de la Charité Maternelle (la société).

Un jour, dans un salon, le comte Daru parla de la situation critique d’un général, homme distingué, qu’il ne nomma point par égard pour la famille, et qui de malheurs en malheurs était tombé dans la plus profonde misère. Le lendemain, M. de Montyon se rendit chez M. Daru et lui remit huit mille francs pour cet officier dont il ne demanda pas le nom et auquel il voulut rester inconnu.

Les Bureaux de Charité de la capitale reçurent de lui des sommes considérables destinées spécialement aux pauvres ouvriers sortis convalescents de l’hospice.

Le testament de M. de Montyon, mort à Paris le 29 décembre 1820, achèvera de le faire connaître. Sa fortune tout entière, considérable encore, grâce à une administration des plus sages, il la léguait aux hospices et aux fondations utiles des deux Académies. «Mais, dit M. de Chazet, en s’occupant du bonheur de l’humanité tout entière, il n’avait oublié aucune des personnes qui lui témoignaient de l’affection ou qui lui avaient rendu des services quelconques.»

Quel plus bel exemple pour les Crésus d’aujourd’hui que celui de ce millionnaire qui, prodigue de bienfaits pendant sa vie, voulut encore se survivre par la charité! Citons, car nous ne pouvons mieux terminer, quelques passages de cet admirable testament. Il commence ainsi:

«1o Je demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement mes devoirs religieux; je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas fait tout le bien que je pouvais et par conséquent devais leur faire.»

Article 11o. «Je veux qu’il soit employé une somme de 2,400 fr. à 3,000 fr. pour faire une statue en marbre formant un buste de Madame Élisabeth de France avec cette inscription: A LA VERTU. Ce buste sera placé dans un lieu où il pourra être vu de beaucoup de personnes; s’il est possible, à la porte de l’église Notre-Dame-de-Paris. Je ne me rappelle pas si j’ai jamais eu l’honneur de parler à cette princesse; mais je désire lui payer ici un tribut de respect et d’admiration[51]

16o. «Je lègue à chacun des hospices des départements de Paris une somme de 10,000 fr. pour être distribués en gratifications ou secours à donner aux pauvres qui sortiront de ces hospices, et qui auront le plus besoin de secours. Comme il y a douze départements, cette disposition est un objet de 120,000 fr.» (etc., etc.)

Quand on a lu ce testament et qu’on connaît la vie de celui qui l’écrivit, on ne peut que répéter avec M. de Chazet: «Tel fut cet homme rare, dont la vie peut être regardée comme une étude historique et morale pour toutes les conditions et toutes les classes. Organe des lois, jamais il ne les a laissé fléchir au gré du caprice; magistrat, il a jugé d’après sa conscience; administrateur, il a fait bénir son nom dans les provinces qu’il a régies; financier, il a pris l’ordre pour base et la probité pour guide; riche, il a vécu comme s’il ne l’était pas pour donner davantage aux pauvres.... Ce qu’on n’avait vu dans aucun temps, ce qu’il était réservé à notre siècle de connaître et d’admirer, c’est un homme qui, possesseur d’une fortune immense, n’en a jamais été que l’administrateur au profit des pauvres, qui n’a jamais employé le pouvoir qu’à le faire bénir, qui a prévu toutes les infortunes, calculé toutes les ressources, fondé des prix pour tous les talents utiles et toutes les vertus modestes; qui, mystérieux dans sa bienfaisance, n’a jamais donné d’argent que sous le sceau du secret; qui a conspiré soixante ans dans l’ombre pour le bien public et qui, même à sa dernière heure, en répandant des libéralités sans exemple, aurait voulu rester inconnu, s’il avait pu faire son testament sans se nommer.»

Qu’ajouter à ces éloges si complètement mérités d’ailleurs?

[48] Vie de M. de Montyon, in-8o, 1829.

[49] Vie de M. de Montyon.

[50] Les prix de vertu comme les diverses fondations avaient été supprimés par la Convention.

[51] Cette statue se trouve placée dans la salle des séances de l’Académie.


OBERKAMPF


Né à Weinsenbach le 11 juin 1738, dans le marquisat d’Anspach (Bavière), Oberkampf (Guillaume-Philippe) avait pour père un industriel allemand qui, après avoir essayé vainement de réaliser dans sa patrie les projets qu’il avait conçus pour la fabrication des toiles peintes, vint s’établir à Aran (en Suisse), où il fut encouragé, dès ses débuts, par un accueil des plus bienveillants; sa maison ne tarda pas à devenir prospère et le bien-être qui en résulta pour toute la contrée valut à l’habile manufacturier le droit de bourgeoisie.

Son fils, Guillaume-Philippe, initié de bonne heure à tous les procédés de la nouvelle industrie, et rêvant d’autres perfectionnements, se trouvait à l’étroit dans la petite ville suisse, et à peine âgé de dix-neuf ans, il résolut de passer en France. «Il n’ignorait pas cependant, dit Rabbe, copié par G. de F. dans la Biographie nouvelle, les préjugés qui y existaient contre les toiles peintes de Perse et de l’Inde, vendues à un prix très-élevé à cause des procédés d’exécution longs et dispendieux: on y était également prévenu contre les imitations qui s’en faisaient dans quelques États voisins; et on les repoussait d’autant plus sévèrement du royaume, qu’on se persuadait que ce genre d’industrie nuirait à la culture du lin, du chanvre et de la soie.»

Malgré ces obstacles, Oberkampf, comme nous l’avons dit, vint en France, et à force de démarches et de persévérance, il obtint en 1759 un édit qui autorisait la fabrication intérieure des toiles peintes. C’était quelque chose que cette autorisation, mais ce n’était pas tout, et possesseur du bienheureux diplôme, Oberkampf ne se dissimulait pas que, pour le mettre utilement à profit, ses ressources étaient plus que modestes; son capital, en effet, ne s’élevait pas à plus de 600 livres. Aussi, plus par nécessité que par choix, résolu à ne pas différer l’exécution de ses projets, il vint installer sa fabrique dans une chaumière de la vallée de Jouy, près Versailles; et Jouy, pauvre village alors, comptait à peine quelques habitants. Borné, comme nous l’avons dit, dans ses ressources, mais soutenu par un inébranlable vouloir, le jeune Oberkampf, pour réunir tous les éléments nécessaires de sa fabrique, se fit ouvrier, construisant lui-même ses métiers; il fut tout à la fois dessinateur, graveur, imprimeur, et enfin le succès commençait à récompenser ses efforts, lorsqu’il se vit en butte à de nouvelles oppositions, dictées par la routine, disent les écrivains modernes, mais qui pour nous, maintenant éclairés par l’expérience, n’étaient point autant dénuées de sagesse et de prévoyance que le prétendaient les économistes, défenseurs zélés d’Oberkampf, qu’ils proclamaient le bienfaiteur de notre patrie, «car, disait-on, sa manufacture allant toujours grandissant, ses opérations ne cessent de s’étendre; un marais infranchissable a été desséché, la contrée entière assainie, et l’on peut compter quinze cents âmes où l’on ne voyait que quelques familles éparses.»

Mais on peut se demander si ces progrès de l’industrie n’étaient pas aux dépens de l’agriculture et s’il faut se féliciter de ces agglomérations de populations qui délaissent, par l’appât du gain, le travail sain et fortifiant des champs, pour s’enfermer dans ces vastes usines où elles s’étiolent au physique comme au moral! Il suffit d’avoir vu de près quelques-uns de nos grands centres manufacturiers, où les ouvriers des deux sexes sont le plus souvent confondus, pour savoir à quoi s’en tenir à cet égard. Mais à l’époque dont nous parlons, nul ne prévoyait ces lointaines conséquences, et Oberkampf, tout le premier, convaincu qu’il poursuivait un but utile, loin de s’étonner des contradictions, opposait à ses adversaires, comme un argument décisif, les résultats obtenus déjà. Un arrêt du conseil lui donnant gain de cause, fit tomber toutes oppositions. Ce puissant encouragement ne fit que surexciter l’activité d’Oberkampf qui envoya de tous côtés des agents pour recueillir les meilleurs procédés dans les grandes manufactures étrangères. Il sut enlever aux habitants de l’Inde et de la Perse le secret de leurs brillantes couleurs, mises en relief par les dessins plus élégants de nos habiles artistes. Le succès du grand industriel lui créa de nombreux imitateurs et au bout de quelques années on comptait en France plus de trois cents manufactures, où deux cent mille ouvriers trouvaient à s’occuper en gagnant un salaire relativement élevé et tel sans doute que le travail plus rude de la terre n’eût pu le donner! Mais cependant pour la moralité et pour la santé des individus, combien celui-ci n’est-il pas préférable! On n’en jugeait point ainsi à l’époque dont nous parlons, alors surtout que les économistes faisaient valoir que «sur une matière brute de 60 millions, il revenait à la France un bénéfice net que l’on pouvait évaluer à 24 millions, profitant aux autres branches de commerce.»

«Aussi, dit Rabbe, qui n’est point suspect, Louis XVI, protecteur éclairé des inventions utiles, apprécia les importants services d’Oberkampf déjà naturalisé Français et lui accorda des lettres de noblesse conçues dans les termes les plus favorables.»

Bientôt on vit les courtisans comme les citadins, se couvrir à l’envi des produits de sa fabrique. On aime à pouvoir dire à la louange de l’homme supérieur, qu’il n’en resta pas moins modeste, et jamais ne parut porté à s’enorgueillir de ses succès, tout au contraire, il était enclin à douter de son mérite. Plus tard, le conseil général de son département, reconnaissant des services rendus par le généreux industriel à la population ouvrière, décida qu’une statue s’élèverait en son honneur et vota des fonds dans ce but. Tous applaudirent à l’exception d’Oberkampf s’opposant énergiquement à ce qu’il fût donné suite au projet qui, en effet, d’après ses prières instantes, fut abandonné.

Homme de bien, il n’avait d’autre ambition que celle d’être utile; la place de sénateur lui ayant été offerte, il la refusa comme avait fait naguère Ducis. Pourtant, il ne put être indifférent à la médaille d’or que lui décerna le jury, lors de l’Exposition de 1806, et il dut accepter bientôt après la croix de la Légion d’Honneur, à lui donnée dans des circonstances qui ne permettaient pas le refus. L’Empereur étant venu visiter l’établissement du seigneur de Jouy, comme il se plaisait à l’appeler, après avoir parcouru les ateliers, examiné de près les métiers et leurs produits, interrogé les ouvriers, se tournant vers le grand manufacturier, le félicita dans les termes les plus chaleureux; puis détachant sa propre croix et l’attachant à la boutonnière d’Oberkampf, il lui dit:

«Personne n’est plus digne que vous de la porter, vous et moi, nous faisons la guerre aux Anglais; vous par votre industrie, et moi par mes armes.» Puis il ajouta, par réflexion, ces mots que les évènements ont trop justifiés: «C’est encore vous qui faites la meilleure.»

A cette époque, en effet, Oberkampf, faisant à l’Angleterre une rude concurrence, commençait à exécuter le dessein, par lui conçu depuis longtemps, de diminuer le prix de la main d’œuvre en diminuant le nombre des bras employés pour filer et lisser le coton, et il y réussit en dérobant à nos voisins d’Outre-Manche les secrets de leur fabrication, et en important, comme avait fait Richard Lenoir, les machines dont ils faisaient un si utile usage. De la manufacture d’Essonne, la première de ce genre en France, sortirent bientôt des milliers de pièces de toiles peintes, dans lesquelles s’étaient transformés les ballots de coton brut. Disons en passant, après Rabbe, que cette dénomination de toiles peintes qu’on donne aux produits de ce genre d’industrie ne lui convient pas en réalité; les perses et les indiennes, qui ont servi de modèles, étaient réellement peintes; on n’imprimait que le trait et les sujets étaient coloriés au pinceau, tandis que nos toiles entièrement imprimées ne sont en effet que des toiles teintes; mais l’ancien nom a prévalu et est resté dans le commerce.

L’année 1815 fut fatale à Oberkampf: lors de la seconde invasion, la vallée de Jouy, s’étant trouvée sur le passage des troupes étrangères, il vit ses ateliers détruits et les nombreux ouvriers qu’il occupait, sans ouvrage et sans pain, décimés par la misère. La vue de leur malheur lui fut plus douloureuse que sa propre ruine et plus d’une fois on l’entendit murmurer: Ce spectacle me tue! Quelques mois après en effet, il avait cessé de vivre.


PALISSY (BERNARD DE)


I

La date précise de la naissance de Bernard Palissy est incertaine; généralement on incline à la placer vers 1510. On sait qu’il était du diocèse d’Agen en Aquitaine; mais sans aucune certitude sur le lieu où il vit le jour.

«Homme du peuple, admirablement doué, dit un savant biographe, l’éducation élémentaire qu’il reçut ne gêna en rien le goût qui pouvait le porter vers les arts ni les instincts qui tournaient son esprit vers la contemplation des merveilles de la nature. Nous le voyons dans sa jeunesse, menant la vie nomade des artistes de ce temps, parcourir les différentes provinces de France, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Basse-Allemagne, et y exercer la géométrie, la pourtraiture qui comprenait aussi l’art de modeler et la vitrerie ou peinture sur verre. Partout aussi il étudiait la configuration des pays, visitait les mines et les grottes, explorait le sommet des montagnes, le gisement des vallées. Il recueillait ainsi des trésors d’observations et de remarques: érudition pratique dont il a rempli ses livres, qu’il applique à tout et qui contraste heureusement avec celle qu’on trouve ordinairement dans les livres de science[52]

Après avoir voyagé en France, comme nous l’avons dit, notamment à Tarbes, où il resta deux ans, nous trouvons, vers l’an 1542, Palissy marié «chargé de femme et d’enfants, établi à Saintes, et y travaillant tour à tour de ses trois états suivant l’occasion lorsqu’un accident fortuit lui vint faire entreprendre la fabrication du genre de poterie dont il est resté l’inventeur admirable.»

Il nous a fait lui-même le dramatique récit de cet épisode si important de sa vie dans le livre curieux intitulé: Discours admirables de la nature des Eaux et Fontaines[53]. Pouvons-nous mieux faire que de laisser la parole à un pareil témoin oculaire:

«Or, dit-il, afin de mieux te faire entendre ces choses, je te ferai un discours pris dès le commencement que je me mis en devoir de chercher le dit art, et par là tu orras les calamités que j’ai endurées au-paravant que de parvenir à mon dessein.... Tu verras que l’on ne peut poursuivre ni mettre en exécution aucune chose, pour la rendre en beauté et perfection, que ce ne soit avec grand et extrême labeur, lequel n’est jamais seul ains (mais) est toujours accompagné d’un millier d’angoisses.»

Voilà des paroles que le jeune artiste ne saurait trop méditer et qu’il pourrait écrire en tête de son Album; continuons:

«Il y a vingt-cinq ans passés qu’il me fut montré une coupe de terre tournée et émaillée d’une telle beauté que dès lors j’entrai en dispute avec ma propre pensée en me rémémorant plusieurs propos qu’aucuns m’avaient tenus en se moquant de moi lorsque je peignais les images. Or, voyant que l’on commençait à les délaisser au pays de mon habitation, aussi que la vitrerie n’avait pas grande requête.... Dès lors, sans avoir égard que je n’avais nulle connaissance des terres argileuses, je me mis à chercher les émaux comme un homme qui tâte en ténèbres.

«.... Je pilais en ces jours-là de toutes les matières que je pouvais penser qui pourraient faire quelque chose, et, les ayant pilées et broyées, j’achetais une quantité de pots de terre et après les avoir mis en pièces, je mettais des matières que j’avais broyées dessus icelles.... puis ayant fait un fourneau à ma fantaisie, je mettais cuire les dites pièces pour voir si mes drogues pourraient faire quelques couleurs de blanc, car je ne cherchais d’abord autre émail que le blanc, parce que j’avais ouï dire que le blanc était le fondement de tous les autres émaux. Or, parce que je n’avais jamais vu cuire terre, ni ne savais à quel degré de feu le dit esmail se devait fondre, il m’était impossible de pouvoir rien faire par ce moyen ores que mes drogues eussent été bonnes parce qu’aucunes fois la chose aurait trop chauffé et autrefois trop peu... Quand j’eus bastelé plusieurs années ainsi imprudemment avec tristesse et soupir, à cause que je ne pouvais parvenir à rien de mon intention et me souvenant de la dépense perdue, je m’avisai, pour obvier à si grande dépense, d’envoyer les drogues que je voulais éprouver à quelque fourneau de potier.»

Mais ce moyen plus économique ne réussit pas, tout probablement «à cause que le feu des dits potiers n’était assez chaud» et vainement à plusieurs reprises Palissy recommença l’expérience: «Ainsi fis-je par plusieurs fois, toujours avec grands frais, perte de temps, confusion et tristesse.»

Quelque temps découragé «je me mis en nonchaloir de ne plus chercher les émaux.» Mais Palissy ne resta pas longtemps dans cette disposition: «dès que je me trouvai muni d’un peu d’argent, je repris encore l’affection de poursuivre la recherche des dits émaux.» Cette fois, il porta ses poteries préparées au four d’une verrerie «d’autant que leurs fourneaux sont plus chauds que ceux des potiers», et le lendemain il eut la satisfaction de constater un premier résultat: «partie de mes compositions avaient commencé à fondre.» Pourtant ce ne fut qu’après deux longues années encore de tâtonnements et d’essais que l’opiniâtre chercheur obtint un résultat important sans doute quoique non complet et décisif encore: «Ayant avec moi, dit-il, un homme chargé de plus de trois cents sortes d’épreuves, il se trouva une des dites épreuves qui fut fondue dedans quatre heures après avoir été mise au fourneau laquelle épreuve se trouva blanche et polie de sorte qu’elle me causa une joie telle que je pensais être devenu nouvelle créature, et pensais dès lors arriver à une perfection entière de l’émail blanc: mais je fus fort éloigné de ma pensée: cette épreuve était fort heureuse d’une part, mais bien malheureuse de l’autre.»

Néanmoins Palissy était mis sur la voie de la découverte complète et il songea à de nouvelles expériences. Pour les suivre et les diriger lui-même dans les moindres détails, il se résolut à construire de nouveau un four à son usage; mais faute de ressources, «je me pris, dit-il à ériger un fourneau semblable à ceux des verriers, lequel je bâtis avec un labeur indicible: car il fallait que je maçonnasse tout seul, que je détrempasse mon mortier, que je tirasse l’eau pour la détrempe d’icelui: aussi me fallait-il moi-même aller quérir la brique sur mon dos à cause que je n’avais nul moyen d’entretenir un seul homme pour m’aider à cette affaire.»

Enfin le fourneau terminé «ayant couvert les pièces (pots) du dit émail, je les mis dans le fourneau continuant toujours le feu en sa grandeur; mais sur cela il me survint un autre malheur, lequel me donna grande fâcherie, qui est que le bois m’ayant failli, je fus contraint brûler estapes (étais) qui soutenaient les tailles de mon jardin, lesquelles étant brûlées, je fus contraint brûler les tables et le plancher de la maison, afin de faire fondre la seconde composition. J’étais en une telle angoisse que je ne savais (saurais) dire, car j’étais tout tari et desséché à cause du labeur et de la chaleur du fourneau; il y avait plus d’un mois que ma chemise n’avait séché sur moi, et même ceux qui me devaient secourir, allaient crier par la ville que je faisais brûler le plancher et par tel moyen l’on me faisait perdre mon crédit et m’estimait-on être fol. Les autres disaient que je cherchais à faire la fausse monnoye, que c’était un mal qui me faisait sécher sur les pieds, et m’en allais par les rues tout baissé comme un homme honteux. J’étais endetté en plusieurs lieux et avais ordinairement deux enfants aux nourrices, ne pouvant payer leurs salaires; personne ne me secourait, mais au contraire, ils se moquaient de moi en disant: «Il lui appartient de mourir de faim, parce qu’il délaisse son métier.»

L’infortuné cependant n’était point à la fin de ses épreuves. Bien qu’il eut entretenu le brasier du fourneau, on a vu à quel prix, le résultat trompa encore son espérance. Le fourneau se trouvant hors d’état de servir, Palissy essaya de s’associer, pour opérer à moins de frais, avec un potier, mais après quelques mois, il dut renoncer à ce moyen plus onéreux qu’économique pour lui. Avec les débris du premier fourneau qu’il put employer en partie, il parvint à construire un nouveau fourneau plus solide. Plein d’espoir cette fois, il prépara ses émaux, médailles et poteries, «puis ayant le tout mis et arrangé, dit-il, dans le fourneau, je commençai à faire du feu, pensant retirer de ma fournée trois ou quatre cents livres, et continuai le dit feu jusqu’à ce que j’eusse quelque indice et espérance que mes émaux fussent fondus et que ma fournée se portait bien. Le lendemain, quand je vins à tirer mon œuvre, ayant premièrement ôté le feu, mes tristesses et douleurs furent augmentées si abondamment que je perdais toute contenance. Car combien que mes émaux fussent bons et ma besogne bonne, néanmoins deux accidents étaient survenus à la dite fournée lesquels avaient tout gâté.»

Le mortier dont Bernard s’était servi pour le fourneau était plein de cailloux qui, par l’ardeur du feu «se crevèrent en plusieurs pièces, faisant plusieurs pets et tonnerres dans le dit four. Or, ainsi que les éclats sautaient, l’émail, qui était déjà liquifié et rendu en matière glueuse, prit les dits cailloux et se les attacha de par toutes les parties de mes vaisseaux et médailles, qui sans cela eussent été fort beaux.»

La fournée tout entière se trouvait perdue et ce résultat était d’autant plus désastreux que Bernard, pour cette nouvelle expérience, s’était derechef considérablement endetté et que ses créanciers «comptaient qu’ils seraient payés de l’argent qui proviendrait des pièces de la dite fournée, qui fut cause que plusieurs accoururent dès le matin quand je commençais à désenfourner.» Qu’on juge de leur désappointement qui n’eut d’égal que le découragement du pauvre Palissy! «Je mis en pièces entièrement le total de la dite fournée et me couchai de mélancolie, car je n’avais plus de moyen de subvenir à ma famille et n’avais en ma maison que reproches: au lieu de me consoler, l’on me donnait des malédictions.... Quand j’eus demeuré quelque temps au lit et que j’eus considéré en moi-même qu’un homme qui serait tombé dans un fossé son devoir serait de tâcher à se relever, en cas pareil, je me mis à faire quelques peintures, et par plusieurs moyens je pris peine de recouvrer un peu d’argent.»

Il put ainsi de nouveau racheter des matières premières et le bois nécessaire à chauffer son fourneau. Mais cette fois ce fut un autre genre d’accident: «Car la véhémence de la flambe du feu avait porté quantité de cendres contre mes pièces, de sorte que, par tous les endroits où la dite cendre avait touché, mes vaisseaux étaient rudes et mal polis.» Il remédia à cet inconvénient au moyen de lanternes ou cloches sous lesquelles se plaçaient les émaux et qui sont encore en usage.

«Bref, dit-il, j’ai ainsi bastelé (tâtonné) l’espace de quinze ou seize ans; quand j’avais appris à me garder d’un danger, il m’en survenait un autre lequel je n’eusse jamais pensé.... Toutes ces fautes m’ont causé un tel labeur et tristesse d’esprit qu’auparavant que j’aie rendu mes émaux fusibles à un même degré de feu, j’ai cuidé entrer jusqu’à la porte du sépulcre: aussi, en me travaillant à telles affaires, je me suis trouvé l’espace de plus de dix ans si fort écoulé en ma personne qu’il n’y avait aucune forme ni apparence de bosse aux bras ni aux jambes, ainsi étaient mes dites jambes toutes d’une venue....

»J’ai été plusieurs années que, n’ayant rien de quoi faire couvrir mes fourneaux, j’étais toutes nuits à la merci des pluies et des vents sans avoir aucun secours, aide ni consolation, sinon des chats-huants qui chantaient d’un côté et les chiens qui hurlaient de l’autre; parfois il se levait des vents et des tempêtes qui soufflaient de telle sorte le dessus et le dessous de mes fourneaux que j’étais contraint de quitter là tout avec perte de mon labeur; et je me suis trouvé plusieurs fois qu’ayant tout quitté, n’ayant rien de sec sur moi à cause des pluies qui étaient tombées, je m’en allais coucher à la minuit ou au point du jour, accoutré de telle sorte comme un homme que l’on aurait traîné par tous les bourbiers de la ville; et en m’en allant ainsi retirer, j’allais bricollant sans chandelle en tombant d’un côté et d’autre comme un homme qui serait ivre de vin, rempli de grandes tristesses: d’autant qu’après avoir longuement travaillé, je voyais mon labeur perdu. Or, en me retirant ainsi souillé et trempé, je trouvais en ma chambre une seconde persécution pire que la première, et qui me fait à présent émerveiller que je ne suis consumé de tristesse.»

Quelle énergie de langage et quelle merveilleuse éloquence dans la naïve peinture de ces souffrances si stoïquement supportées! C’est tout un drame et des plus émouvants que le récit de cette lutte de l’inventeur contre les difficultés sans cesse renaissantes. Aussi le lecteur n’aura pas regret à la longueur de nos citations d’autant plus que cet artisan ou cet artiste du 16e siècle est un éminent écrivain. Puis en nos temps de découragements si prompts, d’impatiences déraisonnables et d’ambitions prématurées, il semble des plus utiles de montrer ce que peut l’opiniâtre ténacité de la volonté humaine et au prix de quels efforts elle arrive à son but. L’exemple de Palissy est un mémorable exemple qu’on ne saurait trop rappeler aux jeunes gens en leur montrant, dans sa grandeur et sa simplicité, cette persévérance qu’on peut qualifier d’héroïque encore que le résultat ne soit pas d’un ordre très-élevé, puisqu’il n’a pas trait directement à l’art, à la morale ou à la religion.

[52] E. Piot. Cabinet de l’Amateur, T. Ier.

[53] In-8o.—Paris 1580.

II

Enfin, après dix-huit ou vingt années de ces terribles épreuves, Palissy vit ses efforts couronnés d’un plein succès. Il put couvrir ses poteries de cet émail jaspé qui leur donne tant de prix et de son atelier sortirent nombre de vases, statuettes, bassins, plats, ustensiles divers, modelés de sa main devenue si habile, et qu’il appelait du titre collectif de rustiques figulines, du mot latin figulina qui signifie tout genre de poteries. Ces figulines, aujourd’hui si recherchées des amateurs et payées au poids de l’or, les seigneurs de la Saintonge dès lors se les disputèrent pour orner leurs parcs et leurs châteaux et les firent bientôt connaître au loin. Le célèbre connétable de Montmorency, ce rude guerroyeur, qui avait à un haut degré le goût des belles choses, chargea Palissy de la décoration de son château d’Ecouen, construit par l’architecte Jean Bullant et enrichi déjà des sculptures de Jean Goujon. «Dorénavant, comme l’a dit un biographe[54], le sort de Palissy et celui de son ingrate famille étaient assurés,» et plus qu’assurés: c’était la large aisance, la richesse même et la complète sécurité qui pour l’artiste remplaçaient l’angoisse et la détresse des mauvais jours si lui-même il n’eût été de nouveau l’artisan de son malheur.

«Palissy, dit M. Louis Audiat[55], fut une des âmes honnêtes que séduisit un prétexte de réforme. Homme de mœurs pures, il vit uniquement dans les premiers apôtres du calvinisme quelques chrétiens de la primitive église. L’ardeur qu’ils montrèrent, la foi qui les animait, le nom de Dieu qu’ils invoquaient sans cesse, la régularité de vie de trois ou quatre néo-convertis qui contrastait avec les déportements d’un plus grand nombre de catholiques, inévitables dans une agglomération de dix à quinze mille âmes, et faut-il le dire? peut-être les persécutions qui les assaillirent et qu’ils supportèrent avec l’orgueil et le courage des néophytes frappèrent le modeste artisan et lui firent illusion.»

Du reste, d’après ce que nous apprend un écrivain du temps «surtout les peintres, horlogers, imagiers, orfèvres, libraires, imprimeurs et autres qui, en leurs métiers, ont quelque noblesse d’esprit (et non moins de vanité souvent) furent les premiers à se laisser surprendre[56]

Bernard Palissy, comme beaucoup d’autres à cette époque, se laissant séduire aux déclamations perfides des prédicants, ne voyait que la réforme des abus, et il se fût indigné sans doute à la pensée d’une apostasie. «On ne peut trouver chez Palissy, dit M. L. Audiat, un seul mot montrant que d’abord il avait vu dans un changement de religion une rupture avec l’église catholique... Fait étrange! Les noms de Luther et de Calvin ne se trouvent pas dans les livres de maître Bernard.... Aussi fournit-il un argument de plus à ceux qui prétendent que maître Bernard n’a jamais été réellement hérétique, mais seulement un de ces hommes modérés qui ont des sympathies pour un parti sans s’y enrôler, et en temps de révolution, souffrent même pour des opinions qu’ils n’ont pas.»

Malheureusement, cette illusion n’est guère possible quand on a lu certains passages des écrits de l’illustre céramiste; comme aussi, d’après divers témoignages contemporains, on ne peut douter que Palissy qui, «d’abord ne croyait point aller si loin,» prêtant une oreille trop docile aux conseils du prêtre apostat Hamelin, et des comte et comtesse de Marennes, Antoine de Pons et Anne de Partenay, en vint, après abjuration du catholicisme, à se déclarer ouvertement et obstinément huguenot. La tenacité, qui était le fond de son caractère, et sans doute aussi l’orgueil du sectaire le firent s’opiniâtrer de plus en plus et ne lui permirent pas de reculer. «Il est clair, dit M. Audiat, que, avec la coupe émaillée qui décida la vocation du peintre verrier, dans les fourgons d’Antoine de Pons se trouva le protestantisme qui fit de Palissy un adepte et une victime.»

Mais victime qu’on est moins tenté d’excuser sinon de plaindre quand on voit son entêtement pour les idées nouvelles, c’est à dire pour l’erreur volontairement embrassée et non point sucée avec le lait, et son zèle à la propager dans la Saintonge où «dit M. Serret, l’un des premiers, il se fit protestant et contribua beaucoup à la fondation de l’église réformée de Saintes.» «L’évêque de Saintes, Tristan de Bizet, dit de son côté M. Audiat, faisait tout son possible pour arrêter les ravages de l’hérésie... Il parcourait son diocèse, exhortant, rassurant par sa pensée les âmes fermes, raffermissant les chancelantes et arrêtant la hardiesse des huguenots. Efforts impuissants! Au siége même de l’évêché, Palissy rassemblait dans sa maison quelques dévots et, en l’absence de tout ministre, prêchait et lisait la Bible.» Cela résulte de certain passage d’un des ouvrages de Bernard Palissy qui se désigne évidemment lui-même quand il dit: «Il y eut en cette ville un artisan, pauvre et indigent à merveilles, lequel avait un si grand désir de l’avancement de l’Évangile.... qu’il assembla, un dimanche au matin, neuf ou dix personnes, et parce qu’il était mal instruit ès-lettres, il avait tiré quelques passages du vieux et nouveau Testament, les ayant mis par écrit. Et quand ils furent assemblés, il leur lisait les passages ou autorités.»

Maintenant qu’on vienne nous vanter la probité, la sincérité, l’honnêteté de Palissy, il est difficile de ne pas songer au mot sévère de l’Évangile, «sépulcres blanchis,» quand on voit dogmatiser avec cette outrecuidance, s’ériger en théologiens, en réformateurs et censeurs de l’Église, des hommes qui n’avaient en rien qualité pour cela et dont la présomption ne pouvait être égalée que par leur ignorance. Ils ne s’opiniâtreront jusqu’à la fin sans doute qu’à cause de cette ignorance même qui n’empêche pas chez eux d’ailleurs, s’ils tiennent la plume, la manie des citations bibliques. «Mais, dit fort bien M. Audiat, les psaumes faisaient le plus clair de leur nouveau savoir religieux.»

Ajoutons qu’en bien des endroits, les sectaires ne se bornaient point à de simples prédications, témoin ce fait entre beaucoup. «Le 1er mai 1562, après la cène publiquement célébrée en grande pompe sur la place de la Bousserie, à la Rochelle, les calvinistes se ruent dans les églises, pillent reliquaires et vases sacrés dont plusieurs s’enrichirent, renversent les autels, brisent les images, fouillent les tombeaux et dispersent au vent les cendres des morts. Les religieux sont contraints de fuir. Vingt ou trente qui revinrent furent massacrés. Six ans plus tard, toutes les églises elles-mêmes, excepté la seule chapelle de sainte Marguerite, furent démolies..... Il en fut de même dans toute la province.»

Comment s’étonner après cela de l’irritation des catholiques, et qu’armés pour la défense de leur religion, la vraie et antique religion, ils se soient laissé entraîner parfois aux représailles? N’avaient-ils point été trop provoqués par ces excès et ces violences qui, par toute la France, accumulaient des ruines? «Les mille figures du grand portail de Saint-Étienne de Bourges furent criblées d’arquebusades. Le chœur splendide de Saint-Jean de Lyon fut démoli, et aussi les basiliques vénérables de Saint-Just et de Saint-Irénée. Les fonts baptismaux étaient livrés aux plus vils usages, les vases sacrés profanés, les images du Christ et de la Vierge traînées dans la boue.... Les reliques de saint Martin de Tours et de saint Irénée furent jetées au Rhône et à la Loire. La statue de Jeanne d’Arc fut renversée du haut du pont d’Orléans.... A Fléac, un prieuré de Chanceladais fut complètement ruiné, et, dit Florimond de Rémond, «on joua au ramponneau avec des têtes de prêtres.[57]»

Voilà ce que faisaient alors les disciples de Luther et de Calvin, et ce qu’il est utile de rappeler pour ces gens qui, soit ignorance, soit mauvaise foi, déclament si volontiers et si haut contre l’intolérance des catholiques. On sera moins surpris alors que Bernard Palissy, plus connu à cette époque comme ardent sectaire que comme artiste, ait attiré sur lui la persécution. Incarcéré à Saintes, il se vit intenter une action criminelle devant le parlement de Bordeaux; mais grâce à l’intervention énergique du connétable de Montmorency, Palissy fut rendu à la liberté. «A sa recommandation, dit M. Audiat, Catherine, aimant les arts comme une Médicis, fit délivrer à maître Bernard le brevet d’Inventeur des rustiques figulines du Roi... Désormais le potier faisait partie de la maison du roi; il échappait à la juridiction du parlement de Bordeaux.»

Appelé l’année suivante à Paris, Palissy fut chargé par Catherine de travaux importants dans les jardins et résidences royales. Il était logé au Louvre avec ses deux fils qui l’aidaient dans ses travaux et dut à cette position privilégiée d’échapper au massacre de la Saint-Barthélemy (24 août). Catherine sans nul doute avait donné des ordres pour qu’il fût protégé. Bien des années après, il fut moins heureux, alors que la faction des Seize dominait dans la capitale, et par ses violences risquait de compromettre et de déshonorer ce grand mouvement catholique et populaire de la Ligue si ridiculement calomnié par certains historiens. L’un des Seize, Mathieu de Launay, fit arrêter Palissy jeté dans un cachot de la Bastille «et noté pour être conduit au spectacle public. On comprend le sens mystérieux de cette terrible expression,» dit M. Serret. Mais Mayenne, l’un des admirateurs de l’éminent artiste, fit ajourner l’exécution à laquelle s’opposa non moins vivement Henri III. Le roi cependant n’osa pas faire mettre en liberté Palissy qui mourut dans sa prison (1589), et ce qui est plus triste, obstiné dans son erreur, s’il est vrai, comme l’affirme d’Aubigné, sans doute un peu suspect, qu’il ait répondu à Henri III, venu dans la prison pour essayer de le convertir, fut-ce par la crainte en lui déclarant que, s’il ne cédait, il courait risque du bûcher:

«Les guisards, tout votre peuple, ni vous ne sauriez contraindre un potier à fléchir le genou devant des statues, parce que je sais mourir.»

Dans cette réponse que certains biographes nous vantent comme magnanime n’y a-t-il pas surtout l’entêtement de l’orgueil, et aussi une sorte d’insolente bravade vis-à-vis du prince qui n’en persista pas moins dans sa bienveillance et sut empêcher l’exécution?

Outre les ouvrages qu’il a publiés, Palissy ouvrit en 1575, à Paris, un cours public, le premier de ce genre, où il convia tous les érudits de la capitale, dit un biographe, à venir entendre dans ses leçons l’exposé de ses théories sur les pierres, les fontaines, les métaux, etc. Quoique le prix d’entrée fût assez élevé (un écu) le succès fut tel que Palissy continua son cours les années suivantes, et ce ne fut que vers l’année 1584 que ces leçons si goûtées des auditeurs cessèrent. «La gloire d’avoir le premier en France inauguré le grand enseignement public, dont les institutions modernes de la Sorbonne et du collége de France, du Muséum etc., ne sont que la continuation agrandie et perfectionnée, revient sans conteste à Palissy.»

Le sans conteste de M. Serret me paraît bien affirmatif car, depuis plusieurs siècles, sur la montagne Sainte-Geneviève et dans le quartier de l’Université, combien ne comptait-on pas de chaires et de professeurs?

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