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Les rues de Paris, tome premier: Biographies, portraits, récits et légendes

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[54] Commines. Liv. II.

[55] Biographie nouvelle.

[56] Nouvelle Biographie.Encyclopédie des gens du monde.


LA CONDAMINE ET JENNER

«On peut dire de La Condamine, écrivait naguère le judicieux M. Biot, que le trait saillant de son caractère, la cause principale de ses succès dans les sciences, dans les lettres et dans le monde, fut la curiosité, mais une curiosité active, unie à des qualités solides, telles que l'ardeur, le courage et la constance dans les entreprises[57]

Delille, de son côté, nous dit dans son Éloge de La Condamine, «un des plus beaux morceaux de prose que ce grand poète ait écrits», comme s'exprime Biot qui n'exagère pas: «Sa passion dominante fut cette curiosité insatiable. Ce doit être celle de ce petit nombre d'hommes destinés à éclairer la foule, et qui, tandis que les autres s'efforcent d'arracher à la nature ses productions, travaillent à lui dérober ses secrets. Sans ce puissant aiguillon, elle resterait pour nous invisible et muette; car elle ne parle qu'à ceux qui l'appellent; elle ne se montre qu'à ceux qui cherchent à la pénétrer; elle ensevelit ses mystères dans des abîmes, les place sur des hauteurs, les plonge dans les ténèbres, les montre sous de faux jours. Et comment parviendraient-ils jusqu'à nous, sans la courageuse opiniâtreté d'un petit nombre d'hommes qui, plus impérieusement maîtrisés par les besoins de l'esprit que par ceux du corps, aimeraient mieux renoncer à ses bienfaits que de ne pas les connaître, ne les saisissent pour ainsi dire que par l'intelligence, et ne jouissent que par la pensée? Cette qualité, dis-je, fut dominante chez M. de La Condamine; elle lui rendait tous les objets piquants, tous les livres curieux, tous les hommes intéressants.»

De cette curiosité qui, chez notre savant, était une violente passion, on cite des exemples singuliers, mais que le caractère de l'homme nous rend vraisemblables.

Agé de dix-huit ans à peine[58], au sortir du collége, il alla servir comme volontaire au siége de Roses (1719) où tout d'abord sa curiosité lui faillit être fatale. Désireux d'observer l'effet d'une batterie, il monta sur une hauteur, et, armé d'une lunette d'approche, il se mit à regarder, mais tellement absorbé par sa préoccupation qu'autour de lui les boulets tombaient comme grêle sans qu'il eût l'air de s'en apercevoir. C'était sur lui cependant qu'on tirait de la ville, un certain manteau de couleur écarlate qu'il portait, servant de point de mire aux artilleurs. Heureusement que du camp un officier supérieur vit le péril et envoya au jeune homme l'ordre de descendre.

Dans un voyage qu'il fit bien des années après (1737) en Italie, La Condamine eut occasion de visiter le trésor de Gênes. On lui montra un grand vase d'une seule émeraude connu sous le nom de sacro cattino, regardé comme une relique et qui, de plus, pouvait être une ressource dans les besoins pressants... La Condamine doutait que le vase, vu sa grandeur, fût réellement une émeraude, et, pour s'en assurer et éprouver sa dureté, il allait tenter de le rayer, lorsqu'on le prévint et le vase lui fut retiré des mains.

Autre anecdote que rapporte Biot, mais qu'il est difficile de ne pas croire apocryphe: «Dans un petit village, sur les bords de la mer, on lui montrait un cierge que l'on entretenait toujours allumé, et l'on ajoutait que, s'il venait à s'éteindre, le village serait tout aussitôt englouti par les flots.

«Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? demanda La Condamine au cicerone; et comme celui-ci répondit qu'il n'en doutait point:

«Eh bien! reprend l'académicien, nous allons voir, et aussitôt il souffle sur le cierge qu'il éteint. On n'eut que le temps de le dérober à la fureur du peuple en le faisant échapper par une issue secrète et lui recommandant de quitter le village au plus vite.»

Voici qui paraît plus vraisemblable: un jour qu'il se trouvait près de Mme de Choiseul pendant qu'elle écrivait une lettre, il se pencha, soit distraction, soit indiscrétion, comme pour regarder. Mme de Choiseul s'en aperçut, et continuant néanmoins d'écrire, elle ajouta:

«Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine n'était pas derrière moi, lisant ce que je vous écris.»

La leçon était méritée encore que La Condamine protestât bien haut de son innocence en disant: «Ah! madame, rien n'est plus injuste, et je vous assure que je ne lis pas.»

On raconte que, lors de l'exécution du régicide Damiens, condamné à être écartelé, c'est-à-dire tiré à quatre chevaux, La Condamine, afin que rien ne lui échappât des détails du supplice, s'était mêlé aux valets du bourreau. Comme les archers voulaient le faire retirer, l'exécuteur le prit sous sa protection en disant, et paraît-il, sans aucune intention ironique:

—Laissez monsieur, c'est un amateur.

Supposé vraies ces anecdotes, on peut, dans une certaine mesure, excuser La Condamine en disant avec Delille: «On a prétendu que cette curiosité, précieuse dans le savant, ressemblait quelquefois à l'indiscrétion dans l'homme de société; mais ces petits torts, qu'on remarque dans un homme ordinaire, s'éclipsent dans un homme célèbre, par la considération des avantages que retire la société de ses défauts mêmes; et c'est peut-être le louer encore que d'avouer qu'il porta cette passion à l'excès.»

Après la campagne dont nous avons parlé, La Condamine voyant la paix signée se dégoûta de la carrière militaire qui ne répondait plus à son besoin d'activité, et donnant sa démission, il entra comme adjoint chimiste à l'Académie des sciences. Fût-ce en cette qualité qu'il obtint de s'embarquer sur l'escadre de Duguay-Trouin, avec laquelle il parcourut les côtes de l'Asie et de l'Afrique? Il visita la Troade en particulier et fit un séjour de plusieurs mois à Constantinople.

II

De retour à Paris, il apprit qu'à l'Académie on s'occupait d'un grand projet de voyage à l'équateur ayant pour but de déterminer la grandeur et la figure de la terre. Il demanda tout aussitôt à faire partie de l'expédition, et connu du comte de Maurepas, il ne contribua pas peu à rendre le ministre tout favorable à l'entreprise et à accélérer les préparatifs. La Condamine partit avec deux autres membres de l'Académie, Bouguer et Godin, plus savants peut-être que leur confrère, sans lequel cependant l'expédition eût échoué; car ce furent son courage, sa gaieté, sa présence d'esprit, qui soutinrent les deux autres au milieu des difficultés d'une tâche des plus ardues et des rudes épreuves d'un voyage qui ne dura pas moins de dix années. Voici ce que Delille nous apprend:

«Si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez ce que dut éprouver M. de la Condamine dans ces contrées lointaines. Pour le bien peindre, il faudrait les couleurs, je ne dis pas de l'éloquence, mais de la poésie même; et je ne sais si je pourrai me défendre d'employer quelquefois son langage; du moins ici le merveilleux n'a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse banni par la colère des Dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux enchantements de la cour de Circé, on peut opposer sans doute les travaux réels de M. de La Condamine, s'arrachant aux délices de la capitale, fuyant sa patrie pour chercher la vérité, traversant de vastes déserts, souvent abandonné de ses guides, escaladant des montagnes inaccessibles jusqu'à lui, menacé d'un côté par les masses de neige suspendues à leur sommet, de l'autre par la profondeur des précipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant de près leurs exhalaisons, quelquefois même entendant gronder ces foudres souterrains et voyant des torrents de soufre sillonner ces neiges antiques que n'avaient point effleurées les feux de l'équateur... Tandis qu'il sondait le volcan de Pitchincha, il voyait s'enflammer, à sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur lequel il observait quelques jours auparavant; et peut-être sans cet éloignement, dont sa curiosité s'indignait, sans doute entraîné par elle, et trop digne émule de Pline, il lui aurait ressemblé dans sa mort, comme il l'avait imité dans sa vie.

»À d'incroyables dangers se joignaient d'incroyables fatigues: mesurer la toise en main une base immense; chercher à travers des rochers, des ravins, des abîmes, les points de ses triangles; replanter vingt fois, sur des monts escarpés, des signaux, tantôt enlevés par les Indiens, tantôt emportés par les ouragans; passer plusieurs nuits sous des tentes chargées de frimas, quelquefois arrachées par les vents; essuyer la cruelle alternative et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et du froid le plus âpre dans les montagnes; voilà quelle fut sa vie pendant sept ans entiers.»

Plus loin Delille nous dit encore: «Je ne vous le représenterai point, après un trajet de cinq cents lieues sur la rivière des Amazones, ce fleuve immense, large de cinquante lieues à son embouchure, s'enfonçant dans la rivière du Para large de trois lieues, échouant contre un banc de vase, obligé d'attendre sept jours les grandes marées, remis à flot par une vague plus terrible que celle qui l'avait fait échouer, et sauvé par où il devait périr; je ne vous peindrai pas les tempêtes qu'il essuya, les nations inconnues qu'il traversa, tous les dangers enfin menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, seul au milieu de ces déserts, avec trois Indiens, maîtres de sa vie, tenait toujours le baromètre, la sonde et la boussole.»

La Condamine a publié de son voyage une relation intéressante, quoique à la façon d'un résumé. Nous détachons de ce volume quelques pages qui prouvent, avec le talent d'observation de l'auteur, que son style ne manque ni d'agrément ni de facilité:

«Pont suspendu.—Je rencontrai sur ma route plusieurs rivières qu'il fallut passer sur des ponts de cordes d'écorce d'arbre, ou de ces espèces d'osiers qu'on appelle lianes dans nos îles de l'Amérique. Ces lianes, entrelacées en réseau, forment d'un bord à l'autre une galerie en l'air, suspendue à deux câbles de la même matière, dont les extrémités sont attachées sur chaque bord à des branches d'arbre. Le tout ensemble présente le même aspect qu'un filet de pêcheur, ou mieux encore, un hamac indien qui serait tendu d'un côté à l'autre de la rivière. Comme les mailles de ce réseau sont fort larges et que le pied pourrait passer au travers, on tend quelques roseaux dans le fond de ce berceau renversé pour servir de plancher. On voit bien que le poids seul de tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe, doit faire prendre une grande courbure à toute la machine, et si l'on fait attention que le passant, quand il est au milieu de sa carrière surtout lorsqu'il fait du vent, se trouve exposé à de grands balancements, on jugera aisément qu'un pont de cette espèce, quelquefois de plus de trente toises de long, a quelque chose d'effrayant au premier coup d'œil... Cependant ce n'est pas encore là l'espèce de pont la plus singulière ni la plus dangereuse qui soit en usage dans le pays.»

Voici le portrait que l'auteur nous fait des indigènes indiens: «J'ai cru reconnaître en tous un même fonds de caractère, l'insensibilité en fait la base; je laisse à décider si on la doit honorer du nom d'apathie, ou l'avilir par celui de stupidité. Elle naît sans doute du petit nombre de leurs idées, qui ne s'étend pas au-delà de leurs besoins. Gloutons jusqu'à la voracité, quand ils ont de quoi se satisfaire; sobres, quand la nécessité les y oblige, jusqu'à se passer de tout sans paraître rien désirer; pusillanimes et poltrons à l'excès, si l'ivresse ne les transporte pas; ennemis du travail, indifférents à tout motif de gloire, d'honneur ou de reconnaissance; uniquement occupés de l'objet présent et toujours déterminés par lui; sans inquiétude pour l'avenir; incapables de prévoyance et de réflexion, se livrant quand rien ne les gêne à une joie puérile qu'ils manifestent par des sauts et des éclats de rire immodérés, sans objet et sans dessein; ils passent leur vie sans penser et ils vieillissent sans sortir de l'enfance dont ils conservent tous les désirs.»

Ce portrait du sauvage, dessiné d'après nature, d'après l'original, ne ressemble guère à celui que Jean-Jacques traçait de fantaisie à la même époque, pour justifier ses folles théories. Le passage de La Condamine était fait pour l'embarrasser et le contrarier, surtout à cause de la conclusion qui contredit si formellement le système du philosophe de Genève: «L'homme naît bon, c'est la société qui le déprave.» Or La Condamine répond: «On ne peut voir sans humiliation combien l'homme abandonné à la simple nature, privé d'éducation et de société, diffère peu de la brute

De courageux missionnaires cependant s'étaient dévoués à la rude tâche d'évangéliser ces populations dégradées et de faire des hommes de ces brutes. Notre voyageur dut aux bons pères de grands secours et se plaît à le reconnaître. «J'étais attendu à Borja par le R. P. Magnin, missionnaire jésuite, en qui je trouvai toutes les attentions et prévenances que j'aurais pu espérer d'un compatriote et d'un ami.»

«Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il ailleurs, prévenu de notre arrivée, nous tenait prêt un grand canot équipé de quatorze rameurs avec un patron. Il nous donna de plus un guide portugais et nous reçûmes de lui et des autres religieux de son ordre, chez qui nous avons déjeuné, un traitement qui nous fit oublier que nous étions au centre de l'Amérique de 500 lieues de terre habitées par des européens[59]

Pendant que La Condamine, ne pensant qu'à la science, explorait les Cordilières du Pérou, les habitants du pays le croyaient occupé sur ces montagnes à découvrir de l'or. Or, «au moment où il se préparait à revoir sa patrie et à lui porter les vérités qu'il avait conquises, on lui enlève une cassette qui renfermait ses journaux et l'argent destiné pour son voyage. Il fait publier sur-le-champ qu'il consent à perdre la somme entière, pourvu qu'on lui rende ses papiers. La condition fut acceptée, et, malgré la perte d'une somme considérable, il crut en effet avoir retrouvé son trésor[60]

Son courage égalait son désintéressement. Dans son voyage du Levant, plutôt que de livrer au cadi de Baffa un dépôt d'argent qui lui avait été confié, on le vit se défendre contre soixante hommes, braver les coups de fusil, le canon même, enfin traîné devant le cadi, lui en imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses menaces; en un mot faire respecter les droits de la propriété dans le pays des usurpations et ceux de la liberté dans le séjour de l'esclavage.

Après dix années d'absence, La Condamine revit l'Europe où il ne tarda pas à publier le résultat de ses observations. Mais ce Mémoire fut attaqué violemment par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s'était brouillé La Condamine. Celui-ci, dans sa réponse plus malicieuse que passionnée, mit les rieurs de son côté, ce qui lui donna gain de cause.

III

On eût cru qu'après tant de fatigues, La Condamine devait éprouver le besoin du repos, mais la dispute avec Bouguer à peine terminée, nous le voyons partir pour l'Italie; il est vrai, qu'en outre de la curiosité du touriste, un motif particulier le portait à entreprendre ce voyage. Il voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife dont l'accueil fut pour lui des plus bienveillants. Benoit XIV fit à La Condamine cadeau de son portrait en l'interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui accorda avec bonne grâce la dispense que le savant sollicitait afin de pouvoir épouser une de ses parentes. Cette démarche, pour le dire en passant, prouve que La Condamine n'était point tout à fait un sceptique à la façon de certains de ses confrères de l'Académie. Du reste, il en fut récompensé, Delille nous l'atteste:

«Sa plus douce consolation, c'était l'attachement de sa digne épouse. Si jamais l'hymen est respectable, c'est surtout lorsqu'une femme jeune adoucit à son époux les derniers jours d'une vie immolée au bien public. La sienne aimait en lui un mari vertueux; elle respectait un citoyen utile. Cette impétuosité inquiète qui, dans M. de La Condamine, ressemblait quelquefois à l'humeur, loin de rebuter sa tendresse, la rendait plus ingénieuse. Elle le consolait des maux du corps, des peines de l'esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de ses ennemis et de lui-même; et ce bonheur, qui lui avait échappé peut-être dans ses courses immenses, il le trouvait à côté de lui dans un cœur tendre, qui s'imposait, par l'amour constant du devoir, ces soins recherchés qu'inspire à peine le sentiment passager de l'amour.»

La Condamine, spirituel, aimable, célèbre par ses longs voyages, jouissant dans le monde d'une grande réputation comme savant, écrivant avec correction, souvent même avec élégance, semblait tout naturellement désigné au choix de l'Académie, qui, en effet, l'admit dans son sein en 1760. Son discours de réception se distingue par la clarté et la simplicité avec laquelle contrastait le ton solennel de Buffon, d'ailleurs très-éloquent dans la brièveté. «Sa réponse n'a que deux pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, écrites avec génie, porteront plus loin le nom de La Condamine que tous ses ouvrages n'auraient pu faire.»

À l'occasion de cette séance, on fit circuler une épigramme assez malicieuse que quelques-uns attribuent à La Condamine lui-même:

La Condamine est aujourd'hui
Reçu dans la troupe immortelle;
Il est bien sourd: tant mieux pour lui;
Mais non muet: tant pis pour elle.

Cette surdité, gagnée par le voyageur dans ses courses au sommet des Cordilières, lui fut une cruelle épreuve, aggravée dans les dernières années par une paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun mouvement. Dans cet état, ne pouvant plus se rendre à l'Académie, il se faisait lire le compte-rendu des séances et les Mémoires les plus intéressants.

Il apprit par l'un d'eux qu'un jeune chirurgien venait de proposer une opération très-hardie et nouvelle pour une des maladies dont il souffrait. Aussitôt il le fait appeler et l'invite à tenter sur lui-même une nouvelle expérience.

—Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de ne pas réussir.

—Que cela ne vous inquiète pas, monsieur; je suis vieux et malade; on dira que la nature vous a mal secondé. Tout au contraire, si vous me guérissez, je rendrai moi-même à l'Académie un compte exact de votre procédé, et cela vous fera, je crois, grand honneur.

Le jeune homme consent, l'opération a lieu, mais ce qui n'arrive guère d'habitude, le malade, trouvant qu'il était trop expéditif, lui disait:

«Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie, qu'importe que je souffre un peu davantage! L'important est que je voie et puisse bien me rendre compte de votre procédé, afin de faire mon rapport à l'Académie.»

La Condamine n'eut pas cette satisfaction. Il succomba aux suites de cette opération, supportée avec un courage qui ne l'abandonna pas jusqu'à la fin, en dépit de ses souffrances. On aime à voir Delille ajouter: «Le même enthousiasme et la même curiosité qui lui avaient fait si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort; il l'a vue s'approcher, je ne dis pas avec intrépidité, mais j'oserais presque dire avec distraction. Ce n'était point l'incrédulité stupide, qui cherche à s'étourdir sur ce dernier moment, c'était l'inattention d'un homme ardent, dont l'âme se prend et s'attache, jusqu'au dernier soupir, à tout ce qui l'environne, qui se hâte de vivre, et dont l'activité n'a fini qu'avec lui.» Mais cette préoccupation excessive, on peut l'espérer, ne le détourna point absolument des pensées de l'éternité, et «sa curiosité, pour parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul point.»

Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il s'en trouve plusieurs relatifs à l'inoculation de la petite vérole, pratique qu'il s'efforça de propager, mais depuis si heureusement remplacée par la vaccine. Quand on lit, dans les historiens du temps, les ravages causés par la terrible maladie qui, souvent devenant épidémique, enlevait en quelques jours des villages entiers, on se sent plein d'une reconnaissance profonde pour Jenner qu'on n'hésite pas à placer au premier rang des bienfaiteurs de l'humanité.

«Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c'est en France, dans l'année 1781, que l'idée première de la possibilité du transport d'une éruption de la vache sur l'homme a eu lieu, que cette idée, émise par un Français (M. Rabaut-Pommier) devant un médecin anglais, a été communiquée par ce dernier à Jenner, son compatriote, qui, ensuite appliquant toute son attention à ce fait, aurait consulté les traditions populaires du pays où il exerçait la médecine et aurait appris que depuis longtemps on y connaissait cette propriété qu'avait la maladie de la vache, non-seulement de se communiquer à l'homme, mais encore de le préserver de la petite vérole.»

«Ainsi, continue M. le docteur Husson[61], la vaccine était connue avant que Jenner s'en fût sérieusement occupé, et sans rien ôter au mérite du docteur anglais qui a étudié, approfondi, expérimenté et fait connaître tout ce qui est relatif à la vaccine, notre patrie peut réclamer sa part dans cette heureuse invention... dont l'idée mère et première a été donnée par un Français, et dont l'étude et la juste appréciation ont été, même de l'aveu de nos voisins d'outre-Manche, plus vigoureusement suivies parmi nous que parmi eux.»

Chaptal, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, y contribua tout particulièrement, et l'on ne saurait donner trop d'éloges à son zèle.

Il n'est pas inutile d'ajouter que Jenner, à l'honneur de l'Angleterre, fut magnifiquement récompensé. Le parlement, par deux fois, lui vota des remercîments publics et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, à titre de récompense nationale, une somme de dix mille livres sterling, et en 1807 une autre somme de vingt mille livres, auxquelles il faut ajouter cinq cents livres données par le roi (total, 762,500 fr.). Le chancelier d'Angleterre dit à cette occasion:

«La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle récompense qu'elle jugera convenable; elle recevra l'approbation unanime, parce que cette récompense a pour objet la plus grande ou l'une des plus importantes découvertes que la société ait faites depuis la création du monde.»

De telles paroles font honneur à l'homme d'État qui les prononçait, comme à la haute assemblée qui savait les comprendre et s'y associer par l'unanimité de ses applaudissements.

D'ailleurs le dévouement et le zèle désintéressés de Jenner méritaient ces récompenses; car après avoir refusé une place lucrative dans l'Inde par attachement pour son frère et pour sa patrie, il alla s'établir à Berkeley (comté de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai 1749), pour y exercer la chirurgie. Là, mis sur la trace de la découverte qui devait immortaliser son nom, il consacra plusieurs années à des recherches, à des observations, des expériences nécessaires pour s'assurer avec une entière certitude des propriétés bienfaisantes de la vaccine. Sa conviction formée et devenue inébranlable, il dut se résigner à quitter sa paisible vallée de Glocester pour aller habiter Londres «où, dit M. Renauldin[62], il consacra tout son temps à donner aux médecins les instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le succès de la vaccination, et à entretenir avec l'étranger une immense correspondance, laquelle devint même tellement étendue, qu'il fut forcé d'en demander l'interruption à cause des frais énormes qu'elle lui occasionnait.»

L'indemnité dont nous avons parlé le dédommagea amplement de ces généreuses dépenses. Riche, grâce à la munificence nationale, il n'en continua pas moins jusqu'à la fin de sa vie, avec le même zèle, ses études et ses recherches, tout occupé de la pensée d'étendre les applications de la vaccine à certaines autres affections éruptives, à la coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il se retira avec son fils et sa fille à Berkeley, où il mourut subitement d'apoplexie, dans sa bibliothèque, le 26 janvier 1823. Ses enfants, quoique vivant près de lui, arrivèrent seulement pour lui fermer les yeux.

Trois années après (1826), on érigeait à Jenner une statue en marbre blanc, dans l'église de Glocester.

[57] Notice sur La Condamine, par Biot.

[58] Il était né à Paris le 28 janvier 1701.

[59] Abrégé d'un voyage dans l'Amérique méridionale.—in-8º.—1745.

[60] Éloge de La Condamine, par Delille.

[61] Dictionnaire des Sciences médicales.—T. 56.

[62] Biographie universelle.


CORNEILLE (PIERRE)

I

«Le créateur de l'art dramatique en France, dit Victorin Fabre[63] l'un des hommes qui ont le plus contribué au développement du génie national, et le premier dans l'ordre des temps entre les grands écrivains du siècle de Louis XIV.» En effet, il avait depuis longtemps publié tous ses chefs-d'œuvre lorsque, en 1664, Racine fit jouer sa première pièce (les Frères ennemis). Un intervalle de trente-quatre ans sépare le Cid d'Andromaque.

Corneille (Pierre) naquit à Rouen, le 6 juin 1606; son père nommé aussi Pierre Corneille, était avocat général à la table de Normandie[64] et il destinait son fils au barreau lorsqu'une aventure racontée par Fontenelle, mais qu'il me paraît inutile de rappeler, révéla au jeune homme sa vocation littéraire, et lui inspira sa première comédie, Mélite, jouée non sans succès en 1629. Elle fut suivie de Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, fort bien accueillies par le public qui, par comparaison avec ce qu'on voyait alors sur la scène, trouvait presque des chefs-d'œuvre ces faibles essais d'un talent qui suivait le goût de son siècle avant de le réformer, ces ébauches informes dans lesquelles déjà cependant se rencontrent des combinaisons ingénieuses, des vers heureux, des traits spirituels. Dans Médée(1635), malgré l'horreur et l'invraisemblance du sujet, moins choquant d'ailleurs à l'époque où Corneille écrivait qu'aujourd'hui, le grand tragique se révèle par quelques passages et surtout par le fameux vers:

Dans un si grand revers que vous reste-t-il?—Moi!

Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus guère, le succès qu'ils eurent alors attira l'attention de Richelieu, visant au rôle de Mécène, et qui volontiers pensionnait des poètes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou, l'Étoile qu'il chargeait de mettre en vers les pièces dont il fournissait le canevas[65]. Corneille leur fut adjoint, et pour se concilier ce puissant protecteur, il se résigna, lui aussi, à cette ennuyeuse besogne. Mais, en honnête homme qu'il était, il y mit de la conscience, et trouvant, en certains endroits, le scénario donné par l'éminence, mal combiné, il n'hésita pas à faire les changements nécessaires dont le cardinal eût dû lui savoir gré. Tout au contraire, son amour-propre d'auteur fort chatouilleux s'offensa et il fit à Corneille en termes assez vifs des reproches que le poète ne crut pas devoir prendre en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus sévère du haut personnage. «Vous manquez d'esprit de suite,» lui dit-il entre autres choses, expression qui, à cette époque, signifiait que Corneille n'était pas suffisamment docile ou servile.

Le poète, qui avait dans le caractère quelque chose de la fierté romaine, garda le silence; mais le lendemain, prétextant que des affaires de famille le rappelaient à Rouen, il demanda son congé et déclara renoncer à sa pension. Le cardinal prit de l'humeur de cette incartade que les envieux et les flatteurs se plurent à exagérer, et de là son mécontentement que le succès inattendu du Cid ne fit qu'exaspérer. Maintenant faut-il, à l'exemple des biographes, qui nous racontent ces détails, la plupart contestables, faut-il prendre parti complètement pour Corneille et donner tous les torts au ministre? Non, sans doute, Corneille déjà disait de lui-même avec la conscience de son génie:

Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit.
Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue,
J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue.
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;
Par leur seule beauté ma plume est estimée:
Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée;
Et pense toutefois n'avoir point de rival,
À qui je fasse tort en le traitant d'égal[66].

Il n'eut pas peut-être dans la discussion les ménagements que la situation commandait et dont plus tard il comprit mieux la nécessité. Quoiqu'il en soit, retourné à Rouen, il y fit par fortune la connaissance d'un M. de Châlon, ancien secrétaire de Marie de Médécis, qui lui dit un jour:

«Monsieur, vos comédies sont pleines d'esprit; mais permettez-moi de vous le dire, le genre que vous avez embrassé est indigne de vos talents: vous n'y pouvez acquérir qu'une renommée passagère. Vous trouverez, chez les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre goût par un esprit tel que le vôtre, produiront de grands effets. Apprenez leur langue; elle est aisée: j'offre de vous montrer ce que j'en sais. Nous traduirons d'abord quelque endroits de Guilhen de Castro.»

Corneille accepta et il n'eut qu'à s'en applaudir, car ce fut ainsi qu'il trouva le sujet du Cid accueilli par une explosion d'enthousiasme et des transports dont Pélisson se fait l'écho: «Il est malaisé, dit-il, de s'imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir; on n'entendait autre chose dans les compagnies; chacun en savait quelques parties par cœur; on la faisait apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la France, il était passé en proverbe de dire: «Cela est beau comme le Cid.»

Maintenant faut-il prendre à la lettre les récriminations des biographes résumées dans ces deux vers de Boileau:

En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.

Est-il bien vrai, comme l'affirme M. Victorin Fabre, que ce succès trop éclatant excita contre l'auteur une des persécutions les plus violentes dont l'histoire des lettres et des passions qui les déshonorent ait conservé le souvenir? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette le masque; un ministre tout puissant s'était ligué contre le Cid.

Sans contester que le succès du Cid ait dû provoquer des jalousies, doit-on voir là le motif unique des critiques dirigées contre la pièce et en particulier de l'attitude de Richelieu qui n'aurait obéi qu'à une misérable rancune? Suivant mon habitude de n'accepter que, sous bénéfice d'inventaire les affirmations des biographes quand elles ne s'appuient pas sur des faits indiscutables, dans cette circonstance, je me permettrai de penser autrement qu'eux relativement au cardinal. Il faut bien le reconnaître aujourd'hui qu'on peut tout dire, le Cid, absous par le succès, n'est pas une pièce irréprochable au point de vue de l'art non plus que de la morale quoique disent M. Victorin Fabre et d'autres: «C'était l'un des plus heureux sujets que pût offrir le théâtre; une intrigue noble et touchante, le combat des passions entre elles, et du devoir contre les passions; c'était l'art encore inconnu de disposer, de mouvoir les grands ressorts dramatiques, l'art d'élever les âmes et de toucher les cœurs; en un mot c'était la vraie tragédie.»

Ce jugement, stéréotypé pour tous les manuels littéraires, ne peut s'admettre sans réserve. Assurément la pièce du Cid est une conception des plus dramatiques; on y trouve et en nombre des scènes émouvantes, et ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble avoir gardé le secret; qui vous enlèvent par la sublime fierté du langage, la force et la vivacité des reparties jetées dans un alexandrin superbe dont le moule est d'airain. Ces merveilles de l'art nul homme de sens et de goût ne les conteste; mais faut-il nier pour cela les longueurs et les fastidieuses redites de ce rôle inutile et ennuyeux de l'Infante? La morale de la pièce mérite un blâme plus sévère encore. Qu'est-ce au fond que ce devoir auquel obéissent les principaux personnages en se sacrifiant eux et les leurs avec une résolution inexorable? Qu'est-ce que «cet honneur» qui revient à chaque instant sur leurs lèvres? L'orgueil, rien que l'orgueil, un orgueil féroce, qui, foulant aux pieds toute religion, toute morale, estime le pardon des injures une suprême lâcheté, et après un soufflet reçu, ne voit que la vengeance, et prompte, et se juge avili, déshonoré, indigne de vivre si l'affront n'est pas lavé dans le sang. Ces maximes si profondément anti-chrétiennes s'étalent dans les plus beaux vers, triomphent partout dans la pièce qui est, avec la glorification d'une passion amoureuse, celle plus condamnable du duel, et du duel à outrance:

Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,
Descendait au tombeau tout chargé d'infamie,
Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m'a prêté sa main, il a tué le comte,
Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.

S'écrie le père de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre que Richelieu, cardinal et assez bon théologien, surtout grand homme d'état, ait pris ombrage de tout cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant d'énergie ce malheureux préjugé, ce crime du duel qui de son temps avait fait un trop grand nombre de victimes? Quoi d'étonnant à ce qu'il eût été choqué comme d'une atteinte à l'autorité aussi bien qu'à la religion de toutes ces fausses et sauvages maximes, débitées au théâtre avec audace et accueillies par des applaudissements frénétiques, et que tel fut le principal motif de son irritation à l'endroit du Cid, bien plutôt qu'une mesquine jalousie littéraire.

Cette opinion nous paraît d'autant plus vraisemblable que, tout en déférant à l'Académie le jugement de la fameuse pièce, il rendait justice au mérite du poète, et lui continuait ses libéralités que Corneille «acceptait avec résignation», dit Victorin Fabre, non moins ingénieux et raffiné dans son interprétation que M. L. J. de la Nouvelle Biographie qui voit une ironie à peine dissimulée dans la dédicace si louangeuse des Horaces où Corneille dit à Richelieu: «C'est de votre Éminence que je tiens tout ce que je suis.... Nous vous avons deux obligations très signalées, l'une d'avoir ennobli le but de l'art, l'autre de nous en avoir facilité la connaissance.... J'ai souvent appris en deux heures (dans ses entretiens avec le cardinal) ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en dix ans; c'est là que j'ai puisé ce qui m'a valu l'applaudissement du public, ce que j'ai de réputation, dont je vous suis entièrement redevable.»

Il y avait trop d'honnêteté dans le caractère de Corneille pour qu'on puisse supposer qu'il ne parlait pas sérieusement, réconcilié de bonne foi avec le cardinal. Il le louait comme on louait alors dans les dédicaces, avec peu de discrétion et de mesure, témoin l'épître[67] au président du parlement de Toulouse, Montauron, comparé à Auguste, un compliment que le magistrat prit en bonne part et ne crut pas payer trop cher par un cadeau de 1,000 pistoles au poète, lequel ne s'en trouva nullement humilié, tout au contraire, car dans les idées du temps, cela faisait honneur à l'un comme à l'autre.

Polyeucte succéda à Cinna et ne fut pas moins bien accueilli encore que, dans une lecture faite à l'hôtel de Rambouillet, le cercle des précieuses eût peu goûté ce sujet chrétien, tant, par suite d'une fausse éducation, les idées païennes dominaient les esprits les plus cultivés et ceux-là surtout; car la pièce fut jouée aux applaudissements réitérés d'un parterre enthousiaste. Après la communication officieuse qui lui avait été faite par Voiture témoignant de la désapprobation des dames et messieurs de l'hôtel Rambouillet, Corneille, découragé, aurait retiré sa pièce s'il n'en eût été empêché par un obscur comédien, La Roque, qui en jugea mieux que tous les beaux esprits du temps, et là où ils ne voyaient qu'une déclamation pieuse et ennuyeuse, sut deviner un chef-d'œuvre. On peut dire, à la décharge de l'hôtel de Rambouillet, que, dans Polyeucte, où se voient tant d'admirables scènes, tant de dialogues sublimes, il y avait aussi des choses faites pour déplaire, par exemple le caractère bas de Félix, le zèle pas toujours éclairé de Néarque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle, «on pouvait craindre qu'un homme qui résigne sa femme à son rival ne passât pour un imbécile plutôt que pour un bon chrétien.» Ce ne fut donc pas peut-être «le christianisme qui avait extrêmement déplu» mais l'exagération qui pouvait le montrer sous un jour peu favorable en le rendant odieux ou ridicule.

Le Menteur, la Suite du Menteur, et Rodogune furent jouées avec le même succès que les pièces précédentes de l'auteur. Mais Théodore et Don Sanche d'Aragon réussirent peu, Perthrarite tomba tout-à-fait, et ces trois pièces méritaient leur sort. Le public, formé par Corneille lui-même, en avait bien jugé; mais le poète, on a regret à le dire, ne sut pas se résigner, aveuglé par la fausse tendresse paternelle. «Méconnaissant l'intervalle immense qui séparait ses chefs-d'œuvre d'un ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave[68], il crut voir chanceler dès lors tout l'édifice de sa gloire. Le sentiment amer de l'injustice entra dans son âme ardente et la remplit de douleur; il accusa le public d'inconstance et renonça au théâtre en se plaignant d'avoir «trop longtemps écrit pour être encore de mode.»

C'est alors que Corneille entreprit la traduction de l'Imitation de Jésus Christ «travail auquel il fut porté par des pères jésuites de ses amis et par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie», et qui l'occupa plusieurs années. Il n'eut pas à le regretter puisque, outre la satisfaction intime qu'il éprouvait dans une occupation selon son cœur, le livre eut un succès prodigieux «et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté que je ne devrais peut-être pas me permettre, dit le neveu de Corneille[69], je ne trouve point dans la traduction le plus grand charme de l'Imitation, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers et je crois même qu'absolument la forme du vers lui est contraire.»

Ce jugement, quoique ratifié par la postérité qui a délaissé complètement le livre de Corneille dont il s'était fait naguère tant d'éditions, ce jugement me paraît très-discutable et la traduction de Corneille se rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le croire, des mérites de l'original, outre qu'elle a celui d'une grande fidélité surtout pour une interprétation en vers. Elle n'est point, selon nous, indigne du grand poète comme le pensent trop de gens qui ne la connaissent que par ouï-dire, et ne manque ni de simplicité ni d'onction. Prenons au hasard quelques passages dans les premiers chapitres:

Vanité d'entasser richesses sur richesses;
Vanité de languir dans la soif des honneurs;
Vanité de choisir pour souverains bonheurs
De la chair et des sens les damnables caresses;
Vanité d'aspirer à voir durer nos jours
Sans nous mettre en souci d'en mieux régler le cours,
D'aimer la longue vie et négliger la bonne,
D'embrasser le présent sans soin de l'avenir,
Et de plus estimer un moment qu'il nous donne
Que l'attente des biens qui ne sauraient finir.

Autre citation:

Souvent l'esprit est faible et les sens indociles,
L'amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi;
Mais bien qu'en général nous soyons tous fragiles,
Tu n'en dois croire aucun si fragile que toi.

La traduction de Corneille ne méritait pas assurément le discrédit dans lequel elle est tombée après sa mort et que le judicieux Victorin Fabre la qualifiât si étrangement «un travail malheureux.» Point du tout malheureux au gré de Corneille qui tira du livre si grand profit pour sa bourse comme pour sa réputation. On pourrait s'étonner après cela qu'il soit revenu au théâtre dont, pendant six années, il avait paru complètement dégoûté, et mieux eût valu qu'il persévérât dans ce sentiment. Ses nouvelles et nombreuses pièces (Sertorius excepté) ne font qu'attester l'affaiblissement de son génie qui ne se révèle plus que par de rares éclairs dans Œdipe,la Toison d'Or, Sophonisbe, Othon, Surena, Attila, etc. Si médiocre d'ailleurs que soit cette dernière pièce Boileau n'est pas à louer d'avoir fait sur elle une méchante épigramme.

On s'explique d'autant moins l'illusion de Corneille à l'endroit de ses dernières tragédies que le sens critique ne lui manquait pas comme on l'a prétendu: «pour démentir une assertion si étrange aux yeux de quiconque a réfléchi, dit Fabre, sur la marche de l'esprit humain, il faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire aux préfaces de Corneille et aux examens qu'il a faits de ses pièces.» Mais comme l'a dit un poète:

........ Un père est toujours père,

et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle fait de beaucoup de parents, sur les défauts de ses enfants tard venus, pour lesquels sa faiblesse fut d'autant plus grande qu'ils semblaient aux autres mal conformés, boîteux ou rachitiques. Peut-être aussi Corneille céda-t-il à l'habitude aussi bien qu'à ces fâcheuses nécessités qui attristèrent sa vieillesse mais qu'il eût pu s'éviter avec un peu plus de prévoyance. «Rien n'était égal, dit Fontenelle, à son incapacité pour les affaires que son aversion; les plus légères lui causaient de l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté, il n'en était guère plus riche. Ce n'est pas qu'il eût été fâché de l'être; mais il eût fallu le devenir par une habileté qu'il n'avait pas et par des soins qu'il ne pouvait prendre.»

C'est à ce «manque de soins», regrettable et non point au goût du luxe et des folles dépenses qu'il faut attribuer la gêne dont le poète souffrit à diverses époques; car d'ailleurs «Corneille conserva des goûts simples parce que ses mœurs étaient pures», dit très bien Victorin Fabre. Il put avoir des défauts, mais on ne lui connut pas de vices. Il sut goûter les douceurs de la vie domestique et trouver son bonheur dans ses devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière; ils avaient épousé deux sœurs, et sans arrangement de fortune, sans partage de succession, les deux ménages confondus ne firent qu'une même famille tant que vécut l'aîné des deux frères.»

Cela est assurément à la louange des deux frères comme aussi de leurs femmes; mais sans doute la meilleure part de l'éloge doit revenir à l'illustre poète. Dangeau, en annonçant sa mort d'une façon si brève, lui faisait une épitaphe méritée: «Aujourd'hui est mort le bonhomme Corneille.» Bonhomme, oui, c'est-à-dire plein de bonhomie ce grand homme que Fontenelle, qui avait recueilli les traditions de famille, nous dépeint «avec l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence, au fond très aisé à vivre, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amitié. Il avait l'âme fière et indépendante, nulle souplesse, nul manège.... Il parlait peu même sur la matière qu'il entendait si parfaitement et n'ornait pas ce qu'il disait.» Il en fait naïvement l'aveu dans son Épître à Pélisson:

Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui.

Membre de l'Académie française dès l'année 1647, et vénéré de ses confrères, il était doyen de la compagnie lorsqu'il mourut le 1er octobre 1684, à l'âge de 78 ans. Comme nous l'avons dit ailleurs, il fut enterré dans l'église Saint Roch dont il était l'un des paroissiens, et non des moins fidèles d'après les témoignages contemporains auxquels s'ajoute celui de Fontenelle qui s'en appuie en les confirmant par ce qu'il avait appris de source certaine. «À beaucoup de probité naturelle il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion et plus de piété que le commerce du monde n'en permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d'être rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre, et ils lui ont toujours fait grâce en faveur des nobles sentiments qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise jusque dans l'amour.»

II

Quels étaient ces casuistes? Je ne sais, mais je doute un peu qu'il s'en soit trouvé de tels, car, quoique le théâtre de Corneille, relativement à ce qui avait précédé et souvent a suivi, puisse paraître épuré, on doit reconnaître, qu'à part quelques exceptions, la morale en est tout humaine, toute mondaine. C'est là même un phénomène qui frappe dans l'œuvre du grand tragique; chrétien zélé, comme il se montrait dans la pratique de la vie, on s'étonne que l'esprit du christianisme se trahisse si peu d'ordinaire dans ses œuvres «dramatiques.» Sa vertu c'est la vertu romaine, celle des beaux temps de la république assurément, et telle qu'un Cincinnatus, un Fabius, un Scipion, l'imaginaient et la glorifiaient par la parole et par l'exemple, mais de Corneille, nourri de l'Évangile et de l'Imitation, ne pouvait-on pas attendre davantage? On souhaiterait que le grand poète fût tout à la fois plus national et plus chrétien. National, tel regret qu'on en ait, il faut bien le reconnaître, il ne l'est pas du tout. Par suite des préjugés du temps, résultant d'une éducation plutôt romaine que française, plutôt républicaine que monarchique, l'idée ne lui vint même pas de traiter un sujet tiré de nos vieilles et glorieuses annales, emprunté à nos précieuses chroniques qu'on ne lisait guère à cette époque. La coalition des pédants, donnant la main aux précieuses, permettait bien encore que le poète, en se conformant aux prétendues règles inventées par Aristote, mît sur la scène un sujet tiré de l'histoire espagnole, mais un sujet puisé dans notre propre histoire, cela eût paru singulier, extravagant. Corneille, si en avant de son siècle par son génie, plutôt que de lutter, afin d'imposer sa volonté, préféra subir le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgré le succès du Cid, importuné des clameurs opiniâtres de ses adversaires, et du tolle «de la docte cabale d'Aristote,» il abandonna la veine féconde qu'il avait fait soudainement jaillir, pour se vouer presque exclusivement à la tragédie rétrospective dont l'histoire romaine faisait tous les frais.

Hâtons-nous de dire que, ce système admis, il en a tiré tout le parti possible; il ne saurait y avoir qu'un cri sur la vigueur et la puissance de ses conceptions, le pathétique de certaines scènes, l'étonnante vérité dans les mœurs et le dialogue, la grandeur des caractères et cet art de ressusciter en quelque sorte les personnages les plus illustres de l'histoire qui parlent aussi bien et mieux qu'ils n'ont dû parler. On ne s'étonne donc pas de ce cri d'admiration échappé à Turenne pendant une représentation de Sertorius:

«Où donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?»

Aussi, jugeant au point de vue de l'art, on ne peut qu'applaudir La Bruyère quand il dit:

«Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle; il a pour lors un caractère original et inimitable, mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes et ne laissaient pas espérer qu'il dût aller si loin; comme ses dernières pièces font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut.... Ce qu'il y a en lui de plus éminent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardé contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; il a aimé, au contraire, à charger la scène d'évènements dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu'il a composés, etc.»

Racine, juge des plus compétents, et qu'on aime à voir rendre si pleinement justice à son illustre rival, a dit mieux encore: «Dans cette enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère[70], après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si j'ose ainsi dire, contre le mauvais goût du siècle; enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable... À dire le vrai, où trouve-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets? Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sentiments! Quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne ressemblant les uns aux autres? Parmi tout cela une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres: personnage véritablement admirable et né pour la gloire de son pays.... La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes....»

Ainsi s'exprime l'auteur de Britannicus, à la vérité dans un discours académique et qui ne permettait guère que l'éloge, outre que, dans la bouche de Racine, on eût trouvé déplacées les réserves que le moraliste, après une large part faite à la louange, ne craint pas d'accentuer en ces termes: «Dans quelques-unes de ses meilleures pièces il y a des fautes inexcusables contre les mœurs; un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme.»

La Bruyère, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler ainsi et Racine n'eût pas exagéré quelque peu dans la louange que notre première observation ne nous paraîtrait que mieux fondée. Ce sera pour nous un sujet d'éternel regret que l'impérissable génie de Corneille ne soit guère exercé que sur des sujets en quelque sorte posthumes et d'un intérêt purement rétrospectif. Il ne connaissait pas Shakespeare, mais il avait étudié Calderon, comment la pensée de faire comme celui-ci ne lui fut-elle pas suggérée par la lecture de ces beaux drames empruntés par le tragique espagnol aux annales de son pays et qui doivent à cette circonstance, comme aussi au génie du poète, un intérêt palpitant et en quelque sorte actuel? Comment les superbes pièces: El Alcade de Zalamea, l'Alcade de Zalamea, El Sitio de Breda, le Siége de Bréda, El Fenix de Espana, le Phénix de l'Espagne, etc, et d'autres, quoique d'ailleurs mêlant trop la fantaisie à l'histoire, ne portèrent-elles point Corneille à s'inspirer de la muse patriotique? Imaginez quelqu'un de ces personnages chevaleresques de notre histoire tout autrement grands et admirables que les héros trop vantés de la Grèce et de Rome, un saint Louis, un Duguesclin, une Jeanne d'Arc, un Bayard, évoqué par le génie souverain de Corneille et nous parlant la langue incomparable des Horaces, de Cinna, de Pompée ou de Nicomède, se pourrait-il un plus admirable spectacle et comment croire que les applaudissements auraient manqué à cette glorieuse tentative, faite, (à la vérité bon nombre d'années après) avec un plein succès par un poète[71] dont le talent était bien inférieur au génie de Corneille?

Je ne m'étonne pas moins que la connaissance du théâtre espagnol n'ait pas, au point de vue religieux, profité davantage à Corneille encore que je ne conteste pas les reproches que méritent parfois ces poètes catholiques à leur manière et trop à la mode du pays. Cette réserve faite, je n'en dirai pas moins qu'il faut, par suite des préjugés ayant cours de son temps, que Corneille connût de Calderon surtout les pièces dites de cape et d'épée, les moins bonnes à notre avis, et n'eut pas feuilleté même ces drames philosophico-religieux, d'une conception si originale et d'une inspiration si haute, malgré les impertinences, les froids bons mots, les lazzis alambiqués et parfois cyniques du Gracioso qui détonnent avec le reste: La Vida es un sueno, la Vie est un songe, le Cisma de Inglaterra, le Schisme d'Angleterre, El Magico prodigioso, le Magicien prodigieux, Los dos Amantes del cielo, les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux: Autos sacramentales particuliers à l'Espagne, par exemple, la Cena de Baltasar, le Festin de Balthasar, La primer Flor del Carmélo, la première Fleur du Carmel, La Vina del Senor, la Vigne du Seigneur etc. Se peut-il, s'il n'eût pas ignoré ces œuvres remarquables, que Corneille n'en fût pas frappé et que, dans l'admiration de cette étonnante poésie, unie à une si prodigieuse richesse d'invention, s'inspirant de tant de traits sublimes, répandus à profusion, et évitant les exagérations de la métaphore et les subtilités du rébus, il n'eût pas multiplié les essais dans le genre de Polyeucte? Qu'on ne m'objecte pas que le poète écrivait pour le théâtre et qu'il lui fallait consulter le goût du public, contraire, il le savait, à des tentatives de ce genre? Cette raison n'en devait pas être une pour Corneille, car un génie de sa taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne devait prendre conseil seulement de lui-même, et faire des chefs-d'œuvre en se résignant à ne pas les voir applaudis de son vivant, sûr que la postérité lui rendrait justice et surtout que la récompense ne lui manquerait pas de la part de Celui qui lui avait prodigué ces dons merveilleux de l'esprit employés si noblement alors que le poète, sincèrement chrétien comme on l'a vu, eût mis davantage ses écrits en harmonie avec sa conduite. «L'usage des sacrements auxquels on l'a toujours vu porté dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie très-régulière et son plus grand soin était d'édifier sa famille par ses bons exemples. Il récitait tous les jours le bréviaire romain, ce qu'il a fait sans discontinuer pendant les trente dernières années de sa vie.»

Et pourtant, contradiction étonnante et presque inexplicable, c'est de cette même époque que M. Taschereau, le dernier historien de Corneille et très-zélé pour sa gloire, nous dit: «Il ne nous est pas échappé que l'amour joue un bien plus grand rôle dans ses derniers ouvrages que dans ceux qui illustrèrent sa carrière. En cela, il se conformait au goût du temps; il cherchait à mettre en œuvre les moyens de succès qui avaient si bien réussi à Racine, et dont il avait pu connaître par lui-même la puissance à la représentation de Psyché

Cela n'est que trop vrai, et l'on a peine à comprendre que, dans la partie la plus importante de son œuvre, à savoir son théâtre, Corneille se souvienne aussi peu de ce qu'il écrivait excellemment dans la préface de son poème: Louanges de la sainte Vierge: «Si ce coup d'essai ne déplaît pas, il m'enhardira à donner de temps en temps au public des ouvrages de cette nature pour satisfaire en quelque sorte l'obligation que nous avons tous d'employer à la gloire de Dieu du moins une partie des talents que nous en avons reçus.»

À la bonne heure, et l'on ne saurait mieux dire; mais j'ose penser que le poète eût pu mieux faire; autrement il faudrait s'en prendre au genre lui-même et l'on ne devrait plus du tout s'étonner du jugement sévère porté sur le théâtre par le plus grand nombre des théologiens et des moralistes. Il nous paraît donc regrettable à tous égards que le grand Corneille ait autant subi la tyrannique influence de son époque dont le Misanthrope dit si bien dans sa rude franchise:

Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur.

Terrible mauvais goût puisque nous lui devons tant de fadeurs amoureuses, de tirades à la Céladon qui choquent dans les chefs-d'œuvre mêmes du poète lequel n'avait pas besoin de ces mesquins agréments. Son génie naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore mérité l'éloge que faisait de lui Napoléon à Sainte-Hélène: «La tragédie échauffe l'âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros. Sous ce rapport peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles actions; aussi, messieurs, s'il vivait, je le ferais prince[72]

[63] Biographie Universelle.

[64] Sa mère s'appelait Marthe de Pesan.

[65] Au dire des biographes, mais ce que je crois une pure imagination de leur part.

[66] Poésies diverses.—Excuse à Ariste.

[67] En tête de Cinna.

[68] Notice en tête des Œuvres de Corneille.—Édit. in-8º.

[69] Fontenelle. Notice sur Corneille.

[70] Il s'adressait à Thomas Corneille reçu en remplacement de son frère.

[71] De Belloy, auteur du Siége de Calais.

[72] Mémorial de Sainte-Hélène, à la date du 26 février 1816.


LE GÉNÉRAL DESAIX

I

On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief les types de la vertu militaire exaltée par le patriotisme. Desaix en est un, assurément.

Né le 14 août 1768, à St-Hilaire-d'Ayat (Auvergne), de Gilbert-Antoine de Veygoux-Desaix et d'Amable de Beaufranchet d'Ayat, il fut mis, dès l'âge de sept ans, à l'école militaire d'Effiat, dont il devint un des plus brillants élèves. Aussi, à peine âgé de quinze ans, il entrait comme sous-lieutenant dans un régiment de Bretagne, où, comme à l'école, il se fit remarquer par sa conduite, qui lui fit donner par ses camarades le surnom de Caton ou le sage.

Quelques anecdotes à son sujet.

«Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait d'une de ces promenades solitaires qu'il faisait loin des murs de Landau, contemplant la nature entière et observant avec un goût particulier celui de ses règnes qui a toujours eu le plus d'attrait pour les âmes douces et paisibles. Tout à coup, il voit la campagne et ses végétaux couverts de tourbillons de poussière; il entend des cris et des bruits d'armes. Il court aux lieux d'où ils partent: c'était un choc, c'était un combat entre une forte reconnaissance française et trois escadrons autrichiens. Sans armes, n'ayant qu'une cravache à la main, Desaix se jette au milieu de la mêlée: il est renversé et fait prisonnier. On le dégage, il recommence à combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance victorieuse et un prisonnier qu'il a fait lui-même[73]

Devant Strasbourg, ses troupes, attaquées par un ennemi très-supérieur en nombre, plient et se retirent. Il se jette au-devant d'elles.

—Général, lui crie-t-on, n'avez-vous pas ordonné la retraite?

—Oui, répond Desaix, mais c'est celle de l'ennemi.

À ce cri d'une âme courageuse, et qui ménageait avec tant de délicatesse la fierté des soldats, ceux-ci, comme dans une manœuvre d'exercice, se retournent, fondent sur un ennemi qui se croyait déjà vainqueur et ne lui laissent pas même la ressource de la fuite.

«Je battrai l'ennemi tant que je serai aimé de mes soldats,» disait Desaix, et il en était adoré.

«Au passage du Rhin, en l'an V, l'un des premiers il touche la rive droite du fleuve; et au moment où, avec un petit nombre de soldats, il arrête, désarme ou renverse les bataillons autrichiens, un coup de fusil, qu'il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse grièvement. Cette générosité, qui ne l'abandonne jamais et qui semble le dominer davantage au milieu des scènes de carnage, lui donne la force d'aller jusqu'au soldat autrichien qui a tiré le coup et de le déclarer son prisonnier pour lui sauver la vie: ce n'est qu'alors qu'il fait connaître sa blessure.»

Bayard, assurément, ou quelque autre héros chrétien, n'aurait pas fait mieux.

Dans le livre assez récent de M. Martha-Becker, neveu de Desaix[74], nous trouvons à glaner bien plus encore que dans l'opuscule de Garat. Quoique appartenant par sa naissance à l'aristocratie, Desaix, dans son patriotisme intelligent, jugea que c'était pour lui un devoir de ne pas quitter son régiment, le 46e de ligne, resté, grâce au corps d'officiers et au bon esprit des soldats, pur de tout excès. Mais, pour tenir à cette résolution, il lui fallut une certaine force d'âme, car son frère et plusieurs membres de sa famille se trouvaient dans l'armée de Condé, et sa mère elle-même, pour laquelle sa vénération était profonde, s'étonnait qu'il ne les eût point imités. Lors d'un congé qu'il vint passer près d'elle, au château de Veygoux, ils eurent à ce sujet une explication:

—J'avais cru, dit Mme de Veygoux à son fils, que vous auriez suivi vos frères?

—Maman, répondit-il, pouvais-je me séparer de mon régiment quand tous les officiers y sont demeurés?

—Votre refus d'émigrer vous portera malheur et fera rejaillir une honte éternelle sur notre famille. Il ne vous reste plus qu'à venir garder nos troupeaux pendant que vos frères combattront pour la défense du trône.

L'amertume de ce langage, si pénible pour Desaix dans la bouche de sa mère, avait ébranlé sa conviction, qui était celle du bon sens, lorsqu'une lettre de son frère, tombée d'aventure entre ses mains, en lui montrant sous leur vrai jour la situation faite aux émigrés dits retardataires, raffermit ses résolutions. À la menace faite par une parente de l'envoi d'une quenouille, présent dont on qualifiait les gentilshommes restés en France, il répondit: «Je n'émigrerai à aucun prix, je ne veux pas servir contre mon pays; je veux demeurer et avancer dans l'armée; non, jamais je ne serai émigré.»

Mais, d'ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et son dégoût pour les violences révolutionnaires, et, après la triste journée du 10 août, blâmée hautement et courageusement par le général Victor de Broglie, dont il était aide de camp, Desaix applaudit à la protestation de celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite. Revenu à l'armée du Rhin où, dans une seule année (1793), par la désastreuse influence des commissaires, se succédèrent neuf généraux en chef, Desaix, quoique dans un poste secondaire, par son infatigable activité, son dévouement pour le soldat, comme son intrépidité, «était devenu l'âme des combats et des combinaisons militaires.» Au mois d'août, il fut promu, sur le champ de bataille même, par les représentants, au grade de général de brigade, et le 21 octobre, il était nommé général de division. Desaix comptait vingt-cinq ans à peine. C'est alors qu'il écrit à sa sœur, restée près de Mme de Veygoux, une lettre admirable qu'on voudrait pouvoir citer tout entière, mais dont nous détacherons au moins quelques passages:

«... Je sais combien vous m'êtes attachées, et combien vous désirez qu'il ne m'arrive pas de malheurs. Je t'assure que vous avez bien tort de vous tourmenter si fort; je vais toujours très-bien; ma santé est bonne; ma blessure est entièrement guérie; je n'en attends plus que quelques autres, pourvu qu'elles soient glorieuses et utiles à mon pays. Que j'aurai de plaisir, chère petite sœur, à te présenter mes cicatrices glorieuses! Quand la guerre terrible et effroyable qui ravage et dévaste, qui sépare les amis, sera enfin terminée, simple, ignoré, paisible, content d'avoir contribué à rétablir la paix et à repousser les cruels ennemis, les barbares étrangers qui veulent nous faire la loi, je viendrai près de toi et nous ne nous séparerons plus; nous adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous chercherons à la rendre heureuse...

»Je ne crois pas avoir le plaisir de t'embrasser, cette année encore; l'hiver approche et la campagne ne finit pas; elle est bien dure. Plains nos malheureux volontaires couchés à terre, dans la boue jusqu'aux genoux et fatigués d'un service pénible et continuel. Plains-moi aussi, chère sœur, je suis élevé à un grade difficile et pénible, que je n'ai accepté qu'avec le plus grand regret. Je suis général de division et commande l'avant-garde; c'est bien de l'ouvrage pour ton frère que tu sais jeune et pas très-expérimenté..... J'espère que la fortune m'aidera, qu'elle me sourira. Si la victoire me couronnait, j'en déposerais les couronnes entre les mains de maman, comme autrefois je lui donnais celles de lierre que méritait mon assiduité au collége. Je lui suis bien attaché à cette bonne mère; je l'aime au delà de ce qu'on peut dire. Que je voudrais la savoir contente et heureuse!

«Je suis bien désolé de voir, au milieu de mes richesses, avec les beaux appartements qu'on m'a donnés, que je ne puisse pas réunir une somme un peu considérable pour l'aider; elle ne m'a pas encore dit qu'elle en eût besoin; je crains qu'elle ne me le cache. Tu sais bien que tu as toujours été la confidente de mon cœur, que je n'ai jamais rien eu de caché pour toi. Eh bien! dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose? Parle vite, je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout ce que je possède.»

Se peut-il un plus noble cœur, un plus tendre fils, un meilleur frère?

Grâce au patriotisme des officiers et des soldats, la campagne de 1793, dont les débuts n'avaient pas été heureux, se termina par des victoires. Desaix, plus que personne avait contribué à ce résultat. Eh bien! à ce moment-là même, par suite d'une dénonciation signée de quelques misérables et partie de l'Auvergne, sa vie fut en péril et il faillit avoir le sort de Custine, son ancien général. Déjà, par suite de cette dénonciation calomnieuse, pesait sur lui la menace d'une arrestation, quand eut lieu la prise d'Haguenau, dont les habitants, aussi bien que ceux des cantons environnants, se sachant assimilés par la prétendue justice révolutionnaire aux émigrés, cherchèrent, au nombre de plus de cinquante mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit une foule de ces malheureux dans sa division, refusa de les livrer et favorisa leur évasion. Nouvelle dénonciation contre lui. Alors la fureur des révolutionnaires ne connut plus de bornes; malgré les efforts de Pichegru, et même de Saint-Just, l'ordre d'arrêter Desaix est donné et les commissaires de la Convention se présentent pour l'exécuter.

Mais soudain un généreux mouvement d'indignation soulève la division tout entière. Les soldats enlèvent le général, et, le plaçant au milieu des rangs, lui font un rempart de leurs corps en disant aux commissaires: «Il ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas nous laisser le général qui nous a toujours menés à la victoire!» Devant cette énergique manifestation, les commissaires durent se retirer, et le général fut sauvé. Mais peu de temps après, Desaix avait à trembler pour sa mère et sa sœur, incarcérées à Riom comme parentes d'émigrés. Non-seulement il sollicite sans relâche en leur faveur, mais il pourvoit à leurs moindres besoins, en envoyant de l'argent au geôlier pour le sucre et le café. Puis il s'efforce de soutenir ou relever le courage des prisonnières. «Console-toi, ma bonne et chère sœur, de ta détention malheureuse! moi-même passionné pour la liberté, passionné pour les combats, je me suis attendu à être privé du plaisir de jouir de tous deux.» Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois cependant que Desaix obtint la mise en liberté des captives qui rentrèrent dans le domaine de Veygoux dont le séquestre avait été en partie levé.

Après la campagne de 1795, par suite du manque de vivres, si pénible pour l'armée, qui fit preuve d'une résignation héroïque et d'un admirable esprit de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer une trêve nécessaire à nos braves soldats, heureux de pouvoir se refaire dans les cantonnements de l'Alsace et de la Lorraine. Telle était l'affection des troupes pour le jeune général, que le représentant Rivaut écrivait à cette époque au Directoire: «Ce sont toujours les chevaux qui nous manquent. Je vous l'ai dit, si Desaix, qui a habitué les troupes à le voir partout, avait des chevaux assez pour toujours aller, les troupes iraient avec lui au diable.»

Pichegru ayant quitté l'armée, Desaix fut chargé par intérim du commandement en chef. Mais la responsabilité qui pesait sur lui l'inquiétait; il fut heureux que Moreau vînt pour l'alléger de ce lourd fardeau, et il reprit avec empressement sa place au second rang. Moreau eut grandement à s'applaudir de son concours dans cette rude campagne, qui commença par le passage du Rhin dans les circonstances les plus difficiles, une marche audacieuse sur Vienne, et se termina par une retraite forcée et cependant des plus glorieuses pour le général en chef.

Après l'armistice de Léoben, Desaix, qui s'était pris d'une admiration enthousiaste pour le général en chef de l'armée d'Italie, demanda et obtint une mission qui lui permît d'aller lui rendre visite à Milan. Ils se voyaient pour la première fois, mais tous deux, faits pour se comprendre et s'apprécier, ils se serrèrent la main comme de vieux frères d'armes, et au bout de quelques jours, arrivés à cette intimité d'où résulte la pleine confiance, ils n'avaient plus de secrets l'un pour l'autre. Bonaparte confia à son ami le projet de l'expédition d'Égypte, et Desaix ne doutait pas du succès. Lorsqu'après la signature du traité de Campo-Formio, le Directoire eut nommé Bonaparte général en chef de l'armée rassemblée sur les côtes de l'Océan, qui prenait le nom d'armée d'Angleterre, en chargeant provisoirement Desaix de la commander, celui-ci répondit, heureux de voir son nom associé a celui du vainqueur d'Italie:

«Il n'est rien que je craigne d'entreprendre sous ses ordres.»

Un mot encore, avant de continuer, sur le voyage de Desaix en Italie. Ce voyage, il l'avait fait avec un tel bonheur, qu'il en rédigea une espèce de journal écrit au courant de la plume, et reflétant ses impressions au jour le jour. En voici quelques-unes. Après une visite à la cathédrale de Milan, il pénètre dans plusieurs couvents, et ses paroles sont grandement à noter pour l'époque:

«Pouvais-je ne pas prendre les moines et les bons abbés pour des hommes du ciel descendus chez les hommes corrompus?»

Dans le cimetière, à la vue des tombeaux fastueux des nobles, il s'écrie: «Ils ont beau faire, ils ont beau se séparer des autres; après leur mort, ils n'en sont pas moins oubliés et confondus.»

Desaix a le goût et l'intelligence des œuvres d'art, et les musées comme les galeries particulières n'ont pas de visiteur plus enthousiaste. Après avoir admiré les Titans de Jules Romain, il s'écrie: «On passerait sa vie à voir les détails, les Titans renversés, écrasés sous les montagnes, et exprimant la rage, le désespoir, le repentir, le pardon et la douleur.»

Devant le buste de l'amiral vénitien Angelo Emo, il dit comme par un soudain pressentiment: «Il mourut après son expédition de Tunis, à la fleur de l'âge, n'ayant pas encore pu faire assez pour être immortalisé et avoir la couronne de lauriers.»

Au moment de s'embarquer pour l'Égypte, il s'écria: «Oui, j'en conviens, c'est l'ambition qui me pousse. Elle est noble cette ambition, celle de s'exposer au plus grand des dangers, et risquer la gloire acquise pour en acquérir de nouvelle. On a toujours assez de richesses, on n'a jamais assez de célébrité.» Et il termine en disant: «qu'il aspire non à la gloire des dévastateurs, mais à celle de bienfaiteur des peuples

II

On sait le rôle glorieux de Desaix pendant la campagne d'Égypte, et qu'après avoir conquis le Saïd septentrional (Égypte moyenne) et la Thébaïde (haute Égypte) (1798-1799), il y fit bénir son administration tutélaire par les populations indigènes qui, d'une voix unanime, lui décernèrent le beau surnom de Sultan juste. Dans l'admiration de la bravoure des soldats comme de leur exacte discipline, des scheiks lui disaient: «Sultan, tu ne devrais pas donner de pain à tes soldats, ils méritent d'être nourris avec du sucre.»

On ne s'étonne pas aussi de voir le général en chef écrire à son illustre lieutenant: «Croyez que rien n'égale l'estime que j'ai pour vous, si ce n'est l'amitié que je vous porte.»

Lorsqu'à la suite des nouvelles venues d'Europe, Bonaparte eut résolu de quitter l'Égypte, il hésita sur le choix du général à qui il confierait le commandement de l'armée d'Orient. S'il eût consulté celle-ci, nul doute qu'elle aurait désigné Desaix, «le plus capable de tous,» comme Napoléon l'écrivait à Sainte-Hélène, mais en ajoutant: «Il était plus utile en France.» Et Kléber lui fut préféré. En même temps Desaix, par une lettre écrite la veille du départ, était invité à s'embarquer pour l'Europe dans le courant de novembre.

Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier (1800) qu'il put effectuer son départ et prendre passage sur un vaisseau neutre, muni en outre d'un sauf-conduit signé par Sidney Smith, en conséquence de la convention d'El-Arish. Malgré ces garanties formelles, dans les eaux de la Sicile, le Saint-Antoine de Padoue, sur lequel se trouvait Desaix avec ses deux aides de camp, ayant été rencontré par la corvette anglaise la Dorothée, les Français furent retenus prisonniers par les ordres de lord Keith, amiral de la flotte britannique. Lord Keith, par le désir de rabaisser la France dans la personne de ses plus braves soldats, fit offrir au patron du Saint-Antoine de Padoue mille guinées s'il voulait déclarer que les marchandises confisquées sur le bâtiment appartenaient aux passagers. L'honnête marin se refusa énergiquement à ce mensonge, dont la proposition fit dire à Desaix:

«Monsieur l'amiral, prenez le navire, prenez nos bagages, nous tenons peu à l'intérêt, mais laissez-nous l'honneur.»

Enfin, par l'ordre du gouvernement anglais, qui se refusa à sanctionner une telle iniquité, les prisonniers furent rendus à la liberté, et peu de jours après, ils débarquaient à Toulon. Pendant son séjour forcé au lazaret, Desaix trompa son ennui par une correspondance très-active. Il adressa d'abord à son ancien général en chef, devenu le premier Consul, une dépêche dans laquelle on lit: «Je sais que vous voulez porter la France à son plus haut point de gloire, et cela en rendant tout le monde heureux. Peut-on faire mieux? Oui, mon général, je désire vivement faire la guerre, mais de préférence aux Anglais... Quelque grade que vous me donniez, je serai content; vous savez que je ne tiens pas à avoir les premiers commandements... que je ne les désire pas; je serai avec le même plaisir volontaire ou général. Je désire bien connaître ma situation de suite afin de ne pas perdre un instant pour entrer en campagne. Un jour qui n'est pas bien employé est un jour perdu.»

À sa mère, à sa sœur, il écrit des lettres pleines de la plus touchante effusion et dans lesquelles son cœur s'épanche avec bonheur. Dans une lettre à un ami nous trouvons ces lignes: «J'ai vu bien des pays, l'Égypte, la Syrie, la Grèce, la Sicile, Rome. Que de monuments, que de ruines! J'ai acheté ce plaisir par des peines excessives, des fatigues prodigieuses, des inquiétudes sans nombre, mais j'ai revu la patrie et tout s'est effacé.»

Enfin les portes du lazaret sont ouvertes. Desaix ne perd pas un instant pour rejoindre, en Italie, le premier Consul, et «le 11 juin, dit M. Thiers, on vit arriver au quartier général de Stradella, un des généraux les plus distingués de l'époque, Desaix, qui égalait peut-être Moreau, Masséna, Kléber, Lannes, en talents militaires, mais qui, par les rares perfections de son caractère, les effaçait tous.»

Bonaparte serra Desaix dans ses bras à plusieurs reprises, et se plut à le montrer à cheval à ses côtés, comme un gage assuré de la victoire; il ne se trompait pas. Mais cette victoire, Desaix devait la payer de son sang. On sait toutes les vicissitudes de cette étrange bataille de Marengo, où Mélas, qui se croyait victorieux, fut le vaincu. Un moment cependant, dans l'armée française, on crut tout perdu. Les généraux, formés en cercle autour du premier Consul, le pressent d'ordonner la retraite. Bonaparte s'y refuse en demandant l'avis de Desaix. Celui-ci tire sa montre et dit au général en chef: «Oui, la bataille est perdue; mais il n'est que trois heures, nous avons encore le temps d'en gagner une autre.»

À l'instant, l'offensive est reprise à la voix de Bonaparte, qui parcourt le front des régiments en disant aux soldats: «C'est avoir fait trop de pas en arrière; le moment est venu de faire un pas décisif en avant. Soldats, souvenez-vous que notre habitude est de coucher sur le champ de bataille.»

Sur toute la ligne, la fusillade et la canonnade recommencent. Une charge, surtout, exécutée par Desaix, décida la victoire. Mais, au moment même où les cavaliers arrivaient sur l'ennemi comme une furieuse avalanche, on vit Desaix chanceler sur son cheval et tomber sans avoir pu proférer une parole, au dire du dernier biographe. Le soir, comme les officiers félicitaient Bonaparte de cette belle journée, il répondit: «Oui, bien belle, si ce soir j'avais pu embrasser Desaix sur le champ de bataille. J'allais le faire ministre, je l'aurais fait prince si j'avais pu.»

Savary, depuis duc de Rovigo, l'un des aides de camp de Desaix, nous dit dans le premier volume de ses Mémoires:

«Le colonel du 9e léger m'apprit qu'il n'existait plus. Je n'étais pas à cent pas du lieu où je l'avais laissé, j'y courus et le trouvai par terre, au milieu des morts déjà dépouillés, et dépouillé entièrement lui-même. Malgré l'obscurité, je le reconnus à sa volumineuse chevelure, de laquelle on n'avait pas encore ôté le ruban qui la liait.

«Je lui étais trop attaché depuis longtemps, pour le laisser là, où on l'aurait enterré, sans distinction, avec les cadavres qui gisaient à côté de lui. Je pris à l'équipage d'un cheval, mort à quelques pas de là, un manteau qui était encore à la selle du cheval; j'enveloppai le corps du général Desaix dedans, et un hussard, égaré sur le champ de bataille, vint m'aider à remplir ce triste devoir auprès du général. Il consentit à le charger sur son cheval et à conduire celui-ci par la bride jusqu'à Garofolh, pendant que j'irais apprendre ce malheur au premier Consul... Il m'approuva et ordonna de faire porter le corps à Milan pour qu'il y fût embaumé[75]».

Il n'est pas besoin de dire quelle fut la douleur de la mère et de la sœur de Desaix. Le premier Consul, en témoignant par une lettre à la première de sa profonde sympathie, lui fit remettre le premier quartier d'une pension qui lui était accordée au nom de la patrie reconnaissante. La seconde fut mariée par lui au général Becker, officier très-estimé.

Des honneurs singuliers furent rendus à Desaix, dont la tombe se voit au sommet du grand Saint-Bernard.

En posant la première pierre du quai qui devait porter ce nom illustre, Lucien Bonaparte prononça ces paroles: «Puisse ce quai avoir une durée aussi longue que la mémoire de Desaix!»

Un monument à la gloire du héros et surmonté de son buste orne la place du Châtelet.

Voici, d'après Martha Becker, l'épitaphe qui fut faite à Strasbourg pour Desaix: «Hic jacet hostium terror et admiratio, Patriæ amor et luctus.»

[73] Éloge de Kléber et Desaix, par Garat (1er vendémiaire, an IX).—1800. In-8º.

[74] Le général Desaix, 1 vol. in-8º.

[75] Savary: Mémoires.


MATHIEU DE DOMBASLE

I

L'agriculture produit le bon sens, et un bon sens d'une nature excellente.

Joubert.

Un homme qui n'est pas moins illustre qu'Olivier de Serres et auquel notre patrie ne doit pas moins de reconnaissance pour les services immenses qu'il a rendus à l'agriculture, c'est notre contemporain, Mathieu de Dombasle. Nous regrettions pour le premier l'absence de documents qui permissent d'écrire avec détails sa biographie; et le même regret nous pourrions l'exprimer à propos de Mathieu de Dombasle dont la vie s'est écoulée presque sous nos yeux. Cette vie pourtant offre un intérêt sérieux, quoique peu accidentée, peu remplie d'évènements dans sa plus importante période, tout entière absorbée par un travail dont l'austère régularité avait quelque chose de monastique.

L'ordre parfait que M. de Dombasle avait su établir dans la répartition de son temps, le pouvoir sans bornes qu'il exerçait sur lui-même et la rigoureuse attention qu'il mettait à éviter toute cause de distraction lui permettaient de suffire à tout. «Pendant un séjour de vingt ans qu'il passa à Roville, écrivait M. Jules Rieffel, un de ses élèves, directeur de l'institut de Grand-Jouan, il ne fit peut-être pas vingt absences, et, chose admirable, durant cette longue période, sa vie fut réglée, au point de vue du travail, comme on voit les heures distribuées pour la prière dans une communauté de religieux. Cette présence continuelle, cette régularité qu'il avait su s'imposer à lui-même, avant de l'exiger des autres, ne furent pas certainement la moindre cause de ses succès et l'exemple le moins salutaire qu'il donna aux élèves dont la France est aujourd'hui redevable à l'école de Roville.»

C'est ainsi que Mathieu de Dombasle, tout en veillant avec tant de sollicitude aux moindres détails de son exploitation devenue la première ferme modèle, en même temps, qu'il initiait ses nombreux élèves à la science agronomique, plus pratique encore que théorique, pouvait suffire aux exigences de son immense correspondance. Après sa mort, on trouva vingt-et-un cartons remplis des lettres adressées de tous les points de la France à Mathieu de Dombasle par des agriculteurs heureux de compter au nombre de ses disciples; quarante-et-un cahiers, chacun d'au moins 150 pages, renfermaient la copie des réponses à ces lettres comme à celles de tant d'illustres étrangers avec lesquels le fermier de Roville était en relations habituelles: Sir John Sinclair, le célèbre fondateur du bureau d'agriculture de Londres; Thaër, si cher à la Prusse, ou plutôt à l'Allemagne, et dont les travaux se lièrent si intimement en France aux premiers progrès de l'école moderne; le vénérable de Fellenberg, le baron de Woght et vingt autres.

Mais comment Mathieu de Dombasle avait-il été amené à s'occuper exclusivement d'agriculture? Peut-être avant de parler de Roville, il eût été utile de donner à ce sujet quelques détails puisés surtout dans l'excellente Notice biographique, de M. Leclerc-Thouin, lue à la séance publique de la Société royale et centrale d'Agriculture, du 14 avril 1844 et publiée dans le recueil de la dite Société[76].

Ce document, très-complet pour ce qui a trait aux travaux de l'agriculteur, nous donne moins de détails sur l'homme, dont la vie, dans sa plus grande partie, s'écoula, comme nous l'avons dit, paisible et uniforme, et sauf au début ne connut guère les péripéties dramatiques.

Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle naquit à Nancy, le 26 février 1777. Sa famille, anoblie par le duc Léopold, était une des plus honorables de l'ancienne Lorraine. Après avoir fait ses premières études sous les yeux de ses parents, il entra, vers l'âge de douze ans, au collége de Saint-Symphorien, de Metz, dirigé par les bénédictins. Ces maîtres, zélés non moins qu'intelligents, constatèrent chez leur élève, avec des habitudes singulières de méditation et de réflexion, une ardeur pour le travail qu'il aurait fallu presque contenir. Aussi les progrès de l'adolescent furent rapides et donnaient les plus grandes espérances lorsque par malheur la Révolution, en chassant les moines de leurs couvents et fermant tous les établissements d'instruction publique, vint arracher le jeune Dombasle à ses études. Revenu dans la maison paternelle, et livré à peu près à lui-même, il partageait son temps entre la culture des beaux-arts, musique, dessin, gravure, et la chasse qu'il aimait de passion. Néanmoins un matin il quitta généreusement tout cela lorsque pour la patrie sonna l'heure des grands périls et que l'étranger envahit la France. Quoiqu'il n'eût pas eu beaucoup à se louer de la Révolution qui lui avait enlevé le titre de grand maître des eaux et forêts, héréditaire dans sa famille, le jeune Dombasle n'hésita pas à s'enrôler comme volontaire et combattit, pendant plusieurs mois en cette qualité, sous les drapeaux de la République. Mais une affection nerveuse dont il fut atteint sans doute à la suite de ses fatigues, et que la petite vérole vint cruellement compliquer, mit sa vie en péril. Lorsque enfin, convalescent, il put quitter l'hôpital, son état de santé était tel que les médecins jugèrent qu'il lui fallait, pour longtemps ou même pour toujours, renoncer au rude métier du soldat et lui délivrèrent son congé.

«Cette double circonstance, dit M. Leclerc-Thouin, décida du reste de sa vie, car ce fut alors que s'accrurent chez lui les goûts d'application studieuse et que les facultés intellectuelles prirent, aux dépens de l'agilité et de la force du corps, un développement nouveau. Aux études littéraires, il joignit celles des sciences... La chimie avait surtout appelé son attention... Après avoir abandonné quelques spéculations commerciales peu en harmonie avec ses goûts, il lui dut de pouvoir s'adonner sérieusement à la fabrication du sucre de betterave, et, à cette occasion se livrer à la pratique de l'agriculture qui avait toujours eu pour lui un vif attrait.»

Mais au moment même où, sa fabrique, de plus en plus prospère, il commençait à recueillir le fruit de ses efforts, arrivèrent les évènements de 1814. L'invasion russe et la libre introduction des sucres coloniaux, en faisant une concurrence écrasante à ses produits, lui enlevèrent la majeure partie des capitaux considérables qu'il avait versés dans ses usines. Mathieu de Dombasle se trouvait ruiné, mais ruiné si complètement qu'à la mort de son père, il fut obligé d'abandonner la portion de bien qui lui revenait à ses frères et sœurs, tout en restant débiteur envers eux d'une somme assez forte qu'il ne put acquitter que longtemps après.

II

Loin de perdre courage cependant, il envisagea froidement le désastre dans toute son étendue et confiant dans les ressources qu'il sentait en lui-même et surtout dans les résultats d'un travail intelligent et persévérant, il n'hésita pas, quoique déjà plus jeune (il avait alors trente-huit ans) à recommencer une nouvelle carrière; son penchant comme le bonheur des circonstances le poussèrent, cette fois, exclusivement vers l'agriculture. Un de ses voisins, M. Bertier, riche propriétaire, avait depuis longtemps le désir de transformer sa terre de Roville en école d'agriculture, genre d'établissement qui manquait en France quoique des fermes ouvertes à l'instruction publique existassent déjà dans presque toutes les contrées de l'Europe. M. Bertier sut apprécier Dombasle à sa valeur, et en homme éclairé, en véritable ami de l'agriculture, il proposa un bail à long terme, conçu sur les bases les plus larges, et qui, tout en assurant l'amélioration foncière, garantissait au fermier un intérêt convenable de ses avances et une juste rémunération de ses travaux. Il fournissait de plus pour l'exploitation une part importante du capital complété par d'autres actionnaires qui, réunis en assemblée générale, le 1er septembre, arrêtèrent la nouvelle destination de Roville et nommèrent directeur Mathieu de Dombasle. Celui-ci vint trois mois après, le 4 décembre, s'installer à la ferme, et il travailla dès lors sans relâche à lui acquérir cette célébrité européenne qui a tant contribué, pendant vingt ans, à appeler l'attention publique sur l'agriculture et à propager ses progrès.»

La ferme de Roville comptait environ 200 hectares. Malgré la médiocrité du sol, le nouveau fermier sut, au bout de peu d'années, en obtenir d'admirables récoltes, en céréales, maïs, pommes de terre, betteraves, carottes; Mathieu Dombasle en outre améliora la fabrication des instruments aratoires, inventa une charrue qui porte son nom, et livra un grand nombre de ces instruments perfectionnés à l'agriculture. Mais ce qui surtout fit de Roville un établissement important c'est qu'il devint une excellente école d'agriculture où des jeunes gens, envoyés par leurs parents ou par les conseils généraux, se mettaient rapidement en état de diriger eux-mêmes une grande exploitation, grâce à l'habile enseignement du maître.

«La pratique du chef d'exploitation, disait souvent Mathieu de Dombasle, est tout intellectuelle quoiqu'elle ait pour objet la direction des opérations manuelles. Connaître et prévenir l'effet de ces opérations, les combiner entre elles et les modifier selon les circonstances, voilà en quoi elle consiste véritablement et voilà pourquoi il s'efforçait de placer les jeunes gens en contact aussi immédiat que possible avec toutes les opérations agricoles, de leur faire suivre en un mot un véritable cours de clinique agricole[77]

Sans nier, et bien au contraire l'utilité de l'instruction puisée dans les livres, Mathieu de Dombasle la déclarait, seule, tout à fait insuffisante. Il comparait avec raison le cultivateur riche seulement en connaissances puisées dans de bons ouvrages à l'homme qui aurait suivi d'excellentes études médicales dans les cours publics, mais qui n'aurait jamais fait sur le corps humain l'application de ces études, et il montrait l'embarras de l'un et de l'autre lorsque, pour la première fois, ils se trouvaient près du lit d'un malade et devant un champ à cultiver.»

En 1831, le roi Louis-Philippe, préoccupé de popularité, fit une visite à la ferme de Roville, et témoigna vivement de sa satisfaction au directeur. Dans la même année, l'illustre agronome fut nommé membre de la Légion-d'Honneur, en même temps que le ministre allouait à Roville une assez forte subvention annuelle pour la création de dix bourses de 300 francs chacune, et pour le traitement des professeurs. De ceux-ci Mathieu de Dombasle, pas n'est besoin de le dire, était le premier quoique son enseignement, essentiellement pratique, n'empruntât rien à la forme oratoire.

«Cet homme d'une activité, d'une netteté d'esprit si remarquables, cet homme doué d'une si grande énergie pour le travail, était d'une faible constitution et d'une santé débile. Habituellement silencieux, parfois presque taciturne, il conserva jusqu'à ses dernières années, en présence d'un certain nombre d'auditeurs, une timidité dont il avouait que son amour-propre eut plus d'une fois à souffrir, et qui le tourmentait encore à Roville au milieu de ses élèves. Ce n'est que dans l'isolement du cabinet qu'il retrouvait toute la liberté de sa pensée. Là, le travail lui devenait si facile, qu'il avait dès longtemps perdu l'habitude d'écrire. Il dictait sans que presque jamais une rature vînt modifier le premier jet de sa phrase ou interrompre le facile enchaînement de ses idées[78]

Aussi le nombre de ses écrits est considérable. En outre des Annales de Roville, publication périodique qui compte 9 volumes in-8º—1824—1837, il a fait paraître un grand nombre de brochures sur les questions à l'ordre du jour: De la production des chevaux en France; Faits et observations sur la fabrication du sucre de betterave; etc., etc. Le Calendrier du Bon Cultivateur, paru en 1821, eut du vivant de l'auteur sept éditions.

À l'expiration de son bail, Mathieu de Dombasle, heureux de la très-modeste aisance qu'il avait su reconquérir (sa fortune ne s'élevait pas à plus de 110,000 francs), vint s'établir à Nancy, sa ville natale, où il comptait de nombreux amis. «Désormais, dit M. Leclerc-Thouin, il allait pouvoir s'occuper tout à loisir de la rédaction de son Traité général d'Agriculture, depuis longtemps déjà l'objet de ses méditations et de ses veilles, lorsque tout à coup la nouvelle de sa mort se répandit au milieu de la stupeur générale. Le 19 décembre 1843, il fut atteint d'une toux en apparence catharrale; jusqu'au samedi 23, bien qu'il prît quelques médicaments, il n'interrompit en rien ses occupations ordinaires; mais pendant la nuit, il tomba dans un état de faiblesse qui ne lui permit plus de se livrer à aucun travail d'esprit. Le mercredi 27, à midi, ses facultés intellectuelles et morales s'obscurcirent, et avant trois heures il succomba aux suites d'une affection de cœur qui amena, sans agonie et sans souffrance, une mort que personne n'avait pu juger sitôt prochaine.»

La ville toute entière fut dans le deuil. Une souscription s'ouvrit pour élever à l'illustre agronome une statue que l'on voit maintenant sur la place dite de Mathieu de Dombasle. Cette statue est en bronze fondue d'après un modèle dû à David d'Angers. Le célèbre agronome est représenté tenant la plume d'une main, de l'autre, la liste de ses principaux ouvrages. À ses pieds se trouve la charrue qui porte son nom.

III

Quelques mots encore sur Mathieu de Dombasle écrivain. Son style facile et courant, qui se préoccupe moins de l'élégance que de la netteté, dit bien ce qu'il veut dire et ne manque point d'agrément dans sa simplicité qui le rend intelligible au lecteur le moins lettré. Ces qualités recommandent le Calendrier du Bon Cultivateur, paru pour la première fois en 1821 et que Mathieu de Dombasle affectionnait particulièrement: «C'était sa première publication agricole, dit l'éditeur de la huitième édition; puis il avait trop de foi dans le bon sens des masses pour n'être pas flatté et frappé en même temps du succès d'un livre qui, sans prôneurs, sans aucun patronage, s'était en moins de vingt ans répandu au nombre de plus de vingt mille exemplaires.» Le Calendrier du Bon Cultivateur forme un gros volume in-12 de plus de 600 pages, rempli d'excellents conseils, d'instructions pratiques, disposées avec méthode et dans l'ordre des saisons, ou mieux des douze mois de l'année. Le livre se termine par une sorte de récit en plusieurs chapitres, ayant pour titre: La richesse du cultivateur ou les secrets de Jean Benoit, et dont nous détacherons quelques passages pour faire connaître la manière de l'auteur. L'histoire de Benoit se lit avec un vif intérêt quoique ne rappelant en rien le roman ou la nouvelle, témoin la façon dont l'auteur raconte le mariage de son héros:

«Benoit avait le projet de visiter l'Angleterre parce qu'il avait entendu dire que plusieurs parties de ce royaume sont cultivées avec une grande perfection; mais ayant fait connaissance d'une fille qui était en service chez le même maître que lui, il se détermina à l'épouser. Cette fille venait d'hériter d'un de ses oncles qui lui avait laissé une maison et quelques terres, dans un village du pays de Hanovre. Ils partirent ensemble pour aller cultiver leur petit bien..... Comme la femme de Benoit était forte et aussi laborieuse que lui presque, tout cela fut labouré à la bêche et biné de leurs propres mains.»

Voilà qui est simple et primitif. Quoiqu'il en soit, à la fin de l'année, grâce à la vente du lait et du beurre, des grains et des fruits, il restait à l'ami Benoit un bénéfice net de 800 francs. «Il aurait bien pu employer cet argent à acheter des terres, car il y en avait alors à vendre à très bon marché et qui lui auraient bien convenu; mais il s'en garda bien parce qu'il s'était imposé la loi de ne jamais acheter de terres que lorsque celles qu'il avait seraient parfaitement amendées, et lorsqu'il aurait du fumier en abondance pour en amender de nouvelles; il savait bien qu'un jour (arpent) de terre bien amendé en vaut deux, et que les terres sans fumier ne paient pas les frais de culture.»

Benoit employa ses 800 francs à agrandir son étable ce qui lui permit de doubler le nombre de ses vaches et la quantité de ses produits. Bref, au bout de quatre années, il lui fallait une charrue et même deux pour labourer ses terres. Au bout de vingt années, Benoit était devenu presque riche; mais, comme il arrive si souvent dans le monde, en même temps que la fortune le malheur venait frapper à sa porte. Successivement il perdit sa femme et deux enfants déjà grands, sa joie et sa consolation. «Accablé de tous ces malheurs, le pays où il les avait éprouvés lui devint insupportable; il se détermina à vendre tout ce qu'il avait et à revenir dans son pays natal, pour achever ses jours dans la société de quelques parents qu'il y avait laissés.

«Il y a maintenant quatre ans que Benoit revenu en France, s'est fixé à R.....[79] où il est né; il y a acheté une jolie petite maison et un vaste jardin qu'il cultive lui-même, car il lui serait impossible de demeurer oisif. J'habite dans le voisinage de ce brave homme, et jamais je n'éprouve plus de plaisir que lorsque je m'entretiens avec lui.»

On n'en doute pas d'après le portrait que l'auteur nous fait du digne homme qu'il est difficile de ne pas croire peint d'après nature. Ne serait-ce pas Mathieu de Dombasle qui s'est ainsi pourtrait lui-même à son insu dans cette honnête homme si sympathique? «Benoit a aujourd'hui soixante-quatre ans; mais il jouit d'une santé parfaite qu'il doit à une vie constamment laborieuse; à peine ses cheveux sont-ils gris et il conserve une vivacité qui ferait croire qu'il n'a que vingt ans. C'est un petit homme assez maigre, mais dont la physionomie est remarquable par le feu du génie qui étincelle dans ses yeux, et par un air de franchise qui prévient en sa faveur aussitôt qu'on le voit. Il a conservé toute la simplicité du costume et des mœurs des cultivateurs du pays qu'il a habité si longtemps; mais dans ses vêtements, dans son ameublement, dans toute son habitation, respire la propreté la plus soignée.

«Il parle très peu lorsqu'il se trouve avec des étrangers; mais dans ses entretiens avec les hommes qu'il voit habituellement, il devient très communicatif. On voit surtout qu'il éprouve un vif plaisir à parler d'agriculture: alors il parle beaucoup et longtemps. Cependant on ne se lasse pas de l'entendre, parce qu'il sait beaucoup, qu'il ne parle que de ce qu'il sait bien, et que toutes ses paroles portent le caractère de ce bon sens naturel et de ce jugement exquis et sûr qui ont dirigé toutes les actions de sa vie.»

Aussi, que de progrès réalisés dans tout le voisinage, au point de vue agricole, par la seule influence de sa parole et de son exemple! Mais ce n'est pas de ses conseils seulement qu'il est prodigue: «Il donne beaucoup à ses parents et même à quelques étrangers, mais c'est à la condition qu'ils soient actifs, laborieux et probes; les paresseux et les négligents ne sont pas bien venus près de lui: il dit souvent qu'il ne peut mieux faire que d'imiter la Providence qui ne distribue ses dons qu'à ceux qui s'en rendent dignes par le travail.

Aide-toi et le Ciel t'aidera.

«Des malheurs survenus à un homme industrieux et rangé, sont un titre qui donne des droits certains à sa générosité. C'est ainsi qu'il a sauvé d'une ruine complète un père de famille de son voisinage qui avait éprouvé des pertes énormes dans les invasions.... Benoit le connaissait à peine, mais il a un tact sûr pour juger les hommes; il n'hésita pas à lui avancer une forte somme, et il n'a pas lieu de s'en repentir; car la plus grande partie lui est déjà remboursée, et l'état prospère qu'ont repris les affaires de l'homme qu'il a ainsi aidé est un gage certain pour ce qui lui reste dû. Il s'est acquis un ami qui ne peut parler de lui sans verser des larmes d'attendrissement.»

J'ai réservé pour la fin un dernier trait qui achève le portrait: «du brave homme» et qui prouve que Mathieu de Dombasle n'avait jamais oublié les leçons de ses anciens et vénérables maîtres. «Benoit a habité trente ans un pays où le culte catholique n'est pas exercé, et où il n'existe pas de pasteur; cependant il n'a rien perdu de son attachement à la religion, et par sa piété franche et douce, il est aujourd'hui le modèle du canton.»

Faut-il s'étonner ensuite que l'ami Benoit ait conquis à l'auteur tant de sympathies dont témoignent les lettres en fort grand nombre qu'il reçut après la publication de son livre? Entre ces lettres dont beaucoup expriment, avec une affectueuse reconnaissance et parfois une éloquente naïveté, les sentiments dont étaient pénétrés les signataires, je n'aurais que l'embarras du choix. Je me bornerai à une seule citation, tirée d'une lettre datée du 24 mai 1827 et curieuse autant que touchante dans sa simplicité pleine de bonhomie:

«J'ai lu avec beaucoup de plaisir les secrets de votre ami, J.-N. Benoit. Je désirerais bien l'avoir avec moi, pour quelque temps, dans une propriété que j'exploite à un quart d'heure de cette ville, dans une position des plus agréables, où nous ferions quelque chose de beau; le terrain y est très facile. Aimant l'agriculture autant que vous pouvez l'aimer, ainsi que M. Benoit, je désirerais beaucoup être aidé d'un homme entendu tel que lui, je vous prie de lui en faire part et de me dire ce qu'il en pense.»

Pour qu'on pût s'y tromper ainsi certes l'ingénieuse fiction devait s'inspirer beaucoup de la réalité? Mais quel bon sourire dut illuminer la figure de Mathieu de Dombasle quand il lut cette épitre qui témoignait d'une confiance si ingénue et de cette naïve crédulité?

[76] Année 1844.

[77] Leclerc-Thouin.—Notice.

[78] Notice biographique, par M. Thouin.

[79] Roville.


DUPUYTREN

Dupuytren (Guillaume), naquit à Pierre-Buffière, en Limousin, le 6 octobre 1777. Voici sur sa première enfance des détails assez curieux. On raconte qu'une dame, passant en poste dans les rues de la petite ville, avisa un jeune garçon de l'âge d'environ trois ans dont la gentille figure lui plut tout d'abord. Cette dame n'avait point d'enfant, l'idée lui vint d'enlever celui-ci pour en faire son fils adoptif; et en effet, le bambin séduit par les douces paroles de la dame, peut-être affriandé par la vue de quelques bonbons ou gâteaux, monta dans la voiture qui aussitôt s'éloigna de toute la vitesse des chevaux. Il fallut que le père averti, pour ravoir son enfant, poursuivît la dame jusqu'à Tours.

On peut croire cependant que la tendresse du père n'empêchait point de sa part une assez grande négligence, puisque, bon nombre d'années après, nous retrouvons encore l'enfant courant seul les rues de la ville où sa figure intelligente, son air délibéré et surtout la vivacité et l'à-propos de ses réparties frappèrent un capitaine de cavalerie nommé Keffer qui, d'après la légende, le prit en croupe, l'amena à Paris, et le plaça au collége de la Marche dont un sien frère était principal. Des biographes, dont le témoignage paraît plus vraisemblable, disent que le capitaine, avant de se charger de l'éducation du bambin, demanda le consentement des parents qui ne le firent pas attendre. Soit que son protecteur fût mort, soit qu'il se le fût aliéné, le jeune Guillaume, ses classes terminées, revint à Pierre-Buffière, assez incertain sur sa vocation quoiqu'il parût incliner vers la carrière militaire, pourtant sans grand enthousiasme. Mais son père un jour coupa court à ses hésitations en disant:

—Tu seras chirurgien.

Et, chose remarquable! comme si la décision paternelle l'eût soudain éclairé pleinement sur sa vocation, Guillaume ne manifesta plus aucune incertitude. De retour à Paris, il retrouva, au collége de la Marche, sa chambre d'écolier, commença et poursuivit ses études médicales avec une opiniâtre persévérance, s'aidant tout à la fois des livres et des leçons orales des professeurs en renom, Boyer pour l'anatomie, Vauquelin et Bouillon-Lagrange pour la chimie. Constamment, à ce qu'on raconte, il avait à la bouche cette parole: «Que rien n'est tant à redouter pour un homme que la médiocrité.»

Aussi, aiguillonné sans cesse par cette pensée d'ambition qui, à cette époque comme plus tard, fut trop, paraît-il, son mobile, il travaillait avec une ardeur fiévreuse, et lors de la création des écoles de santé (février 1795), il put se présenter pour l'une des six places de prosecteurs mises au concours. Il ne vint qu'au quatrième rang; mais c'était beaucoup déjà pour un adolescent qui comptait dix-huit ans à peine. Néanmoins il s'indigna contre lui-même, ne se pardonnant point de n'avoir réussi qu'à demi; aussi nous le voyons redoubler d'efforts, et, peu d'années après (mars 1801), il était nommé par un vote unanime chef des travaux anatomiques.

«Maître de cette position indépendante, dit le docteur Malgaigne, il ne tarda pas à apporter dans le service des dissections une discipline et une activité jusqu'alors inconnues. En quinze mois, il déposa, dans les cabinets de l'École, quarante pièces anatomiques relatives à toutes les parties des systèmes artériel et veineux. Il poursuivait des recherches d'anatomie normales sur les canaux différents, la rate, etc; il multipliait les vivisections, etc.» En même temps, il professait un cours d'anatomie non sans succès quoiqu'il ne pût se dissimuler qu'il restait inférieur à Bichat et plus tard à Laënnec pour la science pathologique. Cette conviction sans doute contribua à le lancer dans une autre direction. Bien que nommé chirurgien de seconde classe à l'Hôtel-Dieu (1802), il s'était jusqu'alors assez peu occupé de chirurgie lorsqu'il fut amené par les circonstances à se vouer presque exclusivement à cette partie si importante de la science médicale. Devenu par le départ de Giraud, chirurgien-adjoint, il gagna à juste titre la confiance du chirurgien en chef Pelletan, qui se reposa sur lui d'une partie importante du service et lui donna ainsi l'occasion de se produire.

Sa position était déjà assez honorable pour qu'elle lui permît de faire un mariage avantageux; il épousa Mlle de Sainte-Olive qui lui apportait en dot au moins 80,000 francs. Mais il se brouillait en même temps avec Boyer dont il avait demandé la fille, et qui ne lui pardonnait pas une rupture nullement motivée et aggravée par cette circonstance fâcheuse qu'elle avait eu lieu le jour même fixé pour la signature du contrat.

En 1811, Dupuytren obtint, au concours et à l'unanimité des suffrages, la chaire de médecine opératoire vacante par la mort de Sabatier. En 1815, par la retraite un peu forcée de Pelletan, il se trouva chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu, et il se promit bien de ne pas la partager. Le service chirurgical comptait parfois jusqu'à trois cents malades: c'était un travail d'Hercule qui allait peser sur lui seul, il s'y dévoua sans réserve. Tous les jours levé régulièrement à cinq heures, il accomplissait ses visites de 6 à 9 heures, faisait une leçon d'une heure à l'amphithéâtre, donnait ensuite des consultations aux malades du dehors, et quittait rarement l'hôpital avant onze heures; enfin, le soir, il faisait une seconde visite de six à sept heures, et jusqu'en 1825, à peine y manqua-t-il un jour.»

Rallié au gouvernement de la Restauration, il fut, lors de l'assassinat du duc de Berry, l'un des premiers appelé auprès du blessé. Faut-il croire à cette anecdote rapportée par quelques biographes et qui serait une des causes, suivant eux, du peu de faveur dont Dupuytren jouit auprès du roi Louis XVIII qui, comme on le sait, se piquait de littérature. Lorsqu'il arriva près du lit de son neveu, le roi dans la crainte d'être entendu du blessé, dit en latin au chirurgien: Superest-ne spes aliqua salutis? Reste-t-il quelque chance de salut?

Dupuytren, soit qu'il fût préoccupé, soit qu'il eût en effet oublié tout à fait la langue de l'ancienne Rome, n'eût pas l'air de comprendre et ce fut Dubois qui se chargea de la réponse. Aussi, quoique Dupuytren eût été créé baron au mois d'août, trois années s'écoulèrent avant qu'il fût nommé chirurgien consultant. J'ai peine à croire, d'ailleurs, que Dupuytren, pour se concilier de hautes influences, se soit abaissé, lui si peu dévot alors, jusqu'à ce petit et honteux manége que lui prête un biographe et qui n'eût été que de la misérable hypocrisie.

Pendant une messe célébrée à la chapelle du château de Saint-Cloud, Dupuytren laissa tomber avec fracas, au moment de l'élévation, son volumineux Livre-d'Heures garni d'épais fermoirs. Mme la duchesse d'Angoulême dit en levant les yeux:

—Voici M. Dupuytren qui perd ses Heures!

—Mais qui ne perd pas son temps! murmura le duc de Maillé.

Le mot est joli, mais ne paraît point réellement avoir été prononcé, parce que l'occasion n'en fut point donnée par Dupuytren, qui témoigna d'une façon dure, brutale même, son indignation à la personne qui la première, d'après ce qu'il croyait, avait mis en circulation cette petite calomnie. Appelé par cette dame, la duchesse de ***, auprès du lit de sa fille, gravement malade, il entra dans la chambre sans paraître même s'apercevoir de la présence de la mère, sans répondre autrement que par un silence glacial à ses politesses empressées, examina la malade, fit son ordonnance, et sortit comme il était entré, en n'ayant pas l'air de voir la maîtresse de la maison dont les regards, plus encore que les paroles, trahissaient une si terrible anxiété.

Charles X, aussitôt après son avènement, parut empressé de dédommager Dupuytren des procédés de son frère, et tout d'abord il le nomma son premier chirurgien. Il usa également de sa haute influence pour écarter les obstacles qui empêchaient qu'il ne fût reçu à l'Institut où la mort de Percy laissait une place vacante. Dupuytren, pour qui les biographes en général se montrent sévères, prouva qu'il comprenait la reconnaissance et de la façon la plus large; car, après la Révolution de 1830, apprenant que le roi Charles X, dans l'exil, se trouvait à la veille de manquer d'argent, il lui écrivit spontanément:

«Sire, grâce en partie à vos bienfaits, je possède trois millions, je vous en offre un, je destine le second à ma fille, et je réserve le troisième pour mes vieux jours.»

M. Richerand, dans la Biographie universelle, nie d'un ton assez aigre ce trait si honorable pour son confrère: «En remontant à la source de cette anecdote, dit-il, on s'est bientôt convaincu qu'elle n'avait aucun fondement: c'était une de ces rumeurs adroitement propagées et qui n'étaient pas inutiles à sa renommée et à ses succès.»

Pourtant dans sa Notice publiée ultérieurement[80], M. Malgaigne maintient le fait en s'appuyant du témoignage si considérable de M. Cruveilhier: «Dupuytren, dit-il, écrivit une lettre ainsi rapportée par M. Cruveilhier.» Or, on ne voit point que celui-ci ait démenti l'affirmation. On ne saurait d'ailleurs suspecter Malgaigne de partialité en faveur de Dupuytren, au contraire, car il dit de lui entre autres choses: «Pour réaliser ces idées de suprématie qu'il nourrissait dès sa jeunesse, il sacrifia son repos, sa santé, quelquefois jusqu'à son orgueil. Toute supériorité naissante lui était importune, et ses élèves les plus distingués étaient ceux dont il prenait le plus d'ombrage. Par ses jalousies, par ses noirceurs, il avait fini par éloigner tous ses amis, tous ses collègues; et comme nul ne se fiait plus à lui, il en vint à son tour à se méfier de tous. Il vit partout des ennemis et sous son toit domestique et dans la foule qui se pressait à ses leçons et dans les journaux qui les répétaient, et dans ceux qui ne les répétaient pas; et n'ayant personne à qui confier ni ses joies ni ses peines, il mena vraiment, au comble de la fortune et de la prospérité, la vie la plus misérable.»

Formidable exemple pour les ambitieux que celui de cet homme en apparence si favorisé de la fortune, riche à millions; ayant la gloire, ayant la célébrité plus grande qu'il ne l'avait rêvée, et avec tout cela malheureux, misérable, comme dit M. Malgaigne qui continue:

«Fier et hautain, il aimait qu'on pliât devant lui-même jusqu'à terre; et cependant par un contraste étrange, il réservait son estime aux caractères indépendants, alors même qu'il les écartait de son entourage, etc.» Il ne se peut guère un jugement plus sévère, et l'on en doit croire assurément l'écrivain dans ce qu'il dit de favorable à Dupuytren auquel comme homme, des biographes accordent davantage. Il faut lire à ce sujet ce que le recueil intitulé: Portraits et histoire des hommes utiles, nous apprend de sa bienveillance, de sa bonté vraiment singulière pour les enfants malades près desquels il oubliait ses brusqueries, laissant sa figure d'ordinaire dure, impassible, rigide, se détendre par le plus paternel des sourires. Au milieu d'eux il oubliait ses hauteurs, son amer dédain des hommes qui paraît avoir eu sa principale source dans ce désenchantement résultant de l'expérience, et aussi et davantage peut-être, dans ce triste scepticisme, dans cette misérable incrédulité, alors comme aujourd'hui trop peu rare chez des praticiens même éminents et qui n'en reste pas moins pour nous une aberration incompréhensible. Car, quoi! ne devraient-ils pas avoir toujours présente à l'esprit cette magnifique profession de foi de l'un des plus illustres patriarches de la science, qui, encore armé du scalpel, devant un cadavre dont le thorax et les flancs étaient ouverts, après avoir fait en quelque sorte toucher du doigt à ses nombreux élèves les merveilles de l'organisme, ne pouvait s'empêcher de s'écrier dans un élan de religieux enthousiasme:

«Ô Éternel, quel hymne je viens de chanter à ta gloire!»

Il ne pensait pas autrement, le savant Ambroise Paré, quand il disait à propos du duc de Guise, je crois: «Je le pansai, Dieu le guérit.»

On a peine vraiment à comprendre le médecin, le chirurgien, sceptique, impie, ou seulement indifférent, à moins que ce ne soit par un prodigieux aveuglement, suite de passions viles, ou de préjugés grossiers inculqués par cette première et inepte éducation qu'on reçoit trop souvent dans les colléges, les facultés, les cliniques et qui ne pouvait qu'être pire à l'époque où Dupuytren commença ses études, et après les avoir terminées, obtint ses diplômes. L'orgueil, la vanité aidant, et aussi la dévorante activité de cette vie qui ne permet guère le repos non plus que la réflexion au médecin en vogue, ses préjugés, son indifférence ou plutôt son hostilité persistèrent longtemps. Mais enfin, il vint un jour, il vint une heure, heure à jamais bénie, où d'autres pensées, des pensées pour lui bien nouvelles, bien inattendues, tout à coup étonnèrent, inquiétèrent ce grand esprit; des sentiments qu'il ne connaissait plus, qu'il n'avait jamais connus peut-être, firent soudain palpiter son cœur et dans des circonstances singulières et providentielles. Mais le fait a été si admirablement raconté par un illustre et à jamais regrettable orateur qu'il y aurait présomption à vouloir refaire ce récit où il semble en quelque sorte s'être surpassé lui-même. Je me trouve trop heureux de pouvoir le reproduire tout au long en remettant sous les yeux du lecteur qui m'en saura gré ces pages incomparables. Mon humble prose ne gagnera pas sans doute à pareil voisinage, mais qu'importe!

«Notre âge se rappelle encore la célébrité dont jouissait, il y a un quart de siècle, un homme qui avait porté dans les œuvres de la chirurgie une intrépidité d'âme aussi rare que la précision de sa main. Cet homme, déjà vieux, vit entrer dans son cabinet une figure simple, grave et douce, qu'il reconnut aisément pour un curé de campagne. Après l'avoir entendu et examiné quelques instants, il lui dit d'un ton brusque qui lui était naturel:

»—Monsieur le curé, avec cela on meurt.

»—Monsieur le docteur, répondit le curé, vous eussiez pu me dire la vérité avec plus de ménagement; car bien qu'avancé dans la vie, il y a des hommes de mon âge qui craignent de mourir. Mais en quelque manière qu'elle soit dite, la vérité est toujours précieuse, et je vous remercie de ne me l'avoir pas cachée.» Puis posant sur la table une pièce de cinq francs préparée d'avance, il ajouta: «Je suis honteux plus que je ne puis le dire de si mal témoigner ma reconnaissance à un homme comme monsieur le docteur Dupuytren: mais je suis pauvre, et il y a bien des pauvres dans ma paroisse; je retourne mourir au milieu d'eux.»

»Cet accent parvint au cœur de l'homme que le cri de la douleur n'avait jamais troublé; il se sentit aux prises avec lui-même; et courant après le vieillard qu'il avait repoussé d'abord, il le rappela du haut de sa porte et lui offrit son secours. L'opération eut lieu. Elle touchait aux organes les plus délicats de la vie; elle fut longue et douloureuse. Mais le patient la supporta avec une sérénité de visage inaltérable, et comme l'opérateur étonné lui demandait s'il n'avait rien senti:

»—J'ai souffert, répondit-il, mais je pensais à quelque chose qui m'a fait du bien.

»Il ne voulait pas lui dire: J'ai pensé à Jésus-Christ, mon Maître et mon Dieu crucifié pour moi; il eût craint de blesser peut-être l'incroyance de son bienfaiteur, et retenant sa foi sous le voile de la plus aimable modestie, il lui disait seulement: J'ai pensé à quelque chose qui m'a fait du bien. À plusieurs mois de là, par un grand jour d'été, le docteur Dupuytren se trouvait à l'Hôtel-Dieu, entouré de ses élèves à l'heure de son service. Il vit venir de loin le vieux prêtre, suant et poudreux, comme un homme qui a fait à pied un long chemin et tenant à son bras un lourd panier.

»—Monsieur le docteur, lui dit le vieillard, je suis le pauvre curé de campagne que vous avez opéré et guéri il y a déjà bien des semaines; jamais je n'ai joui d'une santé plus solide qu'aujourd'hui, et j'ai voulu vous en donner la preuve en vous apportant moi-même des fruits de mon jardin que je vous prie d'accepter en souvenir d'une cure merveilleuse que vous avez faite et d'une bonne action dont Dieu vous est redevable en ma personne.» «Dupuytren prit la main du vieillard; c'était la troisième fois que le même homme l'avait ému jusqu'au fond des entrailles.»

Dès lors, il n'est point douteux que des pensées d'un ordre tout nouveau préoccupèrent souvent l'illustre docteur encore que son caractère ombrageux, concentré, ait retenu toujours peut-être sur ses lèvres le cri de son angoisse intérieure, l'aveu poignant de ses troubles secrets, de ses doutes, de ses perplexités, qui devaient faire explosion, à la grande stupeur de beaucoup de ses contemporains, par un acte de foi solennel autant que sincère. Voici dans quelles circonstances: atteint d'une pleurésie latente, il ne put douter bientôt, à de certains symptômes, que son état ne fût des plus graves. «On lui proposa la ponction; il accepta d'abord, dit M. Malgaigne, et finit par refuser.

»—Que ferai-je de la vie? disait-il, la coupe en a été si amère pour moi!

»Il se regarda donc mourir, conservant la plénitude de son intelligence jusqu'au dernier moment. La veille même de sa mort, il se fit lire le journal:

»—Voulant disait-il, porter là-haut des nouvelles de ce monde. Il expira le 8 janvier 1835, à trois heures du matin.»

Rien de plus dans le récit du docteur. Mais grâce à Dieu, d'après les témoignages les plus authentiques, la mort de Dupuytren n'eut point ce caractère froidement stoïque, sceptique, et les plus précieuses des consolations ne manquèrent pas à son agonie. Écoutons encore le grand orateur.

«Enfin, cet homme illustre, le docteur Dupuytren, se trouva lui-même sur son lit de mort, et du regard dont il avait jugé le péril de tant d'autres, il connut le sien. Cette heure le trouva ferme; il avait eut trop de gloire pour regretter la terre et se méprendre sur son néant. Mais la révélation du peu qu'est la vie ne suffit pas pour éclairer l'âme sur sa destinée, et peut-être est-elle le plus grave péril de l'orgueil aux prises avec la mort. Il faut, à ce moment suprême, reconnaître également la misère et la grandeur de l'homme, et si le génie peut de lui-même s'élever jusqu'à sentir sa misère, il ne peut pas en même temps sentir sa grandeur. Ce double secret ne s'unit et ne se manifeste à la fois que dans une clarté qui vient de plus haut que la gloire. Dupuytren la vit venir. En roulant dans les replis de sa mémoire le spectacle des choses auxquelles il avait assisté, parmi tant de figures qui s'abaissaient sous son dernier regard, il en était une qui grandissait toujours, et dont la simplicité pleine de grâce lui rappelait des sentiments qu'il n'avait éprouvés que par elle. Le vieux curé de campagne était demeuré présent à son âme, et il en recevait, dans ce vestibule étroit de la mort, une constante et douce apparition. Messieurs, je ne vous dirai pas le reste: Dupuytren touchait aux abîmes de la vérité, et pour y descendre vivant, il n'avait plus qu'à tomber dans les bras d'un ami. C'est le don que Dieu a fait aux hommes depuis le jour où il leur a tendu les mains du haut de la croix, le don de recevoir la vie d'une âme qui la possède avant nous et qui la verse dans la nôtre parce qu'elle nous aime. Dupuytren eut ce bonheur. Au terme d'une mémorable carrière, il connut qu'il y avait quelque chose de plus heureux que le succès et de plus grand que la gloire: la certitude d'avoir un Dieu pour père, une âme capable de le connaître et de l'aimer, un Rédempteur qui a donné son sang pour nous, et enfin la joie de mourir éternellement réconcilié avec la vérité, la justice et la paix. Messieurs, la Providence gouverne le monde, et son premier ministre vous venez de l'apprendre, c'est la vertu[81]

Dans un petit volume où vu son titre[82] comme la table des chapitres et aussi le nom de l'auteur, je ne m'attendais certes pas à rencontrer de telles pages, j'ai lu tout un récit ayant pour titre: La mort de Dupuytren. Là se trouvent les détails les plus curieux relatifs soit à la fameuse opération qui sauva la vie au bon curé, soit aux derniers moments du célèbre chirurgien. Ils offrent, par leur caractère de précision, un commentaire intéressant qui complète dans ce qu'il a d'un peu vague, vers la fin, l'admirable récit du père Lacordaire. Aussi quelques citations ne déplairont pas au lecteur. Voici d'abord ce qui a trait à l'opération:

«La maladie était un abcès de la glande sous-maxillaire compliqué d'un anévrisme de l'artère carotide. La plaie était gangrenée en plusieurs endroits..... Dupuytren taillait et tranchait avec le couteau et les ciseaux; ses pinces d'acier sondaient le fond de la plaie et ramenaient des fibres qu'il tordait et qu'il attachait ensuite. Puis la scie enleva en grinçant des fragments cariés du maxillaire inférieur. Les éponges, pressées à chaque instant, rendaient le sang qui coulait à flots. L'opération dura vingt-cinq minutes. L'abbé ne fronça pas le sourcil, mais il était un peu pâle.

«—Je crois que tout ira bien, lui dit amicalement Dupuytren. Avez-vous beaucoup souffert?

«—J'ai tâché de penser à autre chose, répondit le prêtre.»

«...Chaque matin, lorsque Dupuytren arrivait, par une étrange infraction à ses habitudes, il passait les premiers lits et commençait la visite par son malade favori. Plus tard, lorsque celui-ci put se lever et faire quelques pas, Dupuytren, la clinique achevée, allait à lui, prenait son bras sous le sien, et harmonisant son pas avec celui du convalescent, faisait avec lui un tour de salle. Pour qui connaissait l'insouciante dureté avec laquelle Dupuytren traitait habituellement ses malades, ce changement était inexplicable.»

Plus inexplicable ou plus admirable, alors que, quelques pages plus haut, l'auteur nous dit: «Poussant jusqu'aux dernières limites ses doctrines de positivisme, Dupuytren s'acharna avec la plus excessive ténacité contre ce qu'il appelait les utopies spéculatives (religieuses), chaque fois qu'il trouva à les combattre sous quelque forme que ce fût. Par degrés son antipathie devint de l'exécration.»

Après avoir raconté les visites du bon curé apportant, chaque année, le 6 mai, jour anniversaire de l'opération, à Dupuytren son petit cadeau: «son inévitable panier et ses inévitables poires et poulets,» M. Nadar termine par le récit de la mort du grand chirurgien, récit des plus émouvants dans sa brièveté:

»L'amélioration n'était qu'apparente et Dupuytren le sentait bien. Il se voyait mourir et avait compté ses instants. Son caractère devint plus inexpansif et plus sombre à mesure qu'il approchait du terme fatal... Tout à coup il appelle M..., son fils adoptif, qui veillait dans un cabinet voisin.

»—M..., lui dit-il, écrivez au curé de ***, près Nemours, vous savez l'adresse:

«Mon cher abbé,

»Le docteur a besoin de vous à son tour. Venez vite: peut-être arriverez-vous trop tard:

»Votre ami,

Dupuytren

«Le petit curé accourut aussitôt. Il resta longtemps enfermé avec Dupuytren. Nul ne sait ce que tous deux se dirent; mais quand l'abbé sortit de la chambre du mourant, ses yeux étaient humides, et sa physionomie rayonnait d'une douce exaltation. Le lendemain, Dupuytren appelait auprès de lui l'archevêque de Paris (Mgr de Quelen).

»Le jour de l'enterrement.... l'église Sainte-Eustache eut peine à contenir le cortége. Après le service, les élèves portèrent à bras le cercueil jusqu'au cimetière.

«Le petit prêtre suivait le convoi en pleurant.»

L'auteur ajoute assez étrangement, quoique je ne puisse le regretter, puisque ce langage même donne plus de poids à son témoignage: «Que ceux qui viennent de lire ces lignes n'y veuillent pas avoir une intention dogmatique et ne s'occupent pas d'y chercher la pensée de celui qui les a écrites. Il raconte cette histoire tout simplement comme on la lui a racontée, sans autre dessein de persuader ou d'instruire (et quel mal à cela, honnête Nadar?), parce que c'est une histoire vraie et qu'elle se rattache à un grand nom.»

À la bonne heure, et nous en remercions l'historien fidèle, malgré cette réflexion dernière qui pourrait bien, fût-ce à l'insu de l'auteur, avoir été soufflée par le respect humain. Quoi qu'il en soit, voilà certes un mémorable exemple et que feront bien de méditer, non pas seulement les jeunes étudiants, ceux qu'on appelle d'un autre nom dont je m'abstiens parce qu'il ressemble à une injure; mais aussi, mais surtout certains de leurs professeurs, de leurs maîtres, docteurs plus ou moins célèbres, qui, trop oublieux des plus sacrés devoirs, compromettent l'honneur de leur profession, laquelle est aussi un sacerdoce, par des prédications honteuses, sceptiques, matérialistes, athées, alors que de leurs chaires il ne devrait tomber que de graves, disons mieux, de religieuses paroles, «des hymnes à la gloire de l'Éternel.»

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