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Les rues de Paris, tome premier: Biographies, portraits, récits et légendes

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The Project Gutenberg eBook of Les rues de Paris, tome premier

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Title: Les rues de Paris, tome premier

Author: Bathild Bouniol

Release date: March 23, 2010 [eBook #31746]

Language: French

Credits: Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, TOME PREMIER ***

LES

RUES DE PARIS



TOME PREMIER


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.


La France héroïque, vies et récits dramatiques d'après les chroniques
et les documents originaux, 3e édit. 4 vol. in-12

10 fr. »»
Les Marins Français, suite et complément de la France
héroïque, 2 fort vol. in-12

6 fr. »»
Les Combats de la vie, 2e édit. 4 vol. 8 fr. »»
À l'Ombre du Drapeau, 3e édit. 4 vol. in-12. 2 fr. »»
Le Soldat, chants et récits, 3e édit. 1 vol. in-18 » fr. 60
La filleule d'Alfred, 2e édit. 1 vol. in-12 2 fr. »»
La Caverne de Vaugirard, 1 vol. 2 fr. »»
Quand les Pommiers sont en fleurs, 1 vol. 2 fr. »»
La joie du Foyer, (3e édit.) 1 vol. in-18 1 fr. 50
Les Soirées du Dimanche, (2e édit.) 1 vol. 1 fr. 50
La Femme, ses vertus et ses défauts, (Tiré des écrits du
P. Caussin), fort vol.
3 fr. 50
Je Politique, (Récits et Portraits). 1 vol. 3 fr. 50




CAMBRAI.—IMP. DE RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.




LES

RUES DE PARIS


biographies,
portraits, récits et légendes,

par


M. BATHILD BOUNIOL




TOME PREMIER.



PARIS

bray et retaux, libraires-éditeurs

rue bonaparte, 82.



1872

(Droits de traduction et de reproduction réservés.)


PRÉFACE


LA FRANCE ET PARIS.

Cet ouvrage pourrait aussi bien s'appeler le Livre d'or de la France et un peu de l'Europe, car il comprend dans les Biographies plusieurs de ces hommes illustres qui, nés dans une autre contrée, par leur renom universel ne sauraient plus être considérés par nous comme des étrangers, et que Paris semble avoir adoptés comme siens en inscrivant leurs noms sur ses murailles. Ainsi a-t-il fait pour Raphaël, Michel-Ange, Titien, Beethoven, Mozart, etc., ces représentants fameux de l'art dont la gloire appartient au monde entier.

Notre livre se compose de deux parties fort distinctes: la première renferme les Biographies développées des personnages célèbres qui ont donné leur nom à telle ou telle des rues de Paris, et dont la vie offre un intérêt particulier en même temps qu'un utile enseignement. Cette Galerie comprend tous les genres d'illustrations, mais surtout les illustrations pacifiques, prélats et simples prêtres, orateurs sacrés et profanes, poètes, littérateurs, médecins, artistes, savants, artisans, etc., et aussi des guerriers, mais en petit nombre, et qui n'avaient pu trouver place dans la France héroïque ou les Marins Français. Ce livre, qui contraste ainsi avec les précédents, n'offrira pas, croyons-nous, un moins vif intérêt par la continuelle variété des épisodes et des caractères.

Cet intérêt ne pourra que s'augmenter par notre Seconde Partie qui rappelle, dans l'ordre alphabétique, les rues dont l'origine plus ou moins ancienne offre des particularités curieuses et sur lesquelles les nombreux ouvrages par nous consultés ont pu nous renseigner. On a dû passer sous silence, pour ne pas grossir inutilement le volume, les rues dont l'origine était inconnue, comme celles dont la dénomination toute banale n'avait pas besoin d'explication: rue de l'Église, rue du Chemin de Fer, etc. Nous avons fait de même pour les désignations ayant à nos yeux un caractère transitoire et qui tiennent à nos vicissitudes politiques, hélas! trop fréquentes. Dans ce Dictionnaire, pour être plus complet, nous avons fait figurer, avec la date de la naissance et de la mort, et quelquefois un commentaire, les noms des personnages célèbres à des titres divers et qui, pour un motif ou pour un autre, n'avaient pu prendre place dans les Biographies.

Quant aux Saints et Saintes en si grand nombre qui, grâce à la piété de nos pères, ont donné leurs noms aux rues de Paris, nous avons dû, pour ne pas grossir outre mesure ce recueil, nous borner à quelques-uns des plus célèbres entre ceux dont la France s'honore. L'hagiographie d'ailleurs n'avait point été jusqu'alors le but de nos études, et pareils sujets ne se doivent pas traiter à la légère.

Nous n'avons rien négligé en un mot pour que ce nouvel ouvrage, littérairement et historiquement, ne fût en rien inférieur aux précédents; et nous espérons pour lui, Dieu aidant, le même et favorable accueil du public.

Au moment de déposer la plume, à l'esprit nous revient un curieux passage d'un écrivain célèbre, passage cité plus d'une fois sans doute, mais qui nous paraît intéressant à reproduire sauf réserves; car de récents et lamentables événements lui donnent un caractère singulier d'actualité:

«Je ne veux pas oublier ceci, dit Montaigne, que je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de bon œil: elle a mon cœur dès mon enfance; et m'en est advenu comme des choses excellentes; plus j'ai vu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne sur mon affection: je l'aime par elle-même, et plus en son être seul que rechargée de pompe étrangère: je l'aime tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches: Je ne suis Français que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loin nos divisions! Entière et unie, je la trouve défendue de toute autre violence: je l'advise que de tous les partis le pire sera celui qui la mettra en discorde; et ne crains pour elle qu'elle-même; et crains pour elle certes autant que pour autre pièce de cet État. Tant qu'elle durera, je n'aurai faute de retraite où rendre mes abbois; suffisante à me faire perdre le regret de tout autre retraite.»

Sauf le passage souligné, volontiers on applaudit à cette opinion de l'auteur des Essais sur Paris, mais sans l'aimer d'une tendresse aussi exclusive. On ne peut se dissimuler qu'à ce tableau flatteur il soit un revers de médaille indiqué d'ailleurs par Montaigne, et qui en certains temps diminue beaucoup le charme de la résidence dans Paris: c'est cet esprit d'inquiétude, cette fièvre d'agitation qui, depuis les grandes commotions populaires, comme s'expriment les chroniques, du règne des Valois, semble endémique dans la capitale, battue soudain par les vents d'orage, et attristée même par les plus tragiques scènes. Inutile d'entrer à ce sujet dans des détails qui nous exposeraient à des redites; il suffira d'ajouter que, depuis près d'un siècle surtout, la grande ville, où l'on trouve tant à louer et admirer au point de vue des arts, des lettres et des sciences, comme aussi des œuvres du dévouement et de la charité, si multipliées et si florissantes, trop souvent ne s'est pas tenue assez en garde contre de fatals courants et, par une initiative téméraire, qui s'imposait violemment à la France, elle a mis en péril les destinées de notre cher pays.

Aussi, quoique Paris nous tienne fort au cœur, il ne saurait être pour nous toute la patrie, nous faire oublier et dédaigner cette noble France qui nous est d'autant plus chère qu'elle a plus souffert. Car combien n'aime-t-on pas davantage une mère qu'on voit éprouvée et malheureuse! Aussi, c'est à la France à bien dire que notre ouvrage est consacré pour la meilleure partie, puisque le plus grand nombre de ces Illustres dont on lira les Biographies naquirent dans des villes ou villages de la province, et parfois leur vie s'y est écoulée tout entière. Plusieurs du moins, après de longues années passées dans les agitations de la grande cité, sont revenus mourir au lieu de leur naissance. Comme tel glorieux poète, ils ont voulu dormir leur dernier sommeil sous le ciel où fut leur berceau, reposer près de la vieille église où, dans la candeur de l'enfance, ils avaient prié, à l'ombre de ce clocher ou mieux de cette croix sainte qui leur était, en fermant les yeux, un gage assuré du suprême réveil!

....... Non! ne m'élevez rien!
Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien,
Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie,
Et ce dernier sillon où germe une autre vie!
...............
Là, sous des cieux connus, sous ces collines sombres,
Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres,
Plus près du sol natal, de l'air et du soleil,
D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil[1].

En terminant, nous dirons avec un vieil auteur[2]:

«Et supplie et requière tant humblement que je puis, à tous ceux qui le verront et orront, que si aucune chose y a digne de répréhension ou correction, il leur plaise, en suppléant à mon ignorance, de moi avoir et tenir pour excusé, attendu que ce qui par moi a été fait, dit et rédigé par écrit, l'ai fait le mieux et le plus véritablement que j'ai pu et sans aucune faveur, pour recordation et mémoire de choses dessus dites.»

[1] Lamartine: Milly ou la Terre natale.

[2] Lefèvre de Saint-Remy: Mémoires, de 1407 à 1435.


LES

RUES DE PARIS


LE CARDINAL D'AMBOISE

I

«Le cardinal d'Amboise, sans avoir eu au degré suprême toutes les vertus qui ont signalé les évêques du premier âge de l'Église, en eut toutefois qui, dans tous les temps, feront désirer des prélats qui lui soient comparables. Il réunit d'ailleurs toutes les qualités sociales et politiques qui font les ministres et les citoyens précieux. Magnifique et modeste, libéral et économe, habile et vrai, aussi grand homme de bien que grand homme d'État, le conseil et l'ami de son roi, tout dévoué au monarque et très-zélé pour la patrie, ayant encore à concilier les devoirs de légat du Saint-Siége avec les priviléges et les libertés de sa nation, les fonctions paternelles de l'épiscopat avec le nerf du gouvernement et le caractère même de réformateur des ordres religieux avec le tumulte des affaires et la dissipation de la cour; partout il fit le bien, réforma les abus et captiva les cœurs avec l'estime publique.» (Bérault.)

Tel est le magnifique éloge qu'on a fait du premier ministre de Louis XII, éloge mérité d'après les auteurs contemporains. Le roi d'ailleurs, qui se montra si digne d'un tel ministre et mit tant d'empressement à seconder ses vues, ne doit y rien perdre dans notre estime, au contraire; la sincère amitié qui unit jusqu'à la fin le prince et son ministre, les recommande tous deux à la postérité. Le cardinal ne fut pas seulement un éminent homme d'État, il lui fallut, pour certains actes de son ministère, et pour accomplir certaines réformes en particulier, une énergie de caractère voisine de l'héroïsme.

«Il fit, dit Legendre, pour rétablir la discipline parmi les troupes, des ordonnances si sévères et les fit exécuter avec tant de fermeté que, pendant tout son ministère, loin de se plaindre des gens de guerre, les provinces à l'envi demandaient qu'on leur en envoyât pour consommer les denrées qu'ils payaient à prix raisonnable et en argent comptant. Les gens de justice étaient d'autres sangsues qui n'avaient pas moins dévoré la substance du peuple. Les procès ne finissaient point... Le juge, d'intelligence avec le praticien, multipliait la procédure, ce qui ruinait les parties en frais. La prévention ou l'intérêt, et le plus souvent la faveur, décidaient trop souvent dans les affaires; aussi, le nouveau roi (Louis XII), qui était juste et équitable, établit, par l'avis du premier ministre, un tribunal supérieur sous le titre de Grand Conseil où l'homme sans protection, qui aurait peine à avoir justice, devant les tribunaux ordinaires, contre gens d'un trop grand crédit, pût avoir aisément recours et où ses plaintes fussent jugées avec autant de diligence que d'équité[3]

C'était là une excellente institution et qui témoigne, à la gloire de Georges d'Amboise, de son esprit d'équité comme de sa haute prévoyance. Par malheur, quoique répondant à de si légitimes besoins, ayant, si l'on peut s'exprimer ainsi, sa racine dans les entrailles même de la justice, elle ne paraît avoir eu qu'une courte durée, laissant toute grande ouverte la porte aux abus, à l'arbitraire, aux injustices, qui contribuèrent pour une large part à amener et précipiter dans la suite les catastrophes où s'engloutit la monarchie. Ces sages mesures, dont le cardinal avait pris l'initiative, furent complétées par d'autres ordonnances non moins utiles et qui longtemps servirent comme de code national. Pourtant, quoique justes et sages, elles soulevèrent de vives oppositions, particulièrement parmi les écoliers et les régents de l'Université qui se prétendaient lésés dans leurs priviléges. Non contents de déclamer contre le ministre et contre le roi lui-même, par eux attaqués, insultés dans des libelles répandus à profusion, ils se préparaient audacieusement à passer de la parole à l'action, et une sédition eût éclaté sans la prudente fermeté du ministre. L'approche de quelques troupes que conduisait le roi en personne fit réfléchir les mutins. La clémence acheva ce que la peur avait commencé. Le roi, entré dans Paris, se hâta de calmer les craintes, et le cardinal d'Amboise, déclara en son nom que Sa Majesté voulait bien oublier les insolentes étourderies des écoliers, les emportements sans doute irréfléchis des régents, et les injures même que les uns et les autres s'étaient permises contre lui, mais qu'on y prît garde, car une autre fois, il n'y aurait pas de pardon!

—Vive le roi! vive le cardinal! s'écrièrent à l'envi les écoliers et leurs maîtres qui ne laissaient pas d'avoir une grande peur à la vue des lances et des hallebardes, et ne regrettaient pas de se sentir rassurés.

—Vive notre bon roi! vive le cardinal, son glorieux ministre! criaient avec un enthousiasme plus sincère et un entraînement plus réel les bons bourgeois et gens du peuple, grandement reconnaissants au prince comme à son ministre, des mesures relatives aux impôts qui avaient signalé les débuts du règne. Car le roi, faisant remise du don de joyeux avènement, avait de plus voulu que toutes les dépenses du sacre fussent acquittées sur les revenus de ses domaines particuliers. Puis aussitôt après, le ministre diminua d'un dixième les impôts à recouvrer, et continua toujours depuis à les réduire tant qu'ils fussent aux deux tiers de ce qu'ils étaient d'abord. Malgré les charges résultant des guerres et des coûteuses expéditions auxquelles le roi se laissa entraîner, Georges d'Amboise sut, par de sévères économies, compenser le déficit et n'eut jamais besoin de rétablir les impôts supprimés.

On comprend que cette tutélaire administration ait rendu populaire le ministre qui n'était pas moins cher à la France qu'à son roi, heureux toujours de se rappeler que non-seulement d'Amboise, sous le règne précédent, avait partagé sa disgrâce, mais que le frère de celui-ci, le cardinal d'Albi, aumônier de la régente, avait fortement contribué pour sa part à faire mettre en liberté le duc d'Orléans (Louis XII). Aussi le prince, rentré en faveur, s'était empressé de faire nommer Georges d'Amboise à l'archevêché de Rouen, et devenu roi, il le choisit pour son principal ministre et obtint pour lui le chapeau de cardinal.

II

Georges d'Amboise accompagna Louis XII, lors de ses expéditions en Italie, expéditions que tout probablement il désapprouvait, mais dont il eut en vain essayé de détourner le roi, non moins entraîné par sa noblesse que par la passion des aventures et le désir du renom militaire. La conquête du Milanais assurée, le cardinal s'efforça de faire aimer le nouveau gouvernement en introduisant dans le pays des institutions sages, modelées sur celles établies en France. Elles auraient dû suffire à assurer pour jamais la soumission des Italiens, sans la mobilité naturelle à ces peuples qui se montraient dès lors ce qu'on les a vus presque toujours. «Tant que les troupes françaises occupaient l'Italie, ils paraissaient humbles et soumis; mais dès qu'elles avaient tourné le dos, ils secouaient le joug et fomentaient des troubles,» dit un historien du temps.

Le cardinal en eut bientôt la preuve. Après avoir établi à Milan pour gouverneur le maréchal Trivulce (choix malheureux d'ailleurs), il retourna en France. Mais à peine avait-il repassé les monts qu'il apprenait la révolte des Milanais, qui cernaient Trivulce réfugié dans la citadelle. D'Amboise, à la tête d'une armée que commande la Trémouille, redescend en Italie, et les bourgeois de Milan, autant effrayés et humbles qu'ils s'étaient montrés plus présomptueux d'abord, se hâtent d'envoyer à sa rencontre une députation pour faire leur soumission et implorer merci. Le cardinal, qui voulait donner une leçon aux rebelles, passe sans répondre aux envoyés autrement que par un regard sévère, puis il fait son entrée dans la ville au milieu des troupes en armes, formidable cortége! et va se loger à la citadelle. Sur tout son passage, on criait: Grâce! grâce! miséricorde! Mais son visage impassible ne laissait rien deviner de ses sentiments. Seulement, il fit dire aux notables bourgeois que le vendredi suivant, trois jours après, ils eussent à se réunir dans la cour de l'Hôtel de ville pour y entendre leur sentence.

Est-il besoin de dire l'anxiété de tous pendant ces trois jours d'attente où il n'était permis à personne de sortir de la ville, et avec quelles terreurs les pauvres bourgeois se rendirent le vendredi au lieu indiqué? Ils n'eurent pas lieu d'être rassurés en voyant au dehors les troupes fermant toutes les avenues et la cour de l'Hôtel de ville elle-même garnie de soldats à l'air menaçant, tandis que, sur une sorte de haut tribunal, apparaissait le cardinal, assis et entouré de tous les officiers de la justice civile et militaire. Terrifiés, à cette vue, ils tombent à genoux tendant les mains à la façon des suppliants.

Le cardinal, naturellement doux et humain et qui avait peine à contenir son émotion, leur ordonna de se relever et d'une voix qu'il s'efforçait de rendre sévère, leur reprocha leur rébellion, menaçant des plus terribles châtiments en cas de récidive, mais pour cette fois il annonça que tout était pardonné. On imagine la joie de ceux qui l'écoutaient et dont témoignaient les cris et les vivats des plus bruyants s'ils n'étaient pas fort sincères.

—Vive la France! vive le roi, le grand roi! le bon roi! Vive le très-illustre cardinal, le meilleur des ministres, auquel nous devons nos biens et nos vies! etc.

Georges d'Amboise, étourdi de ces acclamations qu'il estimait à leur valeur, fut reconduit par la foule dans son palais au bruit des vivats et sous une pluie de fleurs.

La paix rétablie dans le Milanais, dont il avait changé le gouverneur, le cardinal revint en France où, dans l'année 1504, une famine et une épidémie, qu'on eut à déplorer en même temps, lui donnèrent l'occasion de montrer une fois de plus sa prudence comme sa charité. Ainsi qu'autrefois, le ministre du Pharaon d'Égypte, il prit si bien ses mesures qu'encore que le blé eût manqué en France, le peuple n'eut que peu à souffrir de la disette. Quant à l'épidémie, que les historiens du temps, selon leur coutume, qualifient du nom de peste: «Si le mal fut grand, dit Legendre, le remède fut prompt par les secours continuels que le roi envoya aux lieux infectés et par les précautions qu'on prit pour en préserver ceux qui ne l'étaient pas. Et ainsi il s'attira d'infinies bénédictions de la part des peuples.»

À la suite d'un nouveau voyage en Italie, lors de la révolte des Génois, le cardinal, âgé de cinquante ans à peine, tomba malade à Lyon où il dut s'arrêter. Il succomba au bout de quelques jours, pleuré du peuple et du roi qui, pendant les années qu'il lui survécut, ne cessa de regretter son conseiller fidèle et son sage ami.

On a reproché et ce semble avec quelque raison au cardinal d'Amboise d'avoir désiré la tiare, ambition qui lui dicta plusieurs fausses démarches: «Mais, dit un écrivain, comme l'ambition de Louis XII fut toujours subordonnée à l'honneur, celle du cardinal d'Amboise fut toujours excitée par l'espérance de faire plus de bien... On peut croire qu'un homme qui ne se démentit pas un instant dans la plus haute prospérité, s'il souhaitait, comme on l'a dit d'être pape, c'était pour travailler à améliorer les mœurs de la chrétienneté.» (Fiévée).

Au reste, si le cardinal eut dans cette circonstance à se reprocher quelque faiblesse, il s'en repentit humblement. Il jugeait, avec des yeux complétement dessillés, l'illusion des grandeurs et les vanités de la terre, celui qui, sur ce lit de douleur, d'où il ne devait pas se relever, répétait si volontiers au bon frère qui le soignait:

«Ah! frère Jean, frère Jean! Que n'ai-je été toute ma vie comme vous frère Jean!»

Georges d'Amboise, comme Louis XII, avait reçu du peuple le beau surnom de: Père du Peuple!

[3] Histoire du cardinal d'Amboise.


JACQUES AMYOT

«Jacques Amyot dit de lui-même, écrit le savant abbé Le Bœuf, qu'il était né à Melun, le 30 octobre 1513, de parents plus avantagés du côté de la vertu que de celui de la fortune. Il ne déclare point la profession dont était son père, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le tenaient pour le fils d'un petit marchand de bonneterie: ce qui s'accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand vendait des bourses et des aiguillettes. Lorsqu'il eut appris les premiers rudiments à Melun, il alla à Paris, où il continua ses études de grammaire, servant de domestique à quelques écoliers d'un collége qu'il n'a jamais nommé. Sa mère, Marguerite d'Amour ou des Amours, avait soin de lui envoyer chaque semaine un pain par les bateliers de Melun. L'avidité d'apprendre le poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours à la lumière que pouvaient fournir quelques charbons embrasés, et il s'en servait au lieu de chandelle ou d'huile, tant était grande alors son indigence. Avec ces faibles secours pour les premiers commencements il ne laissa pas d'atteindre les classes supérieures.»

Tels furent, d'après la Notice écrite avec autant de conscience que de bonhomie par l'abbé Le Bœuf, les débuts de Jacques Amyot, représentés par divers biographes, sous des couleurs trop romanesques. Devenu, en suivant les cours de Jean Evagre Remois, au collége du cardinal Lemoine, un excellent helléniste, ayant étudié pareillement la poésie, l'éloquence, la philosophie, J. Amyot partit pour Bourges, à l'âge de 19 ans, afin d'étudier le droit civil avec un jeune homme qui fut depuis avocat célèbre au Parlement.

À Bourges, où il prenait la qualité de maître-ès-arts, Amyot se rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire du roi et abbé de St-Ambroise, qui, prompt à apprécier son mérite, le choisit pour précepteur de ses neveux et lui fit obtenir en même temps une chaire de professeur des langues latine et grecque, dans l'Université dont la ville à cette époque était fière. Les loisirs assez grands, paraît-il, que lui laissait son double emploi, Amyot les consacrait aux travaux littéraires qui devaient plus tard le rendre célèbre et faire de lui un des personnages importants de l'état. Cependant au temps de sa plus grande prospérité, Amyot n'hésitait pas à dire que les dix ou douze années qu'il avait passées à Bourges, obscur professeur, mais tout entier aux lettres, avaient été le plus heureux temps de sa vie. C'est alors qu'après avoir traduit le roman grec de Théagène et Chariclée, il commença la traduction de Plutarque et quelques vies des hommes illustres furent publiées avec une dédicace à François 1er. D'après Rouillard, au contraire, c'est le roman de Théagène et Chariclée qu'il fit présenter au roi, «lequel l'eut si agréable que l'abbaye de Bellozane étant venue à vaquer par le trépas de Vatable, ou Guestabled, très célèbre professeur du roi en la langue hébraïque, icelui roi la lui donna comme au digne successeur d'un si brave devancier.»

La version de Rouillard paraît plus vraisemblable encore qu'il semble assez singulier de récompenser par une abbaye la traduction d'un ouvrage qui n'est rien moins qu'édifiant, mais dans les idées du temps, il s'agissait d'un livre grec et l'on ne voyait là, même François 1er, que l'érudition. Si bien encouragé cependant, Amyot s'était mis avec ardeur à la traduction de Plutarque; lorsqu'il la jugea assez avancée, il fit un voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus célèbres bibliothèques et conférer avec les savants illustres que l'Italie comptait en fort grand nombre. Après son retour, le cardinal de Tournon qu'il avait connu à Rome, «ayant appris que le roi souhaitait un précepteur pour ses fils les ducs d'Orléans et d'Anjou, présenta Amyot à Henri II qui lui donna cette charge dont il jouit le reste de son règne et sous celui de François II.» Le loisir, que lui laissaient ses fonctions de précepteur lui permit de terminer la translation en français des Vies des hommes illustres qui parut avec une dédicace à Henri II. La traduction des Œuvres morales de Plutarque ne put être achevée que sous le règne de Charles IX (connu auparavant sous le nom de duc d'Orléans), à qui l'ouvrage fut dédié. Le jeune roi n'avait pas besoin de cette circonstance pour se rappeler son précepteur, car dès le lendemain du jour de son avènement, (6 décembre 1560), il le fit son grand aumônier et le nomma aussi conseiller d'état et conservateur de l'Université de Paris. Il lui donna de plus l'abbaye de Roches au diocèse d'Auxerre et celle de Saint-Corneille, de Compiègne. «Le prince, dit le digne abbé Le Bœuf, l'appelait son maître lorsqu'il voulait lui parler familièrement; mais il lui fit aussi quelquefois des reproches, par exemple sur sa trop grande frugalité, en ce que pouvant faire bonne chère, il se contentait souvent de manger des langues de bœuf.»

Quelques années après, l'évêché d'Auxerre étant venu à vaquer par la mort du cardinal de la Bourdaisière «Charles IX, qui désirait ardemment l'avancement de son maître, (c'est le nom qu'il lui donnait toujours),» voulut que Jacques Amyot lui succédât. Celui-ci, ayant reçu les bulles de Rome, se fit sacrer et, avec l'assentiment du roi, partit bientôt après pour Auxerre où il arriva au mois de mai 1571.

Amyot était alors âgé de cinquante-huit ans; il avouait lui-même qu'il n'était ni théologien ni prédicateur, n'ayant presque étudié que des auteurs profanes. Mais il les laissa dès lors pour s'occuper assiduement de la lecture de l'Écriture Sainte et de celle des pères grecs et latins. La Somme de Saint Thomas d'Aquin lui devint si familière qu'il la possédait presque en entier. Il hésita longtemps à monter en chaire «parce qu'il se défiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa voix lui inspirait peu de courage», cependant malgré ses craintes, il réussit parfaitement au gré de ses auditeurs «et prêcha dans un style si clair et si châtié et en même temps si enrichi de sentences, que les savants sortaient de la prédication bien plus éclairés qu'ils n'y étaient arrivés et les ignorants n'en revenaient point sans être instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs qu'auparavant.»

L'église d'Auxerre, comme plusieurs autres du diocèse, avait beaucoup souffert des spoliations des huguenots. Le nouvel évêque, comme il s'y était engagé par avance vis-à-vis des chanoines, fit don à la sacristie de la cathédrale de divers ornements dont elle avait le plus grand besoin, manquant même du nécessaire; il n'épargna rien ensuite pour rendre au chœur son ancien lustre; les chaires des chanoines furent refaites à neuf aussi bien que le trône épiscopal. Les grilles qui entouraient le sanctuaire et que les profanateurs avaient arrachées et emportées furent remplacées. Amyot fit don encore à son église d'un nouveau jeu d'orgues qui fut construit par le frère Hilaire, religieux de Notre-Dame-en-l'Ile à Troyes venu exprès pour la confection des tuyaux. Une grande partie du vitrail cassé par les calvinistes, fut aussi réparée aux dépens de l'évêque.

Ces bienfaits et beaucoup d'autres auraient dû rendre le prélat cher à son clergé comme à ses ouailles; il en fut ainsi les premières années, mais lors de l'explosion des passions populaires, soulevées par les guerres religieuses, tout fut oublié, la calomnie aidant. À Auxerre et dans le diocèse le parti de la Ligue était dominant. Amyot que Henri III, en succédant à son frère, s'était plu à maintenir dans ses fonctions de grand aumônier, en l'appelant aussi son maître, se rendait de temps en temps à la cour pour les fonctions de sa charge. Il se trouvait malheureusement à Blois lors de l'assassinat de Guise. Ce crime auquel il était complètement étranger, qu'il n'avait pas hésité à blâmer même dès qu'il en avait eu connaissance en le qualifiant «un cas si énorme qu'il n'y avait que le pape seul qui en pouvait absoudre» des gens passionnés et violents, comme il s'en rencontre toujours dans les grandes commotions populaires, voulurent qu'Amyot en eût été complice. Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers à Auxerre, le publia partout et même dans la chaire déclarant que non-seulement l'évêque et grand aumônier avait connu par avance l'attentat projeté, mais qu'il l'avait conseillé et que, le meurtre accompli, il avait donné au prince l'absolution sacramentelle.

Ces calomnies n'eurent que trop d'écho dans la ville où le cordelier jouissait d'un certain crédit et il réussit à prévenir absolument le populaire et même une partie de la bourgeoisie contre l'évêque que Trahy haïssait parce que les jésuites lui avaient été préférés pour la direction du collége. Amyot averti cru prudent d'ajourner son retour et d'attendre que, par la réflexion, le calme se fit dans les esprits et il ne se mit en route que plusieurs mois après, vers le temps du carême. Mais les ennemis du prélat avaient continué par leurs discours et même par des prédications d'entretenir l'irritation et, le mercredi saint, lorsqu'Amyot rentra dans sa ville épiscopale, il courut par deux fois risque de la vie; lui-même nous l'apprend dans le mémoire qu'il crut devoir écrire pour se justifier. «La pistole (pistolet) lui fut présentée à l'estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs coups d'arquebuse tirés, de sorte qu'il fut obligé pour se sauver la vie d'entrer promptement dans la maison d'un chanoine et passer de celle-là dans une autre, pour faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient.» Sa crainte était d'autant mieux fondée que sur la place de St-Étienne il avait pu voir et entendre un émissaire du cordelier qui, armé d'une hallebarde, criait à pleine gorge: «Courage, soudard, messire Jacques Amyot est un méchant homme, pire que Henri de Valois. Il a menacé de faire pendre notre maître Trahy; mais il lui en cuira.»

L'influence du cordelier et de ses adhérents fut telle que l'évêque ne put officier dans la cathédrale et même il dut s'abstenir d'assister aux offices dans les jours les plus solennels; ses ennemis prétendaient et avaient fait croire qu'il était excommunié et suspendu à divinis comme ayant communiqué avec le roi et pour d'autres motifs qu'on ne précisait point. Pour ramener à l'obéissance les opposants soit du peuple, soit du clergé, il ne fallut rien moins que des lettres d'absolution en forme signées du cardinal Cajetan, avec défense au chapitre comme au frère Trahy de molester désormais leur évêque. Ces lettres, datées de Paris (6 février 1509), mirent fin à la persécution et le prélat, après avoir été félicité par cinq membres du chapitre au nom de leurs collègues, se vit réintégré dans toutes ses fonctions et n'eut plus à souffrir de nouvelles épreuves; aussi se fit-il un devoir comme un plaisir de résider dans son diocèse, ce qui lui fut d'autant plus facile que, par la mort de Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient rompus.

«Il commença donc, dit l'abbé Le Bœuf, à ne plus s'occuper que des fonctions spirituelles, et dès le 7 mars, jour des Cendres, il reprit son ancien usage de prêcher, sans paraître déconcerté ni ému par tout ce qui était arrivé depuis un an, sans employer les invectives ni les déclamations contre personne; ce qui parut digne d'admiration à ceux qui ne le connaissaient pas encore parfaitement. Mais son secrétaire, continuateur de sa vie, dit que, quoiqu'il fût enclin à la colère, cependant il se retenait facilement; il n'était aucunement vindicatif, et ne savait ce que c'était que de reprocher à personne les anciennes fautes. Il passait pour mélancolique, sévère et d'un abord difficile; mais il ne paraissait tel qu'à ceux qui le voyaient rarement. Il était franc, candide, ingénu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne déguisant point aux grands ni aux princes leurs propres défauts.»

Son biographe nous apprend aussi «qu'il aimait la musique et qu'étant dans son palais épiscopal, il ne rougissait» point de chanter sa partie avec des musiciens. Un fait assez curieux et qu'il ne faut pas oublier, c'est que l'invention du bizarre instrument, si longtemps en usage dans les paroisses sous le nom de serpent, fut due à l'un des chanoines d'Auxerre vers 1590.

Amyot, dont la constitution était robuste, vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans où, miné par une fièvre lente, il succomba le 6 février 1593, dans les sentiments d'une grande piété. Rouillard nous donne à propos de ses obsèques ce détail intéressant: «Comme on le voulut enterrer au devant du maître-autel de son église cathédrale, et qu'on vînt à fouiller, on y trouva une sépulture de pierre, vide, en laquelle autrefois avait été posé le corps d'une comtesse d'Auxerre, nommée Mathilde, peut-être Mathilde ou Mahaut de Courtenay, comtesse d'Auxerre environ l'an 1300; et là fut déposé le corps d'icelui évêque, avec beaucoup de cérémonies, pompes et honneurs funèbres.»

En outre de ce qui revenait à ses héritiers naturels, Amyot fit un assez grand nombre de legs pieux; il laissa en particulier cinq cents livres à l'hôpital d'Auxerre. Il n'est pas exact d'ailleurs qu'on ait trouvé chez lui beaucoup d'argent ainsi que l'ont prétendu des biographes qui écrivaient longtemps après sa mort et dont les assertions ont été trop facilement acceptées. D'abord, en devenant évêque, il avait résigné la plus grande partie de ses bénéfices. À une certaine époque, sans doute, grâce à la munificence des rois ses anciens élèves, et aux émoluments de ses hauts emplois, il était devenu presque riche, mais les premiers tumultes de la Ligue naissante, en outre de la persécution dont on a parlé, lui firent essuyer de grandes pertes qu'on évalue au minimum, à cinquante mille écus. Aussi au mois d'août 1509, écrit-il au duc de Nevers: «Me trouvant, pour le présent, le plus affligé, détruit, et ruiné pauvre prêtre qui soit, comme je crois, en France... le tout pour avoir été officier et serviteur du roi; étant demeuré nu et dépouillé de tous moyens; de manière que je ne sais plus de quel bois (comme l'on dit) faire flèche, ayant vendu jusqu'à mes chevaux pour vivre; et pour accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse et monstrueuse mort[4] étant survenue, me fait avoir regret à ma vie.»

Et précisément, ces épreuves, si pénibles qu'elles fussent, étaient envoyées au digne évêque pour le détacher de ce qui passe et aussi lui servir d'une sorte d'expiation pour sa préoccupation longtemps trop exclusive (comme on l'a vu), des études profanes. Mais nous appartient-il de l'en blâmer nous qui lui devons tant de travaux d'une utilité si grande au point de vue littéraire, et en particulier ces Vies des Hommes illustres, dont la traduction, par le mérite du style, est devenue un livre original.

Grâce au bon Amyot, comme l'appelait Bernardin de St-Pierre, et à sa langue facile, colorée, abondante et qui jaillit à grands flots de la meilleure source gauloise, le bon Plutarque est pour nous tout français et ses héros, grecs et romains, nous sont familiers autant que ceux de notre pays, voire les contemporains. Pour les lettrés et les hommes de savoir et d'étude, ce livre est une mine qu'on ne se lasse pas de fouiller assuré d'y trouver toujours quelques nouveau filon. Pour d'autres lecteurs et en particulier pour les jeunes gens, la traduction d'Amyot ne serait pas toujours sans inconvénient; car dans sa langue hardie, qui d'ailleurs était celle de son temps, il use peu des périphrases, et certains détails de mœurs, qui ne sont point à l'honneur des Grecs et des Romains, nous sont présentés dans toute leur nudité. Cet inconvénient, qui tient à la consciencieuse fidélité du traducteur comme à la langue qu'il parlait, nous ne pouvions le dissimuler et néanmoins nous trouvons, que c'est avec toute raison qu'Amyot a pu dire, en parlant de son livre, dans son excellente épître aux lecteurs:

«Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux qui retournent de quelque lointain voyage, racontant les choses qu'ils ont vues en étrange pays, les mœurs des hommes, la nature des lieux, les façons de vivre différentes des nôtres: et si nous sommes quelquefois si ravis d'aise et de joie, que nous ne sentons point le cours des heures, en oyant deviser un sage, disert et éloquent vieillard, en la bouche duquel court un flux de langue plus doux que miel, quand il va récitant les avantures qu'il a eues en ses verts et jeunes ans, les travaux qu'il a endurés et les périls qu'il a passés: combien plus devons-nous sentir de ravissement, d'aise et d'ébahissement de voir en une belle, riche et véritable pointure d'éloquence, les cas humains représentés au vif, et les variables accidents que la vieillesse du temps a produits dès et depuis l'origine du monde, les établissements des empires, ruines des monarchies, accroissements ou anéantissements des royaumes, et tout ce qui oncques a été de plus émerveillable par l'univers? le tout représenté si vivement qu'en le lisant nous nous sentons affectionnés, comme si les choses n'avaient pas été faites par le passé, ains (mais) se faisaient présentement et nous en trouvons passionnés de joie, de pitié, de peur et d'espérance, ni plus ni moins presque que si nous étions sur le fait, sans être en aucune peine ou danger, ains avec le contentement qu'apporte la récordation en sûreté des maux que l'on a autrefois endurés.»

Ailleurs il dit plus éloquemment encore:

«Au demeurant, quant à ceux qui vont disant que le papier endure tout, s'il y en a aucuns qui à fausses enseignes usurpent le nom d'historiens, et qui par haine ou faveur offensent la majesté de l'histoire, en y mêlant quelque mensonge, cela n'est point la faute de l'histoire, ainsi des hommes partiaux qui abusent indignement de ce nom pour déguiser et couvrir leur passion: ce qui n'adviendra jamais si celui qui écrit l'histoire a les parties qui lui sont necessairement requises pour mériter le nom d'historien, qu'il soit dépouillé de toute affection, sans envie, sans haine ni flatterie, versé aux affaires du monde, éloquent, homme de bon jugement, pour savoir discerner ce qui se doit dire et ce qui se doit laisser, et ce qui nuirait plus à déclarer qu'il ne profiterait à reprendre et condamner; attendu que sa fin principale doit être de servir au public, et qu'il est comme un greffier, tenant registre des arrêts de la cour et justice divine, les uns donnés selon le style et portée de notre faible raison naturelle, les autres procédant de puissance infinie et de sapience incompréhensible à nous par-dessus et contre tout discours d'humain entendement, lequel ne pouvant pénétrer jusques au fond des jugements de la divinité, pour en savoir les motifs et les fondements, en attribue la cause à ne sais quelle fortune, qui n'est autre chose que fiction de l'esprit de l'homme s'éblouissant à regarder une telle splendeur et se perdant à sonder un tel abîme, comme ainsi soit que rien n'advient, ni ne se fait sans la permission de Celui qui est justice même et vérité essentielle, devant qui rien n'est futur ni passé et qui sait et entend les choses casuelles nécessairement. Laquelle considération enseigne aux hommes de s'humilier sous sa puissante main, en reconnaissant qu'il y a une cause première qui gouverne supernaturellement, d'où vient que ni la hardiesse n'est pas toujours heureuse, ni la prudence bien assurée.»

Si la prose d'Amyot est excellente, exquise, on ne saurait en dire autant de sa poésie. Dans ses récits il lui arrive assez souvent de citer les poètes, et par un scrupule regrettable, le consciencieux traducteur croit ne pouvoir le bien faire qu'à l'aide du mètre et de la rime. Mais ses vers, les plus hétéroclites du monde, tout en se conformant à la prosodie pour la mesure, sont de ceux qu'aucun vrai poète n'oserait avouer. Pourtant on sent qu'ils ont dû coûter horriblement à leur auteur, et que sur chacun d'eux, bourré de chevilles, il aura, selon l'expression vulgaire, mais énergique, il aura sué sang et eau. Quelle différence avec sa prose si coulante et si savoureuse! Mais:

Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif!

Le bon Amyot eut eu besoin sous ce rapport de prendre conseil de son royal élève Charles IX, dont les vers charmants à Ronsard sont dignes du poète.

L'art de faire des vers, doit-on s'en indigner,
Doit être à plus haut prix que celui de régner.
Tous deux également nous portons des couronnes;
Mais roi, je les reçois, poète, tu les donnes.
Ton esprit enflammé d'une céleste ardeur
Éclate par soi-même et moi par ma grandeur.
Si du côté des dieux je cherche l'avantage,
Ronsard est leur mignon et je suis leur image.
Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
T'assure les esprits dont je n'ai que les corps;
Elle t'en rend le maître et te sait introduire
Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.

[4] Celle de Henri III, son bienfaiteur.


ANDRIEUX

Andrieux (François-Guillaume-Jean-Stanislas), né à Strasbourg, le 6 mai 1759, est connu surtout par des comédies, la pièce des Étourdis entre autres, et des contes en vers et en prose dont quelques-uns sont charmants. Qui n'a lu le Meunier sans souci? Par malheur, plusieurs de ces récits ne sont point des plus louables, soit pour le fond, soit pour la forme: ainsi, l'Épître au Pape (1790); la Querelle de saint Roch et de saint Thomas (1792); la Bulle d'Alexandre VI (1802). Tout cela se sent trop de l'esprit du temps, de l'esprit du dix-huitième siècle dont le poète partageait les préjugés. Il est juste de dire que ces pièces, parues dans divers recueils périodiques de l'époque, n'ont point été comprises par Andrieux dans la collection de ses œuvres.

«Professeur pendant trente années au Collége de France, dit un biographe[5], il a formé plusieurs générations d'hommes qui, en diverses carrières, ont illustré la France. Il fut jugé intègre, législateur sans ambition, poète aimable, joyeux auteur.» C'est de lui ce beau vers inspiré par Ducis, son ami:

L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère.

Andrieux mourut à Paris, le 9 mai 1833. Quoique déjà malade, il se refusait à quitter sa chaire:

—Un professeur doit mourir en professant, répondait-il au médecin qui lui parlait de repos. C'est mon seul moyen d'être utile maintenant: qu'on ne me l'enlève pas; si on me l'ôte, il faut donc me résoudre à n'être bon à rien.

—Vous y périrez!

—Eh bien! c'est mourir au champ d'honneur.

«Sa parole était simple, spirituelle, malicieuse quelquefois, jamais maligne et toujours empreinte d'une exquise urbanité», a dit M. Berville dans sa notice... «Nul ne contait mieux, ne lançait mieux une saillie, ne relevait mieux son discours par le charme du débit et par la vivacité d'une pantomime expressive..... Aussi deux heures avant la leçon, toutes les places étaient prises.»

Cependant ni l'indépendance ni la fermeté ne manquaient au besoin à son caractère. Après avoir fait partie du Conseil des Cinq-Cents (1798), membre du Tribunat (1800), il fit dire de lui au premier Consul:

«Il y a dans Andrieux autre chose que des comédies.»

Un jour, Bonaparte se plaignant devant lui des hostilités du Tribunat, qui se montrait souvent opposé aux actes de son administration, Andrieux répondit avec son fin sourire:

«Vous êtes de la section de mécanique (à l'Institut), et vous savez qu'on ne s'appuie que sur ce qui résiste.»

Rendu à la vie privée par la suppression du Tribunat (19 août 1807), Andrieux s'en consola en disant: «J'ai rempli des fonctions importantes que je n'ai ni désirées ni demandées, ni regrettées; j'en suis sorti aussi pauvre que j'y étais entré, n'ayant pas cru qu'il me fût permis d'en faire des moyens de fortune et d'avancement. Je me suis réfugié dans les lettres, heureux d'y retrouver un peu de liberté, de revenir tout entier aux études de mon enfance et de ma jeunesse, études que je n'ai jamais abandonnées, mais qui ont été l'ordinaire emploi de mes loisirs, qui m'ont procuré souvent du bonheur et m'ont aidé à passer les mauvais jours de la vie.»

Ces mauvais jours ils étaient pour Andrieux la conséquence de la suppression de son emploi, car sans fortune et père de famille, ayant à sa charge, avec de jeunes enfants, une mère et une sœur, il se trouvait dans une situation fort difficile. C'est alors que Fouché, ministre de la police, qui en fut instruit, l'ayant fait venir, lui offrit une place de censeur en ajoutant:

—On ne peut craindre avec moi que la censure dégénère en inquisition. Ce ne sera qu'une censure anodine. Je ne prétends nullement comprimer la pensée: les idées libérales se sont réfugiées dans mon ministère.

—Tenez, citoyen ministre, répondit Andrieux, mon rôle est d'être pendu, non d'être bourreau.

Et il sortit. À quelque temps de là eut lieu la proclamation de l'Empire. Un matin, une voiture à la livrée impériale s'arrête devant la modeste habitation dont Andrieux était un des locataires. Un personnage en descend, devant lequel la porte s'ouvre, et, à la grande surprise d'Andrieux, on annonce:

—Son Altesse le prince Joseph Napoléon!

Collègue d'Andrieux au Corps législatif, et d'habitude assis près du futur académicien avec lequel il aimait à s'entretenir, Joseph, dans la prospérité, ne l'avait point oublié. Allant à lui de l'air le plus affectueux et serrant sa main, il lui dit:

«Il me tombe sur les bras une grande fortune, il faut que mes amis m'aident à en faire bon usage.»

Andrieux fut nommé bibliothécaire du prince avec 6,000 francs d'appointements; puis membre de la Légion d'honneur; deux ans après, il devint bibliothécaire du Sénat et professeur de grammaire et belles-lettres à l'École polytechnique. En 1814, il fut nommé professeur de littérature au Collége de France.

Andrieux n'oublia jamais à qui il était redevable de son heureuse situation. Le portrait de Joseph avait la place d'honneur dans son cabinet, et tous les ans ses lettres venaient témoigner de sa fidèle et pieuse gratitude en portant au bienfaiteur le souvenir de l'obligé. Dans le Dialogue entre deux journalistes sur les mots Monsieur et Citoyen (1797), Andrieux parle ainsi de lui-même.

Mon esprit n'admet rien qui soit exagéré,
Et j'ai même eu l'affront qu'on me crût modéré.

On peut juger par ces deux vers de la nature de son talent et l'on ne s'étonnera pas si nous ajoutons, qu'aujourd'hui la forme chez lui paraît un peu démodée.

[5] Biographie Universelle


D'ASSAS ET DESILLES

I

D'ASSAS.

D'Assas (chevalier), natif du Vigan, était capitaine au régiment d'Auvergne. Pendant la nuit du 15 au 16 octobre 1760, il commandait près de Closter-Camp, en Westphalie, une garde avancée. Sorti vers l'aube pour inspecter les postes, il tomba tout à coup au milieu d'une division ennemie qui se glissait silencieusement à travers les bois pour surprendre l'armée française endormie dans ses campements. Le capitaine d'Assas se voit aussitôt entouré; les épées et les baïonnettes se croisent sur sa poitrine, en même temps qu'une voix à l'accent impérieux et menaçant murmure à ses oreilles:

—Pas un cri, pas un mot, ou vous êtes mort!

Se taire cependant pour d'Assas c'était compromettre le salut de l'armée française que l'ennemi ne pouvait manquer de surprendre. Le chevalier l'a compris et il n'hésite pas; d'une voix éclatante qui retentit dans les plus lointaines profondeurs du bois et que l'écho porte soudain aux avant-postes français, il s'écrie:

—À moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi!

À l'instant, il tombe la poitrine criblée de blessures, il tombe, mais en tournant les yeux vers le ciel dont la justice ne refuse jamais sa récompense à l'héroïque accomplissement du devoir. Et sur la terre après lui, avec ce magnanime exemple qui égale s'il ne les surpasse les traits les plus sublimes de l'antiquité trop vantée, d'Assas laissait un renom immortel; car tant que la France sera la France, tant que dans nos armées le patriotisme et le dévouement seront en honneur, le souvenir du héros de Closter-Camp fera palpiter les cœurs généreux.

D'Assas n'avait point de fortune; une pension de 1,000 livres fut assurée à sa famille. Cette pension, la Révolution, qui parlait si haut de patriotisme, eut l'indignité de la supprimer, mais les terroristes balayés, elle fut rétablie.

II

DESILLES.

Au nom de d'Assas, il nous semble juste d'associer celui de Desilles, beaucoup moins populaire, et qui cependant méritait de conserver la célébrité dont il a joui naguère, mais trop peu de temps. Car le dévouement de Desilles ne fut pas moins admirable, sinon plus admirable que l'héroïsme de d'Assas, puisqu'il fut conseillé par la réflexion, et se produisit dans des circonstances singulièrement difficiles et douloureuses. Comme on l'a dit, plût à Dieu qu'il eût eu alors un plus grand nombre d'imitateurs!

Après la fédération du 14 juillet 1790, l'armée, ce fut le grand malheur de l'époque, se vit travaillée par l'esprit d'insubordination. À Nancy, notamment, la garnison, composée de trois régiments, ceux du Mestre-de-Camp, de Châteauvieux et de Roi-Infanterie, se mit en pleine révolte. Desilles (Antoine-Joseph-Marc), né à Saint-Malo le 7 mars 1767, et par conséquent âgé de vingt-trois ans seulement, était officier dans le dernier de ces régiments, mais absent par suite d'un congé. À peine a-t-il appris ce qui se passe à Nancy que, malgré les larmes de sa mère et de ses sœurs tourmentées de cruels pressentiments, il repart en poste pour sa garnison et vient rejoindre sa compagnie dans l'espérance de la ramener ou de la maintenir dans le devoir, tout au moins d'empêcher les violences et les excès. Le 31 août, le marquis de Bouillé, à la tête de troupes peu nombreuses, mais sur lesquelles il pouvait compter, se présente devant la place. Avant d'en venir à l'ultima ratio, il voulut essayer des négociations qui paraissaient devoir aboutir, lorsque les meneurs, inquiets de voir les dispositions meilleures de la populace et des soldats, s'efforcèrent de raviver la sédition, et par des calomnies et des mensonges, les provoquèrent à commencer les hostilités.

—Feu, feu, sur ces brigands! balayez-nous cette canaille! criaient-ils aux artilleurs qui se tenaient mèche allumée devant une pièce chargée à mitraille, tandis qu'on voyait s'avancer, l'arme au bras, croyant tout arrangé, l'avant-garde de Bouillé, composée de gardes nationaux et de Suisses.

Un artilleur, trop docile à la voix des furieux, approche du canon la mèche enflammée, qu'un officier, Desilles, lui arrache des mains, en même temps qu'il se précipite devant la bouche du canon en criant d'une voix vibrante:

—Mes amis, à quoi pensez-vous? ne tirez pas! ce sont des braves comme vous, des compatriotes, des frères! L'Assemblée nationale les envoie; voulez-vous désobéir, déshonorer notre drapeau?

Vaines supplications! on l'arrache violemment du canon, mais il se précipite aussitôt sur une pièce de vingt-quatre à laquelle on allait mettre le feu et s'asseoit sur la lumière en se campronnant des deux mains au bronze et murmurant:

—Non, non, vous me tuerez plutôt! Au nom de la France, mes amis, ne permettez pas cette guerre fratricide, impie...

Il n'achève pas. Quatre coups de feu partis de divers côtés, l'atteignent à la fois! Tombé du canon, foulé aux pieds, menacé par les baïonnettes, il est enlevé tout sanglant par un brave garde national du nom de Hœner, qui lui fait un rempart de son corps. «Cependant, dit Bouillé dans ses Mémoires, les canons partent et jettent par terre cinquante ou soixante hommes de l'avant-garde; le reste, suivi des grenadiers français, se précipite avec furie sur les canons, ils s'en emparent ainsi que de la porte de Stainville que ces canons défendaient,» et facilitent le passage aux troupes. L'insurrection put ainsi être réprimée.

Cependant le jeune Desilles, transporté dans une maison voisine, vit poser le premier appareil sur ses blessures qu'on jugeait des plus graves, mais non pas peut-être mortelles. Illusion, hélas! après six semaines de souffrances cruelles, il succomba (17 octobre 1790), consolé du moins sur son lit de douleur par les espérances chrétiennes et par des témoignages universels de sympathie. Le roi Louis XVI lui avait fait remettre la croix de chevalier de Saint-Louis, en même temps que l'Assemblée nationale, par l'organe de son président, lui adressait ses félicitations. De Saint-Malo, pareillement une députation arrivait pour témoigner à Desilles des sentiments de ses compatriotes. D'un bout de la France à l'autre, l'écho faisait retentir son nom, acclamé avec enthousiasme, mais autour duquel bientôt le silence se fit, quand tonnèrent les refrains de la Carmagnole et du Ça ira et que le peuple égaré, frénétique, prodiguant ses bravos à de monstrueuses apothéoses, conduisait un Marat au Panthéon pour le précipiter plus tard à l'égout.

Pour en revenir à Desilles, on regrette que les Mémoires de Bouillé consacrent si peu de lignes à son sublime dévouement.

«Des soldats, qui n'avaient pas suivi leurs drapeaux, se prennent de querelle avec mon avant-garde composée de Suisses. Ils veulent faire feu sur elle de plusieurs pièces de canon chargées à cartouches qu'ils avaient placées à l'entrée de la porte. Un jeune officier du régiment du roi, nommé Desilles, les arrête quelque temps. Il se met devant la bouche du canon, ils l'en arrachent; il s'assied sur la lumière d'un canon de vingt-quatre, ils le massacrent...»

Et c'est tout, mais ce n'est pas assez assurément! On a peine à comprendre qu'un ancien chef d'armée passe aussi rapidement, je pourrais dire légèrement, sur ce sublime épisode. On s'étonne que, dominé par je ne sais quelle préoccupation, il n'ait pas eu davantage à cœur de mettre en relief et de glorifier, pour l'exemple, l'héroïsme de ce martyr de l'honneur et de la discipline militaire.

Voici de la même époque à peu près, un trait d'autant plus admirable que son auteur est resté volontairement inconnu.

Un grenadier garde-française sauve de la mort son chef dont le peuple croyait avoir beaucoup à se plaindre.

«Grenadier, quel est ton nom? demande le duc de Châtelet reconnaissant.

—Colonel, répond le soldat, mon nom est celui de tous mes camarades. Nous nous appelons: le Régiment.»


HUGUES AUBRIOT

Non seulement le nom de ce célèbre prévôt de Paris a été donné à l'une des rues nouvelles de la capitale mais sa statue est une de celles qui décorent la façade de l'Hôtel de Ville. Ces honneurs, Aubriot les mérite, d'après les historiens, en dépit de graves reproches qui pèsent sur sa mémoire. Venu de Dijon, où il était né, à Paris, et recommandé par le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, son seigneur, il se fit remarquer du roi Charles V qui, satisfait de ses premiers services, le nomma, vers 1364, prévôt et capitaine de Paris. Dans ce poste considérable, qu'il occupa durant dix-sept années, Aubriot témoigna d'une activité rare et d'un caractère énergique et résolu, trop même parfois peut-être.

Non-seulement il fit exécuter des travaux en grand nombre pour la défense comme pour la salubrité de la capitale, mais à ces travaux il employa de gré ou de force les vagabonds et les malfaiteurs si nombreux dans la ville depuis les troubles du règne précédent. Grâce à une police sévère et vigilante, les voleurs disparurent et les bourgeois honnêtes ne craignirent plus de s'aventurer, même le soir, dans les rues de la capitale.

Les tapages des écoliers de l'Université, trop enclins parfois à abuser de leurs priviléges, durent cesser, mais le prévôt, dans la répression des abus, ne tint pas assez compte des droits établis, des exigences du temps et montra parfois plus de passion que de prudence.

Il fit défense aux marchands de vendre ou de prêter des armes aux écoliers, sans sa permission expresse; mais de plus, pour arrêter les incursions de ces derniers, il construisit, au bout du pont Saint-Michel, le petit Châtelet, dans lequel il fit creuser deux cachots qu'il appelait par dérision le clos Bruneau et la rue de Fouarre.

L'Université, traitée plusieurs fois avec peu d'égards par le prévôt, vit là, et pas à tort, sans doute, une nouvelle injure à son adresse, et la perte d'Aubriot fut résolue. Pour son malheur, malgré ses grandes qualités comme administrateur, Aubriot n'avait pas su se concilier l'estime des honnêtes gens par une vie exemplaire et bien au contraire. Tout en faisant la part des exagérations, il ne semble pas douteux qu'il y eut trop de vérité dans les accusations si graves qui s'élevèrent de divers côtés à la fois contre lui, et que nous trouvons reproduites dans le Laboureur et Jean Juvénal des Ursins, écrivains contemporains. Voici ce que nous lisons dans l'Histoire de Charles VI, roi de France, par le dernier:

«Hugues Aubriot, natif de Bourgogne, lequel, par le moyen du duc d'Anjou, fut fait prévôt de Paris, estoit et si avoit un grand gouvernement des finances. Il fit plusieurs notables édifices à Paris, le pont Saint-Michel, les murs de devers la bastille Saint-Antoine, le Petit-Chastelet et plusieurs autres choses dignes de grande mémoire. Mais, sur toutes choses, avoit, en grande irrévérence les gens d'église, et principalement l'Université de Paris. Et tellement que secrètement on fit enqueste de son gouvernement et de sa vie qui estoit très-orde et deshonneste en toute ribaudise, à decevoir femmes, et ne croyoit point le saint sacrement de l'autel, et s'en moquoit et ne se confessoit point et estoit un très mauvais catholique. En plusieurs et diverses hérésies estoit encouru et ne craignoit aucune puissance pour ce qu'il estoit fort en la grâce du roy et des seigneurs. Toutefois fut fort poursuivi par l'Université et gens d'église, tellement qu'on le prit et emprisonna-t-on, et à la fin fut content de se rendre prisonnier ès prisons de monsieur l'evesques de Paris. Et fut examiné sur plusieurs points, lesquels il confessa, et fut trouvé par grands clercs à ce cognoissans qu'il estoit digne d'être brûlé. Mais à la requeste des princes, cette peine lui fut relaschée, et seulement aux parvis Notre-Dame fut publiquement presché et mitré par l'Évêque de Paris, vestu en habit pontifical, et fut déclaré en effet estre de la loy des Juifs et contempteur des sacrements ecclésiastiques et avoir encouru les sentences d'excomuniement qu'il avoit par longtemps contemnées et méprisées. Et le condamna-t-on à estre perpétuellement en la fosse au pain et à l'eau.»

Il fut enfermé dans un des cachots de cette même Bastille qu'il avait fait construire; de là, dit-on, transféré dans les prisons de l'évêque de Paris. Mais l'année suivante (1382), lors de l'insurrection populaire, dite des Maillotins, il fut délivré «et vinrent (les mutins), aux prisons de l'évêque de Paris, et rompirent tout, et délivrèrent ceux qui estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui estoit condamné comme dit est; et lui fut requis qu'il fust leur capitaine, lequel le consentit mais la nuit s'en alla... Et le lendemain vinrent à l'hostel de Hugues Aubriot, et le cuidoient (pensaient) trouver pour le faire leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, furent comme enragés et desplaisans, et commencèrent à entrer en fureur, et vouloient aller abattre le pont de Charenton.»

Aubriot, qui n'avait eu que le tort d'exagérer le principe d'autorité et qui à aucun prix ne voulait jouer le rôle de Marcel et se faire chef de révoltés, ayant quitté Paris dans la nuit même de sa délivrance, se retira dans son pays natal à Dijon, et il y mourut peu de temps après, 1382 ou 1383.—D'après sa conduite dans cette dernière période de sa vie, on peut croire que son repentir était sincère et qu'il y persévéra jusqu'à la fin.


SYLVAIN BAILLY

I

Bailly, célèbre comme savant avant la Révolution est aujourd'hui connu surtout par sa fin tragique. À peine âgé de vingt-quatre ans[6], il comptait déjà parmi les astronomes distingués. Élu membre de l'académie des sciences à l'âge de vingt-sept ans (1763), il devint plus tard membre de l'académie française, (1783) et deux ans après de celle des inscriptions et belles-lettres. Ces distinctions, il les devait à ses publications littéraires et scientifiques encore que les dernières surtout aux yeux des juges compétents aient aujourd'hui perdu beaucoup de leur valeur.

«Bailly par des études opiniâtres avait acquis beaucoup d'instruction; mais il avait le jugement faux ou du moins sujet à s'égarer en poursuivant des systèmes qui ne sont fondés sur rien de précis. Son Histoire de l'astronomie est un véritable roman de physique dont le but est de faire le monde très vieux contrairement aux écrivains, sacrés et profanes, qui en ont déterminé l'âge, en opposition, d'ailleurs avec l'aspect du globe et les découvertes de la géologie. Qui pourra concevoir en effet la possibilité d'une révolution qui aura transporté la Sibérie des régions équinoxiales aux régions polaires; qui trouvera comme lui dans les Samoyèdes les pères des sciences et des arts? Son histoire de l'astronomie indienne n'est pas moins remplie de paradoxes, il en est de même des Lettres de l'Atlantide et sur l'origine des sciences. Aussi, tout en reconnaissant en lui de l'imagination, de la science et le talent d'écrire, les savants de son temps appelèrent ses systèmes astronomiques: Les Rêveries de Bailly[7]».

La réputation d'honnêteté de Bailly le fit nommer, en 1786, membre de la commission chargée d'inspecter les hôpitaux. Le rapport de Bailly choisi par ses collègues pour tenir la plume, n'est pas le moins intéressant de ses ouvrages, quoiqu'il attriste profondément par la révélation d'un état de choses qui nous semble aujourd'hui monstrueux. D'abord quand les commissaires se présentent à l'Hôtel-Dieu afin d'examiner par eux-mêmes l'établissement où les abus leur avaient été particulièrement signalés, la porte leur est refusée. «Nous avions besoin de divers éléments, nous les avons demandés, aussi bien qu'une personne qui pût nous guider et nous instruire; nous n'avons rien obtenu

«Quelle était donc l'autorité, dit Arago[8], qui se permettait ainsi de manquer aux plus simples égards envers des commissaires investis de la confiance du roi, de l'académie et du public? Cette autorité se composait de divers administrateurs (le type, dit-on, n'est pas entièrement perdu) qui regardaient les pauvres comme leur patrimoine, qui leur consacraient une activité désintéressée mais improductive; qui souffraient impatiemment toute amélioration dont le germe ne s'était pas développé dans leur tête ou dans celles de quelques hommes philanthropes par naissance ou par privilége d'emploi.»

Malgré ce mauvais vouloir, la commission put remplir sa mission: «ce qu'elle fit avec une conscience qui n'avait d'égale que sa patience et sa fermeté.» Quelques extraits seulement du rapport de Bailly, analysé par Arago, suffiront pour montrer si la susceptibilité des administrateurs était légitime.

«En 1786, on traitait à l'Hôtel-Dieu les infirmités de toute nature.... tout était admis, mais aussi tout présentait une inévitable confusion. Un malade arrivant était souvent couché dans le lit et les draps du galeux qui venait de mourir.

»L'emplacement réservé aux fous étant très restreint, deux de ces malheureux couchaient ensemble. Deux fous dans les mêmes draps! L'esprit se révolte en y songeant.

»Dans la salle St-François, exclusivement réservée aux hommes atteints de la petite vérole, il y avait quelquefois, faute de place, jusqu'à six adultes ou huit enfants dans un lit qui n'avait pas 1 mètre 1/2 de large.

»Les femmes atteintes de cette affreuse maladie se trouvaient réunies, dans la salle Ste-Monique, à de simples fébricitantes; celles-ci étaient livrées comme une inévitable proie à la hideuse contagion dans le lieu même où, pleines de confiance, elles avaient espéré recouvrer la santé.

»Les femmes enceintes, les femmes en couche étaient également entassées pêle-mêle sur des grabats étroits et infects.

»... Dans l'état habituel, les lits de l'Hôtel-Dieu, des lits qui n'avaient pas 1 mètre 1/2 de large, contenaient quatre et souvent six malades; ils y étaient placés en sens inverse: les pieds des uns répondaient aux épaules des autres; ils n'avaient chacun pour leur quote-part que 25 centimètres.... Aussi se concertaient-ils, tant que leur état le permettait, pour que les uns restassent levés dans la ruelle pendant une partie de la nuit, tandis que les autres dormaient.

»... Tel était l'état normal de l'ancien Hôtel-Dieu. Un mot, un seul mot dira ce qu'était l'état exceptionnel (en temps d'épidémie); alors on plaçait des malades jusque sur les ciels de ces mêmes lits où nous avons trouvé tant de souffrances, tant de légitimes malédictions...»

Combien d'autres détails non moins tristes, par exemple, relatifs à la salle des opérations et sur lesquels nous glissons pour ne pas trop attrister le lecteur.

À qui, d'ailleurs, imputer la longue durée de cette organisation vicieuse, inhumaine? «à la vulgaire toute puissance de la routine, à l'ignorance!» s'écrie Arago s'appuyant des conclusions de Bailly qui dit avec tous les ménagements que la circonstance exigeait:

«L'Hôtel-Dieu existe peut-être depuis le VIIe siècle, et si cet hôpital est le plus imparfait de tous, c'est parce qu'il est le plus ancien. Dès les premiers temps de cet établissement, on a cherché le bien, on a désiré s'y tenir, et la constance a paru un devoir. De là, toute nouveauté utile a de la peine à s'y introduire; toute réforme est difficile; c'est une administration nombreuse qu'il faut convaincre; c'est une masse énorme qu'il faut remuer.»

L'énormité de la masse à remuer ne découragea pas les commissaires de l'Académie. Aussi, grâce à leur énergique persistance, les choses changèrent, nos hôpitaux furent réformés, transformés, et c'est avec toute justice et vérité qu'Arago a pu dire naguère: «Chaque pauvre est aujourd'hui couché seul dans un lit, et il le doit principalement aux efforts habiles, persévérants, courageux de l'Académie des sciences. Il faut que le pauvre le sache et le pauvre ne l'oubliera pas.»

Hélas! il fut trop prompt à l'oublier, au contraire, en ce qui concerne Bailly du moins, dont la triste destinée prouve une fois de plus quel fond il faut faire sur la popularité, avec la terrible mobilité des multitudes, si promptes à subir toutes les influences, et qui, elles aussi, tournent au moindre vent. Bailly en fit la cruelle expérience et combien ne dut-il pas regretter souvent d'avoir cédé, qui sait à quelle tentation fatale d'ambition? au lieu de se contenter de la gloire modeste de savant et de lettré, à l'exemple de son maître l'astronome Lacaille dont on a dit qu'il était le calculateur le plus courageux et l'observateur le plus zélé, le plus actif, le plus assidu qui ait jamais existé, «et avec cela» doux, simple, gai, égal avec ses amis; l'intérêt ni l'ambition ne le tentèrent jamais; il sut se contenter de peu, sa probité faisait son bonheur, les sciences ses plaisirs, et l'amitié ses délassements.»

II

L'impression que Bailly avait reçue de sa visite dans les hôpitaux et la constatation trop facile des énormes abus qui, par le laps du temps, s'y étaient introduits, tout probablement contribuèrent à l'entraîner vers les «opinions nouvelles» comme on disait à la veille de la révolution. Dans l'ordre social aussi, beaucoup d'abus existaient qui appelaient l'œil investigateur et la sollicitude de l'homme d'état s'il s'en fut rencontré alors un digne de ce titre soit dans les conseils de la couronne soit dans l'assemblée réunie d'abord sous le titre d'États généraux. Mais, parmi les honnêtes gens, il ne se trouvait guère que des utopistes ou des hommes à idées fausses, et politiquement peu pratiques comme Bailly, entraînés tout d'abord par un zèle sincère, mais non pas peut-être exempt de vanité et de présomption, à des exagérations dont ils comprirent la portée plus tard, s'ils la comprirent, et qui, par leur téméraire confiance, ne devaient pas tarder à tout compromettre.

Lors de la convocation des États généraux, Bailly, nommé d'abord grand électeur, fut élu député de Paris le 12 mai et le langage qu'il tint à cette occasion d'après ses Mémoires, prouve les sentiments qui l'animaient: «La nation doit se souvenir qu'elle est souveraine et maîtresse de tout ordonner..., ce n'est pas quand la raison s'éveille qu'il faut alléguer d'anciens priviléges et des préjugés absurdes... je louerai les électeurs de Paris qui les premiers ont conçu l'idée de faire précéder la Constitution française de la Déclaration des droits de l'Homme.»

C'était faire un peu vite bon marché de toute autorité même la plus légitime et l'on sent trop dans ce langage le bourgeois gonflé de sa soudaine importance qui faisait dire à Bailly avec un étonnement naïf, en entrant, le 21 avril, dans la salle des Feuillants: «Je crus respirer un air nouveau et je regardai comme un phénomène d'être quelque chose dans l'ordre politique par ma seule qualité de citoyen.»

Le 3 juin 1789, Bailly fut nommé doyen ou président des communes. Lors de la séance royale du 23, Louis XVI qui, avec tant de grandes vertus, manquait de la première qualité de l'homme d'État, la décision, termina son discours en disant: «Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite.»

Les membres des deux premiers ordres pour la plus grande partie, s'inclinant devant cette expression de la volonté royale, se retirèrent pendant que les députés des communes restaient tranquillement à leurs places. Le grand maître des cérémonies l'ayant remarqué, s'approcha de Bailly, et lui dit:

—Vous avez entendu l'ordre du roi, monsieur.

—Je ne puis pas ajourner l'assemblée sans qu'elle ait délibéré, répondit Bailly.

—Est-ce bien là votre réponse et dois-je en faire part au roi?

—Oui, monsieur! répliqua le président, et s'adressant aussitôt aux députés qui l'entouraient: «Il me semble, dit-il, que la Nation assemblée ne doit pas recevoir d'ordre.»

Ce langage ne peut étonner de la part de celui qui, trois jours avant, présidait la fameuse séance dite du Jeu de Paume.

Le surlendemain de la prise de la Bastille, Bailly, venu de Versailles à Paris, comme membre de la députation envoyée pour rétablir l'ordre, fut proclamé d'enthousiasme maire de Paris, en même temps que Lafayette était nommé commandant général de la garde nationale. Bailly, toujours un peu naïf, dit au sujet de cette nomination:

«Je ne sais pas si j'ai pleuré, je ne sais pas ce que j'ai dit; mais je me rappelle que je n'ai jamais été si étonné, si confondu et si au-dessous de moi-même. La surprise ajoutant à ma timidité naturelle devant une grande assemblée, je me levai, je balbutiai quelques mots qu'on n'entendit pas, que je n'entendis pas moi-même, mais que mon trouble plus encore que ma bouche rendit expressifs. Un autre effet de ma stupidité subite, c'est que j'acceptai sans savoir de quel fardeau je me chargeais[9]».

Le nouveau maire de Paris, en effet, le jour même de sa nomination put constater «que d'une visite faite à la halle et chez tous les boulangers, il résultait que les approvisionnements en grains et farines seraient entièrement épuisés en trois jours. Le lendemain tous les préposés à l'administration des farines avaient disparu.»

Ce fut là, pendant les deux années que Bailly resta en fonctions, sa continuelle et pénible préoccupation, celle de veiller à l'approvisionnement d'une population de 800,000 âmes que le besoin pouvait pousser aux derniers excès alors surtout que l'ignorance, la prévention portaient si facilement la multitude à croire qu'il y avait calcul, dessein prémédité de l'affamer. Mais quoi! ce n'était pas seulement prévention résultant de l'ignorance; car cette détestable calomnie, Marat, l'ennemi acharné de Bailly, ne se lassait pas de la répéter dans sa feuille immonde. Chaque matin aussi, sur tous les tons, l'infâme répétait: Que Bailly rende ses comptes! alors que la probité du maire de Paris devait être à l'abri de tout soupçon. Dans l'Assemblée nationale même, ces odieuses provocations trouvaient des échos et du haut de la tribune (le 15 juillet 1789) Mirabeau laissait tomber ces paroles qu'Arago qualifie si justement d'incendiaires:

«Henri IV faisait entrer des vivres dans Paris assiégé et rebelle, et des ministres pervers interceptent maintenant les convois destinés pour Paris affamé et soumis.»

Néanmoins ce ne fut qu'après la fuite du roi, à Varennes, que la popularité de Bailly parut sérieusement atteinte. On l'accusait, ainsi que Lafayette, de complicité tout au moins indirecte dans le départ. De là, dans Paris, travaillé par les meneurs, une effervescence croissante, de violentes et continuelles agitations qui aboutirent à l'émeute du 17 juillet 1791, au Champ de Mars où une foule immense s'était donné rendez-vous devant l'autel de la Patrie, pour signer la pétition réclamant la déchéance de Louis XVI. Le maire de Paris, tous les moyens de conciliation épuisés, voyant que la réunion prenait un caractère de plus en plus menaçant, après avoir demandé les ordres de l'Assemblée, convoque la garde nationale, et à la tête de la municipalité, se présente devant la foule qu'il somme à plusieurs reprises, mais inutilement de se retirer. Il fallut avoir recours à la force, le drapeau rouge est déployé, les gardes nationaux font usage de leurs armes, le sang coule, et l'émeute se disperse en laissant sur le carreau un certain nombre de victimes, nombre qui, comme toujours, fut exagéré.

Dès lors c'en était fait de la popularité de Bailly qui trois mois après, quittant la mairie (12 novembre 1791), se retira d'abord à Chaillot, puis à Nantes; mais là, chose triste à dire, le pouvoir central, alors aux mains des Girondins, le mit en surveillance et une lettre de Roland, ministre de l'intérieur, lui annonça que le gouvernement lui retirait le logement que, depuis cinquante ans, sa famille occupait au Louvre. En même temps on l'obligeait à payer une somme de 6,000 livres, à titre d'indemnité, pour le loyer de l'hôtel qu'il avait occupé comme maire de Paris. C'était pour lui la ruine et il ne s'acquitta qu'en vendant sa bibliothèque et sa maison de Chaillot. Et les temps menacèrent bientôt de devenir pires par la prédominance, dans l'Assemblée, des partis violents. Aussi l'un de ses amis, M. de Casaux, offrit à Bailly, le supplia même, de prendre passage à bord d'un petit bâtiment qu'il avait frété pour sa famille:

«Nous nous rendrons d'abord en Angleterre, lui dit M. de Casaux; si vous le préférez, nous irons passer notre exil en Amérique. N'ayez aucun souci, j'ai de la fortune; je puis sans me gêner pourvoir à toutes les dépenses. Il est sage de fuir une terre qui menace de dévorer ses habitants.»

Bailly, malgré les instances de sa femme, refusa: «Depuis le jour, répondit-il, où je suis devenu un personnage public, ma destinée se trouve invariablement liée à celle de la France; jamais je ne quitterai mon poste au moment du danger. En toute circonstance, la patrie pourra compter sur mon dévouement. Quoiqu'il doive arriver, je resterai.»

Le 6 juillet 1793, Bailly quittait Nantes pour aller habiter Melun où Laplace, son ami, lui avait offert l'hospitalité. Par malheur, peu de jours avant, une division de l'armée révolutionnaire était venue occuper la ville. Bailly, reconnu en arrivant par un soldat, fut sommé par celui-ci de le suivre à la mairie. Mis en état d'arrestation, puis, par un ordre du comité du salut public, conduit à Paris et écroué à la Force, il en sortit quelque temps après, sous bonne escorte, cité comme témoin dans le procès de Marie Antoinette. Mais sa conduite, dans cette circonstance, ne fut pas celle qu'espéraient, le jugeant d'après eux, les ennemis de la reine. Non-seulement il s'inclina devant elle avec l'air du profond respect, mais en entendant certaines imputations odieuses de l'acte d'accusation, il ne put retenir le cri de son indignation et qualifia, comme elles le méritaient, ces exécrables calomnies. Cet acte courageux, qui effaçait bien des fautes, ne lui fut pas pardonné par les hommes de la Terreur. Un mois après, traduit devant le tribunal révolutionnaire, il fut condamné à périr sur l'échafaud. Ramené à la conciergerie, où il resta pendant deux jours encore, Bailly conserva son calme et sa fermeté, et par son langage même, on peut croire que revenu de bien des illusions, désabusé de beaucoup d'erreurs, il se préparait sérieusement à la mort. Quelques-uns de ses compagnons de captivité, se plaignant avec amertume et dans un langage qui semblait trahir une sorte de regret d'être restés honnêtes:

«Consolez-vous, leur dit-il, il y a une si grande distance entre la mort et l'homme de bien et celle du méchant que le vulgaire n'est pas capable de la mesurer.»

Le 12 novembre eut lieu l'exécution, cette exécution qui est un des épisodes les plus lamentables de nos annales, mais qu'il faut rappeler pour la leçon de tous et afin que l'horreur et l'épouvante que soulèvent de telles atrocités en rendent à tout jamais le retour impossible. Parmi les nombreuses versions qui ont été données de ce tragique évènement, nous choisirons de préférence celle de François Arago dont le témoignage n'est pas suspect; car, après une enquête minutieuse, tout en s'étudiant à rester impartial, par un motif sans doute honorable, il cherche à diminuer plutôt qu'à augmenter l'horreur de la scène: «La vérité, la stricte vérité, dit-il, n'était-elle pas assez déchirante? Fallait-il, sans preuves d'aucune sorte, imputer à la masse le cynisme infernal de quelques cannibales?... Je prouverai qu'en rendant le drame un peu moins atroce je n'ai sacrifié que des détails imaginaires, fruits empestés de l'esprit de parti:

«Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et tendre adieu à ses compagnons de captivité, leur souhaita un meilleur sort et, suivant le bourreau sans faiblesse comme sans forfanterie, monta sur la fatale charrette, les mains attachées derrière le dos. Notre confrère avait coutume de dire. «On doit avoir mauvaise opinion de ceux qui n'ont pas, en mourant, un regard à jeter en arrière.» Le dernier regard de Bailly fut pour sa femme. Un gendarme de l'escorte recueillit avec sensibilité les paroles de la victime et les reporta fidèlement à la veuve. Le cortége arriva à l'entrée du Champ de Mars, du côté de la rivière, à une heure un quart. C'était la place où, conformément aux termes du jugement, on avait élevé l'échafaud. La foule aveuglée qui s'y trouvait réunie, s'écria avec fureur que la terre sacrée du Champ de la Fédération ne devait pas être souillée par la présence et par le sang de celui qu'elle appelait un grand criminel; sur sa demande, j'ai presque dit, sur ses ordres, l'instrument du supplice fut démonté, transporté pièce à pièce dans un des fossés, et remonté de nouveau. Bailly resta le témoin impassible de ces effroyables préparatifs, de ces infernales clameurs. Pas une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait depuis le matin; elle était froide, elle inondait le corps et surtout la tête nue du vieillard. Un misérable s'aperçut qu'il frissonnait, et lui cria: «Tu trembles Bailly?Mon ami, j'ai froid, répondit avec douceur la victime.» Ce furent ses dernières paroles.

«Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla devant lui le drapeau rouge du 17 juillet; il monta ensuite d'un pas ferme sur l'échafaud. Ayons le courage de le dire, lorsque la tête de notre vénérable confrère tomba, les témoins soldés que cette affreuse exécution avait réunis au Champ de Mars, poussèrent d'infâmes acclamations.»

Maintenant faut-il croire à ces témoins soldés dont parle Arago dans son désir d'innocenter «ce qu'on appelle la populace»? Faut-il croire à l'intervention de personnes riches et influentes dans les scènes d'une inqualifiable barbarie du Champ de Mars? M. Arago n'obéit-il point à une idée préconçue, aux exigences de sa position et au mot d'ordre d'un parti quand il dit du ton le plus affirmatif: «Ce n'est point aux malheureux sans propriétés, sans capital, vivant du travail de leurs mains, aux prolétaires qu'on doit imputer les incidents déplorables qui marquèrent les derniers moments de Bailly. Avancer une opinion si éloignée de la vérité, c'est s'imposer le devoir d'en prouver la réalité.»

Et à l'appui de ces paroles il rapporte l'exclamation échappée à Bailly, après sa condamnation, suivant le dire de Lafayette: «Je meurs pour la séance du Jeu de Paume et non pour la funeste journée du Champ de Mars.» Mais comment admettre ces audaces de la réaction, en pleine terreur, quand pour satisfaire une haine posthume, elle s'exposait à tant de périls? Comment admettre pareille supposition malgré les invraisemblances, plutôt que ces égarements funestes, ces délires de la multitude trop facile à tromper quand on l'excite dans le sens de ses passions, quand elle est prise de la fièvre homicide en dépit de ses naturels et généreux instincts? N'est-il pas dans notre révolution trop d'exemples, hélas! de ces effroyables vertiges! Étaient-ils soldés ceux qui battaient des mains sur le passage de Charlotte Corday, conduite à l'échafaud, sur le passage de Marie Antoinette, de Madame Élisabeth, de Beauharnais, de Custines, d'André Chénier et de tant d'autres illustres victimes? Était-ce pour le salaire, qui fut si minime, que travaillaient les égorgeurs de septembre, les assassins des Carmes, etc., que le peuple, le vrai peuple d'ailleurs hautement renie et regarde comme des monstres?

Maintenant, pour ne pas laisser le lecteur sous une impression trop douloureuse, en regard de ces lugubres pages, mettons-en une qui repose et console, «qui élève l'âme et remplisse le cœur de douces émotions.» Après la mort de son mari, Madame Bailly se trouva dans une position qui était plus que la gêne au point qu'elle fut heureuse de se voir inscrite au bureau de charité de son arrondissement, grâce aux sollicitations pressantes du géomètre Cousin, membre de l'Académie. Maintes fois on vit cet homme éminent traverser tout Paris, ayant sous le bras le pain, la viande et la chandelle destinés à la veuve d'un illustre confrère.

Voici qui n'est pas moins touchant. Après le 18 brumaire, de Laplace fut nommé ministre de l'intérieur. Le soir même, 21 du mois, il demandait une pension de 2,000 francs pour Madame Bailly. Le premier consul l'accorda aussitôt, en ajoutant comme condition expresse que le premier trimestre serait payé d'avance et sur le champ. «Le 22, de bonne heure, une voiture s'arrête dans la rue de la Sourdière (où demeurait la veuve de Bailly); madame de Laplace en descend, portant à la main une bourse remplie d'or.

»Elle s'élance dans l'escalier, pénètre en courant dans l'humble demeure, depuis plusieurs années témoin d'une douleur sans remède et d'une cruelle misère; Madame Bailly était à la fenêtre: «Ma chère amie, que faites-vous là de si grand matin? s'écrie la femme du ministre.—Madame, repartit la veuve, j'entendis hier les crieurs publics, et je vous attendais.[10]»

Qu'ajouter à de telles paroles? il faut se taire et admirer.

[6] Il était né à Paris, le 15 septembre 1736.

[7] Encyclopédie catholique.

[8] Éloge de Bailly.

[9] Mémoires de Bailly.

[10] François Arago.—Éloge de Bailly.


BEAUJON

Beaujon (Nicolas), né à Bordeaux en 1718, successivement banquier de la cour, receveur-général des finances de la généralité de Rouen, conseiller d'État à brevet, avait acquis, dans ces différentes positions, une fortune considérable qu'il dépensait généreusement. C'est ainsi qu'au mois de juillet 1784, fut par lui fondé l'hospice qui porte son nom, mais dans un but fort différent du but actuel. En effet, cet établissement construit, d'après les ordres de Beaujon, par l'architecte Girardin et doté d'une rente annuelle de 25,000 livres, était destiné à douze garçons et douze filles orphelins et nés dans le faubourg. Ils y étaient nourris, vêtus, instruits depuis l'âge de six ans jusqu'à douze, époque à laquelle on leur donnait 400 livres pour l'apprentissage du métier qu'ils avaient choisi. Des sœurs de la Charité dirigeaient l'éducation des filles; celle des garçons était confiée aux frères de la doctrine chrétienne.

Mais, lors de la révolution, l'État s'empara de l'établissement dont il changea la destination en faisant de l'asile un hôpital pour les malades. C'était méconnaître les intentions du fondateur, qui n'était plus là pour protester, mort pendant l'année 1786. N'ayant point d'enfants, par son testament, Beaujon voulut faire des heureux avec les trois millions dont se composait sa fortune qu'il divisa en un grand nombre de legs particuliers.

Le célèbre banquier put ainsi trouver de précieuses jouissances dans ses immenses richesses dont pour lui-même il ne faisait que médiocrement usage. Dans les dernières années de sa vie surtout, son état d'infirmité habituelle ne lui permettait même plus la promenade, et une maladie chronique de l'estomac le condamnait au régime de vie le plus sévère. Il n'en recevait pas moins à sa table, largement servie, chaque jour quelques amis ou des artistes; mais pendant que les joyeux convives savouraient à l'envi les mets délicats, dégustaient les vins fins, les liqueurs et le café, l'amphytrion, un peu mélancolique sans doute, devait se borner à l'eau claire et à la panade, à moins qu'il ne préférât le laitage.

Quelle amère dérision dans la possession même de ces trésors que lui prodiguait la fortune, si M. de Beaujon n'eut trouvé une noble compensation et une satisfaction délicieuse dans cette libéralité qui s'épanchait si largement en bienfaits dont plusieurs, comme on l'a vu, ont survécu au donateur et, après des siècles peut-être, feront bénir sa mémoire!


BEETHOVEN (LOUIS VAN)

Contrairement à ce qui arriva pour Mozart et pour beaucoup d'autres, l'instinct musical ne se révéla point chez Beethoven tout d'abord. Un de ses compagnons d'enfance, M. Baden, dont le témoignage positif infirme les récits de plusieurs biographes, raconte qu'il fallut user de violence pour lui faire commencer l'étude de la musique, et que, pendant les premiers temps, plus d'une fois il fut battu parce qu'il refusait de se mettre au piano. M. Baden d'ailleurs ajoute, qu'une fois ces premiers dégoûts surmontés, merveilleux furent les progrès du jeune Louis dans cet art pour lequel il se passionna bientôt et qui devait si fort l'absorber, témoin cette anecdote:

Beethoven entre un jour chez un restaurateur pour dîner. Il prend la carte des mets du jour pour choisir ce qui lui convient, mais au même instant, une idée musicale se présente à sa pensée. Vite il saisit son crayon et retournant la carte, il écrit sous la dictée de son inspiration et couvre de notes la page blanche qu'il met ensuite dans sa poche. Alors revenu à lui et voyant le garçon s'approcher, il tire sa bourse et demande ce qu'il doit:

«Vous ne devez rien, monsieur, puisque vous n'avez pas dîné.

—Comment, je n'ai pas dîné! En êtes-vous bien sûr?

—Très-sûr, monsieur, et mieux que moi vous devez le savoir.

—Alors c'est différent, donnez-moi quelque chose.

—Que désirez-vous?

—Ce que vous voudrez.

Mais n'anticipons point et revenons de quelques pas en arrière, car la jeunesse de l'illustre maître offre quelques particularités dignes d'intérêt. Beethoven (Louis) naquit à Bonn, sur le Rhin, le 10 décembre 1770, d'une famille originaire de Hollande, ce qui explique la particule Van qui précède le nom de l'illustre compositeur.

Beethoven apprit de son père, dès l'âge de cinq ans, les premiers principes de la musique. Son maître de piano fut Vander Eden, organiste de la cour, qui de lui-même offrit ses conseils et, en véritable artiste, donna gratuitement ses leçons. Après sa mort arrivée en 1782, son successeur Neefe ne se montra pas moins bienveillant; il est vrai que l'enfant, attirant déjà l'attention publique par ses rares dispositions, lui était recommandé par l'électeur Maximilien d'Autriche. Neefe n'hésita pas à initier de suite son élève aux grandes conceptions de Bach et Haendel, et l'enthousiasme de l'enfant fut tel que, non content d'exécuter sur le piano ces admirables compositions, il voulut s'essayer à les imiter, tout ignorant qu'il fût des règles de l'harmonie, et composa plusieurs morceaux (sonates et chansons) où se trahit surtout son inexpérience et qu'il désavoua plus tard comme l'œuvre indigne d'un débutant.

Vers l'année 1786 ou 1787, il fit un voyage à Vienne dans le seul but de voir Mozart, dont il admirait passionnément la musique. Après avoir lu la lettre d'introduction et de recommandation, Mozart dit au visiteur de se mettre au piano et d'improviser. Le brillant et la sûreté de l'exécution firent croire au maëstro que ce qu'il entendait était appris de mémoire, et il ne put dissimuler ce soupçon au jeune homme. Celui-ci, un peu piqué, dit avec vivacité:

«Eh bien! donnez-moi vous-même un thème, celui que vous voudrez.

—Soit, reprit Mozart, ajoutant en à-parté: je vais bien t'attraper.

Et au bout de quelques instants, il remettait à Beethoven un sujet de fugue hérissé de difficultés et qui pour un débutant offrait plus d'un piége. Mais le jeune artiste sut les deviner, et ce thème presque impossible il le développa avec tant de force, de verve, de génie, que Mozart, confondu, se leva doucement, et se glissant sur la pointe du pied dans la pièce voisine, dit à des amis qui s'y trouvaient:

«Faites attention à ce jeune homme, vous en entendrez parler quelque jour.»

Après la mort de son père, (1792) Beethoven quitta la ville de Bonn, qui lui offrait trop peu de ressources, et se rendit de nouveau à Vienne, mais avec la pensée, cette fois, de s'y fixer. Il n'y retrouva plus Mozart, mais la Providence lui ménageait un protecteur plus puissant et non moins zélé dans la personne du prince Lichnowsky, «un de ces nobles seigneurs, dit Fétis[11], comme on en rencontrait alors en Autriche et dont la générosité ne connaissait pas de bornes pour l'encouragement des hommes de talent.» Passionné pour la musique, il accueillit Beethoven avec une bonté parfaite, lui assura une pension de 600 florins et voulut qu'il demeurât dans son hôtel. La princesse partageait les goûts de son mari et ne témoigna pas moins de bienveillance à l'artiste, profondément reconnaissant, mais qui, de l'aveu de son ami Schindler, ne savait point assez maîtriser les inégalités de son caractère et les brusqueries de son humeur: «Personne n'était moins aimable que lui dans sa jeunesse,» et la princesse, qui savait faire la part de la faiblesse humaine, eut plus d'une fois à l'excuser auprès de son mari, moins porté à l'indulgence pour ces fugues de l'artiste.

Beethoven, apprécié alors surtout comme exécutant et improvisateur, successivement fit connaître et jouer plusieurs grandes compositions, entre autres la Symphonie en ut majeur, la Symphonie en , et le grand Septuor, qui étendirent sa réputation au loin. Ces divers ouvrages, composés dans un intervalle de 10 ans, de 1790 à 1800, appartiennent à sa première manière, moins personnelle, et dans laquelle, malgré le mérite incontestable, se trahit l'influence d'Haydn et de Mozart pour lesquels, à cette époque, l'artiste professait une admiration enthousiaste.

Beethoven, sans nul souci de la vie matérielle, et sûr du lendemain, jouissait paisiblement de ses succès, en rêvant des œuvres nouvelles, d'un caractère plus original et plus puissant, lorsque tous-à-coup, hélas! il vit se couvrir des plus sombres nuages cet horizon que l'espérance peignait de si riantes couleurs et déroulait avec d'immenses et ravissantes perspectives. Faibles et ignorants que nous sommes! Qui de nous n'est porté à envier, comme des mortels fortunés entre tous, les privilégiés du génie et de la gloire, en oubliant trop facilement que, par une loi mystérieuse, qui tient à un dessein profond de la Providence, ils sont presque toujours aussi les prédestinés du malheur. La couronne de lauriers sur leur front s'entrelace à la couronne d'épines. Cette organisation supérieure, mais d'autant plus délicate qui les tire hors de pair, les rend aussi plus vulnérables à la douleur; ils ressemblent à ces pics élevés dont le sommet tout d'abord attire la foudre. Et puis, comme l'a dit admirablement un poète contemporain, malheureux lui surtout par sa faute, la souffrance, qui fait vibrer en eux les cordes intimes, est d'ordinaire la source la plus féconde d'inspiration:

Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés font les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
.................
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées;
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant;
Mais il y pend toujours une goutte de sang[12].

Son protecteur le plus généreux étant venu à mourir, (1801) Beethoven perdit sa pension alors que la guerre qui troublait l'Allemagne diminuait beaucoup ses autres ressources. Il habitait alors avec ses deux frères, chargés de tous les détails de la vie commune, afin que l'artiste ne fût en rien distrait de son travail; mais tout probablement sa bourse supportait seule la dépense. Aussi la gêne, dont il a souffert par malheur presque toute sa vie, ne devait pas être moindre à cette époque que plus tard, quand en envoyant à Ries une sonate pour la vendre à Londres, il écrivait: «Cette sonate a été écrite dans des circonstances bien pénibles; car il est triste d'être obligé d'écrire pour avoir du pain. C'est là où j'en suis maintenant.»

Dans une autre lettre d'une date plus récente, il dit encore: «Si je n'étais pas si pauvre et obligé de vivre de ma plume, je n'exigerais rien de la Société Philharmonique; mais dans la position où je me trouve, il faut que j'attende le prix de ma symphonie.»

La situation toujours précaire de Beethoven ne lui permit pas de se marier ainsi qu'il résulte d'une lettre écrite à son ami Wegeler en 1801: «Mon infirmité me poursuit partout comme un spectre; fuyant les hommes, je devais paraître misanthrope, ce que pourtant je suis peu. Ce changement a été produit par une aimable et charmante fille (Mlle Julie de Guicciardi) qui m'aime et que j'aime aussi. Voilà depuis deux ans quelques moments de bonheur et c'est la première fois que je sens que le mariage pourrait me rendre heureux. Mais, hélas! elle est au-dessus de mon rang; de plus il m'est impossible dans ce moment de songer à me marier, il faut que je travaille à me faire un sort.» Le mariage donc ne se fit point et l'artiste eut le chagrin de voir celle qu'il aimait en épouser un autre, le comte de Gallenberg.

Ce ne fut pas encore là pourtant sa plus grande douleur: elle lui vint de l'infirmité, cruelle surtout pour un musicien, dont il avait ressenti les premières atteintes dès l'année 1798, et qui fit des progrès trop rapides. Car, par une lettre de Beethoven à Wegeler, sous la date du 29 juin 1800, on voit que sa surdité avait pris un caractère grave. Cependant le pauvre artiste, qui en éprouvait une sorte d'humiliation, s'efforçait de dissimuler son infirmité, favorisé en cela par la connivence inconsciente de ses amis attribuant à sa distraction habituelle ce défaut d'audition. Ries, son élève, fut deux ans avant de s'en apercevoir. Un jour qu'il se promenait avec Beethoven, en traversant un bois, il entendit les sons d'une flûte dont un berger jouait non sans talent. Ravi de cette mélodie champêtre, Ries se tourna vers le maître pour lui demander ce qu'il en pensait, mais quelle ne fut pas sa surprise quand Beethoven, après avoir prêté attentivement l'oreille, lui dit avec un accent douloureux qu'il n'entendait rien, rien.... Tout le reste de la promenade, il fut silencieux et Ries fit de vains efforts pour l'arracher à sa pénible préoccupation.

Tous les remèdes ordinaires épuisés, et la médecine avouant presque son impuissance, l'illustre maëstro dut s'affermir de plus en plus dans cette conviction désolante pour lui que son mal était incurable. Ce qu'il souffrit alors, lui-même nous l'apprend par la peinture qu'il a faite de son état, dans une espèce de testament, écrit en octobre 1802, et dont le brouillon s'est retrouvé dans ses papiers après sa mort.

«Ô hommes qui me croyez haineux, intraitable ou misanthrope, et qui me représentez comme tel, combien vous me faites tort! Vous ignorez les raisons qui font que je vous parais ainsi. Dès mon enfance, j'étais porté de cœur et d'esprit au sentiment de la bienveillance: j'éprouvais même le besoin de faire de belles actions; mais songez que, depuis six années, je souffre d'un mal terrible qu'aggravent d'ignorants médecins.... Pensez que, né avec un tempérament ardent, impétueux, capable de sentir les agréments de la société, j'ai été obligé de m'en séparer de bonne heure et de mener une vie solitaire. Si quelquefois je voulais oublier mon infirmité, oh! combien j'en étais durement puni par la triste et douloureuse épreuve de ma difficulté d'entendre. Et cependant il m'était impossible de dire aux hommes: Parlez plus haut, criez, je suis sourd! Comment me résoudre à avouer la faiblesse d'un sens qui aurait dû être chez moi plus complet que chez tout autre, d'un sens que j'ai possédé dans l'état de perfection.... Vivant presque entièrement seul, sans autres relations que celles qu'une impérieuse nécessité commande, semblable à un banni, toutes les fois que je m'approche du monde, une affreuse inquiétude s'empare de moi; je crains à tout moment d'y faire apercevoir mon état.»

Voilà, il faut en convenir, un étrange amour-propre! On ne doit rougir que de ses fautes et de ce qui mérite le blâme. Mais pourquoi cette honte pour ce qui n'était qu'un malheur, fait pour éveiller la sympathie et la commisération chez tout homme de cœur? Quoique Beethoven eût déjà composé l'admirable oratorio du Christ au Mont des Oliviers, il semble qu'à cette époque l'illustre artiste ne pût être protégé contre la tentation du désespoir par la croyance religieuse, chez lui ébranlée ou à l'état vague; il n'arriva que plus tard, par la réflexion et la lecture, à la sérénité de la foi et même à une sorte de mysticisme qui donne un caractère particulier à ses derniers ouvrages. Sans nul doute, au temps dont nous parlons, cette sublime consolation lui manquait, puisqu'il en vint à écrire: «Pourtant lorsque, en dépit des motifs qui m'éloignaient de la société, je m'y laissais entraîner, de quel chagrin j'étais saisi quand quelqu'un, se trouvant à côté de moi, entendait de loin une flûte et que moi je n'entendais rien!... J'en ressentais un chagrin si violent que peu s'en fallait que je ne misse fin à ma vie. L'art seul m'a retenu; il me semblait impossible de quitter le monde avant d'avoir produit tout ce que je sentais devoir produire. C'est ainsi que je continuais cette vie misérable, oh! bien misérable avec une organisation si nerveuse qu'un rien peut me faire passer de l'état le plus heureux à l'état le plus pénible. Patience! c'est le nom du guide que je dois prendre et que j'ai déjà pris; j'espère que ma résolution sera durable jusqu'à ce qu'il plaise aux Parques impitoyables de briser le fil de ma vie. Peut-être éprouverai-je un mieux, peut-être non; n'importe, je suis résolu à souffrir. Devenir philosophe dès l'âge de vingt-huit ans, cela n'est pas facile, moins encore pour l'artiste que pour tout autre.»

Chose étonnante et merveilleuse puissance du génie! au milieu de ces cruelles souffrances physiques et morales, le travail de l'artiste n'avait été que peu interrompu; car, dans cette période, nous le voyons composer Fidelio, opéra en deux actes, le seul qu'il ait fait, la cantate d'Adélaïde, la Symphonie héroïque, dont le succès fut immense, etc. Les biographes allemands racontent que Beethoven avait eu l'intention d'abord d'appeler son œuvre Bonaparte; mais en apprenant un matin que le premier consul s'était fait proclamer empereur, il changea le titre en celui de «Symphonie héroïque pour célébrer, suivant son expression, le souvenir d'un grand homme.»

La Symphonie héroïque commence la seconde période de la vie artistique de Beethoven, celle pendant laquelle il produisit ses œuvres les plus remarquables, dont les beautés restent accessibles à tous, encore que, grandioses et originales, elles attestent, avec le génie de l'invention, la connaissance la plus étendue de toutes les ressources de l'art. De cette époque datent la quatrième symphonie en fa, dite Symphonie pastorale, un merveilleux chef-d'œuvre; puis des concertos, des sonates, des quatuors, etc. Tous ces morceaux furent successivement exécutés dans les concerts que l'artiste donnait de temps en temps à Vienne et dont le produit était son principal et presque son unique revenu, revenu souvent insuffisant. Aussi, en 1809, le roi de Westphalie, Jérôme Napoléon, lui ayant fait offrir la place de maître de sa chapelle avec un traitement de 7,000 francs, il inclinait à accepter. Mais trois des amateurs les plus distingués de Vienne, l'archiduc Rodolphe, le prince Lobkowitz et le comte de Kinsty, se réunirent pour conserver à l'Autriche l'artiste qui faisait sa gloire, et ils promirent, s'il consentait à rester, de lui assurer par contrat une pension annuelle de 4,000 florins. Profondément touché de ces témoignages éclatants de sympathie, Beethoven accepta et déclara se fixer pour toujours à Vienne, ou plutôt en Autriche, car, la plus grande partie de l'année, il résidait dans le village de Baden à quelques lieues de la capitale.

Peu d'années après malheureusement, la création du papier monnaie en Autriche diminua presque de moitié la pension de l'artiste qui, par d'autres complications fâcheuses et douloureuses, vit empirer sa situation. Son frère aîné mourut après avoir été longtemps malade de la poitrine et comme Beethoven l'écrit à Ries: «Je puis dire que, pour le soulager, j'ai dépensé environ, 10,000 florins.»

Ce frère laissait un fils que l'artiste, nommé tuteur par le testament, après un procès pénible et dispendieux soutenu contre la veuve, une méchante femme, à ce qu'il paraît, fit élever avec sollicitude. Malheureusement le neveu répondit mal à la tendresse de son oncle qu'il contrista par le scandale de ses déréglements. En dépit de sa bonne intention, Beethoven, fût-ce à son insu, n'avait-il point cédé à un sentiment égoïste, lorsqu'il voulut séparer l'enfant de sa mère, et ne s'exagéra-t-il point l'indignité de celle-ci?

Au milieu de ces soucis, et malgré les obstacles résultant de sa surdité, l'artiste continuait de produire des chefs-d'œuvre; il semble que l'isolement fut une des causes de la fécondité de son génie. «Séparé du monde extérieur par son infirmité, dit Fétis[13], la musique n'existait plus pour lui qu'au dedans de lui-même. Sa vie d'artiste tout entière était renfermée dans ses méditations, et c'était troubler le seul bonheur dont il pût encore jouir que de les interrompre.» Il composait le plus souvent en marchant; le mouvement du corps semblait favoriser l'activité de son génie. Ses longues promenades dans Vienne l'avaient fait connaître aux habitants des plus humbles quartiers, et l'admiration mêlée de respect qu'inspirait l'artiste n'était pas le privilége des classes élevées. Dès qu'il paraissait dans le faubourg, tout bas on murmurait, dans la boutique comme dans l'échoppe ou l'atelier: Voilà Beethoven! et l'on raconte que, certain jour, une troupe de charbonniers, courbés sous leurs lourds fardeaux, s'arrêtèrent respectueusement pour le laisser passer.

À dater de l'année 1811, les séjours de Beethoven à la campagne se prolongèrent de plus en plus, et, dans ses longues promenades comme dans la solitude du cabinet, sans négliger son art, il s'occupa beaucoup d'études et de lectures historiques et philosophiques qui, dans l'opinion de Fétis, influèrent sur la direction de ses travaux. «Insensiblement et sans qu'il s'en aperçût, ces études donnèrent à ses idées une légère teinte de mysticisme qui se répandit sur tous ses ouvrages, comme on peut le voir par ses derniers quatuors; sans qu'il y prît garde, son originalité perdit quelque chose de sa spontanéité en devenant systématique... Les redites des mêmes pensées furent poussées jusqu'à l'excès... La pensée mélodique devint moins nette, etc.» Ces défauts ne pourraient-ils pas plutôt s'attribuer à la surdité croissante qui ne permettait pas à l'artiste de se rendre compte des détails de son œuvre, quand il ne pouvait guère juger que par l'intellect de ce qui s'adresse sans doute à l'âme, à l'intelligence, mais par l'intermédiaire obligé de l'ouïe?

D'ailleurs les partisans zélés de Beethoven, le professeur Marx de Berlin par exemple[14], contestent vivement cette appréciation du génie de l'artiste par M. Fétis, dans ce qu'il appelle sa troisième manière. Pour eux il y a toujours progrès dans la carrière du maître. Je ne suis pas compétent pour décider entre ces deux opinions auxquelles il faut en ajouter une troisième, celle de M. Oulibicheff, qui admire presque exclusivement la première manière de Beethoven, estimant les deux autres une décadence progressive; mais évidemment il se trompe. Ce qui d'ailleurs ne fait pas de doute c'est que l'admiration du public dans toute l'Allemagne, peu préoccupée de ces distinctions, ne fit que s'accroître, et à chaque production nouvelle renchérissait sur son enthousiasme. En 1824, on exécuta à Vienne la composition de Mélusine «œuvre colossale, comme l'appelle M. Dieudonné-Denne-Baron[15]. À la fin de la cérémonie, l'admiration qu'elle avait excitée dans la salle éclata par un tonnerre de bravos; Beethoven était le seul qui ne les entendît pas. L'une des cantatrices, Mlle Unger, le prit par la main et, le tournant vers le public, lui montra les applaudissements qui redoublaient au milieu de l'attendrissement général.» Deux ans après, l'illustre maëstro n'existait plus.

Les désordres de son neveu l'affligeaient profondément; la pensée lui vint de faire entrer ce jeune homme dans un régiment, et, quoique malade, il se rendit à Vienne dans ce but. Mais à peine arrivé, il dut s'aliter atteint d'une fluxion de poitrine que compliquait l'hydropisie dont il souffrait antérieurement. Au bout de quelques mois, son état était désespéré. «Lui-même, dit le biographe déjà cité d'après Ries et Spindeler, connaissait son état et disait tranquillement: Plaudite, amici, comædia finita est.» La foule encombrait les abords de sa demeure; les plus grands personnages se faisaient inscrire à sa porte. Le bruit du danger qu'il courait s'était répandu avec rapidité; il parvint bientôt à Weimar où se trouvait le célèbre pianiste et compositeur Hummel qui partit aussitôt pour venir à Vienne se réconcilier avec Beethoven qui s'était brouillé avec lui quelques années auparavant: l'entrevue des deux maîtres fut touchante au delà de toute expression. Le 24 mars au matin, Beethoven demanda les sacrements qu'il reçut avec une profonde piété. Hummel entra dans sa chambre; Beethoven ne parlait plus, cependant il parut se ranimer, il reconnut Hummel, une dernière étincelle brilla dans ses yeux; il serra la main de son ancien ami, et lui dit: «N'est-ce pas, Hummel, que j'avais du talent?»

Ce fut sa dernière parole, l'agonie commença et le 26, à six heures du soir, le grand artiste expirait. Beethoven avait fini de vider ce calice d'amertume infinie dont il lui avait fallu payer sa gloire. Peu de destinées ont été plus douloureuses; mais on ne peut se dissimuler que, la surdité à part, le caractère de l'artiste fut pour quelque chose, pour beaucoup même, dans ses ennuis. «Bon, généreux et porté à l'obligeance, simple et naïf, dit M. Fétis, il était complètement étranger à toute manœuvre, car il avait autant de justice que de noblesse dans l'âme, et l'on peut affirmer que la pensée d'une action mauvaise envers quelqu'un n'est jamais entrée dans son esprit.» Mais enclin à l'orgueil, et comme le personnage de la comédie «nerveux en diable et voulant pouvoir se mettre en colère» il céda trop facilement aux emportements de son humeur qui faisait explosion par instants avec une violence dont lui-même ne se rendait pas compte.

À une soirée musicale chez le comte de Browne, qui réunissait dans ses salons l'élite de la capitale, Beethoven et Ries (son élève) devaient jouer un morceau à quatre mains. Ils avaient déjà commencé lorsque le jeune comte de P..., placé à l'entrée du salon, troubla le silence en parlant à une dame de la société. Après quelques efforts inutiles pour faire cesser cette conversation, Beethoven, arrêtant sur le clavier les mains de Ries, se leva brusquement et dit tout haut: «Für solche schweine spiele ich nicht: Je ne jouerai pas devant de semblables pourceaux.» Qu'on s'imagine la rumeur causée par cet incident. «Tout autre que Beethoven, dit Anders, aurait été mis à la porte.»

À plusieurs reprises les vivacités de son humeur le brouillèrent avec son orchestre. «Beethoven, repoussé de la salle et désirant néanmoins entendre son œuvre à la répétition[16], fut obligé de rester dans l'antichambre et l'affaire ne s'arrangea que longtemps après[17].» Dominé par ses frères qui l'exploitaient et excitaient, par un calcul égoïste, les défiances auxquelles il était porté par sa surdité: «Il se brouillait facilement avec ses amis et il n'en est pas un seul avec lequel il n'ait été en froid une ou plusieurs fois.... Mais aussi, dès qu'on parvenait à l'éclairer sur l'origine ou le sujet de la mésintelligence, il était le premier à avouer son tort; non-seulement il en demandait pardon, mais il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le réparer.» Se faisant une fausse idée de l'indépendance, lui dont la faiblesse subissait à la maison un si misérable joug, il ne savait pas assez se plier dans le monde aux exigences de la vie sociale. Le prince Lichnowski, l'un de ses Mécènes les plus zélés, lui avait offert sa table régulièrement servie à quatre heures; Beethoven accepta d'abord; mais bientôt cette régularité lui devint à charge. «Quoi! s'écria-t-il en se plaignant à quelques amis, faudra-t-il toujours rentrer chez moi à trois heures et demie pour me raser et faire ma toilette? C'est insupportable, je n'y tiendrai plus.» Et il préféra manger chez le restaurateur.

Dans les salons de l'archiduc Rodolphe, son élève, il ne put davantage s'astreindre à l'étiquette. Fatigué des continuelles observations qu'on lui faisait à ce sujet, un jour, devant tout le monde, il aborde l'archiduc et lui dit: «Prince, je vous estime, je vous vénère autant que qui que ce soit; mais l'observation de tous ces détails d'une gênante et minutieuse étiquette qu'on s'obstine à vouloir m'apprendre, c'est pour moi la mer à boire. Je prie Votre Altesse de m'en dispenser.» L'archiduc sourit et donna l'ordre de ne plus inquiéter l'artiste à ce sujet: «Laissez-le faire, ajouta le prince; que voulez-vous, il est comme cela!»

Vivant plus qu'aucun autre, par suite de son infirmité, dans le monde idéal, l'artiste était, pour cela même, très facilement dupe de son imagination et manquait du sens pratique, fruit de l'expérience et de la raison, qui doit nous conseiller incessamment dans la conduite de la vie. Profondément religieux de cœur, il restait trop, par respect humain peut-être, dans la théorie; aussi la vérité n'avait-elle point sur son caractère l'influence qu'on eût dû en attendre. D'ailleurs, ses mœurs étaient pures et Schindeler va jusqu'à dire que «Beethoven, malgré les tentations nombreuses auxquelles il fut exposé, sut, tel qu'un demi-Dieu, conserver sa vertu intacte.... Il traversa la vie avec une pudeur virginale sans avoir jamais eu une faiblesse à se reprocher[18]

M. Oublichieff, le savant biographe russe, s'il se trompe le plus souvent dans son appréciation du génie de l'artiste, me paraît avoir mieux jugé l'homme: «Fabuleux ou impossible, dit-il, partout ailleurs, c'est en Allemagne seulement que Beethoven, nature allemande par excellence, pouvait devenir ce qu'il fut: un homme de bien, d'intelligence et de savoir, un homme vertueux, allais-je dire, si le mot n'était tombé en désuétude—un philosophe de l'école de Zénon, mais constamment dominé par la fantaisie et n'écoutant presque jamais le sens pratique. Il avait le sentiment le plus élevé de tous les devoirs moraux, mais il en faisait une application que la vie réelle ne comporte point. Ses mœurs furent toujours d'une pureté irréprochable; elles étaient même austères et claustrales, et cette austérité il eût voulu l'étendre aux pièces de théâtre et aux opéras. Des discours licencieux lui inspiraient la même horreur que la licence en action; et entrer, avec la vérité stricte et littérale, dans une de ces compositions sans lesquelles les hommes ne sauraient vivre ensemble, équivalait pour lui au mensonge et à la trahison. Il se dévoua au bonheur de ceux qu'il aimait, mais il prétendit qu'on fût heureux comme il l'entendait, sans examiner si cette manière d'être heureux ne trouvait pas des obstacles dans les circonstances ou même dans les élans les plus irrésistibles du cœur humain. Il désirait ardemment aussi le bonheur de l'humanité; mais ce vœu auquel rien de ce qui existait ou avait existé ne lui paraissait répondre, il en demanda l'accomplissement aux rêves politiques les plus absurdes. Le vrai et le beau étaient les dieux de Beethoven, mais s'il demeura toujours fidèle d'intention à leur culte, il ne lui arriva pas moins de tomber dans le péché involontaire parce qu'un orgueil, supérieur à son intelligence et à son génie même, lui fit voir qu'il avait sur le beau et le bien des notions plus justes que tous les hommes pris ensemble[19]

Encore que, dans ce remarquable passage, on puisse et doive trouver qu'il y a parfois exagération, il ne nous en paraît pas moins certain que, pour faire contre-poids aux fougues de l'artiste et maintenir toujours l'équilibre dans cette merveilleuse organisation, il eût suffi d'une plus grande dose d'humilité. Le musicien ne pouvait y perdre assurément et combien l'homme, au milieu de ses épreuves, n'y aurait-il pas gagné pour le repos et la tranquillité de sa vie!

Comædia finita est! N'est-ce pas plutôt tragædia qu'il eût fallu dire et une tragédie noyée dans les larmes à défaut de sang. Quand on la suit, jusqu'au dernier acte, jusqu'au dévouement suprême, à travers ses péripéties navrantes, n'est-on pas tenté de s'écrier avec le poète des Méditations et des Harmonies:

Heureuse au fond des bois la source vive et pure!
Heureux le sort caché dans une vie obscure!

Quoi qu'il en soit, il est bien que, dans Paris, une inscription rappelle le souvenir de ce nom glorieux, puisque nous devons au grand artiste une reconnaissance particulière. «C'est au génie de Beethoven, dont nous venons de caractériser l'œuvre grandiose et patriotique, que la France doit sans contredit de comprendre mieux chaque jour la poésie intime de la musique instrumentale. Il fallait le peintre dramatique de la Symphonie héroïque, de celle en ut mineur et de la symphonie en fa, pour initier l'élite de la société française aux beautés d'un art mystérieux qui semble se refuser comme la lumière à toute analyse immédiate et n'avoir d'autre loi que le caprice des sons[20]

[11] Biographie des musiciens.

[12] A. de Musset: La nuit d'août.

[13] Biographie des musiciens.

[14] Ludwig Van Beethoven, Leben und Schaffen (vie et travaux de Beethoven)—Berlin 1819, 2 vol. in-8.

[15] Notice sur Beethoven, dans la Biographie nouvelle.

[16] Ce serait plutôt voir qu'il faudrait dire.

[17] Anders:—Détails biographiques sur Beethoven, d'après Wegeler et Ries.

[18] Schindeler.—Vie de Beethoven, Munster 1845. «La meilleure source de renseignements certains que l'on puisse consulter,» d'après Scudo.

[19] Beethoven, ses critiques et ses glossateurs, par M. Oublichieff; in-8º, 1857, Leipsik et Paris.

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