Les rues de Paris, tome premier: Biographies, portraits, récits et légendes
[20] Scudo: Critique et littérature musicales. T. 1er.
BELSUNCE ET ROZE.
I
BELSUNCE.
Quel nom méritait mieux d'être rappelé à la postérité que celui du grand Évêque dont le souvenir est resté si glorieusement populaire! Il n'en fut point ainsi du chevalier Roze, non moins admirable, non moins héroïque dans les mêmes circonstances et pourtant à peu près inconnu du plus grand nombre des lecteurs, et à plus forte raison de ceux qui ne lisent pas. Aussi c'est un devoir comme un plaisir pour nous de ne point séparer ces deux noms unis dans une même pensée de dévouement, et qui vivront à jamais dans le cœur des Marseillais reconnaissants.
«À Belsunce, dit très-bien un historien, la gloire d'avoir représenté en face du danger le prêtre chrétien et le clergé français; au chevalier Roze la gloire d'avoir déployé ce genre de courage qui ne manque pas plus à l'armée française quand, au lieu de soldats ennemis, ce sont les fléaux de la nature qu'on lui donne à combattre pour le bien de l'humanité[21].»
Parlons de Belsunce d'abord.
Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, naquit au château de la Force dans le Périgord, le 4 décembre 1671, d'Armand de Belsunce, marquis de Castelmoron, baron de Gavaudan, etc. Après avoir fait ses études à Paris au collége de Louis-le-Grand, il en sortit pour entrer dans la Compagnie de Jésus où, pendant plusieurs années, il enseigna avec distinction la grammaire et les humanités. «Appelé par la Providence à une plus haute destination, dit M. l'abbé Jauffret, de Metz[22], il sortit de cette compagnie en conservant toujours pour elle l'estime la mieux méritée, la plus vive reconnaissance et la plus tendre affection.»
Nommé par le roi à l'abbaye de La Réole puis à celle de Notre-Dame-des-Chambons, et grand vicaire de l'évêque d'Agen, il fut appelé, le 19 janvier 1709, à remplacer à Marseille le pieux prélat dont la mort récente laissait le siége vacant. On n'en pouvait choisir un plus digne, d'après le témoignage que lui rendait un orateur, écho fidèle des jugements contemporains: «Je vois, dit M. Maire, chanoine de l'église cathédrale de Marseille, dans son Oraison funèbre de Belsunce, je vois un épiscopat de plus de quarante-cinq ans, dont tous les moments ont été occupés et sanctifiés par le zèle le plus ardent, le plus vif et le plus infatigable.... Je le vois... à la tête des fidèles ministres qu'il a choisis pour ses coopérateurs, il se charge du travail le plus pénible. Il prêche tous les jours et souvent jusqu'à quatre fois par jour; il prépare le peuple à recevoir les sacrements de la réconciliation et de la communion; il porte le pain eucharistique dans les maisons et dans les hôpitaux, et il lui arrive souvent de le distribuer, lui seul dans une matinée, à plus de 4,000 personnes.»
Ses revenus passaient pour la plus grande partie en aumônes, et lui-même dans le secret, autant qu'il lui était possible, il se plaisait à visiter les familles pauvres pour leur prodiguer les secours en tous genres avec les sages conseils et les paternelles exhortations. Mais ce fut surtout lorsque Marseille se vit désolée par le plus terrible des fléaux,
La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom[23],
que la charité, que le dévouement de Belsunce éclata d'une façon non moins touchante qu'admirable, et rendit son nom illustre à jamais.
Dans les premiers jours du mois de mai de l'année 1720, un navire venu de l'Orient (Syrie) apportait le germe fatal. Plusieurs de ses passagers déposés au lazaret ayant succombé, le mal se propagea bientôt avec une effrayante rapidité, surtout quand il eut franchi la limite des infirmeries, et jeta dans la ville la consternation et la stupeur. Sous le coup de la première épouvante, beaucoup même des citoyens notables ou des fonctionnaires prirent la fuite. «On n'oublia rien, dit l'abbé Jauffret, pour persuader à l'Évêque que l'intérêt de la religion et celui de son peuple exigeaient qu'il mît ses jours à couvert.
«À Dieu ne plaise! répondit-il, que j'abandonne un peuple dont je suis obligé d'être le père. Je lui dois et mes soins et ma vie, puisque je suis son pasteur.»
Aussitôt il assemble les curés et les supérieurs des communautés, qui s'étaient dévoués comme lui au service des pestiférés; il leur donne ses instructions en applaudissant à leur zèle, et lui-même, le premier, intrépide, infatigable, il saura donner l'exemple du dévouement, d'un dévouement qui n'aura pas un instant non pas de défaillance mais seulement d'hésitation pendant les longs mois que dura la contagion. Pour savoir ce que fut celle-ci il faut lire ce qu'en dit le courageux pontife dans son mandement du 22 octobre 1720, dont nous détachons seulement ce passage si terriblement éloquent:
«... Sans entrer dans le secret de tant de maisons désolées par la peste et la faim, où l'on ne voyait que des morts et des mourants, où l'on n'entendait que des gémissements et des cris, où des cadavres, que l'on n'avait pu faire enlever, pourrissant depuis plusieurs jours auprès de ceux qui n'étaient pas encore morts et, souvent dans le même lit, étaient pour ces malheureux un supplice plus dur que la mort même! Sans parler de toutes les horreurs qui n'ont pas été publiques, de quels spectacles affreux, vous et nous, pendant près de quatre mois, n'avons-nous pas été et ne sommes-nous pas encore les tristes témoins? Nous avons vu, pourrons-nous jamais nous en souvenir sans frémir et les siècles futurs pourront-ils y ajouter foi? nous avons vu tout à la fois toutes les rues de cette ville bordées des deux côtés de morts à demi pourris, si remplies de hardes et de meubles pestiférés jetés par les fenêtres que nous ne savions où poser les pieds! toutes les places publiques, toutes les portes des églises traversées de cadavres entassés, et en plus d'un endroit mangés par les chiens sans qu'il fût possible, pendant un nombre considérable de jours, de leur procurer la sépulture!... Nous avons vu, dans le même temps, une infinité de malades devenus un objet d'horreur et d'effroi pour les personnes mêmes à qui la nature devait inspirer pour eux les sentiments les plus tendres et les plus respectueux, abandonnés de ce qu'ils avaient de plus proche, jetés inhumainement hors de leurs propres maisons, placés sans aucun secours dans les rues parmi les morts dont la vue et la puanteur étaient intolérables.... Nous avons vu les corps de quelques riches du siècle enveloppés d'un simple drap et confondus avec ceux des plus pauvres et des plus misérables en apparence, jetés comme eux dans de vils et infâmes tombereaux et traînés avec eux sans distinction à une sépulture profane, hors de l'enceinte de nos murs; Dieu l'ordonnant ainsi pour faire connaître aux hommes la vanité et le néant des richesses de la terre et des honneurs après lesquels ils courent avec empressement... Cette ville enfin, dans les rues de laquelle il y a peu de temps on avait de la peine à passer par l'affluence ordinaire du peuple qu'elle contenait, est aujourd'hui livrée à la solitude, au silence, à l'indigence, à la désolation, à la mort.»
Mais quelle est la cause première du fléau et de tous les malheurs qu'il entraîne à sa suite? L'homme apostolique, malgré sa compassion pour ceux qui souffrent, ne peut se la dissimuler, et la tendresse paternelle ne saurait étouffer sur ses lèvres le cri de la vérité. Écoutons: «N'en doutons pas, mes très-chers frères, c'est par le débordement de nos crimes que nous avons mérité cette effusion des vases de la colère et de la fureur de Dieu. L'impiété, l'irréligion, la mauvaise foi, l'usure, l'impureté, le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous: la sainte loi du Seigneur n'y était presque plus connue; la sainteté des dimanches et des fêtes profanée; les saintes abstinences ordonnées par l'Eglise et les jeûnes également indispensables violés avec une licence scandaleuse, les temples augustes du Dieu vivant devenus pour plusieurs des lieux de rendez-vous, de conversation, d'amusements; des mystères d'iniquité étaient traités jusqu'au pied de l'autel, et souvent dans le temps du divin sacrifice; le Saint des saints était personnellement outragé dans le très-saint Sacrement par mille irrévérences et par une infinité de communions indignes et sacriléges!... si donc nous éprouvons combien il est terrible de tomber entre les mains d'un Dieu en courroux, si nous avons le malheur de servir d'exemple à nos voisins et à toutes les nations, n'en cherchons point la cause hors de nous.»
Ce langage paraîtra peut-être sévère à quelques-uns aujourd'hui, mais il ne semblait que juste à ceux qui l'entendaient. Ils savaient d'ailleurs ce qu'il en coûtait pour parler ainsi à leur saint évêque qu'ils avaient vu, qu'ils voyaient sans cesse donner l'exemple de l'absolu dévouement, comme il avait fait naguère de toutes les vertus. Son zèle, disent à l'envi les historiens, son zèle le multiplie en quelque sorte; on le voit parcourir les rues à travers des monceaux de cadavres infectés; il entre dans les maisons dont la puanteur est extrême; il y réconcilie les pécheurs couchés avec des morts sur le même lit, les console, les encourage et sacrifie tout à la douceur inexprimable de les voir mourir chrétiens. Les secours spirituels qu'il prodiguait aux malades étaient d'autant plus précieux qu'ils ne tardèrent pas à devenir rares par la mort d'un grand nombre de prêtres qui, dans l'exercice de leurs périlleuses fonctions, avaient trouvé sous ses yeux le martyre et la couronne de la charité... En même temps, il répand entre les mains des pauvres, tourmentés par la famine, tout ce qu'il a d'argent. Il se prive du nécessaire pour fournir à leurs besoins.
Partout où le fléau semble le plus affreux,
Il vole, et ses secours sont au plus malheureux,
a dit admirablement le poète[24]. Afin qu'aucun ne fût oublié, il réunit tous les indigents qui se présentent dans une vaste enceinte où, pendant plusieurs mois, chaque jour, il leur rend visite pour leur distribuer ou leur faire distribuer les secours dont ils ont besoin.
Le fléau cependant continuant ses ravages, le pieux prélat, convaincu que de Dieu seul on pouvait obtenir la cessation d'une telle calamité, résolut de consacrer, par un vœu solennel sa personne et son diocèse au Sacré-Cœur de Jésus. Ce fut dans ce but qu'il publia le Mandement dont nous avons donné plus haut un extrait, et il fixa au 1er novembre, jour de la Toussaint, la célébration de cette fête qui se fit avec les cérémonies les plus augustes. Dès le matin, le son des cloches, silencieuses depuis quatre mois, vint réjouir les Marseillais dont les cœurs se réveillèrent à la foi comme à l'espérance.
Toutes les églises se trouvant fermées depuis longtemps, le prélat fit dresser un autel au bout du Cours. Il s'y rendit processionnellement à la tête de son clergé, marchant la tête et les pieds nus, la corde au cou et la croix entre les bras. Après avoir prononcé l'amende honorable, suivie d'une exhortation des plus pathétiques, souvent interrompue par les larmes et les sanglots des assistants, il prononça à voix haute, la formule de la consécration du diocèse au Sacré-Cœur, puis enfin célébra solennellement le Saint-Sacrifice. Le peuple, agenouillé sur la place et dans les rues voisines, s'unissait du fond du cœur à son évêque, et le rayonnement des visages au milieu du deuil témoignait de la confiance de tous dans ces invocations suprêmes. Cette espérance ne fut point trompée; à dater de ce jour, la contagion commença visiblement à décroître et Marseille sembla renaître. On avait craint que la réunion de tant de personnes sur un même point n'amenât une recrudescence du fléau, il n'en fut rien; la maladie avait perdu toute sa force et si quelque étincelle de la contagion parut se montrer encore, elle s'éteignit aussitôt.
Pour récompenser le zèle du prélat, le Roi, dans l'année de 1746, le nomma à l'archevêché de Laon, la seconde pairie de France; mais Belsunce ne put se résigner à se séparer de ses ouailles qui lui étaient devenues plus chères que jamais et que désolait la nouvelle de son départ. Quelques années après, il refusa pareillement l'archevêché de Bordeaux, en déclarant qu'il voulait mourir au milieu de son troupeau, comme il fit en effet plus tard. Car, pendant une longue suite d'années, il continua d'édifier les pieux fidèles par l'exemple de ses vertus comme aussi de les éclairer, en les prémunissant contre les erreurs en vogue, jansénisme ou philosophisme, par ses instructions pastorales si remarquables et bien dignes de celui qu'on désignait partout sous le nom du saint et savant évêque de Marseille. Après Clément XIII qui l'avait décoré du pallium, Benoît XIII, dans un bref du 13 décembre 1751, lui adressait ses félicitations dans les termes suivants: «Nous vous regardons comme notre joie et notre couronne, et comme la gloire et le modèle des pasteurs de toutes les églises. Nous craignons même de diminuer plutôt que d'augmenter l'éclat de vos vertus pastorales en ajoutant de nouveaux éloges à ceux que vous avez mérités et que vous ont si justement donnés nos prédécesseurs. Nous sommes persuadé qu'il n'y a personne qui ne connaisse votre nom et qui ne le célèbre par de justes éloges.»
Ce langage est la meilleure réponse qu'on puisse opposer aux assertions de certains biographes modernes, entre lesquels on s'étonne de trouver le rédacteur de la Biographie universelle, et qui ne sont que l'écho des jansénistes, «lesquels, dit l'Encyclopédie catholique, lui ont fait un crime d'être resté attaché aux saines doctrines de l'Église; mais ce n'est pas d'eux qu'il faut apprendre à juger Belsunce; c'est dans ses œuvres qu'il s'est peint, dans ses Instructions pastorales, qui toutes se distinguent par une piété douce et tendre, que ceux mêmes qui l'ont accusé d'intolérance sont forcés de reconnaître.» Entre ces éloquents écrits, on cite tout particulièrement le Traité de la bonne mort et les deux discours sur la Prédestination et sur la Grâce, qui, d'après l'abbé Jauffret, «placent leur auteur au rang de nos plus illustres docteurs.» Supérieure cependant, peut-être, me semble l'instruction sur l'Incrédulité, où je n'ai que l'embarras du choix entre les passages éloquents. Je me borne à deux courtes citations:
«Ce n'est plus en secret, c'est ouvertement et avec une hardiesse étonnante que l'incrédulité se montre sans voile et que partout elle proclame impunément ses dogmes pernicieux. Peu contente de proposer furtivement et sans dessein quelques difficultés détachées et indépendantes les unes des autres, comme elle le faisait autrefois, elle forme aujourd'hui des systèmes pleins à la vérité d'absurdités, de contradictions, mais présentés sous les couleurs les plus capables de tromper et d'entraîner dans l'erreur les faibles et les ignorants, et de faire illusion à tous ceux dont les cœurs sont déjà séduits par leurs passions.... Des cœurs déjà subjugés ou violemment sollicités par leurs passions désirent que les systèmes mis sous leurs yeux soient véritables, et plus ils le désirent plus aussi sont-ils portés à les admettre comme certains.»
Plus loin nous lisons: «Parce qu'un homme a le tort de ne pas croire en Dieu, nous dit un fameux sceptique, faut-il l'injurier?»—Voilà sans doute bien de l'urbanité, bien de la charité, bien de la modération mais malheureusement il n'en fait paraître que pour les incrédules. Il est bien éloigné de garder les mêmes ménagements lorsqu'il parle de ceux qui, connaissant les dangers des passions dont il est le panégyriste, travaillent à les affaiblir et voudraient pouvoir les éteindre. Il s'abandonne à leur égard à toute la vivacité de son tempérament et à toute l'amertume de son faux zèle; il ne craint plus de manquer d'urbanité et de blesser la charité en leur attribuant le comble de la folie et les traitant de forcenés.»
Ces pages ne semblent-elles pas écrites d'hier, et à l'adresse de certains journalistes, toujours prompts à crier contre l'intolérance, mais peu soucieux de prêcher d'exemple; car ils ne se font aucun scrupule, à l'occasion, et même sans occasion, d'attaquer, calomnier, injurier les catholiques, les prêtres, les évêques, et le Pape lui-même, le Pape surtout.
Belsunce, lorsqu'il parlait avec cette vigueur apostolique,
était déjà presque octogénaire et cette parole prophétique
était en même temps un adieu. Après avoir joui
longtemps d'une santé des plus robustes, le 4 juin 1755,
il succombait à une atteinte de paralysie suivie d'apoplexie.
Quoique privé de la parole, il conserva toute sa connaissance,
et par ses regards et par des signes témoignait
encore de sa résignation et de sa piété. Après avoir reçu
les saintes onctions, il s'endormit du sommeil des justes.
Est-il besoin de dire la solennité de ses funérailles et l'affluence
d'un peuple immense accouru des points les plus
éloignés du diocèse et qui par ses larmes attestait sa
vénération et ses regrets? À voir ce deuil on eût dit autant
de fils autour du cercueil du plus tendre des pères.
II
ROZE.
Roze (Nicolas, dit le chevalier), était né à Marseille en 1671, la même année que Belsunce, d'une honnête famille de négociants. Ses parents le destinaient à suivre la même carrière et, ses études terminées, il se rendit, en 1696, à Alicante, royaume de Valence, pour y prendre la direction d'une maison de commerce fondée par son frère aîné. Il ne trompa point la confiance de ce dernier et fit preuve d'autant de prudence que d'intelligence, quoique porté d'ailleurs par ses goûts plutôt vers la carrière des armes que vers le commerce. Aussi lorsqu'après l'avènement de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, l'Espagne eut à lutter contre une coalition qui porta la guerre jusque dans l'intérieur du pays même envahi par l'armée des alliés, Roze, en bon Français qu'il était, ne put résister à son ardeur guerrière qu'aiguillonnait le patriotisme. Levant à ses frais deux compagnies, infanterie et cavalerie, il se mit à leur tête et repoussa plusieurs détachements ennemis qui s'étaient avancés jusque sous les murs d'Alicante. Cette ville, à quelque temps de là, fut assiégée par des forces considérables, et le gouverneur, qui avait pu apprécier le courage de Roze comme sa capacité militaire, lui confia le commandement du château que le jeune Français défendit avec une glorieuse opiniâtreté, en ne consentant à capituler qu'après avoir épuisé toutes ses munitions et provisions.
Souffrant encore d'une blessure reçue pendant le siége, Roze revint dans sa patrie pour achever de se guérir. Dès qu'il fut suffisamment rétabli, il partit pour Versailles où il se rendait d'après une invitation expresse du roi Louis XIV qui, en le félicitant de sa bravoure et de son zèle patriotique, lui remit la croix de Saint-Lazare avec le bon d'une gratification de 10,000 livres. Peu après (1707), Roze repartit pour l'Espagne et il se distingua entre les plus braves à la bataille d'Almanza. Chargé d'une mission secrète pour Alicante dont les Anglais s'étaient emparés, il fut fait prisonnier et ne recouvra sa liberté que lors de l'échange général. Revenu à Marseille, il y demeura jusqu'à sa nomination comme consul à Modon, dans la Morée.
Après trois années de séjour en Orient, de graves intérêts de famille le rappelèrent en France, en 1720, et, coïncidence remarquable, il entrait dans le port de Marseille en même temps que le vaisseau qui apportait, comme nous l'avons dit, le germe fatal du fléau dont les ravages devaient être si terribles. Roze, ou mieux le chevalier Roze, comme on l'appelait dès lors, avait fait preuve sur les champs de bataille d'autant d'intrépidité que de sang-froid, mais qu'était ce courage auprès de celui qu'il allait déployer sur ce nouveau théâtre et qui fait de lui, bien mieux que les plus célèbres exploits, un incomparable héros? Car enfin, sur les champs de bataille, pour oublier le péril ou le mépriser, pour se montrer brave et très-brave, à moins d'un tempérament malheureux, il ne faut en quelque sorte que se laisser aller et céder à la nature. Tout vous excite et sert d'aiguillon. Le bruit des instruments guerriers, l'odeur de la poudre, l'exemple des camarades, l'ardeur patriotique et les rêves de gloire, en outre de la grande pensée du devoir, tout contribue à élever l'homme au-dessus de lui-même, et l'exaltant par l'enthousiasme, à lui donner cette force surhumaine qui fait qu'après la victoire, le vaillant soldat, tout le premier, s'étonne de ce qu'il a pu accomplir pendant cette ivresse à la fois sublime et terrible du combat, où l'escalade d'une muraille à pic, sous le feu des batteries croisant leurs feux, ne fut qu'un jeu pour son audace.
Mais il n'en va pas ainsi en face de ce danger bien autrement formidable qui résulte d'une épidémie, d'une contagion, éclatant avec violence et qui dure des semaines, des mois, des années parfois. Là, nulle prévoyance possible, nul espoir de lutter même à armes inégales contre un ennemi qui, à toute heure de nuit comme de jour, vous menace, à tout instant peut vous atteindre, qu'on sent partout quoique partout insaisissable et invisible, mais révélant à chaque pas sa présence par les plus effroyables coups. Et rien ici qui vous excite quand tant de choses au contraire semblent faites pour décourager: la panique générale, la terreur de ceux qui fuient comme de ceux qui restent, l'horreur et le spectacle menaçant de tant de morts soudaines et funestes:
Luctus ubique pavor et plurima mortis imago!
Certes, pour rester calme et intrépide dans de telles circonstances, il faut une force d'âme peu commune; il faut cette héroïque sérénité que donne à l'homme de bien la conscience d'un grand devoir à remplir sous l'œil de Dieu avec la certitude que s'il succombe, victime ou plutôt martyr de son dévouement, la récompense ne lui manquera pas là-haut, mourût-il ignoré des hommes pour lesquels il a donné sa vie. Ce genre de courage, le plus difficile quoique pas toujours le plus apprécié de la foule, fut celui du chevalier Roze, d'autant plus admirable en cela que son dévouement était tout spontané, tout volontaire, et que, n'ayant dans la ville aucune position officielle, rien ne l'obligeait à y rester; comme tant d'autres, à la première nouvelle du péril, il pouvait s'éloigner. Mais tout au contraire, bien différente fut sa conduite. La peste se déclare, aussitôt il se met à la disposition de ces courageux citoyens dont les noms, comme on l'a dit, ne doivent jamais s'oublier: le gouverneur Viguier, les échevins J.-B. Estille, J.-P. Moustier, J.-B. Audimar et B. Dieudé. On connaissait le courage de Roze, qui avait fait ses preuves comme militaire; on savait ou plutôt on pressentait son énergie; aussi, pendant que l'on divise la ville en cent cinquante districts confiés à différentes personnes pour veiller aux besoins les plus pressants, il est nommé seul commissaire pour le quartier populeux dit de la Rive-Neuve, depuis l'Arsenal jusqu'à l'abbaye de Saint-Victor.
Roze à l'instant se rend à son poste, l'un des plus périlleux, le plus périlleux peut-être. Par ses soins, un hôpital est établi sous les voûtes de la Corderie pour y recevoir et soigner les pestiférés qu'on présente. Aux indigents, il prodigue avec les secours son argent sans s'inquiéter s'il lui sera rendu. Il veille aux inhumations comme au transport des malades; mais le fléau va croissant; les places publiques, les rues, les maisons, les navires même dans le port regorgent de cadavres. Le chevalier de Rancé, commandant des galères, accorde des secours d'hommes et, chaque matin, trois échevins montent à cheval pour présider à cette dangereuse besogne de l'enlèvement des morts; le quatrième, étant retenu à l'hôtel-de-ville pour l'expédition des affaires d'urgence, le chevalier Roze se trouve là toujours pour le remplacer. De vastes fosses ont été creusées dans la campagne, et grâce à l'héroïque dévouement comme à l'infatigable activité de ces hommes de cœur, chefs et soldats, travaillant sans relâche, même la nuit à la lueur des torches, la ville, au bout de quelques jours, put être déblayée, les monceaux de cadavres gisant dans les rues ayant été successivement enlevés.
Mais il est un endroit dans la ville qu'il semble comme impossible d'aborder, quoiqu'il soit un foyer de pestilence dont les émanations putrides, quand le vent souffle de la mer surtout, portent par toute la cité de nouveaux germes de contagion: c'est l'esplanade de la Tourette s'étendant depuis le fort Saint-Jean jusqu'à l'église de la Major, et où sont entassés plus de douze cents cadavres, se putréfiant sous les ardents rayons du soleil, et dont les plus récents gisent là depuis plus de trois semaines. Le terrain ne permet pas de creuser des fosses dans le voisinage, et toutefois, comment se risquer à remuer cet effroyable charnier pour transporter les restes au travers de la ville?
À la suite d'un conseil tenu chez le gouverneur, Roze, qui s'était offert le premier comme toujours, se rend seul à la Tourette. Bravant la puanteur intolérable, il traverse l'esplanade, en escalant les cadavres, et arrive à l'extrémité du rempart du côté de la mer. Là il découvre au pied de la muraille des bastions construits anciennement et abandonnés. Bientôt il a pu s'assurer qu'ils sont vides à l'intérieur et très-profonds sous les quelques pieds de terre qui ferment l'entrée. Voilà les immenses tombeaux dont il avait besoin et que lui offre un heureux hasard. Mais point de temps à perdre, car le projet, s'il n'était immédiatement réalisé, deviendrait peut-être inexécutable. Roze retourne à l'Hôtel-de-Ville, où sa proposition ne trouve que des approbateurs. Le lendemain, dès le matin, les bastions sont défoncés et déblayés. Le chevalier, alors suivi de ses ouvriers, composés d'une compagnie de soldats et d'une centaine de forçats fournis par le commandant des galères, remonte dans la ville et se dirige vers la Tourette. Sur la place de Linche il arrête sa troupe, fait distribuer du vin à ses hommes et les encourage par de mâles paroles, sans leur dissimuler toutefois le péril et l'horreur surtout du spectacle qui les attend. Quoique avertis cependant, en approchant de l'esplanade, les plus hardis reculent repoussés par l'odeur méphitique, malgré les mouchoirs imbibés de vinaigre dont, par l'ordre du chevalier, ils ont pris soin de se ceindre la tête. Roze, toujours tranquille, sinon impassible, voit leurs hésitations qui peuvent, si l'on n'en triomphe pas, devenir de la terreur panique. Il comprend que les paroles ne suffisent point et qu'il faut davantage, qu'il faut l'exemple. Il saute à bas de son cheval, s'avance au milieu de l'esplanade, et saisissant par les jambes le premier cadavre qui se trouve à sa portée, il le traîne jusqu'au rempart, le soulève et le précipite dans le bastion béant. À cette vue, un frémissement parcourt la foule, un cri, le même cri, expression d'admiration et d'enthousiasme, sort de la poitrine de tous.
—Vive Roze! Vive le chevalier!
La peur qui paralysait les plus hardis, s'est évanouie comme par enchantement. Les soldats et les autres à l'envi se précipitent sur l'esplanade et le chevalier, profitant de cet élan, dirige si habilement leurs efforts que dans un temps assez court, tous les cadavres étaient enlevés et lancés dans les bastions, puis recouverts de chaux et de terre. Cela avait lieu, le 16 septembre 1720. Par une espèce de miracle, Roze qui semblait, comme Belsunce, couvert d'un bouclier céleste:
Dans le commun fléau demeure invulnérable;
Roze en fut quitte pour une légère indisposition; mais les pauvres forçats et les braves soldats, à l'exception de deux ou trois, au bout de quelques jours, avaient succombé, en rendant à la ville un immense, un inappréciable service. Le chevalier resta jusqu'à la fin intrépide, infatigable au poste du péril et ce fut seulement lorsque toute trace d'épidémie eut disparu, qu'il songea à prendre quelque repos et à se démettre de ses fonctions.
«Comme on a pu le remarquer dans l'histoire de plusieurs illustres bienfaiteurs de l'humanité, dit M. Paul Autran[25], le chevalier Roze avait si peu compté sur l'éclat de la renommée comme récompense de ses belles actions, qu'il ne songea nullement à exploiter à son profit la popularité qu'il s'était acquise. Il rentra dans l'obscurité. Quant à la récompense que son dévouement avait si bien méritée, il est vrai de dire qu'il ne semble pas qu'on ait rien fait de ce qu'on aurait dû faire en sa faveur après la cessation de la peste. Dans les actes de la famille, il ne porte que le titre modeste de capitaine d'infanterie, à la suite de la garnison de Marseille. Mais qu'importe! plus de richesses et d'honneur n'auraient rien ajouté à sa gloire.» Et là haut assurément, la récompense et des plus belles ne manqua point à ce héros, qui fut lui aussi un héros chrétien, car la religion seule peut exalter jusqu'à la sublime abnégation d'un tel dévouement.
D'ailleurs Roze eut aussi, même ici-bas, une première et douce récompense. C'est à tort que des écrivains, Marmontel et Lacretelle entre autres, ont affirmé qu'il mourut dans l'indigence. Parti en 1722 de Marseille pour se rendre à Paris, d'après l'invitation de quelques amis, le chevalier dut s'arrêter au hameau de Gavotte, près de Septêmes, par suite d'un accident arrivé à sa voiture. Dans la maison qui lui donna l'hospitalité, se trouvait une jeune et aimable personne, Mlle Labasset qui, pleine d'admiration pour son dévouement, s'estima heureuse (quoiqu'il ne fût ni jeune ni riche) de lui offrir sa main et avec elle sa fortune assez considérable. Roze, tout désintéressé qu'il fût, en acceptant la première, ne put refuser la seconde. Le mariage se fit dans une chapelle dépendant de la paroisse de Pennes; et Roze, au lieu de continuer son voyage, revint à Marseille, où il vécut dans la retraite, content du bien qu'il pouvait faire et de la joie qu'il trouvait dans un paisible et charmant intérieur. Marmontel se trompe encore quand il dit que sa fille, à cause de sa pauvreté, se fit religieuse. Il mourut, sans laisser d'enfants, le 2 septembre 1733, à l'âge de soixante-deux ans, et nul doute qu'il ait reçu à son heure suprême la bénédiction de son évêque, qui devait lui survivre tant d'années encore. On peut affirmer pareillement sans crainte de se tromper que, malgré le silence qui depuis un temps s'était fait autour de sa gloire, la mort de Roze fut un deuil pour tous ses concitoyens et que la ville entière voulut assister à ses funérailles.
[21] Portraits et Histoire des hommes utiles.—1835-1836.
[22] Œuvres choisies de Belsunce.—Tome 1er.—1822.
[23] La Fontaine.
[24] Millevoye. La Peste de Marseille (poème).
[25] Éloge de Roze, par Paul Autran.
BÉRANGER
Peu d'hommes ont joui de leur vivant d'une pareille popularité, d'une telle renommée, mais qui ne devaient lui survivre que très diminuées, et cela fort justement d'ailleurs.—«Il a créé dans notre littérature, dit un judicieux critique, un genre qui n'existait pas avant lui, la chanson lyrique ou l'ode chantée. Son style est toujours (non pas, certes) pur, correct, élégant, son vers souvent inspiré. Lorsqu'il veut chanter les malheurs ou les gloires de la patrie, il élève et entraîne. Il sait aussi exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les fibres du cœur. Toutefois, même sous le rapport littéraire, il a été trop vanté. Comme chansonnier il manque de gaîté; son rire est amer et n'a ni l'abandon ni l'entrain de celui de Désaugiers, son émule. Comme poète lyrique, il manque de souffle; il a de l'inspiration, mais une inspiration qui dure peu et ne va guère au-delà de la première ou de la seconde strophe. Les épithètes oiseuses ou redondantes prennent trop souvent la place de la pensée; les chevilles même n'y sont pas rares. Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent se graver d'eux-mêmes dans la mémoire. À tout prendre, Béranger est un poète, un vrai poète, mais qui doit plus encore à l'art et au travail qu'à la nature. Ses contemporains l'ont placé au premier rang, mais la postérité plus juste le fera descendre au second (voire même au troisième) qui seul lui appartient.»
Ce qui est par dessus tout regrettable et déplorable, c'est que, dans les œuvres du chansonnier, se rencontrent, et nombreuses, des pièces licencieuses, irreligieuses, cyniquement impies, ou qui sont empreintes des passions politiques et des haines injustes de l'époque. Pourtant ce n'était point un sentiment violent qui les avait dictées à l'auteur, s'il est vrai qu'il ait répondu à des amis lui conseillant de retrancher ces chansons:
«Je m'en garderais bien, ce sont celles-là qui servent de passe-port aux autres.»
Cette parole, que rapporte la Biographie universelle de Feller, serait tellement blâmable et coupable qu'on incline à douter de son authenticité. Le biographe nous dit d'ailleurs: «Pendant les dernières années de sa vie, Béranger montra des sentiments meilleurs que ceux qu'il avait eus jusque-là; s'il n'était pas croyant encore, il parlait de la religion avec respect; il tenait à rappeler qu'il avait toujours été spiritualiste. Il avait conservé des relations avec sa sœur qui était religieuse, et depuis longtemps retirée dans un couvent où elle priait et expiait pour son frère; il s'était mis aussi en relation avec le curé de sa paroisse qu'il chargeait de distribuer ses aumônes; car, quoique peu riche, il était bienfaisant. Lorsque sa dernière heure approcha, le prêtre et la religion vinrent au chevet du malade et furent bien reçus; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques, chrétiennes même, et l'on peut croire qu'un retour à Dieu plus complet et plus consolant aurait eu lieu si de malheureux amis (quels amis que ceux-là!) n'étaient intervenus pour l'empêcher.»
Sa mort eut lieu à Paris, le 16 juillet 1857, à l'âge de 77 ans; il était né dans cette même ville le 19 août 1780 comme lui-même le dit dans la chanson intitulée le Tailleur et la Fée.
En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt,
Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-père,
Moi, nouveau né, sachez ce qui m'advint:
Rien ne prédit la gloire d'un Orphée
À mon berceau qui n'était pas de fleurs;
Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,
Me trouve un jour dans les bras d'une fée;
Et cette fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.
«À cet enfant quel destin est promis?»
Elle répond: «Vois-le, sous ma baguette,
Garçon d'auberge, imprimeur et commis.
Un coup de foudre ajoute à mes présages[26].
Ton fils atteint va périr consumé;
Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé
Vole en chantant braver d'autres orages.
...........
Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,
Éveilleront sa lyre au sein des nuits.»
Le vieux tailleur s'écrie: «Eh quoi! ma fille
Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons!
Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille
Que, faible écho, mourir en de vains sons.
—Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes;
De grands talents ont de moins beaux succès.
Ses chants légers seront chers aux Français,
Et du proscrit adouciront les larmes.»
Cette pièce, l'une des meilleures inspirations de Béranger, est en quelque sorte une auto-biographie du poète comme aussi en même temps un spécimen remarquable de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la plus grande partie.
Vanité de la gloire humaine! Béranger à peine dans la tombe, en dépit de ses funérailles si magnifiques, le silence, précurseur de l'oubli, se fit autour de l'idole. L'ombre descendit sur la statue debout encore sur le piédestal, mais devant laquelle la foule passait de plus en plus rapide et froide, indifférente, parfois dédaigneuse. Dans les rangs mêmes de ceux qui s'étaient montrés les plus prodigues de louanges, il se trouvait des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter, presque contester le talent, le caractère même du poète, et nous étonner par la sévère impartialité de leurs jugements. Aussi maintenant qui lit Béranger, et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages?
[26] L'auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse.
BERTHOLLET
I
Peu de temps avant le 9 thermidor, un dépôt graveleux, trouvé au fond de quelques barriques d'eau-de-vie, donna lieu à une grave accusation contre un fournisseur qui, dit-on, voulait empoisonner les soldats. On confie à un chimiste, déjà célèbre, l'analyse du liquide. Tout semblait prouver qu'on cherchait un coupable afin de s'emparer des richesses du fournisseur. L'examen du liquide confirme cette présomption et le chimiste, n'écoutant que le devoir et la conscience, n'hésite pas à faire un rapport favorable. Appelé bientôt après devant le Comité du salut public, il est soumis à un interrogatoire qui n'était rien moins que rassurant.
—Es-tu sûr de ce que tu dis? lui fut-il demandé d'un ton menaçant.
—Très-sûr, répond avec calme le savant.
—Ferais-tu sur toi-même l'épreuve de cette eau-de-vie.
Le chimiste, sans répondre, emplit un verre du liquide et l'avale d'un trait.
—Tu es bien hardi.
—Moins que je ne l'étais en écrivant mon rapport.
L'accusation fut abandonnée, grâce à l'intrépide fermeté du savant qui, dans une autre circonstance, fit preuve encore du sang-froid le plus étonnant. C'était pendant l'expédition d'Égypte: un jour, que pour certaines recherches, il remontait le Nil dans une barque, tout à coup, sur le rivage, parurent des Mameluks, et sur la barque plut une grêle de balles. Pendant que les rameurs faisaient force de rames dans l'espoir d'échapper, on vit le savant en question occupé à remplir ses poches des pierres, servant à lester l'embarcation.
—Et que faites-vous là? lui dit un autre voyageur.
—Vous le voyez, répondit-il, je prends mes précautions pour couler plus vite, afin de n'être pas mutilé par ces barbares.
La barque cependant put échapper au péril, et ceux qui la montaient arrivèrent sains et saufs au port. Or, le savant qui, sans y songer, donnait à nos braves soldats des leçons de courage, c'était Berthollet, l'homme illustre dont Cuvier put dire à juste titre:
«Témoin des événements les plus surprenants, porté par eux dans des climats lointains, élevé à de grandes places et à des dignités éminentes, tout ce monde extérieur est peu de chose pour lui en comparaison de la vérité. Particulier, académicien, sénateur, pair de France, il n'existe que pour méditer et pour découvrir. La science fait naître à chaque instant dans ses mains de ces procédés avantageux, de ces industries fructueuses qui enrichissent les peuples; mais ce n'est point pour ces applications faciles qu'il la poursuit, c'est pour elle seule. Dans l'invention la plus utile, il ne voit qu'un théorème de plus, et dans ce théorème qu'un échelon d'où il s'efforce d'apercevoir et d'atteindre un théorème plus élevé[27].»
En effet, cet homme illustre à qui la chimie, au commencement de ce siècle, fut redevable d'immenses progrès, ne songea jamais à tirer parti de ses découvertes qu'il eût pu tenir secrètes, sans que personne l'en eût blâmé. Le chlore ne lui valut qu'un ballot de toiles blanchies par son procédé; encore sa délicatesse hésitait-elle à accepter, alors que les Anglais auraient plus volontiers encore offert de le prendre pour associé; ce qui eût été pour lui toute une fortune.
«Personne n'ignore aujourd'hui ce que c'est qu'une blanchisserie berthollienne. On dit même dans les ateliers, bertholler, berthollage: on y entretient des ouvriers que l'on y appelle des bertholleurs. Rien ne met plus authentiquement le sceau au mérite d'une découverte. C'est la seule récompense qu'en ait tirée l'auteur, et il n'en désira point d'autre.»
Pourtant, à cette époque antérieure à la Révolution,
il n'était point riche quoique arrivé à une position déjà
fort honorable, prix de sa laborieuse persévérance.
II
Berthollet (Claude-Louis), d'une famille originaire de la France, mais expatriée, naquit à Talloire, à deux lieues d'Annecy, le 9 octobre 1748. Il appartenait par sa mère, Philiberte Donier, à une des familles nobles de la Savoie: son père était châtelain du lieu. Rien ne fut négligé pour l'éducation de l'enfant, quoique la fortune des parents fût médiocre. Après quelques années passées au collége d'Annecy, il fut envoyé à celui de Chambéry, et termina ses études classiques au collége des Provinces de Turin. Les plus brillantes carrières semblaient ouvertes à sa jeune ambition, mais son goût pour les sciences lui fit préférer la médecine. Reçu docteur en 1768, il vint quelques années après à Paris, trouvant que dans la province les ressources lui manquaient pour l'étude vers laquelle il se sentait plus particulièrement entraîné, celle de la chimie. Il ne se trompait pas; mais arrivé à Paris, où il ne connaissait personne et la bourse assez peu garnie, il ne tarda pas à se trouver dans l'embarras. La pensée lui vint alors de s'adresser au célèbre médecin génevois Tronchon, son compatriote, qui, prévenu par son air franc et ouvert et par la tournure sérieuse de son esprit, lui fit le meilleur accueil et devint bientôt pour lui comme un père. Afin de lui assurer d'abord une existence tranquille, il le recommanda au duc d'Orléans qui le nomma l'un de ses médecins, en même temps qu'il faisait mettre à la disposition du jeune savant son laboratoire de chimie, dans lequel volontiers le prince se renfermait pour expérimenter avec l'habile préparateur Guettard, son maître comme celui de son père. Rien ne pouvait être plus précieux pour Berthollet, qui comprit aussitôt qu'il avait trouvé sa voie, ce qui lui fut confirmé par l'illustre Lavoisier, dont il fit connaissance quelque temps après. Plusieurs Mémoires publiés successivement par lui de 1776 à 1780 et «empreints, dit M. Parisot, de cette sagacité, de cette finesse, de cette étendue dont plus tard il devait présenter aux savants le modèle accompli,» attirèrent l'attention de l'Académie des sciences qui le nomma adjoint chimiste à la place de Bucquet (15 avril 1780), et cinq ans après, l'admit au nombre de ses membres.
Il continua dès lors avec plus de zèle que jamais ses expériences et ses publications, et en 1787, de concert avec Guyton de Morveau, Lavoisier et Fourcroy, il s'occupa de la refonte de la terminologie scientifique, qu'ils réussirent à faire prévaloir. «Comparé au langage extravagant que la chimie avait hérité de l'art hermétique, dit Cuvier, ce nouvel idiome fut un service réel rendu à la science, et contribua à accélérer l'adoption de nouvelles théories.»
En 1789, dans le tome II des Annales de chimie, notre savant publia, sous le titre de: Blanchiment des toiles avec l'acide muriatique oxygéné, le résultat de ses expériences relatives au chlore, «une découverte, dit Parisot, qui l'eût rendu dix fois millionnaire, s'il eût voulu l'exploiter à son seul profit.» D'autres découvertes également utiles suivirent celle-là. On dut par exemple à Berthollet un moyen nouveau de conserver l'eau douce pour les navigations de long cours, en faisant brûler l'intérieur des tonneaux destinés à la contenir.
Berthollet, depuis longtemps était devenu Français par des lettres de naturalisation qu'il avait été heureux d'obtenir. Aussi, ce ne fut pas en vain, qu'en 1792, devant les menaces de la plus formidable coalition, la France fit appel au patriotisme de son fils d'adoption. De tous les points de l'horizon, au Nord, au Midi, à l'Est, à l'Ouest, des légions ennemies envahissaient notre territoire et la France n'avait à leur opposer que des conscrits auxquels manquaient, avec l'habitude des armes, les munitions et le matériel de guerre. Mais, grâce à Berthollet et à son ami Monge, aidés par un petit bataillon de chimistes choisis par eux, on trouva sur notre sol même tout ce qu'on s'était trop habitué à demander à l'étranger: le soufre, le salpêtre, l'airain; dès lors les produits de nos fabriques et de nos arsenaux suffirent à la prodigieuse consommation de quatorze armées. Aussi, n'est-on que juste, en reconnaissant et proclamant que la France, sauvée alors de l'invasion et du démembrement, ne dut pas moins ce bonheur au zèle infatigable de nos savants qu'à l'héroïque dévouement des soldats combattant et mourant aux frontières.
Pendant l'année 1791, Berthollet fut envoyé en Italie par le Directoire comme président de la commission chargée du choix des objets d'art les plus précieux qui devaient être transportés à Paris. La noble conduite de Berthollet dans ces circonstances lui valut l'estime du général en chef Bonaparte, qui, plein d'admiration pour sa science comme pour son caractère, résolut dès lors de se l'attacher. Seul il connut à l'avance le secret de l'expédition d'Égypte, dont il fit partie pour le plus grand avantage de la science comme de l'armée. Pendant l'insurrection du Caire, ce fut à son courage et à sa présence d'esprit que les membres de l'Institut durent de conserver avec la vie tous les trésors scientifiques recueillis jusqu'alors. Quand, après la levée du siége de Saint-Jean-d'Acre, la peste se déclara dans le camp français, il n'hésita point à s'associer à Larrey pour reconnaître, dès les premiers symptômes, la présence du fléau et indiquer les mesures qui pourraient rendre la contagion moins terrible. Monge, tombé malade, dut la vie à ses soins fraternels.
Lorsqu'on fut de retour en France, Bonaparte n'oublia pas les services rendus par notre savant, qui, membre du Sénat conservateur après le 18 brumaire, fut ensuite nommé comte, grand officier de la Légion d'honneur, grand'croix de l'ordre de la Réunion, etc. «Heureusement pour la science, dit Parisot, il ne se laissa ni éblouir, ni absorber par des fonctions aussi élevées, aussi importantes. Toujours il conserva sa simplicité et son goût pour la retraite et l'étude.»
Les revenus de ses emplois, et en particulier de la sénatorie de Montpellier, étaient dépensés au profit de la science et servaient à l'entretien d'un magnifique laboratoire, toujours ouvert aux étrangers comme aux amis et surtout à de nombreux élèves que l'illustre maître voyait avec plaisir s'exercer sous ses yeux aux préparations les plus délicates. Mais la générosité de Berthollet l'ayant entraîné, il dut enfin s'apercevoir que son budget des recettes et dépenses se soldait par un déficit; résolu tout aussitôt à rétablir l'équilibre, mais sans détriment pour la science, il établit dans sa maison l'économie la plus sévère, et vendit chevaux et voitures.
On avertit l'Empereur, qui, tout aussitôt, mande Berthollet aux Tuileries. Après quelques reproches bienveillants relativement au silence gardé par le savant sur sa situation critique, Napoléon lui dit:
«Souvenez-vous que j'ai toujours 100,000 écus au service de mes amis.»
Et cette somme fut remise le lendemain à Berthollet, qui, tout occupé de ses expériences et confiné pour ainsi dire dans son laboratoire, n'en sortait que bien rarement pour se rendre aux Tuileries, et ne se montra pas plus courtisan. On ne pourrait assurément que l'en louer si toujours il s'en fût tenu là. Mais on regrette d'avoir à ajouter qu'en 1814, cédant, paraît-il, aux conseils de son ami Laplace, il vota la déchéance de Napoléon en se ralliant au gouvernement provisoire. Lui convenait-il d'agir ainsi après les témoignages d'affectueuse estime dont l'Empereur, qui l'appelait son chimiste et son ami, n'avait pas été pour lui avare? Berthollet se devait à lui-même de rester à l'écart, et de n'accepter rien des gouvernements qui devaient succéder à l'Empire. Mais, pour être juste, il ne faut pas dissimuler que son caractère, sinon son intelligence, avait reçu un grand ébranlement par suite de la terrible catastrophe qui, en 1812, lui enleva son fils unique, dont la mort fut des plus tragiques. «Dès lors, toute gaîté fut perdue pour lui. Pendant le peu d'années qu'il survécut, son air morne et silencieux contrastait péniblement avec ses habitudes antérieures; on ne le vit plus sourire; quelquefois, une larme s'échappait malgré lui...»
Cuvier ajoute:
«Sa dernière maladie a été de celles qui surprennent et désespèrent la médecine: un ulcère charbonneux, venu à la suite d'une fièvre légère, l'a dévoré lentement pendant plusieurs mois, mais sans lui arracher un mouvement d'impatience. Cette mort, qui arrivait à lui par le chemin de la douleur, dont, comme médecin, il pouvait calculer les pas et prévoir le moment, il l'a envisagée avec autant de constance que les souffrances du désert ou les menaces des barbares.»
Berthollet a laissé de nombreux travaux scientifiques fort loués par Parisot, Cuvier, Mongellaz, etc., mais dont l'énumération, pas plus que l'appréciation ne peuvent entrer dans notre cadre.
C'est l'homme plus encore que le savant que nous avons tenu à faire connaître, par des motifs qu'il n'est pas besoin d'indiquer à nos lecteurs.
[27] Cuvier, Notices historiques, tome II.
BOSSUET
I
Dois-je l'avouer? Oui, je dois le dire, le confesser hautement pour l'instruction et l'exemple de la jeunesse, je n'étais plus un adolescent, depuis longtemps déjà sorti des bancs du collége, pourtant je nourrissais contre l'illustre évêque de Meaux les plus étranges préventions, d'autant moins excusables que j'en jugeais par ouï dire; dans ma folle témérité, j'osais nier son génie sans avoir rien lu que quelques bribes de ses ouvrages, et encore avec des idées préconçues, avec le parti pris de n'y pas trouver ce qu'y voyaient, ce qu'y admiraient tous les autres. On croit ainsi, à un certain âge, faire preuve d'indépendance en ayant l'air de ne pas penser comme tout le monde.
Quand je lisais, dans les manuels de rhétorique et ailleurs, les éloges prodigués à l'aigle de Meaux, volontiers je haussais les épaules, car à cet aigle je trouvais, moi, une médiocre envergure et tout au plus j'accordais qu'il fût un passereau.
J'avais appris en vain par cœur les Oraisons funèbres, mauvais moyen à la vérité de faire goûter les chefs-d'œuvre par l'écolier auquel le travail souvent pénible de la mémoire dérobe le sens de beautés que faute d'expérience, il avait déjà bien de la peine à saisir. Les comprît-il parfaitement, à force de les relire et de les ressasser pour retenir le mot à mot, il ne tarde pas à se blaser tout à fait sur les passages les plus sublimes et quelquefois irrémédiablement, pour la vie. Du moins, en ce qui me concerne, ai-je éprouvé qu'il a fallu de longues années avant que ces auteurs latins ou français, et je dis les meilleurs et ceux-là surtout, trop appris par cœur dans la jeunesse, retrouvassent pour moi le charme de la nouveauté et que j'y découvrisse ces détails admirables, cette grâce ou cette majesté que tant de fois j'avais entendu vanter naguère, sans y croire autrement que sur parole et sous bénéfice d'inventaire.
Ainsi m'arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille, La Fontaine, Racine et tout particulièrement pour Bossuet contre lequel, qui sait pourquoi? ma prévention était plus opiniâtre, peut-être parce que je le connaissais moins que les autres. En outre des Oraisons funèbres, je n'avais guère lu que le Discours sur l'Histoire universelle, et précisément à l'époque où, par la complète ignorance des choses de la vie, on se passionne pour les sottes inventions du roman. Aussi le volume de Bossuet m'avait médiocrement intéressé, et par le souvenir quelconque que j'en gardais, je restais un admirateur singulièrement tiède du grand écrivain, et même, à parler rondement, je ne l'admirais pas du tout, me gênant peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette outrecuidance et cet aplomb qui sont le propre du jeune homme d'autant plus tranchant qu'il ignore davantage, je mettais une sorte de vanité, vanité sotte, à dénigrer l'homme illustre, et je parlais de son génie avec une irrévérence dont le seul ressouvenir me fait aujourd'hui monter la rougeur au front. La contradiction d'hommes sensés, d'hommes graves, juges compétents, ne faisait que m'exaspérer, et me pousser à multiplier les sottises et les blasphèmes.
«Ce temps dura son temps,» comme s'exprime Lacordaire; après quelques années, m'éclairant par l'expérience, et moins affolé des lectures frivoles, je commençai par l'étude, par la réflexion, à prendre goût aux vraies beautés littéraires, à rectifier mon jugement faussé, à revenir sur mes préventions, sans être entièrement raisonnable toutefois, particulièrement à l'égard de Bossuet, peut-être, à cause de la fameuse Histoire Universelle, lue ou plutôt feuilletée en temps inopportun et à laquelle je gardais rancune et par contre coup à son auteur.
Or, certain soir que, devant un homme respectable, à qui je dois être reconnaissant à toujours du service qu'il me rendit alors, je m'exprimais sur le compte de Bossuet écrivain en termes assez lestes et le qualifiais comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs à la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant sans humeur par l'auditeur en question qui me dit:
«Je ne puis m'empêcher de vous l'avouer, mon jeune ami, ce langage m'afflige pour vous; je le comprendrais à peine chez un lycéen ennuyé du pensum et de la retenue. Mais vous n'en êtes plus là, Dieu merci? Excusez-moi de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut que vous ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui que vous attaquez.
—Comment donc! j'ai appris par cœur ses Oraisons funèbres; j'ai lu, il n'y a pas longtemps encore, son Histoire universelle, qui franchement me paraît au-dessous de sa réputation; je n'ai pu même aller jusqu'au bout tout d'une haleine au moins.
—Sans doute, comme vous faisiez pour les romans de Walter Scott ou de Cooper?
—Je ne dis pas non.
—Mais maintenant qu'il n'en est plus ainsi, que les œuvres de pure imagination sont appréciées par vous à leur valeur, et que votre esprit s'étant mûri, vous prenez goût à des choses tout à la fois plus sérieuses et plus littéraires, je m'étonne de cette obstination, dans ce qui n'est pour moi qu'un déplorable préjugé.
—Préjugé?
—Oui, préjugé! car chez vous, mon ami, je ne puis croire que ce soit défaut d'intelligence. Mais vous en reviendrez, je n'en doute pas, quand vous aurez consenti à étudier les pièces du procès, et que vous pourrez vous prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans être prophète, je ne crains pas d'affirmer que si, quelque jour, il vous tombe sous la main par exemple un recueil des Sermons de Bossuet (pour moi son œuvre capitale quoique peut-être pas la plus populaire), la lumière se fera et votre opinion, sur l'homme incomparable, changera du tout au tout.
—Si jamais cela arrive....
—Je n'en fais pas l'ombre d'un doute: plus tôt ou plus tard, vous penserez de Bossuet ce qu'en pensait un homme qui, lui aussi, avait du génie et n'est point suspect de... gallicanisme, l'illustre Joseph de Maistre. Il n'a pas craint de dire à propos d'une citation du sermon sur l'Amour des Plaisirs, par Bossuet: «Cet homme dit ce qu'il veut; rien n'est au-dessous ni au-dessus de lui.»
—C'est de Maistre qui a dit cela?
—Lui-même dans le deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg. Mais dans ses lettres il s'exprime en termes bien plus énergiques encore! «Cet homme, dit-il, est mon grand oracle. Je plie volontiers sous cette trinité de talents qui fait entendre à la fois dans chaque phrase un logicien, un orateur et un prophète.» Se peut-il un langage plus décisif?
—Voilà qui donne à réfléchir, car de Maistre, depuis que j'ai lu, je ne sais où, ses fameuses pages sur le bourreau comme celles sur la guerre, est pour moi un écrivain de premier ordre et dont le jugement mérite grande considération. Aussi vous me donneriez la tentation.... D'aventure, auriez-vous dans votre bibliothèque l'ouvrage en question et vous serait-il possible de me le prêter?
—Parfaitement, j'ai là, sur ce rayon, à droite, quatre volumes compactes des Sermons choisis de Bossuet. Vous pouvez les emporter et les lire tout à loisir. J'ai bon espoir, ou plutôt j'ai la certitude qu'avant la fin du premier volume vous ne penserez pas autrement que moi sur le grand orateur et que vous ferez hautement votre peccavi, trop heureux de le faire.
—Nous verrons bien! Grand merci toujours pour le prêt des volumes que je garderai le moins longtemps qu'il me sera possible.
—Gardez-les tout le temps nécessaire à votre édification.... littéraire. On ne lit pas cela comme un roman ou un volume de poésies. Il vous faut toujours bien quelques semaines.»
Or, moins de huit jours après, je rapportais les quatre volumes.
«Quoi! déjà! me dit l'ami presque avec l'accent du reproche. Est-il donc possible que vous ayez pris si peu goût à cette lecture et qu'elle vous ait lassé si vite?
—Bien au contraire, elle m'a surpris, ravi, enthousiasmé jusqu'à l'extase, jusqu'au délire. Bossuet est aussi pour moi maintenant le sublime orateur, l'incomparable écrivain; et si j'ai quelque regret, c'est qu'on ne songe pas à lui élever dans sa ville épiscopale une statue, je serais des premiers à souscrire. Ah! mon ami, que je vous remercie de me l'avoir fait connaître! Quel homme! quel homme! qui dit tout ce qu'il veut dire, en effet, et comme il le veut. Ô la merveilleuse, l'inimitable éloquence, inimitable parce qu'elle joint à la solidité du fond la beauté de la forme, d'une forme d'autant plus admirable qu'elle dédaigne toute recherche, et qu'elle fait tout naturellement à la pensée un vêtement splendide! Quelle profondeur et quelle élévation! Quelle puissance et quelle majesté! Quelle ample et royale faconde! Ce style, plus plein encore de choses que de mots, s'épanche à larges ondes, en flots impétueux, comme le fleuve des Cordillières jaillit de la source intarissable. Merci mille fois, merci de m'avoir conduit par la main et un peu malgré moi à la découverte de trésors que je m'obstinais à méconnaître et dans lesquels je me promets de puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je vous rapporte ces volumes, c'est qu'après lecture des deux premiers, j'ai couru chez le libraire pour me procurer l'ouvrage que j'ai acheté bel et bien sur mes économies. Ce sont là de ces livres qu'il faut avoir à soi, assuré qu'on est de pouvoir les lire et relire dix fois plutôt qu'une. Que n'ai-je la boîte de cèdre dans laquelle Alexandre renfermait l'Iliade, j'y mettrais, moi, l'œuvre de Bossuet et la placerais aussi sous mon chevet!
—Et là, là, doucement, mon ami! Je ne dis pas que vous exagériez maintenant dans la louange; mais je crains l'excès de cet enthousiasme si soudain parce que la réaction peut être à redouter.
—Non, non, certes non! Ne vous troublez pas de ce souci. Mon enthousiasme ne sera point un feu de paille parce qu'il ne vient pas de la surprise. Je ne crois pas qu'il y ait présomption de ma part à affirmer, à jurer que je penserai toujours de même et que vous ne me verrez pas, fût-ce après dix ans, après vingt ans, me refroidir.
Je ne m'étais point trop avancé et il n'y avait point
témérité dans ces affirmations. Je ne me suis jamais
lassé de la lecture ou plutôt de l'étude de ces admirables
sermons dans lesquels je découvrais sans cesse des
beautés nouvelles. Quel moraliste et quel poète à la fois
que ce puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu'il
faut admirer le plus ou l'enchaînement logique du discours
ou l'énergie et la vérité des tableaux, ou la profondeur
des pensées et la force des expressions! On n'aurait
que l'embarras du choix pour les citations. Quelle
étonnante et fidèle peinture par exemple que celle qu'il
nous fait de la vie et des illusions ou occupations qui
jusqu'à la fin nous amusent!
II
«Considérez, je vous prie, à quoi se passe la vie humaine. Chaque âge n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie? Qu'y a-t-il de plus insensé que la jeunesse bouillante, téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans ses entreprises, à qui la violence de ses passions empêche de connaître ce qu'elle fait? La force de l'âge se consume en mille soins et mille travaux inutiles. Le désir d'établir son crédit et sa fortune; l'ambition et les vengeances, et les jalousies, quelles tempêtes ne causent-elles pas à cet âge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante, avec quelle pesanteur s'emploie-t-elle aux actions vertueuses! combien est-elle froide et languissante! combien trouble-t-elle le présent par la vue d'un avenir qui lui est funeste!
»Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés; nous désapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes juges un peu équitables; et je n'en exempte pus les emplois les plus éclatants, car, pour être les plus illustres, ils n'en sont pas pour cela les plus accompagnés de raison. La plupart des choses que nous avons faites, les avons-nous choisies par une mûre délibération? N'y avons-nous pas plutôt été engagés par une certaine chaleur inconsidérée, qui donne le mouvement à tous nos desseins? Et dans les choses mêmes dans lesquelles nous croyons avoir apporté le plus de prudence, qu'avons-nous jugé par les vrais principes? Avons-nous jamais songé à faire les choses par leurs motifs essentiels et par leurs véritables raisons? Quand avons-nous cherché la bonne constitution de notre âme? quand nous sommes-nous donné le loisir de considérer quel devait être notre intérieur, et pourquoi nous étions en ce monde? Nos amis, nos prétentions, nos charges et nos emplois, nos divers intérêts que nous n'avons jamais entendus, nous ont toujours entraînés; et jamais nous ne sommes poussés que par des considérations étrangères. Ainsi se passe la vie, parmi une infinité de vains projets et de folles imaginations; si bien que les plus sages, après que cette première ardeur qui donne l'agrément aux choses du monde est un peu tempérée par le temps, s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour rien[28]».
A-t-on mieux que Bossuet déchiffré l'insatiable convoitise qui, de même qu'une autre non moins terrible passion, jamais ne dit: c'est assez! aſſer! aſſer!
«Premièrement, chrétiens, c'est une fausse imagination des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté la fortune, que la possession des biens de la terre rend l'âme plus libre et plus dégagée. Par exemple on se persuade que l'avarice serait tout à fait éteinte, que l'on n'aurait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce qu'il faut. Ah! c'est alors, disons-nous, que le cœur qui se resserre dans l'inquiétude du besoin, reprendra sa liberté tout entière dans la commodité et dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu: tous les jours, nous nous flattons de cette pensée; mais certes nous nous abusons, notre erreur est extrême. C'est une folie de s'imaginer que les richesses guériront l'avarice, ni que cette eau puisse étancher cette soif. Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout abonde, n'est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre à qui tout manque; et je ne m'en étonne pas: car il faut entendre, messieurs, que nous n'avons pas seulement pour tout notre bien une affection générale, mais que chaque petite partie attire une affection particulière; ce qui fait que nous voyons ordinairement que l'âme n'a pas moins d'attache, que la perte n'est pas moins sensible dans l'abondance que dans la disette. Il en est comme des cheveux qui font toujours sentir la même douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve, soit qu'on les tire d'une tête qui en est couverte: on sent toujours la même douleur à cause que chaque cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous possédons tenant dans le fond du cœur par sa racine particulière, il s'ensuit manifestement que l'opulence n'a pas moins d'attache que la disette, au contraire, qu'elle est du moins en ceci, et plus captive, et plus engagée, qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un plus grand poids qui l'accable[29]».
Quoi de plus éloquent et en même temps de plus vrai que ce morceau sur les passions!
«Si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre cœur, vous comprendrez aisément qu'elles peuvent devenir un supplice intolérable. Elles ont toutes en elles-mêmes des peines cruelles, des dégoûts, des amertumes. Elles ont toutes une infinité qui se fâche de ne pouvoir être assouvie; ce qui mêle dans elles toutes des emportements qui dégénèrent en une espèce de fureur non moins pénible que déraisonnable. L'amour impur, s'il m'est permis de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses résolutions irrésolues et l'enfer de ses jalousies. Dura sicut infernus simulatio: et le reste que je ne dis pas. L'ambition a ses captivités, ses empressements, ses défiances et ses craintes, dans sa hauteur même qui est souvent la mesure de son précipice. L'avarice, passion basse, passion odieuse au monde, amasse non-seulement les injustices, mais encore les inquiétudes avec les trésors. Eh! qu'y a-t-il donc de plus aisé que de faire de nos passions une peine plus insupportable en leur ôtant, comme il est très juste, ce peu de douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes cruelles et l'amertume dont elles abondent.... «Je ferai sortir du milieu de toi le feu qui dévorera tes entrailles» dit le prophète. Je ne l'enverrai pas de loin contre toi, il prendra dans ta conscience, et ses flammes s'élanceront du milieu de toi, et ce seront tes péchés qui le produiront. Le pensez-vous chrétiens, que vous fabriquiez en péchant l'instrument de votre supplice éternel? Cependant vous le fabriquez. Vous avalez l'iniquité comme l'eau; vous avalez des torrents de flammes[30]».
Quelle sublime ironie et quelle profondeur dans ces quelques lignes à l'adresse des ambitieux dont les évènements, conduits par une mystérieuse providence, déjouent si facilement et si continuellement les desseins! Et nunc reges intelligite!
«En effet, considérez, chrétiens, ces grands et puissants génies; ils ne savent tous ce qu'ils font: Ne voyons-nous pas tous les jours manquer quelque ressort à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine toute l'entreprise? L'évènement des choses est ordinairement si extravagant, et revient si peu aux moyens que l'on y avait employés, qu'il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'il y a une puissance occulte et terrible qui se plaît à renverser les desseins des hommes, qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout le monde, et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison supérieure qui se sert et se moque d'eux comme ils se servent et se moquent des autres[31]».
Voici maintenant sur la souffrance une page merveilleusement consolante pour les infortunés et qu'ils ne sauraient trop méditer et relire!
«Oui, je le dis encore une fois, les grandes prospérités ordinairement sont des supplices et les châtiments sont des grâces. «Car qui est le fils, dit l'Apôtre, que son père ne corrige pas?».... Il n'est pas à propos que tout nous succède; il est juste que la terre refuse ses fruits à qui a voulu goûter le fruit défendu. Après avoir été chassés du paradis, il faut que nous travaillions avec Adam, et que ce soit par nos fatigues et nos sueurs que nous achetions le pain de vie.—Quand tout nous rit dans le monde, nous nous y attachons trop facilement; le charme est trop puissant et l'enchantement trop fort. Ainsi, mes frères, si Dieu nous aime, croyez qu'il ne permet pas que nous dormions à notre aise dans ce lieu d'exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements, il interrompt le cours de nos imaginaires félicités, de peur que nous ne nous laissions entraîner aux fleuves de Babylone, c'est-à-dire au courant des plaisirs qui passent. Croyez donc très certainement, ô enfants de la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des afflictions, c'est qu'il veut briser les liens qui vous tenaient attachés au monde, et vous rappeler à votre patrie. Le soldat est trop lâche qui veut toujours être à l'ombre; et c'est être trop délicat que de vouloir vivre à son aise et en ce monde et en l'autre.... Ne t'étonne donc pas, chrétien, si Jésus-Christ te donne part à ses souffrances, afin de t'en donner à sa gloire[32]».
Dans le sermon sur les Obligations de l'état religieux, il est sur le mariage plusieurs pages que j'ai lues d'abord avec une sorte de stupeur et dans lesquelles, aujourd'hui encore, j'inclinerais à trouver quelque exagération quoique avec un fond de vérité. Mais la franchise de l'expression, comme la profondeur de l'observation, et l'éloquente réalité de certains détails m'avaient frappé, et je n'ai pu résister à la tentation de cette nouvelle citation encore qu'un peu longue.
«Demandez, voyez, écoutez: que trouvez-vous dans toutes les familles, dans les mariages même qu'on croit les mieux assortis et les plus heureux, sinon des peines, des contradictions, des angoisses? Les voilà ces tribulations dont parle l'Apôtre; il n'en a point parlé en vain. Le monde en parle encore plus que lui; toute la nature humaine est en souffrance. Laissons-là tant de mariages pleins de dissensions scandaleuses; encore une fois, prenons les meilleurs: il n'y paraît rien de malheureux; mais pour empêcher que rien n'éclate, combien faut-il que le mari et la femme souffrent l'un de l'autre!
»Ils sont tous deux également raisonnables, si vous le voulez: chose étrangement rare, et qu'il n'est pas permis d'espérer; mais chacun a ses humeurs, ses préventions, ses habitudes, ses liaisons. Quelques convenances qu'ils aient entre eux, les naturels sont toujours assez opposés pour causer une contrariété fréquente dans une société si longue: on se voit de si près, si souvent, avec tant de défauts de part et d'autre, dans les occasions les plus naturelles et les plus imprévues, où l'on ne peut point être préparé; on se lasse, le goût s'use, l'imperfection rebute, l'humanité se fait sentir de plus en plus; il faut à toute heure prendre sur soi, et ne pas montrer tout ce qu'on y prend; il faut à son tour prendre sur son prochain, et s'apercevoir de sa répugnance. La complaisance diminue, le cœur se dessèche; on se devient une croix l'un à l'autre: on aime sa croix, je le veux; mais c'est la croix qu'on porte. Souvent on ne tient plus l'un à l'autre que par devoir tout au plus, ou par une estime sèche, ou par une amitié altérée et sans goût, et qui ne se réveille que dans les fortes occasions. Le commerce journalier n'a presque rien de doux: le cœur ne s'y repose guère; c'est plutôt une conformité d'intérêt, un lien d'honneur, un attachement fidèle, qu'une amitié sensible et cordiale. Supposons même cette vive amitié: que fera-t-elle? où peut-elle aboutir? Elle cause aux deux époux des délicatesses, des sensibilités, des alarmes. Mais voici où je les attends: enfin, il faudra que l'un soit presque inconsolable à la mort de l'autre; et il n'y a point dans l'humanité de plus cruelles douleurs que celles qui sont préparées par le meilleur mariage du monde.
»Joignez à ces tribulations celle des enfants, ou indignes et dénaturés, ou aimables mais insensibles à l'amitié; ou pleins de bonnes et de mauvaises qualités, dont le mélange fait le supplice des parents; ou enfin heureusement nés et propres à déchirer le cœur d'un père et d'une mère qui dans leur vieillesse voient, par la mort prématurée de cet enfant, éteindre toutes leurs espérances. Ajouterai-je encore toutes les traverses qu'on souffre dans la vie par les voisins, par les ennemis, par les amis même, les jalousies, les artifices, les calomnies, les procès, les pertes de biens, les embarras des créanciers! Est-ce vivre? Ô affreuses tribulations, qu'il est doux de vous voir de loin dans la solitude![33]»
Voilà certes qui doit consoler un peu le célibataire contristé de son isolement, et qui ne semble pas fait pour encourager à l'hymen! Mais le grand moraliste chrétien, s'il donne la préférence à la vie la plus parfaite, ne dissimule pas que l'état religieux, lui aussi, a ses épreuves, ses peines, ses tentations contre lesquelles on ne saurait être trop en garde. Ô la page étonnante que celle-ci choisie entre plusieurs autres:
«Mais pendant que les enfants du siècle parlent ainsi, quel est le langage de ceux qui doivent être enfants de Dieu? Hélas! ils conservent une estime et une admiration secrète pour les choses les plus vaines, que le monde même, tout vain qu'il est, ne peut s'empêcher de mépriser. Ô mon Dieu, arrachez, arrachez du cœur de vos enfants cette erreur maudite. J'en ai vu, même de bons, de sincères dans leur piété, qui, faute d'expérience, étaient éblouis d'un éclat grossier. Ils étaient étonnés de voir des gens, avancés dans les honneurs du siècle, leur dire. «Nous ne sommes point heureux!» Cette vérité leur était encore nouvelle, comme si l'Évangile ne la leur avait pas révélée, comme si leur renoncement au monde n'avait pas dû être fondé sur une pleine et constante persuasion de sa vanité.
«Oh! qu'elle est redoutable cette puissance des ténèbres qui aveugle les plus clairvoyants! C'est une puissance d'enchanter les esprits, de les séduire, de leur ôter la vérité même, après qu'ils l'ont crue, sentie, aimée. Ô puissance terrible, qui répand l'erreur, qui fait qu'on ne voit plus ce qu'on voyait, qu'on craint de le revoir, et qu'on se complaît dans les ténèbres de la mort..... On promet à Dieu d'entrer dans cet état de nudité et de renoncement; on le promet et c'est à Dieu: on le déclare à la face des saints autels; mais après avoir goûté le don de Dieu, on retombe dans le piége de ses désirs. L'amour-propre, avide et timide, craint toujours de manquer: il s'accroche à tout, comme une personne qui se noie se prend à tout ce qu'elle trouve, même à des ronces et à des épines pour se sauver. Plus on ôte à l'amour-propre, plus il s'efforce de reprendre d'une main ce qui échappe à l'autre. Il est inépuisable en beaux prétextes; il se replie comme un serpent, il se déguise, il prend toutes les formes; il invente mille nouveaux besoins, pour flatter sa délicatesse et pour autoriser ses relâchements. Il se dédommage en petits détails des sacrifices qu'il a faits en gros: il se retranche dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu'on n'oserait nommer; il tient à un emploi, à une confidence, à une marque d'estime, à une vaine amitié. Voilà ce qui lui tient lieu des charges, des honneurs, des richesses, des rangs que les ambitieux du siècle poursuivent: tout ce qui a un goût de propriété, tout ce qui fait une petite distinction, tout ce qui console l'orgueil abattu et resserré dans des bornes si étroites, tout ce qui nourrit un reste de vie naturelle, et qui soutient ce qu'on appelle le moi; tout cela est recherché avec avidité. On le conserve, on craint de le perdre; on le défend avec subtilité, bien loin de l'abandonner; quand les autres nous le reprochent, nous ne pouvons nous résoudre à nous l'avouer à nous-mêmes: on est plus jaloux là-dessus qu'un avare ne le fut jamais de son trésor.
«Ainsi la pauvreté n'est qu'un nom, et le grand sacrifice de la piété chrétienne se tourne en pure illusion et en petitesse d'esprit. On est plus vif pour des bagatelles que les gens du monde ne le sont pour les plus grands intérêts; on est sensible aux moindres commodités qui manquent: on ne veut rien posséder, mais on veut tout avoir, même le superflu, si peu qu'il flatte notre goût: non-seulement la pauvreté n'est point pratiquée, mais elle est inconnue. On ne sait ce que c'est que d'être pauvre par la nourriture grossière, pauvre par la nécessité du travail, pauvre par la simplicité et la petitesse du logement, pauvre dans tout le détail de la vie.»
Le lecteur n'aura point regret à ces citations encore
que multipliées; il les préférerait certainement à une notice
forcément écourtée, qui dans ces proportions réduites
se trouve partout, mais dont pourtant nous ne
croyons pas pouvoir nous dispenser comme on le verra
plus loin. Bossuet est surtout dans ses écrits, en outre
du Discours sur l'Histoire universelle et les Sermons, dans
l'Histoire des Variations, le Commentaire sur les Évangiles,
les Élévations sur les Mystères, etc, etc, et aussi
dans ses Lettres où son génie, dans la spontanéité et la
familiarité du style épistolaire, garde sa grandeur et sa
sublimité[34]. Même dans l'abandon de la correspondance
intime qui semble devoir le retenir sur la terre, plus
d'une fois l'Aigle tout à coup prend son vol qui l'emporte
vers les hauteurs, et là, planant dans l'espace et s'élevant
toujours, il apparaît de loin aux regards éblouis
encore l'astre-roi qu'il fixe incessamment de sa prunelle
immobile.
III
Terminons, comme nous l'avons promis, par quelques détails biographiques:
Bossuet (Jacques Bénigne) naquit à Dijon, le 27 septembre 1627, d'une famille de magistrats. Il avait six ans lorsque son père, nommé conseiller au parlement de Metz nouvellement institué, alla s'établir dans cette ville, mais en laissant ses deux fils au collége de Dijon dirigé par les Jésuites. Bossuet quitta cette maison neuf ans après, envoyé par ses parents à Paris, comme pensionnaire au collége de Navarre dont le grand maître était Nicolas Cornet, célèbre par son savoir et sa piété, et qui, prompt à distinguer son nouvel élève, le prit en grande affection. Dès l'année suivante, Bossuet «soutenait sa première thèse et avec un tel éclat, dit la Biographie universelle de Michaud, qu'on parla de lui à Paris comme d'un prodige. On voulut le voir à l'hôtel de Rambouillet. Le comte de Feuquières l'y amena, et là, pour essayer cette abondance de pensées et cette facilité d'expression dont il semblait doué, on l'invita à composer un sermon. Au milieu de cette assemblée des plus beaux esprits de France, Bossuet prononça, après quelques instants de réflexion, un sermon qui fut accueilli par l'admiration générale.»
En 1652, Bossuet fut ordonné prêtre, après une retraite qu'il fit sous la direction de Saint Vincent de Paul, qui devint dès lors son ami et l'admit à ses conférences du mardi où l'on traitait de tout ce qui a rapport au ministère ecclésiastique. Le vénérable Cornet, dont l'affection pour Bossuet n'avait fait que s'accroître, voulait le faire nommer à sa place grand maître du collége de Navarre auquel la munificence de Mazarin permettait de donner de nouveaux et grands développements. Mais Bossuet se jugea trop jeune pour une pareille tâche et, malgré tous les motifs qui semblaient devoir le retenir à Paris, il alla se fixer près de sa famille à Metz. Nommé chanoine de la cathédrale, il se livra avec zèle aux devoirs du ministère et particulièrement à la prédication. La foule se pressait à ses sermons qui déterminèrent parmi les protestants de nombreuses conversions.
Appelé fréquemment à Paris pour les affaires du chapître, il prêcha et avec un grand succès dans cette ville, particulièrement un Avent et un Carême devant le roi et la reine mère; il prononça aussi plusieurs panégyriques, entre autres celui de Saint Paul qui fut fort remarqué. Vers la même époque, parut le beau livre de l'Exposition de la Doctrine catholique, composé d'abord à l'intention de Turenne et qui aida fort à sa conversion.
En 1669, Bossuet devint évêque de Condom; deux mois après, il prononçait l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, l'un de ses chefs-d'œuvre. Nommé l'année suivante précepteur du Dauphin, il accepta ces nouvelles fonctions, mais en se démettant de son évêché et ne voulut, comme indemnité, qu'un modeste bénéfice. C'est alors que furent composés, pour l'instruction du Dauphin, quelques-uns des meilleurs ouvrages de l'auteur, le Discours sur l'Histoire universelle, la Politique tirée de l'Écriture sainte, le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. En 1781, l'éducation du jeune prince étant terminée, le roi, pour récompenser Bossuet, le nomma évêque de Meaux. «Il embrassa dès lors avec zèle les devoirs de l'épiscopat, il reprit la prédication pour les fidèles de son diocèse.... Son éloquence avait laissé de longs souvenirs et une tradition de respect et d'admiration pour son troupeau. Il s'occupa sans cesse d'instructions pastorales, de pieuses recommandations; il composa des prières et un catéchisme qui depuis a été généralement adopté; lui-même l'enseignait quelquefois aux petits enfants[35].»
Dans la regrettable assemblée du clergé de 1782, réunie à Paris par la volonté du roi, en opposition au pape, Bossuet, lors de la séance d'ouverture, prononça un sermon sur l'Unité de l'Église «ayant surtout pour but de montrer qu'on ne songeait point à s'en écarter. Mais, dit le biographe déjà cité, ce discours se sent un peu de l'embarras où se trouvait Bossuet à la fois si soumis et si dévoué aux deux puissances et contraint à combattre l'une au nom de l'autre.» Pourquoi contraint? L'illustre orateur n'aurait-il pas pu et dû, dans cette circonstance, conserver vis-à-vis de la royauté l'indépendance et la franchise dont il avait fait preuve en d'autres temps relativement à la conduite privée du roi. On sait que, condamnant avec un saint courage ses liaisons adultères, plus d'une fois il obtint de Louis XIV la cessation du scandale; par malheur trop fréquente était la rechute.
Au milieu de ses sollicitudes pastorales, Bossuet continuait la rédaction et la publication de ses ouvrages, et en particulier sa polémique avec les protestants, qui n'eurent pas une réponse sérieuse à opposer à l'Histoire des Variations, le chef-d'œuvre du genre. Puis vint, à propos de la trop célèbre Madame Guyon, l'affaire du quiétisme dans laquelle Bossuet, ayant complètement raison quant au fond, ne sut pas toujours tempérer dans la forme l'emportement de son zèle. Dans sa polémique avec Fénelon qu'on vit, si prompt à reconnaître son erreur et à se condamner lui-même après la décision venue de Rome, Bossuet, trop souvent passionné et violent, ne se souvint pas assez des égards dus à un ancien ami, et son langage comme son attitude, qui contrastaient si fort avec la modération de son adversaire, lui firent tort dans l'esprit de beaucoup de personnes. On l'accusait de dureté et d'orgueil, quand il ne paraît avoir cédé qu'à l'impatience de la contradiction et à l'ardeur de son zèle dans des questions dont il s'exagérait, ce semble, l'importance par une certaine tendance à la sévérité contrastant avec la modération de son langage vis-à-vis des messieurs du Port Royal. C'est aller trop loin et exagérer d'une autre façon que d'insinuer, comme l'ont fait quelques-uns, qu'il inclinait vers leurs doctrines.
À propos de la polémique dont il est parlé plus haut, racontons une anecdote qui prouve les sentiments dont Bossuet était animé et la vivacité passionnée de ses convictions.
«Qu'auriez-vous fait si j'avais soutenu M. de Cambrai? lui demanda Louis XIV un jour.
—Sire, répondit Bossuet, j'aurais crié vingt fois plus haut.»
L'évêque de Meaux touchait à sa soixante-seizième année et son intelligence n'avait point faibli, sa santé semblait robuste encore, lorsqu'il ressentit tout à coup les premières et douloureuses atteintes de la maladie (la pierre) à laquelle il devait succomber le 12 avril 1704, à Paris, où il se trouvait. De cette ville son corps fut ramené à Meaux et enterré dans la cathédrale après des funérailles solennelles. «Aujourd'hui, dit Michaud, l'on peut plus franchement prononcer que, parmi les hommes éloquents, aucun ne l'a été à la manière de Bossuet. Jamais l'éloquence ne fut plus dégagée de tout artifice, de tout calcul: c'est une grande âme qui se montre à nu et qui entraîne avec elle. Les mots, l'art de les disposer, l'harmonie des sons, la noblesse ou le vulgaire des expressions, rien n'importe à Bossuet; sa pensée est si forte que tout lui est bon pour l'exprimer.»
[28] Sermon sur la Loi de Dieu.
[29] Sermon sur l'Impénitence finale.
[30] Sermon sur la Nécessité de la Pénitence.
[31] Sermon sur la Loi de Dieu.
[32] Sermon sur l'Utilité des souffrances.
[33] Sur les obligations de l'état religieux.
[34] Entre ses ouvrages nous ne mentionnons pas même pour mémoire: La Défense de l'Église Gallicane, ouvrage posthume apprécié par J. de Maistre à sa juste valeur, et fort suspect puisqu'il fut publié, sur une copie de provenance équivoque, et quarante ans après la mort de Bossuet qui, à un certain moment, paraît-il, avait qualifié les quatre propositions en termes plus que sévères, au risque de se condamner lui-même.
[35] Biographie universelle.
BOURDALOUE
I
Celui qu'on a si bien nommé le Prince des Orateurs, n'est pas un artiste à la façon de Cicéron par exemple, avant tout préoccupé de l'art de bien dire, de cadencer la phrase et d'arrondir savamment la période. Bourdaloue veut convaincre plus encore que plaire, parce qu'il obéit à une conviction forte et que chez lui tous les actes et la vie entière sont en harmonie avec ses paroles. Il se prêche lui-même et met toujours l'exemple à côté de la leçon.
Je ne sais rien de plus touchant, de plus admirable que ce que les biographes nous racontent des derniers temps de sa vie. Au comble de la célébrité, alors que les contemporains, le roi Louis XIV et les personnages les plus illustres lui demandaient conseil et que son nom était dans toutes les bouches, il disait, d'après ce que nous apprend le Père Martineau, son confrère:
«Dieu m'a fait la grâce de connaître le néant de ce qui brille le plus aux yeux des hommes, et il me fait encore celle de n'en être point touché.»
Un autre jour, il disait encore: «être si profondément convaincu de son incapacité pour tout bien que, malgré tous ses succès, il avait beaucoup plus à se défendre du découragement que de la présomption.»
En sorte que rien n'était plus remarquable, comme l'écrit Villenave, au milieu de tant de gloire que tant d'humilité[36].
Aussi n'aspirait-il qu'à se faire oublier et il lui tardait de pouvoir s'ensevelir dans la solitude pour se préparer à la mort. Il en fit la demande au Père provincial «qui ne put consentir à priver la Société de celui qui en faisait le principal ornement.» Bourdaloue, pour cette fois se résigna; mais l'année suivante, il écrivit au général une longue lettre pour le supplier de lui accorder ce qu'il n'avait pu obtenir du Père provincial.
«Il y a cinquante-deux ans dit-il, que je vis dans la Compagnie, non pour moi mais pour les autres; du moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires me détournent et m'empêchent de travailler, autant que je le voudrais, à ma perfection qui néanmoins est la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus tranquille: je dis plus tranquille afin qu'elle soit plus régulière et plus sainte. Je sens que mon corps s'affaiblit et tend vers sa fin. J'ai achevé ma course et plût à Dieu que je pusse ajouter: J'ai été fidèle! Je suis dans un âge où je ne me trouve plus guère en état de prêcher. Qu'il me soit permis, je vous en conjure, d'employer uniquement pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie, et de me disposer par là à mourir en religieux. La Flèche, ou quelque autre maison qu'il plaira aux supérieurs (car je n'en demande aucune en particulier pourvu que je sois éloigné de Paris), sera le lieu de mon repos. Là, oubliant les choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les années de ma vie dans l'amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes vœux.»
Bourdaloue est tout entier dans cette admirable lettre; aussi j'ai tenu à la donner tout au long et non par extraits seulement comme ont fait la plupart des biographes. Il se montre bien là tel que nous le dépeint son confrère, le Père Bretonneau: «Cependant Bourdaloue, en pensant aux autres, ne s'oubliait pas lui-même; au contraire, ce fut par de fréquents retours sur lui-même qu'il se mit en état de servir si utilement les autres.... Ses succès ne l'éblouirent point et ses occupations ne l'empêchèrent pas de veiller rigoureusement sur sa conduite. D'autant plus en garde qu'il était plus connu et dans une plus haute considération... Étroitement resserré dans les bornes de sa profession, il joignait aux talents de la prédication et de la direction des âmes le véritable esprit religieux.... Il ne s'épargnait en rien également prêt pour qui que ce fut et se faisant tout à tous. Dans ce grand nombre de personnes de la première distinction dont il avait la conduite, bien loin de négliger les pauvres et les petits, il les recevait avec bonté; il descendait avec eux, dans le compte qu'ils lui rendaient de leur vie, jusques aux moindres particularités; et plus sa réputation et son nom leur inspiraient de timidité en l'approchant, plus il s'étudiait à gagner leur confiance, et à leur faciliter l'accès auprès de lui. Il ne se contentait pas de ce bon accueil. Il les allait trouver s'ils étaient hors d'état de venir eux-mêmes[37].»
Et avec cela chez cet homme vraiment apostolique: «un dévouement inviolable au service de l'Église, et une soumission entière aux puissances ecclésiastiques et à ses supérieurs.» Il le prouva bien dans cette circonstance; car le général, ayant fait à sa demande une réponse toute favorable, il se disposait à partir. Mais, d'après le désir exprimé par ses supérieurs immédiats, il crut devoir retarder de quelques semaines, et dans l'intervalle, par suite des remontrances venues de Paris, une seconde lettre arriva de Rome qui révoquait la permission donnée.
Bourdaloue n'insista pas, prompt à se soumettre à l'ordre de ses supérieurs dans lequel il vit l'expression de la volonté du ciel. Il reprit ses fonctions avec un nouveau zèle, et même avec plus d'activité et d'ardeur que jamais, prêchant, enseignant, confessant, et il ne put être arrêté par un rhume opiniâtre dont il souffrait depuis plusieurs semaines. Mais, à la suite d'un sermon qu'il avait prêché pour une prise d'habit, il se sentit plus indisposé. Le dimanche, jour de la Pentecôte (11 mai 1704), il dut se mettre au lit et une fièvre maligne interne se déclara avec les symptômes les plus alarmants. Quoiqu'il se fît peu d'illusion sur son état, il insista auprès du médecin pour savoir la vérité toute entière. On satisfit à son désir, et avant même que le docteur eût fini de parler, le malade dit: «C'est assez, je vous entends: il faut maintenant que je fasse ce que j'ai tant de fois prêché et conseillé aux autres.»
Dès le lendemain, après s'être préparé par une confession de toute sa vie à recevoir les derniers sacrements, «il entra lui-même, dit le Père Bretonneau, témoin oculaire sans doute, dans tous les sentiments qu'il avait inspirés à tant de moribonds. Il se regarda comme un criminel condamné à mort par l'arrêt du ciel. Dans cet état, il se présenta à la justice divine. Il accepta l'arrêt qu'elle avait prononcé contre lui et qu'elle allait exécuter: «J'ai abusé de la vie, dit-il en s'adressant à Dieu: je mérite que vous me l'ôtiez et c'est de tout mon cœur que je me soumets à un si juste châtiment.»
D'après ce que nous lisons ailleurs, il dit à ceux qui l'entouraient: «Je vois bien que je ne puis guérir sans miracle; mais que suis-je pour que Dieu daigne faire un miracle en ma faveur? Que sa sainte volonté s'accomplisse aux dépens de ma vie s'il l'ordonne ainsi; qu'il me sépare de ce monde où je n'ai été que trop longtemps et qu'il m'unisse pour jamais à lui!»
Avec une entière tranquillité d'esprit et comme s'il pouvait encore compter sur de longs jours, il mit en ordre les papiers dont il était dépositaire. Puis, se souvenant de ses nombreux et illustres amis, «il désira qu'on leur apprît qu'il regardait sa séparation d'avec eux sur la terre comme une partie du sacrifice qu'il faisait à Dieu de sa vie.»
Il s'entretint ensuite quelque temps avec son directeur,
et alors un mieux s'étant manifesté, ses confrères
et amis reprirent quelque espérance. Mais, dans la soirée,
un violent accès de fièvre survint, bientôt suivi du
délire et l'agonie commença. Le lendemain mardi,
13 mai, vers cinq heures du matin, il expira. Bossuet
l'avait précédé de quelques semaines dans la tombe
(12 avril 1704.)
II
Bourdaloue était dans la soixante-douzième année de son âge, né à Bourges, le 20 août 1632, l'année même où le pape Urbain VIII approuvait la Congrégation des Prêtres de la Mission, fondée par Saint Vincent-de-Paul. Bourdaloue, qui reçut au baptême le prénom de Louis, entra, dès l'âge de quinze ans, dans la Compagnie de Jésus. Il passa par tous les exercices, employant les dix-huit premières années de noviciat, soit à ses propres études, soit à professer la rhétorique, la philosophie, la théologie. Quelques sermons qu'il eut occasion de prêcher révélèrent sa véritable vocation à ses supérieurs qui le destinèrent dès lors à la prédication. Après s'être fait entendre en province avec un grand succès, il vint à Paris et prêcha tout d'abord dans l'église de la maison professe avec un éclat extraordinaire. Également aimé des grands, du peuple et des savants, il attirait une foule prodigieuse; sa réputation croissait d'un sermon à l'autre; plus on l'entendait, plus on voulait l'entendre.
Le roi Louis XIV le goûtait tout particulièrement, et, après l'avoir entendu, depuis l'Avent de l'année 1670, plusieurs Avents et plusieurs Carêmes, il le redemandait toujours en disant: «J'aime mieux ses redites que les choses nouvelles d'un autre.»
Sa courageuse franchise même ne le refroidissait pas. On raconte qu'un jour Bourdaloue, ayant prêché devant le roi, celui-ci lui dit:
«Mon père, vous devez être content de moi; madame de Montespan est à Clagny.
—»Oui, sire, répondit le prédicateur, mais Dieu serait plus satisfait si Clagny était à soixante-dix lieues de Versailles.»
On conçoit après cela que madame de Sévigné pût écrire: «Jamais prédicateur n'a prêché si hautement ni si généreusement les vérités chrétiennes.... Le Père Bourdaloue frappe comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère.»
La même madame de Sévigné disait à sa fille: «Je m'en vais en Bourdaloue,» comme elle eût dit: «Je m'en vais en cour,» et ne laissait échapper aucune occasion d'entendre le célèbre prédicateur, témoin cette anecdote: Bourdaloue devait prêcher une passion que madame de Sévigné avait déjà entendue avec sa fille l'année précédente: «Et c'était pour cela, dit-elle, que j'en avais envie; mais l'impossibilité m'en ôta le goût. Les laquais y étaient dès mercredi; et la presse était à mourir.»
On ne saurait s'en étonner quand on lit aujourd'hui ces sermons, les premiers de ce genre, et dont le Père Bretonneau dit avec raison: «Il avait dans un éminent degré tout ce qui peut former un parfait prédicateur. Il reçut de la nature un fonds de raison qui, joint à une imagination vive et pénétrante, lui faisait trouver d'abord dans chaque chose le solide et le vrai... Ses divisions justes, ses raisonnements suivis et convaincants, ses mouvements pathétiques, ses réflexions judicieuses et d'un sens exquis, tout va à son but.... Persuadé que le prédicateur ne touche qu'autant qu'il intéresse et qu'il applique, et que rien n'intéresse davantage et n'attire plus l'attention qu'une peinture sensible des mœurs où chacun se voit lui-même et se connaît, il tournait là tout son discours.» Il suffit de citer ces admirables sermons sur le Mariage, le Choix, d'un état, les Divertissements du monde, l'Hypocrisie, la Prière, les Devoirs envers les domestiques etc., dans lesquels abondent, avec les solides raisonnements, les observations et les conseils pratiques, les réflexions d'une étonnante sagacité et tous ces portraits admirables de relief et de vie d'une vérité si prodigieuse quoique on ne pût reconnaître les modèles et qui faisaient dire à madame de Termes: «Il est inimitable et les prédicateurs qui l'ont voulu copier sur cela n'ont fait que des marmousets.»
Quoique admirable par la solidité des raisonnements et la victorieuse logique, Bourdaloue savait aussi parler au cœur, témoin ce qu'écrivait madame de Maintenon, à l'occasion d'un sermon prêché devant Louis XIV et sa cour. «Il a parlé au Roi sur sa santé, sur l'amour de son peuple, sur les craintes de la cour; il a fait verser bien des larmes; il en a versé lui-même: c'était son cœur qui parlait à tous les cœurs.»
Quand aujourd'hui la lecture seule de tant de pages éloquentes nous frappe d'une façon si vive et nous émeut si profondément, qu'on imagine ce que ce devait être quand ces mêmes choses étaient dites au milieu du silence solennel d'un immense et religieux auditoire, et tombaient des lèvres de Bourdaloue: «Le feu dont il animait son action, dit le Père Bretonneau, sa rapidité en prononçant, sa voix pleine, résonnante, douce et harmonieuse, tout était orateur en lui, et tout servait à son talent.»
On conçoit après cela que Bossuet ait pu dire dans la candeur de sa modestie: «Cet homme sera éternellement notre maître en tout.»
N'oublions pas ce mot encore d'un des contemporains de Bourdaloue et qui prouve que, dans l'estime de tous, chez lui la vertu égalait le talent: «Sa conduite, disait on, est la meilleure réponse que l'on puisse faire aux Lettres Provinciales.»
[36] Notice sur Bourdaloue. Édition de 1812. 16 volumes in-8º.
[37] Préface du Père Bretonneau dans la première édition des Sermons de Bourdaloue.
BREGUET
«Les perfectionnements apportés par Breguet dans cette partie de la mécanique à laquelle il avait consacré ses veilles, ont eu pour résultat de donner à la France la première horlogerie de l'Europe, au dire de tous ceux qui ne sont pas Anglais. Ses perfectionnements s'étendent à toutes les branches comme à toutes les parties de l'art. C'est à lui qu'on doit, sinon la première idée, du moins l'usage commode des montres perpétuelles qui se remontent d'elles-mêmes par le mouvement qu'on leur donne en les portant.... C'est Breguet qui, pour garantir de fractures le pivot du balancier, en cas de choc violent ou de chute de la montre, imagina le parachute qui préserve le régulateur de toute atteinte; invention précieuse surtout pour les montres de poche. C'est lui qui, le premier, fabriqua des cadratures de répétition d'une disposition plus sûre, laissant plus de place pour les autres parties du mécanisme, etc., etc. Mais c'est surtout aux sciences exactes, à l'astronomie, à la physique et à la navigation, que Breguet, en multipliant les moyens de calculer les minima les plus délicats de la durée avec la dernière exactitude, a rendu des services inappréciables.»
Ainsi s'exprime M. Val. Parisot, qui, par ses connaissances spéciales, a su, mieux que nous ne pourrions le faire, mettre en relief les services rendus par cet artisan illustre dont le nom, resté justement populaire, est une preuve nouvelle que la gloire ne dédaigne personne, et se plaît à récompenser tous les genres de mérite. À ce titre, Breguet, comme Jacquard, comme Richard Lenoir, mérite une place dans notre galerie, d'autant plus que chez lui le caractère de l'homme était à la hauteur du talent, du génie de l'artiste; c'est M. Parisot qui n'hésite pas à lui donner ce titre, et qui songerait à le lui contester?
«Breguet, dit M. Villenave, était recherché dans les premières classes de la société où il comptait plusieurs amis. On a dit de lui qu'il avait toujours conservé la naïveté de la jeunesse et même celle de l'enfance; qu'il voyait tout en beau, excepté ses ouvrages; qu'en lui, tout était égal, uni, simple; qu'il était timide sans être jamais embarrassé; qu'on trouvait des rapports entre lui et le bon La Fontaine; qu'il n'avait jamais voulu quitter sa petite et modeste maison où la fortune était venue le trouver; qu'il était toujours prêt à être utile aux artistes; que tous étaient heureux autour de lui, et lui plus que les autres. On raconte qu'étant devenu un peu sourd sans être susceptible, il disait, quand on riait de quelque quiproquo: Dites-le-moi, que je rie aussi, ce qu'il ne manquait pas de faire.»
Breguet (Abraham-Louis), naquit à Neufchatel en Suisse, le 10 janvier 1747, d'une famille d'origine française. Enfant, il paraissait d'une intelligence paresseuse, et ses maîtres augurèrent assez mal de son peu de goût pour la grammaire française et latine. Tout jeune encore, il perdit son père, et sa mère s'étant remariée à un horloger, celui-ci, voyant le peu de fruit que l'enfant tirait de la fréquentation du collége, résolut de le garder à la maison pour l'occuper aux travaux de son état. Cette vie sédentaire ne sembla point d'abord, plus que l'autre, agréable à l'enfant, doué d'une extrême vivacité; peu à peu, cependant, les combinaisons mécaniques l'intéressèrent et il devint apprenti des plus zélés.
Son beau-père, cependant, qui voulait faire de lui un ouvrier émérite, l'emmena à Paris et le plaça chez un célèbre horloger de Versailles pour qu'il achevât de se perfectionner dans son art et, en effet, au bout de peu d'années, Abraham-Louis était le premier ouvrier de l'atelier; intelligent autant que laborieux et rangé. Quoique à peine sorti de l'adolescence, il se trouvait père de famille, ayant, par la mort précipitée de son beau-père et de sa mère, une jeune sœur à élever et établir! Son salaire de chaque jour devait seul suffire à toutes les charges; et non-seulement le jeune ouvrier réussit à équilibrer son budget, mais il put faire quelques économies et trouver du loisir pour suivre un cours de mathématiques, car il avait compris que la connaissance des sciences exactes lui devait être singulièrement utile ou plutôt indispensable. Son professeur était l'abbé Marie, savant distingué, que les rares dispositions de l'élève, comme sa bonne conduite, intéressèrent et qui ne fut pas avare pour lui de ses précieux enseignements.
Il n'est pas douteux qu'ils contribuèrent beaucoup à développer le génie du jeune Breguet dont la réputation, comme habile horloger, date de cette époque et depuis ne fit que s'accroître. Un jour le duc d'Orléans se trouvait à Londres, dans l'atelier de l'horloger Arnold, connu dans toute l'Europe, et renommé comme le premier dans son art. Le prince tira sa montre, et, la montrant à Arnold, lui demanda ce qu'il en pensait.
L'horloger, après l'avoir ouverte et examinée avec grande attention, non sans témoigner plusieurs fois de son étonnement, la rendit au visiteur en disant:
—Vous avez là, monseigneur, un chef-d'œuvre, et ce Breguet est, dans notre partie, un maître, mais un maître qu'au plus tôt je veux connaître, et dont il me tarde de serrer la main.» En effet, laissant là son atelier et ses travaux commencés, et, embrassant sa famille, Arnold s'embarqua pour le continent, et quelques jours après, il arrivait à Paris.
Un matin, Breguet, averti par la sonnerie du timbre, voit entrer dans son atelier un étranger qui, le sourire aux lèvres et la main tendue, lui dit:
—Mon cher confrère, j'ai vu tout récemment à Londres, dans la main d'une altesse française, une montre fabriquée par vous et que j'ai admirée comme un chef-d'œuvre. Aussi ai-je passé le détroit tout exprès pour faire votre connaissance et vous adresser moi-même mes félicitations; je suis Arnold, de Londres.
Qu'on juge de la stupéfaction comme de la joie de Breguet à cette visite si inattendue pour lui, car, même au temps de ses plus grandes prospérités, il était resté fort modeste.
«Malgré tant de titres incontestables à la gloire et à la renommée, cet homme éminemment moral, qui rendait justice à tous, excepté à lui-même, jusqu'à s'étonner de la régularité de ses instruments, doutait de sa propre réputation, même en présence des étrangers qui s'honoraient de lui en fournir le témoignage[38].»
Profondément touché des témoignages d'estime et de sympathie que lui donnait Arnold, il s'efforça de le reconnaître de son mieux par son accueil, et lorsque le confrère repartit pour l'Angleterre, il lui confia son fils aîné qu'il devait, deux années après, mais sans l'avoir prévu, aller rejoindre.
La révolution éclata, Breguet, tout entier à son art, resta complètement étranger à la politique; mais à cause de sa célébrité, et sans doute aussi de sa réputation d'honnête homme, il n'en fut pas moins classé parmi les suspects. Par bonheur, grâce à quelques-uns de ses clients, alors très-influents, il put éviter la prison et il lui fut permis de quitter la France. Il passa, avec sa famille, en Angleterre, où sa situation ne laissait pas que d'être critique et de le préoccuper. Il se voyait tout au moins dans la nécessité, afin de s'assurer le pain quotidien, d'abandonner ses savantes recherches pour redevenir un simple ouvrier, lorsqu'un ami généreux, témoin de ses perplexités, lui dit:
—À Dieu ne plaise, que vous abandonniez l'art pour le métier. Continuez vos importants travaux, dont le résultat pour moi est d'autant moins douteux que votre fils aîné peut s'y associer. D'ailleurs, n'ayez souci du lendemain ni pour votre famille ni pour vous; voici qui vous rassure pour l'avenir.
Et l'excellent ami, M. Desnay-Flyche, présentait à Breguet un portefeuille rempli de banknotes, qu'après s'être longtemps défendu, le Français dut accepter. C'est ainsi que, pendant les deux années de son exil dans la Grande-Bretagne, Breguet eut toute sécurité pour ses recherches. Aussi, quand il lui fut permis de rentrer en France, riche de nouvelles connaissances et devenu le premier dans son art, il put en peu de temps, aidé d'ailleurs par le secours de ses amis, relever ses établissements détruits, dont la prospérité alla toujours en augmentant. Sa vie dès lors s'écoula paisible et heureuse. Il devint successivement horloger de la marine, membre du bureau des longitudes, et en 1816 remplaça Carnot à l'Institut. En 1823, il fit partie du jury d'examen pour les produits de l'industrie. Après avoir rempli ces fonctions momentanées avec le zèle et la conscience qu'il apportait à tout, il se remit à son grand ouvrage sur l'horlogerie, qu'il avait hâte de voir terminé, comme par un secret pressentiment. Car un matin, peu d'instants après s'être assis à son bureau, il tomba foudroyé par une attaque d'apoplexie.
«Le talent de Breguet, dit M. Parisot, n'était point exclusivement restreint à l'art auquel il fit faire des pas si prodigieux. Il imagina le mécanisme léger et solide des télégraphes établis par Chappe; il créa un thermomètre métallique d'une sensibilité au-dessus de tout ce qui est connu, surtout pour le développement instantané du calorique, etc.»
On ne peut trop regretter qu'il ait laissé inachevé son Traité de l'Horlogerie, dans lequel toutes ses découvertes devaient être consignées et qui eût renfermé, en particulier, beaucoup de faits intéressants sur la transmission du mouvement par les corps qui restent eux-mêmes en repos.
[38] Encyclopédie des gens du monde.
LA BRUYÈRE. (JEAN DE)
On n'a sur La Bruyère aucuns détails biographiques; «On ne connaît rien de sa famille, dit Suard l'académicien, et cela est fort indifférent; mais on aimerait à savoir quel était son caractère, son genre de vie, la tournure de son esprit, dans la société; et c'est ce qu'on ignore aussi.»
D'Olivet, dans son Histoire de l'Académie, n'est pas absolument de cet avis puisqu'il nous dit: «On me l'a dépeint comme un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition même celle de montrer de l'esprit.»
De son côté Boileau nous dit[39], mais à la date du 18 mai 1787, l'année même de la publication des Caractères et quelque temps auparavant sans doute: «Maximilien (La Bruyère) m'est venu voir à Auteuil, et m'a lu quelque chose de son Théophraste. C'est un fort honnête homme et à qui il ne manquerait rien si la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite.»
L'éloge semble maigre, mais la lecture du livre, dont il ne connaissait que des fragments, sans doute ouvrit les yeux à Despréaux puisqu'il devint bientôt un des partisans zélés de La Bruyère et contribua beaucoup, avec Bossuet et Racine, à le faire entrer à l'Académie où le moraliste fut reçu six ans après la publication des Caractères, c'est-à-dire en 1693. On a remarqué qu'il fut le premier académicien qui, dans son discours, ait fait l'éloge des confrères vivants, Bossuet, La Fontaine et Despréaux. On ne sait plus rien de lui ensuite, si ce n'est la date de sa mort arrivée en 1696[40].
Ce silence des contemporains n'est-il pas des plus étonnants quand il s'agit d'un homme à qui son livre avait fait sans nul doute bien des ennemis et dont il semble que les Mémoires du temps auraient dû particulièrement s'occuper? Il faut que sa vie tout à fait retirée, la réserve de son caractère, peut-être la crainte aient tenu la curiosité à distance.
Mais si La Bruyère est ignoré comme homme, l'écrivain jouit d'une assez belle notoriété «et le livre des Caractères, qui fit beaucoup de bruit dès sa naissance», n'a rien perdu pour nous de ses mérites, et il compte au premier rang des livres classiques. Ce n'est pas d'ailleurs le livre de tout le monde et qu'on puisse goûter à tous les âges. Il exige une certaine maturité d'esprit et une connaissance du monde qui permette d'apprécier la sagacité des observations. Je me rappelle que, jeune homme encore, un volume des Caractères m'étant tombé dans les mains, tout en appréciant tels ou tels passages, certaines façons de s'exprimer qui me semblaient vives, ingénieuses, originales, le plus souvent, mon inexpérience me rendait hésitant; je m'étonnais ayant peine à comprendre et assez semblable à un homme qui entendrait parler une langue étrangère dont quelques mots seulement lui seraient familiers. Je pourrais encore me comparer à celui qui, voyant un portrait peint par un maître, mais sans connaître l'original, pourrait admirer l'habileté des procédés, le talent de facture, mais serait inapte à se prononcer quant à la ressemblance.
Dans mon ignorance du monde, je jugeais ce La Bruyère un peu bien enclin à la médisance, et montrant trop l'humanité par les côtés qui ne la font ni aimer ni estimer. Pour un chrétien sincère tel qu'il paraît avoir été d'après le chapitre justement vanté des Esprits forts, je le trouvais en général fort peu charitable, très hardi et même téméraire dans certains de ses jugements soit sur les hommes, soit sur les choses. À part le chapitre cité plus haut, on dirait que ce moraliste, qui avait lu l'Évangile et l'Imitation, écrit avec la plume de Théophraste ou Sénèque, une plume dont la pointe est d'or, de diamant même, mais singulièrement affilée et qui peut faire des blessures mortelles mieux que le meilleur stylet italien. Encore ne semble-t-il pas que, pareille à la lance d'Achille, elle sut toujours guérir les blessures qu'elle aurait pu faire.
La Bruyère dit excellemment: «Quand une lecture vous élève l'esprit et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger l'ouvrage, il est bon et fait de main d'ouvrier.»
Très bien! mais si je ne craignais de paraître téméraire, j'exprimerais le doute que telle soit l'impression qui résulte le plus habituellement de la lecture des Caractères et non pas plutôt une disposition railleuse, ironique, sarcastique, un sentiment de dédain et de mépris pour l'humanité. Le tort du moraliste précisément, c'est de s'adresser trop à l'esprit, à l'intelligence, et, dans son livre il n'y a pas assez pour le cœur. J'ajouterai qu'en certains endroits, quand il s'agit de sujets chatouilleux, qui se rencontrent dans l'étude des passions, le moraliste, en témoignant de sa sagacité comme observateur, ne fait pas toujours assez preuve de discrétion; dans le chapitre sur les Femmes entre autres, il est telle phrase qu'on aurait plaisir à effacer, sûr de l'approbation du sexe, celle-ci par exemple:
«Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent un mari de se repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.»
La Bruyère, au reste, je le répète, n'est point le livre des jeunes gens et moins encore des demoiselles.
Après ces réserves, appréciant les procédés de l'écrivain, je n'hésiterai pas à dire avec Suard: «Ce n'est pas seulement par la nouveauté et la variété des mouvements et des tours que le talent de La Bruyère se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions, vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ses heureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger..... En lisant avec attention les Caractères, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de moins inattendu que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain que j'admire.»
Il semble en effet que La Bruyère, pas toujours exempt de recherche, soit un ouvrier, non, un artiste merveilleusement habile dans l'art de bien dire et préoccupé surtout du désir de donner tout son relief à la pensée par l'expression. C'est un artiste, aussi voyons-nous qu'il excelle dans les portraits; ils abondent dans son livre ou plutôt dans sa galerie, et touchés avec une largeur de pinceau en même temps qu'une délicatesse qui font que, tout en conservant, dans une certaine mesure, quelque air de ressemblance avec le type original et premier, ils ne sont point de simples copies, mais par des traits ajoutés et empruntés à divers modèles, nous saisissent par «cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constituent la perfection des beaux arts.»
Dirai-je cependant qu'on voudrait chez l'écrivain plus de spontanéité, plus d'abandon; une phrase qui se détendit parfois et où l'on ne sentît pas autant le savant et studieux arrangement. On aimerait que La Bruyère se souvînt un peu davantage du conseil de Régnier:
Les négligences sont ses plus grands artifices.
Le livre de La Bruyère est dans toutes les bibliothèques; aussi faut-il être sobre de citations. Quelques passages suffiront.
«Il y a dans l'art un point de perfection comme de bonté et de maturité dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas et qui aime en deçà et au delà a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût et l'on dispute des goûts avec fondement.
«Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre qu'il y a de sottise à l'acheter; c'est ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises.»
«Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; et l'harmonie la plus douce est la voix de celle que l'on aime.»
«Être avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.»
«Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage: il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre: je suis détrompé.»
À l'appui de cette observation nous citerons une curieuse anecdote racontée par Fontenelle dans la vie de Corneille. On lit ces quatre vers dans la 1re scène du IIe acte de la tragédie de: Tite et Bérénice:
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme
Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort?
L'acteur Baron qui, lors de la première représentation, faisait le personnage de Domitian et qui, en étudiant son rôle, trouvait quelque obscurité dans ces quatre vers, crut son intelligence en défaut et en alla demander l'explication à Molière, chez lequel il demeurait. Molière, après les avoir lus, avoua qu'il ne les entendait pas non plus: «Mais attendez, dit-il à Baron, M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous les explique.» Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au col comme il faisait ordinairement parce qu'il l'aimait, et ensuite il le pria de lui expliquer les vers qui l'embarrassaient: «Je ne les entends pas trop bien non plus, dit Corneille, mais récitez-les toujours, tel qui ne les entendra pas les admirera.»
Une citation encore, mais celle-ci faite dans un sentiment tout autre que pour les précédentes: «On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même, etc.»
Ce passage, ou plutôt cette diatribe malheureuse contre notre admirable architecture gothique, et qu'on a plusieurs fois, non sans raison, reprochée à La Bruyère depuis le retour à de meilleures idées, pèse sur sa mémoire; il est un bel exemple de la tyrannie des préjugés contemporains.
[39] Lettre à Racine.
[40] Il était né à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le Duc, (fils du prince de Condé).
BUGEAUD
Dans la France héroïque se trouve une biographie développée du maréchal Bugeaud, duc d'Isly. Mais depuis cette publication a paru une très-remarquable étude sur l'illustre guerrier en tête du livre aujourd'hui si connu du général Trochu et qui a pour titre: L'Armée Française en 1867, 20e édition. Nous n'avons pu nous refuser au plaisir de détacher quelques pages au moins de ce beau travail. L'auteur dédie son livre à Bugeaud en le qualifiant: «mon vénéré maître.» Pourquoi faut-il que l'élève, amené à passer de la théorie à la pratique ne se soit pas mieux souvenu des leçons et des exemples de ce maître si prompt à l'action et que les Arabes, dans leur langue imagée, avaient surnommé: El Kébir, le maître de la fortune! Imaginez Bugeaud gouverneur de Paris pendant le siége, quelle autre eût été la défense! M. de Moltke ne serait pas peut-être aujourd'hui si triomphant? Venons aux citations.
«Si dans l'étude de la carrière du maréchal, dit le général Trochu, on s'arrête de parti pris, comme l'ont fait longtemps les adversaires politiques, au sans façon des attitudes, à de certaines faiblesses, à des contrastes souvent très-heurtés, à des témérités indiscrètes et hasardées, on juge partialement et on juge mal. Ses débuts dans la vie et dans le monde, l'ardeur de ses convictions, les excitations de la lutte expliquaient surabondamment ces écarts du moment où dominaient, à ne pouvoir s'y méprendre, la bienveillance et la bonhomie. Mais comment ne pas s'incliner devant la sincérité de son patriotisme, la fermeté de son incomparable bon sens, l'ampleur de ses vues, la richesse de son expérience, la simplicité véritablement antique de ses habitudes et de sa vie?»
«Le maréchal Bugeaud écrivait et parlait avec une remarquable facilité, avec une éloquence entraînante, inégale quelquefois, toujours originale, pittoresque, imagée. Sa parole, quand il haranguait les troupes sous l'empire d'une grande passion et d'une grande conviction, atteignait à des hauteurs imprévues. Lequel d'entre nous n'a encore la mémoire et l'âme remplie de ce discours digne de Tacite par la grandeur des aperçus et par la sobriété du langage, où il nous annonça, le soir du 13 août, 1844, dans l'Ouerdefou, à la lueur des torches, sa ferme résolution de livrer bataille le lendemain à Isly. Les soldats saisis d'enthousiasme bordaient les escarpements des deux rives, et quatre cents officiers, pressés au fond de l'étroite vallée, acclamaient, palpitants, leur général dont la haute taille et la voix retentissante dominaient toutes les tailles et toutes les voix. Quelle grande scène militaire!... Nous fûmes tous persuadés, entraînés. Nous vîmes se resserrer étroitement entre notre chef et nous, sous l'influence de cette parole qui prouvait la victoire, des liens de solidarité et de confiance qui disaient assez ce que serait la journée du lendemain.»
On sait que le maréchal avait pris pour devise: Ense et Aratro, voici à quelle occasion: Après le glorieux combat de l'Hôpital-sous-Conflans (28 juin 1815) où avec dix-sept cents hommes d'infanterie, il battit un corps autrichien de six mille hommes, «emportant avec lui l'honneur d'avoir combattu le dernier pour la défense du territoire, il revit les bois de la Dordogne et ses foyers. C'est alors que commença pour lui cette seconde carrière où l'attendaient d'autres luttes et d'autres efforts, où il dut reconquérir par la plus persévérante économie, un champ après l'autre, comme il le disait souvent, le domaine paternel passé en des mains étrangères. L'agriculture, où il ne tarda pas à exceller, devint la passion de sa vie et il y apporta les aptitudes, les vues pratiques, le rare bon sens qu'il avait naguère montré dans les armées.
«.... Je ne sais rien de plus caractéristique et de plus attachant que cette évolution de trente ans dans l'existence du maréchal, qui commence au camp de Boulogne comme simple soldat, le ramène à travers cent actions d'éclat dans les champs de la Piconerie, l'y fixe quinze ans, et le rejette pour le reste de sa vie, dans la lutte politique et dans l'armée.»
Après les évènements de 1830, en effet, Bugeaud, rappelé à l'activité fut envoyé, en même temps par les électeurs à la Chambre des députés. Plus tard, il partit pour l'Algérie dont il devint par la suite gouverneur-général, et rendit à la colonie et à la France d'inappréciables services à la fois général habile et éminent administrateur. «La persévérance des efforts, l'éclat des moyens, la grandeur des résultats, forcèrent ses plus ardents contradicteurs à s'incliner devant l'homme et devant les services rendus. Les récits des soldats rentrant dans leurs foyers le firent populaire. À un mouvement particulier des épaules, ils avaient deviné, dans ce général en chef, le grenadier qui avait autrefois porté comme eux le havre-sac. Son attentive sollicitude pour leurs besoins, ses ménagements pour leurs fatigues, sa résolution dans le danger, sa bonhomie, le leur avaient rendu cher. Ils l'appelaient affectueusement «le père Bugeaud» comme autrefois les vétérans de Louis XIV appelaient Catinat «le père la Pensée.»
Bugeaud était né en 1784, dans la Dordogne; engagé en 1804, dans les vélites du camp de Boulogne, il était caporal à Austerlitz (2 décembre 1805). Maréchal de France et duc d'Isly, après la bataille de ce nom (14 août 1844), il mourut en 1849 et couronna sa vie si glorieuse par une fin admirablement chrétienne.
CAFFARELLI
Il est des noms plus populaires, sans doute, que celui-ci, et cependant qui fut plus digne de sympathie et d'estime que ce héros dont son consciencieux historien, de Gérando, disait, en dédiant son livre aux instituteurs de la jeunesse française: «La mémoire de Caffarelli doit vous être chère. Personne plus que lui n'honora les fonctions touchantes auxquelles vous consacrez votre vie; il voulut s'y associer. Vous trouverez en lui un ami, vos élèves y trouveront un modèle. Puissent nos enfants être nourris dans la méditation de semblables exemples! Puissent-ils s'accoutumer de bonne heure à répéter avec transport le nom de nos grands hommes!... Je n'ai pu que tracer la vie de Caffarelli; c'est à vous qu'il appartient d'en faire l'éloge et d'achever mon ouvrage; ou plutôt vous aurez fait bien plus que moi. Il devra à votre zèle la gloire dont il était le plus digne, celle d'avoir fait naître de nouvelles vertus par l'exemple des siennes.
«Placé par un heureux concours de circonstances au milieu de tous ceux qui ont approché Caffarelli, dit plus loin l'écrivain, j'ai entendu ce concert unanime et touchant de témoignages qui lui sont universellement rendus; je l'ai entendu peut-être du point le plus favorable et le plus propice pour en recueillir l'ensemble. Les regrets de l'amitié sont le plus beau monument que puisse conserver pour nous l'histoire de celui qui n'est plus; c'est un monument que j'ai consulté; j'y ai trouvé empreinte l'image de ses vertus... J'espère d'ailleurs que plus cet essai est étranger à toutes prétentions littéraires, mieux on y reconnaîtra le seul hommage rendu à la vérité par la droiture. Je n'ai pas eu d'autre motif, d'autre but que celui de transmettre aux âmes honnêtes l'émotion salutaire et douce que ces images ont fait passer dans mon cœur[41].»
Caffarelli du Falga (Louis-Marie-Joseph-Maximilien), était né à Falga, dans le Haut-Languedoc (13 février 1756). Élevé à l'école de Sorrèze, il en sortit pour entrer dans le corps royal du génie dont il devint bientôt l'un des officiers les plus distingués. Quoique appartenant à une arme spéciale, «le jeune officier comprenait que les sciences exactes, lorsqu'elles absorbent seules toute l'attention de l'esprit, l'épuisent souvent par une habitude trop continuelle de l'analyse et que, le fixant plus sur des signes que sur des idées, elles arrêtent le développement des facultés méditatrices; mais associées en lui à un heureux mélange d'études, plus variées et plus riches de faits, elles reçurent par ce rapprochement même une utilité nouvelle. Les sciences morales donnaient le mouvement à ses idées; les sciences mathématiques les réglèrent. Celles-ci fortifièrent sa raison pendant que celles-là nourrissaient sa curiosité et exaltaient sa pensée.»
Très-bien! Voilà des paroles que les jeunes gens ne sauraient trop méditer. Continuons:
«Il était remarquable, sans doute, de voir un jeune militaire dans l'âge des plaisirs, placé sur une scène bruyante et entouré de tant de séductions, se livrer à des occupations aussi sérieuses. Cependant, elles ne donnèrent rien de sauvage ou de brusque à son humeur; elles ne l'enlevèrent point au commerce de ses camarades et de ses amis. Il sut, au contraire, y répandre tous les charmes qui naissent de l'égalité du caractère, de l'affabilité et de cet abandon naturel qui obtient la confiance en la prévenant... Caffarelli s'acquit donc l'affection et l'estime de tous ses camarades et de ceux-là mêmes dont les habitudes présentaient plus d'oppositions avec les siennes. Dans ce nombre, il en trouva aussi qui surent les goûter, les partagèrent et s'unirent à lui par les plus étroits rapports!»
Mais le jeune officier fut arraché brusquement à ses chères occupations par une terrible nouvelle, celle de la maladie de sa mère, la plus tendre des mères qui, d'après ce qu'on lui écrivait, était à toute extrémité. Le cœur navré, il accourut pour recueillir son dernier soupir et lui fermer les yeux, comme il avait fait pour son père quelques années auparavant. Il avait consolé sa mère mourante non-seulement par sa présence et ses soins affectueux, mais encore, mais surtout par la promesse qu'il serait lui, l'aîné, le tuteur, le père de ses frères et sœurs, au nombre de huit et dont plusieurs étaient fort jeunes encore. Il tint parole; il fit plus même. En sa qualité d'aîné, les lois lui assuraient plus de la moitié de l'héritage; il ne voulut point profiter de cet avantage, et déclara que le patrimoine serait partagé par portions égales entre tous. Il mit donc tout en commun ou plutôt, comme on l'a dit, il se réserva pour sa part toutes les privations et toutes les fatigues... Il pourvut à tous les besoins, et réglant l'administration du patrimoine, il en accrut la valeur par de sages améliorations.
Il avait dû faire, momentanément du moins, à ses devoirs de père de famille le sacrifice de sa carrière militaire et remettre pour un temps son épée au fourreau en devenant l'intendant de la fortune commune et aussi l'instituteur, le professeur des orphelins. Mais, dans son amour du bien, cette tâche ne lui suffisait pas, d'après ce que nous apprend l'historien contemporain. «Surpassant encore le célèbre exemple qu'a donné en Prusse un seigneur bienfaisant (de Rochow), en créant dans ses terres des établissements réguliers d'instruction, il voulut lui-même devenir l'instituteur des enfants de son village. Chaque soir, après le travail des champs, on le vit au milieu d'eux leur donner des leçons de lecture, d'écriture et d'arithmétique; il s'attachait particulièrement à leur enseigner la première des sciences, celle du vrai bonheur, en leur apprenant à aimer la vertu. Ses domestiques avaient part à ses instructions. Il ne se laissa ni rebuter par les fastidieux détails qu'elles entraînaient, ni détourner par ses autres affaires ou par ses propres études. Il associait ses frères à ses touchantes fonctions, il les faisait jouir des douceurs qu'il leur devait; et sa vie se partageait ainsi entre l'accomplissement des devoirs modestes et sublimes qui appartiennent à une bienfaisance éclairée et les sentiments de la nature.»
Cependant, le congé de Caffarelli, prolongé à diverses reprises, enfin expiré, il dut rejoindre sa compagnie à Cherbourg. Bientôt la révolution éclata, le jeune du Faya se montra sympathique à quelques-unes des idées nouvelles qui devaient amener, dans sa conviction, la réforme de graves abus. Mais, d'ailleurs, il sut toujours se défendre de l'exagération et témoigna hautement en toute occasion de son horreur pour les violences et les excès, fût-ce même au péril de sa vie; en voici la preuve:
Lors du décret rendu par l'Assemblée législative, le 10 août, et qui prononçait la déchéance du Roi, Caffarelli se trouvait, en qualité d'adjoint à l'état-major, à l'armée du Rhin, que commandait Biron. «Il opposa seul aux commissaires une résistance énergique et motivée,» protestant contre le décret qu'il déclarait injuste et inconstitutionnel. Il ajoutait que, quant à lui, jamais il ne pactiserait avec les factieux et les anarchistes. Destitué pour cet acte courageux par les commissaires, il s'enrôla comme simple soldat dans une compagnie de grenadiers; exclu par suite d'un décret de l'Assemblée ordonnant à tous les officiers suspendus de s'éloigner de la frontière, il revint à Paris. À peine arrivé, il se vit emprisonné; mais, comme par miracle, oublié dans la prison, et non traduit devant le tribunal révolutionnaire, il recouvra sa liberté après une détention de quatorze mois.—Employé quelque temps dans les bureaux du comité militaire, il obtint de retourner à l'armée du Rhin, commandée maintenant par Kléber qui, plus d'une fois, eut occasion de l'apprécier, mais surtout en septembre 1793, au passage du fleuve, près de Dusseldorf. Peu de temps après, Caffarelli fit preuve du même sang-froid intrépide sous les yeux d'un autre non moins bon juge, l'héroïque Marceau. Lors du passage de la Nahe, près de Creutznach, Caffarelli commandait une manœuvre, quand un boulet de canon lui brisa la jambe gauche; l'amputation reconnue nécessaire, le blessé la subit avec une fermeté stoïque et vit, sans un soupir, emporter la pauvre jambe mutilée que devait remplacer une jambe de bois. À peine l'opération terminée, «il demanda du papier, et, de sa main propre, écrivit au général Marceau une lettre détaillée sur les moyens qu'il jugeait les plus propres à contenir l'ennemi. Son héroïsme obtint la récompense la plus digne de lui; son conseil fut suivi et le détachement fut sauvé.»
Le vaillant soldat guéri, malgré l'embarras de la jambe de bois, n'en continua pas moins le service d'activité. Lors de l'expédition d'Égypte, choisi tout d'abord par Bonaparte comme un des officiers les plus capables, il fut chargé de la direction en chef du génie. En outre de ce qui concernait ces fonctions, il chercha, dit un biographe, à s'assurer tous les moyens de transporter les éléments de notre industrie dans la colonie nouvelle, soit pour satisfaire aux besoins de l'armée, soit pour accélérer cette civilisation des peuples orientaux qui était, dans cette expédition, sa pensée dominante.
Durant toute cette campagne laborieuse autant que pleine de périls, il donna l'exemple du courage, de l'abnégation, du dévouement héroïque; et cependant, au dire de quelques historiens (entre lesquels il ne faut point compter Gérando), Caffarelli n'était pas populaire dans l'armée parce qu'on l'accusait d'être l'un des auteurs de l'expédition. Les soldats soulageaient leur mauvaise humeur par une plaisanterie d'ailleurs assez innocente, murmurant, lorsqu'ils voyaient passer le général traînant sa jambe de bois: «Celui-là se moque bien de ce qui arrivera, il est toujours sûr d'avoir un pied en France.»
D'un autre côté, Caffarelli était l'objet d'une haine particulière de la part des indigènes qui, le voyant diriger tous les travaux, le regardaient comme un personnage des plus influents. Lors de la révolte du Caire, il courut risque de la vie; sa maison fut mise au pillage, et l'on y brisa tous les instruments de mathématiques et d'astronomie apportés d'Europe à grands frais. Le lendemain, les amis de Caffarelli lui témoignant leurs regrets de la perte irréparable pour lui de ces trésors et des précieux matériaux qu'il avait réunis déjà, il répondit simplement: L'armée et l'Égypte ont été sauvées!
Caffarelli, comme Kléber, ne devait pas revoir la France. Au siége de Saint-Jean-d'Acre, il se trouvait, pour son service, dans un poste des plus périlleux. Renversé de son cheval et foulé aux pieds à plusieurs reprises, toujours il se relevait, obstiné à commander, lorsqu'une balle lui fracassa le coude. L'amputation, cette fois encore, fut jugée nécessaire; elle semblait avoir réussi; mais le chagrin que le blessé ressentit de la mort d'un officier, son ami, comme lui transporté à l'ambulance, provoqua une réaction fatale que toute la science des médecins fut impuissante à conjurer, et Caffarelli succomba le 27 avril 1799. Dans l'ordre du jour du lendemain on lisait: «Il emporte au tombeau les regrets universels; l'armée perd en lui un de ses chefs les plus braves, l'Égypte un de ses législateurs, la France un de ses meilleurs citoyens, les sciences un homme qui y remplissait un rôle célèbre.»
Ce témoignage, à la vérité officiel, prouve que le général était mieux apprécié par les soldats qu'on a pu le penser d'après les paroles rapportées plus haut. Mais voici qui le prouve mieux encore: le désir de reconnaître par lui-même un des points les plus importants de la géographie de l'Orient, avait engagé Bonaparte à se rendre à Suez (4 nivôse an VII), avec Monge, Berthollet, Costal et du Falga Caffarelli. On avait traversé la mer Rouge, près de Suez, à un gué praticable seulement pendant la marée basse. Au retour, la marée commençant à monter, on dut prendre un autre chemin en s'éloignant du rivage. Mais par une erreur du guide, on s'égara au milieu de marais profonds, entre lesquels donnait passage seulement un sentier fort étroit. Plusieurs des chevaux trébuchèrent et s'enfoncèrent dans la bourbe, d'où il fut impossible de les retirer. Il en fut ainsi de celui que montait Caffarelli qui, à cause de sa jambe, n'ayant pu descendre à temps, courait le plus grand danger. Deux guides (soldats) du général en chef, l'aperçoivent et s'efforcent d'arriver jusqu'à lui.
«Mes amis, leur crie Caffarelli, il n'y a aucun moyen de se dégager d'ici, éloignez-vous et n'enlevez pas trois hommes à la patrie lorsque vous pouvez en sauver deux.»
Ces généreuses paroles, au lieu de décourager les braves soldats, ne font qu'exalter leur dévouement. Ils continuent intrépidement d'avancer, et par des efforts presque surhumains, parviennent à sauver la vie au général, cette vie qui promettait encore de si grandes choses; mais qui, pour le malheur de la France, devait bientôt toucher à son terme.
La Vie ou l'éloge de Caffarelli par de Gérando, le document le plus important comme le plus sûr de tous ceux que nous avons pu consulter, fut lue deux années seulement après la mort du général, devant la seconde classe de l'Institut national (12 messidor an IX). Là, comme ailleurs, régnaient encore les préjugés dominant à la fin du siècle précédent, et qui avaient amené tant de catastrophes. Aussi l'historien, qui devait être moraliste chrétien si distingué, se montra-t-il fort discret relativement aux convictions religieuses de son héros. Mais le peu qu'il en dit suffit pour relever encore Caffarelli à nos yeux, parce que ce passage, explicite déjà dans sa brièveté, nous permet de penser davantage:
«Une personne avait fixé son cœur, mais ne répondit point à ses espérances. Dès ce jour, il renonça à l'hymen et chercha sa consolation dans les soins qu'il prit de sa famille. Mais vivant dans le célibat, il y conserva des mœurs pures.
«... L'absolu scepticisme répugnait à son cœur. Il aimait à rapporter l'ensemble des phénomènes de l'univers à l'influence d'une cause bienfaisante et sage, dans laquelle il trouvait réalisées ces idées du meilleur absolu qui étaient le terme ordinaire de sa pensée et sous la protection de laquelle il plaçait les destinées de la vertu. Il aimait à étendre au delà des confins étroits de la vie la carrière de ses espérances. Son âme avait, si l'on peut s'exprimer ainsi, un besoin immense de l'avenir. Le trait dominant de son caractère était un désir ardent du bonheur des hommes, une sorte de générosité impatiente qui allait au devant de tout ce qui était bon et utile, et ne pouvait jamais se satisfaire.»
Pour un tel homme, malgré le malheur des temps, l'Évangile ne dut pas être toujours un livre fermé, et l'on peut croire assurément que sur son lit de douleur, à l'heure suprême, le héros tournait ses regards vers le ciel pendant que la prière du chrétien s'échappait de ses lèvres.