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Les Rues de Paris, tome deuxième: Biographies, portraits, récits et légendes

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[54] Serret:—Biographie universelle.

[55] L. Audiat.—Bernard Palissy; sa vie et ses ouvrages. 1 vol. Didier, éditeur.

[56] Florimond de Rémond:—Histoire de la naissance, progrès et décadence de l’hérésie.

[57] L. Audiat: Bernard Palissy.


PARMENTIER


S’il est des hommes qui méritent qu’on honore leur mémoire et que leur nom, par exemple, inscrit à l’entrée d’une voie publique, rappelle incessamment leur souvenir aux contemporains comme plus tard à la postérité, ce sont ceux-là surtout qui ont rendu à la patrie, que dis-je? à l’humanité, des services dont le bienfait leur survit, et se fera sentir peut-être après des siècles. Parmentier fut de ces hommes, lui, dont on a pu dire avec toute justice:

«Un ardent amour pour l’humanité était le génie qui inspirait Parmentier; dès qu’il voyait du bien à faire ou des services à rendre, il s’animait; les moyens d’exécution se présentaient en foule à son esprit et ne lui laissaient plus, pour ainsi dire, de repos; il sacrifiait tout pour satisfaire sa passion: il interrompait les études qu’il aimait le mieux pour s’employer en faveur des infortunés; sa porte était ouverte à toutes les sollicitations, et pour concilier ses travaux littéraires avec cette facilité qui dérobe des heures si précieuses à l’homme occupé, il était tous les jours au travail à trois heures du matin[58]

Si le savant mérite qu’on le loue, qu’on l’exalte, c’est assurément quand il donne à ses travaux, souvent si pénibles, un but pratique qui doit tourner à l’utilité de tous. Mais sans insister davantage sur ces considérations, venons au récit qui, en faisant connaître l’homme, permettra de mieux l’apprécier encore.

Parmentier (Antoine-Augustin), né à Montdidier en 1737, perdit, tout enfant encore, son père qui laissait à peu près sans fortune sa veuve, personne aussi distinguée par le cœur que par l’esprit et qui se dévoua tout entière à l’éducation de l’orphelin. Ne pouvant, par son manque de ressources, le placer dans un collége, elle s’efforça d’y suppléer en se chargeant elle-même de son instruction, aidée dans cette tâche par un vénérable ecclésiastique qui apprit à l’enfant les éléments du latin. Le jeune Augustin lui dut des leçons de vertu plus précieuses encore et qu’il n’oublia jamais.

Leurs efforts à tous deux, à la mère comme au bon prêtre, eurent leur récompense dans la docilité et l’intelligence de l’élève qui, pressé par le désir d’être utile à sa famille entra, vers 1755, en qualité d’aide chez un apothicaire de la ville où il resta une année. Il partit alors pour Paris, appelé par un parent, pharmacien également et qui lui offrait une place dans sa maison. Deux années suffirent au jeune homme pour ses études, et, en 1757, il se trouva pourvu d’une commission de pharmacien dans les hôpitaux de l’armée du Hanovre. Son infatigable activité, comme son zèle scrupuleux, dans l’accomplissement de ses devoirs, le firent remarquer par le chef du service, Bayen, qui appela sur lui l’intérêt de Chamousset, intendant général des hôpitaux. Parmentier, nommé pharmacien en second, se montra digne de ce choix, héroïque de dévouement dans une épidémie qui fit alors de grands ravages dans l’armée. Il ne s’épargna pas non plus dans les ambulances et sur le champ de bataille même, puisqu’à cinq reprises différentes, il tomba aux mains de l’ennemi, cinq fois dépouillé par les hussards prussiens qu’il considérait, disait-il gaiement ensuite, comme de très-habiles valets de chambre. La dernière fois, sa captivité qui se prolongea tourna du moins au profit de la science. La chimie, à cette époque, encore peu connue en France, comptait en Allemagne de nombreux et zélés représentants et entre tous, Meyer, pharmacien célèbre de Francfort-sur-Main. Parmentier, interné dans la ville, fit la connaissance de ce savant, et bientôt la communauté de goûts créa entre eux une intimité dont le jeune Français aurait pu profiter pour devenir le gendre et le successeur de Meyer. Mais pour cela il eût fallu renoncer à la patrie et Parmentier, tels grands que fussent les avantages à lui offerts comme compensation, ne put se résigner à pareil sacrifice.

De retour en France, tout en continuant ses lectures et ses expériences, il suivit les cours du célèbre naturaliste de Jussieu, comme ceux de Rosselle et Rollet. Aussi, en 1766, il emportait d’emblée au concours la place d’apothicaire adjoint de l’hôtel des Invalides; et, six années après, les administrateurs lui témoignèrent leur satisfaction en le nommant apothicaire en chef. Mais ce titre était à vrai dire honorifique; car, depuis l’origine de l’établissement, les Sœurs de la charité avaient la direction en chef de la pharmacie, et ce privilége, dont, sans nul doute, elles avaient su se montrer dignes, elles tenaient à le conserver, malgré toute leur estime pour Parmentier, longtemps leur subordonné. Celui-ci dut céder et se contenter de l’honneur du titre, d’ailleurs avec un assez beau traitement et son logement aux Invalides que les administrateurs voulurent lui conserver. La position n’était point faite pour déplaire; mais une sinécure ne convenait en aucune façon au caractère de Parmentier, et il lui répugnait de toucher les émoluments d’une place qu’en réalité il ne remplissait pas. A défaut de fonctions officielles, il s’imposa à lui-même des devoirs et résolut de consacrer ses loisirs à des études ayant une utilité générale pratique.

C’est ainsi qu’à propos d’un concours ouvert par l’Académie de Besançon sur les moyens de combattre et d’atténuer une disette, il établit, par un Mémoire qui fut couronné, qu’il était facile d’extraire de l’amidon un principe nutritif plus ou moins abondant. Les recherches qu’il fit pour ce Mémoire l’amenèrent à s’occuper de la pomme de terre, cette solanée précieuse à laquelle son nom méritait de rester attaché ainsi que le proposait François de Neufchâteau qui voulait qu’on appelât ce nouveau légume: Parmentière.

J’ai dit nouveau, et cependant la pomme de terre, originaire du Pérou où par les indigènes qui s’en nourrissaient elle était nommée papas, importée en Europe pendant le XVe siècle, était cultivée en Italie dès le XVIe. Introduite en France par les Anglais, à la suite des guerres de Flandre, on la connaissait dans nos provinces méridionales et, grâce à Turgot, elle se cultivait dans le Limousin et l’Anjou, mais avec peu de zèle, et on l’employait tout au plus, non sans défiance, à la nourriture des bestiaux. Des préjugés, répandus par la fausse science, pire que l’ignorance, faisaient considérer cette substance comme nuisible pour l’homme, capable d’engendrer la lèpre, disait-on d’abord. Quand cette première et grossière erreur eut perdu son crédit, de vieux praticiens déclarèrent que cette nourriture malsaine engendrait des fièvres pernicieuses. De là, l’espèce d’interdit jeté sur cet aliment, la répulsion qu’il inspirait et que Parmentier, dont la conviction, fondée sur l’expérience, était tout autre, résolut de combattre énergiquement. Dès l’année 1778, il publiait, dans ce but, un opuscule ayant pour titre: Examen chimique de la pomme de terre, et qui, attaquant victorieusement les erreurs accréditées, affirmait que ce tubercule tant calomnié pouvait fournir un aliment non moins sain qu’agréable et que le bon marché rendrait des plus précieux. L’ouvrage fut accueilli favorablement par la partie éclairée du public, mais n’ébranla point les préventions aveugles et d’autant plus opiniâtres de la multitude. Parmentier comprit qu’à l’appui de sa thèse il fallait la preuve visible, l’argument décisif tiré du fait palpable et de l’expérience publique.

«Il obtint du gouvernement la permission de faire une grande expérience dans la plaine des Sablons, dit M. de Silvestre; Paris étonné vit pour la première fois la charrue sillonner cinquante-quatre arpents d’un sol qui, par sa mauvaise qualité, avait été condamné à une stérilité immémoriale; il vit bientôt ce même sol se couvrir de verdure et de fleurs et enfin produire abondamment ces racines précieuses.

«Aucune précaution ne lui avait échappé; profondément occupé de son sujet, il cherchait également à tirer les moyens d’exécution de la nature des choses et des dispositions d’esprit, de la bizarrerie même des hommes qu’il voulait déterminer à le seconder. Il avait demandé des gendarmes pour garder sa plantation, mais il avait exigé que leur surveillance ne s’exerçât que pendant le jour seulement; ce moyen eut tout le succès qu’il avait prévu. Chaque nuit, on volait de ces tubercules dont on aurait méprisé l’offre désintéressée et Parmentier était plein de joie au récit de chaque nouveau larcin qui assurait, disait-il, un nouveau prosélyte à la culture ou à l’emploi de la pomme de terre.»

Un autre moyen ne lui avait pas moins réussi; lorsqu’il vit son champ en pleine floraison, il composa des plus belles fleurs un gros bouquet qu’il porta à Versailles pour en faire hommage au Roi qui, l’un des premiers, avait encouragé et facilité son entreprise. Louis XVI, en remerciant l’agronome, détacha du bouquet une tige, c’est-à-dire, une fleur dont il para gaiement sa boutonnière, et les courtisans aussitôt de l’imiter à l’envi, en demandant des semences pour faire cultiver la plante dans leurs terres. L’enthousiasme gagna les provinces et Parmentier bientôt ne put suffire aux demandes, encore que par un adroit calcul et pour donner plus de prix au cadeau il ne le distribuât qu’avec parcimonie. Ainsi un grand seigneur lui ayant envoyé une voiture à trois chevaux avec force sacs de blé pour les faire remplir de pommes de terre, l’agronome ne remit au voiturier que quelques tubercules dans un sac à argent.

On raconte encore qu’il donna aux Invalides un grand dîner composé uniquement de pommes de terre, mais auxquelles l’art du cuisinier avait substitué la forme et la saveur des mets les plus exquis; les liqueurs mêmes étaient fabriquées avec de l’eau-de-vie tirée de la racine.

Cette fois, le préjugé était vaincu: la pomme de terre, il faudrait dire la Parmentière, triomphant de toutes les résistances, se voyait partout accueillie avec empressement, fêtée, et ce qui valait mieux, cultivée. Elle servit puissamment à combattre la disette réelle ou factice dans les premiers temps de la Révolution. Et cependant, voyez ce qu’il en est des préjugés populaires; comme dit le latin:

Uno avulso, non deficit alter.

Lors des élections qui eurent lieu quelques années après, certaines gens trouvèrent moyen de faire écarter le bienfaiteur du peuple qui leur était suspect: «Un homme à la vérité que le Roi avait honoré de ses bontés, auquel il destinait le cordon de Saint-Michel, et dont il voulait, suivant l’expression même du bon Louis XVI, lire les ouvrages de préférence à tous ceux qui lui seraient offerts.» Les orateurs hostiles à Parmentier criaient à l’envi:

—Ne lui donnez pas vos voix, il ne nous ferait manger que des pommes de terre, c’est lui qui les a inventées.

Et Parmentier ne fut pas nommé.

On peut admirer que cet homme de bien, à cause de ses antécédents, privé de ses places et pensions, n’ait pas été, de plus, l’une des victimes de la Terreur; mais le besoin qu’on avait de ses services sans doute le fit épargner. Puis, des amis prévoyants, quand la crise devint plus menaçante, prirent soin de le faire envoyer dans le Midi pour une mission spéciale. La nécessité, le besoin pressant d’une réorganisation des hôpitaux militaires le firent appeler à Paris, et il eut en même temps à surveiller les salaisons de la marine et la confection du biscuit de mer. Membre de l’Institut en 1796, et du Conseil des hospices en 1801, il remplit, en 1803, les fonctions d’inspecteur-général du service de santé. Ses occupations si nombreuses ne le détournaient aucunement des études pratiques; on lui dut de nombreuses et importantes améliorations dans les divers services aussi bien que dans l’industrie, et en particulier celle de la panification, dont il publia un excellent manuel: le Parfait Boulanger, comme plus tard un nouveau Code Pharmaceutique généralement adopté. Pendant le blocus continental, il reconnut et proclama les avantages du sirop de raisin, comme pouvant suppléer au sucre devenu trop rare. Ce fut là sa dernière découverte; il était presque septuagénaire quand il commença ses expériences à ce sujet, et peut-être il ressentait les premières atteintes de la maladie de poitrine à laquelle il devait succomber après en avoir souffert de longues années.

Comme il arrive, hélas! souvent avec l’imperfection humaine, Parmentier eut parfois les défauts de ses qualités, et dit un consciencieux biographe déjà cité: «Il portait le désir du bien à un excès qui devenait parfois condamnable; blâmant avec trop peu de ménagement certaines mesures administratives qu’il jugeait désastreuses, il avait paru dans ses derniers temps morose et frondeur.» Dans la vie privée, une certaine brusquerie de manières, qui contrastait avec la bonté de son cœur et sa bienveillance naturelle, l’avait fait nommer par quelques-uns le bourru bienfaisant. Titre mérité, car souvent l’homme qui s’était retiré d’auprès de lui, certain de n’avoir pas son appui, recevait, peu de jours après, la grâce sur laquelle il ne comptait plus et que Parmentier, radieux, s’empressait de venir apporter lui-même.

Jusque sur le lit de douleur où le clouait la maladie, il se préoccupait du bien à faire, et peu de jours avant sa mort, il disait à ses deux neveux qui lui prodiguaient leurs soins affectueux et dont il s’efforçait, en multipliant ses sages instructions, d’exciter l’émulation:

«Ne pouvant plus travailler, je voudrais faire l’office de la pierre à aiguiser qui ne coupe pas, mais qui dispose le fer à couper.»

«Parmentier, dit M. Mouchon, dans son intéressante Notice[59], avait atteint sa soixante-dixième année lorsqu’il rendit son âme à Dieu. C’était en 1813 (17 décembre) alors que l’étoile de Napoléon commençait à pâlir. Plus heureux que ce grand monarque, il s’endormit dans le sein de l’éternité sans avoir eu à déplorer aucun de ces affreux revers qui déjouent toutes les combinaisons du génie et laissent les grandes conquêtes infructueuses. C’est que, comme l’a judicieusement fait observer M. Ottavé, loin d’avoir agité un flambeau qui éblouit, il a répandu une lumière qui vivifie et qui féconde.»

L’illustre Cuvier, qui l’avait longtemps connu, nous fait, de son confrère à l’Institut, ce remarquable portrait:

«Cette longue et continuelle habitude de s’occuper du bien des hommes avait fini par s’empreindre jusque dans son air extérieur; on aurait cru voir en lui la bienfaisance personnifiée. Une taille élevée et restée droite jusqu’à ses derniers jours, une figure pleine d’aménité, un regard à la fois noble et doux, de beaux cheveux blancs comme la neige, semblaient faire de ce respectable vieillard l’image de la bonté et de la vertu: sa physionomie plaisait surtout par ce sentiment de bonheur né du bien qu’il avait fait; et qui, en effet, aurait mieux mérité d’être heureux que l’homme qui, sans naissance, sans fortune, sans grandes places, sans même une éminence de génie, mais par sa seule persévérance dans l’amour du bien a peut-être autant contribué au bien-être de ses semblables qu’aucun de ceux sur lesquels la nature et le hasard avaient accumulé tous les moyens de les servir[60]

Parmentier comptait de nombreux amis dans le clergé de Paris; on le voit par ses rapports relatifs aux indigents, et «dans lesquels, comme le dit M. Huzard[61], il s’est plu à rendre justice aux respectables curés de Saint-Roch, de Sainte-Marguerite, de Saint-Étienne-du-Mont, du Saint-Esprit, etc.» Il avait été lié particulièrement naguère avec le savant et vertueux abbé Dicquemare, dont on nous saura gré de parler avec quelques détails, et qu’il avait en quelque sorte révélé à ses concitoyens.

Se trouvant au Havre avec le corps d’armée dont il faisait partie, il s’informa de l’abbé Dicquemare qu’il connaissait par quelques-uns de ses écrits. Il lui fut répondu qu’il n’y avait personne de ce nom dans la ville, sinon certain original qui passait sa vie à satisfaire une curiosité extravagante.

«Vous ressemblez, Messieurs, dit Parmentier, à ces Abdéritains de La Fontaine, pour lesquels Démocrite était un insensé. Ignorants du trésor que vous possédez, vous prenez pour de la folie cette généreuse passion de la science qui détache de toutes les préoccupations vulgaires.»

Il se fait aussitôt indiquer la demeure de Dicquemare et s’y rend, non pas seul, mais accompagné du général et de tout son état-major, pour témoigner hautement par cet honneur de l’estime que tous faisaient du savant abbé que ses compatriotes, les honnêtes marchands et bourgeois du Havre, commencèrent dès lors à regarder avec d’autres yeux.

Dicquemare, à tous égards méritait ces sympathies. Prêtre dès l’âge de vingt et un ans, son goût pour les sciences naturelles l’avait conduit à Paris d’où, après quelques années d’études, il revint au Havre, pressé de joindre la pratique à la théorie. On lui dut la découverte de faits neufs et curieux, par exemple sur la reproduction des actenies ou anémones de mer, et sur leur propriété de faire pressentir par le degré de leur extension l’état futur de l’atmosphère; ils sont ainsi des baromètres naturels. Ses observations sur les méduses, sur le grand poulpe et les limaces de mer, sur les tarets si funestes pour les navires et les digues dont ils percent le bois, en révélant des faits très-singuliers, ne furent pas moins utiles. On lui dut aussi un Mémoire précieux sur la maladie des huîtres qui se manifestait dès lors dans la baie de Cancale.

Rien ne coûtait à ce savant pour arriver à la découverte de la vérité et l’on comprend que de placides bourgeois, tout occupés de leur négoce et fort soucieux du bien-être, prissent pour de la manie, pour une espèce de démence, ce zèle poussé jusqu’à l’abnégation héroïque et aussi l’audace voisine de la témérité. L’étude des animaux sans vertèbres occupait Dicquemare tout particulièrement; «or, d’après ce qu’on raconte, non content d’avoir chez lui toute une ménagerie de ces êtres singuliers, il passait souvent des heures entières plongé dans l’eau pour les mieux observer, ou s’enfonçait dans la mer la tête la première pour les poursuivre dans leurs retraites. Il nous apprend qu’il a fréquemment nagé autour d’orties marines aussi grosses que la tête de l’homme, ou de celles qui ont des membres longs comme le bras et qu’il a vivement ressenti leurs piqûres. La fureur des tempêtes ou les ténèbres de la nuit pouvaient seules l’arracher du rivage de la mer et du milieu des rochers.»

Divers écrits et surtout les nombreux Mémoires, au nombre de plus de soixante-dix, publiés dans le Journal de Physique, de 1772 à 1789, firent connaître au monde savant ce courageux lettré et lui méritèrent le beau surnom de Confident de la Nature. Les distinctions les plus honorables vinrent le chercher dans sa retraite, au milieu de ses livres et... de ses bêtes. Il fut élu membre correspondant de l’Académie et de plusieurs sociétés, et l’Assemblée générale du clergé de France, en 1786, par l’organe de son président, se plut à rendre un hommage public au mérite de ce prêtre éminent par sa science comme par sa vertu. Dicquemare ne pouvait se refuser à ces témoignages élevés de sympathie; mais quoique peu fortuné, il ne voulut en aucune façon accepter les pensions ou les bénéfices qui lui étaient offerts par le gouvernement. Il mourut, pauvre sans doute, après avoir souffert de longues années, consolé par sa foi que le spectacle des merveilles de la nature n’avait fait qu’affermir; consolé un peu aussi par la science qu’il cultiva jusqu’à la fin, et dont il mourait victime et martyr; car la maladie qui le conduisit au tombeau n’était que l’épuisement résultant de ses fatigues incessantes et de ses prodigieux travaux.

Ce savant naturaliste cultivait aussi les arts; il trouvait dans la peinture un agréable délassement de ses graves études. Dans la chapelle de l’hôpital du Havre, se voient, dit-on, cinq tableaux de lui, et qui sont remarquables par l’élégance et la pureté du dessin.

[58] De Silvestre. Notice biographique sur Parmentier.—1815.

[59] Lyon, in-8o.

[60] Cuvier. Eloges, t. Ier.

[61] Huzard. Notice lue à la Société philanthropique.


PASCAL


Joseph de Maistre, qu’on peut taxer parfois sans doute d’exagération, m’a fort l’air de parler raison quand il dit de Pascal: «Quoique je ne veuille pas déroger à son mérite réel qui est très-grand, il faut avouer aussi qu’il a été trop loué, ainsi qu’il arrive, comme on ne saurait trop le répéter, à tout homme dont la réputation appartient à une faction.... On nous répète sérieusement, au XIXe siècle, les contes de Madame Perrier sur la miraculeuse enfance de son frère; on nous dit, avec le même sang-froid, qu’avant l’âge de seize ans, il avait composé «sur les sections coniques un petit ouvrage qui fut regardé alors comme un prodige de sagacité[62]», et l’on a sous les yeux le témoignage authentique de Descartes, qui vit le plagiat au premier coup d’œil, et qui le dénonça, sans passion comme sans détour, dans une correspondance purement scientifique.»

«... Je dis de plus que le mérite littéraire de Pascal n’a pas été moins exagéré. Aucun homme de goût ne saurait nier que les Lettres provinciales ne soient un fort joli libelle.... Je n’en crois pas moins que la réputation dont il jouit est due de même à l’esprit de faction intéressé à faire valoir l’ouvrage... Madame de Grignan, au milieu même de l’effervescence contemporaine, disait déjà en bâillant: C’est toujours la même chose! et sa spirituelle mère l’en grondait.

«.... En général, un trop grand nombre d’hommes, en France, ont l’habitude de faire, de certains personnages célèbres, une sorte d’apothéose après laquelle ils ne savent plus entendre raison sur ces divinités de leur invention. Pascal en est un bel exemple[63]

Ce dernier paragraphe, il faut bien l’avouer, va tout droit, que l’auteur y ait ou non songé, à l’adresse d’un de nos contemporains illustres qui, quoique nullement janséniste, a manqué tout à fait de sang-froid quand il s’est agi de juger Pascal. A la vérité, il s’en servait comme d’un argument pour la cause glorieuse qu’il avait à cœur de faire triompher, et c’est là son excuse. Prenant au sérieux et à la lettre «les contes de Madame Perrier» Chateaubriand nous dit, non sans quelque emphase: «Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité; .... qui à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des connaissances humaines, s’aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion, qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort (ni l’un ni l’autre certes!); enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l’homme: cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal.»

Chateaubriand, qui sacrifiait si volontiers à la phrase, le fait ici par trop aux dépens de la judicieuse critique. Le génie de Pascal, apprécié à sa juste valeur, n’a rien d’effrayant et, sans jeter bas la statue de Blaise, il suffit pour sa gloire d’un piédestal ordinaire, bien loin de l’exhausser sur une colonne qui va se perdre dans les nues. La part qui lui reste comme écrivain est encore assez belle. Le volume des Pensées, son véritable titre aux yeux de la postérité, quoique dans sa plus grande partie il ne se compose que de fragments et de notes jetées sur le papier un peu au hasard, étonne souvent par la sagacité, la profondeur, la soudaineté de la pensée, comme par la vigueur et la puissance de l’expression. C’est l’éclair qui luit tout à coup au milieu des ténèbres et qui frappe la vue, quand on prétend le fixer, d’un prompt éblouissement. Les premiers chapitres, les seuls complets et terminés, dont, bien plus que des Provinciales, on pourrait dire qu’ils ont contribué à fixer la langue, supposé, ce que je ne crois pas, qu’une langue pût être fixée, c’est-à-dire immobilisée, ces chapitres, arrivent parfois à la plus haute éloquence. Il y a là nombre de passages toujours cités avec succès et qu’on peut citer encore, celui-ci par exemple:

«Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt est prononcé, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, et cette heure suffisant, s’il sait qu’il est donné, pour le faire révoquer; il est contre la nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si cet arrêt est donné, mais à jouer et à se divertir. C’est l’état où se trouvent ces personnes[64], avec cette différence que les maux dont ils sont menacés sont bien autres que la simple perte de la vie et un supplice passager que ce prisonnier appréhenderait. Cependant ils courent sans souci dans le précipice, après avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s’empêcher de le voir et ils se moquent de ceux qui les en avertissent.» (Ch. 1er.)

Cela sans doute est remarquable, admirable, comme l’expression d’une vérité saisissante, formulée avec un rare bonheur; mais ce passage, et quelques autres aussi frappants, doivent-ils nous faire nous exclamer «que ce sont là des pensées qui tiennent plus du Dieu que de l’homme.» Autant dire comme Madame Perrier: «que chez aucun peuple et dans aucun temps il n’a existé de plus grand génie que Pascal.» «Exagération risible, dit avec raison de Maistre, qui nuit à celui qui en est l’objet au lieu de l’élever dans l’opinion.»

Pascal (Blaise), né à Clermont le 19 janvier 1623, était fils d’Etienne Pascal, président de la cour des avocats et de Antoinette Begon. Il mourut à Paris, le 19 août 1662. D’après ce que Mme Perrier rapporte: «Lorsque M. le curé le bénit avec le saint ciboire, il dit: «Que Dieu ne m’abandonne jamais!» Ce qui fut comme sa dernière parole.»

[62] Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal.

[63] Joseph de Maistre: De l’Eglise gallicane.

[64] Les Indifférents.


PERGOLÈSE


Stabat mater dolorosa,
Juxtà crucem lacrimosa
Dùm pendebat filius, etc.

Qui n’a tressailli, qui n’a pleuré à l’audition de ces strophes sublimes que rend plus émouvantes une musique qu’un maître français qualifie en ces termes: «Le Stabat, dit Grétry, me paraît réunir tout ce qui doit caractériser la musique d’église dans le genre pathétique.» Puis, appréciant dans son ensemble le génie du grand compositeur auquel on doit tant de beaux chants religieux: deux Messes, un Miserere, un Laudate, deux Lætatus, un Salve Regina, etc., Grétry ajoute:

«Pergolèse naquit et la vérité fut connue. L’harmonie a fait depuis lui des progrès étonnants dans ses labyrinthes infinis. Les exécutants, en se perfectionnant, ont permis aux compositeurs de déployer la richesse des accompagnements, mais Pergolèse n’a rien perdu. La vérité de déclamation qui caractérise ses chants est indestructible comme la nature[65]

Pergolèse, séduit par ce mirage souvent fatal aux jeunes artistes, s’était d’abord essayé au théâtre, mais avec peu de succès, malgré le mérite de ses opéras accueillis avec beaucoup de froideur ou même sifflés, à l’exception d’un seul, la Serva padrona, la Servante maîtresse, applaudie du vivant de l’artiste comme les autres le furent après sa mort. Une malveillance dont la cause nous échappe lui rendit presque toujours le public du théâtre indifférent ou même hostile, au point que, lors de la représentation de son opéra d’Olimpiade, à Rome, non-seulement l’ouvrage fut outrageusement sifflé, mais le pauvre compositeur, qui dirigeait en personne l’orchestre, subit le plus grossier affront: une orange, lancée par une main connue peut-être, vint le frapper à la tête. Ce ne fut pas tout. Un artiste d’un talent bien inférieur, appelé Duni, ayant, à quelque temps de là, fait représenter sur le même théâtre un opéra seria, intitulé Nerone, se vit applaudi avec enthousiasme. Bien plus, la coterie, lâche autant que cruelle, dont Pergolèse était victime, en haine de celui-ci, prodigua ses éloges à Duni et voulut le couronner publiquement. Mais l’auteur de Nerone, par un sentiment de généreuse équité qui l’honore plus que ses ouvrages, loin de se prêter à ces misérables calculs, déclara hautement qu’il n’était point digne de cette ovation, méritée bien plutôt par ce Pergolèse qu’on traitait trop injustement en s’obstinant à méconnaître son génie.

Pergolèse rebuté, découragé, renonça pour toujours au théâtre auquel mieux eût valu qu’il ne songeât jamais car nous compterions en plus grand nombre encore ses beaux chants d’église où son talent triomphe et qui ont rendu son nom populaire. Sa vie fut trop courte et ne lui permit pas de multiplier les chefs-d’œuvre; mais ceux qu’il a laissés suffiront à sa gloire. N’eût-il écrit que le Stabat et le Salve Regina, il serait immortel. Ces deux magnifiques compositions aussi bien que la cantate d’Orphée furent composées par lui à Pouzzoles et, pour ainsi dire un pied dans la tombe; car déjà malade de la phthisie pulmonaire à laquelle il devait succomber, par l’ordre des médecins il avait quitté Lorette pour chercher un climat plus doux, et accepté l’hospitalité que lui offrait, au pied du mont Vésuve, un généreux Mécène, le comte de Montdragonne. C’est là que mourut le grand artiste, âgé de trente-trois ans à peine (1737); il était né le 3 janvier 1704, à Jesi, dans les États-Romains.

Le poète eût pu dire de Pergolèse tout aussi bien que de Cimarosa:

Chantre mélodieux, né sous le plus beau ciel,
Au nom doux et fleuri comme une lyre antique,
Léger Napolitain, dont la folle musique
A frotté tout enfant les deux lèvres de miel,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
O maître, tu gardas à travers ton délire
Un cœur toujours sensible et plein de dignité.
Oui, ton âme fut belle ainsi que ton génie[66].

[65] Essais sur la musique.

[66] Barbier, Il Pianto.


POUSSIN (NICOLAS)
SA VIE ET SON ŒUVRE


«Les vies des hommes célèbres sont de tous les genres d’histoire celui qui offre la plus attrayante lecture. La curiosité, excitée par le bruit qui s’est fait autour de ces personnages, veut les voir de plus près et contempler à son aise ceux qui par leurs talents, leurs vertus, leurs vices, ont contribué au progrès, à la grandeur des nations ou précipité leur décadence. Cette lecture convient par-dessus tout aux premières années de la vie, quand le cœur, candide et ardent au bien, croit volontiers à la vertu et, se passionnant pour tout ce qui est beau, noble, grand, héroïque, aspire à l’imiter. C’est alors que nous choisissons pour amis et pour témoins de nos actions un Aristide, un Cimon, un Épaminondas... On se modèle à leur exemple et l’on voudrait à tout prix, comme eux, semer la carrière de la vie de ces fleurs de gloire et de vertu, etc.»

Ce fragment de la préface du beau livre de Quintana[67] m’a paru ne pouvoir être mieux placé qu’en tête de la biographie de notre Poussin, qui ne fut pas seulement un éminent artiste, mais un grand et noble caractère, un homme dont la vie, heureusement plus connue dans ses détails que celle de Le Sueur, peut, elle aussi, être proposée en exemple.

Poussin (Nicolas) naquit aux Andelys (Normandie), le 15 juin 1594, d’une famille noble, originaire de Soissons, mais déchue à la suite des guerres civiles. Son goût pour les arts se manifesta de bonne heure, et il reçut quelques leçons d’un peintre de Beauvais, nommé Quentin Varin. Mais l’adolescent sentait d’instinct l’insuffisance de cet enseignement; aussi, à peine âgé de dix-huit ans, il quitta les Andelys, sans demander ou attendre le consentement de son père, un tort grave qu’il devait cruellement expier plus tard; arrivé à Paris, grâce à la connaissance qu’il fit d’un jeune gentilhomme du Poitou, amateur des arts, il trouva moyen de vivre tout en continuant ses études. Il eut successivement pour maîtres deux artistes médiocres, Ferdinand Elle, de Malines, et le Lorrain Lallemand, dont, paraît-il, l’enseignement ne laissait pas moins à désirer que les tableaux. Par bonheur, toujours grâce à son ami le gentilhomme, Poussin fit la connaissance d’un mathématicien aux galeries du Louvre, possesseur d’une très-belle collection de gravures d’après Raphaël et Jules Romain, et même de quelques dessins originaux de ces maîtres, et qui les mit généreusement à la disposition du jeune artiste. «La pureté de correction du premier et la fierté de dessin du second, dit un biographe, devint l’objet des études de Poussin: ce fut véritablement là sa première école et la source où il puisa, suivant Bellori, le lait de la peinture et la vie de l’expression.»

Malheureusement il s’interrompit au milieu de ces fructueuses études par condescendance pour son ami qui, retournant en Poitou, l’invita à l’accompagner dans sa famille, en lui offrant l’hospitalité, avec l’espoir qu’il trouverait à s’occuper dans le château d’une façon utile et intéressante. Mais il en fut tout autrement que le jeune artiste n’avait pensé «et le Poussin, dit M. Bouchitté[68], fut exposé en cette circonstance à des humiliations que quelques artistes et beaucoup de gens de lettres avaient éprouvées avant lui, dans un siècle et chez une nation qui ne faisait que de naître à l’amour des arts et à la culture littéraire. La mère du jeune gentilhomme avait peu de goût pour les tableaux, l’âge de son fils lui laissait, avec la libre disposition de sa fortune, la direction de la maison; elle jugea utile d’occuper le Poussin de soins domestiques, sans lui laisser le temps de cultiver la peinture.»

On comprend que pareil emploi ne pouvait convenir à l’artiste blessé dans son affection comme dans sa dignité. Préférant la misère à cette hospitalité trop différente de celle qu’on lui avait promise, il quitta le château un matin, et, en attendant qu’il lui fût possible de regagner Paris, il se mit à parcourir la province, s’aidant pour subsister du produit de travaux qu’il n’obtenait pas sans peine. C’est ainsi qu’il peignit divers paysages pour le château de Clisson, une Bacchanale pour celui de Chaverny (1616-1620); et saint François et saint Charles Borromée, pour les Capucins de Blois. Mais, sans doute, les prix furent bien modiques, inférieurs même à son talent en germe, puisque, résolu, coûte que coûte, à revenir à Paris, où il pouvait espérer trouver des ressources plus sérieuses, Poussin prit le parti de se mettre en route à pied, le bâton à la main, faute d’argent pour payer la voiture, à la vérité assez chère à cette époque.

Aujourd’hui que les communications sont si multipliées, si faciles, on a peine à s’imaginer combien pénible et long était alors un pareil voyage et ce qu’il fallut d’énergie, presque d’audace au jeune artiste pour l’entreprendre et l’achever dans les conditions où il se trouvait. Citons à ce sujet une belle page du dernier historien de Poussin, qui est de celles qu’on ne rencontre pas fréquemment, soit dit en passant, chez les biographes modernes:

«Lorsque nous voyons le jeune homme de vingt ans, parcourant, triste et pensif et peut-être sous les haillons de la misère, la route qui sépare le Poitou de Paris, nous ne pouvons nous empêcher de faire des réflexions amères et en même temps consolantes sur la destinée de l’homme. Quelle est donc cette force qui à son insu l’anime et le soutient malgré ses défaillances? Quel est ce guide qui, sans lui révéler le mystère de son avenir, dirige ses pas, cachant ses sages desseins sous les dehors du hasard et soutenant l’espérance au milieu des alternatives de la faiblesse et du courage? Quelle main invisible s’étend sur le pauvre voyageur, affermit ses pas chancelants, et prépare dans un obscur avenir la sécurité après les inquiétudes, la gloire après les épreuves, le libre et sûr essor de la pensée, après les laborieuses incertitudes du génie encore inexpérimenté? Cette force est le génie lui-même auprès duquel la cause suprême a placé, dans sa prévoyance, la constance qui le soutient et la confiance qui l’anime; ce guide, c’est la Providence qui, partout invisible et partout présente, mesure l’énergie à l’épreuve, fortifie le faible contre l’obstacle, et ménage les évènements pour que rien ne se perde du génie fécond dont elle a doué sa créature[69]».

Mais en dépit de son courage, Poussin arrivait à Paris dans un état d’épuisement et de souffrance qui ne fit que s’aggraver. Tombé tout-à-fait malade, il fut heureux que sa famille, instruite de sa triste position, rappelât aux Andelys l’enfant prodigue, après lui avoir pardonné sa fuite précipitée, son seul tort, au reste; car sa conduite, dans sa vie errante, n’avait eu rien que de digne d’un gentilhomme et d’un chrétien. Le repos, la tranquillité d’esprit, les bons soins rendirent bientôt la force et la santé au jeune homme, qui prolongea néanmoins, pendant plus d’une année, son séjour aux Andelys. Mais ses loisirs, sans doute, ne furent pas perdus pour la méditation comme pour l’étude, et ces paysages plantureux de la Normandie, les campagnes si vertes, les grands horizons avec la mer parfois dans le lointain, les troupeaux magnifiques durent plus d’une fois exercer ses pinceaux.

L’année écoulée, Poussin, avec l’assentiment de sa famille, cette fois, repartit pour Paris qui, dans ses espoirs secrets, ne devait être qu’une étape vers la ville, objet alors de tous les désirs des jeunes artistes, et vers laquelle Poussin, plus qu’aucun d’eux, aspirait avec une ardeur passionnée, comme s’il eût eu le pressentiment qu’elle deviendrait pour lui une patrie: j’ai nommé Rome. Aussi, après un séjour assez court à Paris, il profita d’une occasion favorable pour se rendre à Florence, d’où, sans doute, il comptait aller plus loin. Une circonstance restée inconnue l’arrêta et le ramena en France, mais sans qu’il abandonnât son premier projet. Deux années après, nous le retrouvons à Lyon se dirigeant vers l’Italie. Le manque de ressources suffisantes, après l’acquit d’une dette qui absorba toutes ses économies, le força de rétrograder vers Paris.

Grâce à des amis, il obtint là un asile, à titre de professeur de dessin sans doute, dans le collége dit de Laon, où il se rencontra avec Philippe de Champaigne, plus jeune que lui de quelques années, et qu’il aida fraternellement de ses conseils. Poussin cependant était lui-même parfaitement ignoré lorsqu’une circonstance heureuse commença d’attirer l’attention sur le jeune homme. A l’occasion de la canonisation de saint Ignace et de saint François-Xavier, les Jésuites, voulant ajouter à l’éclat des fêtes par la représentation des miracles de leurs illustres patrons, firent appel aux artistes. Poussin se distingua entre tous; il peignit à la détrempe six grands sujets, exécutés en autant de jours, et dans lesquels déjà se révélait son génie. Aussi le succès fut-il grand; on ne se lassait pas surtout d’admirer, d’exalter la prestesse de l’exécution et l’étonnante facilité dont le peintre avait fait preuve. Mais celui-ci, avec une sagacité rare et une raison au-dessus de son âge, sut comprendre qu’il y avait là un écueil «et que ces promesses faciles d’un pinceau qui semble ne pas rencontrer d’obstacles, se terminent souvent par des résultats dont beaucoup ne s’élèvent pas au-dessus de la médiocrité.» Aussi, loin de s’enivrer de ces premières louanges et de céder à un dangereux entraînement, il ne songea qu’à se compléter par de plus sérieuses études, et de nouveau tourna les yeux vers Rome, cette terre promise qu’enfin il allait lui être permis d’entrevoir, c’est-à-dire d’atteindre.

Les tableaux exposés chez les Jésuites avaient été fort goûtés par un poète italien très-célèbre alors, le cavalier Marini, qui désira connaître le peintre, et il fut si satisfait de sa conversation et de ses manières qu’il lui offrit l’hospitalité dans son hôtel en attendant qu’il pût l’emmener avec lui à Rome, où il ne devait pas tarder à retourner. En effet, son départ même fut plus prompt qu’il ne l’avait pensé, et Poussin, retenu par certains travaux, ne put l’accompagner, à son grand regret; mais le cavalier lui fit promettre de venir le retrouver prochainement dans la capitale du monde chrétien, afin qu’il pût présenter l’artiste au nouveau pape, Urbain VIII, son ami d’enfance.

Le tableau de la Mort de la Vierge, destiné à l’église Notre-Dame, et pour lequel Poussin était resté à Paris, complètement terminé, l’artiste se mit en route pour l’Italie, tout de bon cette fois, et arrivé à Rome, il s’y vit reçu aussi bien qu’il pouvait l’espérer. Malheureusement, peu de temps après, l’état de santé du cavalier Marini le força de partir pour Naples et il y mourut au bout de quelques semaines. Avant son départ, cependant, il avait eu soin de recommander tout particulièrement le jeune Français au cardinal Barberini, neveu du Pape; mais le cardinal, presque aussitôt, avait dû quitter Rome pour se rendre en France et en Espagne en qualité de légat du Saint-Siége. Ces circonstances, que nul n’eût pu prévoir, mirent Poussin dans une position critique qui lui rappelait ses plus mauvais jours. Sans protecteurs, sans amis, sans argent, dans une ville étrangère dont il ne savait pas encore la langue, il eut grand’peine dans les premiers temps à trouver le placement de quelques tableaux à des prix dérisoires. On cite entre autres deux batailles, toiles grandes d’au moins deux pieds, qui lui furent payées au prix de sept écus chacune. Par bonheur, il ne tarda pas à faire connaissance avec des artistes, aussi peu fortunés que lui, sans doute, mais plus anciennement établis dans la ville, et comme lui, pleins de feu et d’ardeur, le peintre Algardi, depuis l’Algarde, et le sculpteur Duquesnoy, dit le Flamand, dont les modèles d’enfants ornent tous les ateliers. Les trois artistes s’entr’aidèrent autant qu’ils purent; mais les ressources de chacun étaient plus que bornées, et cette intimité presque fraternelle leur fut surtout utile et avantageuse au point de vue du progrès de leur art par l’échange continuel d’idées et la communauté des études, auxquelles ne manquait pas le conseil intelligent. Poussin, en dépit des obstacles résultant de sa situation précaire, marchait à son but avec une héroïque persévérance: il copiait sans relâche les antiques, dont il s’efforçait de s’assimiler les plus beaux types, s’instruisait dans l’anatomie, etc. Il put aussi profiter des conseils du Dominiquin, dont il s’était déclaré hardiment et généreusement l’admirateur et le partisan, alors que, dans Rome, la foule des amateurs et des jeunes peintres ne jurait que par le Guide.

La situation de l’artiste cependant était loin de s’améliorer sous certains rapports; car, c’est à peu près vers cette époque qu’il écrivait au commandeur Cassiano del Pozzo, qui fut son zélé protecteur et son ami:

«Après avoir reçu de vous et des vôtres tant de bienfaits, je crains bien que vous me taxiez d’indiscrétion... Mais réfléchissant que tout ce que vous avez fait pour moi vient des sentiments de bonté et de générosité qui vous animent, et ne pouvant, à cause d’une incommodité qui m’est survenue, aller chez vous en personne, je me suis enhardi à vous écrire pour vous supplier de venir à mon secours; car je suis presque toujours malade et n’ai d’autre ressource pour subsister que mes ouvrages.»

Le commandeur envoya 40 écus romains à l’artiste; ce secours et l’arrivée prochaine du cardinal Barberini lui permettaient d’espérer de meilleurs jours, si son état maladif ne se fût aggravé par suite d’un évènement dont les conséquences auraient pu être plus sérieuses encore. Des difficultés étant survenues entre la cour de Rome et celle de France, il en résulta une vive irritation dans la ville contre les étrangers. Poussin, qui jusqu’alors avait continué de s’habiller à la française, se vit en butte, près des Quatre-Fontaines, à une agression armée de la part de quelques soldats; l’un d’eux lui porta un coup d’épée qu’heureusement Poussin put parer avec son carton; mais peu s’en fallut, la lame ayant glissé, qu’il n’eût deux doigts de la main enlevés ou mutilés, ceux précisément qui lui servaient à tenir le crayon. Il n’échappa pas sans peine à une nouvelle attaque et à la poursuite acharnée de son adversaire par une fuite précipitée.

L’émotion de cette scène, et cette course violente provoquèrent une rechute ou une aggravation du mal et l’artiste, forcé de s’aliter, se trouvait dans une situation des plus fâcheuses, «lorsqu’un de ses compatriotes, Jean Dughet, qui était cuisinier d’un sénateur romain, le tira de son misérable logement pour le recueillir dans sa maison où sa femme et lui le soignèrent avec une affectueuse sollicitude, comme ils auraient fait de leur fils. Sous ce toit hospitalier, il recouvra la santé et, six mois après, il épousa leur fille aînée, Marie Dughet qui avait été, elle aussi, un peu sa garde-malade[70].» Les noces furent célébrées à la fête suivante de Saint-Luc, patron et protecteur des peintres. La dot que Poussin reçut, quoique modeste, lui permit d’acheter une petite maison sur le mont Pincius d’où l’on découvre les plus beaux aspects de Rome. Aussi il s’y plut tellement qu’il s’y fixa pour toujours et ne l’eût pas échangée contre le plus magnifique palais dans un autre quartier.

Poussin, heureux au sein d’une famille selon son cœur, put dès lors se livrer en toute sécurité au travail, et, dans un intervalle de dix ans qui s’écoula depuis son mariage jusqu’au voyage en France, il fit un grand nombre de tableaux dont plusieurs comptent parmi ses meilleurs: la Peste des Philistins, la Manne, le Frappement du rocher, la Première suite des sacrements, faite pour le commandeur del Pozzo, mais qui semblait devoir mieux convenir au cardinal de Richelieu que les tableaux de Bacchanales peints pour lui dans le même temps.

Par les noms de ces amateurs on juge que Poussin n’était plus un débutant; déjà, en effet, sa renommée s’était répandue en France où le prônaient chaleureusement des protecteurs et amis, et entre tous M. de Chantelou à qui était destiné ce superbe tableau de la Manne, nommé plus haut, et qu’on voit maintenant au Louvre.

Ce fut le même M. de Chantelou qui fut chargé, à cette époque, par M. Sublet de Noyers, surintendant des bâtiments du roi, de décider Poussin à revenir en France, ce à quoi le grand artiste répugnait singulièrement ainsi qu’il s’en exprime dans une lettre à M. de Chantelou du 15 janvier 1638:

«Pour la résolution que monseigneur de Noyers désire de moi, il ne faut point s’imaginer que je n’aie été en grandissime doute de ce que je devais répondre: car, après avoir demeuré l’espace de quinze ans entiers dans ce pays-ci, assez heureusement, mêmement m’y étant marié, en l’espérance d’y mourir, j’avais conclu de moi-même de suivre le dire italien: Chi sta bene, non si muove (qui se trouve bien ne change pas). Mais, après avoir reçu une seconde lettre de M. Lemaire à la fin de laquelle il y en a une jointe de votre main, qui a servi à m’ébranler, mêmement à me résoudre de prendre le parti qu’on m’offre (etc.).»

Mais, dans le post-scriptum même de cette lettre, il paraît retirer cette adhésion, et il ne fallut rien moins qu’une nouvelle et pressante missive de M. de Noyers, et une lettre même du roi Louis XIII, non moins honorable pour le sujet que pour le prince, pour faire cesser toutes les hésitations de Poussin; et M. de Chantelou[71], venu à Rome sur ces entrefaites, le ramena en France avec lui (1640). L’artiste avait à cette époque quarante-sept ans.

Au fond du cœur cependant, il ne quittait pas sa chère Italie et Rome sans espoir de retour, bien au contraire, puisqu’il n’avait voulu prendre d’engagement que pour cinq ans, malgré les avantages de sa nouvelle position si grands qu’ils fussent et auxquels il ne faisait pas volontiers le sacrifice de sa tranquillité et de son indépendance. On peut croire surtout que, sous ce dernier rapport, il n’adhéra qu’à contre-cœur et comme forcé et contraint, à la clause du contrat formulée en ces termes dans la lettre de M. de Noyers: «Il reste à vous dire une seule condition qui est que vous ne peindrez pour personne que par ma permission; car je vous fais venir pour le Roi et non pour les particuliers, ce que je ne vous dis pas pour vous exclure de les servir, mais j’entends que ce ne soit que par mon ordre.»

Cependant l’accueil que reçut l’artiste dépassa de beaucoup son espérance et même toutes les promesses qui lui avaient été faites, et prouve qu’aux yeux de ses contemporains, il était déjà le Poussin de la postérité. Voici comment lui-même, dans une lettre au commandeur del Pozzo nous raconte son arrivée:

«Reçu très honorablement à Fontainebleau, dans le palais d’un gentilhomme auquel M. de Noyers, secrétaire d’État, avait écrit à ce sujet, j’ai été traité splendidement. Ensuite, je suis venu dans la voiture du même seigneur à Paris. A peine y fus-je arrivé, que je vis M. de Noyers qui m’embrassa cordialement en me témoignant toute la joie qu’il avait de mon arrivée.

»Je fus conduit le soir, par son ordre, dans l’appartement qui m’avait été destiné. C’est un petit palais, car il faut l’appeler ainsi. Il est situé au milieu des Tuileries. Il est composé de neuf pièces en trois étages sans les appartements d’en bas qui en sont séparés. Il y a en outre un beau et grand jardin rempli d’arbres à fruits, avec une grande quantité de fleurs, d’herbes et de légumes; trois petites fontaines, un puits, une belle cour dans laquelle il y a d’autres arbres fruitiers; j’ai des points de vue de tous côtés, et je crois que c’est un paradis.

»En entrant dans ce lieu, je trouvai le premier étage rangé et meublé noblement, avec toutes les provisions dont on a besoin, même jusqu’à du bois et un tonneau de bon vin vieux de deux ans.

»J’ai été fort bien traité pendant trois jours, avec mes amis, aux dépens du Roi. Le jour suivant, je fus conduit par M. de Noyers chez Son Éminence le cardinal de Richelieu, lequel, avec une bonté extraordinaire, m’embrassa et, me prenant par la main, me témoigna d’avoir un très-grand plaisir de me voir.

»Trois jours après, je fus conduit à Saint-Germain, afin que M. de Noyers me présentât au Roi, lequel était indisposé, ce qui fut cause que je n’y fus introduit que le lendemain matin, par M. Le Grand (Cinq-Mars), son favori. Sa Majesté, remplie de bonté et de politesse, daigna me dire les choses les plus aimables et m’entretint pendant une demi-heure en me faisant beaucoup de questions. Ensuite, se tournant vers les courtisans, elle dit: Voilà Vouet bien attrapé! Puis Sa Majesté m’ordonna de grands tableaux pour les chapelles de Saint-Germain et de Fontainebleau. Lorsque je fus retourné dans ma maison, on m’apporta, dans une belle bourse de velours, deux mille écus en or; mille écus pour mes gages, et mille écus pour mon voyage, outre toutes mes dépenses. Il est vrai que l’argent est bien nécessaire en ce pays-ci où tout est si cher.»

En lisant cette lettre, si naïvement charmante et qu’on aurait regret à ne pas reproduire en entier, on partage l’émotion de Poussin et l’on est touché de ces attentions si délicates, non moins que de ces honneurs singuliers qui témoignent chez les illustres protecteurs d’une estime si haute de l’art et de l’artiste. Il fallait à notre peintre au moins autant de raison que de génie pour garder son sang-froid, et ne pas se trouver étourdi de cette faveur soudaine et éclatante, à l’exemple du pauvre Vouet «qui, dit M. Bouchitté, dans la prospérité, ne sut conserver ni la modestie, ni le désintéressement convenables.» Ce qui explique et justifie le mot autrement cruel de Louis XIII. Mais Poussin était un caractère d’une meilleure trempe et bien lui en prit; car il ne devait pas tarder à avoir la preuve, par une expérience personnelle, de ce qu’il avait appris par la lecture et la réflexion, c’est que, dans le monde, à la cour surtout, il ne faut que peu se fier aux apparences flatteuses et qu’alors précisément que la fortune vous rit davantage, on doit s’attendre de sa part à quelque méchant retour.

Tout cependant pour l’instant souriait à Poussin, pour qui la France était le vrai pays de Cocagne, comme il le dit si bien dans sa jolie lettre de remerciement à M. de Chantelou: «Monsieur et patron, mardi dernier, après avoir eu l’honneur de vous accompagner à Meudon et y avoir été joyeusement, à mon retour, je trouvai que l’on descendait en ma cave un muids de vin que vous m’aviez envoyé. Comme c’est votre coutume de faire regorger ma maison de biens et de faveurs, mercredi, j’eus une de vos gracieuses lettres par laquelle je vis que particulièrement vous désiriez savoir ce qu’il me semblait dudit vin. Je l’ai essayé avec mes amis aimant le piot (oh! oh! grave Poussin!); nous l’avons trouvé très-bon, et je m’assure, quand il sera rassis, qu’on le trouvera excellent. Du reste, nous vous servirons à souhait, car nous en boirons à votre santé, quand nous aurons soif, sans l’épargner; aussi bien, je vois que le proverbe est véritable qui dit: «Qui chapon mange, chapon lui vient.» Mêmement, hier, M. de Costage m’envoya un pâté de cerf si grand que l’on voit bien que le pâtissier n’en a retenu sinon les cornes. Je vous assure, monsieur, que désormais je ne manquerai pas à commencer par le dimanche de me réjouir, comme je fis le dimanche passé, afin que la semaine suivante soit ce qu’on dit, que toute l’année est au pays de Cocagne. Je vous suis le plus obligé homme du monde, comme aussi je vous suis le plus dévotieux serviteur de tous vos serviteurs.»

Tout cela n’est-il pas dit le plus agréablement du monde et assaisonné du pur sel attique. Voilà certes un homme heureux; joignez à cela le bonheur de l’inspiration; car Poussin, n’ayant pas tardé à reprendre ses pinceaux, fit, pour le noviciat des Jésuites, son tableau de saint François-Xavier ressuscitant une jeune fille, un chef-d’œuvre, quoique l’artiste eût été fort pressé de l’exécuter, tant à cause de l’époque fixée que par la multitude et la diversité de ses autres occupations. Bien qu’il fût convenu, avant son départ, qu’on ne l’occuperait en France qu’à peindre «des tableaux et des plafonds,» on ne laissa pas de lui demander diverses autres choses, des dessins pour tapisseries, des frontispices pour livres, etc. Aussi se plaint-il assez vivement à son protecteur et ami: «Vous m’excuserez, monsieur, si je parle si librement; mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m’est aussi contraire et ennemie comme est la lumière, les ténèbres.»

Et, tout en menant de front ces travaux et d’autres plus sérieux, il lui fallait donner la meilleure part de son temps aux études de la grande galerie du Louvre, pour laquelle surtout il avait été appelé. Mais ses projets, qui avaient fait rejeter les plans de l’architecte du roi, Lemercier, contrariaient fort aussi le peintre Fouquières, chargé de peindre dans la galerie des vues de France; il en résulta contre Poussin des hostilités qui furent pour lui une source incessante d’ennuis et de déboires auxquels ne fut pas étranger sans doute Vouet, qui ne pouvait lui pardonner le mot de Louis XIII.

Ajoutons qu’il avait aussi à souffrir du climat qui était alors ce que nous le voyons aujourd’hui, hélas! témoin cette lettre au commandeur del Pozzo:

LETTRE DE POUSSIN AU COMMANDEUR DEL POZZO.

«14 mars 1642.

«Telles sont les variations de ce climat. Il y a quinze jours, la température était devenue extrêmement douce: les petits oiseaux commençaient à se réjouir dans leurs chants de l’apparence du printemps; les arbrisseaux poussaient déjà leurs bourgeons; et la violette odorante, avec la jeune herbe, recouvraient la terre qu’un froid excessif avait rendue, peu de temps auparavant, aride et pulvérulente. Voilà qu’en une nuit un vent du nord, excité par l’influence de la lune rousse (ainsi qu’ils l’appellent dans ce pays), avec une grande quantité de neige, viennent repousser le beau temps qui s’était trop hâté, et le chassent plus loin de nous certainement qu’il ne l’était en janvier. Ne vous étonnez donc pas si j’ai abandonné les pinceaux, car je me sens glacé jusqu’au fond de l’âme.»

Malgré les égards dont il était toujours l’objet de la part de ses illustres protecteurs, Poussin commença à tourner les yeux vers Rome, où il avait joui tant d’années d’une paix profonde et de la pleine liberté d’un travail selon son goût et à ses heures. Aussi ne tarda-t-il pas à solliciter la permission, qu’il n’obtint pas sans peine, de faire un voyage en Italie, pour en ramener sa femme qu’il y avait laissée peut-être avec intention. Tout probablement aussi qu’il partait avec l’arrière-pensée, s’il était possible, de rester là-bas; ce qui n’eût pas été facile, cependant, après les bienfaits et les honneurs dont l’avaient comblé le roi, comme le cardinal. Mais les évènements se chargèrent, bientôt après, de lui rendre sa liberté. Poussin arrivait à Rome vers la fin de septembre 1642. Un mois après, il apprenait la mort de Richelieu, que le roi suivit de près dans la tombe, et M. de Noyers était éloigné des affaires. Poussin s’affermit complètement dans sa résolution de ne plus quitter sa petite maison du monte Pincio; ce ne fut pas pourtant sans quelques combats.

Car qui n’a dans la tête
Un petit grain d’ambition?

«Je vous assure, écrit-il à M. de Chantelou, que, dans la commodité de ma petite maison et dans le peu de repos qu’il a plu à Dieu de me prolonger, je n’ai pu éviter un certain regret qui m’a percé le cœur jusqu’au vif; en sorte que je me suis trouvé ne pouvoir reposer ni jour ni nuit; mais à la fin, quoi qu’il m’arrive, je me résous de prendre le bien et de supporter le mal.»

[67] Vidas de los Españoles célebres.

[68] Histoire de Poussin, 2e édit., Didier, éditeur.

[69] Bouchitté, Histoire de Poussin.

[70] Maria Graham, Mémoires sur la vie de Poussin.

[71] Conseiller maître d’hôtel du roi, depuis intendant de la maison, domaines et finances de Monsieur, frère de Louis XIV.

II

Poussin, établi de nouveau à Rome, reprit ses habitudes de vie régulière et laborieuse qui lui permirent de produire des tableaux en si grand nombre, malgré la correction et la conscience qu’il apportait dans son travail, que M. Dussieux, l’auteur des Artistes français à l’étranger, n’a pas catalogué moins de deux cent quatre-vingt-quatre tableaux et esquisses dans les principales galeries de l’Europe; les musées français en comptent quarante, en outre des collections particulières.

La vie de Poussin, concentrée dans sa famille et dans son atelier, n’était pas seulement celle d’un artiste supérieur passionné pour son art, et toujours préoccupé du mieux possible; c’était celle d’un bon père de famille comme d’un sage, d’un philosophe, mais d’un philosophe chrétien.

Il n’avait pas eu d’enfants de sa femme; mais il devint comme le père adoptif de ses deux jeunes beaux-frères Gaspard et Jean Dughet, qu’il éleva avec un soin particulier et dont il fit des artistes distingués, de Gaspard dit le Guaspre surtout. A propos du premier, une curieuse lettre de Poussin prouve, avec son esprit vif et fin, sa sollicitude pour ses parents. Elle est datée du 1er avril 1663, à l’époque des difficultés entre la France et la cour de Rome, par suite de l’insulte faite à l’ambassadeur par la garde corse, incident qui troublait toutes les têtes, beaucoup de gens voyant déjà les Français aux portes de Rome. Poussin écrit à M. de Chantelou:

«Une chose me fâche, qui est la peine que vous avez prise d’employer la faveur de M. de Colbert, que vous devez réserver pour les occasions urgentes, à la réquisition de mon fou de beau-frère qui, s’imaginant qu’ayant dessus sa porte les armes du Roi, il serait à couvert de tout danger, posé qu’il arrive du désordre en cette ville par notre nation, sans que jamais il m’en ait communiqué une seule parole, étant sa coutume de faire toutes choses assez témérairement et sans conseil; il m’a confié d’avoir écrit comme pour lui de cette sauve-garde à un sien ami, le sieur Vinot. Je ne sais comment cela est allé jusqu’à vous: j’en suis innocent. Je vous supplie d’excuser l’ignorance de ce pauvre garçon insensé de la peur que lui et beaucoup d’autres ont des armes françaises qui, si elles venaient à paraître ici près, on trouverait plusieurs morts sans blessures.»

Si, dans cette lettre, l’artiste fait preuve d’esprit et de sens, dans une autre au même, il montre comment la juste fierté et la franchise peuvent se concilier avec les égards dus à l’amitié. M. de Chantelou, ayant vu chez un autre amateur, M. Pointel, des tableaux de Poussin qui lui semblaient préférables aux siens, eut la faiblesse d’en concevoir quelque jalousie, et le tort plus grand d’en écrire à Poussin dans des termes dont celui-ci eût pu être blessé. L’artiste répond en termes dignes, mais sans aucune amertume: «Il est aisé pour moi de repousser le soupçon que vous avez que je vous honore moins que quelques autres personnes et que j’ai moins d’attachement pour vous que pour elles... Je n’en veux pas dire davantage; il faudrait sortir des termes de l’attachement que je vous ai voué. Croyez certainement que j’ai fait pour vous ce que je ne ferais pour personne vivante, et que je persévère toujours dans la volonté de vous servir de tout mon cœur. Je ne suis point homme léger ni changeant d’affections; quand je les ai mises en un sujet, c’est pour toujours. Si le tableau de Moïse trouvé dans les eaux du Nil, que possède M. Pointel, vous a charmé lorsque vous l’avez vu, est-ce un témoignage pour cela que je l’ai fait avec plus d’amour que les autres? Ne voyez-vous pas bien que c’est la nature du sujet et votre propre disposition qui sont cause de cet effet, et que les sujets que je traite pour vous doivent être représentés d’une autre manière? C’est en cela que consiste tout l’artifice de la peinture. Pardonnez ma liberté si je dis que vous vous êtes montré précipité dans le jugement que vous avez fait de mes ouvrages. Le bien juger est très-difficile si l’on n’a en cet art grande théorie et pratique jointes ensemble. Nos appétits n’en doivent pas juger seulement, mais aussi la raison.»

Cette noble fierté s’unissait chez l’artiste à la modestie en même temps qu’au désintéressement et à l’esprit de justice: «Il était si régulier, dit Félibien, à ne prendre que ce qu’il croyait lui être légitimement dû, que, plusieurs fois, il a renvoyé une partie de ce qu’on lui donnait, sans que l’empressement qu’on avait pour ses tableaux et le gain que quelques particuliers y faisaient lui donnât l’envie d’en profiter. Aussi on peut dire de lui qu’il n’aimait pas tant la peinture pour le fruit et pour la gloire qu’elle produit que pour elle-même et pour le plaisir d’une si noble étude et d’un exercice si excellent[72]».

Que ces idées diffèrent de celles qui ont cours aujourd’hui et sont le mobile de la plupart des artistes!

A propos de l’envoi de son portrait à M. de Chantelou (29 août 1650), il lui écrit: «Il n’y a non plus de proportion entre l’importance réelle de mon portrait et l’estime que vous voulez bien en faire, qu’entre le mérite de cette œuvre et le prix que vous y mettez; je trouve des excès dans tout cela. Je me promettais bien que vous recevriez mon petit présent avec bienveillance, mais je n’en attendais rien davantage et ne prétendais pas que vous m’en eussiez de l’obligation. Il suffirait que vous me donnassiez place dans votre cabinet de peintures sans vouloir remplir ma bourse de pistoles, c’est une espèce de tyrannie que de me rendre tellement redevable envers vous que jamais je ne puisse m’acquitter.»

La modération de ses désirs assurait ainsi la pleine indépendance de son génie à l’artiste toujours assez riche, grâce à la simplicité de sa vie dont nous trouvons une preuve dans cette jolie anecdote racontée par Félibien: «M. Camille Massimi, qui depuis a été cardinal, étant allé lui rendre visite, il arriva que le plaisir de la conversation l’arrêta jusqu’à la nuit. Comme il voulut s’en aller et qu’il n’y avait que Le Poussin qui le conduisait avec la lumière à la main, M. Massimi, ayant peine à le voir lui rendre cet office, lui dit qu’il le plaignait de n’avoir pas seulement un valet pour le servir.

«Et moi, répartit Poussin, je vous plains bien davantage, monseigneur, de ce que vous en avez plusieurs.»

Voici, racontée par Bellori, une autre anecdote d’un genre différent, mais curieuse aussi: Un jour, il se promenait au milieu des ruines avec un étranger désireux d’emporter dans sa patrie quelque précieux fragment:—Je veux, lui dit Poussin, vous donner la plus belle antiquité que vous puissiez désirer.

Puis il ramassa dans l’herbe un peu de sable, des restes de ciment mêlés à de petits morceaux de porphyre et de marbre presque réduits en poudre, et les donnant à son compagnon, il lui dit:

—Seigneur, emportez cela et dites: Cette poussière est l’antique Rome.

Un riche amateur lui montrant un tableau de sa façon, il lui dit:

—Il ne manque à l’auteur pour être bon peintre que d’être moins riche.

On lui demandait quel fruit il avait recueilli de son expérience?

—Celui de pouvoir vivre avec tout le monde.

Poussin, grâce à sa vie régulière, avait joui longtemps, quoique assez peu robuste, d’une bonne santé; mais en 1657, les infirmités, triste suite de l’âge, commencèrent à se faire sentir; il eut une première atteinte de paralysie et il écrivit à M. de Chantelou: «Si la main me voulait obéir, je pourrais, je crois, la conduire mieux que jamais; mais je n’ai que trop d’occasions de dire ce que disait Thémistocle en soupirant, sur la fin de sa vie, que l’homme décline et s’en va lorsqu’il est prêt à bien faire. Je ne perds pas le courage pour cela; car tant que la tête se portera bien, quoique la servante soit débile, il faudra que celle-ci observe les meilleures et les plus excellentes parties de l’art qui sont du domaine de l’autre.»

Grâce à cette énergie de volonté, Poussin continua de travailler et, presque jusqu’à la fin de sa vie, il tint les pinceaux, malgré le tremblement de sa main; les tableaux de cette dernière période, qu’on ne peut appeler de déclin, parmi lesquels se trouvent les Quatre saisons, ne sont inférieurs à aucun des précédents et peut-être ils les surpassent par la poésie sublime, surtout les derniers, cet Hiver ou ce Déluge qu’on a si justement appelé le Chant du cygne.

Au commencement de l’année 1664, Poussin perdit sa femme, sa chère Marie Dughet. La lettre par laquelle il annonce ce malheur à son ami et qu’il lui fallut dix jours pour écrire ou dicter, tant il était déjà malade lui-même, est des plus touchantes; c’est bien le cœur qui parle: «.... Quand vous connaîtrez la cause de mon silence, non-seulement vous m’excuserez, mais vous aurez compassion de mes misères. Après avoir, pendant neuf mois, gardé dans son lit ma bonne femme malade d’une toux et d’une fièvre d’étisie qui l’ont consumée jusqu’aux os, je viens de la perdre quand j’avais le plus besoin de son secours. Sa mort me laisse seul, chargé d’années, paralytique, plein d’infirmités de toutes sortes, étranger et sans amis; car en cette ville il ne s’en trouve point. Voilà l’état auquel je suis réduit; vous pouvez vous imaginer le demeurant.

«Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer longtemps, j’ai voulu me disposer au départ. J’ai fait pour cet effet un peu de testament par lequel je laisse plus de 10,000 écus à ces pauvres parents qui demeurent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorants qui, ayant après ma mort à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours d’une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je vous viens supplier de leur prêter la main.»

Au mois de janvier 1665, il écrit à Félibien: «Il y a quelque temps que j’ai abandonné les pinceaux, ne pensant plus qu’à me préparer à la mort; j’y touche du corps, c’est fait de moi.»

Ses pressentiments ne le trompaient pas; la même année, il suivait sa femme dans la tombe (29 novembre 1665).

Est-il besoin d’ajouter que l’artiste qui avait dû à la religion tant de belles inspirations et qui toujours s’efforça de conformer sa vie à ses saints enseignements, ainsi qu’en témoignent les biographes et mieux encore sa correspondance, ne se démentit pas à la dernière heure et que sa mort fut conforme à sa vie: «L’artiste qui avait si souvent médité sur des sujets religieux, dit son dernier historien (d’après une lettre de J. Dughet) mourut en chrétien, et les prêtres appelés pour sanctifier ses derniers moments mêlèrent aux pieux accents de la religion les larmes que leur arrachait la mort d’un si grand homme.»

«Il n’y a peut-être jamais eu de particulier plus profondément regretté que Nicolas Poussin, dit un biographe étranger dont le témoignage n’est pour nous que plus précieux. La douce vivacité de sa conversation, la tendre bienveillance avec laquelle il traitait ses amis et ses parents, la modestie de son caractère qui l’empêchait de blesser personne, et enfin la manière facile et l’abandon avec lequel il parlait de son art, rendaient sa société inestimable soit qu’on le considère comme peintre ou comme simple particulier. Sa mort causa une sensation générale dans Rome, sa patrie adoptive; tous les amis de l’art se réunirent pour accompagner ses restes à l’église Santo-Lorenzo in Lucina où il fut enseveli et où l’on voit deux inscriptions latines en son honneur[73]

Voici le portrait que Félibien nous a laissé de son ami et qu’il semble intéressant de pouvoir comparer avec celui qu’on voit au Louvre, peint par Poussin lui-même: «Son corps était bien proportionné, sa taille haute et droite; l’air de son visage, qui avait quelque chose de noble et de grand, répondait à la beauté de son esprit et à la bonté de ses mœurs. Il avait, il m’en souvient, la couleur du visage tirant sur l’olivâtre, et ses cheveux noirs commençaient à blanchir lorsque nous étions à Rome. Ses yeux étaient vifs et bien fendus, le nez grand et bien fait, le front spacieux et la mine résolue... Il disait assez volontiers ses sentiments; mais c’était toujours avec une honnête liberté et beaucoup de grâce. Il était extrêmement prudent dans toutes ses actions, retenu et discret dans ses paroles, ne s’ouvrant qu’à ses amis particuliers.»

Le 18 juin 1851, une statue de Poussin, due à une souscription nationale, a été érigée aux Andelys. Il n’arrivera plus aux étrangers, dit un journal à cette occasion, ce qui arriva naguères à un voyageur anglais que la gloire de Poussin avait attiré aux Andelys. Ce voyageur, ne voyant aucun monument, aucune inscription qui lui rappelât le grand peintre, s’adressa au premier bourgeois qu’il vit passer et lui demanda la maison de Poussin.

—La maison de Poussin, reprit le bourgeois, je ne crois pas que ce monsieur ait jamais demeuré dans la ville; car j’y suis établi moi-même depuis longtemps et je n’en ai jamais entendu parler.

Voilà la gloire humaine!

[72] Entretiens sur les Peintres.

[73] Maria Graham. Mémoires sur la vie de Poussin.

III

Plus heureux avec Poussin qu’avec Lesueur, nous n’avons point été dans l’embarras quant aux renseignements biographiques, trop rares pour le dernier, et qu’il nous fallait au préalable examiner ou discuter. Pour le Poussin, au contraire, les matériaux abondent parfaitement authentiques et qui nous font connaître cet homme illustre dont la vie est si pleine d’enseignements de toute manière qu’on n’a point à s’étonner que les médailles données aux lauréats de l’École des Beaux-Arts soient frappées à son effigie. Le précieux trésor de la correspondance de Poussin nous a permis de contrôler et de compléter les autres renseignements, puisés d’ailleurs aux meilleures sources et, tout en choisissant avec le regret de laisser de côté bien des passages fort tentants pour la citation, notre biographie s’est étendue plus sans doute que nous ne l’avions pensé. Aussi serons-nous forcé d’être plus court dans notre appréciation artistique et nous insisterons moins sur le détail. L’homme étant bien connu par ses actions, et surtout par sa correspondance, il est plus facile de porter un jugement d’ensemble et cependant motivé sur son œuvre, et d’être assez complet et précis, même en s’en tenant aux grandes lignes.

«Prompt à concevoir, habile à bien choisir, Le Poussin ne pouvait manquer de bien réussir dans ses entreprises... Comme un peintre savant, il ennoblissait, par la sublimité de ses pensées, les sujets les plus communs; il les traitait avec beaucoup d’élégance; un jugement solide accompagnait tout ce qu’il faisait. Excellent dessinateur, grand historien, grand poète, sage compositeur, ne mettant pas une seule figure qu’il n’en connût la nécessité, grand paysagiste, personne n’a mieux connu les différentes affections de l’âme et les divers effets de la nature... Son pinceau, libre et hardi dans sa touche, retranchait, ajoutait à son gré et même corrigeait l’antique.»

Ainsi s’exprime d’Argenville auquel on ne peut qu’applaudir. Le maître n’est pas seulement admirable dans la composition savante, dans l’habile exécution, il réussit merveilleusement parfois dans les expressions, témoin le tableau de la Résurrection d’une jeune Fille par saint François-Xavier, qu’on admire dans le salon d’honneur, au Louvre, en regrettant qu’il soit placé si haut; car il mériterait bien plus que telle ou telle toile, qui n’a de valeur que par l’exécution, de briller au premier rang. Quelle vérité et quel pathétique dans la scène rendue avec tant d’énergie malgré la sévère et sobre exécution! Rien de trop, mais aussi rien de moins. Et l’on sent que la soudaineté de l’improvisation, que l’illumination du génie n’a pas plus manqué ici que la forte méditation qui, dans le recueillement de la solitude, la prépare. Que de grandeur et tout à la fois de sagesse et de simplicité! Quel calme et quelle sublime confiance dans la figure du saint! Quelle vivacité et quelle variété d’expressions sur les traits des assistants! Que dire surtout de la figure de la mère sur laquelle on voit si étonnamment confondues les impressions de la joie et de la douleur au plus haut degré, et entre lesquelles son cœur est partagé, mais de façon à ce qu’on sente bien que la première a le dessus!

Poussin est admirable pour rendre avec toute leur énergie certaines expressions, mais sans jamais faire grimacer les figures, et l’on comprend qu’il ne faisait que transporter sur la toile ce qu’il avait observé dans la nature. «Comme Léonard de Vinci, sa coutume était d’écrire et de dessiner dans un livre qu’il portait sur lui tout ce qu’il remarquait.»

Dans ce superbe tableau du Jugement de Salomon, on ne sait ce qu’il faut admirer davantage, ou la figure du juge au regard perçant et formidable dans son impassibilité, attestant le calme de la justice, ou les têtes des deux mères si fortement contrastées, presque trop: l’une, type horrible avec son masque émacié et verdâtre, type affreux de la laideur méchante, envieuse, haineuse; l’autre, suppliante, désolée, mais noble et belle autant qu’il est permis d’en juger, car elle se perd un peu dans la demi-teinte. Faut-il blâmer le maître à ce sujet comme à propos du Germanicus mourant, qui fait dire à d’Argenville: «A l’exemple de Timanthe, qui a su couvrir le visage d’Agamemnon dans le sacrifice d’Iphigénie, n’osant pas outrer les ressources de l’art, en essayant d’exprimer sur la toile l’excès de la douleur et de la joie de ce père; Le Poussin, dans la Mort de Germanicus, a su de même couvrir le visage d’Agrippine, sa femme, comme il a déjà été remarqué. Ces deux hommes célèbres se sont frustrés l’un et l’autre en s’efforçant d’atteindre à la perfection de pouvoir exprimer les grandes passions.»

Le tableau de saint François-Xavier prouve que chez Poussin ce n’était ni timidité ni impuissance. Et combien d’autres toiles encore on pourrait citer, où les expressions sont étonnantes encore par la vérité comme par la vivacité: la Femme adultère, Ananie et Saphire, l’Aveugle de Jéricho, etc. Dans ce dernier tableau, avec quel art merveilleux, sur les figures des nombreux assistants dans l’attente du miracle, ce sentiment énergique de la curiosité se diversifie mélangé chez quelques-uns avec l’espérance joyeuse, chez les autres avec l’anxiété, avec la crainte provenant d’une basse jalousie! Et l’aveugle sur les yeux duquel pèse encore ce terrible bandeau de la cécité, et qui, de ses mains étendues et hésitantes, cherche à tâtons son point d’appui, quelle superbe figure! Comme cela est peint, dessiné, modelé! Quelle correction et quelle beauté mais sans rien pourtant qui sente la convention! La tête du Christ laisse à désirer, comme caractère et comme noblesse, dans ce tableau, ainsi que dans plusieurs autres parmi les tableaux que nous connaissons. Le maître fut plus heureux, ce semble, dans les deux belles séries des sept Sacrements, popularisées par la gravure et qui, pour la gravité de la composition, le style, les expressions, sont si dignes d’un peintre chrétien.

Toutefois, pour l’onction habituelle, au moins pour la profondeur et l’énergie de l’accent religieux, j’ose dire que Poussin n’a pas égalé Lesueur, auquel il doit céder aussi dans les sujets gracieux. Je ne puis, toujours sincère dans mes plus grandes admirations mêmes, partager l’opinion de la plupart des biographes et des critiques, qui veulent que, dans ce genre encore, Poussin triomphe et reste égal à lui-même. Non, dans les Bacchanales et autres sujets mythologiques, je lui trouve une certaine pesanteur, une certaine lourdeur, et ses nudités sont loin d’être aussi chastes que celles du peintre de l’hôtel Lambert, dont elles n’ont pas, tant s’en faut, le coloris ravissant. Le malheur même a voulu, supposé que ce fût un malheur, que pour la plupart des tableaux en ce genre, le coloris se soit complètement dénaturé, poussant tantôt au noir, tantôt au bleu foncé, à la teinte vert-de-gris, quand il s’est conservé si parfaitement dans certaines autres toiles du maître, le Ravissement de saint Paul, par exemple, le Moïse sauvé des eaux, la Manne, ce chef-d’œuvre qui est bien le tableau que voulait faire Poussin, d’après sa lettre à Jacques Stella:

«J’ai trouvé une certaine distribution pour le tableau de M. de Chantelou et certaines attitudes naturelles, qui font voir dans le peuple juif la misère et la faim où il était réduit, et aussi la joie et l’allégresse où il se trouve, l’admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu’il a pour son législateur; avec un mélange de femmes, d’enfants et d’hommes, d’âges et de tempéraments différents, choses qui, comme je le crois, ne déplairont pas à ceux qui les sauront bien lire.»

Mes observations relatives au coloris pourraient également s’appliquer à la plupart des paysages de Poussin, si merveilleusement conservés, le Diogène, l’Eurydice, la Grappe, ce paysage aux vastes horizons, peint d’une façon si hardie et si sûre par la main de ce septuagénaire paralytique à demi. On pourrait presque dire que Poussin n’est jamais plus admirable que dans ses paysages, si majestueusement poétiques, parce qu’il s’inspirait dans ces œuvres plus librement, plus directement de la nature, et qu’entre elle et lui ne s’interposait pas le modèle antique, comme cela lui arrivait souvent, fût-ce à son insu, pour ses tableaux d’histoire, qui parfois donnent l’idée du bas-relief et dont les personnages, ainsi que dans la Rebecca, par l’immobilité de leurs attitudes comme par la perfection trop égale de leurs formes semblables, ont un peu l’air de statues. J’imagine que si l’on venait à retrouver quelque tableau d’Apelles, Zeuxis ou Protogènes, il se rapprocherait de ce modèle.

Il y a du vrai, quoique non peut-être sans quelque exagération dans ces réserves de d’Argenville: «Cette étude particulière des figures et des bas-reliefs antiques, en lui acquérant un dessin très-correct et de beaux contours, lui avait donné en même temps un coloris faible et une manière dure et sèche qui tenait encore du marbre... On pourrait souhaiter que le Poussin eût moins négligé la partie du clair-obscur et du coloris. La nature, souvent consultée, aurait donné à ses figures cet air de vérité et de vivacité qui y manque (oh! pas toujours, monsieur l’Aristarque). On les trouve souvent plus dures que délicates; ses draperies sont toutes d’une même étoffe, avec trop de plis. Pouvait-il ignorer que l’objet de la peinture, qui diffère de celui de la sculpture, est de ne pas suivre si servilement l’antique et de sortir enfin du marbre? Si au lieu de regarder simplement les tableaux du Titien, du Giorgione, du Corrége, il les eût copiés plusieurs fois de suite, son coloris serait devenu meilleur, et il aurait profité des avantages que donne à un tableau un clair-obscur bien entendu.»

En regard de ce jugement, qui tempère les éloges précédents par trop de restrictions peut-être, mettons, comme correctif et comme contre-poids, celui d’un juge non moins compétent et que je cite volontiers, parce que dans son enthousiasme sincère vibre l’accent de la conviction, et que, quoique peintre, il se garde de l’admiration étroite et exclusive.

«On pourrait le comparer à Turenne; l’un fut peintre, comme l’autre fut général: tous les deux, profonds dans leur art, durent leur talent et leur renommée à de longs travaux et à de longues années; tous les deux, dédaignant la fortune, n’eurent jamais pour objet qu’une gloire plus solide que brillante; ils se ressemblent même par la figure: un air de simplicité, je ne sais quoi d’austère et de bon fait le caractère de leur physionomie.

«Le Poussin est le plus sage des peintres, et sans contredit un des plus savants: ses tableaux sont remplis de pensées; et plus on a de dignité et d’élévation dans l’âme, mieux on sent ses idées et plus elles en font naître de nouvelles... Souvent il a joint à la beauté, à la grandeur, une sorte de grâce sage et sévère, qui ne porte point les sens vers la volupté, mais qui plaît beaucoup à l’âme. Ses femmes ont toujours un air d’élévation et de vertu qui attache, inspire le respect, mais qui ne charme pas.

«... Eh! qui prouve comme lui que l’âme seule a place au premier rang dans la peinture? Qui prouve comme lui qu’une main adroite peut n’y être souvent qu’un instrument inutile? C’est d’une main paralytique et tremblante qu’il a peint plusieurs chefs-d’œuvre dont nous venons de parler (le Déluge entre autres); chefs-d’œuvre faits pour donner des leçons à tous les poètes de l’univers; que dis-je? Sans ce faible instrument il pouvait leur dicter assez d’idées pour servir de matière à des poèmes entiers. Un sentiment profond, calme, élevé, est la source du style noble et sublime du Poussin; génie neuf et la gloire de sa patrie: c’est un des hommes qui ont possédé plus de grandes parties de la peinture, et il est placé par beaucoup de gens à côté de Raphaël même[74]

Une anecdote en terminant:

«J’ai souvent admiré, dit Bonaventure d’Argonne, l’amour extrême que cet excellent peintre avait pour la perfection de son art. A l’âge où il était, je l’ai rencontré parmi les débris de l’ancienne Rome, et quelquefois dans la campagne et sur les bords du Tibre, qu’il dessinait et qu’il remarquait le plus à son goût. Je l’ai vu aussi rapportant dans son mouchoir des cailloux, de la mousse, des fleurs, et d’autres choses semblables, qu’il voulait peindre exactement d’après nature.

«Je lui demandai un jour par quelle voie il était arrivé à ce haut point d’élévation qui lui donnait un rang si considérable entre les plus grands peintres d’Italie: il me répondit modestement:

«—Je n’ai rien négligé!»

Une parole à méditer, jeunes artistes, ou plutôt jeunes gens, car pour toutes les carrières elle est vraie!

[74] Taillasson. Observations sur quelques grands peintres.


LA QUINTINIE (JEAN)


La Quintinie est une nouvelle preuve d’un fait que plusieurs fois déjà nous avons pris plaisir à constater, et que nous sommes heureux d’avoir l’occasion de rappeler: c’est que la gloire, la renommée la plus flatteuse n’est pas, comme on paraît trop souvent le croire, le privilége exclusif de certaines carrières, par exemple, les armes, les belles-lettres ou les beaux-arts; mais elle récompense volontiers aussi les efforts persévérants de l’homme de talent et parfois du génie qui, entraîné par sa vocation, choisit, de préférence à tant d’autres faites pour le tenter, la profession en apparence la plus modeste. Qu’est-ce, en effet, que La Quintinie? Un simple horticulteur ou dans un style moins moderne, un jardinier, et ce jardinier, élevant son métier à la hauteur d’un art, a mérité de compter parmi les hommes célèbres du règne de Louis XIV, le règne du grand roi. Puis encore, l’exemple de La Quintinie prouve que ce noble travail de la terre honore autant que pas un autre celui qui l’exerce, et que, pour la bêche quitter même l’une des professions dites libérales, ce n’est pas déchoir, mais s’élever dans l’estime de tout homme judicieux qui, avec le héros de l’antiquité, comprend que ce n’est pas la profession qui honore l’homme, mais l’homme la profession.»

En effet, La Quintinie (Jean), né à Chabannais (Angoumois), en 1626, après avoir fait ses études à Poitiers, vint à Paris où il se fit recevoir avocat; et, d’après un contemporain, l’abbé Lambert, «une éloquence naturelle, accompagnée des autres talents qui forment les grands orateurs, le fit briller dans le barreau, et lui concilia l’estime des premiers magistrats.»

L’un de ces derniers, M. Tamboneau, président en la chambre des comptes, conçut pour lui une telle estime qu’il le pria de se charger de l’éducation de son jeune fils, en accompagnant sa demande des offres les plus avantageuses. Soit que la profession d’avocat, malgré de brillants débats, ne tentât que médiocrement La Quintinie, soit que sa situation de fortune, voisine de la gêne, ne lui permît pas d’attendre, ou ce qui semble plus probable, qu’il pensât trop modestement de lui-même, il n’hésita point à accepter, et le président n’eut qu’à s’en féliciter pour son fils et pour lui-même.

«Quoique le précepteur fît sa principale occupation du soin qu’il devait à l’éducation de son jeune élève, dit l’abbé Lambert, cependant comme son emploi lui laissait bien des moments de libres, il les consacra tous à l’étude de l’agriculture pour laquelle il avait une forte inclination. Columelle, Varron, Virgile, et généralement tous les autres auteurs anciens et modernes, qui ont écrit sur cette matière, furent les sources dans lesquelles ce grand homme puisa ce fonds de science qui l’a mis en état de porter au plus haut degré de perfection l’art dans lequel il a exercé. L’avantage qu’eut La Quintinie d’accompagner son jeune élève en Italie lui procura de nouvelles lumières. Aucun des beaux jardins de Rome et des environs qui ne lui offrît quelque objet digne d’attention, et sur lequel il ne fît de savantes et utiles observations. Il ne lui manquait plus que de joindre la pratique à la théorie, et c’est ce qu’il fit, dès qu’il fut de retour en France. M. Tamboneau, qui ne cherchait que les occasions de l’obliger, se fit un plaisir de lui abandonner le jardin de sa maison (nouvellement construite à l’entrée de la rue de l’Université), en lui permettant d’y faire tous les arrangements qu’il jugerait les plus convenables.»

La Quintinie ne trompa point la confiance que lui témoignait le propriétaire, et sur le terrain qu’il pouvait disposer à son gré, il créa un grand et beau jardin en plein rapport au bout de peu d’années, et qui joignait, suivant le précepte du poète, l’agréable à l’utile. Si les fleurs récréaient la vue, proche de la maison, elle n’était pas moins réjouie par les carrés de superbes légumes, ou les fruits magnifiques qui mûrissaient à quelque distance. Tout en s’occupant des plantations nouvelles, l’habile horticulteur avait profité de ces travaux divers pour des observations et des expériences qui lui furent par la suite du plus grand profit. «Ainsi, dit M. Louvet, il constata qu’un arbre transplanté ne reçoit point de nourriture pour les racines qu’on lui a laissées, qui se sèchent et se pourrissent ordinairement; mais que tout le suc nourricier qu’il tire lui vient uniquement des nouvelles racines qu’il a poussées depuis qu’on l’a planté, d’où il suit qu’on doit débarrasser un arbuste qu’on transplante du plus grand nombre des racines qu’il possède avant de le mettre en terre. La Quintinie s’aperçut aussi que tout arbre fruitier, par une sorte d’inclination naturelle, porte toute sa sève sur les grosses branches et donne dès lors peu de fruits, et que par le retranchement de ces grosses branches, la sève vient dans les petites qui donnent du fruit. A ces découvertes, il en joignit beaucoup d’autres, qu’il consigna dans un Traité publié seulement après sa mort.»

Le jardin de l’hôtel Tamboneau, ouvert obligeamment aux amateurs distingués, fit connaître La Quintinie de la plupart d’entre eux, et en particulier du prince de Condé qui, après l’avoir entretenu avec un singulier plaisir, voulut recevoir de lui des leçons de son art.

La Quintinie ne fut pas moins bien accueilli lors d’un voyage qu’il fit en Angleterre. Présenté au roi Jacques II, celui-ci conçut une telle estime pour ses talents, que, voulant le retenir dans l’île, il lui fit les propositions les plus brillantes; mais l’offre de tous ces avantages et d’une pension considérable qui équivalait à une fortune, ne purent tenter La Quintinie qui ne pouvait se résigner, en vue même des plus magnifiques espérances, à dire pour toujours adieu à la patrie. Il revint en France où l’attendait la récompense, où l’attendaient la fortune et le bonheur. Louis XIV avait entendu parler de lui par le prince de Condé et quelques-uns des grands seigneurs de son entourage. Désirant compléter par un potager les jardins et le parc de Versailles, il fit venir La Quintinie et le chargea de tracer ce potager sur un assez mauvais terrain ayant servi autrefois de jardin, et qu’on avait abandonné comme trop peu fertile. Ce fut ce sol discrédité pourtant que l’on mit à la disposition de La Quintinie et dont il tira si bon parti, que le roi le chargea de créer un autre potager plus vaste et qui pût suffire à tous les besoins, lui laissant d’ailleurs lui-même choisir l’emplacement. Le choix de La Quintinie était fait déjà, lorsqu’un caprice de la cour vint contrarier ses projets. Au retour d’une grande chasse, le roi s’arrêta dans un endroit qui parut des plus agréables aux dames, et plusieurs d’entre elles de s’écrier que ce lieu serait excellent pour le potager, dont il était beaucoup parlé depuis quelque temps, et le prince, par une regrettable condescendance, en dépit de sa première décision, donna l’ordre à La Quintinie d’établir là son potager, pour lequel on ne pouvait mettre à sa disposition que trente-six arpents et d’un terrain des plus médiocres, tel même, que La Quintinie nous dit: «Qu’il était de la nature de ceux qu’on ne voudrait rencontrer nulle part.»

Il ajoute: «La nécessité de faire un potager dans une situation commode pour les promenades et la satisfaction du Roi a déterminé l’endroit où il est placé et qu’occupait auparavant, pour la plus grande partie, un étang fort profond; il a fallu remplir la place de cet étang, pour lui donner même une superficie plus haute que celle du terrain d’alentour; ce que l’on a fait au moyen de sables enlevés pour faire la pièce d’eau voisine, et dont il n’a pas fallu moins de dix à douze pieds de profondeur; mais pour avoir des terres qui fussent propres à mettre au-dessus de ces sables et les avoir promptement (sans une dépense trop excessive), on a été obligé de prendre de celles qui étaient les plus proches. Or, en les examinant sur le lieu, je trouvai qu’elles étaient une espèce de terre franche qui devenait en bouillie ou en mortier quand, après de grandes pluies, l’eau y séjournait beaucoup et se pétrifiaient, pour ainsi dire, quand il faisait sec... J’eus, dès la première année, à essuyer le plus grand mal qui me pouvait arriver, car il survint de si grandes et de si fréquentes averses d’eau que tout le jardin paraissait être devenu un étang, ou au moins une mare bourbeuse, inaccessible et surtout mortelle, et pour les arbres qui en étaient déracinés, et pour toutes les plantes potagères qui en étaient submergées; il fallut chercher un remède convenable à un si grand inconvénient.»

La Quintinie sut le trouver, et par une suite d’aménagements des plus ingénieux, la création d’un aqueduc entre autres où s’écoulaient les eaux, et la disposition toute nouvelle des carrés en dos de bahu (dos d’âne), il réussit au-delà même de ce qu’il avait espéré: «Mes carrés avec leurs plantes, dit-il, et mes plates-bandes avec leurs arbres se conservèrent dans le bon état où je les souhaitais et contribuèrent à la conservation et au bon goût de tout ce que j’y pouvais élever.»

Par une sorte de miracle, à force de persévérance et d’industrie, La Quintinie, sur ce sol si rebelle, avait créé un véritable paradis terrestre, que nous décrit ainsi un témoin oculaire:

Quel plaisir fut de voir les jardins pleins de fruits
Cultivés de sa main, par ses ordres conduits;
De voir les grands vergers du superbe Versailles,
Ses fertiles carrés, ses fertiles murailles,
Où, d’un soin sans égal, Pomone, tous les ans,
Elle-même attachait ses plus riches présents!
Là brillait le teint vif des pêches empourprées,
Ici le riche émail des prunes diaprées;
Là des rouges pavis le duvet délicat;
Ici le jaune ambré du roussâtre muscat:
Tous fruits dont l’œil sans cesse admirait l’abondance,
La beauté, la grosseur, la discrète ordonnance;
Jamais sur leurs rameaux également chargés,
La main si sagement ne les eût arrangés[75].

D’après ce qu’on raconte, c’était un des grands plaisirs du Roi de se promener dans ce jardin: «Louis XIV, dit Pluche, après avoir entendu Turenne ou Colbert, Racine ou Boileau, s’entretenait avec La Quintinie et se plaisait souvent à façonner un arbre de sa main.»

La Quintinie mettait à profit ces conversations pour faire sa cour au Roi. Connaissant que la figue était son fruit de prédilection, il mit tous ses soins à en perfectionner la culture, et dans son livre[76] il lui consacre de nombreux paragraphes et ne lui ménage pas les éloges: «Les bonnes figues mettent ici d’accord toutes ces contestations; elles emportent le prix, sans contredit, comme étant sûrement le fruit le plus délicieux qu’on puisse avoir en espalier.» Dans le chapitre qui précède, cependant, c’est la prune qui semblait avoir toutes les préférences de notre horticulteur: «Peu de gens se sont avisés de se déclarer sur ceci en faveur des bonnes prunes, je ne dis pas de toutes sortes de prunes, mais seulement de quatre ou cinq sortes des meilleures; et c’est peut-être faute d’avoir éprouvé de quelle délicatesse, de quel goût et de quel sucre elles y viennent (sur les espaliers), non-seulement en comparaison de celles de plein vent, mais aussi en comparaison de tous les autres fruits.»

Il est des artistes dont la vie est toute dans leurs œuvres, et pour leur propre bonheur, sinon pour notre plaisir, n’offre que peu ou point d’épisodes; ainsi La Quintinie ne fut distrait par aucun évènement de ses paisibles occupations. La faveur du Roi, dont il jouissait discrètement, ne lui suscita point de jalousie. Louis XIV, qui l’avait nommé, par un brevet spécial (23 août 1687), directeur général des jardins fruitiers et potagers de toutes les demeures royales, avait pris soin de lui faire bâtir une maison des plus commodes, en augmentant successivement son traitement.

On aime cette bienveillance du monarque pour «son jardinier,» et l’on est touché de voir celui qu’on nous a représenté maintes fois comme si superbe, dire au lendemain de la mort de La Quintinie à la veuve:

«Madame, nous venons de faire une perte que nous ne pourrons réparer.» (1688.)

En outre du potager de Versailles, La Quintinie avait tracé celui de Chantilly pour le prince de Condé, celui de Rambouillet pour le duc de Montausier, celui de Vaux pour Fouquet, de Sceaux pour Colbert.

Dans les heures de loisir que lui laissait la saison d’hiver en particulier, il s’occupait de la rédaction du grand ouvrage dont il a été parlé, qu’il put terminer avant sa mort, mais n’eut pas la satisfaction de voir publié! Les biographes, en général, reprochent à l’écrivain d’être incorrect et diffus; par nos courtes citations, on a pu voir que le style de La Quintinie ne manque pas de certaines qualités, et prouve qu’on parle toujours bien de ce qu’on aime.

Le portrait que l’auteur fait du bon jardinier ne nous paraît pas moins bien touché: «En cas qu’on soit satisfait de l’extérieur, il en faut venir aux preuves essentielles du mérite... C’est-à-dire qu’on vienne à savoir premièrement qu’il est homme sage et honnête en toutes ses maximes de vivre, qu’il n’a point une avidité insatiable de gagner, qu’il rend bon compte à son maître de tout ce que son jardin produit, sans en rien détourner pour quelque raison que ce puisse être, qu’il est toujours le premier et le dernier à son ouvrage; qu’il est propre et curieux dans ce qu’il fait, que ses arbres sont bien taillés, bien émoussés, ses espaliers bien tenus, qu’il n’a point de plus grand plaisir que d’être dans ses jardins, et principalement les jours de fêtes, si bien qu’au lieu d’aller ces jours-là en débauche ou en divertissement, comme il est assez ordinaire à la plupart des jardiniers, on le voit se promener avec ses garçons, leur fait remarquer en chaque endroit ce qu’il y a de bien et de mal, déterminant ce qu’il y aura à faire dans chaque jour ouvrier de la semaine, ôtant même les insectes qui sont de dégât, etc., etc.»

Après ce portrait du jardinier je ne saurais mieux terminer que par cet éloge du jardinage dû à Pluche, le savant et ingénieux auteur du Spectacle de la nature:

«Généralement tous, tant que nous sommes, nous naissons jardiniers; la culture des fleurs et des fruits est notre première inclination. Nous nous partageons sur tout le reste: le goût de l’agriculture est le seul qui nous réunisse, et quelque diversité que les besoins de la vie et les usages de la société puissent mettre dans nos occupations ordinaires, nous nous souvenons tous de notre premier état. L’homme innocent avait été destiné, dès le commencement, à cultiver la terre; nous n’avons point perdu le sentiment de notre ancienne noblesse. Il semble au contraire que tout autre état nous avilisse et nous dégrade. Dès que nous pouvons nous affranchir ou respirer quelques moments en liberté, une pente secrète nous ramène tous au jardinage. Le marchand se croit heureux de pouvoir passer du comptoir à ses fleurs. L’artisan, qu’une dure nécessité attache toujours au même endroit, orne sa fenêtre d’une caisse de verdure. L’homme d’épée et le magistrat soupirent après la vie champêtre. Il y a au moins quelques mois dans l’année où ils quittent la Cour, la ville et les affaires pour jouir des charmes de leur terre. Tous alors parlent jardinage: la plupart se piquent d’en savoir les plus belles opérations. Il n’y a qu’un goût faux et une délicatesse dépravée qui rougisse de cultiver un jardin.»

A cette dernière phrase en particulier on ne peut qu’applaudir de tout cœur et des deux mains.

[75] Perrault, Epître à La Quintinie.

[76] Instructions pour les jardins fruitiers. 2 vol. in-4o, 1690.


RACINE ET BOILEAU


I

La biographie de ces illustres poètes se trouve partout, nous ne pouvons songer à la refaire. Il nous suffira de la résumer, pour l’ensemble des faits, en la complétant par quelques anecdotes intéressantes, tirées des écrits contemporains, et aussi par des fragments curieux de la correspondance des deux amis.

Racine était né à la Ferté-Milon, le 21 décembre 1639. Il eut une éducation fortement classique et les auteurs grecs mêmes lui étaient familiers presque comme ceux de la langue maternelle.

Quelque temps hésitant, comme Boileau, sur sa vocation, il fut entraîné vers la poésie lyrique d’abord, et dramatique ensuite. Ses deux premières pièces, les Frères ennemis et l’Alexandre ne pouvaient faire espérer Andromaque et les autres chefs-d’œuvre, compris cette Phèdre à laquelle le public, la cabale aidant, eut la sottise de préférer une méchante pièce de Pradon. Racine, sensible à l’excès à la critique, et dont peut-être aussi le découragement, en le tournant vers la religion, éveillait les scrupules, renonça au théâtre. Ses scrupules d’ailleurs on les comprend, quand on voit, en dépit de la forme épurée, quelle large part est faite à la passion dans les pièces du poète, l’un des plus réservés cependant entre les auteurs dramatiques. Le thème est toujours à peu près le même, celui que Bourdaloue dénonçait du haut de la chaire à propos des romans et des comédies, et qui ferait croire que nous ne sommes en ce monde, nous hommes, nous chrétiens, que pour ce misérable rôle de Céladons.

Sa résolution prise, Racine se maria et dès lors ne vécut plus que de la vie de famille et d’étude: s’il fit plus tard Esther et Athalie, ce fut pour complaire à Mme de Maintenon et au Roi que, tout en gémissant sur ses fautes, il aimait avec une sorte de passion. Aussi combien amère lui fut cette soudaine disgrâce qui succéda pour lui à la faveur éclatante dont si longtemps il avait joui! Le mécontentement de Louis XIV eut pour cause la lecture d’un Mémoire sur les misères du peuple, rédigé par Racine à la prière, dit-on, de la marquise de Maintenon qui aurait eu cependant l’imprudence et le tort de ne pas taire le nom de l’auteur.

Il n’est point exact d’ailleurs de dire que Racine mourut de chagrin puisqu’il succomba aux suites d’une opération nécessitée par une affection déjà ancienne, opération qui ne put empêcher et peut-être précipita la catastrophe (22 avril 1699). Ajoutons que, pendant tout le temps de la maladie, le roi fit chaque jour prendre des nouvelles du poète et que sa pension de 2,000 livres fut continuée à sa veuve.

Venons aux anecdotes. Voici, sur Racine et sa femme, une page curieuse, mais que je n’ai pu, s’il faut l’avouer, lire sans quelque dépit. J’ai peine à comprendre que le poète pût se plaire dans la société de cette ménagère qu’on ne saurait excuser d’une singulière étroitesse d’esprit ou de sots préjugés. Une femme bas-bleu ne serait point assurément notre idéal, mais qu’est-ce qu’une créature ensevelie si profondément dans la prose de la vie et qui n’a pas, si peu que ce soit, l’instinct des choses d’art, le sentiment de la poésie? Quoi! la poésie pour elle c’est pis que la langue des Hurons! Que Louis Racine trouve moyen de faire de cela un mérite à sa mère, on ne peut l’en blâmer, et il agit en bon fils, mais moi, qui ne suis pas tenu aux mêmes égards, je trouve la bonne dame.... Non, je ne dirai pas le mot qui semblerait trop dur peut-être; j’imagine néanmoins que l’intelligent lecteur sera de mon avis, et qu’il pensera de la.... défunte ce que j’en pense moi-même d’après ce que nous apprend Louis Racine.

«Sa compagne sut par son attachement à tous ses devoirs de femme et de mère et par son admirable piété, le captiver entièrement, faire la douceur du reste de sa vie, et lui tenir lieu de toutes les sociétés auxquelles il venait de renoncer.

«..... La religion avait uni ces deux époux quoiqu’aux yeux du monde ils ne parussent point faits l’un pour l’autre. (Très bien jusqu’ici, mais le reste:) L’un n’avait jamais eu de passion plus vive que celle de la poésie; l’autre porta l’indifférence pour la poésie jusqu’à ignorer toute sa vie ce que c’est qu’un vers; et m’ayant entendu parler, il y a quelques années, de rimes masculines et féminines, elle m’en demanda la différence: à quoi je répondis qu’elle avait vécu avec un meilleur maître que moi. Elle ne connut ni par les représentations, ni par la lecture, les tragédies auxquelles elle devait s’intéresser; elle en apprit seulement les titres par la conversation.»

Son indifférence pour la fortune n’était pas moindre et parut un jour inconcevable à Boileau. «Mon père, dit L. Racine, rapportait de Versailles une bourse de mille louis présent du roi, et trouva ma mère qui l’attendait dans la maison de Boileau à Auteuil. Il courut à elle et l’embrassant.

—Félicite-moi, lui dit-il, voici une bourse de mille louis que le Roi m’a donnée.

«Elle lui porta aussitôt des plaintes contre un de ses enfants qui depuis deux jours ne voulait point étudier.

—Une autre fois, reprit-il, nous en parlerons: livrons-nous aujourd’hui à notre joie.

«Elle lui représenta qu’il devait en arrivant faire des reprimandes à cet enfant, et continuait ses plaintes lorsque Boileau qui, dans son étonnement, se promenait à grands pas, perdit patience et s’écria:

«Quelle insensibilité! peut-on ne pas songer à une bourse de mille louis?

«On peut comprendre qu’un homme, quoique passionné pour les amusements de l’esprit, préfère à une femme, enchantée de ces mêmes amusements et éclairée sur ces matières, une compagne uniquement occupée du ménage, ne lisant de livres que ses livres de piété, ayant d’ailleurs un jugement excellent, et étant d’un très bon conseil en toutes occasions. On avouera cependant que la religion a dû être le lien d’une si parfaite union entre deux caractères si opposés: la vivacité de l’un lui faisant prendre tous les évènements avec trop de sensibilité, et la tranquillité de l’autre la faisant paraître presque insensible aux mêmes évènements.»

J’en demande pardon à Louis Racine, mais la poésie, telle qu’on doit le comprendre, n’est point, et à Dieu ne plaise! un simple amusement de l’esprit, lui-même il en a donné la preuve dans son poème sur la Religion. Madame Racine eût pu n’être pas moins pieuse, moins attachée à ses devoirs de mère de famille, tout en se rendant capable de s’entretenir avec son mari de ce qu’elle savait lui être le plus cher. Qu’elle n’ait pas compris que c’était pour elle un bonheur autant qu’un devoir de tâcher d’être de moitié dans toutes ses affections, c’est ce qui fait très peu d’honneur à son intelligence de femme et de chrétienne, je pourrais dire à son cœur. N’y aurait-il point un brin de jansénisme là-dessous?

A quelque temps de là, Racine fut nommé historiographe du roi en même temps que Boileau. Lors de leur première campagne, celui-ci, apprenant que Louis XIV s’était si fort exposé qu’un boulet de canon avait passé à quelques pas du prince, alla vers lui et lui dit:

—Je vous prie, sire, en ma qualité de votre historien, de ne pas me faire finir sitôt mon histoire.

Quelque agrément qu’il pût trouver à la cour, Racine y mena toujours une vie retirée, partageant son temps entre quelques amis et ses livres. Sa plus grande satisfaction était de revenir passer quelques jours dans sa famille, et lorsqu’il se retrouvait à sa table avec sa femme et ses enfants, il disait qu’il faisait meilleure chère qu’aux tables des grands.

Il revenait un jour de Versailles pour goûter ce plaisir, lorsqu’un écuyer de M. le Duc (le prince de Condé) vint lui dire qu’on l’attendait à dîner à l’hôtel.

—Je n’aurai point l’honneur d’y aller, lui répondit-il: il y a plus de huit jours que je n’ai vu ma femme et mes enfants qui se font une fête de manger aujourd’hui avec moi une très belle carpe; je ne puis me dispenser de dîner avec eux.

L’écuyer lui représenta qu’une nombreuse compagnie, invitée au repas de M. le Duc, se faisait aussi une fête de l’avoir et que le Prince serait mortifié s’il ne venait pas; «une personne de la cour qui m’a raconté la chose, dit Louis Racine, m’a assuré que mon père fit apporter la carpe, qui était d’environ un écu, et que la montrant à l’écuyer, il lui dit:

—Jugez vous-même si je puis me dispenser de dîner avec ces pauvres enfants qui ont voulu me régaler aujourd’hui et n’auraient plus de plaisir s’ils mangeaient ce plat sans moi. Je vous prie de faire valoir cette raison à Son Altesse sérénissime.

«L’écuyer la rapporta fidèlement, et l’éloge qu’il fit de la carpe devint l’éloge de la bonté de mon Père.»

Racine disait un jour à son fils:

«Je ne vous dissimulerai point que, dans la chaleur de la composition, on ne soit quelquefois content de soi; mais, et vous pouvez m’en croire, lorsqu’on jette le lendemain les yeux sur son ouvrage, ou est tout étonné de ne plus rien trouver de bon dans ce qu’on admirait la veille; et quand on vient à considérer, quelque bien qu’on ait fait, qu’on aurait pu mieux faire, et combien on est éloigné de la perfection, on est souvent découragé. Outre cela, quoique les applaudissements que j’ai reçus m’aient beaucoup flatté, la moindre critique, quelque mauvaise qu’elle ait été, m’a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m’ont fait plaisir.»

Ce langage sans doute paraîtra bien étrange, et même assez ridicule à beaucoup de jeunes lettrés aujourd’hui si contents de la prose facile qu’ils brochent, currente calamo et à tant la ligne, pour les journaux et que leur modestie ne trouve inférieure à aucune autre, fût-ce à celle de Fénelon ou Pascal.

Racine était très porté à la raillerie «la piété qui avait éteint en lui la passion des vers (et pourquoi donc?) sut aussi modérer son penchant à la raillerie.» Il sut aussi profiter sous ce rapport des conseils de Boileau qui, plus d’une fois, avait eu à souffrir des vivacités de son ami.

Certain jour qu’ils discutaient ainsi à propos de littérature, Racine, emporté par son humeur, ne ménagea point les épigrammes et parfois presque sanglantes à son ami. Au moment de se séparer, Boileau dit avec un grand calme à son interlocuteur:

—Avez-vous eu dessein de me fâcher?

—A Dieu ne plaise! répondit Racine.

—Eh bien! vous avez donc eu tort, car vous m’avez fâché.

Dans une autre discussion du même genre, Boileau, pressé par une argumentation victorieuse, mais railleuse et ironique, ne put s’empêcher de dire:

—Eh bien! oui, j’ai tort, mais j’aime mieux avoir tort que d’avoir orgueilleusement raison.

Le même Boileau disait, à propos des sentiments religieux que Racine avait toujours gardés profondément gravés au fond du cœur et qui «le retinrent contre ses penchants dans les temps même les plus impétueux de sa jeunesse:

«La raison conduit ordinairement les autres à la foi; c’est la foi qui a conduit M. Racine à la raison.»

Après la disgrâce de Racine, le roi défendit à Mme de Maintenon de le recevoir, mais celle-ci, l’ayant aperçu un jour dans les jardins de Versailles, s’écarta de sa suite et gagna une allée solitaire où le poète averti vint la rejoindre. Dès qu’il l’aborda d’un air profondément triste et découragé, elle lui dit:

«Pourquoi vous laisser abattre? Ne suis-je pas la cause de votre malheur? Il est de mon intérêt comme de mon honneur de réparer le mal que j’ai fait. Votre fortune devient la mienne. Laissez passer ce nuage, je ramènerai le beau temps.

—Non, non, madame, répondit le poète, jamais vous ne le ramènerez pour moi.

—Et pourquoi donc? Chassez de telles pensées. Doutez-vous de mon cœur ou de mon crédit?

—Non assurément, madame, je sais quel est votre crédit et les bontés que vous avez pour moi: mais j’ai une tante qui m’aime d’une façon bien différente. Cette sainte fille demande tous les jours à Dieu pour moi des disgrâces, des humiliations, des sujets de pénitence, et elle aura plus de crédit que vous encore.

A ce moment, on entendit, à quelque distance dans une allée, un piétinement de chevaux.

—Vite, vite, cachez-vous, dit la marquise, c’est le roi qui se promène.

Racine s’enfonça dans un bosquet et depuis ils ne se revirent plus.

«On s’était enfin aperçu que sa maladie était causée par un abcès au foie; et quoiqu’il ne fût plus temps d’y apporter remède, on résolut de lui faire l’opération. Il s’y prépara avec une grande fermeté et en même temps il se prépara à la mort. Mon frère s’étant approché pour lui dire qu’il espérait que l’opération lui rendrait la vie:

—Et vous aussi, mon fils, lui répondit-il, voulez-vous faire comme les médecins et m’amuser? Dieu est le maître de me rendre la vie; mais les frais de la mort sont faits.

«Il en avait eu toute sa vie d’extrêmes frayeurs que la religion dissipa entièrement dans sa dernière maladie.... l’opération fut faite trop tard, et trois jours après il mourut (21 avril 1699) après avoir reçu ses sacrements avec de grands sentiments de piété.» (Mémoires de Louis Racine).

Il fut tel du reste, à cette heure suprême, qu’il s’était montré pendant toute sa maladie où par sa patience il édifia tous ceux qui connaissaient la vivacité de son caractère. Ses douleurs étaient parfois très-aiguës, il les reçut de la main de Dieu avec autant de douceur que de soumission. Tourmenté pendant trois semaines d’une cruelle sécheresse de langue et de gosier, il se contentait de dire:

—J’offre à Dieu cette peine: puisse-t-elle expier le plaisir que j’ai trouvé souvent aux tables des grands!

«Lorsqu’il fut persuadé que sa maladie finirait par la mort, il chargea mon frère d’écrire à M. de Cavoie pour le prier de solliciter le paiement de ce qui lui était dû de sa pension, afin de laisser quelque argent comptant à sa famille. Mon frère fit la lettre et vint la lui lire:

—Pourquoi, lui dit-il, ne demandez-vous pas aussi le paiement de la pension de Boileau? Il ne faut point nous séparer. Recommencez votre lettre et faites connaître à Boileau que j’ai été son ami jusqu’à la mort.

«Lorsqu’il fit à celui-ci son dernier adieu, il se leva sur son lit autant que pouvait lui permettre le peu de forces qu’il avait et lui dit en l’embrassant:

—Je regarde comme un bonheur pour moi de mourir avant vous.» (Mémoires de Louis Racine).

On voit que chez ces hommes le caractère était à la hauteur du talent.

II
BOILEAU

Boileau (Nicolas) naquit à Paris le 1er novembre 1636. Onzième enfant de Gilles Boileau, greffier du conseil de la grande chambre, il eut pour mère Anne Denielle, seconde femme du dit Gilles morte l’année suivante, 1637, à l’âge de vingt-trois ans. Après avoir fait ses études classiques au collége d’Harcourt, il étudia le droit et fut reçu avocat. Mais sa répugnance invincible pour cette profession la lui fit bientôt abandonner pour suivre les cours de théologie en Sorbonne; et par suite il obtint un bénéfice, le prieuré de saint Paterne qui rapportait 800 livres par an. Tout occupé plus tard de poésie, il résigna son bénéfice, et ce qui fait honneur à la délicatesse de sa conscience, restitua toutes les sommes perçues par lui pendant neuf ans. Ses premières satires, déjà connues par de nombreuses copies, ne parurent imprimées que vers 1665, et l’on sait avec quel succès. Louis XIV fit au poète une pension de 2,000 livres, il voulut qu’il fût de l’Académie et le nomma comme Racine son historiographe. Boileau, dont la vieillesse fut affligée par de cruelles infirmités, supportées avec une résignation toute chrétienne, mourut à Auteuil, le 17 mars 1711.

Le satirique se félicitait, d’après ce que Louis Racine nous apprend, de la pureté de ses ouvrages. «C’est une grande consolation, disait-il, pour un poète qui va mourir de n’avoir jamais offensé les mœurs.»

Il était de bonne foi assurément quand il parlait ainsi; à vrai dire cependant il est plus d’un vers soit dans les Satires, soit dans le Lutrin, que, sans pruderie, on voudrait pouvoir effacer. La Satire des Femmes en particulier, encore que rien n’y choque précisément et grossièrement la licence, est une diatribe effrénée contre le mariage et le moraliste chrétien ne saurait excuser le poète. Sans doute, Boileau y fait preuve d’un admirable talent, mais aux dépens de la justice, et il calomnie de parti pris le sexe dont il ne montre que les défauts et les vices, admettant à peine quelques rares exceptions:

Il en est jusqu’à trois que je pourrais nommer,

dit-il, alors que soit dans la famille, soit dans le cloître, on comptait par centaines, ou plutôt par milliers les pieuses, les saintes femmes qui donnaient alors l’exemple de toutes les vertus.

Comment Boileau, si grand admirateur des anciens, quand il écrivait ces pages injurieuses, ne s’est-il pas une seule fois rappelé cet adorable vers de Virgile qui lui eût fait tout d’abord jeter au feu son brouillon:

Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem.

Legouvé, qui n’était pas un Virgile, n’a pas été mal inspiré par son cœur, lui, quand il a dit:

Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.

Il faut dire, à la décharge de Despréaux, qu’il n’avait point connu la sienne, puisqu’il la perdit, comme on l’a vu, dès l’âge le plus tendre.

A la Satire des Femmes nous préférons la plupart des autres comme aussi les Épîtres, A mes Vers, l’Éloge du Vrai, A mon jardinier, etc., où l’auteur fait preuve, dans sa langue savamment correcte, d’un esprit si fin comme d’un incomparable bon sens. L’Art Poétique, dont tant de vers sont devenus proverbes, semble plus admirable encore au point de vue de la forme, et l’on ne peut souscrire qu’avec de grandes réserves à l’arrêt de feu Sainte-Beuve, le déclarant, au point de vue littéraire, un Code abrogé! Abrogé pour quelques parties sans doute, mais non pour la plupart des autres et en particulier quant aux règles du goût formulées dans un langage qui donne tout à la fois l’exemple avec le précepte. Ce poème, quoi qu’en aient dit les jeunes, bien vieillis aujourd’hui, subsiste et subsistera tant qu’en France un public d’élite ne manquera pas aux chefs-d’œuvre.

On peut regretter aussi chez Boileau trop de bienveillance pour l’école de Port-Royal, témoin son épître à Arnault comme ces vers qui terminent la pièce adressée à la présidente de Lamoignon pour la remercier de l’envoi du portrait de Bourdaloue:

Enfin, après Arnault, ce fut l’illustre en France
Que j’admirai le plus et qui m’aima le mieux.

Boileau excellait au jeu de quilles et on le vit souvent abattre toutes les neuf d’un seul coup de boule.

«Il faut avouer, disait-il à ce sujet assez plaisamment, que j’ai deux grands talents aussi utiles l’un que l’autre à la société et à l’état: l’un de bien jouer aux quilles, l’autre de faire bien les vers.»

Il n’avait pas l’extrême sensibilité de Racine pour les critiques, au contraire. Lorsqu’il avait donné au public un nouvel ouvrage et qu’on venait lui dire que les critiques en parlaient fort mal:

—Tant mieux, répondait-il avec beaucoup de sens, les mauvais ouvrages sont ceux dont on ne parle point.

Boursault, dans ses lettres, rapporte cette curieuse conversation sur les bénéfices avec un abbé qui en possédait plusieurs et qui disait gaîment à Boileau:

—Hé! cela est bien bon pour vivre!

—Je n’en doute point, répondit le poète; mais pour mourir, monsieur l’abbé, pour mourir?

M. de Cavoye un des grands seigneurs de la cour, et fort lié avec Racine et Boileau, s’amusait parfois, paraît-il, à jouer des tours aux deux poètes.

«La veille de leur départ pour la première campagne, M. de Cavoye s’avisa, dit-on, de demander à mon père, dit Louis Racine, s’il avait eu l’attention de faire ferrer ses chevaux à forfait. Mon père, qui n’entend rien à cette question, lui en demande l’explication.

—Croyez-vous donc, lui dit monsieur de Cavoye, que quand une armée est en marche, elle trouve partout des maréchaux? Avant que de partir, on fait un forfait avec un maréchal de Paris qui vous garantit que les fers qu’il met aux pieds de votre cheval y resteront six mois.

«Mon père répond (ou plutôt on lui fait répondre):—C’est ce que j’ignorais, Boileau ne m’en a rien dit; mais je n’en suis pas étonné, il ne songe à rien.

«Il va trouver Boileau pour lui reprocher sa négligence. Boileau avoue son ignorance, et dit qu’il faut promptement s’informer du maréchal le plus fameux pour ces sortes de forfaits. Ils n’eurent pas le temps de chercher. Dès le soir même, M. de Cavoye raconta au Roi le succès de sa plaisanterie. Un fait pareil, quand il serait véritable, ne ferait aucun tort à leur réputation.»

Autre anecdote:

Un jour, après une marche fort longue, Boileau très-fatigué se jeta sur un lit en arrivant sans vouloir souper. M. de Cavoye, qui le sut, alla le voir après le souper du Roi, et lui dit avec un air consterné qu’il avait à lui apprendre une fâcheuse nouvelle. «Le roi, ajouta-t-il, n’est point content de vous, il a remarqué aujourd’hui une chose qui vous fait grand tort dans son esprit.

—Et quoi donc? s’écria Boileau fort alarmé.

—Je ne puis me résoudre à vous le dire; je ne saurais affliger mes amis.

Boileau insiste. Après l’avoir laissé quelque temps dans l’inquiétude, M. de Cavoye lui dit du ton le plus sérieux:

—Puisqu’il faut vous l’avouer, le Roi a remarqué.... que vous vous teniez tout de travers à cheval.

—Si ce n’est que cela, répondit Boileau, laissez-moi dormir.

Racine et Boileau s’entretenaient un jour avec madame de Maintenon... La conversation tomba d’aventure sur la poésie burlesque qui naguère avait eu tant de vogue. Boileau, qui l’avait peu ménagée dans ses écrits, ne tint pas dans cette circonstance un autre langage:

—Heureusement, dit-il, ce misérable goût est passé et on ne lit plus Scarron même dans les provinces.

Il oubliait qu’il s’adressait à la veuve du dit Scarron, Racine se hâta de couper court en parlant d’autre chose; mais dès qu’ils furent seuls, il dit à son ami:

—Comment parlez-vous ainsi devant elle? Ignorez-vous l’intérêt qu’elle y prend?

—Hélas! non, mais c’est toujours la première chose que j’oublie quand je la vois.

Malgré la remontrance de son ami, Boileau quelque temps après eut une distraction semblable au lever du roi. On s’entretenait de la mort du comédien Poisson:

—C’est une perte, dit Louis XIV, il était bon comédien.

—Oui, reprit Boileau, pour faire un Don Japhet; il ne brillait que dans ces misérables pièces de Scarron.

Racine l’avertit par un signe de sa maladresse, puis, en particulier, il lui dit:

—En vérité, je n’oserai plus paraître à la cour avec vous, si vous continuez d’être imprudent à ce point.

—J’en suis tout honteux, répondit Boileau; mais quel est l’homme à qui il n’échappe une sottise?

Boileau ne savait ni dissimuler ni flatter. Il eut cependant par hasard quelques saillies assez heureuses. Un jour le roi lui demandant son âge, il répondit:

—Je suis venu au monde un an avant votre Majesté pour annoncer les merveilles de son règne.

A une certaine époque, l’affectation de substituer le mot de gros à celui de grand régnait à Paris comme en quelques provinces où l’on disait un gros chagrin pour un grand chagrin: Le roi demandant à Boileau ce qu’il pensait de cet usage, le poète répondit:

—Je le condamne parce qu’il y a bien de la différence entre Louis le Gros et Louis le Grand.

Quelques jours après la mort de Racine, Boileau vint à la cour où depuis longtemps il ne paraissait plus, et comme il parlait au roi de l’intrépidité chrétienne avec laquelle Racine avait vu la mort s’approcher:

—Je le sais, répondit le roi, et j’en ai été étonné, il la craignait beaucoup cependant, et je me souviens qu’au siége de Gand vous étiez le plus brave des deux.

Le roi tenait par hasard sa montre à la main; en la montrant au poète, il lui dit:

—Souvenez-vous que j’ai toujours une heure par semaine quand vous voudrez venir.

Boileau cependant ne retourna jamais à la cour.

—Qu’irais-je y faire? répondait-il à ses amis qui le pressaient à ce sujet, je ne sais plus louer.

Dans un âge avancé déjà, il donna une nouvelle édition de ses ouvrages qu’il revit avec tout le soin dont il était capable. Un ami le trouvant occupé de ce travail, il lui dit:

—Je suis presque honteux de m’occuper encore de rimes, et de toutes ces niaiseries du Parnasse, quand je ne devrais songer qu’au compte que je vais aller rendre à Dieu.

Pourtant on a toujours vu en lui le chrétien autant que le poète. Un jour il fut invité à dîner chez le duc d’Orléans, depuis régent. C’était un vendredi, sur la table cependant on ne servit que du gras. Boileau, refusant successivement tous les plats qu’on lui présentait, ne mangeait que du pain.

«Il faut bien, lui dit le prince, que vous en preniez votre parti et fassiez comme tout le monde; le cuisinier a oublié que c’était maigre.

—Monseigneur, répondit le poète en s’inclinant, vous n’avez qu’à frapper du pied et les poissons sortiront de terre tout aussitôt.

Cette spirituelle allusion au mot de Pompée plut au prince qui ne pouvait s’empêcher d’admirer cette fermeté de caractère chez le poète; il ne le laissa point dîner avec du pain seulement, et le maigre ne se fit pas attendre.

Monsieur Lenoir, chanoine de Notre-Dame, confesseur ordinaire de Boileau, l’assista pendant sa dernière maladie. Tout en se préparant à la mort en chrétien sérieux, il conservait quelque chose de l’humeur du poète. M. le Verrier, son ami, crut le distraire par la lecture d’une tragédie médiocre qui dans sa nouveauté faisait beaucoup de bruit. Après avoir entendu le premier acte, Boileau dit au lecteur:

—Eh! mon ami, ne mourrai-je pas assez promptement? Les Pradons et les Cottin dont nous nous sommes moqués dans notre jeunesse étaient des soleils auprès de ceux-ci.

Quelqu’un lui demandant ce qu’il pensait de son état, il répondit par ce vers de Malherbe:

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