Les rues de Paris, tome premier: Biographies, portraits, récits et légendes
[80] Biographie nouvelle, 1858.
[81] Lacordaire: Conférences de Notre-Dame.
[82] Quand j'étais étudiant: in-18, par Nadar.
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE
«Un jour de l'année 1753, suivant toutes les probabilités, une affaire de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Victor qui faisait face à celle des Frères de la doctrine chrétienne. La maîtresse du logis était absente; on l'introduisit dans une pièce où se trouvaient ses deux filles, sœurs jumelles, le regard attentivement fixé sur leurs travaux à l'aiguille. En attendant le retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse. Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. À quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?
»Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin, la mère arrive, le visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable P. Vanin ou Tanin, prêtre de la Doctrine chrétienne de Saint-Julien des Ménétriers à Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un rayon du ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier.
»À partir de ce jour, il remplira auprès des deux infortunées la place que le P. Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit entrevoir, dans le langage des gestes, la pierre angulaire que le ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet[83].»
Cet homme de bien, ce zélé prêtre, c'était l'abbé de l'Épée, né à Versailles le 25 novembre 1712, fils d'un expert des bâtiments du roi, chrétien pieux qui, de bonne heure, forma l'âme de l'enfant à la vertu; mais cependant, contradiction étrange! par l'instinct de l'égoïsme paternel, il ne vit pas sans répugnance la vocation qui, dès l'âge de dix-sept ans, appelait le jeune homme à l'honneur du sacerdoce. Il fallut à Charles Michel une énergie réelle pour triompher de cette opposition; mais, dit très-bien son biographe: «Il était écrit au ciel que, nouveau pontife du Dieu vivant, il servirait d'intermédiaire entre le Tout-Puissant et les ouailles égarées qui l'attendaient.»
Par malheur, l'entêtement de certaines idées, et non plus l'opposition de ses parents, vinrent tout à coup l'arrêter sur le seuil même du temple, et, pendant plusieurs années, le détournèrent de sa vocation pour le jeter dans une autre carrière (le barreau), où ses débuts semblaient lui promettre de brillants succès. Mais, sentant bien qu'il n'était point là dans la voie indiquée par la Providence, il accueillit avec empressement les offres bienveillantes de l'évêque de Troyes, qui, après lui avoir conféré les ordres, le nomma l'un des chanoines de sa cathédrale.
Après la mort du digne évêque, l'abbé de l'Épée revint à Paris; l'attitude qu'il prit, dans les trop fameuses discussions entre jansénistes et molinistes, l'exposa aux censures de l'autorité diocésaine, et l'on a regret à dire que ce blâme il le méritait; car, bien qu'il eut signé l'acte d'adhésion à la bulle Unigenitus, condamnation du jansénisme, et dans des termes qui attestaient, suivant le biographe, «la droiture de son âme et la pureté de son intention,» il ne put s'abstenir de restrictions qui n'étaient point, à son insu sans doute, dans le même esprit de soumission. Cette faute, il ne faut point la dissimuler; «car, dit très bien l'abbé Bouchet, son génie et sa bienfaisance ne l'ont malheureusement pas mis à l'abri des faiblesses humaines... et quand même nous écririons la vie d'un saint, nous croirions de notre devoir d'historien de chercher et de montrer en lui quelque point vulnérable dans son existence. Le sort des hagiographes, dans leurs vies de saints, est de ne nous montrer que le beau côté de leur héros, ce qui nuit à la vérité historique et en fausse les conséquences morales; car, avec de telles vies, les lecteurs s'imaginent toujours que les saints ne sont pas des hommes comme eux, et qu'eux, lecteurs, étant hommes, ils ne peuvent être saints.
»..... Mais notre pénible tâche d'historien une fois remplie, nous ne persistons pas moins à croire que la question de bonne foi et l'immense charité de l'ami des sourds et muets lui auront fait trouver grâce devant Celui qui est le Dieu de vérité, mais qui est aussi et surtout le Dieu de charité: Deus caritas est.»
Mais précisément on a plus de peine à comprendre que l'abbé de l'Épée, à cette époque de sa vie, parut incliner vers les doctrines outrées du jansénisme, alors que sa piété douce, facile, aimable, ne trahissait rien des allures hautaines et intolérantes de la secte. Le bon abbé avait eu par lui-même la preuve qu'il n'est pas de prédication plus éloquente que celle de la douceur, de la charité, puisque par ces moyens seuls il avait ramené à la vérité le protestant Ulrich, venu du fond de la Suisse pour demander ses conseils, et qui, après quelques entretiens, n'avait pas hésité à abjurer l'hérésie de Calvin, quoi qu'il dût lui en coûter par la suite. En effet, après cet acte courageux, n'ayant pu retourner dans sa famille, il se trouvait à Paris presque réduit à la détresse. L'abbé, devenu son ami et qui souffrait pour le néophyte de cette situation, insistait pour qu'il acceptât, afin de s'en aider, une somme de six cents livres, dont il pouvait disposer:
«Vous m'avez enseigné, répondit généreusement Ulrich, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos bienfaits.»
Ulrich, d'ailleurs, devait être prophète. L'abbé de l'Épée, en dépit des obstacles venant de lui-même ou du dehors, conduit comme par la main par la Providence dans sa voie véritable, et ramené à sa sainte mission par la circonstance racontée plus haut (la rencontre des deux sourdes-muettes) ne devait plus s'en écarter. Les succès qu'il avait obtenus au moyen du langage des gestes et de cette mimique ingénieuse, sorte de langue universelle que, plus tard, l'abbé Sicard devait compléter, lui attirèrent bientôt d'autres et nombreux élèves. L'attention publique fut éveillée, et cette humble école avait peine parfois à contenir l'affluence des visiteurs, entre lesquels un jour se trouvèrent l'empereur d'Allemagne, Joseph II, et l'ambassadeur de Catherine, l'impératrice de Russie.
Ces résultats ne pouvaient que surexciter le zèle de l'abbé qui, vu le nombre toujours croissant des élèves, était incessamment entraîné à développer son établissement. Il possédait, quand il en jeta les premiers fondements, un patrimoine d'environ 7,000 livres de revenu, d'autres disent 12,000, et au bout de quelques années, l'Œuvre avait presque tout absorbé encore qu'il eût eu plus d'une fois recours à la bourse de son digne frère, architecte du roi, et qu'il s'imposât pour tout ce qui le concernait lui-même, la plus stricte économie: «Il se dépouillait, dit M. Berthier, pour couvrir ses enfants d'adoption, et traînait des vêtements usés pour qu'ils en portassent de bons... Durant le rude hiver de 1788, il se refusait même du bois, malgré les infirmités de la vieillesse, et ce ne fut que, vaincu par les instances réitérées de ses élèves en larmes, qu'il renonça à cette privation volontaire. Longtemps encore après, il leur répétait en soupirant:
«Mes pauvres enfants, je vous ai fait tort de trois cents livres au moins.»
Ne sent-on pas ses yeux se mouiller en lisant de telles paroles, aussi bien que l'admirable lettre dans laquelle il remerciait Joseph II de l'offre qu'il lui faisait de demander pour lui une abbaye au roi de France, et dans le cas d'insuccès de lui en donner une dans son empire? «Je suis confus, Sire, de vos bontés. Si, à l'époque où mon entreprise n'offrait encore aucune chance de succès, quelque médiateur puissant eût sollicité et obtenu pour moi un riche bénéfice, je l'aurais accepté pour en faire servir les ressources au profit de l'Institution. Mais je suis vieux; si Votre Majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas sur ma tête, déjà courbée vers la tombe, qu'il faut le placer, c'est sur l'Œuvre elle-même: il est digne d'un grand prince de la perpétuer pour le bien de l'humanité.»
Voici comment le bon prêtre avait fait la connaissance de l'empereur. L'abbé de l'Épée disait d'habitude sa messe de fort bonne heure dans la chapelle Saint-Nicolas, à l'église Saint-Roch, sa paroisse. Un matin, au moment de monter à l'autel, il cherche vainement des yeux l'enfant qui, d'ordinaire, servait la messe; mais bientôt il voit, agenouillé à sa place, un inconnu simplement vêtu, quoique avec un air d'élégance et de distinction, qui, devinant l'embarras du prêtre, s'était offert de lui-même pour suppléer l'absent, ce qu'il fit à l'édification de l'abbé: celui-ci, sa messe et l'action de grâces terminées, remercie l'étranger et l'invite à visiter son établissement. L'inconnu s'empresse d'accepter et, après avoir tout vu de ses yeux, tout examiné à loisir avec l'air du profond intérêt, il quitte la maison en glissant dans les mains de l'abbé un objet enveloppé d'un papier:
«Voici, dit-il, un léger souvenir de ma visite.»
C'était une magnifique tabatière avec le portrait de l'empereur d'Autriche, enrichi de diamants. L'inconnu était Joseph II lui-même. La tabatière et le portrait ne quittèrent plus, dès lors, la poche de l'abbé, mais je doute qu'il en ait été de même des diamants.
Cependant le prince, tout ému encore de sa visite à la maison des sourds-muets, en parla dans les termes les plus chaleureux à sa sœur, la reine Marie-Antoinette, qui voulut à son tour connaître l'établissement et n'en sortit pas moins enthousiasmée. Sans doute elle ne contribua pas peu à appeler sur l'institution l'intérêt de Louis XVI, qui lui accorda, bientôt après, une pension de 6,000 livres sur sa cassette particulière. Il est juste de dire qu'avant cet acte de la munificence royale, le généreux secours du duc de Penthièvre et de plusieurs autres personnes, dans les moments critiques, n'avaient pas manqué à l'Œuvre. Des motifs, tirés de la dignité, ne permirent pas à l'abbé de l'Épée d'accepter les riches présents que Catherine II lui faisait offrir par son ambassadeur; il n'en témoigna pas moins de sa gratitude, demandant qu'on lui envoyât un jeune russe sourd et muet pour l'instruire, afin qu'il pût à son tour devenir l'instituteur des autres infortunés en Russie, où l'on établirait une école comme cela avait eu lieu pour l'Autriche.
Maintenant, faut-il avec des biographes appeler un excès de zèle la conduite de l'abbé de l'Épée, dans la mystérieuse affaire du jeune Solar, émouvant épisode, dont s'inspirait quelques années après Bouilly, pour son drame représenté avec tant de succès, et qui n'a pas nui à la popularité de l'abbé de l'Épée.
Un jour de l'année 1775, que celui-ci s'était rendu à l'Hôtel-Dieu, «un enfant vêtu d'une casaque grise et coiffé d'un bonnet de coton blanc, costume uniforme de l'hôpital, lui est présenté par la mère Saint-Antoine, chargée du service de la salle. À une seconde visite, cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cette hôpital pour l'instruire. Il l'interroge, les gestes du sourd-muet lui donnent à entendre qu'il appartient à des parents riches, que son père boîtait et qu'il est mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants,... qu'il y a dans la maison des domestiques et un grand jardin qui rapporte beaucoup de fruits; qu'un cavalier enfin, après l'avoir mené bien loin, l'a abandonné, le visage couvert d'un masque et d'un voile sur la grand'route. Son maintien, son air distingué sous les haillons de la misère, et sa pantomime expressive semblent confirmer cette déposition de l'orphelin» qui, lorsqu'il fut instruit, la confirma par des explications plus précises.
De ces explications et des longues et patientes recherches qui suivirent, non sans résultat, l'abbé fut amené à conclure que le sourd-muet, Joseph (nom qu'on lui donna), devait être le fils du comte de Solar, mort naguère, et auquel sa veuve n'avait survécu que peu de temps; et il n'hésita pas à réclamer devant la justice en faveur de son pupille. De là un long et curieux procès qui, à cette époque, passionna l'opinion publique, généralement sympathique à l'abbé de l'Épée, et une lutte avec la famille réelle ou prétendue de l'orphelin, reconnu par quelques-uns de ses parents, mais traité par d'autres d'imposteur. Le Châtelet, saisi de l'affaire, admit les prétentions de Joseph et, par deux fois, lui donna gain de cause. Mais la partie adverse, en appela devant le Parlement; celui-ci supprimé, le procès se trouva suspendu; dans l'intervalle, les deux seuls protecteurs de Joseph, le duc de Penthièvre, qui lui faisait une pension, et l'abbé de l'Épée moururent, ce qu'on attendait peut-être. Deux ans après, l'affaire ayant repris son cours, les plaidoiries entendues, le nouveau Tribunal de Paris (24 juillet 1792) infirma l'arrêt des premiers juges, et déclara Joseph non fondé dans sa demande, en lui interdisant de porter à l'avenir le nom de comte de Solar.
Le jeune homme, à qui cet arrêt sans appel ôtait toute espérance, seul maintenant, sans appui, sans amis, prit une résolution énergique; il s'engagea dans un régiment de dragons, partant pour la frontière, et trois mois après il périssait glorieusement sur le champ de bataille. D'autres disent qu'il mourut des suites de ses fatigues dans un hôpital. Tel fut le dénouement de cette aventure étrange, qui reste à toujours une énigme, un problème, ce qui n'empêche pas d'admirer le dévouement du bon abbé, qu'il ait été ou non déçu par les apparences militant, à défaut des preuves décisives, en faveur de son malheureux protégé.
Mais les fatigues et les émotions de ce procès, ajoutées à tant d'années de privations et de labeurs, contribuèrent sans doute à hâter la fin du vénérable prêtre qui, le 23 décembre 1789, s'éteignit doucement, au milieu de sa famille adoptive en pleurs, après avoir reçu, dans les sentiments de la plus fervente piété, les derniers sacrements des mains de M. l'abbé Marduel, curé de sa paroisse. Pendant sa maladie on l'entendit plusieurs fois répéter ces touchantes paroles: «Grâce à Dieu, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes; mais je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle faveur d'en haut... Ce sont les grands combats qui font les grands saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à l'excellence de sa grâce.»
L'humilité de l'abbé de l'Épée lui fermait les yeux sur ses mérites; certes il n'arrivait pas les mains vides devant Dieu celui qui, par ce merveilleux langage, inventé par le cœur plus encore que par le génie, avait ouvert et ouvre encore les portes du Ciel à tant de pauvres âmes qui, sans lui, n'auraient point connu la lumière. L'apôtre infatigable de ces infortunés, longtemps à cause de leur infirmité, traités en parias, ne mérite-t-il pas au moins la même récompense, les mêmes louanges que le courageux missionnaire qui va, par delà les mers et les déserts, porter l'évangile aux pauvres idolâtres? car tels abrutis qu'ils paraissent, grâce à ce don précieux de la parole, ne sont-ils pas moins étrangers encore à toute tradition, à toutes notions concernant la divinité, l'âme, la conscience, que les malheureux sourds-muets, qui, faute de moyens de communication avec les autres hommes, restaient comme murés dans leur complète ignorance? Qu'on juge à ce point de vue supérieur de l'immense bienfait résultant de la découverte de l'abbé de l'Épée[84], qui dans son livre intitulé: Véritable manière d'instruire les sourds-muets, va jusqu'à dire: «D'après les exemples contenus dans ce chapitre (XIII), on conviendra sans doute qu'il est possible de faire entendre aux sourds-muets les mystères de notre religion, et qu'ils doivent même les mieux entendre que ceux qui ne les ont appris que dans leur catéchisme[85].»
À l'appui de cette affirmation, qui paraît si hardie d'abord, je dirai qu'ayant eu plusieurs fois l'occasion d'entendre, c'est-à-dire de voir les prédications qui se font le dimanche, à Saint-Roch, par un digne successeur de l'abbé de l'Épée, aux sourds-muets, je ne me lassais pas d'admirer l'éloquence naturelle, la vivacité d'accent, l'onction surtout de ce langage des gestes, si expressif, que moi, qui ne le comprenais point dans le détail, je n'en étais pas moins touché profondément, sûr que l'orateur parlait à ses ouailles attentives des choses du ciel, de Dieu, de l'âme et de l'éternité.
C'est dans l'église Saint-Roch, où l'abbé de l'Épée fut inhumé, que se trouve le monument élevé à sa mémoire par les sourds-muets reconnaissants. Il est dû au ciseau du sculpteur Préault qui, dans cette circonstance, dit-on, a fait preuve, à son grand honneur, de plus de désintéressement encore que de talent.
Une statue de l'abbé de l'Épée, dont une souscription a fait les frais, s'élève également sur une des places de Versailles, où se voit aussi la statue de Hoche, autre gloire de cette noble cité.
Par un décret de l'Assemblée nationale, qui ne fut pas toujours si bien inspirée (1791), l'Institution des sourds-muets, reconnue solennellement d'utilité publique, se trouva consolidée. Peu d'années après elle fut, par mesure administrative, transférée dans le vaste local qu'elle occupe aujourd'hui encore. Des fenêtres élevées d'une maison située en face, et que naguère habitait l'un de nos amis, nous avons souvent admiré le beau et grand jardin dont les murs bornent à droite la rue dite de l'Abbé de l'Épée.
[83] Ferdinand Berthier, sourd-muet. Vie de l'abbé de l'Épée, in-8º, 1832.
[84] Il est juste de dire que, bien qu'il n'eût pas eu connaissance de leurs ouvrages, l'abbé de l'Épée avait été précédé dans cette carrière de dévouement par les Espagnols Paul Bronet et Ramire, et aussi les Anglais et les Allemands.
[85] La Véritable manière d'instruire les sourds-muets, in-12, 1784.
FÉNELON
I
«Dans sa douleur elle (Calypso) se trouvait malheureuse d'être immortelle; etc.»
Que de fois et que de fois n'ai-je pas copié cette ritournelle du temps que j'étais écolier, et que de fois, professeur, à mon tour ai-je infligé cet ennui aux pauvres élèves! C'est pour moi un problème dont je cherche vainement la solution, une énigme dont le mot m'échappe, de penser que le Télémaque soit devenu le livre des collégiens concurremment avec Robinson Crusoé, et même le livre des bambins, presque des bébés; car j'ai connu plusieurs écoles où l'on avait fait de ce grave volume le livre de lecture à l'usage de la petite classe, soit des enfants qui, ayant appris à épeler dans le Syllabaire, commençaient à déchiffrer couramment la lettre moulée.
Fénelon, tout le premier, me paraît s'être mépris à ce sujet quand il dit avoir fait son livre «pour amuser en l'instruisant son élève, le duc de Bourgogne.» Toutefois on peut l'admettre quant au jeune prince dont l'intelligence était singulièrement précoce alors que sa position contribuait encore à la développer plus vite et lui permettait de comprendre bien des choses absolument inintelligibles pour le fils d'un artisan ou d'un petit bourgeois. Ce poème, car, pour la plus grande partie, l'ouvrage, comme l'a dit excellemment Chateaubriand, n'est qu'une épopée écrite en prose harmonieuse, pour être goûté, exige non pas seulement un esprit cultivé, mais déjà une certaine connaissance du monde; nous disons cela surtout pour l'épisode relatif à Eucharis et Calypso, pour celui du roi de Tyr, etc, destinés à prémunir le jeune prince contre certains écueils trop fréquents dans les cours, mais qu'il peut n'être pas sans inconvénient de faire prématurément connaître à d'autres. Les chapitres, j'allais dire, les chants consacrés à Idoménée et à la fondation de Salente, sont faits pour être lus ou plutôt médités moins par des écoliers que par l'historien et l'homme d'état, et je trouve qu'il y a exagération quoique avec un fond de vérité dans ce jugement d'un critique très judicieux d'ailleurs:
«Le livre dans son ensemble ne saurait être considéré comme un traité de politique pratique. À côté de maximes très sages on trouve des pensées chimériques et des détails un peu puérils. On sent en le lisant qu'on n'a pas affaire à un homme d'état.»
Que dans la pensée de Fénelon, l'ouvrage ait pu être même indirectement une critique du gouvernement de Louis XIV, on ne peut le croire alors que lui-même affirme le contraire en disant: «Je l'ai fait dans un temps où j'étais charmé des marques de bonté et de confiance dont le roi m'honorait.... Je n'ai jamais songé qu'à amuser M. le duc de Bourgogne et qu'à l'instruire en l'amusant par ces aventures sans jamais vouloir donner cet ouvrage au public.»
En effet, le livre ne vit le jour du vivant de l'auteur que par «l'infidélité d'un domestique auquel Fénelon avait confié son manuscrit pour en faire une copie. Cette transcription circula clandestinement dans quelques sociétés dès le mois d'octobre 1698, et la curiosité qu'elle fit naître encouragea le copiste à la vendre à un libraire sans désignation d'auteur. La veuve Barbier obtint un privilége et l'ouvrage s'imprimait lorsque, au mois d'octobre 1699, la cour, ayant été informée que le Télémaque était de l'archevêque de Cambrai, fit saisir les exemplaires des feuilles imprimées et prit les mesures les plus sévères pour sa destruction totale.»
Elle n'y réussit pas néanmoins; une partie de l'édition fut soustraite à la vigilance des agents, et les exemplaires se répandirent dans le public. Un libraire de La Haye, Moetyens, en profita pour faire réimprimer le livre qui eut à l'étranger comme en France un immense retentissement. La Bibliothèque Britannique de l'année 1743, le constate en ces termes: «À peine les presses pouvaient suffire à la curiosité du public; et quoique ces éditions fussent pleines de fautes, à travers toutes ces taches, il était facile d'y reconnaître un grand maître.»
Ce succès prodigieux, qui n'avait pas pour seule et sans doute pour principale cause le mérite du livre, acheva d'indisposer Louis XIV déjà fort mécontent de Fénelon depuis l'affaire du Quiétisme: «Louis XIV ne lui pardonnait pas l'obstination qu'il avait mise à défendre une doctrine où le roi ne voyait que des illusions et des éblouissements de l'esprit qui répugnaient à son bon sens pratique.»
La publication du Télémaque qui, par une coïncidence fâcheuse, sous le voile transparent de la fiction, semblait la critique ou plutôt la condamnation sévère de l'administration de Louis XIV, acheva la disgrâce de Fénelon; l'archevêque de Cambrai même put craindre un moment qu'on ne lui créât des difficultés qui le paralyseraient dans l'exercice de son ministère pastoral. Mais cette appréhension n'était point fondée, le roi, faisant taire ses répugnances personnelles, non-seulement laissa toujours liberté pleine et entière au prélat pour tout ce qui concernait le salut des âmes, mais plus d'une fois il l'aida de sa protection.
Du reste, Fénelon n'usa jamais de cette protection qu'avec une grande réserve et pour faire le bien, se montrant dans son diocèse le modèle accompli des pasteurs.
Revenons au Télémaque qui, en dehors des circonstances indiquées plus haut, méritait son succès par le bonheur de l'invention, la solidité des pensées et surtout le charme du style auquel on ne pourrait reprocher qu'une certaine recherche de la phrase trop fleurie parfois. Cet excès de parure n'est pas le défaut des autres écrits de Fénelon, car dans leur élégance et leur correction, ils se recommandent en général par la sobriété de l'expression et l'auteur n'abuse pas de l'épithète. Pourtant je ne saurais désapprouver les louanges données par Chateaubriand à ce style tout imprégné du parfum de l'antiquité, tout virgilien dans la forme, encore que, dans la pensée, il s'élève jusqu'au plus pur idéal par une inspiration toute chrétienne, témoin ce merveilleux épisode des Champs-Élysées que l'auteur du Génie du Christianisme a tant raison de citer en exemple, car cette admirable prose, dans sa suavité, enchante l'oreille comme les plus beaux vers.
«.... Ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit avec ses sombres voiles, y est inconnue: une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière: elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal: elle n'éblouit jamais; au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité; c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre: elle les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie; ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien, ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors. Ils sont tels que les dieux qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels.»
Virgile chrétien et écrivant en prose n'aurait dit ni mieux ni autrement, on peut l'affirmer.
Mais avant le Télémaque, Fénelon avait publié plusieurs ouvrages fort appréciés, et l'un des premiers, son Traité de l'Éducation des Filles, qu'on a le tort de ne plus assez lire aujourd'hui; car, à part un petit nombre de passages, il n'a rien perdu de son actualité et de son utilité. Je ne sais pas de livre sur l'éducation qui puisse faire plus de bien, qui soit plus rempli de conseils excellents, de leçons pratiques, d'observations prises sur le vif et d'après la nature. Ce court volume, qui vaut des centaines et des milliers de gros livres, est un trésor d'instructions précieuses dont les mères de famille doivent faire leur vade mecum et que je voudrais voir mettre dans la corbeille de la mariée tout d'abord avant les bijoux et les cachemires. Si je n'écoutais que mes prédilections, je le copierais ici en entier, car tout en est admirable la forme comme le fond, du moins je ne me refuserai pas la joie de quelques citations que personne, j'en suis sûr, ne pensera à regretter, fussent-elles un peu longues. Qui pourrait songer à s'en apercevoir, et pour faire connaître, admirer, aimer Fénelon, comme écrivain et comme homme, vaudront-elles pas mieux que tous mes commentaires et les plus élogieux?
Détachons du premier chapitre cette page éloquente: «Le monde n'est point un fantôme; c'est l'assemblage de toutes les familles; et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes qui, outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives? Mais les hommes peuvent-ils espérer pour eux-mêmes quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite société, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que deviendront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières années... Il est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes puisque les désordres des hommes viennent souvent et de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères et des passions que d'autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé.»
Mais voici qui me paraît plus remarquable encore: «L'ignorance d'une fille est cause qu'elle s'ennuie et qu'elle ne sait à quoi s'occuper innocemment. Quand elle est venue jusqu'à un certain âge sans s'appliquer aux choses solides, elle n'en peut avoir ni le goût ni l'estime; tout ce qui est sérieux lui paraît triste, tout ce qui demande une attention suivie la fatigue, la pente aux plaisirs, qui est forte pendant la jeunesse, l'exemple des personnes du même âge qui sont plongées dans l'amusement, tout sert à lui faire craindre une vie réglée et laborieuse.... La piété lui paraît une occupation languissante et une règle ennemie de tous les plaisirs. À quoi donc s'occupera-t-elle? à rien d'utile. Cette inapplication se tourne même en habitude incurable. Cependant voilà un grand vide, qu'on ne peut espérer de remplir de choses solides; il faut donc que les frivoles prennent la place. Dans cette oisiveté, une fille s'abandonne à sa paresse, et la paresse, qui est une langueur de l'âme, est une source inépuisable d'ennuis.
».... Les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante. Faute d'aliment solide, leur curiosité se tourne en ardeur vers les objets vains, dangereux. Celles qui ont de l'esprit s'érigent souvent en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir leur vanité; elles se passionnent, pour des romans, pour des comédies, pour des récits d'aventures chimériques, où l'amour profane est mêlé. Elles se rendent l'esprit visionnaire, en s'accoutumant au langage magnifique des héros de roman; elles se gâtent même par là pour le monde; car tous ces beaux sentiments en l'air, toutes ces passions généreuses, toutes ces aventures que l'auteur du roman a inventées pour le plaisir, n'ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans le monde et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes qu'on trouve dans tout ce qu'on entreprend.
»Une pauvre fille, pleine du tendre et du merveilleux qui l'ont charmée dans ses lectures, est étonnée de ne trouver point dans le monde de vrais personnages qui ressemblent à ces héros: elle voudrait vivre comme ces princesses imaginaires qui sont dans les romans toujours charmantes, toujours adorées, toujours au-dessus de de tous les besoins. Quel dégoût pour elle de descendre de l'héroïsme jusqu'au plus bas détail du ménage!»
Tout cela est-il assez vrai non moins admirable par la sagacité de l'observation, la force et la délicatesse des pensées que par la propriété des expressions? Quelle pureté de style? c'est un diamant de la plus belle eau enchâssé dans un or très-pur. Je continue à citer quoique un peu au hasard. L'éducation doit se commencer dès la plus tendre enfance: «Si peu que le naturel des enfants soit bon, on peut les rendre ainsi dociles, patients, fermes, gais et tranquilles: au lieu que si on néglige ce premier âge, ils y deviennent ardents et inquiets pour toute leur vie; leur sang se brûle, les habitudes se forment, le corps encore tendre, et l'âme, qui n'a encore aucune pente vers aucun objet, se plient vers le mal; il se fait en eux une espèce de second péché originel, qui est la source de mille désordres quand ils sont plus grands.»
«Souvent le plaisir qu'on veut tirer des jolis enfants les gâte; on les accoutume à hasarder tous ce qui leur vient dans l'esprit et à parler de choses dont ils n'ont pas encore des connaissances distinctes.... Ce plaisir qu'on veut tirer des enfants produit encore un effet pernicieux: ils aperçoivent qu'on les regarde avec complaisance, qu'on observe tout ce qu'ils font, qu'on les écoute avec plaisir; par là, ils s'accoutument à croire que le monde sera toujours occupé d'eux.»
«.... Il faut donc prendre soin des enfants, sans laisser voir qu'on pense beaucoup à eux. Montrez-leur que c'est par amitié et par le besoin où ils sont d'être redressés que vous êtes attentif à leur conduite, et non par l'admiration de leur esprit. Contentez-vous de les former peu à peu selon les occasions qui viennent naturellement: quand même vous pourriez avancer beaucoup l'esprit d'un enfant sans le presser, vous devriez craindre de le faire; car le danger de la vanité et de la présomption est toujours plus grand que le fruit de ces éducations prématurées qui font tant de bruit.»
«Laissez jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec le jeu; que la sagesse ne se montre à lui que par intervalle et avec un visage riant; gardez-vous de le fatiguer par une exactitude indiscrète. Si l'enfant se fait une idée triste et sombre de la vertu, si la liberté et le dérèglement se présentent à lui sous une figure agréable, tout est perdu, vous travaillez en vain.
«Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires; on met tout le plaisir d'un côté et tout l'ennui de l'autre: tout l'ennui dans l'étude, tout le plaisir dans les divertissements. Que peut faire un enfant, sinon supporter impatiemment cette règle et courir ardemment après les jeux?»
Voici, quant au divertissement lui-même, une précieuse observation: «Quand on ne s'est encore gâté par aucun grand divertissement, et qu'on n'a fait naître en soi aucune passion ardente, on trouve aisément la joie; la santé et l'innocence en sont les vraies sources; mais les gens qui ont eu le malheur de s'accoutumer aux plaisirs violents perdent le goût des plaisirs modérés, et s'ennuient toujours dans une recherche inquiète de la joie.
»Les plaisirs simples sont moins vifs et moins sensibles,
il est vrai: les autres enlèvent l'âme en remuant
les ressorts des passions. Mais les plaisirs simples
sont d'un meilleur usage; ils donnent une joie égale et
durable sans aucune suite maligne: ils sont toujours
bienfaisants; au lieu que les autres plaisirs sont comme les
vins frelatés qui plaisent d'abord plus que les naturels,
mais qui altèrent et qui nuisent à la santé. Le tempérament
de l'âme se gâte, aussi bien que le goût, par la
recherche de ces plaisirs vifs et piquants.»
II
Combien d'autres passages non moins instructifs on pourrait emprunter à cet inestimable petit volume! Que de citations excellentes aussi pourrait nous offrir ce beau et solide Traité de l'existence de Dieu, d'une argumentation si serrée, d'un style si ferme, et qui enchante tout à la fois le cœur et l'esprit. En le relisant tout récemment, le crayon à la main, à l'intention de mes lecteurs, j'avais noté, pour la citation, nombre de passages qui multiplieraient plus que de raison les pages de cette étude. Il y faut plus de discrétion d'autant que le volume est de ceux qui se trouvent facilement sous la main et il ne manque dans aucune bibliothèque de famille. Tel regret que j'en aie, je me bornerai donc à la reproduction de deux ou trois passages, au lieu de huit ou dix que j'avais indiqués, celui-ci par exemple:
«Tout ce que la terre produit se corrompt, rentre dans son sein et devient le germe d'une nouvelle fécondité. Ainsi elle reprend tout ce qu'elle a donné pour le rendre encore. Ainsi la corruption des plantes et les excréments des animaux qu'elle nourrit la nourrissent elle-même et perfectionnent sa fertilité. Ainsi plus elle donne plus elle reprend; et elle ne s'épuise jamais pourvu qu'on sache, dans sa culture, lui rendre ce qu'elle a donné. Tout sort de son sein, tout y entre et rien ne s'y perd. Toutes les semences qui y retournent se multiplient. Confiez à la terre des grains de blé, en se pourrissant, ils germent, et cette mère féconde nous rend avec usure plus d'épis qu'elle n'a reçu de grains. Creusez dans ses entrailles, vous y trouverez la pierre et le marbre pour les plus superbes édifices. Mais qui est-ce qui a renfermé tant de trésors dans son sein, à condition qu'ils se reproduisent sans cesse? Voyez tant de métaux précieux et utiles, tant de minéraux destinés à la commodité de l'homme.... C'est du sein inépuisable de la terre que sort tout ce qu'il y a de plus précieux. Cette masse informe, vile et grossière, prend toutes les formes les plus diverses; et elle seule donne tour à tour tous les biens que nous lui demandons. Cette boue si sale se transforme en mille beaux objets qui charment les yeux.»
L'auteur nous montre ensuite les plantes, herbes, fleurs, arbres, arbustes qui sortent du sol et font à la terre une si admirable parure; puis il continue: «Regardons maintenant ce qu'on appelle l'eau. C'est un corps liquide, clair et transparent. D'un côté, il coule, il échappe, il s'enfuit. De l'autre, il prend toutes les formes des corps qui l'environnent, n'en ayant aucune par lui-même. Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle deviendrait une espèce d'air, toute la face de la terre serait sèche et stérile. Il n'y aurait que des animaux volatiles: nulle espèce d'animal ne pourrait nager, nul poisson ne pourrait vivre; il n'y aurait aucun commerce par la navigation. Quelle main industrieuse a su épaissir l'eau en subtilisant l'air, et distinguer si bien ces deux espèces de corps fluides? Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle ne pourrait plus soutenir ces prodigieux édifices flottants qu'on nomme vaisseaux. Les corps les moins pesants s'enfonceraient d'abord dans l'eau. Qui est-ce qui a pris le soin de choisir une si juste configuration des parties et un degré si précis de mouvement pour rendre l'eau si fluide, si insinuante, si propre à échapper, si incapable de toute consistance; et néanmoins si forte pour porter, et si impétueuse pour entraîner les plus pesantes masses?»
Combien d'autres passages non moins intéressants à citer sur le feu, sur l'air, sur les animaux, sur l'homme, etc. «Un homme qui vit sans réflexion ne pense qu'aux espaces qui sont auprès de lui, ou qui ont quelque rapport à ses besoins. Il ne regarde la terre que comme le plancher de sa chambre, et le soleil qui l'éclaire pendant le jour que comme la bougie qui l'éclaire pendant la nuit. Ses pensées se renferment dans le lieu étroit qu'il habite. Au contraire, l'homme accoutumé à faire des réflexions étend ses regards plus loin, et considère avec curiosité les abîmes presque infinis dont il est environné de toutes parts. Un vaste royaume ne lui paraît alors qu'un petit coin de la terre: la terre elle-même n'est à ses yeux qu'un point dans la masse de l'univers; et il admire de s'y voir placé sans savoir comment il y a été mis.»
Dans les Fables et les Dialogues des morts, Fénelon fait preuve d'un esprit aussi ingénieux qu'agréable et judicieux. Dans les Lettres spirituelles, les âmes qui aspirent à la perfection trouvent de précieux conseils donnés avec cet accent de la conviction et cette autorité de la vertu qui prêche d'exemple. Mais cette admirable correspondance, dans sa plus grande partie au moins, ne me semble pas à l'usage des néophytes qu'elle pourrait déconcerter en leur parlant un langage qui ravit avec raison les âmes d'élite et exalte les parfaits.
Dans les Dialogues sur l'Éloquence, je trouve ce remarquable passage qui peut s'appliquer aux écrivains, poètes, historiens, etc, aussi bien qu'à l'orateur: «Il faut donc que les orateurs ne craignent et n'espèrent rien de leurs auditeurs pour leur propre intérêt. Si vous admettez des orateurs ambitieux et mercenaires, s'opposeraient-ils à toutes les passions des hommes? S'ils sont malades de l'avarice, de l'ambition, de la mollesse, en pourront-ils guérir les autres? S'ils cherchent les richesses en pourront-ils détacher autrui? Je sais qu'on ne doit pas laisser un orateur vertueux et désintéressé manquer du nécessaire: aussi cela n'arrive-t-il jamais s'il est vrai philosophe, c'est-à-dire tel qu'il doit être pour redresser les mœurs des hommes. Il mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse; il lui faudra peu, ce peu ne lui manquera point, dût-il de ses propres mains le gagner. Le surplus ne doit pas être sa récompense et n'est pas digne de l'être. Le public lui pourra rendre des honneurs et lui donner de l'autorité, mais s'il est dégagé des passions et désintéressé, il n'usera de cette autorité que pour le bien public, prêt à la perdre toutes les fois qu'il ne pourra la conserver qu'en dissimulant et flattant les hommes. Ainsi, l'orateur, pour être digne de persuader les peuples, doit être un homme incorruptible; sans cela son talent et son art se tourneraient en poison mortel contre la république même: de là vient que, selon Cicéron, la première et la plus essentielle des qualités d'un orateur est la vertu. Il faut une probité qui soit à l'épreuve de tout, et qui puisse servir de modèle à tous les citoyens; sans cela, on ne peut paraître persuadé ni par conséquent persuader les autres.»
Tout serait à souligner dans cette page qu'on croirait écrite d'hier et à l'intention de tels de nos députés et journalistes qui sûrement ne l'ont point lue ou ne songent guère à en faire leur règle de conduite.
Les écrits relatifs à la controverse se recommandent par les mêmes mérites du fond et de la forme, et par cette courtoisie du langage qui trahit à la fois le vrai chrétien et le gentilhomme. Malheureusement, ces ouvrages n'ont plus qu'un intérêt purement rétrospectif puisque presque toutes les questions qui y sont traitées, et qui soulevaient à l'époque des polémiques si ardentes, sont pour nous non pas seulement comme les almanachs de l'autre année, mais comme ceux d'il y a cinquante ans. Le Jansénisme est mort et bien mort, et aussi le Quiétisme qui fournit à l'évêque de Cambrai l'occasion d'un si beau triomphe par l'empressement et la sincérité de sa soumission. On ne peut trop déplorer d'ailleurs que cette malheureuse controverse ait séparé des hommes comme Fénelon et Bossuet, si bien faits, chacun de leur côté, pour se comprendre; et dont l'amitié, malgré la divergence des opinions sur certains points, aurait dû rester indissoluble. La désunion de ces deux grands cœurs et de ces deux sublimes esprits est à jamais regrettable et nous doit être à tous un sujet de graves réflexions. Je regarderais presque comme une témérité de me prononcer entre ces deux illustres qui me sont chers également; toutefois, s'il faut l'avouer, j'inclinerais à croire que Bossuet doit avoir la plus grande part de responsabilité dans la rupture. Je trouve d'ailleurs dans un écrit assez récent une appréciation qui m'a frappé par son cachet d'impartialité et me semble bien près de la vérité.
«Avant l'enregistrement du bref à la cour du parlement
et dès qu'il eut reçu l'autorisation du roi, Fénelon
fit un mandement dans lequel il accepta sa condamnation
avec une simplicité et une dignité remarquables.
Cette soumission fut généralement admirée; toutefois
les protestants et les journalistes en furent mécontents.
Vers la fin de sa vie, l'archevêque de Cambrai constata
de nouveau sa soumission par un ostensoir d'or qu'il
offrit à son église, et qui représentait un personnage
symbolique foulant aux pieds plusieurs livres hérétiques
sur l'un desquels on lisait ces mots: Maximes des
Saints. Ainsi finit ce fameux débat dans lequel Bossuet,
par intérêt pour la religion qu'il croyait menacée, se
montra quelquefois importé, dur et même injurieux,
(Relation du Quiétisme, 1698). Fénelon n'est pas non plus
exempt de reproches. Par égard pour une femme dont
la doctrine était généralement réprouvée, il ne paraît
pas toujours sincère dans les protestations qu'il prodiguait
à ses adversaires. La situation qu'il s'était faite
lui créa des difficultés; elle l'obligea par exemple à se
défendre par des subtilités qui prouvèrent la souplesse
de son esprit, mais qui gâtèrent parfois sa cause. Ces
deux prélats y gagnèrent cependant quelque chose:
Bossuet une connaissance de la théologie mystique qu'il
n'avait point et qui lui servit à corriger ses idées sur la
charité; Fénelon, une plus grande circonspection dans
la matière extrêmement épineuse de la spiritualité. Si le
triomphe de l'un a été glorieux, la défaite de l'autre
n'est pas moins digne d'éloges,[86] A. K.»
III
Maintenant avant de terminer, quelques détails biographiques qui complèteront notre travail.
François de Salignac de Lamotte-Fénelon, d'une famille ancienne et illustre, naquit au château de Fénelon, en Périgord (6 août 1651). C'est là qu'il fut élevé sous les yeux de son père également vertueux et instruit et qui ne se sépara pas sans quelque regret de l'enfant ou plutôt de l'adolescent; car celui-ci avait quinze ans lorsqu'il fut envoyé à Paris qu'habitait son oncle, le marquis de Fénelon, pour achever ses études philosophiques et commencer le cours de théologie conformément à sa vocation. Mais l'oncle du jeune Salignac, après l'avoir gardé quelque temps dans son hôtel, craignit pour lui les séductions ou tout au moins les distractions du monde, et il crut prudent de le faire entrer au séminaire de Saint Sulpice, dirigé alors par le savant et vertueux M. Tronson. Fénelon, dans cette sainte retraite, employa les belles années de sa jeunesse aux études théologiques les plus sérieuses et par sa piété comme par son savoir il se montra digne au bout de quelques années de recevoir les ordres sacrés. Dans la ferveur de son zèle, il voulait d'abord se consacrer aux missions lointaines, mais contrarié dans ce dessein par la faiblesse de sa santé comme par l'opposition de sa famille, il se dévoua à un apostolat plus modeste mais non moins utile, l'instruction des Nouvelles Catholiques ou protestantes converties. Les dix années, consacrées par lui à cet obscur ministère, le préparèrent à la composition de son premier ouvrage: de l'Éducation des Filles, destiné à la duchesse de Beauvilliers, mère d'une famille nombreuse, et femme du duc de Beauvilliers, devenu l'intime ami de Fénelon.
Aussi lorsque en 1689, de Beauvilliers, par les conseils et l'influence de Madame de Maintenon, eut été nommé gouverneur du duc de Bourgogne, fils du Dauphin et petit fils de Louis XIV, il proposa et fit agréer comme précepteur l'abbé de Fénelon. Grâce aux soins assidus et au zèle éclairé de ces deux vertueux amis, secondés par des hommes de bien, choisis par eux, le jeune prince, dont le tempérament violent, les passions précoces, l'orgueil en particulier de bonne heure étrangement développé, pouvaient faire tout craindre, devint par degrés moins indomptable, et après quelques années, étonnant la cour par ses vertus, il promettait dans l'avenir un roi modèle. Au témoignage des contemporains et de Saint-Simon en particulier, la transformation tenait du miracle, et jamais on ne vit mieux qu'en cette circonstance l'influence de l'éducation, d'une éducation forte et chrétienne, sur la nature la plus rebelle.
Après les cinq années qu'il avait passées près du jeune prince, Fénelon fut nommé à l'archevêché de Cambrai (1694). Ce choix, tout spontané de la part du roi, prouvait le cas qu'il faisait du précepteur pour lequel d'ailleurs il se sentait plus d'estime que de sympathie. On a dit que les grandes manières de Fénelon, la supériorité de son génie, mises en relief par une élocution facile et brillante, gênaient Louis XIV qui, dans la conversation, s'étonnait qu'on eût un avis trop différent du sien et qu'on ne lui laissât pas toujours l'honneur du premier rôle. Nous doutons que cette explication soit la vraie: ne faudrait-il pas plutôt attribuer les sentiments du roi, sa froideur persévérante qui devint de l'antipathie, à une autre cause, à certain passage d'une lettre écrite, paraît-il, à Madame de Maintenon et dans laquelle, par une regrettable exagération, Fénelon allait jusqu'à dire «qu'il (le Roi) n'avait aucune idée de ses devoirs.» Ce jugement, qui semblait si dur, excessif dans sa forme brève et absolue, dut choquer horriblement Louis XIV, et sans l'excuser, on comprend qu'une telle parole ait eu peine à s'effacer de son souvenir.
Par malheur, comme nous l'avons dit plus haut, l'affaire du Quiétisme, les ménagements de l'évêque de Cambrai pour Madame Guyon et enfin la publication du livre des Maximes des Saints, dénoncé avec tant de véhémence par Bossuet comme la quintessence de l'hérésie, ajoutèrent coup sur coup aux préventions du roi que l'apparition du Télémaque, bientôt après, acheva d'irriter. De ce jour la disgrâce de Fénelon fut complète et sans nul espoir de retour, d'autant plus que Madame de Maintenon, autrefois son amie, n'avait pas été la dernière à l'abandonner. Fénelon souffrit de tout cela, mais surtout de se voir éloigné et presque séparé de son élève le duc de Bourgogne qui le récompensait de son dévouement par une affection tendrement filiale. Au milieu de ces tribulations déjà si pénibles, il eut à supporter une épreuve encore d'un autre genre mais cruelle aussi. Son palais épiscopal devint la proie des flammes et, dans l'incendie, Fénelon perdit sa bibliothèque, ses nombreux manuscrits et des papiers précieux. Admirable pourtant fut sa résignation et aux compliments de condoléance de ses amis, il se contenta de répondre:
«Il vaut mieux que le feu ait pris à ma maison qu'à celle d'un pauvre laboureur.»
Cette parole était digne de celui qu'on voyait dans son zèle apostolique si plein de condescendance et de sollicitude pour les faibles et les petits et qui s'en allait courir les champs, pendant toute une nuit, pour aider un brave paysan à retrouver sa vache égarée. Touchant épisode qui a si heureusement inspiré la muse d'Andrieux!
La charité de Fénelon eut à s'exercer sur un plus vaste théâtre. «Les malheurs de la guerre, dit Villemain, d'après le cardinal de Beausset, amenèrent les troupes ennemies dans le diocèse de Cambrai: ce fut, pour le saint évêque, l'occasion d'efforts et de sacrifices nouveaux. Sa sagesse, sa fermeté, la noblesse de son langage inspiraient aux généraux ennemis un respect salutaire aux malheureuses provinces de Flandre. Eugène était digne d'entendre la voix du grand homme dont il connaissait et admirait le génie.»
Pendant le désastreux hiver de 1709, Fénelon trouvait de nouvelles ressources pour nourrir l'armée française en même temps qu'il faisait de son palais un hôpital pour les malades et les blessés.
Ce zèle patriotique et chrétien fut apprécié de Louis XIV qui n'en conserva pas moins contre le prélat ses préventions devenues incurables. Vers cette même époque cependant, vu l'âge avancé du roi, une catastrophe imprévue pouvait faire espérer à Fénelon un autre et meilleur avenir. Le grand Dauphin mourut, et son fils, le duc de Bourgogne, l'élève de Beauvilliers et de Fénelon, «se vit tout à coup rapproché du trône et du roi dont il était le confident et l'appui.» C'est alors que l'archevêque de Cambrai, dans la joie d'entrevoir la réalisation possible de ses espérances, écrit à St-Simon ces graves paroles qui résument en peu de mots tous les devoirs de la royauté: «Il ne faut pas que tous soient à un seul; mais un seul doit être à tous pour faire leur bonheur.»
Le duc de Bourgogne, devenu roi, aurait-il répondu à l'attente de ses généreux amis, et, avec les intentions les meilleures et de hautes vertus, devait-il triompher de cette timidité et de cette indécision, venant du scrupule, qui l'avaient fait échouer comme général à la tête de l'armée? Dieu le sait qui ne permit pas que se fit l'expérience! Car, peu de temps après, le jeune prince succomba presque subitement aux atteintes d'une maladie dont sa femme, la princesse de Savoie, fut également victime.
La douleur de Fénelon fut profonde et de celles pour lesquelles il n'est point de consolations humaines; car il aimait le prince non pas seulement comme son élève, j'allais dire son enfant, mais avec toute l'ardeur de son patriotisme intelligent dont témoignent ses divers mémoires au duc de Beauvilliers et ses écrits politiques. Puis coup sur coup, il se voyait enlever par la mort ses amis les plus chers, ce qui lui faisait écrire avec désolation: «Je ne vis plus que d'amitié et ce sera l'amitié qui me fera mourir.»
Parole prophétique, car la mort du duc de Beauvilliers, arrivée sur ces entrefaites, acheva de briser son cœur et, quatre mois après, Fénelon, que rien ne rattachait plus à la terre, allait rejoindre au ciel tous ceux qu'il avait aimés. «Sa mort comme sa vie fut celle d'un grand et vertueux évêque, dit Villemain qui ajoute: Quoique Fénelon ait beaucoup écrit, il ne paraît jamais chercher la gloire d'auteur; tous ses ouvrages furent inspirés par les devoirs de son état, par ses malheurs et ceux de sa patrie. La plupart échappèrent à son insu de ses mains et ne furent connus qu'après sa mort.... On peut remarquer, d'après ses lettres au duc de Bourgogne et la sévérité de ses jugements sur quelques généraux, que Fénelon avait beaucoup de douceur dans le caractère et beaucoup de domination dans l'esprit. Ses idées étaient absolues et décisives, habitude qui semble tenir à la promptitude et à la force de l'esprit.»
Cette tendance a dû contribuer à l'éloignement de Louis XIV pour Fénelon et n'était pas faite pour rapprocher de lui Bossuet, génie dominateur et inflexible, avec des formes moins conciliantes.
Un contemporain de Fénelon, un maître dans l'art de peindre avec la plume, nous a laissé de l'illustre prélat un portrait remarquable par la vigueur comme par la délicatesse de la touche, et d'autant plus intéressant pour nous que le peintre, on le sait, assez peu des amis de Fénelon, ne cherchait point à flatter son modèle: «Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, avec un grand nez, des yeux d'où le feu et l'esprit sortaient comme un torrent et une physionomie telle que je n'en ai jamais vu qui lui ressemblât, et qui ne pouvait s'oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois; elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient point; elle avait de la gravité et de l'agrément, du sérieux de la gaîté, elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur. Tout ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la douceur et surtout la noblesse: il fallait faire effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassemblait; ses manières y répondaient dans la même proportion avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût, qu'on ne tient que de l'usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de soi-même dans toutes ses conversations.» (Saint-Simon).
[86] Nouvelle Biographie.—Fénelon.
NICOLAS FLAMEL
«Flamel l'aîné, écrivain, qui faisait tant d'aumônes et hospitalités, et fit plusieurs maisons où gens de métiers demeuraient en bas, et du loyer qu'ils payaient étaient soutenus pauvres laboureurs en haut.»
Voilà ce qu'un auteur à peu près contemporain, Guillebert de Metz, qui écrivait vers 1430, nous dit de ce personnage singulier, «complexe, comme s'exprime M. Vallet de Viriville, et qui par un côté appartient à la biographie et par l'autre touche au roman et à la légende.»
On n'est fixé ni sur le lieu ni sur la date de sa naissance, qui, selon toute probabilité et par induction, d'après des faits authentiques, ne saurait remonter au-delà de 1330. Ce qui n'est pas douteux, c'est que Flamel exerça de bonne heure la profession d'écrivain-libraire, laquelle, avant la découverte de l'imprimerie, regardée comme une profession libérale, ne donnait pas moins de considération que de profit. La calligraphie, à cette époque, était à son apogée; le roi (Charles V) et ses frères, Jean, duc de Berry, et Philippe, duc de Bourgogne, ainsi que leur neveu, Louis, duc d'Orléans, faisaient exécuter à l'envi ces magnifiques manuscrits qui sont encore de nos jours l'ornement de nos plus riches bibliothèques. Les docteurs si nombreux de l'Université, d'autre part, multipliaient avec non moins de zèle les livres originaux.
Flamel qui, paraît-il, exerçait sa profession plutôt en commerçant, en industriel, qu'en artiste, visant surtout à l'utile, se trouvait déjà dans une position fort satisfaisante, lorsqu'il épousa, par intérêt, sans doute, autant que par amour, une bourgeoise de Paris, la dame Pernelle, deux fois veuve, et qui, possédant quelque bien, accrut l'actif de la communauté, tant par son apport que par ses talents de ménagère, sobre, laborieuse, active, économe, le modèle du genre en un mot.
Les époux habitaient d'abord deux modestes échoppes d'écrivain adossées à l'église Saint-Jacques-la-Boucherie. Ces échoppes, rebâties et agrandies, devinrent des maisons, et vis-à-vis, sur un terrain vague acheté par l'écrivain-juré, s'éleva une autre maison plus grande, un véritable hostel tout enrichi au dehors d'histoires (sculptures) et devises peintes ou gravées. Dans cet hostel, en sa qualité de calligraphe agrégé et émérite, Me Flamel instruisait dans son art des écoliers externes; d'autres y demeuraient en bourse, c'est-à-dire comme pensionnaires. L'argent ainsi lui venait de tous les côtés à la fois, car les manuscrits, copiés par ses élèves les plus habiles, tout probablement se vendaient à son profit, au moins pour une partie. Riches de plus en plus, les deux époux s'honorèrent d'ailleurs par le bon emploi de leur fortune, en faisant construire une arcade au charnier ou cimetière des Innocents, ainsi que le petit portail de l'église en face de leur maison.
Quelques années après, Flamel devenu veuf, et qui avait hérité de sa femme, les époux s'étant fait donation mutuelle, était réputé le bourgeois le plus riche de Paris, et cette fortune considérable il ne cessait de l'accroître par son industrie. Il continuait aussi ses libéralités dont le sentiment religieux paraît avoir été le premier, le principal, sinon le seul mobile. Il fit élever une seconde arcade au charnier des Innocents, aida à la construction de nombreuses églises, monastères, maisons de charité, etc., et fit don en outre de dix-neuf calices aux églises ou chapelles. Sans doute un peu de vanité se mêlait à tout cela puisque sur tous ces calices on voyait son chiffre, en même temps que, sur la plupart des monuments, il avait soin de se faire représenter en image ou statue, ainsi que feue Pernelle, son épouse. Mais on ne peut douter cependant, qu'à part quelque ostentation peut-être, la piété, comme nous l'avons dit, ne fût son grand mobile; cette conviction résulte en particulier pour nous de la lecture de son remarquable testament, commençant ainsi:
«Par devant, etc... a comparu, Nicolas Flamel, sain de corps et pensée, bien parlant et de bon et vrai entendement, et comme il disait et comme de prime face apparaît, attendant et sagement considérant qu'il n'est chose plus certaine que la mort, ni chose moins certaine que l'heure d'icelle, et pour ce que, en la fin de ses jours, il ne fit et ne soit trouvé importunité sur ce, non voulant de ce siècle trépasser en l'autre intestat, pensant aux choses celestiaux et pendant que sens et raison gouvernent sa pensée; désirant pourvoir au salut et remède de son âme, fit, ordonna et avisa son testament ou ordonnance de dernière volonté, au nom de la glorieuse trinité du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, etc.»
Suivent les dispositions testamentaires qui sont toutes relatives à des legs pieux et fondations, et ne contiennent pas moins de seize pages petit texte dans le livre de Piganiol de la Force[87], où le testament est cité textuellement et tout au long. Nous savons par là le chiffre de la fortune de N. Flamel, chiffre que la rumeur populaire avait singulièrement exagéré. En effet, «tous les legs désignés pour une fois payés, dit l'abbé Vilain, se réduisent à 1,440 livres parisis ou 1,800 livres tournois, somme qui dans ce temps-ci serait représentée par celle de 12,234 livres 15 sols, et somme qui ne fut payée qu'en sept ans. Quant aux fondations perpétuelles, il resta pour leur acquit à peine 300 livres parisis de rente.»
Il y a loin de là, sans doute, à l'énorme richesse que la crédulité populaire attribuait à Nicolas Flamel et dont la source, au dire de tous ou de la plupart, ne pouvait être qu'étrange et mystérieuse. Cette réputation, non seulement survécut à Flamel, mais elle ne fit que s'accroître et pendant longtemps, plus de deux siècles après, même les érudits et les autres discutaient sur l'origine de cette fortune, attribuée par les uns à la découverte d'un trésor caché, par d'autres à celle de la pierre philosophale ou transmutation des métaux d'or pur. Cette opinion même prévalut, appuyée qu'elle était de passages significatifs tirés d'un petit livre sur la science hermétique qu'on disait, mais à tort, écrit par Flamel. Nous voyons qu'en 1742, un écrivain, homme de sens et de mérite, Piganiol de la Force, incline à ce sentiment insinué sinon formulé dans son second volume, quoique plus tard ébranlé, ainsi qu'il l'avoue, par la publication du savant ouvrage de l'abbé Vilain: Histoire critique de Nicolas Flamel, etc., il paraisse hésitant et même tout près de se rétracter: «Ce judicieux auteur (l'abbé Vilain), écrit Piganiol, a fait voir par un inventaire très-exact de tout ce que Flamel a eu de biens, que ce prétendu philosophe ne jouissait pas d'une fortune aussi immense que le veulent les alchimistes, et que les dépenses qu'on lui attribue n'étaient pas aussi considérables pour être au-dessus des facultés d'un écrivain (calligraphe) qui était fort occupé dans sa profession et qui, par conséquent, gagnait beaucoup.»
C'est l'opinion, aujourd'hui généralement adoptée et que formulait récemment M. Vallet de Viriville: «L'idée qu'on se fait, d'après ces renseignements authentiques, au sujet de Nicolas Flamel, n'est déjà plus celle d'un bourgeois vulgaire. On y voit: un homme sagace, habile au gain, amoureux de sa renommée, imitant la dévote et vaniteuse ostentation des princes de son temps, mais mêlant à ces travers le zèle du bien, du juste et de l'utile.»
Flamel mourut en 1418; il fut enterré dans l'intérieur de l'église Saint-Jacques-la-Boucherie, à laquelle (n'ayant point d'enfants), il avait légué la meilleure part de sa fortune.
En outre des constructions, dont nous avons parlé, Flamel, ayant acquis du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, dans le faubourg, un grand terrain, «fit construire en ce lieu, dit M. de Viriville, divers édifices d'un caractère mixte; c'étaient à la fois des institutions utiles, des maisons de rapport et des établissements de charité.» Le produit des locations du rez-de-chaussée, notamment, servait à l'entretien de pauvres laboureurs auxquels l'âge ne permettait plus le travail et qui se trouvaient logés à l'étage supérieur. En récompense de cette charité, on ne leur demandait que de réciter tous les jours un Pater et un Ave Maria à l'intention des pécheurs trépassés. Aussi, sur la façade de la principale maison, dite du Grand Pignon, qui subsiste encore rue Montmorency, 51, on lisait en gros caractère cette inscription véritablement touchante:
«Nous, hommes et femmes, laboureurs demeurans ou porche (sur le devant) de ceste maison, qui fut faicte en l'an de grâce mil quatre cens et sept (1407), sommes tenus, chascun en droit soy, dire tous les jours une patenostre et j. Ave Maria en priant Dieu que de sa grâce face pardon aus povres pecheurs trespassez. Amen.»
[87] Histoire de Paris.
LA FONTAINE (JEAN DE)
I
A dit La Fontaine de lui-même. Et ailleurs:
La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien
Qui ne soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique[89].
Tel fut en effet notre poète quoique d'abord des pensées très différentes aient paru le préoccuper. Né à Château-Thierry (Marne), le 8 juillet 1621, à l'âge de dix-neuf ans, il se crut appelé à la vie religieuse, et voulut entrer à l'Oratoire. Mais, après un séjour de dix-huit mois dans la maison, il reconnut qu'il se trompait sur sa vocation et rentra dans le monde. Son père, qui exerçait à Château-Thierry la charge de maître particulier des eaux et forêts, lui céda son emploi en le mariant avec Marie Héricart, fille d'un lieutenant au baillage de la Ferté-Milon, personne qui joignait à la beauté beaucoup d'esprit[90]. D'après ce qu'affirment les biographes, La Fontaine, n'eut pour ainsi dire point de part à ces deux engagements: on les exigea de lui, et il s'y soumit plutôt par indolence que par goût. Aussi n'exerça-t-il sa charge pendant plus de vingt ans qu'avec indifférence.
Et cette indifférence s'accrut avec le goût de plus en plus vif pour la poésie qu'avait éveillé chez La Fontaine, dit-on, l'audition d'une pièce de vers de Malherbe, déclamée avec emphase par un officier en garnison à Château-Thierry. Cette lecture provoqua chez lui une véritable explosion d'enthousiasme. Non-seulement il lut et relut les vers de Malherbe; mais il les apprit par cœur et s'efforça dans ses premiers essais de l'imiter. «Par bonheur, d'utiles conseils lui ouvrirent les yeux, et l'un de ses parents nommé Pintrel, dit Montenault, homme de bon sens qui n'était point sans goût, mit entre ses mains Horace, Virgile, Térence, Quintilien, comme les vraies sources du bon goût et de l'art d'écrire.... À ces livres, La Fontaine joignit ensuite la lecture de Rabelais, Marot, Boccace, l'Arioste.» Pour ces derniers il eût pu mieux choisir et l'influence pernicieuse que ces lectures exercèrent sur le poète n'est que trop visible dans certains de ses ouvrages.
C'est à peu près vers cette époque qu'il faut placer un évènement raconté par les contemporains, Louis Racine, d'Olivet, etc et qui prouve, avec la bonhomie originale de La Fontaine, l'influence toute puissante de cet absurde préjugé du faux point d'honneur qui, à cette époque et sous le règne précédent surtout, fit tant de victimes. Dans la circonstance par bonheur, il n'y eut pas de sang répandu, et la querelle finit par un déjeuner où les amis, le verre en main, fêtèrent la réconciliation.
Le poète était fort lié avec un ancien capitaine de dragons retiré à Château-Thierry, nommé Poignant, homme franc et loyal, et déjà plus jeune. Tout le temps que Poignant n'était pas au cabaret, il le passait chez La Fontaine, et par conséquent, en l'absence de celui-ci, auprès de sa femme.
«Comment, lui dit un voisin médisant, souffres-tu que le capitaine s'installe ainsi chez toi chaque jour?
—Et pourquoi n'y viendrait-il pas? répond La Fontaine, c'est mon meilleur ami.
—Ce n'est pas ce que dit le public; on prétend qu'il ne va chez toi que pour madame de La Fontaine.
—Sottises! mais d'ailleurs que puis-je faire à cela?
—Demander satisfaction l'épée à la main pour le tort qui t'est fait dans l'opinion.
—J'aviserai, dit La Fontaine.
Le lendemain, dès quatre heures du matin, il frappait chez Poignant qu'il réveille.
—Lève-toi vite, dit-il, et sortons ensemble pour une affaire importante.
—Tu le sauras, répond La Fontaine, quand nous serons dehors.
Poignant, assez surpris, se lève, s'habille et suit La Fontaine qui, après l'avoir conduit dans un lieu écarté, lui dit de l'air le plus tranquille:
—Mon ami, il faut nous battre.
—Comment! qu'est-ce que cela veut dire? répond Poignant de plus en plus étonné. Entre nous d'ailleurs la partie n'est pas égale; je suis, un vieux soldat et toi tu n'as jamais tiré l'épée.
—N'importe, le public veut que je me batte avec toi; ainsi en garde.
Bon gré, mal gré alors, Poignant tire son épée, et dès les premières passes, il fait sauter à dix pas celle de La Fontaine. Alors l'ayant désarmé, il lui demande l'explication de sa conduite et La Fontaine s'empresse de le satisfaire.
—Ce sont propos absurdes! dit alors Poignant, et mon âge, mon humeur, comme l'estime que j'ai pour ta femme, l'amitié que j'ai pour toi devaient écarter toute inquiétude, mais puisqu'il est ainsi je proteste que je ne mettrai plus les pieds dans ta maison.
—Au contraire, répond La Fontaine en lui serrant la main, j'ai fait ce que le public voulait; maintenant je veux que tu viennes chez moi tous les jours sans quoi nous nous battrons encore.»
La Fontaine, venu à Paris en 1654, fut présenté par un de ses parents, Jannart, oncle de sa femme et favori de Fouquet, au surintendant des finances alors tout puissant. Fouquet, qui par goût et sans doute aussi par calcul, se plaisait au rôle de Mécène, fit au poète peu connu encore, une pension dont La Fontaine «tenait compte par une autre pension en vers qu'il lui payait exactement par quartier.» Lors de la disgrâce de Fouquet (1661), disgrâce méritée, La Fontaine auquel la reconnaissance faisait illusion, éleva généreusement la voix en faveur de son protecteur, et composa l'élégie intitulée aux Nymphes de Vaux, «alors, dit Walckenaer, toute l'animosité qui existait contre le surintendant se calma.» Jannart, enveloppé dans la disgrâce de Fouquet, fut exilé à Limoges et La Fontaine le suivit par dévouement pour son ami, disent les biographes; mais peut-être aussi par d'autres motifs, parce qu'il était peu pressé de retourner près de sa femme pour laquelle il s'était déjà refroidi sans avoir été jamais fort épris d'ailleurs. De Limoges, il lui écrit:
«Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage, et hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n'y a que les romans qui vous divertissent. Considérez, je vous prie, l'utilité que ce vous serait si, en badinant, je vous avais accoutumée à l'histoire soit des lieux, soit des personnes; vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie.»
Mais, outre que ces remontrances sont faites sur un ton assez peu affectueux, La Fontaine, dans cette même correspondance, par une étrange indiscrétion, fait à sa femme des confidences qui ne sont pas de nature à la flatter. Pendant son voyage, «il avait trouvé, dit-il, trois femmes dans la diligence: Parmi ces trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l'esprit; déguisait son nom et venait plaider en séparation contre son mari: toutes qualités d'un bon augure, et j'y eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s'y fût rencontrée; mais je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans une personne à qui elle manque.»
Se peut-il rien de plus déplacé que ce langage? Mais il semble que La Fontaine n'en eût pas conscience, et ce même homme «le plus singulier qui peut-être ait existé» d'après Walckenaer, fait preuve, bientôt après, d'une sensibilité des plus touchantes. En passant à Amboise où Fouquet avait été renfermé d'abord, La Fontaine voulut voir la chambre qu'avait habitée le prisonnier; «triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat, qui nous conduisait, n'avait pas la clef; au défaut je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description; mais ce souvenir est trop affligeant.... Sans la nuit on n'eut jamais pu m'arracher de cet endroit.»
À son retour de Limoges, La Fontaine se rendit à Château-Thierry; il y retrouva la duchesse de Bouillon, Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin, à laquelle il avait été présenté naguère et qui devint dès lors une de ses plus zélées protectrices. «C'était, dit Walckenaer, une brune piquante, plus jolie que belle, vive et même un peu emportée, aimant les plaisirs et animant la conversation par une gaîté spirituelle et des saillies inattendues; elle avait un goût décidé pour la poésie et même elle faisait des vers. Le désir de lui plaire et d'amuser son imagination libre et badine lui inspira, dit-on, ses plus jolis contes, mais malheureusement aussi les plus licencieux.»
Qu'une femme et une jeune femme, appartenant à la
société la plus élevée, ait pris plaisir à ces tristes produits
de la verve libertine du poète et n'ait pas craint
d'encourager, d'applaudir ce qu'elle eût dû avoir honte
seulement d'écouter, c'est ce qu'on a peine à comprendre.
Lorsque la duchesse de Bouillon revint à Paris,
elle emmena avec elle La Fontaine qu'elle fit connaître
aux membres de sa famille comme à plusieurs personnages
importants. La même année (1665), le poète,
âgé de 44 ans, publia son premier recueil de Contes et
Nouvelles en vers où, quoi qu'on ait dit, le mérite de la
forme, mérite fort exagéré, ne suffit pas à racheter
l'indignité du fond.
II
Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que le caractère exceptionnel de La Fontaine permet de croire qu'il ne se rendait pas bien compte à lui-même de la portée si blâmable de son œuvre. Il s'était lié, vers 1664 ou 1665, avec Molière déjà célèbre, Racine et Boileau qui ne devaient pas tarder à le devenir, et Chapelle «qui n'eut pas le génie de ses quatre amis, mais leur fut supérieur comme homme de société.» Dans une réunion qui eut lieu chez Boileau et où se trouvait un frère de celui-ci, docteur en Sorbonne, l'ecclésiastique se mit à disserter sur Saint Augustin et en fit un éloge pompeux. La Fontaine qui, plongé dans une de ses rêveries habituelles, semblait écouter sans entendre, se réveille tout à coup comme en sursaut pour dire au théologien:
«Croyez-vous que Saint Augustin eut plus d'esprit que Rabelais?»
Quelque temps interdit, le docteur le regarda de la tête aux pieds et finit par répondre:
—«Prenez garde, M. de La Fontaine, vous avez mis un de vos bas à l'envers;» ce qui était vrai.
Un autre jour, La Fontaine soupait avec Racine, Despréaux, Molière et Descoteaux, le joueur de flûte. La Fontaine était ce jour là, plus qu'à l'ordinaire, plongé dans ses distractions. Racine et Boileau, pour le tirer de sa léthargie, mais sans pouvoir y réussir, ne lui ménagèrent point les épigrammes au point que Molière trouva que c'était passer les bornes; aussi, dit-il, en à parte à Descoteaux:
«Nos beaux-esprits ont beau se trémousser, ils n'effacent pas le bonhomme.»
À propos d'à parte, voici une autre curieuse anecdote et parfaitement authentique: «Dans un repas qu'il fit avec Molière et Despréaux, dit Montenault, où l'on disputait sur le genre dramatique, il se mit à condamner les à parte.
«Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. Quoi! le parterre entendra ce qu'un acteur n'entend pas, quoiqu'il soit à côté de celui qui parle?»
«Comme il s'échauffait en soutenant son sentiment de façon qu'il n'était pas possible de l'interrompre et lui faire entendre un mot: «Il faut, disait Despréaux, à haute voix tandis qu'il parlait, il faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud!» et répétait continuellement les mêmes paroles sans que La Fontaine cessât de disserter. Enfin l'on éclata de rire; sur quoi revenant à lui comme d'un rêve interrompu: «De quoi riez-vous donc?» demanda-t-il.—Comment! lui répondit «Despréaux, je m'épuise à vous injurier fort haut, et vous ne m'entendez point quoique je sois si près de vous que je vous touche: et vous êtes surpris qu'un acteur sur le théâtre n'entende point un à parte qu'un autre acteur dit auprès de lui?..»
Ces distractions parfois si plaisantes de même que la profonde méditation dans laquelle d'autres fois il était absorbé au point de paraître comme insensible n'empêchaient point qu'il fût causeur des plus charmants, convive des plus aimables, s'il se trouvait dans une société de personnes à lui bien connues et dont la présence lui était tout agréable. Ses yeux alors s'animaient, le sourire s'épanouissait sur ses lèvres; «il disait tout ce qu'il voulait, et le disait si bien qu'il enchantait les oreilles les plus délicates.» Cette réputation de merveilleux causeur, que lui avaient valu quelques-unes de ces soirées intimes, le faisait singulièrement rechercher par les gourmets... d'esprit et l'on était plus heureux et plus fier d'annoncer La Fontaine à ses convives que ce fameux Lambert dont nous parlent à l'envi La Bruyère et Boileau. Mais plus d'une fois l'amphytrion et ses amis y furent attrapés, témoin cette anecdote:
La Fontaine avait été invité à dîner chez M. Laugeois d'Imbercourt, fermier-général. Racine le fils dit chez M. Le Verrier. Il arriva à l'heure précise, prit place à la table, mangea du meilleur appétit, mais sans répondre autrement que par des monosyllabes ou par le silence aux interrogations du maître de la maison et des conviés. Puis comme, avant la fin du repas, il se levait de table, s'excusant sur la nécessité pour lui de se rendre à l'Académie, on lui fit remarquer qu'il était de bonne heure encore et qu'il avait peu de chemin à faire.
«Je prendrai le plus long!» répondit tranquillement La Fontaine et le voilà parti. Une autre fois, «trois de complot, dit Vigneul de Marville[91] par le moyen d'un quatrième qui avait quelque habitude auprès de cet homme rare, nous l'attirâmes dans un petit coin de la ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui donnâmes un repas pour avoir le plaisir de jouir de son agréable entretien. Il ne se fit point prier; il vint à point nommé sur le midi. La compagnie était bonne, la table propre et délicate, et le buffet bien garni. Point de compliments d'entrée, point de façons, nulle grimace, nulle contrainte. La Fontaine garda un profond silence; on ne s'en étonna point parce qu'il avait autre chose à faire qu'à parler. Il mangea comme quatre et but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter qu'il parlât, mais il s'endormit. Après trois quarts d'heure de sommeil, il revint à lui. Il voulait s'excuser sur ce qu'il avait fatigué. On lui dit que cela ne demandait pas d'excuse, que tout ce qu'il faisait était bien fait. On s'approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et l'obliger à laisser voir son esprit; mais son esprit ne parut point, il était allé je ne sais où et peut-être alors animait-il ou une grenouille dans les marais, ou une cigale dans les prés, ou un renard dans la tanière; car durant tout le temps que La Fontaine demeura avec nous il ne nous sembla être qu'une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse où nous lui dîmes adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris; et nous nous disions les uns aux autres: «Comment se peut-il faire qu'un homme qui a su rendre spirituelles les plus grossières bêtes du monde, et les faire parler le plus joli langage qu'on ait jamais ouï, ait une conversation si sèche, et ne puisse pas pour un quart d'heure faire venir son esprit sur ses lèvres et nous avertir qu'il est là?»
C'est que chez le poète cette facilité de caractère en même temps que cette irréflexion, qui le livraient presque sans défense à la curiosité indiscrète, s'unissaient à une impatience singulière de toute contrainte, et d'autant plus difficile à vaincre que lui-même n'en avait pas conscience. Alors, poussé dans ses derniers retranchements, il se tirait d'affaire par une excuse telle quelle, bonne ou mauvaise, il n'importe, mais la première qui lui venait à l'esprit, témoin cette aventure.
Lorsque à la suite des premières brouilles, Madame de La Fontaine se fut retirée à Château-Thierry, Racine et Despréaux représentèrent à notre poète que cette séparation n'était pas décente et lui faisait peu d'honneur; ils insistèrent pour un raccommodement. Docile à leurs conseils, La Fontaine partit. En descendant de la diligence de Château-Thierry, il se rendit chez sa femme.
«Madame est au salut!» répondit la domestique qui ne le connaissait point.
—Ah! fit La Fontaine qui, ennuyé bientôt d'attendre, s'en va rendre visite à un ami lequel l'invite à souper. «La Fontaine bien régalé, comme dit Montenault, s'oublie à table jusqu'à une heure fort avancée et volontiers il accepte l'hospitalité que lui offre son aimable amphytrion. Le lendemain matin, sans plus songer à sa femme, il reprend la voiture publique et revient à Paris. En le voyant de retour, ses amis s'empressent de l'interroger sur les résultats de son voyage:
«J'ai été pour voir ma femme, leur dit-il, mais je ne l'ai point trouvée; elle était au salut.»
Il faut voir là non, comme l'ont trop répété la plupart des biographes, une distraction un peu forte sans doute, mais bien plutôt l'excuse vaille que vaille d'un homme faible et qui veut à tout prix échapper à une démarche pour lui déplaisante. On ne peut trop regretter cependant, pour le bonheur comme pour le talent de La Fontaine, que cette reconciliation avec sa femme n'ait point eu lieu, et on se l'explique d'autant moins que le ravissant poème de Philémon et Beaucis, prouve qu'il était fait pour comprendre le paisible bonheur du foyer domestique. Citons seulement ces quelques vers:
Ils s'aiment jusqu'au bout malgré l'effort des ans.
Ah! si!... Mais autre part j'ai porté mes présens.
Walckenaer dit excellemment: «Oui, La Fontaine, La Fontaine, nous le répèterons après toi: Ah! si le ciel t'avait donné une compagne qui t'eût fait connaître les tranquilles jouissances de la vie domestique, ton imagination n'eût été ni moins gaie, ni moins vive, ni moins spirituelle; mais elle eût été mieux réglée et plus pure. Tes fables seraient toujours l'objet de notre admiration et de nos louanges; mais, dans tes autres écrits, la peinture des plus doux sentiments du cœur, dont tu connais si bien le langage, qui a fait des chefs-d'œuvre irréprochables du petit nombre de contes où tu l'as employée, aurait remplacé ces tableaux licencieux où tu as outragé les mœurs et quelquefois le dieu du goût. Alors, ô La Fontaine, les satyres n'eussent point mêlé de fleurs pernicieuses parmi les fleurs suaves et brillantes dont les Muses et les Grâces ont tressé ta couronne; et ces vierges du Parnasse ne te reprocheraient point, en rougissant, de les avoir si souvent forcées à se séparer de la pudeur qui doit toujours être leur inséparable compagne. Alors il ne nous faudrait plus soustraire, comme un poison corrupteur, aux regards des jeunes gens et des enfants, une seule des pages du poète de l'enfance et de la jeunesse.»
Dans ses fables[92] mêmes où se trouvent tant d'incomparables chefs-d'œuvre, il est çà et là plus d'une tache qu'il faudrait effacer avant de mettre le livre en des mains innocentes. Il n'en serait point ainsi sans doute si La Fontaine, au lieu de s'abandonner lui-même à tous les hasards de l'existence, comprenant mieux ses devoirs d'époux et de père, eût eu près de lui, pour le consoler, une femme sérieuse, une épouse vraiment chrétienne et dont la piété s'inspirât de l'esprit plus que de la lettre. Supposons le poète dans ces conditions de bonheur, de vie chaste et paisible, au lieu de ces vilains contes, de comédies médiocres, ou du fade roman de Psyché, nous aurions peut-être un volume de plus de fables exquises et de délicieux poèmes.
Cette douce providence du foyer domestique, dira-t-on, ne manqua point à La Fontaine; car on sait qu'une femme non moins distinguée par l'esprit que par le cœur, Madame de la Sablière, voyant le poète si fort ignorant des choses de la vie pratique et par ce motif souvent dans l'embarras, se plut à le recueillir dans sa maison en lui ôtant tout souci du lendemain. Mais à cette époque, femme du monde et trop du monde, la généreuse bienfaitrice n'était pas un Mentor bien sévère pour le génie du poète. Plus tard, lorsque les déceptions amères d'une affection illégitime trahie eurent amené Madame de la Sablière au repentir, sa piété dans ses saintes ardeurs et la pratique assidue des bonnes œuvres la rendirent presque une étrangère dans sa propre maison. Jusqu'à la fin de sa vie cependant, la noble femme continua de veiller de loin sur l'hôte qui lui fut toujours cher, mais dont elle ne disait plus comme autrefois, après avoir congédié tous les importuns et les domestiques, afin d'être toute à la poésie et à la conversation: «Je n'ai gardé avec moi que mes trois animaux, mon chat, mon chien et mon La Fontaine.»
La maison d'où Mme de la Sablière était absente le plus souvent, retenue près du lit d'une pauvre malade à l'hospice des Incurables ou ailleurs, cette maison semblait bien vide à La Fontaine. Presque sexagénaire déjà, il aurait eu plus que jamais besoin d'un intérieur aimable qui le détournât de certaines sociétés dans lesquelles il était entraîné par la facilité de son humeur et l'attrait d'une conversation plus spirituelle que réservée.
Pendant l'année 1683, une place se trouva vacante à l'Académie par la mort de Colbert. La Fontaine se mit sur les rangs et, ce qu'on n'eût pas attendu de son indifférence habituelle, «il prit fort à cœur, dit Montenault, le succès de cette affaire et c'est le seul trait d'ambition qu'on puisse remarquer dans le cours de sa vie.» Il se trouvait en concurrence avec Boileau, mais seize voix contre sept témoignèrent de la préférence de l'Académie pour le Bonhomme. Louis XIV, prévenu contre le poète à cause de ses Contes, témoigna quelque mécontentement de ce choix, et fit attendre six mois ses ordres pour la réception de La Fontaine. Mais une seconde vacance ayant permis de nommer l'auteur des Satires, Louis XIV, lorsqu'il lui fut rendu compte de cette nouvelle élection, dit aux académiciens: «Le choix qu'on a fait de M. Despréaux m'est agréable et sera généralement approuvé. Vous pouvez, ajouta-t-il, recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d'être sage.»
L'Académie s'empressa de recevoir l'auteur des Fables et tous applaudirent à ce compliment que lui adressa l'abbé de la Chambre alors directeur: «L'Académie reconnaît en vous, Monsieur, un de ces excellents ouvriers, un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui la va soulager dans les travaux qu'elle a entrepris pour l'ornement de la France et pour perpétuer la mémoire d'un règne si fécond en merveilles.
«Elle reconnaît en vous un génie aisé et facile, plein de délicatesse et de naïveté, quelque chose d'original et qui, dans sa simplicité apparente et sous un air négligé, renferme de grands trésors et de grandes beautés.»
«La Fontaine, dit Montenault, fut estimé et chéri
de ses confrères parmi lesquels il parut toujours avec
cette candeur et cette bonté de caractère qu'on ne peut
se donner ni même imiter quand on ne l'a pas; simple,
doux, ingénu, plein de droiture, il n'eut jamais la
moindre mésintelligence avec aucun d'eux.»
III
Mais d'ailleurs il resta toujours, pour lui-même et un peu pour les siens[93], aussi étranger à la vie pratique, ayant l'imprévoyance de l'enfant ou de l'homme primitif, et trouvant tout simple, pour faire face aux embarras du moment, de vendre pièce à pièce son patrimoine. Aussi la mort de Mme de la Sablière (1693) fut-elle pour lui un très-grand malheur. «En perdant cette illustre amie, La Fontaine perdit aussi les douceurs de la vie qui lui étaient les plus chères. Son repos et sa tranquillité en furent troublés. Il se vit isolé, et contraint de pourvoir à ses besoins devenus plus sensibles par l'âge et que l'attention et la générosité de sa bienfaitrice lui avaient laissé ignorer pendant une bonne partie de la vie. La nécessité, s'il faut le dire, pensa pour lors l'exiler de sa patrie.» En effet, peut-être il eût cédé aux sollicitations d'amis dévoués, la duchesse de Mazarin, Mme Harvey, veuve de l'ambassadeur, le duc de Devonshère, milord Montaigu, milord Godolphin, qui lui offraient, en Angleterre, par l'entremise de Saint-Evremont, une généreuse hospitalité lorsqu'il tomba gravement malade; lui, qui si longtemps avait joui d'une santé excellente, il fut forcé de s'aliter ce qui dut lui rendre plus pénible la solitude. Mais cette grande épreuve était pour le poète une grâce singulière de la Providence. Quoique nullement impie au fond, tout absorbé par la passion littéraire et cédant aussi à d'autres moins louables entraînements, il avait vécu, chose rare pour l'époque, trop étranger à la pratique religieuse, au point même d'avoir presque oublié les premiers enseignements du christianisme, témoin cette parole adressée par lui au P. Pouget venu avec un ami pour lui rendre visite. «Après les politesses d'usage, dit un biographe, l'ecclésiastique fit tomber insensiblement la conversation sur la religion et sur les preuves qu'on en tire tant de la raison que des Livres Saints. Sans se douter du but de ces discours:
«Je me suis mis, lui dit La Fontaine avec sa naïveté ordinaire, depuis quelque temps à lire le Nouveau-Testament: je vous assure que c'est un fort bon livre, oui, vraiment, c'est un bon livre. Mais il y a un article sur lequel je ne me suis pas rendu; c'est l'éternité des peines; je ne comprends pas comment cette éternité peut s'accorder avec la bonté de Dieu.»
«Le P. Pouget satisfit à cette objection par les meilleures raisons qu'il put trouver dans ce moment; et La Fontaine, après plusieurs répliques fut si content de l'entendre qu'il le pria de revenir. Le P. Pouget ne demandait pas mieux» car il n'était venu que pour cela. Après une suite d'entretiens prolongés avec le jeune et savant ecclésiastique, La Fontaine, pleinement éclairé, voulut faire une confession générale en se résignant aux sacrifices que lui imposait son directeur et de la nécessité desquels il n'avait pas été facile d'abord de le convaincre: un désaveu public de ses contes, puis la promesse de ne pas donner aux comédiens une pièce composée depuis peu et qui avait été fort goûtée par tous les amis du poète.
La répugnance qu'éprouvait La Fontaine à céder sur ces deux points lui suggéra plus d'une objection à laquelle le théologien répondit avec sa charité ordinaire, ce qui n'empêcha point, par la contrariété du poète, que la discussion fût parfois assez vive. On sait à ce sujet la réflexion originale de la garde-malade:
«Eh! ne le tourmentez pas tant, dit-elle un jour avec impatience au P. Pouget, il est plus bête que méchant.» Et une autre fois, avec un air de compassion: «Dieu n'aura jamais, dit-elle, le courage de le damner.»
Enfin, après plusieurs semaines de conférences assidues, La Fontaine reçut le Saint Viatique «avec des sentiments dignes de la candeur de son âme et des vertus du meilleur chrétien.» Plusieurs de ses confrères de l'Académie, sur sa demande expresse, assistaient à la cérémonie, et en leur présence il témoigna hautement d'un profond repentir de ses égarements passés comme de la publication de ses Contes, promettant, s'il recouvrait la santé, de ne plus employer ses talents qu'à la composition d'œuvres morales et pieuses, et il tint exactement parole.
Il ne faut pas oublier un noble trait du jeune duc de Bourgogne à peine âgé de onze ans. «De son pur mouvement, dit Montenault, et sans y être porté par aucun conseil, il envoya un gentilhomme à La Fontaine pour s'informer de l'état de sa santé et pour lui présenter de sa part une bourse de cinquante louis d'or. Il lui fit dire en même temps qu'il aurait souhaité d'en avoir davantage; mais que c'était tout ce qui lui restait du mois courant et de ce que le roi lui avait fait donner pour ses menus plaisirs.»
Tous ces évènements firent abandonner complètement la pensée du départ pour l'Angleterre; et l'on peut douter que La Fontaine ait jamais songé sérieusement à cet exil, alors qu'il savait avoir en France des amis sur lesquels il pouvait compter. Dès qu'il put sortir, il se dirigea vers la demeure de M. d'Hervard, conseiller au parlement, et qui lui était tout dévoué. Chemin faisant, il rencontra le conseiller qui, avec la plus touchante bonté, lui dit:
«Je venais vous chercher, ma femme et moi nous vous offrons l'hospitalité de l'amitié et nous vous prions de venir demeurer avec nous.
—J'y allais! répondit La Fontaine avec cette simplicité de la pleine confiance qui ne fait pas moins d'honneur au poète qu'à ses amis. La postérité doit une reconnaissance non moins vive à ceux-ci qu'à Mme de la Sablière puisque, grâce à eux, languissant, presque infirme, pendant les deux années qu'il vécut encore, La Fontaine se vit entouré de toutes les sollicitudes d'une affection presque filiale. Mme d'Hervard, jeune femme encore, fut pour le septuagénaire une garde-malade des plus dévouées. Ce fut dans les bras de ces deux excellents amis que La Fontaine mourut à l'âge de soixante-treize ans (13 mars 1695). Alors seulement on s'aperçut que sous sa chemise le poète pénitent portait un cilice, ce qui fit dire à Racine le fils.
Mais mieux encore que Racine, La Fontaine témoigne des sentiments qui l'animaient par cette lettre qu'il écrivit, un mois à peine avant sa mort, à son ami de Maucroy[94]:
«Tu te trompes assurément, mon cher ami, s'il est bien vrai, comme M. de Soissons me l'a dit, que tu me crois plus malade d'esprit que de corps. Il me l'a dit pour tâcher de m'inspirer du courage; mais ce n'est pas de quoi je manque. Je t'assure que le meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point si ce n'est pour aller un peu à l'Académie, afin que cela m'amuse. Hier, comme j'en revenais, il me prit, au milieu de la rue... une si grande faiblesse que je crus véritablement mourir. Ô mon cher, mourir n'est rien; mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l'éternité seront peut-être ouvertes pour moi.»
Pareille lettre n'a pas besoin de commentaire; et certes nous préférons de beaucoup ce grave et admirable langage à celui que tenait, bien des années auparavant, il est vrai, et sans doute en se jouant, le poète:
Voici le portrait que D'Olivet, qui avait vécu avec plusieurs des amis du poète, nous a laissé de La Fontaine et qu'on peut croire plus fidèle que celui de La Bruyère, enclin à exagérer:
«À sa physionomie on n'eut point deviné ses talents. Rarement il commençait la conversation, et même pour l'ordinaire, il y était si distrait qu'il ne savait ce que disaient les autres. Il rêvait à tout autre chose sans qu'il pût dire à quoi il rêvait. Si pourtant il se trouvait entre amis et que le discours vînt à s'animer par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauffait véritablement, ses yeux s'allumaient, c'était La Fontaine en personne et non pas un fantôme revêtu de sa figure.
«On ne tirait rien de lui dans un tête à tête, à moins que le discours ne roulât sur quelque chose de sérieux et d'intéressant pour celui qui parlait. Si des personnes dans l'affliction s'avisaient de le consulter, non seulement il écoutait avec grande attention, mais, je le sais de gens qui l'ont éprouvé, il s'attendrissait; il cherchait des expédients, il en trouvait; et cet idiot (sic), qui de sa vie n'a fait à propos une démarche pour lui, donnait les meilleurs conseils du monde; autant était-il sincère dans le discours, autant était-il facile à croire ce qu'on lui disait.
«Une chose qu'on ne croirait pas de lui et qui est pourtant très-vraie, c'est que, dans ses conversations, il ne laissait rien échapper de libre ni d'équivoque. Quantité de gens l'agaçaient dans l'espérance de lui entendre faire des contes semblables à ceux qu'il a rimés; mais il était sourd et muet sur ces matières; toujours plein de respect pour les femmes, donnant de grandes louanges à celles qui avaient de la raison, et ne témoignant jamais de mépris à celles qui en manquaient[95].»
Une anecdote encore avant de terminer, anecdote qui nous est racontée par l'auteur de la Vie de La Fontaine, mise en tête de l'édition des Fables de l'année 1813. «On aime à voir, comme le dit Walckenaer, aux temps les plus affreux de la Révolution, le nom seul de La Fontaine sauver d'une mort inévitable ses derniers descendants.»
Après avoir perdu toute sa fortune par suite des évènements politiques, madame de Marson, arrière-petite fille de La Fontaine, vivait obscurément à Versailles avec son fils et sa fille, et s'occupait de leur éducation, quand on surprit une lettre à elle écrite par un de ses parents émigré. «Mandée au comité révolutionnaire, dit M. Creuzé de Lessert, madame de Marson y comparut accompagnée de ses deux enfants. Il était incontestable qu'elle avait été en correspondance avec un parent proscrit: on lui prononçait son arrestation qui, d'après ce fait alors si criminel, la perdait infailliblement, lorsqu'un des nombreux témoins de cette scène, un homme du peuple qui venait souvent dans sa maison s'écria:
«Ô ciel! faire périr une petite fille de La Fontaine, une dame qui élève si bien ses enfants!»
«Cette exclamation fit le plus grand effet sur l'assemblée et même sur le comité. Le président, se tournant vers le petit de Marson, alors âgé de dix ans, lui dit:
«Que t'apprend-on?»
«À cet interrogatoire qui ressemblait fort à celui fait par Athalie, la mère tremblante craignait que son fils n'eût un peu la franchise de Joas; mais heureusement l'enfant répondit:
«On m'enseigne à être bon.»
«À ce mot si touchant, ces hommes de fer sentirent leurs entrailles s'amollir. On fit encore quelques questions à l'enfant qui y répondit aussi bien: la mère fut renvoyée chez elle et l'affaire assoupie.»
Le biographe, qui nous a transmis ce trait touchant, apprécie très-judicieusement l'omission inconcevable que Boileau a faite du Fabuliste dans l'Art poétique: «Il ne manque pas à La Fontaine de n'avoir pas été apprécié par Boileau; mais il manque à Boileau de n'avoir pas apprécié La Fontaine.»
La Fontaine pour nous est surtout dans ses Fables; c'est là qu'il se montre génie original, inimitable, en tant qu'écrivain, si parfois, comme moraliste, il laisse à désirer. Aussi nous comprenons que des esprits judicieux aient paru douter que ses Fables, du moins un certain nombre d'entre elles, puissent être mises sans inconvénient aux mains de la jeunesse. Peut-être même ses chefs-d'œuvre irréprochables de tout point et qui sont pour nous des joyaux sans prix, des diamants de la plus belle eau: Le Savetier et le Financier, le Lion et le Moucheron, le Meunier, son Fils et l'Âne, la Laitière et le Pot au lait, les Animaux malades de la Peste, et vingt autres gagneraient à n'être point déflorés en quelque sorte à l'avance parce qu'on les fait apprendre par cœur à l'écolier avant l'âge où, son goût étant formé, il pourrait apprécier le bon sens exquis pour le fond et cet art merveilleux de la forme qui se dérobe sous une si adorable simplicité.
[88] Épître à Madame de la Sablière.
[89] Psyché.
[90] La Fontaine avait alors 26 ans.
[91] Mélanges.
[92] La première édition, comprenant les six premiers livres, parut en un volume in 4º, chez Claude-Barbin.—1668.
[93] Son fils fut élevé par le président Hénault et La Fontaine paraît s'en être assez peu occupé.
[94] Maucroy était chanoine de Reims et lié avec La Fontaine depuis l'année 1645.
[95] D'Olivet:—Histoire de l'Académie française.
FROISSARD OU FROISSART
Quoique Froissard nous ait souvent parlé de lui dans ses Chroniques comme dans ses Poésies, somme toute il nous en apprend peu de chose, et ce qu'il nous en apprend mieux eût valu le plus souvent nous le laisser ignorer; car ces détails ont trait à ses goûts qui ne prouvent guère beaucoup de sérieux dans l'esprit et cette gravité de mœurs qu'exigeait son caractère, puisque Froissart était prêtre. Mais tout probablement ces confidences concernent l'époque où, libre encore de lui-même, il n'était point entré dans les ordres:
Que trop volontiers m'esbatoie.
Et tel que fui encor le sui....
Très que n'avoie que douze ans
Estoie fortement goulousans (désireux)
De vésir (voir) danses et carolles,
D'oïr ménestrels et parolles,
Qui s'appartiennent à déduit,
Et de ma nature introduit
D'aimer par amour tous ceauls (ceux)
Qui aiment et chiens et oiseauls;
.........
Et si destoupe mes oreilles,
Quand j'oï vin verser de bouteilles,
Car au boire prens grand plaisir.
Aussi fais en beaux draps vestir,
En viande fresche et nouvelle.
Violettes en leurs saisons
Et roses blanches et vermeilles
Voi volontiers, car c'est raison,»
«Cette confession est explicite», dit avec raison un biographe qui la donne un peu plus au long et ne s'est pas fait scrupule, comme nous, de reproduire tel ou tel passage qui trahit chez le poète des goûts plus mondains encore. «On voit que la chasse, la musique, les joyeuses assemblées, les danses, la parure, la bonne chère, le vin et les dames tinrent de bonne heure une grande place dans la vie de Froissart. Mais il trouva aussi du temps pour l'étude.»
À bien dire cette vie se passa surtout à voyager, non pour le seul plaisir de voir du pays, mais, comme il nous l'apprend, dans un but plus sérieux:
«Je cherchai la plus grande partie de la chrétienté, et partout où je venais, je faisais enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avaient été en faits d'armes et qui proprement en savaient parler, et aussi à aucuns herauts de crédence, pour vérifier et justifier toutes matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière, et le gentil comte de Blois dessus nommé y a rendu grande peine; et tant comme je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai; car comme plus j'y suis et plus y laboure, et plus me plaît; car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer qui aime les armes, et en persévérant et en continuant il s'y nourrit parfait, ainsi en labourant et ouvrant sur cette matière je m'habilite et délecte.»
Et cette vie nomade, cette éternelle chevauchée à laquelle une curiosité toujours en éveil donnait tant d'attrait, commença pour lui de bonne heure.
«Et pour vous informer de la vérité, je commençai jeune dès l'âge de vingt ans; et si suis venu au monde avec les faits et aventures; et si y ai toujours pris grand plaisance plus que de tout autre chose.»
Froissart (Jean) était né à Valenciennes, en 1337; autant qu'on peut conjecturer par quelques-uns de ses vers, son père, appelé Thomas, était peintre d'armoiries. Tout jeune, il fut destiné à l'état ecclésiastique qui ne semblait guère pourtant dans le sens de sa vocation; car son humeur vagabonde était celle d'un ancien trouvère. Il n'avait pas vingt ans lorsque «à la prière de son cher et seigneur et maître messire Robert de Namur, chevalier seigneur de Beaufort», il entreprit d'écrire l'histoire de son temps, mais envisagée surtout au point de vue anecdotique et guerrier. La première partie de ses récits ou chroniques, ayant un caractère tout rétrospectif (de 1326 à 1340), «était fondée et ordonnée sur celles qu'avait jadis faites et rassemblées vénérable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel» chanoine de Saint Lambert de Liége dont le livre manuscrit, retrouvé, il y a quelques années seulement, par M. Polain, archiviste de la province de Liége, a été publié en 1850.
La première partie de son travail terminée, Froissart partit pour l'Angleterre afin de faire hommage du dit volume à la reine Philippa de Hainaut, femme du roi Édouard III «laquelle liement et doucement le reçut de lui et lui en fit grand profit... et Dieu m'a donné, dit Froissart, tant de grâce que j'ai été bien de toutes les parties et des hôtels des rois, et par espécial de l'hôtel du roi d'Angleterre et de la noble reine sa femme, Madame Philippa de Hainaut, dame d'Irlande et d'Acquitaine... Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coûtages et aux coûtages de hauts seigneurs en mon temps, je cherchais la plus grande partie de la chrétienté.»
En effet, après un court séjour en Angleterre, il revint sur le continent, puis retourna à Londres, l'année suivante (1362) où la reine le fit clerc de sa chapelle, ce qui ne l'obligeait pas sans doute à résidence, car nous le voyons, en 1364, visitant l'Écosse; en 1366, il suit le prince de Galles (Prince Noir) à Bordeaux qu'il quitte pour retourner en Angleterre. En 1368, il passe en Italie avec le duc de Clarence, Lionel, et assiste, à Milan, aux fêtes du mariage de ce prince avec la fille de Galéas Visconti. Libre alors, il visite successivement la Savoie, Bologne, Ferrare, Rome et revient par l'Allemagne en Flandre où il pensait s'embarquer pour l'Angleterre quand la nouvelle de la mort de la reine vint modifier ses projets et il se résolut à demeurer en Flandre. Nommé à la cure de Lestines, il n'exerça que peu de temps le ministère; cette existence sédentaire, toute remplie par des occupations sérieuses, ne convenait aucunement à son humeur vagabonde, et résignant ses fonctions curiales, il se remit à courir le monde. Nous le voyons tour à tour dans le Brabant, la Touraine, le Berry, le Béarn, l'Auvergne, la Hollande, etc, tant qu'enfin, vers 1390, il s'arrête à Chimay. Là, riche de tous les matériaux si divers recueillis par lui dans ses continuelles pérégrinations, il reprit la rédaction de sa Chronique, travail qui l'occupa plusieurs années et dont il se délassait par la composition de ses poésies. Il en forma tout un recueil qu'il fit magnifiquement copier, enluminer et relier afin de pouvoir l'offrir au roi d'Angleterre (1394), Richard, fils du prince de Galles et neveu par conséquent d'Édouard III et de Philippa de Hainaut. Le présent, offert par Froissart lui-même venu dans ce but en Angleterre, fut reçu à merveille.
«Et voulut voir le roi le livre que j'avais apporté.... Il l'ouvrit et regarda dedans, et lui plut, et plaire lui devait, car il était enluminé, écrit et historié, et couvert de vermeil velours à dix clous d'argent dorés d'or, et roses d'or au milieu et à deux grands fermaux (fermoirs) dorés, et richement ouvrés au milieu de rosiers d'or.... et me fit très bonne chère, pour la cause de ce que de ma jeunesse j'avais été clerc et familier au noble roi Édouard son tayan (oncle) et à Madame Philippa de Hainaut, sa taye (tante); et fus un quart d'an en son hôtel; et quand je me départis de lui, ce fut à Windsor. À prendre congé, il me fit par un chevalier donner un gobelet d'argent doré, pesant deux marcs largement, et dedans cent nobles dont je valus mieux depuis tout mon vivant. Et suis moult tenu à prier pour lui.»
On remarquera cette dernière phrase soulignée par nous à dessein; car elle prouve que, par une contradiction peu rare alors, et qui est, hélas! de tous les temps, le poète historien trouvait moyen d'accommoder et de concilier une vie parfois assez mondaine avec l'esprit religieux. La théorie était parfaite encore que la pratique laissât souvent à désirer. C'est là le caractère de ses ouvrages qui nous charment dans le vieil idiome par la vivacité des tableaux, la vérité des portraits, l'entrain de la narration toujours animée qui reflète si bien la physionomie du siècle, mais sans autre préoccupation, ce semble, que de peindre ce que voit l'auteur et comme il le voit, c'est-à-dire en s'arrêtant aux apparences, à la surface brillante, mais sans trop aller au fond des choses. Lui prêtre, il écrit comme pourrait le faire un lettré du monde, un joyeux et vaillant chevalier. Dans ses Chroniques, il faut chercher l'agrément, le plaisir qui résulte de la description pittoresque des mœurs du temps, de la variété des épisodes, de détails curieux contés avec grâce et naïveté, plutôt que la sévère appréciation des faits et ces graves réflexions qui donnent à l'histoire même des temps mauvais sa moralité. Comme l'a dit fort bien un écrivain déjà cité:
«En racontant la vie de Froissart, nous avons fait connaître le caractère de son ouvrage; ce n'est pas une histoire sérieuse, à la fois impartiale et nationale, telle que l'a écrite le Religieux de Saint-Denis, c'est un tableau brillant et artificiel du quatorzième siècle... Il est indifférent aux souffrances du peuple et réserve ses complaisants récits pour les combats et fêtes des seigneurs. Il prend également ses héros en Angleterre et en France, mais toujours parmi les nobles, et il ne leur demande que du courage, de la libéralité, l'amour des lettres, fort disposé d'ailleurs à leur pardonner tous les excès. En un mot, une moralité élevée manque tout à fait à ces charmantes peintures[96].»
Pourtant dans son Prologue Froissart avait dit excellemment: «.... Je veux traiter et recorder histoire et matière de grande louange. Mais ainsi que je la commence, je requiers au Sauveur de tout le monde, qui de néant créa toutes choses, qu'il veuille créer et mettre en moi sens et entendement si vertueux que ce livre que j'ai commencé je le puisse continuer et persévérer en toute matière que tous ceux et celles qui le liront, verront et orront y puissent prendre esbatement et plaisance et je enchoir en leur grâce.... Donc, pour ainsi atteindre et venir à la matière que j'ai entreprise de commencer, premièrement par la grâce de Dieu et de la benoite Vierge Marie dont tout confort et avancement viennent, je me veux fonder et ordonner sur les vraies chroniques jadis faites et rassemblées par vénérable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint-Lambert de Liége, qui grand'cure et toute bonne diligence mit en cette matière.»
C'est bien là le langage de l'historien chrétien et cet admirable programme on peut regretter que l'auteur ne s'en soit pas assez souvenu dans le cours de son travail, car le livre ne perdrait certes pas à nos yeux s'il était toujours, comme le voulait Jacques Amyot, «une lecture qui délecte et profite à la fois.» Un esprit plus fortement chrétien donnerait tout autrement d'élévation et de vigueur à la pensée, en même temps qu'une âme plus largement sympathique aux douleurs humaines communiquerait plus souvent à la narration cette grandeur et cette émotion qui rendent si pathétique le récit du dévouement des bourgeois de Calais. Dommage que ce récit soit trop long, car nous aurions eu plaisir à le citer tout entier. Détachons-en quelques pages seulement.
«Si (or) vint messire Gautier de Mauny et les Bourgeois de Calais (Eustache de Saint Pierre, Jean d'Aire, Jacques de Vissant, Pierre de Vissant et les deux autres), et descendit en la place et puis s'en vint devers le roi et lui dit:
»Sire, voici la représentation de la ville de Calais, à votre ordonnance.
«Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement (cruellement), car moult héait (haissait) les habitants de Calais pour les grands dommages et contraires que au temps passé sur mer lui avaient faits. Ces six bourgeois se mirent tantôt à genoux devant le roi, et dirent ainsi en joignant leurs mains:
»Gentil sire et gentil roi, veez-nous (voyez-nous) cy six qui avons été d'ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands: si vous apportons les clefs de la ville et du chastel de Calais et les rendons à votre plaisir et nous mettons en tel point que vous voyez, en votre pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de grièvetés. Si veuillez avoir de nous pitié et merci par votre très haute noblesse.
»Certes il n'y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand'pièce (de longtemps) parler. Et vraiment ce n'était pas merveille; car c'est grand'pitié de voir homme déchoir, et être en tel état et danger. Le roi les regarda très ireusement (avec colère), car il avait le cœur si dur et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et quand il parla, il commanda qu'on leur coupât tantôt les têtes[97]. Tous les barons et chevaliers, qui là étaient, en pleurant prièrent si acertes que faire pouvaient au roi qu'il en voulut avoir pitié et mercy; mais il n'y voulait entendre.
».... Adonc fit grande humilité la reine d'Angleterre, qui était durement enceinte et pleurait si tendrement de pitié qu'elle ne se pouvait soutenir. Si se jeta à genoux pardevant le roi son seigneur et dit ainsi:
»Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé: or, vous prie-je humblement et requiers en propre don que, pour le fils de Sainte Marie et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes merci.
»Le roi attendit un petit à parler et regarda la bonne dame sa femme qui pleurait à genoux moult tendrement; si lui amollia (amollit) le cœur, car envis (malgré soi) l'eut courroucée au point où elle était; si dit:
»Ha! dame, j'aimerais trop mieux que vous fussiez autre part qu'ici. Vous me priez si acertes (fort) que je ne le vous ose éconduire (refuser); et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne, si en faites à votre plaisir.
»La bonne dame dit: «Monseigneur, très grand merci.» Lors se leva la reine et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres (cordes) d'entour leur cou, et les emmena avec elle en sa chambre et les fit revêtir et dîner tout à l'aise, et puis donna à chacun six nobles, et les fit conduire hors de l'ost (armée) à sauveté.»
Tout cela est admirable et, dans les historiens les plus renommés de l'antiquité, je ne sais pas beaucoup d'épisodes qui vaillent celui-ci. Une citation encore, non moins intéressante quoique d'un genre différent:
«Vérité fut selon la fame (renommée) qui courait, que le roi de Navarre (Charles-le-Mauvais), du temps qu'il se tenait en Normandie et que le roi de France (Charles V) était duc de Normandie, il le voulut faire empoisonner; et reçut le roi de France le venin; et fut si avant mené que tous les cheveux de la tête lui churent, et tous les ongles des pieds et des mains, et devint aussi sec qu'un bâton, et n'y trouvait-on point de remède. Son oncle, l'empereur de Rome, ouït parler de sa maladie; si (or) lui envoya tantôt et sans délai un maître médecin qu'il avait de lez (près de) lui, le meilleur maître et le plus grand en science qui fût en ce temps au monde, ni que on sût ni connût, et bien le voyait-on par ses œuvres. Quand ce maître médecin fut venu en France de lez le roi, qui lors était duc de Normandie, et il eut la connaissance de sa maladie, il dit qu'il était empoisonné et en grand péril de mort. Si fit adonc, en ce temps, de celui qui puis fut roi de France, la plus belle cure dont on put ouïr parler; car il amortit en tout ou en partie le venin qu'il avait pris et reçu; et lui fit recouvrer cheveux et ongles et santé, et le remit en point et en force d'homme parmi ce que, tout petit à petit, le venin lui issait et coulait par une petite fistule qu'il avait au bras. Et à son département, car on ne put le retenir en France, il donna une recette dont on userait tant qu'il vivrait. Et bien dit au roi de France et à ceux qui de lez lui étaient:
«Si très tôt que cette petite fistule laira (cessera) de couler et sèchera, vous mourrez sans point de remède, mais vous avez quinze jours au plus de loisir pour vous aviser et penser à l'âme. Bien avait le roi de France retenu toutes ces paroles; et porta cette fistule vingt-trois ans, laquelle chose par maintes fois l'avait fort ébahi... Si quand cette fistule commença à sécher et non couler, les doutes (craintes) de la mort lui commencèrent à approcher. Si ordonna, comme sage homme et vaillant qu'il était, toutes ses besognes.» (Froissart: Livre II.)
Froissart mourut à Chimay vers 1410. D'après un vieux manuscrit découvert dans cette ville: «Son corps est ensepulturé à Chimay, en la chapelle où sont les fonts baptismaux.» Après sa mort, on fit beaucoup de vers à sa louange, nous citerons seulement une de ces pièces en façon d'épitaphes.
Hic, Froissarde, jaces, si modò fortè jaces.
Historiæ vivus studuisti reddere vitam,
Defuncto vitam reddet at illa tibi.
«Froissart, qui fut la gloire et l'honneur des Gaules, gît ici, supposé qu'il soit mort. Vivant, ô Froissart, tu t'étudiais à rendre la vie à l'histoire, et celle-ci, quand tu n'es plus, fait de même pour toi.»
Froissart n'était pas seulement prosateur excellent mais aussi poète distingué. D'ailleurs, sa verve s'exerçait trop volontiers, à la façon de Pétrarque, sur les sujets chers alors comme aujourd'hui aux faiseurs de romans et romances. Voici d'une de ses meilleures pièces un fragment comme échantillon de sa manière:
Je n'eus doubtance ni esmai (effroi)
Quand j'entray en un jardinet.
Il estoit assez matinet,
Un peu après l'aube crevant (croissant)
Nulle riens ne m'alloit gresvant (pesant),
Mès (mais) toute chose me plaisoit
Pour le joli temps qu'il faisoit,
Et estoit apparent dou (de) faire.
.........
Je me tenois en un moment
Et pensois au chant des oiseauls,
En regardant les arbriseaus,
Dont il y avait grant foison,
Et estoie sous un buisson
Que nous appelons aube-espine
Qui devant et puis l'aube espine;
Mes la flour (fleur) est de tel (telle) noblesse.
Que la pointure petit blesse;
.........
Tout envi que là me seoie (seyais)
Et que le firmament veoie (voyais)
Qui estoit plus clair et plus pur
Que ne soit argent ne azur,
En un penser je me ravis.....
[96] Biographie Universelle, article Froissart.
[97] Quel monstrueux abus de la victoire! La guerre était plus inhumaine alors qu'aujourd'hui.
DES GENETTES
Tout le monde connaît la belle gravure d'Hippocrate refusant les présents du roi Artaxercès, gravure faite d'après le tableau de Girodet-Trioson. Il est dans la vie de notre illustre contemporain Des Genettes, plusieurs traits dignes assurément d'une bien autre admiration et qui, plus encore que le magnanime refus du médecin grec, méritaient d'être popularisés par la peinture et la gravure. Mais en était-il besoin alors que les plus glorieux sont encore dans la mémoire de tous? Qui ne sait par exemple l'héroïque, l'infatigable dévouement de Des Genettes comme médecin en chef de l'armée pendant l'expédition d'Égypte.
«À peine arrivé en Égypte, disent les biographes[98], il ne tarda pas à se trouver aux prises avec la peste; cette maladie terrible et mystérieuse, qui semble se propager surtout par l'effroi qu'elle inspire, fut combattue avec un merveilleux succès par le docteur Des Genettes au moyen des plus sages prescriptions hygiéniques, au besoin par une thérapeutique hardie et savante, et toujours en agissant avec force sur le moral des malades et sur l'imagination de tous. À la fin du siège de Saint-Jean d'Acre, lorsque le fléau exerçait de tels ravages dans l'armée de Syrie qu'on voyait défaillir les plus intrépides courages, comprenant qu'un grand exemple était nécessaire pour rendre un peu de calme et de confiance aux soldats que démoralisait la terreur, pour les faire douter au moins du caractère contagieux de la maladie, au milieu de l'hôpital, M. Des Genettes trempa une lancette dans le pus d'un bubon et se fit deux piqûres dans l'aine et près de l'aisselle, expérience incomplète a-t-il dit plus tard, et qui fait seulement voir que les conditions nécessaires pour que la contagion ait lieu ne sont pas déterminées.»
Un autre jour, à la suite d'une conversation qu'il avait eue avec Berthollet soutenant que les miasmes pestilentiels se transmettent surtout par la salive, il se rend avec son ami dans la salle des malades. Un de ces derniers, moribonds déjà, voyant approcher de son lit le médecin, se soulève par un suprême effort et lui tend son verre dans lequel restait une partie de la potion ordonnée et demande au docteur de la partager avec lui.
«Donnez!» dit Des Genettes qui prend le verre des mains du pestiféré et le vide sans sourciller: «Action, dit le docteur Pariset, qui donna une lueur d'espoir au mourant, mais qui fit pâlir et reculer d'horreur tous les assistants: seconde inoculation, plus redoutable que la première, de laquelle Des Genettes semblait lui-même tenir peu de compte[99].»
Mais revenons à l'ordre chronologique et à la biographie. Des Genettes (Réné-Nicolas Dufriche, baron) naquit à Alençon en 1762. Sa famille (les Dufriche et les Valazé) était originaire d'Essée, joli bourg situé entre Seez et Alençon. Il commença ses études classiques au collège de cette dernière ville et les acheva à Paris dans la maison de Sainte-Barbe. Peu de temps après sa sortie, il lui échut un héritage, et cette fortune inespérée lui permit d'employer quelques années en voyages. Après un séjour en Angleterre, il se rendit en Italie où il se lia avec les professeurs les plus distingués des universités, et notamment le docteur Paul Mascagni. Les voyages ne l'avaient pas détourné des études médicales vers lesquelles l'entraînait sa vocation puisque, à son retour en France, il se rendit immédiatement à Montpellier où il fut reçu docteur après un brillant examen. Faut-il croire à l'exactitude du portrait que nous fait de Des Genettes à cette époque un biographe qui, contrairement à tous les autres, paraît assez peu sympathique à l'illustre médecin? «Des Genettes avait alors vingt-sept ans. Bien fait de sa personne, d'un esprit mordant et ironique et d'une physionomie saisissante, libéral par tempérament quoique assez fier de sa gentilhommerie, fort disert, démonstratif et enjoué; peu scrupuleux en fait d'épigrammes et de médisances, faisant le portrait sans atténuer les défauts et joignant le talent du mime à celui du causeur; habile à improviser l'anecdote sans jamais taire ni les dates ni les noms propres, ce qui allait fréquemment jusqu'à la personnalité, Des Genettes fréquentait non-seulement les cercles du monde, mais les personnages haut placés dont sa façon de parler très-accentuée et son verbe élevé aiguillonnaient singulièrement la curiosité et l'attention[100].»
J'ai peur qu'il n'y ait dans ce portrait plus de fantaisie et de parti pris que de vérité; dans tous les cas, Des Genettes, corrigé par l'expérience et la réflexion, pensait et surtout agissait bien différemment plus tard lui qui disait dans son Éloge de Hallé: «M. Hallé avait des volontés bien prononcées dès que cela devenait nécessaire. Ce n'était point de l'obstination mais du vrai caractère. Quand il entendait médire, il souriait finement et souvent avec dédain; plus souvent il détournait la tête pour se boucher les oreilles. Quand il entendait calomnier des gens de bien, déprécier des services éminents, attaquer les institutions utiles et recommandables, c'était bien autre chose. En effet, lorsqu'il éprouvait des mouvements d'indignation, sa voix s'animait tout à coup, les expressions les plus heureuses accouraient en foule pour seconder sa pressante dialectique, et il s'élevait à une éloquence d'autant plus persuasive qu'elle jaillissait de son cœur.»
Voilà certes un noble langage, et qui répond victorieusement à ce qu'on a lu plus haut. Au mois de mars de l'année 1793, Des Genettes, par l'entremise de Thouret, directeur de l'École de santé et dont plus tard il épousa la fille, obtint un brevet de médecin militaire, et tout aussitôt il quitta Paris pour se rendre à son poste en Italie. «Il y passa trois années, servit sous plusieurs généraux, et comme il montra du zèle et surtout de l'humanité, un esprit capable et prompt, un caractère résolu, il obtint bientôt l'estime de ses chefs, la confiance du soldat, le respect même des étrangers, et ce fut de l'assentiment de tous qu'il franchit les grades intermédiaires: dès 1794, c'est-à-dire après une année de service, il était déjà médecin en chef de l'armée.»
Ainsi s'exprime le biographe cité plus haut qui, quoique peu disposé, ce semble, à la sympathie, parle comme ses confrères (avec moins de chaleur sans doute) et ne peut se refuser à rendre témoignage à la vérité. Des Genettes se rencontra à Nice avec Bonaparte, plus jeune que lui de quelques années, et qui fut prompt à l'apprécier; car lorsqu'ils se séparèrent, le jeune général lui dit:
«Étudiez tous les détails d'une armée; j'en profiterai plus tard, vous aussi.»
En effet, l'expédition d'Égypte résolue, Bonaparte nomma Des Genettes médecin en chef de l'armée, et comme on l'a vu déjà, il n'eut point à le regretter. «Dès son entrée dans la contrée nouvelle, dit le docteur Pariset, qui lui-même visita l'Égypte, après avoir réparti ses collaborateurs sur les différents points que devaient occuper nos armes, son premier soin fut de les inviter, par une instruction, à l'étude des lieux, des hommes, des travaux, des aliments, etc. De là sont nées les curieuses topographies et les notes et les mémoires qu'il a publiés dans son ouvrage (Histoire médicale de l'armée d'Orient) sous les noms de leurs auteurs; car loin de tenir dans l'ombre les savants et courageux médecins de l'armée d'Égypte, il aimait à les parer de leurs talents, comme il aimait à reconnaître et à proclamer leurs services.»
Des Genettes, après le départ de Bonaparte, resta en Égypte avec Kléber, son ami, dont la statue occupa toujours une place d'honneur dans sa bibliothèque. De retour en France seulement vers 1801, il fut nommé médecin en chef de l'hôpital du Val-de-Grâce, puis inspecteur général du service de santé des armées. Envoyé en Espagne en 1805, pour étudier l'épidémie qui, l'année précédente, avait fait de cruels ravages à Cadix, Malaga et Alicante, il suivit les armées françaises en Prusse, en Pologne, en Autriche, «où il fit preuve du plus rare talent joint au plus sincère dévouement» dit Feller.
Dans cette désastreuse campagne de 1812, fait prisonnier pendant la retraite, il écrivit à l'empereur Alexandre pour demander sa liberté en invoquant la bienveillance que pourraient lui mériter les services rendus par lui aux blessés de toutes les nations. Alexandre effaça sur la demande le mot bienveillance qu'il remplaça par celui de reconnaissance, et Des Genettes, rendu à la liberté, fut reconduit aux avant-postes français avec une garde d'honneur.
Alexandre sans doute n'ignorait pas la fermeté dont Des Genettes avait fait preuve tout récemment dans l'intérêt de l'humanité vis-à-vis de l'empereur Napoléon.
Celui-ci, après l'entrée des Français dans Moscou, eut l'idée de transformer en caserne un hospice destiné aux Enfants-Trouvés. Des Genettes en est averti; aussitôt il se présente à l'empereur et réclame avec énergie contre la mesure projetée. Sous le coup de son émotion, à ce qu'on raconte, il termine en disant:
«Si les soldats prennent la place des malheureux orphelins, que deviendront ces derniers? Ne se trouveront-ils pas sans asile et ne vous exposez-vous pas, sire, à ce que la postérité plus tard parle de vous comme elle fait d'Hérode.
—Hérode! répond l'empereur non sans quelque étonnement! Qu'a-t-il à faire ici et à quoi cela pourrait-il ressembler?
—Au Massacre des Innocents! reprend hardiment le médecin en chef.
—Vous avez raison, dit l'empereur après un court silence. Je vais donner l'ordre que ce projet n'ait pas de suite.
Après la bataille de Leipsick, Des Genettes, forcé de se renfermer dans la citadelle de Torgau, ne revint en France qu'au mois de mai 1814. À cause de ses antécédents et par suite de certaines intrigues surtout, sa situation devint difficile et peu s'en fallut que sa chaire de professeur adjoint de physique médicale et d'hygiène à la Faculté ne lui fût enlevée. Louis XVIII cependant, qui ne partageait point les rancunes des bureaux, nomma Des Genettes commandeur de la Légion d'Honneur; et plus tard, en 1819, il voulut qu'il fît partie du conseil de santé des armées, bien que Des Genettes se fût trouvé à Waterloo comme médecin en chef de l'armée et de la Garde impériale. Quelques mois avant la mort de Napoléon, il fut officiellement chargé de désigner les médecins qui devaient se rendre à Sainte Hélène. Ces témoignages réitérés et mérités de confiance permettent de croire que sa destitution en 1823, comme professeur, fut la suite d'un regrettable malentendu comme l'affirment les rédacteurs de la Nouvelle Biographe générale, et de l'Encyclopédie des Gens du monde, après Rabbe et Boisjolin qui écrivaient en 1834:
«Un léger tumulte, fomenté par des individus étrangers à la Faculté eut lieu à l'occasion d'un discours[101] qu'il prononça pour la rentrée de l'École. Ce tumulte, qui certes n'avait rien de séditieux, servit de prétexte à la dissolution momentanée de l'École et à sa réorganisation préparée de longue main[102].»
M. Is. Bourdon qui, dans la Biographie universelle, comme nous l'avons dit, contrairement aux autres biographes, juge son confrère avec plus de sévérité que de sympathie, contredit Rabbe et Boisjolin dans les termes suivants: «Des Genettes vint ensuite qui, loin de les calmer, ne fit qu'exaspérer les passions haineuses de l'assemblée. Une phrase où l'imprudent orateur faisait allusion à la fin chrétienne du docteur Hallé, fut répétée par lui jusqu'à trois fois en la commentant par des gestes aux marques croissantes d'une improbation scandaleuse. Jamais mauvaise comédie ne mit en jeu tant de sifflets.»
Il est difficile de ne pas douter un peu de la parfaite exactitude de ce langage où l'on sent, à travers la formule embarrassée et énigmatique, je ne sais quelle pointe d'aigreur. Cette opinion paraît plus vraisemblable si l'on rapproche le commentaire du passage incriminé tel qu'il se trouve dans le texte original et dans lequel je cherche en vain l'ombre de l'ironie ou de la raillerie.
«Nous croirions manquer à la mémoire de M. Hallé (interruption), nous croirions la trahir (interruptions prolongées); vous auriez le droit de me traiter comme un lâche (profond silence et attention générale), si j'appréhendais de dire hautement ici que M. Hallé eut des sentiments de religion aussi sincères que profonds. Comme Pascal, il s'anéantissait devant la grandeur de Dieu; une teinte de l'âme de Fénelon émoussait en lui le rigorisme; et comme il se croyait sans mission pour amener les autres à ses opinions, il se borna à prêcher d'exemple[103].»
J'estime que, bien loin d'accuser l'orateur d'imprudence, on ne pouvait que le louer de la franchise et de la netteté de son langage. On a d'autant plus lieu de croire qu'il était sincère et que la passion des auditeurs, seule, interprétait son langage en sens contraire, que la conduite de Des Genettes ne le démentit point à l'instant solennel, M. Is. Bourdon lui-même le proclame loyalement: «Quelle qu'eût été son opinion, quinze ans plutôt, sur la foi docile de Hallé, son collègue de chaire, sa fin ne fut ni moins résignée, ni moins exemplaire et chrétienne, tant l'espérance en Dieu, tant la foi sont un rapprochement digne des grands esprits.»
En dépit de sa vie agitée et occupée, l'illustre docteur a laissé de nombreux écrits relatifs à la science médicale et aussi des Mémoires dont deux volumes seulement ont été publiés et que sa mort, arrivée en 1837 (2 février), ne lui permit pas de terminer. Il était alors, et depuis 1832, médecin en chef des Invalides. L'empereur l'avait créé baron en 1809 et, «il n'avait garde de l'oublier, lui qui eût renoncé à toute son hygiène plutôt qu'à sa noblesse, il est vrai, fort méritée» dit toujours avec le même accent le rédacteur presque narquois de la Biographie universelle qui ne paraît point du tout désireux d'apporter sa pierre au piédestal de notre héros.
Parlant de lui comme professeur, il écrit:
«Des Genettes était moins écouté qu'applaudi, car sa mimique était mieux comprise que sa parole. Aux examens il était fier de son latin en effet élégant et facile; et il posait ses questions avec autant d'esprit que d'autorité, toujours plus occupé de l'auditoire que des candidats, et dispensant ceux-ci de toute réponse par de longs et brillants monologues où il excellait.
«Laissez-moi parler, leur disait-il, vous gagnerez à vous taire. En parlant, je vous instruis, et préserve votre vanité du remords d'une mauvaise réponse.»
«Il était le même à l'Académie toujours personnel et blessant.... Trop conteur pour administrer sagement et pour bien conclure, sa vie entière ne fut pour ainsi dire qu'une longue narration, y compris le temps où il fut maire du 10e arrondissement de Paris.»
À ces affirmations ayant un peu l'air d'accusations sous la forme d'épigrammes, mais dont l'exagération même atténue beaucoup la portée, nous opposerons le jugement formulé antérieurement par Rabbe et Boisjolin dont la Biographie Nouvelle, l'Encyclopédie des Gens du monde, etc, se font les échos:
«Nous n'aurions fait connaître que très imparfaitement M. Des Genettes, si nous ne parlions pas de ses talents comme professeur. Ses cours à la Faculté étaient des modèles de clarté et de méthode, pleins d'idées neuves et saillantes. Comme orateur, il se distingue par une familiarité originale et piquante. Dans ses divers discours à la Faculté, dans les discussions journalières de l'Académie de Médecine, il a constamment fait preuve d'une grande sagacité de raisonnement jointe au charme d'une élocution facile et animée. Son langage est remarquable surtout par cette observation de toutes les convenances, ce tact que donnent seules, même à un homme d'esprit, la variété des connaissances et des relations sociales distinguées.»
Il y a là, ce semble, l'accent de la vérité, et volontiers on applaudit aux biographes quand ils disent: «Des Genettes a rendu son nom célèbre en France et en Europe par de belles actions, de savants ouvrages, de glorieux services rendus à l'humanité, et par son habileté supérieure dans l'administration hygiénique et médicale des armées.»