Les Rues de Paris, tome troisième: Biographies, portraits, récits et légendes
[87] M. Louis Lazare.
À PROPOS DE LA RUE DES ROSIERS
Il a été beaucoup question, récemment de cette rue des Rosiers, à Montmartre où, le 18 mars 1871, furent assassinés, de la façon que l'on sait, les généraux Lecomte et Clément Thomas. Détachons du rapport si remarquable de M. le commandant Rustant, un passage relatif à la mort des deux nobles victimes. «Car de cette catastrophe comme de plusieurs autres, écrivait naguère un journaliste, une haute moralité, une grande leçon se dégageront, espérons-nous, et dont pourront faire leur profit ceux qui, dans leur présomption insensée, pensent qu'on peut impunément agiter et déchaîner les multitudes et qu'il est toujours facile de faire rentrer dans son lit le torrent dont on a rompu les digues.»
Maintenant laissons la parole au commandant: «...Vers cinq heures, dit-il, une poussée du dehors fit envahir la chambre des prisonniers par les portes et par les fenêtres en même temps.... Un caporal du 3e bataillon des chasseurs, et quelques autres soldats ont remarqué plus spécialement que les gardes nationaux crièrent: «À mort! qu'on les fusille, sinon ils nous feront fusiller demain!»
»À ces mots, le général Clément Thomas fut saisi, expulsé de la chambre et poussé à coups de crosse et à coups de poing dans le jardin. Pendant le trajet, quelques coups de fusils tirés à bout portant l'atteignirent et le couvrirent de sang; il ne tomba cependant pas. Il put se tenir debout jusqu'à ce qu'on l'eût acculé le dos au mur. Le général était debout, tenant son chapeau de la main droite et essayant de garantir son visage avec le bras gauche.
«De nouveaux coups de fusil, tirés de toutes parts, finirent par l'abattre sur le côté droit, la tête au mur et le corps plié en deux. Des scélérats s'approchèrent encore et tiraient toujours à bout portant ou frappaient sur le cadavre à coups de pied ou à coups de crosse.
«Pendant ce temps, le général Lecomte était encore dans la chambre; il entendait les coups de feu et comprenait que lui aussi allait mourir de cet horrible mort. Il conserva tout son calme; il remit son argent au commandant de Poussargues, lui fit des recommandations pour sa famille et marcha devant ses assassins avec une dignité si ferme que plusieurs officiers le saluèrent; il leur rendit leur salut. Une résignation aussi sublime aurait trouvé grâce devant des barbares; elle ne toucha pas les modernes civilisés de Montmartre.
«À peine avait-il fait une dizaine de pas dans le jardin qu'un de ses bourreaux lui tira par derrière un coup de fusil qui le fit tomber sur les genoux. Aussitôt un groupe le releva à moitié et le fit approcher du cadavre de Clément Thomas. Ce fut là qu'il fut achevé par une dizaine de coups tirés à bout portant et que son cadavre fut mutilé, fouillé, et que deux soldats—l'exécration de l'armée—vinrent décharger leurs armes sur lui.»
Ce récit n'a pas besoin de commentaires.
La rue des Rosiers, à Montmartre est de création récente tellement qu'elle ne se trouve pas mentionnée, dans le Livret-Choix des Rues de Paris, de l'année 1869. La seule qui soit indiquée dans ce recueil, d'ailleurs assez exact, est l'ancienne rue des Rosiers du quartier du Temple dont Jaillot nous dit:
«Elle aboutit d'un côté à la vieille rue du Temple et de l'autre à celle des Juifs: elle portait ce nom dès l'année 1233. Nos historiens nous ont conservé le souvenir de l'attentat commis sur une statue de la Sainte-Vierge qui fut mutilée, la nuit du 31 mai au 1er juin 1528: elle était placée en la rue des Rosiers. François Ier fit faire une autre statue d'argent qu'il plaça au lieu même où était l'ancienne de pierre. Cette cérémonie se fit, le 12 du dit mois, à la fin d'une procession générale ordonnée à cet effet. Cette statue ayant été volée en 1545, on en substitua une autre de bois qui fut brisée par les Hérétiques, la nuit du 13 au 14 décembre 1551. On fit une semblable procession et on remit une statue de marbre. Les actes qui constatent ces différents faits indiquent que ces réparations furent faites rue des Rosiers devant l'huis de derrière du petit Saint-Antoine.»
Il existait naguère aussi dans le faubourg St-Germain une rue des Rosiers, maintenant disparue: «Elle traverse, dit Saint-Victor, de la rue Saint-Dominique à celle de Grenelle. Il paraît qu'elle fut ouverte au commencement du XVIIe siècle. On la nommait alors rue Neuve-des-Rosiers. Il est probable qu'elle fut percée sur un terrain où les roses étaient abondantes, ce qui lui aura fait donner ce nom.»
Puisque nous tenons la plume et que l'occasion ne s'en est pas offerte ailleurs, donnons un souvenir, souvenir d'admiration et de sympathie, à d'autres nobles victimes ou plutôt martyrs de la Commune. Car, comme le disait l'un d'eux, l'héroïque père Captier, en tombant sous les balles des fédérés: «Mes amis, c'est pour le bon Dieu!»
Et cependant n'auraient-ils pas dû être sacrés entre tous pour les bourreaux ces généreux prêtres, ces dignes frères qui, pendant tant de mois, infatigables, s'étaient dévoués pour soigner dans leur ambulance d'Arcueil les gardes nationaux blessés comme plus tard les fédérés. Chez ce pauvre peuple qui, livré à lui-même, serait si différent, c'est un prodige que cette haine sauvage du prêtre, et cette monstrueuse ingratitude qui ne s'expliquent que par sa malheureuse crédulité aux prédications scélérates des meneurs, journalistes et autres. Comment, après tant d'expériences, en est-il encore à comprendre qu'il n'a pas de pires ennemis que ces détestables flagorneurs?
Il n'avait que trop raison ce ministre d'une République qui disait en 1798, à l'ambassadeur de France, Lombard: «Que les grands mots de progrès, de liberté ne vous fassent pas illusion; de tout temps les jongleurs politiques ont mis les mots à la place des choses. Ils fourvoient la multitude, trompent les cœurs généreux, renversent l'idole pour s'approprier l'offrande et l'encens. Le peuple sera toujours peuple: il lui faut un fétiche, il y aura donc toujours des charlatans.»
ANGLAIS ET PRUSSIEN
Dans le Prologue de son livre, le bon Corrozet, avant de venir «aux raretés de ce qui se voit de grand et remarquable à Paris,» nous donne, à la louange de cette grande et illustre cité, deux pièces de vers des plus curieuses, encore qu'elles laissent un peu à désirer au point de vue de la poésie et même de la prosodie. Mais elles ont ceci de particulier, surtout pour l'époque, que les deux auteurs «qui se sont employés à singulariser cette ville mère et nourrice des bonnes lettres,» sont deux étrangers, d'abord un Anglais, nommé Architen,» homme de singulière érudition et poète fort ingénieux, lequel, décrivant Paris, l'effigie avec ses vers en telle sorte:
...... C'est Paris, la rose de la terre,
Où le baume flairant de l'univers s'enserre:
Qui en son ornement imite la grandeur
Des Sidons, et l'apprêt des banquets pleins d'honneur.
Paris riche en ses champs et en vins abondante,
Courtoise au laboureur, les moissons recueillante
À foison, où les champs ne sont point offensés
De halliers épineux: là, l'on voit entassés
Ses raisins, comme ès-bois les feuilles épandues:
Tu y vois les forêts de verdeur revêtues
Fourmiller en gibier et toute venaison;
Elle a un puissant roi et fort en sa maison,
Auquel elle obéit, qu'elle sert et caresse.
Là est l'air bon et doux, et l'assiette sans cesse
Pleine de tout bonheur: car tout y est plaisant,
Tout est joyeux et beau, si l'heur n'était nuisant
Aux bons qui sont pressés d'une faute commune,
Ayant toujours au dos les rigueurs de fortune.
Les deux derniers vers ne manquent pas d'à-propos si, pour une bonne partie, on n'en peut dire autant de la description; car le Paris d'aujourd'hui ne ressemble guère à la cité champêtre que nous dépeint Corrozet et dans laquelle le paysage tient une si large place.
Moins plaisante sous ce rapport semble la seconde pièce de vers quoique beaucoup plus longue. Ni gazons ni verdure, ni vignes ni raisins! L'auteur prend plaisir surtout à décrire ce qu'un peintre appellerait «les fabriques», c'est-à-dire les constructions et monuments de la ville, par exemple les Ponts, et il le fait avec un certain bonheur d'expression:
Hé! Dieu! que de maisons, que de beaux bâtiments!
À peine dois-tu rien, Paris, aux ornements
De celle qui jadis commanda sur l'empire
De tout cet univers: et ce que plus j'admire
Sont les Ponts, cinq en nombre et tellement dressés
Qu'on y voit des maisons les fondements haussés,
Et le tout si bien fait qu'on jugerait à peine
Que ce fussent des ponts, que dessous fût la Seine,
N'était que l'on le sait, car les rangs des logis,
Les places, les cantons se voient vis-à-vis,
Tout ainsi disposés, en même rang et terme
Qu'on bâtit les maisons en pleine terre ferme.
Le coup de crayon, dans ce fragment, ne manque ni de précision ni d'agrément. L'auteur ensuite ne marchande pas les compliments à la cité, près de laquelle Éphèse, Corinthe, Athènes seraient des bourgades.
Je ne sais qui premier fonda le plant (plan) aimable
De Paris, la cité sur toute autre admirable.
Il s'en faut rapporter au recteur des hauts cieux,
Qui de nous, plus que nous, est ami et soigneux.
...............
Rien ne désire l'œil, et rien ne veut le cœur
Qu'acheter on n'y puisse, car ce que le labeur,
Ce que la terre et l'air produisent, on en fine (trouve)
En cette cité grande et province divine,
Seule, la France on voit si riche et de tel heur
Qu'elle-même ne sait sa force ou sa valeur.
Passons sur les hiatus et autres menues fautes en faveur de la bonne intention, et de l'accent si sympathique qui se trahit même dans les incorrections de la langue. D'ailleurs, pour être indulgent à cet égard, il suffit de nous rappeler que le poète est un étranger, et que cet étranger est... un Allemand, bien plus un Prussien, oui, vraiment, un Prussien, lequel, en 1561, Corrozet nous l'affirme: «a composé ces vers pour loz et recommandation de cette notre ville, afin que ses louanges se voient épandues et au chaud midi et à l'humide occident, au levant tempéré et au gelé et froidureux septentrion.»
Il faut avouer, hélas! que les temps sont bien changés; nous n'avons pas à nous louer aujourd'hui de messieurs les Prussiens autant que nos aïeux de cet excellent seigneur Eustache de Knobelstorff, qui sut si bien, lui, reconnaître l'hospitalité de la bonne ville de Paris.
FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.
TABLE
| Les Boues de Paris | 385 | |
| La Colonne de la Grande Armée | 388 | |
| Cour des Miracles | 394 | |
| Le Prévôt des Marchands | 398 | |
| La Rue des Rosiers | 409 | |
| Anglais et Prussien | 413 |
FIN DE LA TABLE DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.
cambrai.—imprimerie de a. régnier-farez, place-au-bois, 28.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
| La France héroïque, vies et récits dramatiques d'après les chroniques et les documents originaux, 3e édit. 4 vol. in-12 |
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| Les Marins Français, suite et complément de la France héroïque, 2 fort vol. in-12 |
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| Les Combats de la vie, 2e édit. 4 vol. | 8 fr. »» |
| À l'Ombre du Drapeau, 3e édit. 4 vol. in-12. | 2 fr. »» |
| Le Soldat, chants et récits, 3e édit. 1 vol. in-18 | » fr. 60 |
| La filleule d'Alfred, 2e édit. 1 vol. in-12 | 2 fr. »» |
| La Caverne de Vaugirard, 1 vol. | 2 fr. »» |
| Quand les Pommiers sont en fleurs, 1 vol. | 2 fr. »» |
| La joie du Foyer, (3e édit.) 1 vol. in-18 | 1 fr. 50 |
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| Je Politique, (Récits et Portraits). 1 vol. in-12 | 3 fr. 50 |
CAMBRAI.—IMP. DE RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.