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Les Rues de Paris, tome troisième: Biographies, portraits, récits et légendes

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VIRO IMMORTALI.

Notre-Dame-des-Victoires, (rue): Elle s'appelait anciennement le chemin Herbu «mais, depuis qu'une enseigne haute en couleur eût été pendue à l'une de ses maisons, enseigne où, sous le nom de Notre-Dame-des Victoires, la Vierge est représentée, aussitôt elle quitta son premier nom pour celui-ci», dit un historien. On la nomme aussi des Petits Pères ou des Petits Augustins à cause des Augustins déchaussés qui y avaient un couvent.

On sait que, depuis vingt ou vingt-cinq ans, ce sanctuaire est devenu un lieu de pèlerinage des plus célèbres. Qui de nous n'y va pas de temps en temps prier?

Victoire (rue de la): S'appelait d'abord Chantereine, nom qu'elle échangea contre celui de la Victoire quand le général Bonaparte, au retour de la première campagne d'Italie, vint l'habiter.

Vierge, (rue de la): Ce nom vient d'une statue de la sainte Vierge qui se voyait à l'une des extrémités de la rue.

Vignes (impasse des): Ce nom lui fut donné parce que les maisons s'élevèrent dans un grand clos de vignes appartenant aux religieuses de Sainte-Geneviève.

Hôtel-de-Ville (l'): En 1357, le Prévôt des marchands et les Échevins de la Ville de Paris achetèrent, au prix de 2,880 livres, la Maison de Grève, autrement la maison aux piliers, parce qu'elle était soutenue par devant sur des piliers. Elle avait appartenu aux deux derniers dauphins du Viennois; Charles V, n'étant que dauphin, y avait demeuré, et l'avait donnée à Jean d'Auxerre, receveur des gabelles, en considération des services que le dit Jean lui avait rendus. Ce fut sur l'emplacement de cette maison et de plusieurs autres qui l'environnaient que l'on commença à bâtir l'Hôtel-de-Ville en 1553; il ne put être achevé qu'en 1605. Dans ces derniers temps, il a été fort augmenté et en partie reconstruit.

Pourquoi maintenant nous faut-il ajouter: ce monument si superbe, ce palais splendide, il y a si peu de mois encore, incendié comme tant d'autres par les sectaires de la Commune et les séides de l'Internationale, n'est plus qu'une ruine, ruine imposante d'ailleurs et que nous serions assez d'avis (comme on l'a proposé) de laisser dans cet état pour l'enseignement des générations à venir. Mais de cet enseignement, de ces leçons si formidables, profiteront-elles quand sur les contemporains il semble que l'impression en ait été trop fugitive? Quel miracle de la Providence faudrait-il pour guérir ce malheureux peuple de la cécité comme de la surdité?

Ville-l'Évêque (rue de la): Son nom lui vient du territoire sur lequel elle est située et qui appartenait à l'Évêque et au chapitre.

Léonard de Vinci (rue): Peintre, poète, écrivain, cet illustre Italien (1459-1519) est connu de nous surtout par ses tableaux et ses dessins et aussi par une précieuse et ancienne copie de la Cène, cette fresque célèbre, hélas! aujourd'hui presque entièrement effacée. Le portrait de la Joconde (Monna Lisa) une des merveilles de l'art, suffirait, seul, à la gloire du maître. Dans cette figure étrange on ne sait ce qu'il faut admirer davantage ou la finesse prodigieuse et l'intensité de l'expression, ou la touche si savamment dissimulée et le modelé qui tient du miracle. Quel étonnant visage! et la main donc, la main!

Vivienne (rue): Elle a pris ce nom d'une famille connue au XVIe siècle et qui fit bâtir les premières maisons de la rue. Louis Vivien, seigneur de Saint-Marc, était échevin de la ville de Paris en 1599, sous la prévôté de Jacques Danès.

Trois-Visages (rue des): «Le nom qu'elle a maintenant, dit Sauval, vient de trois têtes ou trois visages de pierre et tous trois de relief que j'ai vus autrefois à l'une de ses maisons. Présentement il en reste encore une.»

Volta (rue): Volta, physicien célèbre par la découverte de l'électro-moteur, naquit à Côme en 1745. Appelé à Paris en 1801 par Bonaparte qui l'avait connu en Italie, il répéta devant l'Académie des Sciences ses curieuses expériences sur l'électricité. Comblé d'honneur par Napoléon Ier, fait sénateur et comte, Volta jouit paisiblement de sa gloire à laquelle, dès lors, il parut peu soucieux d'ajouter. Il mourut, octogénaire, le 6 mars 1826.

Voltaire (rue et quai): Joubert, dont feu Ste-Beuve faisait si grand cas et qu'il a loué pour son goût exquis comme pour sa modération, n'hésite pas à dire de Voltaire: «Voltaire avait le jugement droit, l'imagination riche, l'esprit agile, le goût vif et le sens moral détruit. .... Voltaire est l'esprit le plus débauché, et ce qu'il y a de pire, c'est qu'on se débauche avec lui. La sagesse, en contraignant son humeur, lui aurait incontestablement ôté la moitié de son esprit. Sa verve avait besoin de licence pour circuler en liberté. Et cependant jamais homme n'eut l'âme moins indépendante. Triste condition, alternative déplorable, de n'être, en observant les bienséances, qu'un écrivain élégant et utile, ou d'être, en ne respectant rien, un auteur charmant et funeste. Ceux qui le lisent tous les jours s'imposent à eux-mêmes, et d'une invincible manière, la nécessité de l'aimer. Mais ceux qui, ne le lisant plus, observent de haut les influences que son esprit a répandues, se font un acte d'équité, une obligation rigoureuse et un devoir de le haïr. .... Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants et les traits hideux. On voit toujours en lui, au bout d'une habile main, un laid visage.»

Quand le sage critique parle ainsi, faut-il s'étonner d'entendre le poète satirique qu'on vît:

Fouetter d'un vers sanglant les grands hommes du jour,

faire tonner, lui victime infortunée de la secte, contre l'Idole son alexandrin énergique?

Sous peine d'être un sot, nul plaisant téméraire
Ne rit de nos amis et surtout de Voltaire.
On aurait beau montrer ses vers tournés sans art,
D'une moitié de rime habillés au hasard,
Seuls et jetés par ligne exactement pareille;
De leur chute uniforme importunant l'oreille,
Ou, bouffis de grands mots qui se choquent entre eux,
L'un sur l'autre appuyés, se traînant deux à deux;
Et sa prose frivole, en pointes aiguisée,
Pour braver l'harmonie incessamment brisée;
Sa prose, sans mentir, et ses vers sont parfaits;
Le Mercure, trente ans, l'a juré par extraits;
Qui pourrait en douter? Moi, cependant j'avoue
Que d'un rare savoir à bon droit on le loue;
Que ses chefs-d'œuvre faux, trompeuses nouveautés,
Étonnent quelquefois par d'antiques beautés;
Que par ses défauts même il peut encore séduire.
Talent que peut absoudre un siècle qui l'admire[67]

À propos du vers souligné par nous, on peut rappeler ce passage de l'éminent critique déjà cité: «Mépriser et décrier, comme Voltaire, les temps dont on parle, c'est ôter tout intérêt à l'histoire qu'on écrit.»

Vosges (place des): Autrefois Place Royale, commencée eu 1604 par l'ordre de Henri IV, et terminée en 1612. Au milieu de la place ou plutôt du jardin, se voit une statue équestre de Louis XIII qui rappelle en partie celle que le cardinal de Richelieu fit ériger, le 27 septembre 1639, en l'honneur du roi. «Elle était élevée sur un piédestal de marbre blanc, dit Saint-Victor. Le prince y était représenté le casque en tête, vêtu à la romaine, retenant d'une main la bride de son cheval et étendant l'autre en signe de commandement.»

Sur les diverses faces du piédestal on lisait de longues inscriptions en français et en latin, et entre autres un curieux sonnet de Desmarets de Saint-Sorlin qui n'y fut gravé, il est juste de le dire, qu'après la mort du roi et de son ministre.

Que ne peut la vertu? Que ne peut le courage?
J'ai dompté pour jamais l'hérésie et son fort;
Du Tage impérieux j'ai fait trembler le bord,
Et du Rhin jusqu'à l'Ebre accru son héritage.

J'ai sauvé par mon bras l'Europe d'Esclavage;
Et si tant de travaux n'eussent hâté mon sort,
J'eusse attaqué l'Asie, et d'un pieux effort
J'eusse du saint Tombeau vengé le long servage.

Armand, le grand Armand, l'âme de mes exploits,
Porta de toutes parts mes armes et mes lois,
Et donna tout l'éclat aux rayons de ma gloire.

Enfin il m'éleva ce pompeux monument
Où, pour rendre à son nom mémoire pour mémoire,
Je veux qu'avec le mien il vive incessamment.

La grille qui entoure la place ne fut placée qu'en 1685. On la dut à la libéralité des propriétaires des 35 pavillons qui composent ce quadrilatère et qui souscrivirent chacun pour une somme de 1,000 livres. Au commencement de XIXe siècle, Saint-Victor écrivait: «Ces maisons, regardées naguère comme les plus grandes et les plus superbes de Paris, servaient autrefois de demeure à ce qu'il y avait de plus illustre à la cour et à la ville, elles sont aujourd'hui presque abandonnées ainsi qu'une partie de celles qui les environnent, ou du moins elles sont devenues l'asile de la médiocrité ou même de l'indigence.»

Il n'en est plus ainsi maintenant, et il ne faut pas être pauvre pour habiter même l'étage le plus élevé de l'un de ces pavillons.

[67] Gilbert: Mon Apologie.

W

Watt (rue de): James de Watt, né à Greenock en Écosse, le 19 juin 1736, mourut le 25 août 1819. «On l'a surnommé, dit un biographe, le Christophe Colomb de la mécanique.»

Watteau, (rue): Antoine Watteau, né à Valenciennes, en 1684, mourut à Paris en 1721. Le fameux connaisseur Mariette a dit de ce maître: «Quoique la vie de Watteau ait été fort courte, le grand nombre de ses ouvrages pouvait faire croire qu'elle aurait été très-longue, au lieu qu'il montre seulement qu'il était très-laborieux. En effet, ses heures même de récréation et de promenade ne se passaient point sans qu'ils étudiât la nature et qu'il la dessinât dans les situations où elle lui paraissait plus admirable.»

La nature cependant qu'il nous montre d'habitude est une nature toute de convention; Taillasson a donc eu raison de dire: «Il a surtout bien saisi l'esprit des hommes qui portaient ces costumes, leur gaîté de comédie, leur finesse recherchée, leur sensibilité de masque; se revêtant d'habits de bal, ils prenaient aussi une âme de bal; c'est cette âme que Watteau a parfaitement sentie.»

Waterloo (passage): Je comprends qu'à Londres, une rue, un passage, un pont, porte ce nom si pénible à des oreilles françaises, je ne le comprends pas à Paris.

X

Xaintrailles (rue): Bien placée entre la rue de Domrémy et la place Jeanne d'Arc.

Z

Zacharie (rue): S'appelait autrefois sac-à-lie.

Zouaves (sentier des): Conduit à Vanves et... à la gloire.


VARIA


HOSPICE DES ENFANTS TROUVÉS

Nous voyons dans les historiens que, de toute ancienneté «on avait senti la nécessité de créer un asile pour ces pauvres et innocentes victimes. Ce fut encore l'Église qui en donna les premiers exemples: l'Évêque et le chapitre de Notre-Dame destinèrent à cet usage une maison située au bas du port l'Évêque, et l'on mit dans l'église une espèce de berceau où l'on plaçait ces enfants pour exciter la pitié et la libéralité des fidèles, coutume qui s'est conservée jusqu'aux temps qui ont précédé la Révolution.... Par un arrêt du 13 août 1552, le Parlement ordonna que les enfants seraient mis à l'hôpital de la Trinité, et que les seigneurs de Paris contribueraient d'une somme de 960 livres par an, répartie entre eux à proportion de l'étendue de leur justice.» (Saint-Victor.)

Malgré ce sage réglement, trop peu observé sans doute, par suite de nouveaux abus, la position des enfants redevint des plus fâcheuses. Le chapitre de Notre-Dame s'en émut et offrit derechef pour les recevoir deux maisons situées au port St-Landry et dans lesquelles ils furent transférés en 1530. Mais cet asile même devint bientôt insuffisant, et le nombre des enfants abandonnés, s'augmentant sans cesse, beaucoup se trouvaient dans un état qui fait frémir l'humanité; «et le détail qu'en donne l'auteur de la Vie de St-Vincent de Paul est si horrible qu'on serait tenté de le soupçonner d'exagération.»

Ce qu'on ne peut révoquer en doute, c'est le zèle admirable que déploya cet homme apostolique pour remédier aux abus et assurer, par un établissement fixe et durable, l'avenir des pauvres orphelins. On ne peut se rappeler, sans un attendrissement profond les paroles si naïvement éloquentes qu'il adressait aux dames dont il sollicitait le zèle et la charité en faveur de ces pauvres petits malheureux.

«Or sus, Mesdames, s'écria-t-il, voyez si vous voulez délaisser à votre tour ces petits innocents, dont vous êtes devenues les mères suivant la grâce, après qu'ils ont été abandonnés par leurs mères suivant la nature.»

«Les nobles et pieuses Françaises, dit St-Victor, ne répondirent à ce discours que par des sanglots; et le même jour, dans la même église, au même instant, l'hôpital des Enfants-Trouvés fut fondé et doté.»

L'asile fut d'abord établi dans une maison voisine de la porte St-Victor, puis dans le château de Bicêtre cédé à cet effet par la reine Anne d'Autriche. Mais l'air trop vif qu'on respirait dans une situation d'ailleurs assez éloignée de la ville, parut nuisible aux enfants ramenés dans l'intérieur, près de St-Lazare. Puis, leur nombre augmentant toujours, on fit choix, au faubourg St-Antoine, d'un local plus vaste avec ses dépendances et qui devint l'hôpital définitif. Une succursale avec chapelle fut en outre établie, vers 1672, vis-à-vis de l'Hôtel-Dieu.

Pour suffire aux dépenses de toute nature, la charité privée vint en aide; puis l'hospice eut des revenus fixes provenant d'une donation de 4,000 livres de rente annuelle faite par le roi Louis XIII et d'une autre donation de 8,000 livres due à Louis XIV. En outre, par un arrêt du parlement, la taxe à payer par les seigneurs haut-justiciers de Paris pour l'entretien des enfants recueillis dans leur ressort fut convertie en une rente annuelle de 15,000 livres réparties en proportion de l'étendue de fiefs. Dans l'hospice comme dans la succursale, les enfants étaient reçus en tout temps, à toutes les heures du jour et de la nuit, sans questions et sans formalité. «Ces pauvres orphelins, dit l'historien déjà cité, confiés aux sœurs de la charité, étaient élevés avec un soin paternel dans l'amour du travail et dans la piété; et on les y gardait jusqu'à ce qu'ils fussent en âge de faire leur première communion et d'apprendre un métier.»

Cet état de choses subsista jusqu'à la Révolution. On sait que maintenant l'hospice des Enfants-Trouvés, c'est-à-dire assistés, comme on l'appelle aujourd'hui, est établi rue d'Enfer, 74. Les bâtiments, occupés jadis par la succursale place du parvis Notre-Dame, servent de pharmacie centrale pour tous les hospices de Paris. Dans une autre aile sont installés les bureaux de l'administration de l'Assistance publique.

Lors des terribles évènements, dont Paris fut le théâtre, dans les derniers jours de mai dernier (1871), l'hospice des Enfants-Trouvés de la rue d'Enfer faillit lui aussi être la proie des flammes. Ici se place tout naturellement un admirable épisode:

Les insurgés s'étaient établis à l'hospice des Enfants-Trouvés de la rue d'Enfer. Voyant les troupes de Versailles dans Montrouge, les fédérés allaient incendier l'hospice, qui renferme ordinairement cinq cents enfants, et qui contenait en plus une division des Jeunes Aveugles qu'on y avait transportés. Le directeur de l'établissement, M. Morisot, avait dû se dérober par la fuite aux menaces de mort des envahisseurs. Sa noble femme, ayant entendu l'ordre de mettre le feu à l'hospice, se jeta courageusement au-devant du capitaine qui donnait cet ordre aux ambulancières de la Commune; elle le supplia avec larmes de ne pas commettre une telle barbarie et d'épargner d'innocentes victimes qui n'offraient aucune résistance et n'avaient ni armes ni défenseurs. «Ce sont vos enfants, s'écria-t-elle, les enfants du peuple que vous vouez sans raison à la mort la plus cruelle!» Ces généreuses paroles émurent le capitaine, qui retira l'ordre d'incendie.

Mais bientôt il paya de sa vie cet acte d'humanité: Mme Morisot le vit fusiller sur la barricade voisine. Effrayée de cet horrible spectacle et voyant d'ailleurs que la flamme qui consumait un couvent placé tout auprès menaçait de les envahir, elle rassembla à la hâte les sœurs et les employés de l'établissement: tous se décidèrent à fuir. Une petite porte du jardin donnait sur le boulevard, encore au pouvoir des troupes de la Commune, et, pour le traverser, il fallait affronter une pluie de balles! N'importe, l'armée française était de l'autre côté. Toute la colonie se mit en marche pour tenter ce dangereux passage. Mme Morisot marchait en tête, tenant de chaque main un de ses propres enfants; trois autres de la maison se cramponnaient par derrière aux plis de sa robe; les bonnes sœurs portaient les infirmes et les malades dont plusieurs étaient atteints de la petite vérole. Venaient ensuite les nourrices avec leurs nourrissons suspendus au sein; il y avait même un enfant d'un jour, déposé la veille dans cet asile créé par la charité de saint Vincent de Paul. La colonne fugitive, composée de huit cents personnes, traversa lentement le boulevard; toutefois aucune ne fut atteinte par les projectiles.

Les héroïques soldats de l'ordre pleuraient attendris en recevant ces orphelins, ces aveugles, ces malades et ces religieuses dévouées, qui venaient chercher un refuge dans leurs rangs libérateurs.


BASTILLE (PLACE DE LA)

Ce nom lui vient de la forteresse qui s'y élevait et dont Hugues Aubriot, prévôt de Paris, posa la première pierre, le 22 avril 1370. Elle servit pendant plusieurs siècles de prison d'État où furent enfermés beaucoup de personnages considérables et aussi nombre d'inconnus, des écrivains célèbres comme des gazetiers anonymes.

Peu d'années avant la Révolution, l'avocat Linguet fut envoyé à la Bastille où, pour occuper ses loisirs, il se mit à rédiger ses Mémoires. Un matin qu'il était dans le feu de la composition, la porte de la chambre s'ouvre et donne passage à un personnage dont la figure longue, maigre, pâle, n'était rien moins que gaie avec un costume à l'avenant.

—Qui êtes-vous? Que voulez-vous? Pourquoi venir me déranger? demande l'avocat brusquement et avec un accent marqué de mauvaise humeur.

—Pardon, monsieur, répond le nouveau venu du ton le plus poli, je regrette de venir si mal à propos et d'interrompre votre travail. Je ne voulais que vous être agréable et utile en me mettant à votre disposition; je suis le barbier de la Bastille.

—Alors, c'est différent, reprend Linguet d'un air moins rogue, mon cher, puisque vous êtes le barbier de la Bastille, faites-moi le plaisir de la raser.

Lors de la démolition de la forteresse, qui eut lieu à la suite du 14 juillet 1789, la plus grande partie des matériaux servit à la construction du pont de la Concorde, et ne pouvait recevoir un plus utile emploi.

On a vu, pendant de longues années, au sud-est de la place, le modèle en plâtre d'un éléphant colossal, destiné à orner la fontaine projetée pour la place et qui devait être coulé en bronze avec les canons pris dans la campagne de Friedland. Ce monument n'a point été exécuté, et l'on a fini par démolir l'éléphant où toute une colonie de rats avait élu domicile. La place a pour seul ornement aujourd'hui la colonne en bronze, érigée en souvenir des victimes de juillet 1830. Une statue en bronze doré, de feu Dumont, surmonte cette colonne; elle représente le Génie de la Liberté tenant un flambeau d'une main, des fers brisés de l'autre et agitant ses ailes.

Cette statue dansante est d'un effet médiocre et l'allégorie de tout point fausse et menteuse; car l'histoire impartiale aujourd'hui sait reconnaître que la Restauration fut une ère de vraie liberté au dedans comme de glorieuse indépendance au dehors. Nul n'ignore, par exemple, la fière attitude de notre diplomatie vis-à-vis de l'Angleterre, lors de l'expédition d'Alger.


L'ÉGLISE DES CARMES

I

CE QUI SE PASSAIT AUX CARMES LE 2 SEPTEMBRE 1792.

Le lendemain du 10 août 1792, commencèrent les arrestations des prêtres qui avaient refusé le serment. Dès le 11, cinquante étaient arrêtés et amenés au comité de la section du Luxembourg; de là, ils furent transférés, vers dix heures du soir, dans le couvent des Carmes-Déchaux d'où les religieux avaient été chassés.

Les jours suivants, après des perquisitions faites dans les rues de Vaugirard, Cassette et des Fossoyeurs (Servandoni), principalement habitées par des ecclésiastiques, beaucoup de prêtres encore furent arrêtés et conduits aux Carmes. Entre eux se trouvait Monseigneur Dulau, archevêque d'Arles. Des visites eurent lieu ensuite dans la banlieue, notamment dans les séminaires d'Issy et de Vaugirard, et d'autres prisonniers vinrent rejoindre les premiers. Par suite de ces arrestations successives, au bout d'une semaine, le nombre des prêtres incarcérés s'élevait à plus de cent cinquante.

Les premiers jours, ils eurent beaucoup à souffrir, manquant des choses les plus nécessaires, n'ayant pour lit qu'une chaise ou même le pavé nu de l'église, «jusqu'à ce qu'enfin, dit l'abbé Barruel, les fidèles eurent la permission de leur porter les objets de première nécessité... Aussitôt on les vit apporter à l'envi dans l'église des Carmes des lits et du linge et une abondante nourriture.

«... Dès lors, on eût pris le lieu qui renfermait les prisonniers pour une véritable catacombe des anciens jours. Qu'on se représente une église d'une grandeur très-médiocre et, dans tout son contour, sur le pavé de la nef, même sur celui des chapelles, jusque sur le marchepied des autels, des matelas serrés les uns contre les autres. C'était là qu'ils dormaient plus tranquillement que leurs persécuteurs ne le firent jamais sur le duvet. Quand l'aurore venait leur annoncer un nouveau jour, le cœur élevé vers le ciel, ils fléchissaient ensemble les genoux! ils adoraient ce Dieu qui les avait choisis pour lui rendre témoignage; ils le remerciaient de la force céleste dont il les animait; la seule grâce qu'ils demandaient encore était de le confesser jusqu'à la fin[68]...»

Et cependant voici, d'après le récit d'un prisonnier, ce qu'était cette prison: «L'air était entièrement corrompu... Pendant notre courte absence, on brûlait des herbes fortes et des liqueurs spiritueuses qui rendaient l'air moins contagieux, mais non moins désagréable. Quel moyen de purifier parfaitement un air méphitisé par la respiration de cent vingt personnes, dont une grande partie étaient des vieillards infirmes et couverts de plaies, et qui n'avaient pas même d'endroits assez séparés pour les plus pressants besoins. Cette contagion devint insupportable dans les derniers jours, où notre nombre monta jusqu'à cent soixante et un. Il n'y avait plus d'espace suffisant pour que chacun pût se placer. Une partie étaient obligés de rester sur les lits des anciens qui restaient toujours tendus autour de la prison. Les jeunes ne plaçaient les leurs que le soir après le dernier rappel. La prison était tellement garnie de matelas qu'il restait à peine une voie étroite pour que les sentinelles pussent se promener parmi nous et remplir leur consigne[69]

Les prisonniers avaient aussi beaucoup à souffrir parfois de leurs gardes, soldatesque brutale et fanatiquement révolutionnaire. Monseigneur l'archevêque d'Arles en particulier était l'objet de leurs dérisions et de leurs insultes, à ce point qu'un jour l'un de ces misérables vint s'asseoir auprès du vénérable prélat, et, après l'avoir outragé par les plus grossières invectives, furieux de lui voir toujours la même et radieuse sérénité, il lui lança en plein visage la fumée de sa pipe. Le prélat se contenta de détourner doucement la tête, et sur son visage on ne vit pas d'autre expression que celle de la résignation touchante mêlée de commisération.

Messeigneurs les évêques de Beauvais et de Saintes se trouvaient aussi parmi les prisonniers. «Lorsqu'ils arrivèrent, dit un témoin oculaire, un grand nombre de nous se levèrent pour les recevoir au milieu de la nuit... Il y eut un combat entre notre dévouement à leurs Grandeurs et leur zèle à refuser toute distinction. Ils voulaient être parmi nous comme nos frères et nos égaux, nous voulûmes les honorer comme nos pères et nos modèles!»

Cependant au dehors l'agitation allait grandissant et prenait pour les prisonniers un caractère de plus en plus menaçant. On savait que les Prussiens avaient investi Verdun et des rumeurs sinistres commençaient à circuler à cette occasion dans le peuple, ou mieux la populace abusée par d'odieux calculs, fanatisée par de détestables menées la surexcitant dans le sens de ses mauvaises passions. Le 1er septembre, au comité de défense générale, on entendait Danton s'écrier: «Mon avis est que, pour déconcerter les mesures de nos adversaires et arrêter l'ennemi, il faut faire peur aux royalistes (ou alliés). Oui, vous dis-je, leur faire peur

Il tint le même langage à la Commune, et ce fut comme le mot d'ordre auquel d'autres firent écho, et qui fut répété partout ailleurs, avec ou sans commentaires. Maintenant, laissons la parole à l'historien le plus récent et le mieux informé, à ce qu'il semble, de cette terrible époque. Nous nous réservons d'ailleurs de compléter par quelques épisodes le récit dramatique et rapide de M. Mortimer-Ternaux, forcé d'être court et de résumer.

«... À peine le massacre des prêtres amenés de la mairie est-il achevé qu'une voix se fait entendre:—Il n'y a plus rien à faire ici, allons aux Carmes! C'était là qu'étaient enfermés les principaux ecclésiastiques mis en arrestation par le comité de surveillance.

«Le matin, le démagogue Joachim Ceyrat, depuis le 10 août, juge de paix et président de la section du Luxembourg, était venu faire l'appel nominal des prisonniers, renfermés au nombre de 150 environ aux Carmes de la rue de Vaugirard. Après cet appel, ils avaient été tous réunis dans le jardin de l'ancien couvent. C'est là que les trouvent les assassins.

«Le premier qu'ils rencontrent est l'abbé Girault, si profondément occupé à lire qu'il ne les a pas entendus entrer. Ils l'écharpent à coups de sabre. Puis, frappant de droite et de gauche tous ceux qui se trouvent à leur portée, ils se précipitent vers l'oratoire placé au fond du jardin, demandant à grands cris l'archevêque d'Arles. Celui-ci s'avance à leur rencontre, écartant ceux de ses compagnons qui veulent le retenir.

«—Laissez-moi passer, leur dit-il; puisse mon sang les apaiser!

«—C'est donc toi, vieux coquin, qui est l'archevêque d'Arles? dit l'un des chefs des assassins.

«—Oui, messieurs, c'est moi, répond le prélat.

«—C'est toi qui as fait verser le sang de tant de patriotes à Arles?

«—Je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit.

«—Eh bien! moi, je vais t'en faire, réplique le misérable; et il assène un coup de sabre sur le front de l'archevêque. L'infortuné en reçoit un second sur le visage, puis un troisième et un quatrième. Étendu sur le sol, il est achevé d'un coup de pique.

«Des coups de fusil, tirés à bout portant sur les groupes voisins, abattent un grand nombre de prêtres. Une poursuite furieuse commence dans le jardin, d'arbre en arbre, de buisson en buisson. Traqués comme des bêtes fauves, un grand nombre d'ecclésiastiques tombent sous les balles des assassins. Quelques-uns cependant parviennent à s'échapper en escaladant les murs, et trouvent un refuge dans les cours et maisons du voisinage.

«Mais bientôt les assassins voient que cette chasse au prêtre n'est pas le meilleur moyen d'avancer la besogne dont ils sont chargés. Les chefs donnent l'ordre de rassembler tous les prisonniers dans l'église; on y apporte jusqu'aux blessés. Un commissaire de la section du Luxembourg, porteur de la liste dressée quelques heures auparavant par Ceyrat, procède à l'appel nominal. On force chaque prêtre dont le nom est prononcé, à descendre l'escalier qui conduit au jardin: sur les dernières marches, les assassins les attendent et les tuent.

«Après l'archevêque d'Arles, les principaux ecclésiastiques renfermées aux Carmes étaient deux frères du nom de Larochefoucauld, l'un évêque de Saintes, l'autre évêque de Beauvais. Ce dernier avait eu la cuisse cassée par une balle à la première décharge faite dans le jardin et avait été transporté dans l'église où il gisait sur un mauvais matelas. L'évêque de Saintes n'avait pas quitté son frère; on l'appelle, il donne un dernier baiser au blessé et va courageusement à une mort qui rachètera, il l'espère du moins, la vie de celui qu'il laisse mourant.

«Mais à peine l'évêque de Saintes a-t-il succombé sous le fer des assassins qu'on appelle l'évêque de Beauvais. Le malheureux prélat se soulève sur son lit de douleur et dit aux sicaires qui l'entourent:

«—Je ne refuse pas d'aller mourir comme les autres, mais, vous voyez, je ne puis marcher; ayez, je vous prie, la charité de me soutenir et d'aider vous-mêmes à me porter où vous voulez que j'aille.

«On satisfait à son désir, on le porte à la place même où vient d'être assassiné l'évêque de Saintes; on le jette tout sanglant sur le cadavre de son frère qu'il étreint en expirant.

«À quelques pas de là, dans l'église de Saint-Sulpice, siégeait l'assemblée de la section du Luxembourg, sous la présidence de Joachim Ceyrat. L'égorgement durait encore, quand plusieurs citoyens viennent demander aide et assistance pour les victimes et s'offrent à arrêter l'effusion du sang.

«Mais Ceyrat répond:—Nous avons bien d'autres choses à penser, il faut laisser faire; d'ailleurs, tous ceux qui sont aux Carmes sont coupables. (Coupables! et de quoi!) Un des commandants de la force armée de la section[70] ne se paie cependant pas de cette réponse, rassemble une centaine de gardes nationaux et se dirige avec eux vers la rue de Vaugirard. Mais il était trop tard; quand ils arrivèrent tout était consommé[71]

Maintenant, quelques épisodes. Dans l'oratoire, où plusieurs de ses confrères s'étaient réfugiés, un prêtre se précipite en criant:

—Voici les Marseillais!

—Messieurs, dit alors l'abbé Després, nous ne pouvons être mieux qu'au pied de la croix pour faire à Dieu le sacrifice de notre vie.

À ces mots tous se mettent à genoux et se donnent mutuellement l'absolution. «Ce fut dans cette position que les assassins les trouvèrent, dit M. Sorel. Que se passa-t-il alors? Dieu seul le sait! Mais le nombre des cadavres qui jonchèrent le sol, le sang qui ruissela partout le long des murs, prouvèrent suffisamment avec quelle rage ces malheureux sans défense avaient été assaillis[72]

.... Quand vint le tour de l'abbé Galais (lors du massacre dans l'église), celui qui, depuis deux jours, s'était fait l'économe des autres détenus et n'avait pas eu le temps de régler ses comptes, il prit son portefeuille et s'adressant au commissaire Violette:

—Monsieur, lui dit-il, je n'ai pu voir le traiteur pour lui solder notre dépense. Je ne crois pas pouvoir déposer en des mains plus sûres ce que nous lui devons. Je vous prie donc de lui remettre ces 325 livres[73].

Puis il ajouta:—Je suis trop éloigné de ma famille, et d'ailleurs elle n'a pas besoin de moi. Voici mon portefeuille et ma montre, veuillez en consacrer la valeur au soulagement des pauvres.

Le seul laïque, avait-on écrit, qui se trouvât parmi les prêtres, était M. Régis de Valfons, arrêté avec l'abbé Guillaume, prêtre de St-Roch, son confesseur et son ami. On l'engageait à décliner ses qualités qui pouvaient le sauver peut-être; il s'y refusa, répondant aux bourreaux qu'il n'avait d'autre profession que celle de catholique romain, et demandant pour toute grâce de mourir à côté du saint prêtre auquel il devait les sentiments dont il était pénétré.

Mais M. de Valfons n'était pas le seul laïque mêlé aux prisonniers. Le document dont nous avons déjà parlé nous en fait connaître un autre plus intéressant encore peut-être, le jeune Dereste. «Furieux que le père, écrivain royaliste, leur eût échappé, les factieux firent tomber sur le fils, âgé de quinze ans, les coups qu'ils voulaient lui porter. Mais le fils se montra digne du père... En proscrivant la vertu, les impies en firent paraître une nouvelle.—Je suis bien aise d'être ici, répétait le généreux enfant, puisque j'y suis dans la place de mon papa.»

La mort de l'évêque de Beauvais mit fin au massacre général, après lequel la plupart des meurtriers, Maillard à leur tête, retournèrent à l'Abbaye, en chantant ou plutôt hurlant des refrains révolutionnaires. Les autres assassins restèrent dans l'église ou dans les salles à boire, avec les individus du poste, le vin que le traiteur voisin avait été forcé de livrer pendant le massacre, et qui probablement ne lui fut jamais payé.

Vers neuf heures, ceux qui se trouvaient dans l'église entendirent un léger bruit venant d'une chapelle latérale. Aussitôt, comme les bêtes de proie quand elles flairent une piste, ils dressent l'oreille, et, armés de flambeaux, se hâtent d'accourir. Là, ils aperçoivent le pauvre abbé Dubray qui, caché jusqu'alors entre deux matelas, mais près de suffoquer, s'était vu forcé de faire un mouvement pour respirer. Des hurlements de joie saluent cette découverte. On arrache l'infortuné prêtre de son asile et on le traîne au milieu du sanctuaire où un coup de sabre lui fend le crâne. Ce fut la dernière victime.

Le nombre total des prêtres, massacrés aux Carmes seulement, est évalué à 115 ou 120. Il n'a pu être absolument fixé, parce qu'un certain nombre de prisonniers échappèrent, les uns, grâce à l'intervention d'amis puissants, qui les avaient fait sortir à l'avance; d'autres moins nombreux se sauvèrent en escaladant les murs du jardin. De ces derniers fut l'abbé Frontault, comme lui-même le raconte: «Les tambours qui battaient la générale, le son du tocsin, le bruit du canon d'alarme, nous annoncèrent bientôt que le peuple était en fureur, qu'il demandait des victimes, et que nous étions celles qu'on lui destinait. La tranquillité de la prison n'en fut pas troublée un moment. Chacun rentra dans son cœur, rappela sa foi, demanda la grâce de Dieu, lui offrit sa vie et continua en paix ses exercices. La récréation après le repas ne se ressentit pas de la froideur de la mort qui s'avançait. La même gaieté et la même sérénité régnèrent dans la conversation.

«... Vers quatre heures du soir, un bruit épouvantable, des hurlements furieux, tels que les pousseraient des tigres affamés, pénétrèrent tout à coup dans notre enceinte. La nature parla un moment: des cris de: nous allons périr! se font entendre. Mais la grâce triomphe bientôt: le plus morne silence annonce que chacun se prépare et se dépouille pour aller au bûcher ou monter à l'échafaud. Je me réunis à plusieurs qui, les yeux fixés sur une image de la sainte Vierge, attendaient de son intercession la force et le courage de verser leur sang en esprit de foi et de religion. Au même instant, nous jugeons par les cris redoublés des cannibales que la garde est forcée. Leurs blasphèmes affreux nous rappellent que c'est en haine de Dieu et de sa religion que nous allons être immolés. Je cours au devant des bourreaux; je les vois, la rage les transporte; la soif du sang les précipite sur nous; un d'eux me touche déjà de son arme tranchante; j'allais périr; mais le mouvement qu'il fait pour frapper son coup plus vigoureusement m'en laisse faire un autre, qui met entre lui et moi un mur de séparation. Il lui importait peu quelle victime frapper. Il m'abandonne et je franchis précipitamment le jardin où j'étais tombé.»

Quelques-unes des victimes durent la vie aux septembriseurs eux-mêmes, pris tout à coup d'un sentiment d'humanité qui ressemblait à un remords. Une dizaine de prêtres à peine restaient à égorger; parmi eux un ecclésiastique tout jeune encore, à la figure noble et sympathique.

Un des assassins s'approche:

—Tiens-tu beaucoup à la vie? lui dit-il.

—Sans craindre la mort, s'il dépendait de moi, je l'éviterais volontiers, pourvu...

—C'est bien, suis-moi!

Et l'égorgeur, subitement attendri, l'entraîne dans un endroit connu de lui seul, où il le fait cacher et où déjà se trouvaient deux autres pauvres prêtres, épargnés par lui. Le soir, il revint avec des habits de gardes nationaux qui permirent à tous d'échapper.

Mais ces traits d'humanité si inattendus furent rares, et les monstres ne faisaient pas grâce aisément. Au reste, il faut dire que les affidés de Maillard, quoique d'affreux scélérats, n'étaient que des meurtriers en sous-ordre, payés pour le crime, de misérables instruments. Les vrais coupables, dit M. Mortimer-Ternaux, ce furent Marat, Danton, Robespierre, Manuel, Hébert, Billaud-Varennes, Panis, Sergent, Fabre d'Églantine, Camille Desmoulins et une douzaine d'autres individus plus obscurs, membres du Comité de surveillance ou seulement du Conseil général de la Commune. Quant aux mobiles qui les poussèrent à ces horribles attentats, pour les uns, ce fut le désir de se perpétuer dans la dictature, pour les autres, un moyen de ne pas rendre certains comptes, en imposant à tous silence par la terreur.

L'heure des justices d'ailleurs ne se fit pas attendre; l'année n'était pas écoulée, que tous ou presque tous, ils avaient été rendre compte au Juge infaillible, guillotinés les uns par les autres, comme a dit un vigoureux poète, dans sa langue originale:

Qui donc nierait l'Être qui venge
Le droit et punit le méchant,
En voyant tous ces cœurs de fange
S'entr'accusant, s'entr'égorgeant,
Jusqu'au jour fatal et suprême,
Où tombe enfin, frappé lui-même,
Cet homme à l'œil terne, au teint blême,
Qui, trônant en roi dans ce lieu,
Comme un joueur qui longtemps gagne,
Avec la terreur pour compagne,
Légiférait sur la Montagne,
Sinaï digne d'un tel dieu?

[68] Barruel: Histoire du Clergé pendant la Révolution.

[69] Extrait d'une lettre intéressante de l'abbé Frontault, l'un des prêtres échappés au massacre, et publiée tout récemment dans les Études religieuses, historiques et littéraires (Décembre 1867).

[70] Il se nommait Tanche.

[71] Mortimer-Ternaux.—Histoire de la Terreur, t. III.

[72] Sorel.Le Couvent des Carmes et l'ancien séminaire de St-Sulpice.

[73] Le sieur Violette, paraît-il, peu digne de cette confiance, ne remit rien au pauvre traiteur.

II

LA CHAPELLE DES MARTYRS.

L'oratoire, dont il a été parlé plus haut, fermé pendant la Révolution ou peut-être converti en orangerie, devint plus tard, grâce à une pieuse initiative, un sanctuaire qui prit le nom de: Chapelle des Martyrs. Le 22 août 1807, madame de Soyecourt, s'étant rendue acquéreur du terrain où s'élevait le petit édifice, songea tout d'abord à restituer à celui-ci son caractère sacré. Elle ordonna les réparations nécessaires, tout en veillant avec sollicitude à ce qu'on conservât religieusement les traces sanglantes visibles encore sur les murs et même les bancs. Puis, au mois de mai 1815, la chapelle fut bénite, sous l'invocation de saint Maurice et ses compagnons, par M. l'abbé d'Astros, grand vicaire de Paris, depuis archevêque de Toulouse.

En 1851, les R. PP. Dominicains étant venus occuper les bâtiments de l'ancien couvent des Carmes, l'église leur fut réservée exclusivement. M. Cruise, directeur de l'École des hautes Études, fit alors célébrer l'office divin dans la chapelle des Martyrs; mais, pour la rendre plus accessible aux fidèles du dehors comme aux élèves, on construisit un bâtiment d'environ 15 mètres de profondeur qui se relia à la chapelle et dont l'entrée fut ménagée du côté de l'allée d'acacias où l'archevêque d'Arles avait été massacré. Par suite d'un testament de la pieuse madame de Soyecourt, le terrain avec ses dépendances était devenu propriété diocésaine.

Tel était l'état des choses, lorsque, quelques années après, tout à coup on apprit que, par suite du tracé adopté pour la continuation de la rue de Rennes, la chapelle des Martyrs et tout l'entourage devaient disparaître. Grande émotion parmi les fidèles et tous ceux qui ont à cœur le culte des souvenirs! Des protestations et des réclamations s'élevèrent, et le premier pasteur du diocèse, en particulier, se faisant l'écho de ces généreux sentiments qu'il partageait, fut prompt à élever la voix et insista avec force pour que, le sanctuaire des Martyrs épargné, le tracé se modifiât. Après de nouvelles études, les ingénieurs, à tort ou à raison, déclarèrent la chose impossible. Il fallut se résigner, quelque regret qu'on en eût; du moins, Monseigneur l'Archevêque voulut que tout ce qui pouvait être sauvé fût sauvé, et, après avoir consulté les hommes compétents, il décida qu'une chapelle souterraine serait édifiée dans les caveaux de l'église des Carmes et que là seraient recueillis et réunis, avec les dalles tachées de sang, tous les débris, toutes les reliques ayant appartenu aux Martyrs. Or, ce pieux trésor des reliques, il allait singulièrement s'enrichir par suite d'une découverte des plus inattendues dont les travaux furent l'occasion.

M. Sorel et d'autres, après comme avant lui, avaient déclaré, en s'appuyant de documents officiels, que les corps des victimes entassés sur trois grands chariots, dès le lendemain ou le surlendemain du crime, avaient été conduits dans l'ancien cimetière de Vaugirard et enterrés dans une fosse profonde creusée à l'avance en face de la petite porte. Cependant il existait une tradition d'après laquelle un puits voisin de l'enclos, dans la direction de la rue d'Assas, avait servi de sépulture au plus grand nombre des morts dont les chariots en question ne pouvaient contenir que la moindre partie. Pour en finir plus vite et crainte aussi peut-être d'attirer trop l'attention par un second et un troisième voyage, les individus, chargés de la triste besogne, n'avaient trouvé rien de mieux que de combler le puits voisin très-profond avec les cadavres, en fermant l'orifice avec des pierres, des tessons, de la terre. Malgré les doutes exprimés à ce sujet par M. Sorel, la tradition persistait.

Les architectes, choisis par Monseigneur l'Archevêque de Paris, qui n'eut qu'à s'en applaudir, MM. Douillard frères, convaincus que cette tradition persévérante ne pouvait être sans quelque fondement, firent des recherches en ce sens bientôt couronnées d'un plein succès. Le puits en question fut retrouvé, et l'on reconnut qu'en effet l'orifice était fermé avec de la terre, des pierres, des fragments de bouteille, mais seulement à la surface. Ces débris enlevés non sans une certaine anxiété, on aperçut serrés, entassés, des crânes, des ossements retirés successivement, et, le puits vidé entièrement, on compta, nous a-t-on dit, près de quatre-vingts squelettes ou tronçons de squelettes. On ne pouvait douter qu'ils ne fussent, au moins pour la plupart, les restes des victimes du 2 septembre, puisque beaucoup des crânes et des os portaient encore la marque des entailles faites par le sabre ou des trous résultant des balles. Aussi ces restes vénérables pour lesquels, par ce motif, le doute n'était pas possible, furent mis à part; ce sont ceux qu'on voit exposés sous les deux grandes vitrines, à droite et à gauche, dans la seconde pièce de la crypte qui forme à proprement parler le sanctuaire, puisque dans le fond s'élève l'autel dont la simplicité étonnerait, choquerait même le visiteur, s'il n'était prévenu que c'est l'autel même de l'ancienne chapelle qu'on a tenu avec raison à conserver. Au-dessus des vitrines, on voit, pour achever la décoration générale, une ornementation symbolique surmontée d'une large croix soutenue par deux enfants, ou mieux des anges dus au ciseau intelligent de M. E. Cabuchet, l'auteur de cette remarquable statue du Curé d'Ars qui fit tant de sensation au salon de 1867. Ces figures savamment composées et modelées ne sont pas un des moindres ornements du sanctuaire. Sur les parois de la muraille, de tous les côtés, et sur des plaques de marbre noir, se lisent diverses inscriptions et les noms des martyrs.

Aux quatre angles se voient de grandes urnes funéraires, voilées en partie, et au milieu de la chapelle, suspendu à la voûte, un superbe luminaire, d'un style sévère et composé de sept grandes lampes se retenant l'une à l'autre par des chaînettes.

À gauche, dans une espèce de caveau fermé par une grille, mais éclairé pareillement par la lumière des lampes, se trouvent les débris d'ossements qui n'ont pas pris place dans les vitrines, comme aussi les débris ayant servi à combler le puits et qu'on regarde comme sanctifiés par le contact et le sang des victimes.

À droite, un escalier de quelques marches conduit dans une pièce carrée, d'une décoration noble et sévère et dont les murs sont recouverts avec les dalles enlevées à l'ancienne chapelle et qu'avait tachées le sang des martyrs égorgés dans l'oratoire.

On revient par un autre escalier dans le sanctuaire, en face de l'autel derrière lequel s'ouvre une porte qui conduit dans une salle plus grande, jusqu'ici à peu près vide, où du moins se trouvent seulement, dressées contre la muraille, les pierres tumulaires renfermées antérieurement dans les caveaux. Dans les inscriptions un nom surtout nous a frappé, celui de madame de Soyecourt.

On descend dans la crypte, ce que nous aurions dû dire d'abord, par un grand et bel escalier creusé dans l'église même, non loin de la porte d'entrée, et qui aboutit à une première salle précédant le sanctuaire. Dans cette pièce, les yeux tout d'abord sont attirés par une reproduction ou mieux une réduction de l'ancienne chapelle, éclairée à l'intérieur, ce qui permet d'en saisir du premier coup d'œil l'ensemble et les détails, et dispose aux impressions solennelles qui vous attendent dans le sanctuaire à la vue des vénérables reliques, et au souvenir de la tragique scène, «digne, comme l'a dit un grand écrivain, des plus beaux siècles de l'Église.»

Nous ne serons que juste en disant que l'exécution de cet important travail fait le plus grand honneur aux architectes, MM. Douillard frères, qui, dans la construction de la crypte, comme dans l'arrangement et l'ornementation, ont prouvé non moins d'intelligence et de goût que de piété. Ils ont répondu pleinement à la mission de confiance dont les avait honorés Monseigneur Darboy, et l'impression est telle, qu'après une visite à la nouvelle chapelle, ceux-là mêmes que le changement proposé ou plutôt obligé avait le plus désolés d'abord, sentent diminuer leur regret. Disons mieux, ils sont heureux de s'avouer qu'on n'a maintenant qu'à s'en applaudir et que le nouveau sanctuaire, si riche des récentes découvertes, témoigne d'autant d'admiration que de respect pour la gloire des Martyrs. Nul doute qu'on y verra le même concours empressé des fidèles. Plus d'un lecteur, plus d'une lectrice peut-être, après avoir lu notre article, voudra juger par ses yeux et n'attendra pas sans quelque impatience le matin ou l'après-midi du vendredi, car la crypte n'est ouverte que ce jour-là, sans doute par la nécessité de la surveillance, comme aussi à cause de la dépense occasionnée par le luminaire.


LES CATACOMBES

Les Catacombes sont d'anciennes carrières dans lesquelles sont déposés les ossements extraits des cimetières supprimés successivement à Paris. M. Guillaumot, premier inspecteur général, fit exécuter, au commencement de l'année 1786, les travaux nécessaires pour la consolidation des galeries et la disposition des lieux destinés à recevoir les ossements exhumés du cimetière des Innocents, le premier supprimé. Les travaux continués constamment depuis firent des Catacombes ce qu'elles sont aujourd'hui. On y descend par trois escaliers, le premier creusé rue d'Enfer, le second situé à la Tombe Isoard, le troisième dans la plaine Mont-Souris.

Avant les travaux dont nous parlons plus haut, beaucoup de monuments, l'Observatoire le Luxembourg, l'Odéon, le Val-de-Grâce, le Panthéon, l'église Saint-Sulpice, etc., se trouvaient comme suspendus dans le vide au-dessus de vastes abîmes où d'un instant à l'autre, ils pouvaient s'engloutir: «Dans nos recherches et nos travaux, dit M. Héricart de Thury, nous nous sommes particulièrement attachés à établir le rapport le plus rigoureux, ou si l'on veut me permettre l'emploi de ce mot, la corrélation la plus intime et la plus réciproque des détails de la surface et de l'état des vides. C'est en suivant ce plan d'une manière uniforme que nous avons tracé, ouvert et conservé au-dessous et à l'aplomb de chaque rue, une ou deux galeries suivant la largeur de la voie, de manière à diviser respectivement les quartiers, à isoler les massifs, à préparer la reconnaissance des propriétés, à déterminer leur étendue, à fixer leurs limites au-dessous de celles de la surface, à tracer, à plus de quatre-vingts pieds de profondeur, le milieu des murs mitoyens sous le milieu même de leur épaisseur, à rappeler le numéro de chaque maison exactement au-dessous de celui de la propriété; enfin, je le répète, à établir un tel rapport entre le dessus et le dessous qu'on peut en voir et en vérifier la rigoureuse correspondance sur les plans de l'inspection.»

On doit à M. Frochot, préfet de la Seine sous le premier Empire, d'importantes améliorations dans la disposition et l'arrangement des galeries et ossuaires qui ajoutent beaucoup à l'intérêt pour le visiteur. Nous citerons, après la chapelle, une curieuse collection pathologique où sont classés avec méthode toutes les espèces d'ossements déformés par quelque maladie. Une autre collection, dite minéralogique, nous offre la série complète des bancs de terre et de pierre qui constituent le sol et les parois des Catacombes.

On évalue à peut-être sept ou huit fois le nombre des vivants de la grande cité le total des individus dont les ossements reposent dans la ville souterraine. Le cimetière des Innocents, à lui seul, d'après ce qu'on calcule, dans une période de sept siècles, aura dû dévorer tout au moins douze cent mille cadavres. En 1780, un rapport constatait que «le nombre des corps déposés dans une fosse commune voisine de la rue de la Lingerie, excédant toute mesure et ne pouvant se calculer, en avait exhaussé le sol de plus de huit pieds au-dessous des rues et habitations voisines.»

La nécessité de supprimer le cimetière parut donc évidente à M. Lenoir lieutenant-général de police, à qui est due la première idée des Catacombes, réalisée en 1786 seulement. Tous les ossements recueillis dans les chapelles sépulcrales ou cimetières détruits depuis cette époque, ont trouvé place dans cette immense Nécropole où pareillement ont été déposés les restes d'un grand nombre des victimes de la Terreur.


CIMETIÈRE DU PÈRE LA CHAISE

Ce cimetière, le plus vaste de Paris, a été formé dans l'enclos de la maison du Mont-Louis[74], dite du Père La Chaise; puis successivement il s'est agrandi de tous les terrains environnants. Dans cette immense nécropole, qui ne remonte guère qu'aux premières années du siècle, se voient les tombeaux de presque tous les contemporains illustres et aussi d'innombrables inconnus. On ne peut nier qu'il n'y ait du vrai dans ces réflexions mélancoliques de Saint-Victor qui disait, en 1822, dans le tome quatrième de la 2e édition de son grand ouvrage:

«C'est à notre avis le spectacle le plus curieux et en même temps le plus déplorable que présente cette grande ville et nulle description n'en pourrait donner une juste idée.... Au milieu du silence des tombeaux, les pierres élèvent la voix et retracent toutes les passions qui fermentent dans la société et ce désordre effrayant des esprits qui, pour la première fois depuis l'existence du monde, la menace d'une entière dissolution. Là s'élève comme une ville composée de monuments funèbres où les rangs sont confondus, non pas seulement dans la même poussière, mais dans le même orgueil; le dernier artisan y a les honneurs de l'épitaphe; des marchands y bâtissent des mausolées qui le disputent à ceux des ducs et des princes; les familles des banquiers s'y font faire des caveaux comme faisaient autrefois les Châtillon et les Montmorency; à côté du médaillon d'un magistrat s'élève la statue d'une courtisane ou d'un histrion dont le marbre raconte les talents et les vertus. Dans ce nombre infini d'inscriptions funéraires, dont cette enceinte est comme pavée, reparaissent les attachements terrestres dans toute leur misère, c'est-à-dire sans espérance et sans résignation; elles présentent quelquefois des diffamations et des confidences scandaleuses; de toutes parts des éloges qui ressemblent à des apothéoses. Ces inscriptions nous apprennent que là sont confondues toutes les religions; souvent même elles expriment l'indifférence religieuse dans ce qu'elle a de plus révoltant, et en cherchant bien, on y trouverait jusqu'à la profession de foi du matérialiste et de l'athée[75]. On rencontre presque à chaque pas de ces pierres sépulcrales couvertes de fleurs sans cesse renouvelées, sans que cette offrande puérile, faite à de froids débris, soit accompagnée de la prière que demandent les âmes des trépassés: ainsi faisaient les païens, il n'y manque plus que leurs libations...

«Enfin, d'espace en espace, la croix y distingue les tombes des chrétiens qui y ont fait bénir les places qu'ils occupent; et bientôt sans doute il n'y en aura plus pour eux parce qu'il ne restera pas un seul coin de cette terre qui n'ait été profané.»

Le sceptique Docteur Noir, dans le Stello de Vigny, dira, bien des années après, avec plus d'exagération et l'accent de la raillerie amère: «Quand la foi est morte au cœur d'une nation vieillie, ses cimetières (et ceci en était un) ont l'aspect d'une décoration païenne. Tel est votre Père La Chaise. Amenez-y un Indou de Calcutta, et demandez-lui:

«—Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur poussière des petits jardins remplis de petites urnes, de colonnes d'ordre dorique ou corinthien, de petites arcades de fantaisie à mettre sur sa cheminée comme pendules curieuses; le tout bien badigeonné, marbré, enjolivé, vernissé; avec des grillages tout autour, pareils aux cages des serins et des perroquets; et sur la pierre des phrases semi-françaises de sensiblerie Riccobonienne, tirées des romans qui font sangloter les portières et dépérir toutes les brodeuses?»

«L'Indou sera embarrassé; il ne verra ni pagode de Brahma, ni statues de Wichnou aux trois têtes, aux jambes croisées et aux sept bras; il cherchera le turban de Mahomet et ne le trouvera pas; il cherchera la Junon des morts et ne la trouvera pas; il cherchera la croix et ne la trouvera pas, ou la démêlant avec peine, à quelques détours d'allée, enfouie dans des bosquets et honteuse comme une violette, il comprendra bien que les chrétiens font exception dans ce grand peuple; il se grattera la tête en la balançant et jouant avec ses boucles d'oreilles en les faisant tourner rapidement comme un jongleur. Et voyant des noces bourgeoises courir, en riant, dans les chemins sablés et danser sous les fleurs et sur des fleurs des morts; remarquant l'urne qui domine les tombeaux; n'ayant vu que rarement: Priez pour lui, priez pour son âme. Il vous répondra: «Très-certainement ce peuple brûle ses morts et enferme leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple croit qu'après la mort du corps tout est dit pour l'homme. Ce peuple a coutume de se réjouir de la mort de ses pères, et de rire sur leurs cadavres parce qu'il hérite enfin de leurs biens ou parce qu'il les félicite d'être délivrés du travail et de la souffrance.

«Puisse Siwa aux boules dorées et au col d'azur, adoré de tous les lecteurs du Véda, me préserver de vivre parmi ce peuple qui, pareil à la fleur dou-rouy, a, comme elle, deux faces trompeuses!»

Comme nous l'avons dit d'abord, il y a du vrai dans ces réflexions d'ailleurs trop chagrines; mais pourtant, tout en regrettant que le tendre ressouvenir des défunts s'exalte ainsi jusqu'au culte presque idolâtrique, qu'on sacrifie de nouveau en quelque sorte aux dieux Mânes; d'autre part, ne faut-il se féliciter que dans l'ébranlement de tous les pouvoirs, dans notre société secouée par de continuels bouleversements, malgré notre tendance à tout railler comme à tout détruire, quelque chose surnage, un sentiment persiste, énergique au point de s'exagérer, le respect pour les morts, la vénération pour les tombeaux dont la vue rappelle, ne fut-ce qu'un instant, aux sérieuses pensées les plus distraits, les plus enivrés des vanités de la terre et des folles illusions. Puis dans ce culte excessif de la tombe, qui semble aux deux écrivains cités la preuve d'une complète indifférence religieuse, nous serions porté tout au contraire à reconnaître, à saluer le témoignage consolant de la croyance instinctive à l'immortalité.

[74] Maison de campagne des Pères Jésuites.

[75] Le scandale de ces inscriptions a été porté si loin que, depuis quelque temps, dit-on, il a été nommé des inspecteurs chargés d'examiner, d'admettre ou de rejeter les épitaphes. (St-V.)


SAINTE GENEVIÈVE (ÉGLISE)

L'église Sainte-Geneviève est, comme on sait, une basilique dont la construction, au moins quant à l'achèvement, est moderne. L'édifice, après avoir, suivant les vicissitudes des temps, changé plusieurs fois de destination, fut enfin, par un décret du Prince-Président, depuis l'Empereur Napoléon III, consacré sous l'invocation de sainte Geneviève, la glorieuse patronne de Paris, à laquelle dans cet ouvrage nous ne saurions refuser quelques pages. Mais les travaux d'hagiographie n'ont guère été qu'occasionnellement le but de nos études; aussi nous sommes heureux de trouver, dans le savant ouvrage de Félibien et Lobineau, une Notice sur la Sainte écrite avec un singulier charme et qui, par ce qu'un écrivain illustre appelait «la candeur de la narration,» nous a ravi. Il nous sera permis d'en détacher quelques feuillets.

«Il y avait pour lors (451), à Paris, une sainte vierge nommée Geneviève, dont le père s'appelait Sévère et la mère Géronce. Sa sainteté avait été prédite dès son enfance par saint Germain, évêque d'Auxerre, lorsqu'allant combattre l'hérésie des Pélagiens dans l'île de Bretagne, il passa par Nanterre, village à deux lieues de Paris. Un témoignage d'un tel poids, joint au genre de vie que cette sainte fille pratiquait depuis plusieurs années, l'avait mise en grande réputation dans le public. Elle ne voulut toutefois user de son crédit que pour le bien des autres. Voyant toute la ville en émeute sur la nouvelle des ravages d'Attila, elle essaya de calmer les esprits de ses concitoyens. Elle les exhorta à mettre leur confiance en Dieu, à fléchir sa miséricorde par la prière et par le jeûne, à ne point quitter la ville, en les assurant qu'ils n'auraient rien à craindre et que Paris ne recevrait aucun mal. Plusieurs déférèrent aux paroles de la Sainte, mais il y en eut d'autres qui prirent occasion de sa prophétie pour conspirer contre elle et la faire passer pour une magicienne tandis que l'ennemi était prêt à fondre sur eux. La rage et l'animosité allèrent jusqu'à délibérer de quel genre de mort ils la feraient périr: si elle serait lapidée ou jetée à la rivière; lorsque l'archidiacre d'Auxerre arriva à Paris et dissipa ce complot. «Gardez-vous bien, dit-il, d'exécuter un dessein si criminel; j'ai souvent ouï le saint évêque Germain louer la vertu de cette fille devant tout le monde.»

«La suite justifia la prédiction de la Sainte; Attila changea sa marche et n'approcha pas de Paris.» Cette ville, quelques années après, fut assiégée par les Francs que commandait Chilpéric. Bientôt les vivres manquèrent et la famine se faisait vivement sentir lorsque sainte Geneviève, s'étant rendue à Arcis-sur-Aube et à Troyes, en ramena plusieurs grands bateaux chargés de blé qu'elle fit entrer dans la ville à la vue des ennemis qui vainement tentèrent de s'y opposer. Chilpéric néanmoins s'empara de Paris dont il fit sa capitale et, quoique païen, ce prince témoigna pour la Sainte d'une vénération singulière au point de ne jamais rien lui refuser. Certain jour cependant «résolu à employer la dernière sévérité contre des criminels condamnés à mort, il sortit de la ville dont il fit fermer les portes, pour se mettre à couvert des sollicitations de la Sainte.» Mais celle-ci, parvenue à s'échapper de la ville dont les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes pour lui donner passage, arriva jusqu'au roi qui ne put lui refuser la grâce des condamnés.

C'est au zèle de sainte Geneviève qu'on dut, sous le règne du même Chilpéric, la construction d'une église; «la première que l'on sache avoir été élevée sur la sépulture de saint Denis et de ses compagnons.» D'après d'autres historiens cependant, une chapelle existait en cet endroit avant l'invasion des Francs.

«Sainte Geneviève, quoique très âgée et usée d'austérités, vécut encore plusieurs années pendant lesquelles elle eut la joie de voir le grand Clovis, fils de Chilpéric, renoncer au culte des idoles pour embrasser la religion chrétienne.... Enfin, comblée d'années et de mérites, elle mourut à Paris le 3 janvier de l'an 509.» Clovis, qui avait eu toujours pour la Sainte une profonde vénération, voulut qu'une grande église ou basilique s'élevât sur le lieu même de sa sépulture où déjà les fidèles s'étaient empressés d'ériger un petit oratoire en bois. Cette église fut dédiée sous l'invocation des apôtres St-Pierre et St-Paul.

L'église de Sainte-Geneviève, qui la remplace, commencée en 1757, d'après les dessins de Soufflot, ne fut terminée que vers 1789 ou 1790, et, l'année suivante, un décret de la Convention décida qu'elle servirait, sous le nom de Panthéon, à la sépulture des grands hommes. En 1806, un décret de Napoléon Ier rendit l'édifice au culte catholique, et pendant la Restauration, des travaux considérables furent exécutés à l'intérieur pour la décoration de l'église qui n'en fut pas moins, après les évènements de 1830, de nouveau transformée en Panthéon. Ce scandale heureusement a cessé.

Dans la basilique, au-dessus d'un autel à droite, se voit la châsse renfermant les reliques de la Sainte. «Cette châsse, dit le chanoine Godescard, se portait en procession dans les calamités publiques, et on a plusieurs fois éprouvé les effets sensibles de la puissante protection de la servante de Dieu auprès du Seigneur. On lui dut surtout la cessation de la cruelle maladie, connue sous le nom de Mal des Ardents, parce qu'elle consumait ceux qui en étaient attaqués par un feu secret et meurtrier.»

Le village de Nanterre où la Sainte naquit, vers l'an 422, reste le lieu d'un pèlerinage célèbre qui, chaque année, à l'époque de la fête, attire un grand concours de fidèles comme plus tard de curieux pour le couronnement de la Rosière. Près de l'église on montre encore le puits témoin d'un miracle que racontent tous les hagiographes. Geneviève qui, âgée de sept ans à peine, déclarait à saint Germain ne vouloir pas d'autre époux que Jésus-Christ, ne s'estimait jamais plus heureuse que quand elle pouvait aller à l'église. Sa mère un jour refusant de l'y conduire, elle ne put retenir ses larmes, et la supplia de la façon la plus pressante de ne pas lui refuser cette grâce. La mère, obstinée à dire non, voyant que l'enfant insistait, perdit patience, et emportée par la colère, elle donna à Geneviève un soufflet. La punition fut prompte, car à peine le coup était porté, que Géronce sentit un voile s'étendre sur ses yeux; la clarté du jour devint pour elle comme les plus profondes ténèbres de la nuit; et maintenant c'était elle qui devait emprunter la main de l'enfant pour la conduire non pas seulement à l'église ou au village, mais même au jardin. «Ce ne fut que près de deux ans après, dit Godescard, qu'elle recouvra la vue en se frottant les yeux avec de l'eau que sa fille avait tirée du puits et sur laquelle elle avait fait le signe de la croix[76]».

[76] Vies des Saints, T. Ier.


ST-GERMAIN-DES-PRÉS (ÉGLISE DE)

Cette église est sans contredit une des plus anciennes de Paris, puisqu'elle fut construite par le roi Childebert au retour de son expédition en Espagne. Quoique pas très-heureux dans cette campagne, le roi des Francs en avait rapporté de grands trésors enlevés aux Visigoths de l'Ebre, et, ce qu'il regardait comme plus précieux, la tunique de saint Vincent, à lui donnée par les habitants de Sarragosse. L'église, destinée à recevoir la sainte relique, fut élevée, vers la fin de son règne, par Childebert, et consacrée sous la vocable du saint. «L'édifice était magnifique, dit un docte écrivain moderne; il avait la forme d'une croix latine; il était soutenu par de grandes colonnes de marbre, percé de nombreuses fenêtres, et couvert d'un lambris doré. Des peintures à fond d'or embellissaient les murs; une riche mosaïque formait le pavé, et des lames de cuivre doré, qui formaient la toiture, jetaient un si vif éclat que le peuple ne tarda pas à surnommer cette basilique Saint-Germain le Doré[77]

Le nom de Germain lui était donné, concurremment avec celui de Vincent, à cause de Germain, le saint évêque de Paris, enterré dans cette église près de laquelle s'éleva un monastère qui, par diverses donations des rois et des particuliers, devint une des abbayes les plus considérables de France. Les religieux qui l'habitaient et que saint Germain avait fait venir d'Autun, suivaient d'abord la règle de saint Antoine et de saint Basile, à laquelle fut substituée celle de saint Benoît le grand réformateur de la vie monastique en Occident.

Dans cette église fut enterré Childebert et jusqu'à la fondation de l'abbaye de Saint-Denis au septième siècle, elle servit de sépulture aux rois et reines de la dynastie mérovingienne.

Lors des grandes invasions des pirates normands, l'église de Saint-Germain et Saint-Vincent fut, en 853, le jour même de Pâques, pillée par les barbares qui, de plus, avant de s'éloigner, y mirent le feu; mais il put être éteint par les religieux cachés dans les environs, et qui promptement accoururent. En 886, l'église fut de nouveau envahie et pillée par les Normands, «et, dit un vieil historien, mise quasi rès pied rès terre.» Elle se releva cependant grâce au zèle et à la piété des religieux, aidés par le roi de France, mais s'appela dès lors du nom de saint Germain seul «Saint-Germain-des-Prés, à cause qu'elle est située proche des prés que l'on nommait des Prés-aux-Clercs.»

Au neuvième siècle, d'après un inventaire laissé par Irmion, abbé de Saint-Germain-des-Prés, l'abbaye comptait dans ses domaines ou manses plus de 10,000 personnes qui relevaient d'elle, hommes libres, colons, lides (demi-serfs), serfs et esclaves, ces derniers au nombre de six cents seulement. Les sujets de l'abbaye n'avaient pas à se plaindre de leur condition, relativement très-heureuse, car comme le dit très-bien l'écrivain déjà cité: «Alors que l'Église exerçait sur le pauvre une autorité pleine de mansuétude et disputait le terrain aux envahissements de la force brutale et du sabre, cette grande puissance territoriale attestait, quoiqu'on puisse dire, un incontestable progrès social. L'Église, en effet, assurait seule aux masses un peu de sécurité et de paix; elle stipulait pour le faible et pour l'opprimé, et ne cessait de transformer l'esclavage en servage, le servage en colonat.»

L'église Saint-Germain-des-Prés, restaurée assez récemment à l'intérieur, est ornée de remarquables peintures d'Hippolyte Flandrin à qui, par reconnaissance, un petit monument commémoratif, orné du buste de l'artiste, a été érigé dans une travée latérale (celle de gauche).

Disons un mot, avant de terminer, du fameux Pré-aux-Clercs, dont il est fort parlé dans les vieilles histoire et qui a donné son nom à l'une de nos rues. Le Pré-aux-Clercs était un grand terrain appartenant à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés et qui d'abord, se déroulant en forme de plaine, occupait tout l'espace compris entre la rue Mazarine et les Invalides. Il fut réduit peu à peu par les constructions qui s'élevèrent de divers côtés; dans le champ qui restait, très-vaste encore, les étudiants de l'Université avaient pris l'habitude de se donner rendez-vous «pour s'esbattre» et par le long temps, une sorte de prescription s'établit en leur faveur. Ce qui n'était qu'une tolérance devint un droit que l'abbaye Saint-Germain-des-Prés volontairement et gracieusement leur reconnut.

[77] Gabourg: Histoire de Paris, t. 1er.


SAINT EUSTACHE (ÉGLISE)

«C'était, dit Sauval, une chapelle dédiée à Sainte-Agnès et qu'avait fait édifier Jean Alais à qui la conscience reprochait d'avoir mis un impôt d'un denier sur chaque panier de poisson.»

Cette chapelle existait avant le XIIe siècle, puisque, sous Philippe-Auguste, elle devint une annexe de St-Germain l'Auxerrois; ce ne fut que longtemps après, au XVIe siècle, qu'on l'érigea en paroisse sous le vocable de St-Eustache. Mais la chapelle, tombant en ruines, avait fait place à la magnifique église que nous admirons encore aujourd'hui, et qui fut rebâtie en 1532, «d'une architecture gothique mais délicate et fort exhaussée. Il semble que David n'en était pas le premier architecte et ait voulu faire revivre l'architecture gothique que nous avons vue mourir en France» dit Sauval, ayant contre ces merveilles du moyen-âge tous les préjugés de son temps. Car il ne parle pas autrement que La Bruyère, et chose plus inconcevable que Fénelon, dont le savoir égalait la piété, doué au plus haut degré du sens artistique, et qui pourtant, tout à fait aveugle relativement à cet admirable art gothique, écrivit sur ce sujet des énormités.

Faut-il s'étonner après cela d'entendre Sauval nous dire sentencieusement: «Du Breul, Corrozet et les bonnes gens disent merveilles tant de son architecture que des piliers grêles et chargés de colonnes en l'air. Cette grande élévation de colonnes et un tas de moulures qu'ils ne voient point ailleurs, cette prodigieuse longueur de pilastres et exhaussement des voûtes, qui sont toutes les parties vicieuses de l'architecture (sic), les ont surpris. Véritablement il y a quelques chapiteaux de colonnes au portail de l'aile droite dont les feuilles sont fort tendres et qui seraient des plus beaux de Paris et des meilleurs, s'ils n'étaient un peu gothiques par en haut. Il y en a de pareille manière et aussi bonne au côté gauche; et c'est la seule bonne chose qui se trouve dans cette église.»

Voilà! et ces sottises, l'honnête Sauval, qui n'était point un sot certes, les débite en toute sûreté de conscience et de l'air le plus content du monde. À quel point le préjugé, sucé dès l'enfance, peut-il épaissir ce bandeau que la cécité nous met sur les yeux, puisque Sauval les fermait complètement alors à ce qui nous semble aujourd'hui «niais d'évidence» comme eût dit Toppffer! Qui de nous, maintenant, en entrant dans cette magnifique basilique, n'est saisi d'une émotion religieuse mêlée d'admiration et presque de stupeur, devant cette immensité, j'allais dire cette vastitude de l'édifice, ces colonnes qui montent à une si prodigieuse hauteur, soutenant des voûtes qui semblent plus près du ciel que de la terre? Dirai-je la majestueuse simplicité du style et ce je ne sais quoi de mystérieux, qu'on sent partout dans l'enceinte et que favorise la lumière vague et voilée tamisée par les vitraux. Cette impression profonde que de fois ne l'ai-je pas ressentie dans cette église qui fut longtemps ma paroisse, impression de recueillement et de piété qu'on ne s'attend pas à éprouver à la vue de cette déplorable façade d'un style si différent et qui jure tellement avec tout le reste. Il avait été question naguère de faire disparaître cet anachronisme grossier et de mettre la façade en harmonie avec le style de l'édifice. Combien n'est-il pas à regretter que, par des motifs d'économie sans doute, ce projet si raisonnable n'ait pu être réalisé.

Il paraît qu'anciennement dans l'église on voyait le tombeau du fondateur de la chapelle et que sur la pierre sépulcrale on lisait cette curieuse épitaphe que nous n'avons pas retrouvée:

Ci gist Alain de la rue de Grenelle,
À qui Dieu doint (donne) vie sempiternelle
En paradis, où sont harpes et luts,
Non en enfer où damnés sont bouluts.
Que dirons-nous de ce grand purgatoire?
Il en est un, ouy dà, tredame voire (vraiment)!

On remarque, dans cette église, le grand autel du chœur en marbre blanc artistement travaillé, et la chapelle de la Sainte-Vierge, une des plus belles qu'on voie à Paris, même en dépit de peintures assez étranges, faites, à ce qu'on prétend, pour l'orner.


NOTRE DAME ET L'HOTEL-DIEU

I

NOTRE DAME.

«Ce chef-d'œuvre d'architecture gothique, dit un judicieux historien, est situé dans l'île de la Cité, à la place d'une chapelle consacrée à la Vierge, à St-Denis et à St-Étienne, mais dont l'origine est inconnue. Un second temple, qui y avait été élevé au VIe siècle par les soins de Childebert, fut réduit en cendres par les Normands en 867. Robert dit le Pieux résolut la reconstruction de Notre-Dame; son fils, Henri, commença l'exécution de ce projet, et, en 1161, Maurice de Sully, évêque de Paris, aidé des fidèles, fit poursuivre les travaux avec diligence. Continuée par ses successeurs, l'église arriva enfin à son achèvement vers 1257 ou 1259: les constructions en étaient alors dirigées par l'architecte Jean de Chelles. On croit que le pape Alexandre III en a posé la première pierre. Bâtie en forme de croix latine, l'église Notre-Dame a 390 pieds de long dans œuvre, 144 pieds de large et 104 pieds de haut; 120 gros piliers soutiennent les voûtes principales. La nef et le chœur sont accompagnés de doubles bas-côtés écrasés par de spacieuses galeries qui règnent tout autour de l'édifice. La façade principale se fait remarquer par son imposante architecture, son élévation, sa sculpture pleine de détails. Elle est terminée par deux grosses tours carrées ayant 280 pieds de haut: on y monte par 380 degrés, et les deux tours sont liées entre elles par deux galeries hors d'œuvre que soutiennent des colonnes gothiques d'une délicatesse surprenante. Dans la tour du sud est la fameuse cloche nommée bourdon qui pèse près de 32 milliers. Fondue en 1682 et refondue en 1685, elle eut Louis XIV et la reine pour parrain et marraine. Son battant pèse 976 livres. Il faut 16 hommes pour la mettre en branle. La façade de l'église est percée de trois portes, pratiquées sous des voussures en ogives et chargées de sculptures[78]».

Quelques passages de cet article tendraient à faire croire que Maurice de Sully ne fit que donner une impulsion plus vive aux travaux tandis qu'en réalité c'est à lui que Paris doit sa cathédrale; car, pendant les 33 années de son épiscopat, il ne cessa de consacrer tous ses soins à cette grande entreprise. L'édifice sans doute ne s'acheva que sous Eudes ou Odon, son successeur, et même certaines parties ne furent construites que plus tard, mais ce qui ne paraît pas moins certain, c'est que déjà l'on couvrait le chœur lorsque Maurice de Sully mourut dans l'abbaye Saint-Victor qu'il habitait depuis quelques mois seulement.

Ce prélat se distinguait entre les plus pieux et les plus savants de son temps, et ses contemporains avaient en très grande estime ses vertus, encore qu'il n'ait pas joué un rôle important dans les affaires de l'époque et que la construction de la cathédrale ait surtout donné l'illustration à son nom. Voici un trait de sa vie qu'on nous saura gré de rappeler et qui est tiré d'un sermon attribué par quelques-uns à saint Bonaventure et par d'autres à un théologien du XVe siècle nommé Godescal Hollen:

Maurice était né de parents très pauvres dans le village de Sully (Solliaco) sur les bords de la Loire. Réduit dans son enfance et sa jeunesse à vivre d'aumônes, il trouva moyen, en mendiant, de gagner Paris où, d'abord étudiant émérite, il ne tarda pas à monter lui-même dans l'une des chaires comme professeur et ses éclatants succès dans l'enseignement lui valurent un canonicat à Bourges, puis à Paris même, où il fut promu également à la dignité d'archidiacre. C'est alors qu'eut lieu l'évènement auquel il est fait allusion plus haut.

Un matin, une femme âgée, vêtue d'une robe de bure usée et rapiécée, un bâton blanc à la main, arrive dans la capitale et s'informe où demeurait le docteur Maurice dont elle se déclare la mère. Sans doute elle en fournit la preuve; car de pieuses dames s'empressèrent de lui donner l'hospitalité, et, craignant que l'archidiacre ne fût humilié s'il voyait sa mère dans un si pauvre costume, ils habillèrent la voyageuse de vêtements neufs couverts d'un manteau également neuf, puis, dans cet état, la conduisirent à son fils. Mais à leur grande stupéfaction, celui-ci, quoiqu'il eût paru vivement ému d'abord, se remit vite et froidement il répondit:

—Que me voulez-vous et que prétend-on? Je ne connais point cette femme et je ne saurais l'avouer pour ma mère; car ma mère, qui se fait gloire de la pauvreté si chère à Notre-Seigneur, ne porta jamais que des vêtements grossiers et dédaigne tous les vains ornements du siècle.

Puis, non sans qu'il parût lui en coûter, baissant les yeux et détournant la tête, il s'éloigna pendant que l'étrangère, interdite, le regardait avec une stupeur douloureuse; bientôt de ses yeux on vit couler des larmes et les sanglots gonflaient sa poitrine.

—Ne pleurez pas ainsi, bonne et digne femme, reprit l'une des dames qui l'accompagnaient. Ne croyez pas surtout que le docteur rougit de vous, non, pas plus qu'il ne vous méconnaît. Son émotion d'abord en vous voyant a trahi son cœur de fils. Mais, par sa grande vertu et sa haute sagesse, dominant même les mouvements les plus vifs de la nature, il a voulu sans doute nous donner une leçon, à nous, mais non pas à vous, sa mère. Venez, nous lui prouverons que nous avons compris.»

La voyageuse suivit ses protectrices qui, après lui avoir fait reprendre ses premiers et humbles vêtements, en lui rendant son bâton, la ramenèrent vers Maurice qu'elles trouvèrent au milieu d'une nombreuse et brillante assemblée. La pauvre femme tremblait plus que jamais en approchant de ce cercle composé des personnages les plus importants de la ville; mais du plus loin que Maurice l'aperçut, quittant sa place et courant à elle à travers la foule, il la serra tendrement dans ses bras et s'écria avec l'accent d'une émotion profonde:

—Oh! cette fois, je la reconnais, c'est bien ma mère, ma chère bonne et vénérable mère!

D'après les auteurs qui croient authentique cette anecdote, elle contribua tout particulièrement à rendre populaire l'archidiacre et à lui mériter le plus grand nombre des suffrages lorsque le siége de Paris devint vacant par la mort de l'évêque Pierre Lombard (1160).

Un mot encore avant de terminer relatif aux constructions de l'église Notre-Dame. «L'évêque Maurice, dit Sauval, la rehaussa sur treize grandes marches qu'on fut contraint d'enterrer sous Louis XII et tout de même de rehausser la rue de la Juiverie sitôt que le Petit-Pontet le pont Notre-Dame qu'on rebâtissait eurent été achevés. Jusque-là Paris n'avait été qu'une ville fort basse et sujette en hiver à souffrir beaucoup de l'eau quand la rivière était haute.»

Corrozet, le bon vieil auteur, avait sans doute fourni ce renseignement à Sauval, car on lit dans sa Fleur des antiquités et singularités de la ville de Paris (1552): «On montait jadis treize degrés pour entrer dans cette église, lesquels sont sous le pavé à cause que les rues de la cité ont été haussées pour obvier à l'inondation de la Seine.»

Il nous dit de l'église: «Ce temple est la merveille de France pour sa grandeur et sa forme.... Au plus haut se présentent en vue deux hautes tours carrées, de grandeur merveilleuse, mieux ressemblantes à deux forteresses de défense sur un rocher qu'à des clochers lesquelles ont trente-quatre toises de hauteur. Les cloches sont si grosses qu'il faut dix-huit ou vingt hommes pour ébranler la plus matérielle appelée Marie, le son de laquelle en temps coi et de nuit se peut entendre de sept lieues loin de la ville.

«À l'entour des deux tours sont doubles galeries à deux étages dont la plus haute est soutenue de colonnes ayant leur piédestal dessus la première; tout au plus haut il y a une plate-forme le regard de laquelle en bas fait sembler les hommes aussi petits qu'un oiseau... Brief, c'est le spectacle le plus grand et le mieux bâti de la chrétienté.» Est-il besoin de rappeler, que pendant la Commune, ce monument des vieux âges n'a échappé que par miracle et grâce au dévoûment des internes de l'Hôtel-Dieu, à l'incendie allumé par des mains sacriléges.

[78] Louvet.

II

L'HOTEL-DIEU.

La fondation de cet hospice est attribuée à saint Landry d'après une légende insérée au Bréviaire de 1492, mais qui, paraît-il, ne s'appuie sur aucun document très-certain. Il y a plus.

«Saint Landry est mort vers l'an 656, et tout porte à croire, dit le judicieux Saint-Victor[79], qu'à cette époque l'Hôtel-Dieu n'existait point encore. On trouve même qu'en 690, il y avait sur l'emplacement où il est situé un monastère de filles dont Landetrude était abbesse. Alors c'était la maison de l'évêque qui était l'asile des malheureux, de la veuve et de l'orphelin. Le pauvre et le malade y trouvaient des secours et des consolations; elle servait encore de retraite aux pèlerins et aux voyageurs; et les annales de l'église, celles de la monarchie, les actes, les récits les plus authentiques nous représentent les évêques de Paris, dignes successeurs des apôtres, livrés par dessus tout à ces pieux devoirs. On les voyait, excitant le clergé par l'ardeur de leur zèle et de leur charité, se faire un plaisir et une gloire de recevoir tous ceux que leur affliction ou leurs besoins conduisaient vers eux, leur laver les pieds, les servir eux-mêmes à table, leur administrer les sacrements et leur prodiguer ainsi tous les secours de l'âme et du corps.»

Tel était saint Landry, qu'il ait ou non fondé l'hospice connu depuis sous le nom de l'Hôtel-Dieu qui certainement existait déjà sous le règne de Charlemagne puisque nous voyons, par un acte de l'an de grâce 829, que l'évêque Inchade assigne à cette maison les dîmes des biens dont il avait gratifié son chapitre, ce qui prouve que l'Hôtel-Dieu existait antérieurement et que l'évêque et son chapitre y avaient certains droits soit pour l'avoir fondé, soit pour avoir contribué à le doter.

Le nombre des pauvres et des malades allant en augmentant avec la population, l'établissement dut s'accroître en proportion. Nous voyons qu'en 1217, d'après les nouveaux statuts dressés par Étienne, doyen de Paris, de concert avec le chapitre, il est établi, pour l'administration de cette maison, quatre prêtres, quatre clercs laïques, et vingt-cinq sœurs; tous doivent garder la chasteté, vivre dans la pauvreté et en commun, soumis au Chapitre, aux proviseurs et à celui des prêtres que l'on qualifiait du titre de Maître de la maison de Dieu.

Au commencement du seizième siècle, l'hôpital ou l'hospice (car il fut longtemps l'un et l'autre) fut mis sous la direction des chanoines réguliers de saint Augustin et dès lors desservi par des sœurs dites augustines dont le nombre, dans le siècle suivant, s'élevait à plus de cent «occupées à soigner les malades de tout âge, de toute condition, de tout pays, de toute religion qui y étaient admis» dit un écrivain du temps; il s'en trouvait d'ordinaire plus de 3,000 sans les pauvres. Voici l'admirable portrait qu'un témoin oculaire (Helyot) nous fait de ces saintes filles:

«Le cardinal de Vitry a sans doute voulu parler des religieuses de l'Hôtel-Dieu lorsqu'il dit qu'il y en avait qui se faisaient violence, souffraient avec joie et sans répugnance l'aspect hideux de toutes les misères humaines et qu'il lui semblait qu'aucun genre de pénitence ne pouvait être comparé à cette espèce de martyre.

«Il n'y a personne qui, en voyant les religieuses de l'Hôtel-Dieu, non-seulement panser, nettoyer les malades, faire leurs lits, mais encore, au plus fort de l'hiver, casser la glace de la rivière qui passe au milieu de cet hôpital, et y entrer jusqu'à la moitié du corps pour laver leurs linges pleins d'ordures et de vilenies, ne les regarde comme autant de saintes victimes qui, par un excès d'amour et de charité pour secourir leur prochain, courent volontiers à la mort qu'elles affrontent, pour ainsi dire, au milieu de tant de puanteur et d'infection, causées par le grand nombre des malades.»

Grâce au ciel et à de continuelles améliorations, ce tableau dans certaines parties n'est plus exact et l'on ne respire aujourd'hui ni puanteur ni infection dans ces vastes salles de l'Hôtel de Dieu dont le visiteur ne se lasse pas d'admirer la merveilleuse propreté. Comme au siècle d'Helyot d'ailleurs, il voit au chevet des malades les bonnes religieuses augustines, vigilantes, empressées, souriantes, donner l'exemple de l'abnégation et du zèle, et, s'il le faut, comme dans les temps d'épidémie, l'exemple du plus héroïque dévoûment.

[79] Tableau historique et pittoresque de Paris.


LES BOUES DE PARIS

«Tous les ans, il se lève cent mille francs, pour charrier les boues de Paris, cependant il n'y a point de ville au monde plus boueuse et plus sale; et quoique on ait assez fait de propositions pour le rendre net, jamais elles n'ont été écoutées, ou parce que la chose passait pour impossible, ou parce que c'est un revenu considérable pour quelques grands qui en profitent.

«Ces boues au reste sont noires, puantes, d'une odeur insupportable aux étrangers, qui pique et se fait sentir trois ou quatre lieues à la ronde. De plus cette boue, outre sa mauvaise odeur, quand on la laisse sécher sur de l'étoffe, y laisse de si fortes taches qu'on ne saurait les ôter sans emporter la pièce, et ce que je dis des étoffes doit s'entendre de tout le reste, parce qu'elle brûle tout ce qu'elle touche; ce qui a donné lieu au proverbe: Il tient comme boue de Paris.

«Pour découvrir la cause de cette tenacité et puanteur, il faut savoir que les salpêtriers, d'une part, y trouvent du soufre, ou du salpêtre et du sel fixé et que les hermétiques, d'autre part, y séparent beaucoup de sel volatil et nitreux; tellement qui si elle tache et brûle, c'est par le moyen du soufre qui est plein de feu, et sa grande puanteur lui vient du sel volatil qui est subtil et sent fort mauvais, et peut-être est-ce lui qui corrompt l'eau des puits: on l'appelle volatil à cause qu'il s'évapore, et se répand au loin: et de là vient aussi qu'on sent de si loin les boues de Paris.... Après tout, Paris serait moins sale si les rues avaient plus d'air, de largeur et de pente.»

Sauval, s'il revenait au monde aujourd'hui, aurait lieu de se montrer satisfait; car ce n'est ni l'air ni la largeur qui manquent à nos rues, non plus que le soleil, soit dit en passant. Quant aux boues, dont il se plaignait si fort, et avec raison, elles n'existent plus, sauf dans quelques rues étroites en petit nombre, que pour mémoire, alors que chaque matin, des voitures spéciales enlèvent les immondices déposées devant les maisons. Les eaux des ruisseaux entraînent le reste avec elles dans les égouts; ceux-ci, comme on sait, par de récents et immenses travaux, forment sous la ville elle-même une autre cité souterraine sillonnée en tous sens par des canaux qui ne se jettent plus comme autrefois çà et là dans la Seine souillée de leurs impuretés, mais vont se perdre dans le grand égout collecteur, situé au-dessous de Paris.

Combien cet état de choses est-il différent de celui que déplorait Sauval, et auquel il ne fut remédié d'abord que très-insuffisamment. Pendant longtemps, ce qu'on appelait à Paris le grand égout, n'était que le lit d'un grand ruisseau descendant de Ménilmontant, qui avec le temps n'avait plus fait qu'un fossé boueux et profond, serpentant à travers la ville, du faubourg du Temple jusqu'au Roule et à Chaillot, et recevant dans ce long parcours tous les embranchements d'égouts venant des autres quartiers, le tout à ciel ouvert. On imagine, dans la saison d'été, quelles odeurs répandait sur son passage ce fleuve immonde, pire que l'Achéron ou le Cocyte. Cet état de choses dura pourtant jusqu'au commencement du XVIIIe siècle où l'on chercha par des améliorations successives à remédier au mal. Les plus importantes furent dues à Turgot, prévôt des marchands en 1737; il conçut le projet de changer le cours du grand égout qui irait en ligne droite d'un point à un autre, ce qui fut exécuté sous la direction de l'architecte Beausire. Le nouvel égout fut creusé plus profondément, dallé en pierres taillées en caniveaux, avec des berges maçonnées. De plus, rue des Fossés du Temple, un vaste réservoir, solidement construit et alimenté par deux grandes machines hydrauliques, fournissant une masse d'eaux considérable, en quelques heures, permettait de laver le grand égout. Tout était terminé en 1740.

Vingt ans après seulement (1760), les propriétaires des terrains longeant le canal avisèrent à le faire couvrir d'une voûte en établissant partout des ventilateurs. Mais alors comme longtemps après, il n'existait pas d'autres égouts souterrains, et les ruisseaux continuaient de charrier à travers la ville, jusqu'au grand réceptacle, tout ce que les eaux d'évier et autres leur amenaient. Les immenses travaux dont nous avons parlé plus haut, et qui ont contribué si fort à l'assainissement de Paris, ne datent que du commencement du siècle, et les plus importants remontent seulement à quelques années. Il semble qu'il y ait peu de chose à faire pour que la capitale de la France soit, au point de vue de la propreté, la cité modèle. Elle a déjà tout à fait cessé de mériter son nom de Lutetia, ville de Boue.


LA COLONNE DE LA GRANDE ARMÉE

Dans la rue de la Paix, au milieu de la place Vendôme qui la sépare en deux parties, s'élève la Colonne dite de la Grande Armée, érigée en l'honneur de celle-ci par l'ordre de Napoléon Ier. Elle n'est pas seulement une Colonne triomphale, mais un véritable trophée, puisque, de la basse au sommet, le bronze qui servit pour les nombreux bas-reliefs, est le bronze même des canons enlevés à l'ennemi: ce qui fait, comme on l'a dit, de cette colonne un monument tout à fait original encore que la forme soit imitée des colonnes triomphales antiques.

«On sait que la Colonne, écrit M. Miel, commencée en 1806 et achevée en 1810, fut un hommage de Napoléon à la Grande Armée. L'histoire de la campagne d'Allemagne en 1805, terminée par la bataille d'Austerlitz et la paix de Presbourg, au bout de deux mois, est écrite en bronze dans la série des bas-reliefs qui forment le revêtement du fût. Nous n'insisterons ni sur la grandeur homérique des images, ni sur le mérite de la statuaire confiée à l'élite de nos sculpteurs, ni sur l'art et l'habileté avec laquelle cette spirale se développe, ni sur l'intelligence qui en a combiné l'exécution de manière que les saillies et les renfoncements de la sculpture altérassent le moins possible la pureté du galbe, la première recommandation d'une colonne. Toutes ces qualités sont appréciées depuis longtemps. Nous nous bornerons à quelques détails relatifs à la construction.»

L'architecte du monument fut M. Le Père. Ce n'est pas lui qu'on avait choisi tout d'abord, mais M. Gondoin, qui, quoique homme de talent, hésitant devant les difficultés d'exécution, proposa l'essai d'une colonne provisoire sur laquelle on appliquerait les modèles devant servir au moulage des bronzes. Cette idée fut peu goûtée par M. Denon qui, se rappelant l'esprit inventif de M. Le Père, son collègue à l'Institut d'Égypte, voulut après l'avoir consulté, qu'il fût associé à l'entreprise. Le Père, repoussant vivement le projet d'une colonne provisoire, fit des dessins et des plans pour un monument définitif. «Il démontra, par des calculs rigoureux, la manière de placer les bronzes, sans aucun scellement dans la pierre; il détermina le nombre et la forme de toutes les pièces en tenant compte de la dilatation et de la condensation du métal.»

Le projet fut adopté, et ce qui fait le plus grand honneur à M. Gondoin, c'est qu'après l'avoir examiné dans tous ses détails, il dit à son collègue.

«Mon ami, votre travail est parfait; je ne vois rien à y ajouter: demeurez-en chargé; je m'en rapporte à vous.»

L'exécution réussit à souhait et à la complète satisfaction de l'Empereur qui, déjà préoccupé de la pensée d'un autre monument à ériger sur le terre-plein du Pont-Neuf, dit à plusieurs reprises:

«C'est Le Père qui fera l'obélisque.»

Mais de ce dernier monument le soubassement seul fut exécuté et même pas entièrement. Pour en revenir à la Colonne, la figure de l'Empereur se trouvant dans presque tous les bas-reliefs, Le Père n'était point d'avis que la statue du grand capitaine surmontât le monument, et il déclara qu'une figure de la Victoire serait préférable. Mais cette opinion ne prévalut point et M. Denon, qui sans doute recevait de haut ses inspirations, fit couler en bronze la statue de Napoléon, renversée en 1814 par les ennemis triomphants et dont le bronze servit ensuite pour la statue de Henri IV.

Aujourd'hui, une statue, faite sur le même modèle et drapée à l'antique par M. Dumont, surmonte de nouveau la colonne en remplacement du Napoléon moins académique, avec le petit chapeau et la redingote légendaires, qui s'y voyait depuis les premiers temps du règne de Louis-Philippe. À vrai dire, on peut douter que le changement soit heureux, et que le peuple reconnaisse aussi facilement le héros des temps modernes, dans ce personnage dont les traits à cette hauteur ne peuvent se distinguer, et qui nous apparaît affublé de son banal costume d'empereur romain. Je ne puis être sous ce rapport de l'avis de feu M. Hittorf, l'éminent architecte, qui écrivait, en 1836, dans l'Encyclopédie des gens du monde:

«En fait d'art, le costume consacré des héros convenait mieux que le vêtement ingrat de l'époque.... C'est surtout en voyant la belle tête de Napoléon, telle qu'elle existe sur nos monnaies, telle qu'elle est gravée dans la mémoire de ses contemporains, avec son front tout puissant disparaître sous ce chapeau à trois pointes, la coiffure la plus laide, comme elle est la plus insensée (oh! oh!); c'est surtout à cette vue que tout homme de goût s'afflige et regrette que l'application des principes les plus faux ait ainsi déparé le monument le plus populaire de la capitale.»

L'élévation totale du monument, compris la statue et le piédestal, est de 136 pieds. L'escalier intérieur compte 180 marches. Le poids total du bronze employé pour la construction et les différentes pièces au nombre de 378, est de 513,920 livres.

Victor Hugo a fait une Ode à la Colonne qui est assurément une de ses meilleures poésies lyriques[80]. Il était poète alors et poète national:

Ô monument vengeur! trophée indélébile!
Bronze qui, tournoyant sur ta base immobile,
Sembles porter au ciel ta gloire et ton néant,
...............
Débris du grand Empire et de la Grande Armée,
Colonne d'où si haut parle la renommée,
Je t'aime: l'étranger t'admire avec effroi.
J'aime les vieux héros sculptés par la Victoire,
Et tous ces fantômes de gloire Qui se pressent autour de toi.

Bravo! Et les autres vingt-sept strophes valent celle-ci.

Le poète n'avait que vingt-cinq ans! Oh! s'il fut resté fidèle à ses premières croyances religieuses et patriotiques, à quelles hauteurs il planerait aujourd'hui!

Voilà ce que nous écrivions en 1869 ou 1870, bien éloigné de prévoir ce que personne alors n'eut imaginé possible, ce crime de lèse-patriotisme qui souleva naguère d'indignation la France presque entière, trop tôt, faut-il le dire? trop tôt calmée, trop vite oublieuse!...

On sait pourtant comment, dans quelles circonstances, par quelles mains, des mains françaises! hélas! est tombé ce monument entre tous glorieux et qui, grâce au vote de l'Assemblée nationale, ne tardera pas à se relever. Seulement, d'après le décret, la statue de la France doit remplacer au sommet celle de Napoléon Ier.

[80] Odes et Ballades, Livre VII.


COUR DES MIRACLES

«De tant de Cour des Miracles, il n'y en a point de plus célèbre que celle qui conserve encore, comme par excellence, ce nom. Elle consiste en une place d'une grandeur très-considérable, et en un très-grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n'est point pavé; elle se trouve entre la rue Montorgueil, le couvent des Filles-Dieu et la rue Neuve Saint-Sauveur, comme dans un autre monde. Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues, vilaines, puantes, détournées; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente de terre, tortueuse, raboteuse, inégale. J'y ai vu une maison de boue à demi-enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n'a pas quatre toises en carré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages chargés d'une infinité de petits enfants, légitimes, naturels et dérobés. On m'assura que, dans ce petit logis et dans les autres, vivaient plus de cinq cents grosses familles entassées les unes sur les autres. Quelque grande que soit cette cour, elle l'était autrefois bien davantage, bordée d'un côté par exemple aujourd'hui de jardins qui autrefois étaient des logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue et tout pleins de mauvais pauvres.

«.... Comme en la rue des Francs-Bourgeois, on ne savait ce que c'était en ce lieu que de payer taxes et impositions civiles; les commissaires et sergents n'y venaient que pour y recevoir des injures et des coups. On s'y nourrissait de brigandages, on s'y engraissait dans l'oisiveté, dans la gourmandise, et dans toutes sortes de vices et de crimes; là, sans aucun soin de l'avenir, chacun jouissait à son aise du présent, et mangeait le soir avec plaisir ce qu'avec bien de la peine, et souvent avec bien des coups, il avait gagné tout le jour; car on y appelait gagner ce qu'ailleurs on appelle dérober; et c'était une des lois fondamentales de la cour des miracles de ne rien garder pour le lendemain. Chacun y vivait, dans une grande licence; personne n'y avait ni foi ni loi; on n'y connaissait ni baptême, ni mariage, ni sacrements. Il est vrai qu'en apparence ils semblaient reconnaître un Dieu; pour cet effet, au bout de leur cour, ils avaient dressé, dans une grande niche, une image de Dieu le Père, qu'ils avaient volée dans quelque église, et où tous les jours, ils venaient adresser quelques prières; mais ce n'était en vérité qu'à cause que superstitieusement ils s'imaginaient que par là ils étaient dispensés des devoirs dus par les chrétiens à leur Pasteur et à leur Paroisse, même d'entrer dans l'église que pour gueuser (mendier) et couper les bourses.» (Sauval).

Les gueux se nommaient Argotiers de leur langage appelé Argot: «Ils sont tant qu'ils composent un gros royaume: ils ont un roi, des lois, des officiers, des états et un langage tout particulier.... Leurs officiers se nommaient Cagoux, Archisuppôts de l'Argot, Orphelins, Marcandiers, Rifodés, Malingreux, et Capons, Piètres, Francs-mitoux, Narquois, Calots, Sabouleux, Hubins, Coquillarts, Courteaux de Boutanche.» Tous ces noms leur venaient des différentes manières d'exercer la gueuserie. Les Narquois par exemple étaient des misérables qui, l'épée au côté, et vêtus de guenilles, contrefaisaient les soldats estropiés. Les Marcandiers «grands pendards qui d'ordinaire allaient deux à deux vêtus d'un bon pourpoint et de méchantes chausses», se disaient de pauvres marchands ruinés par la guerre, le feu ou tels autres accidents. De petits coquins, qu'on voyait mendier par troupes de trois ou quatre, s'appelaient les Orphelins. Les Rifodés accompagnés de femmes et d'enfants, exhibaient un certificat attestant qu'ils étaient des infortunés «brûlés avec tout leur bien du feu du ciel ou par fortune.» Les Malingreux contrefaisaient les hydropiques ou montraient leurs bras, leurs jambes couverts de faux ulcères; les Piètres, ne marchant qu'avec des potences (béquilles), simulaient d'autres infirmités, de même que les Francs-mitoux et les Sabouleux; ceux-ci contrefaisaient les épileptiques, etc.

Tous ils avaient pour roi un gueux nommé le Grand Coësre, quelquefois le roi de Thumes, «à cause d'un scélérat appelé de la sorte qui fut roi trois ans de suite, et qui se faisait traîner par deux grands chiens dans une petite charrette et mourut à Bordeaux sur une roue.»

N'est-il pas étrange de voir un pareil état de choses florissant encore en plein XVIIe siècle et qu'il ait pu se perpétuer si longtemps par la tolérance ou l'impuissance de l'administration? En 1630, les édiles du temps avaient imaginé de faire passer une rue tout au travers de la Cour des Miracles, ce qui eût forcé beaucoup de ses locataires à déloger et détruit en tout ou partie le quartier général de la gueuserie. Mais, quand les ouvriers arrivèrent armés de la pioche et du marteau, ils furent reçus de telle façon, à coups de pierre et de bâton, sans compter les injures, qu'ils prirent la fuite et ne revinrent plus. Les choses en restèrent là pour la plus grande gloire du roi de Thumes et de ses vassaux.

Certes il n'en pourrait plus être ainsi aujourd'hui et il faut bien convenir que la police est autrement faite. La Cour des Miracles en particulier n'abrite plus un peuple à part, pour qui toutes les lois divines et humaines sont lettre morte. On y paie la cote personnelle, comme l'impôt des portes et fenêtres et aussi les autres. Pas plus de vacarme là qu'ailleurs; le commissaire de police comme le sergent de ville et le gendarme peuvent s'y promener tranquillement sans le moindre risque d'être assommés. Plus d'un même leur tire en passant sa casquette.

Faut-il ajouter en terminant que le socialisme dont il se fait aujourd'hui tant et trop de bruit, est un mot, un grand mot, nouveau pour une chose qui ne l'est guère, vieille comme le monde et la paresse laquelle est née avec l'homme. Les braves Argotiers avaient résolu le problème dont force gens se tracassent la cervelle aujourd'hui: vivre et vivre joyeusement en travaillant le moins possible ou même pas du tout. Tous ces drôles, avec leurs industries si diverses et peu fatigantes, faisaient du socialisme pratique, comme M. Jourdain de la prose sans le savoir. Présentement au contraire, nos gens les uns charlatans et les autres dupes, prenant la chose au sérieux, font des programmes et des coalitions qui ruinent patrons et ouvriers; ils rédigent des journaux, s'enrôlent dans les sociétés secrètes, exploitent leurs adhérents au profit d'ambitions et de convoitises sournoises, qui, pour arriver à leurs fins et réaliser leurs chimères, s'inquiètent peu de bouleverser le monde. Et tout cela se fait avec des airs solennels de Carême-Prenant en deuil de Mardi-Gras, et des mots longs d'une aune, et des phrases qui sonnent creux pour le bon sens, mais font dresser des milliers d'oreilles d'autant plus charmées que la langue est plus inconnue. C'est une musique avec variations à laquelle chaque auditeur fait dire ce qui lui plaît.

Franchement l'autre système valait mieux, il semble plus gai et la langue des Argotiers plus intelligible et plus plaisante que celle de MM. les humanitaires. Mais les Argotiers, au dire des nouveaux adeptes, étaient des feignants, tandis qu'aujourd'hui les confrères, qui veulent au fond les mêmes choses, ne rien faire et joyeusement vivre, invoquent leurs droits et se qualifient travailleurs.

Je doute qu'entre ceux qu'en voit les plus zélés il soit beaucoup de millionnaires.


LE PRÉVOT DES MARCHANDS

I

Dans les circonstances actuelles, il nous a paru qu'il était intéressant de rechercher et de montrer ce qu'était autrefois, et ce que fut pendant toute une longue suite de siècles, la Municipalité de Paris. Car, d'après la manière dont s'écrit l'histoire dans les journaux comme dans les livres d'un certain parti, que de gens aujourd'hui ne se doutent pas de ce qu'était l'institution sous cet ancien Régime trop calomnié ainsi que l'a prouvé éloquemment et victorieusement feu M. de Tocqueville dans un livre remarquable qui emprunte aux antécédents de l'auteur une singulière autorité! Combien d'autres, en plus grand nombre peut-être, dans leur naïve ignorance ne soupçonnent pas même qu'il existât, avant 89, une institution analogue à celle dont Paris vient d'être doté de nouveau récemment. Mais l'ancienne, sous plus d'un rapport préférable, s'appuyait sur des bases autrement solides et offrait à la cité comme au gouvernement de bien plus sérieuses garanties. En dépit des flagorneries à l'adresse des contemporains et de leurs prétentions au progrès, nous croyons, nous, fort de l'expérience du passé, que les deux organisations mises en présence et dans la balance, la comparaison ne serait pas toute à l'avantage du présent. Le lecteur en jugera.

«Lorsque Paris eut enfin été subjugué par les Romains et réduit au rang des villes tribulaires, dit un historien[81], on voit, sous la protection immédiate du proconsul, qui était seul chargé du gouvernement de la Gaule celtique, s'élever dans ses murs un corps d'officiers subalternes chargé de rendre la justice en son nom, et dans des cas peu importants, dont on pouvait même appeler encore devant ce magistrat suprême. Ces officiers, qui prenaient le nom de Défenseurs de la Cité, étaient tirés d'une société de Nautes ou commerçants par eaux, laquelle était elle-même composée des premiers citoyens de la ville. Ces nautes jouissaient d'une grande considération; on les retrouve dans toutes les principales villes de l'empire, et plusieurs étaient même décorés du titre de chevaliers romains.»

Ces nautes devinrent, dans les premiers siècles de la monarchie, les marchands d'eau, composés pareillement de notables de la cité et constituèrent une sorte d'organisation municipale ayant un chef qui prit le nom de Prévôt[82] des marchands. Philippe-Auguste, ainsi que nous l'apprend le savant Duchesne, contribua beaucoup à développer l'institution en lui accordant de grands priviléges et précisant les attributions du Prévôt: «Philippe-Auguste éleva cette dignité au plus haut étage de grandeur, et comme s'il l'eut nouvellement érigée, lui donna tant d'autorité que nulle autre, quoique grande et élevée, n'égale point aujourd'hui la grandeur de son lustre. Il enrichit ces magistrats de glorieux titres, le Président de celui de Prévôt des marchands, à la différence du Prévôt de justice qu'on qualifie simplement Prévôt de Paris, et ses quatre assesseurs s'appelèrent les Échevins.»

De son côté, Jaillot nous dit[83]: «Nos historiens font mention de quatre endroits où les officiers municipaux ont tenu leurs assemblées. Le premier était situé à la Vallée de Misère, et connu sous le nom de Maison de la Marchandise. Le second a été placé près de l'église St-Leufroi et du Grand-Châtelet, et était nommé le Parlouer aux Bourgeois. Le troisième, sous le même nom, était à la porte St-Michel. Enfin, en 1357, la ville acheta une grande maison située à la place de Grève. Elle s'appelait la Maison de Grève, lorsque, en 1212, Philippe-Auguste l'acquit de Philippe Cluin, chanoine de Notre-Dame. On la nomma ensuite la Maison aux piliers parce qu'elle était portée sur une suite de piliers. Enfin elle prit le nom de Maison aux Dauphins, parce qu'elle avait été donnée aux deux derniers Dauphins du Viennois. Charles de France, à qui elle appartenait en cette qualité, la donna à Jean d'Auxerre, receveur des gabelles de la prévôté de Paris, qui la vendit à la Ville par contrat du 7 juillet 1357, moyennant 2880 livres parisis. Cette maison n'était pas alors aussi considérable qu'elle l'est aujourd'hui; différentes acquisitions successives des maisons voisines mirent la ville en état de la faire rebâtir. La première pierre du nouvel édifice fut posée le 15 juillet 1533. Terminé sous le règne de Henri IV, l'Hôtel-de-Ville, par suite d'agrandissements récents et de plus en plus considérables, était devenu le magnifique palais que l'on sait, étonnant de ses splendeurs les nombreux visiteurs qui ne s'étonnent pas moins aujourd'hui devant l'immense ruine et les pans de murs noircis attestant les ravages de l'incendie allumé par les séides de la Commune. Revenons:

Les fonctions de Prévôt des marchands, d'Échevin et de Conseiller s'obtenaient par l'élection. Le Prévôt des marchands, les Échevins, au nombre de quatre, les Conseillers, étaient tous élus pour deux ans, et tous aussi rééligibles trois fois de suite, mais non plus. Pour prétendre à cet honneur, il fallait (notez ces conditions) qu'ils fussent nés à Paris, bourgeois de la ville, et membres d'une des confréries des marchands. Ajoutons que le père et le fils, les deux frères, l'oncle et le neveu, les deux cousins germains, soit par alliance, soit par consanguinité, ne pouvaient être élus ensemble, et siéger simultanément dans le Parloir aux Bourgeois.

Maintenant voici comment il était procédé à l'élection pour le Prévôt des marchands et les Échevins. Le scrutin avait lieu le lendemain de la Notre-Dame d'août. Quelques jours auparavant, le Prévôt des marchands et les Échevins enjoignaient aux Quartiniers[84] de réunir les Cinquanteniers[85] et Dizainiers[86] sous leurs ordres, avec six bourgeois notables du quartier. Ces électeurs désignaient parmi eux quatre personnes au scrutin secret, et les noms de ces quatre élus étaient remis par chaque Quartinier au Prévôt des marchands. Ce dernier choisissait, avec l'aide des Échevins et des vingt-quatre Conseillers, deux de ces élus; puis le Prévôt des marchands, les Échevins, les Conseillers de ville, les Quartiniers et les Bourgeois élus, formant un nombre total de soixante dix-sept personnes, procédaient à la nomination des nouveaux magistrats après avoir prêté serment d'agir dans l'intérêt de l'État et de la municipalité. Tous, aussi, avant de se rendre au bureau de l'Hôtel-de-Ville, assistaient à une messe solennelle du St-Esprit. Pour le dépouillement du scrutin secret, on choisissait, avant le vote, quatre scrutateurs, mais ceux-ci nommés de vive voix.

Les vingt-quatre conseillers étaient pareillement nommés à l'élection, entourée, comme la précédente, de toutes les garanties désirables. Les Quartiniers étaient nommés par les Cinquanteniers et Dizainiers, eux-mêmes élus par les Bourgeois. Ne pouvaient prendre part aux élections que les Parisiens de naissance et jouissant depuis trois années du droit de bourgeoisie.

Ce droit, d'après un édit de l'an 1286, s'acquérait de la manière suivante: «Si quelqu'un veut entrer en une bourgeoisie ou commune, il doit aller trouver le Prévôt en se faisant assister de deux ou trois bourgeois et s'engager à bâtir ou acheter, dans l'espace d'un an, une maison de la valeur de soixante sous parisis.»

Le Prévôt des marchands, dont les attributions se rapprochaient beaucoup de celles du préfet d'aujourd'hui, devenait noble (s'il ne l'était déjà) par le fait même de son élection et jouissait d'autres singulières et très-honorables prérogatives. Aussi l'on ne s'étonne pas qu'un illustre magistrat ait pu dire: «Que le plus beau rêve que puisse faire un enfant de Paris, c'est de songer qu'il est Prévôt des marchands.»

Il faut se garder de confondre, comme l'ont fait quelques historiens, le Prévôt de Paris avec le Prévôt des marchands élu par les notables, tandis que le premier (sorte de préfet de police), tenait du Roi seul toute son autorité.

[81] Saint-Victor. Tableau historique et pittoresque de Paris.

[82] Prévôt, de præpositus, préposé.

[83] Recherches sur Paris.

[84] Commandant un quartier de la ville.

[85] Cinquantenier: qui commandait à 50 hommes.

[86] Dizainier: qui commandait à 10 hommes.

II

Il nous est tombé récemment sous la main, à propos de nos anciennes institutions municipales, un document des plus curieux et très intéressant comme très utile à reproduire: «Car, dit très bien un judicieux historien[87], dans ce discours si honnête, si habile sont exposés des principes qui ont le privilége de ne pas vieillir.»

Sa date pourtant n'est pas récente; il y a tantôt un siècle et demi (146 ans) que ce discours fut prononcé par le Prévôt des marchands, messire de Castagnère qui, presque octogénaire, croyait devoir en conscience se démettre d'une fonction «qu'il sentait, vu son grand âge, ne pouvoir remplir dans toute la sincérité du devoir.»

On ne peut assez admirer l'indépendance et la noble fierté de ce langage, à une époque qui ne passe point précisément pour libérale, comme on dit à présent. Nous croyons cependant que bien des gens aujourd'hui pourraient faire leur profit des conseils de ce magistrat d'autrefois, qui comptait quarante-cinq années d'études administratives. Voici donc comment s'exprimait messire de Castagnère, le 27 août 1725, en assemblée générale des échevins, conseillers, quartiniers et dizainiers de la ville de Paris:

«Assez parlé de moi, c'est chose plus utile de vous entretenir de cette noble et belle institution municipale que l'Europe vous envie.

«Or donc, écoutez, mes enfants, et faites profit des conseils d'un vieillard. Dieu, croyez-moi, accorde à ceux qui vont mourir un dernier rayon de sagesse qui fait que le jugement s'éclaire et que l'âme s'épure.

«Voilà plus de cinq siècles que la Prévôté existe sans avoir subi de grave altération. Comme à ses premiers jours, elle est pleine de sève; à quoi cela tient-il?

«À la stricte observance de nos devoirs.

«Nos devanciers ont tous compris qu'ils devaient se renfermer dans leurs attributions.

«Chercher à les étendre, ce serait nous briser et nous perdre.

«Quand vous entrez dans ce palais, n'oubliez jamais, alors que vous endossez vos costumes d'échevins ou de conseillers, de laisser au vestiaire, avec vos habits de ville, toutes vos opinions politiques et philosophiques. En mettant le pied dans ce palais, vous êtes les magistrats, les tuteurs de la ville. Ces titres sont assez beaux pour contenter une honnête ambition.

«Aimez et respectez vos rois, sans être les courtisans du pouvoir; faites du bien aux pauvres, sans être les flatteurs du peuple.

«En améliorant d'abord, comme c'est votre devoir, les quartiers malsains; en augmentant ensuite la prospérité des quartiers riches, ne sollicitez pas, ne briguez pas la reconnaissance de vos administrés; laissez-la monter plus haut, jusqu'à Celui qui a consacré vos décisions, afin que l'amour de son peuple rende sa tâche plus facile et, conséquemment, plus heureuse.

«Sous peu de jours, vous allez procéder à l'élection de mon successeur. Portez vos voix, non sur le plus habile, mais avant tout sur le plus honnête.

«Que le prévôt que vous allez choisir soit d'humeur conciliante et de manières distinguées et polies.

«Si cette robe de satin et ce manteau de velours couvraient des formes vulgaires, on rirait d'abord du magistrat, puis on se moquerait de l'institution. En France, ne l'oubliez pas, le ridicule tue plus sûrement que le glaive.

«Lorsque la ville donne des fêtes, comme ce n'est pas le Prévôt qui paye les violons, mais bien ses administrés, faites que le premier magistrat honore la cité en conviant ses enfants les plus dignes.

«Comme dernière recommandation du plus grand intérêt, évitez, mes enfants, de choisir pour magistrat un homme qui aurait figuré dans nos discordes civiles. L'homme politique nuirait au magistrat, et puis les gens de désordre sont incapables d'administrer. Finalement, en ce qui concerne le Prévôt, tâchez qu'il réunisse trois qualités, qui sont: honnêteté, talent et courtoisie.

«Passons maintenant aux conseillers de ville, qui doivent être les contrôleurs des actes du Prévôt.

«Bien que les conseillers susdits tiennent les cordons de la bourse, il ne faut pas qu'ils soient les cerbères hargneux du trésor de la ville, mais bien les dispensateurs éclairés de ses finances.

«Pour remplir ces fonctions, il faut, non des hommes à petites idées étroites et mesquines, mais des magistrats à vues larges et élevées. On n'administre pas une ville comme Paris de la même façon qu'un marchand de la rue aux Lombards gère son commerce de pruneaux ou de pistaches. Quand on a l'honneur d'être conseiller, il faut élever son âme à l'unisson de la grandeur et de l'importance d'une ville qui a son poids dans les destinées du monde...

«Or, quels sont les hommes qu'il faut que vous choisissiez de l'œil ou touchiez de la main?

«Il m'est de science certaine que les hommes de loisir et indépendants de fortune et de position sont ce qu'il y a de mieux. Des preuves, j'en ai les mains pleines.

«Si l'on prend un conseiller faisant le commerce, par exemple, dans le cœur du magistrat il y aura deux affections: ses chers intérêts et ceux de la ville. Dans cette position, il y a toujours lutte, et souvent le marchand, trop occupé, sacrifie l'administrateur.

«Si l'on choisit un médecin en exercice, qu'un de ses clients tombe subitement malade, par devoir il appartient à l'administration. Placer un magistrat entre deux obligations aussi saintes, c'est l'exposer à n'en remplir aucune.

«Si vous jetez les yeux sur des financiers, tamisez leurs antécédents; il y a un vieux proverbe qui dit: Quand la main touche trop à l'argent, le cœur devient métal.»

«Mes enfants, les malheurs causés par le déplorable système de Law ne sont pas si éloignés que vous n'en ayez souvenance.

«Je le rappelle avec douleur: deux conseillers de ville, hommes de finance, eurent des accointances avec l'Écossais.


«Loin de moi la pensée de jeter une défaveur quelconque sur ces professions qui, loyalement exercées, concourent à la prospérité de l'État. Ces principes administratifs, je les applique d'ailleurs à toutes les professions, sans en excepter aucune.

«Et puis, il est une vérité devant laquelle nous devons tous nous incliner chapeau bas; cette vérité, la voici: Pour faire un conseiller, il faut dix années d'études en travaillant pour la ville six heures par jour. C'est par un tel labeur qu'on acquiert son prix.

«Impossible, à mon avis, à un magistrat d'accommoder les intérêts de sa profession avec ceux de la ville et de les dorloter sur le même oreiller.

«Mais, me direz-vous, je suis bien pointilleux, et il faudrait une lanterne de Diogène pour trouver des conseillers. Mon Dieu! Paris est assez riche en hommes de loisir et de cœur pour ne pas être embarrassé. Choisissez, si vous voulez, pour conseillers d'anciens marchands, d'anciens médecins et d'anciens banquiers, devenus libres; mais n'enlevez pas le marchand à son comptoir, le médecin à ses malades et le banquier à ses écus.

«Adieu, mes chers enfants; en vous quittant votre magistrat vous fait une dernière recommandation: «Vivez dans la crainte de Dieu et le respect du roi.—J'ai dit.»

D'après tout ce qu'on vient de lire, on comprend le langage du vieil auteur (Corrozet) au sujet de la Prévôté et de l'Échevinage: «Je ne veux passer sans vous déclarer la manière et quels sont les échevins de cette notable ville; je dis que nul ne peut parvenir à la dignité de Prévôt des marchands, ni d'échevin, qui ne soit enfant des habitants et né en icelle ville, afin que les étrangers ne soyent instruits aux secrets de la ville, et que la communication d'iceux ne soit préjudiciable à la communauté et de mauvais exemple à la postérité. Mais encore y a-t-il une autre observation qui est qu'on épluche de si près la vie de ceux qui aspirent à ces dignités qu'il est impossible qu'homme y puisse parvenir qui soit le moins du monde marqué de quelque note d'infamie, ressentant dénigrement de renommée, ou qui, pour quelque méfait, et fût-il léger, aurait été mis en prison, tant est sainte cette autorité et honneur de l'Échevinage, que la seule opinion de vice lui peut donner empêchement.»

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