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Les trois mousquetaires, Volume 1 (of 2)

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A ces mots il tira son propre mouchoir, mouchoir fort élégant aussi, et de fine batiste, quoique la batiste fût fort chère à cette époque, mais mouchoir sans broderie, sans armes, et orné d’un seul chiffre, celui de son propriétaire.

Cette fois d’Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa bévue; mais les amis d’Aramis ne se laissèrent pas convaincre par ses dénégations et l’un d’eux, s’adressant au jeune mousquetaire avec un sérieux affecté:

—Si cela était, dit-il, ainsi que tu le prétends, je serais forcé, mon cher Aramis, de te le redemander; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu’on fasse trophée des effets de sa femme.

—Tu demandes cela mal, répondit Aramis; et tout en reconnaissant la justesse de ta réclamation quant au fond, je refuserais à cause de la forme.

—Le fait est, hasarda timidement d’Artagnan, que je n’ai pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus, voilà tout, et j’ai pensé que, puisqu’il avait le pied dessus, le mouchoir était à lui.

—Et vous vous êtes trompé, mon cher monsieur, répondit froidement Aramis, peu sensible à la réparation.

Puis, se retournant vers celui des gardes qui s’était déclaré l’ami de Bois-Tracy:

—D’ailleurs, continua-t-il, je réfléchis, mon cher intime de Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l’être toi-même; de sorte qu’à la rigueur ce mouchoir peut aussi bien être sorti de ta poche que de la mienne.

—Non, sur mon honneur! s’écria le garde de Sa Majesté.

—Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et alors il y aura évidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran, prenons-en chacun la moitié.

—Du mouchoir?

—Oui.

—Parfaitement, s’écrièrent les deux autres gardes; le jugement du roi Salomon. Décidément, Aramis, tu es plein de sagesse.

Les jeunes gens éclatèrent de rire, et, comme on le pense bien, l’affaire n’eut pas d’autre suite. Au bout d’un instant, la conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, après s’être cordialement serré la main, tirèrent, les trois gardes de leur côté, et Aramis du sien.

—Voilà le moment de faire ma paix avec ce galant homme, se dit à part lui d’Artagnan, qui s’était tenu un peu à l’écart pendant toute la dernière partie de cette conversation.

Et, sur ce bon sentiment, se rapprochant d’Aramis, qui s’éloignait sans faire autrement attention à lui:

—Monsieur, lui dit-il, vous m’excuserez, je l’espère.

—Ah! monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire observer que vous n’avez point agi en cette circonstance comme un galant homme le devait faire.

—Quoi, monsieur! s’écria d’Artagnan, vous supposez...

—Je suppose, monsieur, que vous n’êtes pas un sot, et que vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu’on ne marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Que diable, Paris n’est point pavé de batiste!

—Monsieur, vous avez tort de chercher à m’humilier, dit d’Artagnan, chez qui le naturel querelleur commençait à parler plus haut que les résolutions pacifiques. Je suis de Gascogne, c’est vrai, et, puisque vous le savez, je n’aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants; de sorte que lorsqu’ils se sont excusés une fois, fût-ce d’une sottise, ils sont convaincus qu’ils ont déjà fait moitié plus qu’ils ne devaient faire.

—Monsieur, ce que je vous en dis, répondit Aramis, n’est point pour vous chercher une querelle. Dieu merci! je ne suis pas un spadassin, et n’étant mousquetaire que par intérim, je ne me bats que lorsque j’y suis forcé, et toujours avec une grande répugnance; mais cette fois l’affaire est grave, car voici une dame compromise par vous.

—Par nous, c’est-à-dire, s’écria d’Artagnan.

—Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir?

—Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber?

—J’ai dit et je répète, monsieur, que ce mouchoir n’est point sorti de ma poche.

—Eh bien! vous en avez menti deux fois, monsieur, car je l’en ai vu sortir, moi!

—Ah! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon! eh bien! je vous apprendrai à vivre.

—Et moi je vous renverrai à votre messe, monsieur l’abbé, Dégainez, s’il vous plaît, à l’instant même.

—Non pas, s’il vous plaît, mon bel ami, non pas ici, du moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l’hôtel d’Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal? Qui me dit que ce n’est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui procurer ma tête? Or, j’y tiens ridiculement, à ma tête, attendu qu’elle me semble aller assez correctement à mes épaules. Je veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans un endroit clos et couvert, là où vous ne puissiez vous vanter de votre mort à personne.

—Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre mouchoir, qu’il vous appartienne ou non; peut-être aurez-vous l’occasion de vous en servir.

—Monsieur est Gascon? demanda Aramis.

—Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence.

—La prudence, monsieur, est une vertu assez inutile aux mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d’Église; et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens à rester prudent. A deux heures j’aurai l’honneur de vous attendre à l’hôtel de M. de Tréville. Là, je vous indiquerai les bons endroits.

Les deux jeunes gens se saluèrent, puis Aramis s’éloigna en remontant la rue qui menait au Luxembourg, tandis que d’Artagnan, voyant que l’heure s’avançait, prenait le chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant à part:

—Décidément, je n’en puis pas revenir; mais au moins, si je suis tué, je serai tué par un mousquetaire.

V
LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL

D’Artagnan ne connaissait personne à Paris. Il alla donc au rendez-vous d’Athos sans amener de second, résolu de se contenter de ceux qu’aurait choisis son adversaire. D’ailleurs son intention était formelle de faire au brave mousquetaire toutes les excuses convenables, mais sans faiblesse, craignant qu’il ne résultât de ce duel ce qui résulte toujours de fâcheux dans une affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux se bat contre un adversaire blessé et affaibli: vaincu il double le triomphe de son antagoniste; vainqueur, il est accusé de forfaiture et de facile audace.

Au reste, ou nous avons mal exposé le caractère de notre chercheur d’aventures, ou notre lecteur a déjà dû remarquer que d’Artagnan n’était point un homme ordinaire. Aussi, tout en se répétant à lui-même que sa mort était inévitable, il ne se résigna point à mourir tout doucettement comme un autre moins courageux et moins modéré que lui eût fait à sa place. Il réfléchit aux différents caractères de ceux avec lesquels il allait se battre et commença à voir plus clair dans sa situation. Il espérait, grâce aux excuses loyales qu’il lui réservait, se faire un ami d’Athos, dont l’air grand seigneur et la mine austère lui agréaient fort. Il se flattait de faire peur à Porthos avec l’aventure du baudrier, qu’il pouvait, s’il n’était pas tué sur le coup, raconter à tout le monde, récit qui, poussé adroitement à l’effet, devait couvrir Porthos de ridicule; enfin quant au sournois Aramis, il n’en avait pas très grand’peur, et en supposant qu’il arrivât jusqu’à lui, il se chargeait de l’expédier bel et bien, ou du moins, en frappant au visage, comme César avait recommandé de faire aux soldats de Pompée, d’endommager à tout jamais cette beauté dont il était si fier.

Ensuite il y avait chez d’Artagnan ce fonds inébranlable de résolution qu’avaient déposé dans son cœur les conseils de son père, conseils dont la substance était: «Ne rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et de M. de Tréville.» Il vola donc plutôt qu’il ne marcha vers le couvent des Carmes déchaussés, ou plutôt Deschaux, comme on disait à cette époque, sorte de bâtiment sans fenêtres, bordé de prés arides, succursale du Pré-aux-Clercs, et qui servait d’ordinaire aux rencontres des gens qui n’avaient pas de temps à perdre.

Lorsque d’Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s’étendait au pied de ce monastère, Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et midi sonnait. Il était donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste à l’égard des duels n’avait rien à dire.

Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, quoiqu’elle eut été pansée à neuf par le chirurgien de M. de Tréville, s’était assis sur une borne et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l’abandonnaient jamais. A l’aspect de d’Artagnan, il se leva et fit poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son côté, n’aborda son adversaire que le chapeau à la main et sa plume traînant jusqu’à terre.

—Monsieur, dit Athos, j’ai fait prévenir deux de mes amis qui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore arrivés. Je m’étonne qu’ils tardent: ce n’est pas leur habitude.

—Je n’ai pas de seconds, moi, monsieur, dit d’Artagnan, car, arrivé d’hier seulement à Paris, je n’y connais encore personne que M. de Tréville, auquel j’ai été recommandé par mon père, qui a l’honneur d’être quelque peu de ses amis.

Athos réfléchit un instant.

—Vous ne connaissez que M. de Tréville? demanda-t-il.

—Oui, monsieur, je ne connais que lui.

—Ah çà mais, continua Athos, parlant moitié à lui-même et moitié à d’Artagnan, ah çà mais, si je vous tue, j’aurai l’air d’un mangeur d’enfants, moi!

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—Pas trop, monsieur, répondit d’Artagnan avec un salut qui ne manquait pas de dignité; pas trop, puisque vous me faites l’honneur de tirer l’épée contre moi avec une blessure dont vous devez être fort incommodé.

—Très incommodé, sur ma parole et vous m’avez fait un mal du diable, je dois le dire; mais je prendrai la main gauche, c’est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc pas que je vous fasse une grâce, je tire proprement des deux mains; et il y aura même désavantage pour vous: un gaucher est très gênant pour les gens qui ne sont pas prévenus. Je regrette de ne pas vous avoir fait part plus tôt de cette circonstance.

—Vous êtes vraiment, monsieur, dit d’Artagnan en s’inclinant de nouveau, d’une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant.

—Vous me rendez confus, répondit Athos avec son air de gentilhomme; causons donc d’autre chose, je vous prie, à moins que cela ne vous soit désagréable. Ah! sangbleu! que vous m’avez fait mal! l’épaule me brûle.

—Si vous vouliez permettre... dit d’Artagnan avec timidité.

—Quoi, monsieur?

—J’ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me vient de ma mère, et dont j’ai fait l’épreuve sur moi-même.

—Eh bien?

—Eh bien, je suis sûr qu’en moins de trois jours ce baume vous guérirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez guéri, eh bien! monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d’être votre homme.

D’Artagnan dit ces mots avec une simplicité qui faisait honneur à sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte à son courage.

—Pardieu, monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaît, non pas que je l’accepte, mais elle sent son gentilhomme d’une lieue. C’est ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit chercher à se modeler. Malheureusement nous ne sommes plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le cardinal, et d’ici à trois jours on saurait, si bien gardé que soit le secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, et l’on s’opposerait à notre combat. Ah çà mais, ces flâneurs ne viendront donc pas?

—Si vous êtes pressé, monsieur, dit d’Artagnan à Athos avec la même simplicité qu’un instant auparavant il lui avait proposé de remettre le duel à trois jours, si vous êtes pressé et qu’il vous plaise de m’expédier tout de suite, ne vous gênez pas, je vous en prie.

—Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos en faisant un gracieux signe de tête à d’Artagnan, il n’est point d’un homme sans cervelle, et il est à coup sûr d’un homme de cœur. Monsieur, j’aime les hommes de votre trempe et je vois que si nous ne nous tuons pas l’un l’autre, j’aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces messieurs, je vous prie, j’ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah! en voici un, je crois.

En effet, au bout de la rue de Vaugirard, commençait à apparaître le gigantesque Porthos.

—Quoi! s’écria d’Artagnan, votre premier témoin est M. Porthos.

—Oui, cela vous contrarie-t-il?

—Non, aucunement.

—Et voici le second.

D’Artagnan se retourna du côté indiqué par Athos et reconnut Aramis.

—Quoi! s’écria-t-il d’un accent plus étonné que la première fois, votre second témoin est M. Aramis?

—Sans doute, ne savez-vous pas qu’on ne nous voit jamais l’un sans l’autre et qu’on nous appelle dans les mousquetaires et dans les gardes, à la cour et à la ville: Athos, Porthos et Aramis ou les trois inséparables? Après cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau...

—De Tarbes, dit d’Artagnan.

—Il vous est permis d’ignorer ce détail, dit Athos.

—Ma foi, dit d’Artagnan, vous êtes bien nommés, messieurs, et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que votre union n’est point fondée sur les contrastes.

Pendant ce temps, Porthos s’était rapproché, avait salué de la main Athos; puis se retournant vers d’Artagnan, il était resté tout étonné.

Disons en passant qu’il avait changé de baudrier et quitté son manteau.

—Ah! ah! fit-il, qu’est-ce que cela?

—C’est avec monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main d’Artagnan, et en le saluant du même geste.

—C’est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.

—Mais à une heure seulement, répondit d’Artagnan.

—Et moi aussi, c’est avec monsieur que je me bats, dit Aramis en arrivant à son tour sur le terrain.

—Mais à deux heures seulement, fit d’Artagnan avec le même calme.

—Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos? demanda Aramis.

—Ma foi, je ne sais pas trop, il m’a fait mal à l’épaule; et toi, Porthos?

—Ma foi, je me bats parce que je me bats, répondit Porthos en rougissant.

Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lèvres du Gascon.

—Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.

—Et toi, Aramis? demanda Athos.

—Moi, je me bats pour cause de théologie, répondit Aramis tout en faisant signe à d’Artagnan qu’il le priait de tenir secrète la cause de son duel.

Athos vit passer un second sourire sur les lèvres de d’Artagnan.

—Vraiment, dit Athos.

—Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d’accord, dit le Gascon.

—Décidément, c’est un homme d’esprit, murmura Athos.

—Et maintenant que vous êtes rassemblés, messieurs, dit d’Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses.

A ce mot d’excuses, un nuage passa sur le front d’Athos, un sourire hautain glissa sur les lèvres de Porthos, et un signe négatif fut la réponse d’Aramis.

—Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit d’Artagnan en relevant sa tête, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les lignes fines et hardies, je vous demande excuse dans le cas où je ne pourrais vous payer ma dette à tous trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui ôte beaucoup de sa valeur à votre créance, monsieur Porthos, et ce qui rend la vôtre à peu près nulle, monsieur Aramis. Et maintenant, messieurs, je vous le répète, excusez-moi, mais de cela seulement, et en garde!

A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d’Artagnan tira son épée.

Le sang lui était monté à la tête, et dans ce moment il eût tiré son épée contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis.

Il était midi et un quart. Le soleil était à son zénith, et l’emplacement choisi pour être le théâtre du duel se trouvait exposé à toute son ardeur.

—Il fait très chaud, dit Athos en tirant son épée à son tour, et cependant je ne saurais ôter mon pourpoint; car, tout à l’heure encore, j’ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de gêner monsieur en lui montrant du sang qu’il ne m’aurait pas tiré lui-même.

—C’est vrai, monsieur, dit d’Artagnan, et tiré par un autre ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d’un aussi brave gentilhomme; je me battrai donc en pourpoint comme vous.

—Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela et songez que nous attendons notre tour.

—Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez à dire de pareilles incongruités, interrompit Aramis. Quant à moi, je trouve les choses que ces messieurs se disent fort bien dites et tout à fait dignes de deux gentilshommes.

—Quand vous voudrez, monsieur, dit Athos en se mettant en garde.

—J’attendais vos ordres, dit d’Artagnan en croisant le fer.

Mais les deux rapières avaient à peine résonné en se touchant, qu’une escouade des gardes de Son Éminence, commandée par M. de Jussac, se montra à l’angle du couvent.

—Les gardes du cardinal! s’écrièrent à la fois Porthos et Aramis. L’épée au fourreau, messieurs! l’épée au fourreau!

Mais il était trop tard. Les deux combattants avaient été vus dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.

—Holà! cria Jussac en s’avançant vers eux et en faisant signe à ses hommes d’en faire autant, holà! mousquetaires, on se bat donc ici? Et les édits, qu’en faisons-nous?

—Vous êtes bien généreux, messieurs les gardes, dit Athos plein de rancune, car Jussac était l’un des agresseurs de l’avant-veille. Si nous vous voyions battre, je vous réponds, moi, que nous nous garderions bien de vous en empêcher. Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir sans prendre aucune peine.

—Messieurs, dit Jussac, c’est avec grand regret que je vous déclare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout. Rengainez donc, s’il vous plaît, et nous suivez.

—Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand plaisir que nous obéirions à votre gracieuse invitation si cela dépendait de nous; mais malheureusement la chose est impossible: M. de Tréville nous l’a défendu. Passez donc votre chemin, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

Cette raillerie exaspéra Jussac.

—Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous désobéissez.

—Ils sont cinq, dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes que trois; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car, je le déclare, je ne reparais pas vaincu devant le capitaine.

Athos, Porthos et Aramis se rapprochèrent à l’instant les uns des autres pendant que Jussac alignait ses soldats.

Ce seul moment suffit à d’Artagnan pour prendre son parti: c’était là un de ces événements qui décident de la vie d’un homme, c’était un choix à faire entre le roi et le cardinal; ce choix fait, il fallait y persévérer. Se battre, c’est-à-dire désobéir à la loi, c’est-à-dire risquer sa tête, c’est-à-dire se faire d’un seul coup l’ennemi d’un ministre plus puissant que le roi lui-même; voilà ce qu’entrevit le jeune homme, et, disons-le à sa louange, il n’hésita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et ses amis:

—Messieurs, dit-il, je reprendrai, s’il vous plaît, quelque chose à vos paroles. Vous avez dit que vous n’étiez que trois, mais il me semble, à moi, que nous sommes quatre.

—Mais vous n’êtes pas des nôtres, dit Porthos.

—C’est vrai, répondit d’Artagnan; je n’ai pas l’habit mais j’ai l’âme. Mon cœur est mousquetaire, je le sens bien, monsieur, et cela m’entraîne.

—Écartez-vous, jeune homme! cria Jussac, qui sans doute à ses gestes et à l’expression de son visage avait deviné le dessein de d’Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consentons. Sauvez votre peau; allez vite.

D’Artagnan ne bougea point.

—Décidément, vous êtes un joli garçon, dit Athos, en serrant la main du jeune homme.

—Allons, allons! prenons un parti, reprit Jussac.

—Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.

—Monsieur est plein de générosité, dit Athos.

Mais tous trois pensaient à la jeunesse de d’Artagnan, et redoutaient son inexpérience.

—Nous ne serions que trois, dont un blessé, plus un enfant, reprit Athos, et l’on n’en dira pas moins que nous étions quatre hommes.

—Oui, mais reculer! dit Porthos.

—C’est difficile, reprit Athos.

D’Artagnan comprit leur irrésolution.

—Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur l’honneur que je ne veux pas m’en aller d’ici si nous sommes vaincus.

—Comment vous appelle-t-on, mon brave? dit Athos.

—D’Artagnan, monsieur.

—Eh bien! Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan, en avant! cria Athos.

—Eh bien! voyons, messieurs, vous décidez-vous à vous décider? cria pour la troisième fois Jussac.

—C’est fait, messieurs, dit Athos.

—Et quel parti prenez-vous? demanda Jussac.

—Nous allons avoir l’honneur de vous charger, répondit Aramis en levant son chapeau d’une main et tirant son épée de l’autre.

—Ah! vous résistez! s’écria Jussac.

—Sangdieu! cela vous étonne?

Et les neuf combattants se précipitèrent les uns sur les autres avec une furie qui n’excluait pas une certaine méthode.

Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal; Porthos eut Bicarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.

Quant à d’Artagnan, il se trouva lancé contre Jussac lui-même.

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Le cœur du jeune Gascon battait à lui briser la poitrine, non pas de peur, Dieu merci, il n’en avait pas l’ombre, mais d’émulation; il se battait comme un tigre en fureur, tournant dix fois autour de son adversaire, changeant vingt fois ses gardes et son terrain. Jussac était, comme on le disait alors, friand de la lame, et avait fort pratiqué, cependant il avait toutes les peines du monde à se défendre contre un adversaire qui, agile et bondissant s’écartait à tout moment des règles reçues, attaquant de tous côtés à la fois, et tout cela en parant en homme qui a le plus grand respect pour son épiderme.

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Enfin cette lutte finit par faire perdre patience à Jussac. Furieux d’être tenu en échec par celui qu’il avait regardé comme un enfant, il s’échauffa et commença à faire des fautes. D’Artagnan, qui, à défaut de la pratique, avait une profonde théorie, redoubla d’agilité. Jussac, voulant en finir, porta un coup terrible à son adversaire en se fendant à fond; mais celui-ci para prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme un serpent sous son fer, il lui passa son épée au travers du corps, Jussac tomba comme une masse.

D’Artagnan jeta alors un coup d’œil inquiet et rapide sur le champ de bataille.

Aramis avait déjà tué un de ses adversaires; mais l’autre le pressait vivement. Cependant, Aramis était en bonne condition et pouvait encore se défendre.

Bicarat et Porthos venaient de faire coup fourré. Porthos avait reçu un coup d’épée au travers du bras, et Bicarat au travers de la cuisse. Mais comme ni l’une ni l’autre des deux blessures n’était grave, ils ne s’en escrimaient qu’avec plus d’acharnement.

Athos, blessé de nouveau par Cahusac, pâlissait à vue d’œil, mais il ne reculait pas d’une semelle: il avait seulement changé son épée de main, et se battait de la main gauche.

D’Artagnan, selon les lois du duel de cette époque, pouvait secourir quelqu’un; pendant qu’il cherchait du regard celui de ses compagnons qui avait besoin de son aide, il surprit un coup d’œil d’Athos. Ce coup d’œil était d’une éloquence sublime. Athos serait mort plutôt que d’appeler au secours; mais il pouvait regarder, et du regard demander un appui.

D’Artagnan le devina, fit un bond terrible, et tomba sur le flanc de Cahusac en criant:

—A moi, monsieur le garde, je vous tue!

Cahusac se retourna; il était temps. Athos, que son extrême courage soutenait seul, tomba sur un genou.

—Sangdieu! criait-il à d’Artagnan, ne le tuez pas, jeune homme, je vous en prie; j’ai une vieille affaire à terminer avec lui, quand je serai guéri et bien portant. Désarmez-le seulement, liez-lui l’épée. C’est cela. Bien! très bien!

Cette exclamation était arrachée à Athos par l’épée de Cahusac, qui sautait à vingt pas de lui. D’Artagnan et Cahusac s’élancèrent ensemble, l’un pour la ressaisir, l’autre pour s’en emparer; mais d’Artagnan, plus leste, arriva le premier et mit le pied dessus.

Cahusac courut à celui des gardes qu’avait tué Aramis, s’empara de sa rapière, et voulut revenir à d’Artagnan; mais sur son chemin il rencontra Athos, qui, pendant cette halte d’un instant que lui avait procurée d’Artagnan, avait repris haleine, et qui, de crainte que d’Artagnan ne lui tuât son ennemi, voulait recommencer le combat.

D’Artagnan comprit que ce serait désobliger Athos que de ne pas le laisser faire. En effet, quelques secondes après, Cahusac tomba la gorge traversée d’un coup d’épée.

Au même instant Aramis appuyait son épée contre la poitrine de son adversaire renversé, et le forçait à demander merci.

Restaient Porthos et Bicarat. Porthos faisait mille fanfaronnades, demandant à Bicarat quelle heure il pouvait bien être, et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait d’obtenir son frère dans le régiment de Navarre; mais, tout en raillant, il ne gagnait rien. Bicarat était un de ces hommes de fer qui ne tombent que morts.

Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous les combattants blessés ou non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis et d’Artagnan entourèrent Bicarat et le sommèrent de se rendre. Quoique seul contre tous, et avec un coup d’épée qui lui traversait la cuisse, Bicarat voulait tenir; mais Jussac, qui s’était relevé sur son coude, lui cria de se rendre. Bicarat était un Gascon comme d’Artagnan; il fit la sourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades, trouvant le temps de désigner, du bout de son épée, une place à terre:

—Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra Bicarat, seul de ceux qui sont avec lui.

—Mais ils sont quatre contre toi; finis-en, je te l’ordonne.

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—Ah! si tu l’ordonnes, c’est autre chose, dit Bicarat; comme tu es mon brigadier, je dois obéir.

Et, en faisant un bond en arrière, il cassa son épée sur son genou pour ne pas la rendre, en jeta les morceaux par-dessus le mur du couvent et se croisa les bras en sifflant un air cardinaliste.

La bravoure est toujours respectée, même chez un ennemi. Les mousquetaires saluèrent Bicarat de leurs épées et les remirent au fourreau. D’Artagnan en fit autant, puis aidé de Bicarat, le seul qui fût resté debout, il porta sous le porche du couvent Jussac, Cahusac et celui des adversaires d’Aramis qui n’était que blessé. Le quatrième, comme nous l’avons dit, était mort. Puis ils sonnèrent la cloche, et, emportant quatre épées sur cinq, ils s’acheminèrent ivres de joie vers l’hôtel de M. de Tréville.

On les voyait entrelacés, tenant toute la largeur de la rue, et accostant chaque mousquetaire qu’ils rencontraient, si bien qu’à la fin ce fut une marche triomphale. Le cœur de d’Artagnan nageait dans l’ivresse, il marchait entre Athos et Porthos en les étreignant tendrement.

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—Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il à ses nouveaux amis en franchissant la porte de l’hôtel de M. de Tréville, au moins me voilà reçu apprenti, n’est-ce pas?

VI
SA MAJESTÉ LE ROI LOUIS TREIZIÈME

L’affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda beaucoup tout haut contre ses mousquetaires et les félicita tout bas; mais comme il n’y avait pas de temps à perdre pour prévenir le roi, M. de Tréville s’empressa de se rendre au Louvre. Il était déjà trop tard, le roi était enfermé avec le cardinal, et l’on dit à M. de Tréville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en ce moment. Le soir M. de Tréville revint au jeu du roi. Le roi gagnait, et, comme Sa Majesté était fort avare, elle était d’excellente humeur; aussi, du plus loin que le roi aperçut Tréville:

—Venez ici, monsieur le capitaine, dit-il, venez, que je vous gronde; savez-vous que Son Éminence est venue me faire des plaintes sur vos mousquetaires, et cela avec une telle émotion, que ce soir Son Éminence en est malade. Ah çà mais, ce sont des gens à pendre, que vos mousquetaires.

—Non, sire, répondit Tréville, qui vit du premier coup d’œil comment la chose allait tourner; non, tout au contraire, ce sont de bonnes créatures, douces comme des agneaux, et qui n’ont qu’un désir, je m’en ferai garant: c’est que leur épée ne sorte du fourreau que pour le service de Votre Majesté. Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal sont sans cesse à leur chercher querelle, et, pour l’honneur même du corps, les pauvres jeunes gens sont obligés de se défendre.

—Écoutez monsieur de Tréville! dit le roi, écoutez! ne dirait-on pas qu’il parle d’une communauté religieuse! En vérité, mon cher capitaine, j’ai envie de vous ôter votre brevet, et de le donner à mademoiselle de Chemerault, à laquelle j’ai promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai ainsi sur parole. On m’appelle Louis le Juste, monsieur de Tréville, et tout à l’heure, tout à l’heure nous verrons.

—Ah! c’est parce que je me fie à cette justice, sire, que j’attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre Majesté.

—Attendez donc, monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous ferai pas longtemps attendre.

En effet la chance tournait, et, comme le roi commençait à perdre ce qu’il avait gagné, il n’était pas fâché de trouver un prétexte pour faire,—qu’on nous passe cette expression de joueur, dont, nous l’avouons, nous ne connaissons pas l’origine,—pour faire charlemagne. Le roi se leva donc au bout d’un instant, et mettant dans sa poche l’argent qui était devant lui et dont la majeure partie venait de son gain:

—La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle à M. de Tréville pour affaire d’importance. Ah!... j’avais quatre-vingts louis devant moi; mettez la même somme, afin que ceux qui ont perdu n’aient point à se plaindre. La justice avant tout.

Puis, se retournant vers M. de Tréville et marchant avec lui vers l’embrasure d’une fenêtre:

—Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont les gardes de l’Éminentissime qui ont été chercher querelle à vos mousquetaires?

—Oui, sire, comme toujours.

—Et comment la chose est-elle venue, voyons? car, vous le savez, mon cher capitaine, il faut qu’un juge écoute les deux parties.

—Ah! mon Dieu! de la façon la plus simple et la plus naturelle. Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majesté connaît de nom, et dont elle a plus d’une fois apprécié le dévouement, et qui ont, je puis l’affirmer au roi, son service fort à cœur; trois de mes meilleurs soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos et Aramis, avaient fait une partie de plaisir avec un jeune cadet de Gascogne que je leur avais recommandé le matin même. La partie allait avoir lieu à Saint-Germain, je crois, et ils s’étaient donné rendez-vous aux Carmes-Deschaux, lorsqu’elle fut troublée par M. de Jussac et MM. Cahusac, Bicarat, et deux autres gardes qui ne venaient certes pas là en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention contre les édits.

—Ah! ah! vous m’y faites penser, dit le roi: sans doute ils venaient pour se battre eux-mêmes.

—Je ne les accuse pas, sire, mais je laisse Votre Majesté apprécier ce que peuvent aller faire cinq hommes armés dans un lieu aussi désert que le sont les environs du couvent des Carmes.

—Oui, vous avez raison, Tréville, vous avez raison.

—Alors quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changé d’idée et ils ont oublié leur haine particulière pour la haine de corps; car Votre Majesté n’ignore pas que les mousquetaires, qui sont au roi, et rien qu’au roi, sont les ennemis naturels des gardes qui sont à M. le Cardinal.

—Oui, Tréville, oui, dit le roi mélancoliquement, et c’est bien triste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France, deux têtes à la royauté; mais tout cela finira, Tréville, tout cela finira. Vous dites donc que les gardes ont cherché querelle aux mousquetaires.

—Je dis qu’il est probable que les choses se sont passées ainsi, mais je n’en jure pas, sire. Vous savez combien la vérité est difficile à connaître, et à moins d’être doué de cet instinct admirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste...

—Et vous avez raison, Tréville; mais ils n’étaient pas seuls, vos mousquetaires, il y avait avec eux un enfant.

—Oui, sire, et un homme blessé, de sorte que trois mousquetaires du roi, dont un blessé, et un enfant, non seulement ont tenu tête à cinq des plus terribles gardes de M. le cardinal, mais encore en ont porté quatre à terre.

—Mais c’est une victoire, cela! s’écria le roi tout rayonnant; une victoire complète!

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—Oui, sire, aussi complète que celle du Pont de Cé.

—Quatre hommes dont un blessé, et un enfant, dites-vous?

—Un jeune homme à peine; lequel s’est même si parfaitement conduit en cette occasion, que je prendrai la liberté de le recommander à Votre Majesté.

—Comment s’appelle-t-il?

—D’Artagnan, sire. C’est le fils d’un de mes plus anciens amis; le fils d’un homme qui a fait avec le roi votre père, de glorieuse mémoire, la guerre de partisan.

—Et vous dites qu’il s’est bien conduit, ce jeune homme? Racontez-moi cela, Tréville; vous savez que j’aime les récits de guerre et de combat.

Et le roi Louis XIII releva fièrement sa moustache en se posant sur la hanche.

—Sire, reprit Tréville, comme je vous l’ai dit, M. d’Artagnan est presque un enfant, et, comme il n’a pas l’honneur d’être mousquetaire, il était en habit bourgeois; les gardes de M. le cardinal, reconnaissant sa grande jeunesse, et de plus qu’il était étranger au corps, l’invitèrent donc à se retirer avant qu’ils attaquassent.

—Alors, vous voyez bien, Tréville, interrompit le roi, que ce sont eux qui ont attaqué.

—C’est juste, sire: ainsi plus de doute; ils le sommèrent donc de se retirer; mais il répondit qu’il était mousquetaire de cœur et tout à Sa Majesté, qu’ainsi donc il resterait avec messieurs les mousquetaires.

—Brave jeune homme! murmura le roi.

—En effet, il demeura avec eux; et Votre Majesté a là un si ferme champion, que ce fut lui qui donna à Jussac ce terrible coup d’épée qui met si fort en colère M. le cardinal.

—C’est lui qui a blessé Jussac? s’écria le roi; lui, un enfant! Ceci, Tréville, c’est impossible.

—C’est comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté.

—Jussac, une des premières lames du royaume!

—Eh bien, sire! il a trouvé son maître.

—Je veux voir ce jeune homme, Tréville, je veux le voir, et si l’on peut faire quelque chose, eh bien! nous nous en occuperons.

—Quand Votre Majesté daignera-t-elle le recevoir?

—Demain à midi, Tréville.

—L’amènerai-je seul?

—Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux les remercier tous à la fois; les hommes dévoués sont rares, Tréville, et il faut récompenser le dévouement.

—A midi, sire, nous serons au Louvre.

—Ah! par le petit escalier, Tréville, par le petit escalier. Il est inutile que le cardinal sache.

—Oui, sire.

—Vous comprenez, Tréville, un édit est toujours un édit; il est défendu de se battre, au bout du compte.

—Mais cette rencontre, sire, sort tout à fait des conditions ordinaires d’un duel, c’est une rixe, et la preuve, c’est qu’ils étaient cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires et M. d’Artagnan.

—C’est juste, dit le roi; mais n’importe, Tréville, venez toujours par le petit escalier.

Tréville sourit. Mais comme c’était déjà beaucoup pour lui d’avoir obtenu de cet enfant qu’il se révoltât contre son maître, il salua respectueusement le roi, et, avec son agrément, prit congé de lui.

Dès le soir même les trois mousquetaires furent prévenus de l’honneur qui leur était accordé. Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi, ils n’en furent pas trop échauffés; mais d’Artagnan, avec son imagination gasconne, y vit sa fortune à venir, et passa la nuit à faire des rêves d’or. Aussi, dès huit heures du matin, était-il chez Athos.

D’Artagnan trouva le mousquetaire tout habillé et prêt à sortir. Comme on n’avait rendez-vous chez le roi qu’à midi, il avait formé le projet, avec Porthos et Aramis, d’aller faire une partie de paume dans un tripot situé tout près des écuries du Luxembourg. Athos invita d’Artagnan à les suivre, et, malgré son ignorance de ce jeu, auquel il n’avait jamais joué, celui-ci accepta, ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heures du matin jusqu’à midi.

Les deux mousquetaires étaient déjà arrivés et pelotaient ensemble. Athos, qui était très fort à tous les exercices du corps, passa avec d’Artagnan du côté opposé, et leur fit défi. Mais au premier mouvement qu’il essaya, quoiqu’il jouât de la main gauche, il comprit que sa blessure était encore trop récente pour lui permettre un pareil exercice. D’Artagnan resta donc seul, et comme il déclara qu’il était encore trop maladroit pour soutenir une partie en règle, on continua seulement de s’envoyer des balles sans compter le jeu. Mais une de ces balles, lancée par le poignet herculéen de Porthos, passa si près du visage de d’Artagnan, qu’il pensa que si, au lieu de passer à côté, elle eût donné dedans, son audience était probablement perdue, attendu qu’il lui eût été de toute impossibilité de se présenter chez le roi. Or, comme de cette audience, dans son imagination gasconne, dépendait tout son avenir, il salua poliment Porthos et Aramis, déclarant qu’il ne reprendrait la partie que lorsqu’il serait en état de leur tenir tête, et il s’en revint prendre place près de la corde et dans la galerie.

Malheureusement pour d’Artagnan, parmi les spectateurs se trouvait un garde de Son Éminence, lequel, tout échauffé encore de la défaite de ses compagnons, arrivée la veille seulement, s’était promis de saisir la première occasion de la venger. Il crut donc que cette occasion était venue, et, s’adressant à son voisin:

—Il n’est pas étonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu peur d’une balle, c’est sans doute un apprenti mousquetaire.

D’Artagnan se retourna comme si un serpent l’eût mordu et regarda fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos.

—Pardieu! reprit celui-ci en frisant insolemment sa moustache, regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit monsieur, j’ai dit ce que j’ai dit.

—Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos paroles aient besoin d’explication, répondit d’Artagnan à voix basse, je vous prierai de me suivre.

—Et quand cela? demanda le garde avec le même air railleur.

—Tout de suite, s’il vous plaît.

—Et vous savez qui je suis sans doute?

—Moi, je l’ignore complètement, et je ne m’en inquiète guère.

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—Et vous avez tort, car, si vous saviez mon nom, peut-être seriez-vous moins pressé.

—Comment vous appelez-vous?

—Bernajoux, pour vous servir.

—Eh bien! monsieur Bernajoux, dit tranquillement d’Artagnan, je vais vous attendre sur la porte.

—Allez, monsieur, je vous suis.

—Ne vous pressez pas trop, monsieur, qu’on ne s’aperçoive pas que nous sortons ensemble; vous comprenez que, pour ce que nous allons faire, trop de monde nous gênerait.

—C’est bien, répondit le garde, étonné que son nom n’eût pas produit plus d’effet sur le jeune homme.

En effet, le nom de Bernajoux était connu de tout le monde, de d’Artagnan seul excepté, peut-être; car c’était un de ceux qui figuraient le plus souvent dans les rixes journalières que tous les édits du roi et du cardinal n’avaient pu réprimer.

Porthos et Aramis étaient si occupés de leur partie, et Athos les regardait avec tant d’attention, qu’ils ne virent pas même sortir leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu’il l’avait dit au garde de Son Éminence, s’arrêta sur la porte; un instant après celui-ci descendit à son tour. Comme d’Artagnan n’avait pas de temps à perdre, vu l’audience du roi, qui était fixée à midi, il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue était déserte:

—Ma foi, dit-il à son adversaire, il est bien heureux pour vous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n’avoir affaire qu’à un apprenti mousquetaire; cependant, soyez tranquille, je ferai de mon mieux. En garde!

—Mais, dit celui que d’Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le lieu est assez mal choisi, et que nous serions mieux derrière l’abbaye de Saint-Germain ou dans le Pré-aux-Clercs.

—Ce que vous dites est plein de sens, répondit d’Artagnan; malheureusement j’ai peu de temps à moi, ayant un rendez-vous à midi juste. En garde donc, monsieur, en garde.

Bernajoux n’était pas homme à se faire répéter deux fois un pareil compliment. Au même instant son épée brilla à sa main et il fondit sur son adversaire, que grâce à sa grande jeunesse il espérait intimider.

Mais d’Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et tout frais émoulu de sa victoire, tout gonflé de sa future faveur, il était résolu à ne pas reculer d’un pas: aussi les deux fers se trouvèrent-ils engagés jusqu’à la garde et comme d’Artagnan tenait ferme à sa place, ce fut son adversaire qui fit un pas de retraite. Mais d’Artagnan saisit le moment où, dans ce mouvement, le fer de Bernajoux déviait de la ligne, il dégagea, se fendit et toucha son adversaire à l’épaule. Aussitôt d’Artagnan, à son tour, fit un pas de retraite et releva son épée; mais Bernajoux lui cria que ce n’était rien, et se fendant aveuglément sur lui, il s’enferra de lui-même. Cependant, comme il ne tombait pas, comme il ne se déclarait pas vaincu, mais que seulement il rompait du côté de l’hôtel de M. de La Trémouille, au service duquel il avait un parent, d’Artagnan, ignorant lui-même la gravité de la dernière blessure que son adversaire avait reçue, le pressait vivement, et sans doute allait l’achever d’un troisième coup, lorsque la rumeur qui s’élevait de la rue s’étant étendue jusqu’au jeu de paume, deux des amis du garde, qui l’avaient entendu échanger quelques paroles avec d’Artagnan, et qui l’avaient vu sortir à la suite de ces paroles, se précipitèrent l’épée à la main hors du tripot et tombèrent sur le vainqueur. Mais aussitôt Athos, Porthos et Aramis parurent à leur tour, et au moment où les deux gardes attaquaient leur jeune camarade, les forcèrent à se retourner. En ce moment, Bernajoux tomba; et comme les gardes étaient seulement deux contre quatre, ils se mirent à crier: «A nous, l’hôtel de La Trémouille!» A ces cris, tout ce qui était dans l’hôtel sortit, se ruant sur les quatre compagnons, qui de leur côté se mirent à crier: «A nous, mousquetaires!»

Ce cri était ordinairement entendu; car on savait les mousquetaires ennemis de Son Éminence, et on les aimait pour la haine qu’ils portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres compagnies que celles appartenant au duc Rouge, comme l’avait appelé Aramis, prenaient-ils en général parti dans ces sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois gardes de la compagnie de M. des Essarts, qui passaient, deux vinrent donc en aide aux quatre compagnons, tandis que l’autre courait à l’hôtel de M. de Tréville, criant: «A nous mousquetaires, à nous!» Comme d’habitude, l’hôtel de M. de Tréville était plein de soldats de cette arme, qui accoururent au secours de leurs camarades; la mêlée devint générale, mais la force était aux mousquetaires: les gardes du cardinal et les gens de M. de La Trémouille se retirèrent dans l’hôtel, dont ils fermèrent les portes assez à temps pour empêcher que leurs ennemis n’y fissent irruption en même temps qu’eux. Quant au blessé, il y avait été tout d’abord transporté et, comme nous l’avons dit, en fort mauvais état.

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L’agitation était à son comble parmi les mousquetaires et leurs alliés, et l’on délibérait déjà si, pour punir l’insolence qu’avaient eue les domestiques de M. de La Trémouille, de faire une sortie sur les mousquetaires du roi, on ne mettrait pas le feu à son hôtel. La proposition en avait été faite et accueillie avec enthousiasme, lorsque heureusement onze heures sonnèrent; d’Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience, et, comme ils eussent regretté que l’on fît un si beau coup sans eux, ils parvinrent à calmer les têtes. On se contenta donc de jeter quelques pavés dans les portes, mais les portes résistèrent: alors on se lassa; d’ailleurs ceux qui devaient être regardés comme les chefs de l’entreprise avaient depuis un instant quitté le groupe et s’acheminaient vers l’hôtel de M. de Tréville, qui les attendait, déjà au courant de cette algarade.

—Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, et tâchons de voir le roi avant qu’il soit prévenu par le cardinal; nous lui raconterons la chose comme une suite de l’affaire d’hier, et les deux passeront ensemble.

M. de Tréville, accompagné des quatre jeunes gens, s’achemina donc vers le Louvre; mais, au grand étonnement du capitaine des mousquetaires, on lui annonça que le roi était allé courre le cerf dans la forêt de Saint-Germain. M. de Tréville se fit répéter deux fois cette nouvelle, et à chaque fois ses compagnons virent son visage rembrunir.

—Est-ce que Sa Majesté, demanda-t-il, avait dès hier le projet de faire cette chasse?

—Non, Votre Excellence, répondit le valet de chambre, c’est le grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu’on avait détourné cette nuit un cerf à son intention. Il a d’abord répondu qu’il n’irait pas, puis il n’a pas su résister au plaisir que lui promettait cette chasse, et après le dîner il est parti.

—Et le roi a-t-il vu le cardinal? demanda M. de Tréville.

—Selon toute probabilité, répondit le valet de chambre, car j’ai vu ce matin les chevaux au carrosse de Son Éminence, j’ai demandé où elle allait, et l’on m’a répondu: A Saint-Germain.

—Nous sommes prévenus, dit M. de Tréville. Messieurs, je verrai le roi ce soir; mais, quant à vous, je ne vous conseille pas de vous y hasarder.

L’avis était trop raisonnable et surtout venait d’un homme qui connaissait trop bien le roi pour que les quatre jeunes gens essayassent de le combattre. M. de Tréville les invita donc à rentrer chacun chez eux et à attendre de ses nouvelles.

En entrant à son hôtel, M. de Tréville songea qu’il fallait prendre date en portant plainte le premier. Il envoya un de ses domestiques chez M. de La Trémouille avec une lettre dans laquelle il le priait de mettre hors de chez lui le garde de M. le cardinal, et de réprimander ses gens de l’audace qu’ils avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires. Mais M. de La Trémouille, déjà prévenu par son écuyer, dont, comme on le sait, Bernajoux était le parent, lui fit répondre que ce n’était ni à M. de Tréville ni à ses mousquetaires de se plaindre, mais bien au contraire à lui, dont les mousquetaires avaient chargé les gens et avaient voulu brûler l’hôtel. Or, comme le débat entre ces deux seigneurs eût pu durer longtemps, chacun devant naturellement s’entêter dans son opinion, M. de Tréville avisa un expédient qui avait pour but de tout terminer: c’était d’aller trouver lui-même M. de La Trémouille.

Il se rendit donc aussitôt à son hôtel et se fit annoncer.

Les deux seigneurs se saluèrent poliment, car, s’il n’y avait pas amitié entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux étaient gens de cœur et d’honneur; et comme M. de La Trémouille, protestant, et voyant rarement le roi, n’était d’aucun parti, il n’apportait en général dans ses relations sociales aucune prévention. Cette fois, néanmoins, son accueil, quoique poli, fut plus froid que d’habitude.

—Monsieur, dit M. de Tréville, nous croyons avoir à nous plaindre chacun l’un de l’autre, et je suis venu moi-même pour que nous tirions de compagnie cette affaire au clair.

—Volontiers, répondit M. de La Trémouille; mais je vous préviens que je suis bien renseigné, et tout le tort est à vos mousquetaires.

—Vous êtes un homme trop juste et trop raisonnable, monsieur, dit M. de Tréville, pour ne pas accepter la proposition que je vais vous faire.

—Faites, monsieur, j’écoute.

—Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre écuyer?

—Mais, monsieur, fort mal. Outre le coup d’épée qu’il a reçu dans le bras, et qui n’est pas autrement dangereux, il en a encore ramassé un autre qui lui a traversé le poumon, de sorte que le médecin en dit de pauvres choses.

—Mais le blessé a-t-il conservé sa connaissance?

—Parfaitement.

—Parle-t-il?

—Avec difficulté, mais il parle.

—Eh bien, monsieur! rendons-nous près de lui; adjurons-le, au nom du Dieu devant lequel il va être appelé peut-être, de dire la vérité. Je le prends pour juge dans sa propre cause, monsieur, et ce qu’il dira je le croirai.

M. de La Trémouille réfléchit un instant, puis, comme il était difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.

Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé. Celui-ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais il était trop faible, et, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il retomba presque sans connaissance.

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M. de La Trémouille s’approcha de lui et lui fit respirer des sels qui le rappelèrent à la vie. Alors M. de Tréville, ne voulant pas qu’on pût l’accuser d’avoir influencé le malade, invita M. de La Trémouille à l’interroger lui-même.

Ce qu’avait prévu M. de Tréville arriva. Placé entre la vie et la mort comme l’était Bernajoux, il n’eut pas même l’idée de taire un instant la vérité; et il raconta aux deux seigneurs les choses exactement, telles qu’elles s’étaient passées.

C’était tout ce que voulait M. de Tréville; il souhaita à Bernajoux une prompte convalescence, prit congé de M. de La Trémouille, rentra à son hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre amis qu’il les attendait à dîner.

M. de Tréville recevait fort bonne compagnie, tout anti-cardinaliste d’ailleurs. On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dîner sur les deux échecs que venaient d’éprouver les gardes de Son Éminence. Or, comme d’Artagnan avait été le héros de ces deux journées, ce fut sur lui que tombèrent toutes les félicitations, qu’Athos, Porthos et Aramis lui abandonnèrent, non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour lui laisser le sien.

Vers six heures, M. de Tréville annonça qu’il était tenu d’aller au Louvre; mais comme l’heure de l’audience accordée par Sa Majesté était passée, au lieu de réclamer l’entrée par le petit escalier, il se plaça avec les quatre jeunes gens dans l’antichambre. Le roi n’était pas encore revenu de la chasse. Nos jeunes gens attendaient depuis une demi-heure à peine, mêlés à la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s’ouvrirent et qu’on annonça Sa Majesté.

A cette annonce, d’Artagnan se sentit frémir jusqu’à la moelle des os. L’instant qui allait suivre devait, selon toute probabilité, décider du reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixèrent-ils avec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi.

Louis XIII parut, marchant le premier; il était en costume de chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un fouet à la main. Au premier coup d’œil, d’Artagnan jugea que l’esprit du roi était à l’orage.

Cette disposition, toute visible qu’elle était chez Sa Majesté, n’empêcha pas les courtisans de se ranger sur son passage: dans les antichambres royales, mieux vaut encore être vu d’un œil irrité que de ne pas être vu du tout. Les trois mousquetaires n’hésitèrent donc pas et firent un pas en avant, tandis que d’Artagnan au contraire restait caché derrière eux; mais quoique le roi connût personnellement Athos, Porthos et Aramis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler, et comme s’il ne les avait jamais vus. Quant à M. de Tréville, lorsque les yeux du roi s’arrêtèrent un instant sur lui, il soutint ce regard avec tant de fermeté, que ce fut le roi qui détourna la vue; après quoi, tout en grommelant, Sa Majesté rentra dans son appartement.

—Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne serons pas encore faits chevaliers de l’ordre cette fois-ci.

—Attendez ici dix minutes, dit M. de Tréville; et si au bout de dix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez à mon hôtel: car il sera inutile que vous m’attendiez plus longtemps.

Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d’heure, vingt minutes; et, voyant que M. de Tréville ne reparaissait point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver.

M. de Tréville était entré hardiment dans le cabinet du roi, et avait trouvé Sa Majesté de très méchante humeur, assise sur un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne l’avait pas empêché de lui demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santé.

—Mauvaise, monsieur, mauvaise, répondit le roi, je m’ennuie.

C’était en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent prenait un de ses courtisans, l’attirait à une fenêtre et lui disait: Monsieur un tel, ennuyons-nous ensemble.

—Comment! Votre Majesté s’ennuie! dit M. de Tréville. N’a-t-elle donc pas pris aujourd’hui le plaisir de la chasse?

—Beau plaisir, monsieur! Tout dégénère, sur mon âme, et je ne sais si c’est le gibier qui n’a plus de voie ou les chiens qui n’ont plus de nez. Nous lançons un cerf dix-cors, nous le courons six heures, et quand il est prêt à tenir, quand Saint-Simon met déjà le cor à sa bouche pour sonner l’hallali, toute la meute prend le change et s’emporte sur un daguet. Vous verrez que je serai obligé de renoncer à la chasse à courre comme j’ai renoncé à la chasse au vol. Ah! je suis un roi bien malheureux, monsieur de Tréville! Je n’avais plus qu’un gerfaut, il est mort avant-hier.

—En effet, sire, je comprends votre désespoir, et le malheur est grand; mais il vous reste encore, ce me semble, bon nombre de faucons, d’éperviers et de tiercelets.

—Et pas un homme pour les instruire; les fauconniers s’en vont, il n’y a plus que moi qui connaisse l’art de la vénerie. Après moi tout sera dit, et l’on chassera avec des traquenards, des pièges, des trappes. Si j’avais le temps encore de former des élèves! mais oui, M. le cardinal est là qui ne me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l’Espagne, qui me parle de l’Autriche, qui me parle de l’Angleterre! Ah! à propos de M. le cardinal, monsieur de Tréville, je ne suis pas content de vous.

M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il connaissait le roi de longue main; il avait compris que toutes ses plaintes n’étaient qu’une préface, une espèce d’excitation pour s’encourager lui-même, et que c’était où il était arrivé enfin qu’il en voulait venir.

—Et en quoi ai-je été assez malheureux pour déplaire à Votre Majesté? demanda M. de Tréville en feignant le plus profond étonnement.

—Est-ce ainsi que vous faites votre charge, monsieur? continua le roi sans répondre directement à la question de M. de Tréville: est-ce pour cela que je vous ai nommé capitaine de mes mousquetaires, que ceux-ci assassinent un homme, émeuvent tout un quartier et veulent brûler Paris sans que vous en disiez un mot? Mais au reste, continua le roi, sans doute que je me hâte de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont en prison et que vous venez m’annoncer que justice est faite.

—Sire, répondit tranquillement M. de Tréville, je viens vous la demander au contraire.

—Et contre qui? s’écria le roi.

—Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville.

—Ah! voilà qui est nouveau, reprit le roi. N’allez-vous pas me dire que vos trois mousquetaires damnés, Athos, Porthos et Aramis et votre cadet de Béarn, ne se sont pas jetés comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne l’ont pas maltraité de telle façon qu’il est probable qu’il est en train de trépasser à cette heure! N’allez-vous pas dire qu’ensuite ils n’ont pas fait le siège de l’hôtel du duc de La Trémouille, et qu’ils n’ont point voulu le brûler! Ce qui n’aurait peut-être pas été un très grand malheur en temps de guerre, vu que c’est un nid de huguenots; mais ce qui, en temps de paix, est un fâcheux exemple. Dites, n’allez-vous pas nier tout cela?

—Et qui vous a fait ce beau récit, sire? demanda tranquillement M. de Tréville.

—Qui m’a fait ce beau récit, monsieur! et qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est celui qui veille quand je dors, qui travaille quand je m’amuse, qui mène tout au dedans et au dehors du royaume, en France comme en Europe?

—Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de Tréville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa Majesté.

—Non, monsieur; je veux parler du soutien de l’État, de mon seul serviteur, de mon ami, de M. le cardinal.

—Son Éminence n’est pas Sa Sainteté, sire.

—Qu’entendez-vous par là, monsieur?

—Qu’il n’y a que le pape qui soit infaillible et que cette infaillibilité ne s’étend pas aux cardinaux.

—Vous voulez dire qu’il me trompe, vous voulez dire qu’il me trahit. Vous l’accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous l’accusez.

—Non, sire; mais je dis qu’il se trompe lui-même; je dis qu’il a été mal renseigné; je dis qu’il a eu hâte d’accuser les mousquetaires de Votre Majesté, pour lesquels il est injuste, et qu’il n’a pas été puiser ses renseignements aux bonnes sources.

—L’accusation vient de M. de La Trémouille, du duc lui-même. Que répondez-vous à cela?

—Je pourrais répondre, sire, qu’il est trop intéressé dans la question pour être un témoin impartial; mais loin de là, sire, je connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m’en rapporterai à lui, mais à une condition, sire.

—Laquelle?

—C’est que Votre Majesté le fera venir, l’interrogera, mais elle-même, en tête à tête, sans témoins, et que je reverrai Votre Majesté aussitôt qu’elle aura reçu le duc.

—Oui-da! fit le roi, et vous vous en rapporterez à ce que dira M. de La Trémouille?

—Oui, sire.

—Vous accepterez son jugement?

—Sans doute.

—Et vous vous soumettrez aux réparations qu’il exigera?

—Parfaitement.

—La Chesnaye! fit le roi. La Chesnaye!

Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours à la porte, entra.

—La Chesnaye! dit le roi, qu’on aille à l’instant même me querir M. de La Trémouille; je veux lui parler ce soir.

—Votre Majesté veut-elle bien me donner sa parole qu’elle ne verra personne entre M. de La Trémouille et moi.

—Personne, foi de gentilhomme.

—A demain, sire, alors.

—A demain, monsieur.

—A quelle heure, s’il plaît à Votre Majesté?

—A l’heure que vous voudrez.

—Mais en venant par trop matin, je crains de réveiller Votre Majesté.

—Me réveiller? Est-ce que je dors? Je ne dors plus, monsieur; je rêve quelquefois, voilà tout. Venez donc d’aussi bon matin que vous voudrez, à sept heures; mais gare à vous si vos mousquetaires sont coupables.

—Si mes mousquetaires sont coupables, sire, les coupables seront remis aux mains de Votre Majesté, qui ordonnera d’eux selon son bon plaisir. Votre Majesté exige-t-elle quelque chose de plus? qu’elle parle, je suis prêt à lui obéir.

—Non, monsieur, non. A demain donc, monsieur, à demain.

—Dieu garde jusque-là Votre Majesté!

Si peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit plus mal encore; il avait fait prévenir dès le soir même ses trois mousquetaires et leur compagnon de se trouver chez lui à six heures et demie du matin. Il les emmena avec lui, sans leur rien affirmer, sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur et même la sienne tenaient à un coup de dés.

Arrivé au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi était toujours irrité contre eux, ils s’éloigneraient sans être vus; si le roi consentait à les recevoir, on n’aurait qu’à les faire appeler.

En arrivant dans l’antichambre particulière du roi, M. de Tréville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu’on n’avait pas rencontré le duc de La Trémouille la veille au soir à son hôtel, qu’il était rentré trop tard pour se présenter au Louvre, qu’il venait seulement d’arriver, et qu’il était à cette heure chez le roi.

Cette circonstance plut beaucoup à M. de Tréville, qui, de cette façon, fut certain qu’aucune suggestion étrangère ne se glisserait entre la déposition de M. de La Trémouille et lui.

En effet, dix minutes s’étaient à peine écoulées, que la porte du cabinet du roi s’ouvrit, et que M. de Tréville en vit sortir le duc de La Trémouille, lequel vint à lui et dit:

—Monsieur de Tréville, Sa Majesté vient de m’envoyer querir pour savoir comment les choses se sont passées hier matin à mon hôtel. Je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que la faute est à mes gens, et que je suis prêt à vous en faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis.

—Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j’étais si plein de confiance dans votre loyauté, que je n’avais pas voulu, près de Sa Majesté, d’autre défenseur que vous-même. Je vois que je ne m’étais pas abusé, et je vous remercie de ce qu’il y a encore en France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que j’ai dit de vous.

—C’est bien, c’est bien! dit le roi, qui avait écouté tous ces compliments entre les deux portes; seulement, dites-lui, Tréville, puisqu’il se prétend un de vos amis, que moi aussi je voudrais être des siens, mais qu’il me néglige; qu’il y a tantôt trois ans que je ne l’ai vu, et que je ne le vois que quand je l’envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part; car ce sont de ces choses qu’un roi ne peut dire lui-même.

—Merci, sire, merci, dit le duc; mais que Votre Majesté croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de Tréville, que ce ne sont point ceux qu’elle voit à toute heure du jour qui lui sont le plus dévoués.

—Ah! vous avez entendu ce que j’ai dit; tant mieux, duc, tant mieux, dit le roi en s’avançant jusque sur la porte. Ah! c’est vous, Tréville! où sont vos mousquetaires? Je vous avais dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne l’avez-vous pas fait?

—Ils sont en bas, sire, et avec votre congé La Chesnaye va leur dire de monter.

—Oui, oui, qu’ils viennent tout de suite; il va être huit heures, et à neuf heures j’attends une visite. Allez, monsieur le duc, et revenez surtout. Entrez, Tréville.

Le duc salua et sortit. Au moment où il ouvrait la porte, les trois mousquetaires et d’Artagnan, conduits par La Chesnaye, apparaissaient au haut de l’escalier.

—Venez, mes braves, dit le roi, venez; j’ai à vous gronder.

Les mousquetaires s’approchèrent en s’inclinant; d’Artagnan les suivait par derrière.

—Comment diable! continua le roi, à vous quatre, sept gardes de Son Éminence mis hors de combat en deux jours. C’est trop, messieurs, c’est trop. A ce compte-là, Son Éminence serait forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur. Un, par hasard, je ne dis pas; mais sept en deux jours, je le répète, c’est trop, c’est beaucoup trop.

—Aussi, dit M. de Tréville, Votre Majesté voit qu’ils viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses.

—Tout contrits et tout repentants! Hum! fit le roi, je ne me fie point à leurs faces hypocrites; il y a surtout là-bas une figure de Gascon. Venez ici, monsieur.

D’Artagnan, qui comprit que c’était à lui que le compliment s’adressait, s’approcha en prenant son air le plus désespéré.

—Eh bien! que me disiez-vous donc, que c’était un jeune homme? c’est un enfant, monsieur de Tréville, un véritable enfant! Et c’est celui-là qui a donné ce rude coup d’épée à Jussac?

—Et ces deux beaux coups d’épée à Bernajoux.

—Véritablement!

—Sans compter, dit Athos, que s’il ne m’avait pas tiré des mains de Bicarat, je n’aurais très certainement pas l’honneur de faire en ce moment ma très humble révérence à Votre Majesté.

—Mais c’est donc un véritable démon, que ce Béarnais, ventre saint-gris! monsieur de Tréville? comme eût dit le roi mon père. A ce métier-là, on doit trouer force pourpoints et briser force épées. Or les Gascons sont toujours pauvres, n’est-ce pas?

—Sire, je dois dire qu’on n’a pas encore trouvé des mines d’or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dût bien ce miracle en récompense de la manière dont ils ont soutenu les prétentions du roi votre père.

—Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m’ont fait roi moi-même, n’est-ce pas, Tréville, puisque je suis le fils de mon père? Eh bien! à la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles; et si vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la main sur la conscience, comment cela s’est-il passé?

D’Artagnan raconta l’aventure de la veille dans tous ses détails: comment, n’ayant pas pu dormir de la joie qu’il éprouvait à voir Sa Majesté, il était arrivé chez ses amis trois heures avant l’heure de l’audience; comment ils étaient allés ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu’il avait manifestée de recevoir une balle au visage, il avait été raillé par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie, et M. de La Trémouille, qui n’y était pour rien, de la perte de son hôtel.

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—C’est bien cela, murmurait le roi; oui, c’est ainsi que le duc m’a raconté la chose. Pauvre cardinal! sept hommes en deux jours et de ses plus chers; mais c’est assez comme cela, messieurs, entendez-vous! c’est assez: vous avez pris votre revanche de la rue Férou, et au delà; vous devez être satisfaits.

—Si Votre Majesté l’est, dit Tréville, nous le sommes.

—Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignée d’or de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d’Artagnan: Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction.

A cette époque, les idées de fierté qui sont de mise de nos jours n’étaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main à la main de l’argent du roi, et n’en était pas le moins du monde humilié. D’Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune façon, et en remerciant tout au contraire grandement Sa Majesté.

—Là, dit le roi en regardant sa pendule, là, et maintenant qu’il est huit heures et demie, retirez-vous; car je vous l’ai dit, j’attends quelqu’un à neuf heures. Merci de votre dévouement, messieurs. J’y puis compter, n’est-ce pas?

—Oh! sire! s’écrièrent d’une même voix les quatre compagnons, nous nous ferions couper en morceaux pour Votre Majesté.

—Bien, bien; mais restez entiers: cela vaut mieux, et vous me serez plus utiles. Tréville, ajouta le roi à demi-voix pendant que les autres se retiraient, comme vous n’avez pas de place dans les mousquetaires et que d’ailleurs pour entrer dans ce corps nous avons décidé qu’il fallait faire un noviciat, placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, votre beau-frère. Ah pardieu! Tréville, je me réjouis de la grimace que va faire le cardinal: il sera furieux, mais cela m’est égal, je suis dans mon droit.

Et le roi salua de la main Tréville, qui sortit et s’en vint rejoindre ses mousquetaires, qu’il trouva partageant avec d’Artagnan les quarante pistoles.

Et le cardinal, comme l’avait dit Sa Majesté, fut effectivement furieux, si furieux, que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi, ce qui n’empêchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde, et toutes les fois qu’il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus caressante:

—Eh bien, monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont à vous?

VII
L’INTÉRIEUR DES MOUSQUETAIRES

Lorsque d’Artagnan fut hors du Louvre, et qu’il consulta ses amis sur l’emploi qu’il devait faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui conseilla de commander un bon repas à la Pomme-de-Pin, Porthos de prendre un laquais, et Aramis de se faire une maîtresse convenable.

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Le repas fut exécuté le jour même, et le laquais y servit à table. Le repas avait été commandé par Athos, et le laquais fourni par Porthos. C’était un Picard que le glorieux mousquetaire avait embauché le jour même et à cette occasion sur le pont de la Tournelle, pendant qu’il faisait des ronds en crachant dans l’eau.

Porthos avait prétendu que cette occupation était la preuve d’une organisation réfléchie et contemplative, et il l’avait emmené sans autre recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il se crut engagé, avait séduit Planchet,—c’était le nom du Picard;—il y eut chez lui un léger désappointement lorsqu’il vit que la place était déjà prise par un confrère nommé Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifié que son état de maison, quoique grand, ne comportait pas deux domestiques, et qu’il lui fallait entrer au service de d’Artagnan. Cependant lorsqu’il assista au dîner que donnait son maître et qu’il vit celui-ci tirer en payant une poignée d’or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le ciel d’être tombé en la possession d’un pareil Crésus; il persévéra dans cette opinion jusqu’après le festin, des reliefs duquel il répara de longues abstinences. Mais en faisant le soir le lit de son maître, les chimères de Planchet s’évanouirent. Le lit était le seul de l’appartement, qui se composait d’une antichambre et d’une chambre à coucher. Planchet coucha dans l’antichambre sur une couverture tirée du lit de d’Artagnan, et dont d’Artagnan se passa depuis.

Athos de son côté avait un valet qu’il avait dressé à son service d’une façon toute particulière et que l’on appelait Grimaud. Il était fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons d’Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu’il vivait dans la plus profonde intimité avec ses compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se rappelaient l’avoir vu sourire souvent; mais jamais ils ne l’avaient entendu rire. Ses paroles étaient brèves et expressives, disant toujours ce qu’elles voulaient dire, rien de plus: pas d’enjolivements, pas de broderies, pas d’arabesques. Sa conversation était un fait sans aucun épisode.

Quoique Athos eût à peine trente ans et fût d’une grande beauté de corps et d’esprit, personne ne lui connaissait de maîtresse. Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n’empêchait pas qu’on en parlât devant lui, quoiqu’il fût facile de voir que ce genre de conversation, auquel il ne se mêlait que par des mots amers et des aperçus misanthropiques, lui était parfaitement désagréable. Sa réserve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un vieillard; il avait donc, pour ne point déroger à ses habitudes, habitué Grimaud à lui obéir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprêmes.

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Quelquefois Grimaud, qui craignait son maître comme le feu, tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son génie une grande vénération croyait avoir parfaitement compris ce qu’il désirait, s’élançait pour exécuter l’ordre reçu et faisait précisément le contraire. Alors Athos haussait les épaules, et, sans se mettre en colère, rossait Grimaud. Ces jours-là il parlait un peu.

Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractère tout opposé à celui d’Athos: non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu’on l’écoutât ou non; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s’entendre, il parlait de toutes choses excepté de sciences, excipant à cet endroit de la haine invétérée que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants. Il avait moins grand air qu’Athos, et le sentiment de son infériorité à ce sujet l’avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu’il s’était alors efforcé de dépasser par ses splendides toilettes. Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la façon dont il rejetait la tête en arrière et avançait le pied, Athos prenait à l’instant même la place qui lui était due et reléguait le fastueux Porthos au second rang. Porthos s’en consolait en remplissant l’antichambre de M. de Tréville et les corps de garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes, tandis qu’Athos ne parlait jamais des siennes; et, pour le moment, après avoir passé de la noblesse de robe à la noblesse d’épée, de la robine à la baronne, il n’était question de rien moins pour Porthos que d’une princesse étrangère qui lui voulait un bien énorme.

Un vieux proverbe dit: «Tel maître tel valet.» Passons donc du valet d’Athos à celui de Porthos, de Grimaud à Mousqueton.

Mousqueton était un Normand dont son maître avait changé le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore de Mousqueton. Il était entré au service de Porthos à la condition qu’il serait habillé et logé seulement, mais d’une façon magnifique; il ne réclamait que deux heures par jour pour les consacrer à une industrie qui devait pourvoir à tous ses autres besoins. Porthos avait accepté le marché; la chose lui allait à merveille. Il faisait tailler à Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et grâce à un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes à neuf en les retournant, et dont la femme était soupçonnée de vouloir faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques, Mousqueton faisait à la suite de son maître fort bonne figure.

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Quant à Aramis dont nous croyons avoir suffisamment exposé le caractère, caractère du reste que comme celui de ses compagnons nous pourrons suivre dans son développement, son laquais s’appelait Bazin. Grâce à l’espérance qu’avait son maître d’entrer un jour dans les ordres, il était toujours vêtu de noir, comme doit l’être le serviteur d’un homme d’église. C’était un Berrichon de trente-cinq à quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant à lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son maître, faisant à la rigueur pour deux un dîner de peu de plats, mais excellents. Au reste, muet, aveugle, sourd, et d’une fidélité à toute épreuve.

Maintenant que nous connaissons, superficiellement du moins, les maîtres et les valets, passons aux demeures occupées par chacun d’eux.

Athos habitait rue Férou, à deux pas du Luxembourg; son appartement se composait de deux petites chambres; fort proprement meublées, dans une maison garnie dont l’hôtesse encore jeune et véritablement encore belle lui faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d’une grande splendeur passée éclataient çà et là aux murailles de ce modeste logement: c’était une épée, par exemple, richement damasquinée, qui remontait pour la façon à l’époque de François Ier, et dont la poignée seule, incrustée de pierres précieuses, pouvait valoir deux cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus grande détresse, Athos n’avait jamais consenti à engager ou à vendre. Cette épée avait longtemps fait l’ambition de Porthos. Porthos aurait donné dix années de sa vie pour posséder cette épée.

Un jour qu’il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya même de l’emprunter à Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux, bourses, aiguillettes et chaînes d’or, il offrit tout à Porthos; mais quant à l’épée, lui dit-il, elle était scellée à sa place et ne devait la quitter que lorsque son maître quitterait lui-même son logement. Outre son épée il y avait encore un portrait représentant un seigneur du temps de Henri III, vêtu avec la plus grande élégance, et qui portait l’ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, était son ancêtre.

Enfin, un coffre de magnifique orfèvrerie, aux mêmes armes que l’épée et le portrait, faisait un milieu de cheminée qui jurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait toujours la clé de ce coffre sur lui. Mais un jour il l’avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s’assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers: des lettres d’amour et des papiers de famille sans doute.

Porthos habitait un appartement très vaste et d’une très somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu’il passait avec quelque ami devant ses fenêtres, à l’une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livrée, Porthos levait la tête et la main, et disait: Voilà ma demeure. Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n’invitait personne à y monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce que cette somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.

Quant à Aramis, il habitait un petit logement composé d’un boudoir, d’une salle à manger et d’une chambre à coucher, laquelle chambre, située comme le reste de l’appartement au rez-de-chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et impénétrable aux yeux du voisinage.

Reste d’Artagnan, mais nous savons comment il était logé, et nous avons déjà fait connaissance avec son laquais, maître Planchet.

D’Artagnan, qui était fort curieux de sa nature, comme le sont, du reste, les gens qui ont le génie de l’intrigue, fit tous ses efforts pour savoir ce qu’étaient au juste Athos, Porthos et Aramis; car sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son grand seigneur d’une lieue. Il s’adressa donc à Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramis pour connaître Porthos.

Malheureusement Porthos lui-même ne savait de la vie de son silencieux camarade que ce qui en avait transpiré. On disait qu’il avait eu de grands malheurs dans ses histoires amoureuses, et qu’une affreuse trahison avait empoisonné à jamais la vie de ce galant homme. Quelle était cette trahison? tout le monde l’ignorait.

Porthos, excepté son véritable nom, que M. de Tréville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, avait une vie facile à connaître. On voyait à travers sa personne vaniteuse et indiscrète comme à travers un cristal. Seulement il fallait bien se garder de croire tout le bien qu’il disait de lui.

Quant à Aramis, tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret, c’était un garçon tout confit de mystères, répondant peu aux questions qu’on lui faisait sur les autres, et éludant celles que l’on faisait sur lui-même. Un jour d’Artagnan, après l’avoir longtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse, voulut savoir aussi à quoi s’en tenir sur les aventures amoureuses de son interlocuteur.

—Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des baronnes, des comtesses et des princesses des autres?

—Pardon, interrompit Aramis, j’ai parlé parce que Porthos en parle lui-même, parce qu’il a crié toutes ces belles choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher monsieur d’Artagnan, que si je les tenais d’une autre source ou qu’il me les eût confiées, il n’y aurait pas eu de confesseur plus discret que moi.

—Je n’en doute pas, reprit d’Artagnan; mais enfin, il me semble que vous-même vous êtes assez familier avec les armoiries, témoin certain mouchoir brodé auquel je dois l’honneur de votre connaissance.

Aramis cette fois ne se fâcha point, mais il prit son air le plus modeste et répondit affectueusement:

—Mon cher, n’oubliez pas que je veux être d’Église, et que je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne m’était point confié, mais il avait été oublié chez moi par un de mes amis. J’ai dû le recueillir pour ne pas les compromettre, lui et la dame qu’il aime. Pour moi, je n’ai point et ne veux point avoir de maîtresse, suivant en cela l’exemple très judicieux d’Athos, qui n’en a pas plus que moi.

—Mais que diable? vous n’êtes pas abbé, puisque vous êtes mousquetaire.

—Mousquetaire par intérim, mon cher, comme dit le cardinal, mousquetaire contre mon gré, mais homme d’Église dans le cœur, croyez-moi. Athos et Porthos m’ont fourré là dedans pour m’occuper: j’ai eu, au moment d’être ordonné, une petite difficulté avec... Mais cela ne vous inquiète guère, et je vous prends un temps précieux.

—Point du tout, cela m’intéresse fort, s’écria d’Artagnan, et je n’ai pour le moment absolument rien à faire.

—Oui, mais moi j’ai mon bréviaire à dire, répondit Aramis, puis quelques vers à composer, que m’a demandés madame d’Aiguillon; ensuite je dois passer rue Saint-Honoré, afin d’acheter du rouge pour madame de Chevreuse: vous voyez, mon cher ami, que, si rien ne vous presse, je suis très pressé, moi.

Et Aramis tendit affectueusement la main à son jeune compagnon et prit congé de lui.

D’Artagnan ne put, quelque peine qu’il se donnât, en savoir davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le présent tout ce qu’on disait de leur passé, espérant des révélations plus sûres et plus étendues de l’avenir. En attendant, il considéra Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.

Au reste la vie des quatre jeunes gens était joyeuse: Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n’empruntait jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût sans cesse à leur service; et lorsqu’il avait joué sur parole, il faisait toujours réveiller son créancier à six heures du matin pour lui payer sa dette de la veille.

Porthos avait des fougues: ces jours-là, s’il gagnait, on le voyait insolent et splendide; s’il perdait, il disparaissait complètement pendant quelques jours, après lesquels il reparaissait le visage blême et la mine allongée, mais avec de l’argent dans ses poches.

Aramis ne jouait jamais. C’était bien le plus mauvais mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir. Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois, au milieu d’un dîner, quand chacun, dans l’entraînement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que l’on en avait encore pour deux ou trois heures à rester à table, Aramis regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait congé de la société pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il avait rendez-vous. D’autres fois, il retournait à son logis pour écrire une thèse, et priait ses amis de ne pas le distraire.

Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mélancolique, si bienséant à sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu’Aramis ne serait jamais qu’un curé de village.

Planchet, le valet de d’Artagnan, supporta noblement la bonne fortune; il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il revenait au logis gai comme un pinson et affable envers son maître. Quand le vent de l’adversité commença à souffler sur le ménage de la rue des Fossoyeurs, c’est-à-dire quand les quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangées ou à peu près, il commença des plaintes qu’Athos trouva nauséabondes, Porthos indécentes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc à d’Artagnan de congédier le drôle, Porthos voulait qu’on le bâtonnât auparavant, et Aramis prétendit qu’un maître ne devait entendre que les compliments qu’on fait de lui.

—Cela vous est bien aisé à dire, reprit d’Artagnan: à vous, Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui défendez de parler, et qui, par conséquent, n’avez jamais de mauvaises paroles avec lui; à vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui êtes un dieu pour votre valet Mousqueton; à vous enfin, Aramis, qui toujours distrait par vos études théologiques, inspirez un profond respect à votre serviteur Bazin, homme doux et religieux; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni même garde, moi, que ferais-je pour inspirer de l’affection, de la terreur ou du respect à Planchet?

—La chose est grave, répondirent les trois amis; c’est une affaire d’intérieur; il en est des valets comme des femmes, il faut les mettre tout de suite sur le pied où l’on désire qu’ils restent. Réfléchissez donc.

D’Artagnan réfléchit et se résolut à rouer Planchet par provision, ce qui fut exécuté avec la conscience que d’Artagnan mettait en toutes choses; puis, après l’avoir bien rossé, il lui défendit de quitter son service sans sa permission; «car, ajouta-t-il, l’avenir ne peut me faire faute; j’attends inévitablement des temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes près de moi, et je suis trop bon maître pour te faire manquer ta fortune en t’accordant le congé que tu me demandes.»

Cette manière d’agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires pour la politique de d’Artagnan. Planchet fut également saisi d’admiration et ne parla plus de s’en aller.

La vie des quatre jeunes gens était devenue commune; d’Artagnan, qui n’avait aucune habitude, puisqu’il arrivait de sa province et tombait au milieu d’un monde tout nouveau pour lui, prit aussitôt les habitudes de ses amis.

On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en été, et l’on allait prendre le mot d’ordre et l’air des affaires chez M. de Tréville. D’Artagnan, bien qu’il ne fût pas mousquetaire, en faisait le service avec une ponctualité touchante: il était toujours de garde parce qu’il tenait toujours compagnie à celui de ses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait à l’hôtel des mousquetaires et chacun le tenait pour un bon camarade; M. de Tréville, qui l’avait apprécié du premier coup d’œil, et qui lui portait une véritable affection, ne cessait de le recommander au roi.

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De leur côté, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune camarade. L’amitié qui unissait ces quatre hommes et le besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisait sans cesse courir l’un après l’autre comme des ombres; et l’on rencontrait toujours les inséparables se cherchant du Luxembourg à la place Saint-Sulpice et de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg.

En attendant, les promesses de M. de Tréville allaient leur train. Un beau jour le roi commanda à M. le chevalier des Essarts de prendre d’Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes. D’Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu’il eût voulu, au prix de dix années de son existence, troquer contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de Tréville promit cette faveur après un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait être abrégé, au reste, si l’occasion se présentait pour d’Artagnan de rendre quelque service au roi ou de faire quelque action d’éclat. D’Artagnan se retira sur cette promesse et dès le lendemain commença son service.

Alors ce fut le tour d’Athos, de Porthos et d’Aramis de monter la garde avec d’Artagnan quand il était de garde. La compagnie de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d’un le jour où elle prit d’Artagnan.

VIII
UNE INTRIGUE DE COUR

Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les choses de ce monde, après avoir eu un commencement avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons étaient tombés dans la gêne. D’abord Athos avait soutenu pendant quelque temps l’association de ses propres deniers. Porthos lui avait succédé, et, grâce à une de ces disparitions auxquelles on était habitué, il avait pendant près de quinze jours encore subvenu aux besoins de tout le monde; enfin était arrivé le tour d’Aramis qui s’était exécuté de bonne grâce, et qui était parvenu, disait-il, en vendant ses livres de théologie, à se procurer quelques pistoles.

On eut alors, comme d’habitude, recours à M. de Tréville, qui fit quelques avances sur la solde; mais ces avances ne pouvaient pas conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient déjà force comptes arriérés, et un garde qui n’en avait pas encore.

Enfin quand on vit qu’on allait manquer tout à fait, on rassembla dans un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement il était dans une mauvaise veine: il perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole.

Alors la gêne devint de la détresse; on vit les affamés suivis de leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant chez leurs amis du dehors tous les dîners qu’ils purent trouver; car, suivant l’avis d’Aramis, on devait dans la prospérité semer des repas à droite et à gauche pour en récolter quelques-uns dans la disgrâce.

Athos fut invité quatre fois et mena chaque fois ses amis avec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit également jouir ses camarades. Aramis en eut huit, c’était un homme, comme on a déjà pu s’en apercevoir, qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne.

Quant à d’Artagnan, qui ne connaissait encore personne dans la capitale, il ne trouva qu’un déjeuner de chocolat chez un prêtre de son pays, et un dîner chez un cornette des gardes. Il mena son armée chez le prêtre, auquel on dévora sa provision de deux mois, et chez le cornette, qui fit des merveilles; mais, comme le disait Planchet, on ne mange toujours qu’une fois, même quand on mange beaucoup.

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D’Artagnan se trouva donc assez humilié de n’avoir eu qu’un repas et demi, car le déjeuner chez le prêtre ne pouvait compter que pour un demi-repas, à offrir à ses compagnons, en échange des festins que s’étaient procurés Athos, Porthos et Aramis. Il se croyait à charge à la société, oubliant dans sa bonne foi toute juvénile qu’il avait nourri cette société pendant un mois, et son esprit préoccupé se mit à travailler activement. Il réfléchit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, entreprenants et actifs, devait avoir un autre but que des promenades déhanchées, des leçons d’escrime et des lazzis plus ou moins spirituels.

En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes dévoués les uns aux autres depuis la bourse jusqu’à la vie, quatre hommes se soutenant toujours, ne reculant jamais, exécutant isolément ou ensemble les résolutions prises en commun; quatre bras menaçant les quatre points cardinaux ou se tournant vers un seul point, devaient inévitablement, soit dans l’ombre, soit au jour, soit par la mine, soit par la tranchée, soit par la ruse, soit par la force, s’ouvrir un chemin vers le but qu’ils voulaient atteindre, si bien défendu ou si éloigné qu’il fût. La seule chose qui étonna d’Artagnan, c’est que ses compagnons n’eussent point songé à cela.

Il y songeait, lui, et sérieusement même, se creusant la cervelle pour trouver une direction à cette force unique quatre fois multipliée avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec le levier que cherchait Archimède, on ne parvînt à soulever le monde, lorsque l’on frappa doucement à la porte. D’Artagnan réveilla Planchet et lui ordonna d’ouvrir.

Que de cette phrase, d’Artagnan réveilla Planchet, le lecteur n’aille pas augurer qu’il faisait nuit ou que le jour n’était point encore venu. Non! quatre heures venaient de sonner. Planchet, deux heures auparavant, était venu demander à dîner à son maître, lequel lui avait répondu par le proverbe: «Qui dort dîne.» Et Planchet dînait en dormant.

Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait l’air d’un bourgeois.

Planchet, pour son dessert, eût bien voulu entendre la conversation, mais le bourgeois déclara à d’Artagnan que ce qu’il avait à lui dire étant important et confidentiel, il désirait demeurer en tête à tête avec lui.

D’Artagnan congédia Planchet et fit asseoir son visiteur.

Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux hommes se regardèrent comme pour faire une connaissance préalable, après quoi d’Artagnan s’inclina en signe qu’il écoutait.

—J’ai entendu parler de M. d’Artagnan comme d’un jeune homme fort brave, dit le bourgeois, et cette réputation dont il jouit à juste titre m’a décidé à lui confier un secret.

—Parlez, monsieur, parlez, dit d’Artagnan, qui, d’instinct, flaira quelque chose d’avantageux.

Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua:

—J’ai ma femme qui est lingère chez la reine, monsieur, et qui ne manque ni de sagesse ni de beauté. On me l’a fait épouser, voilà bientôt trois ans, quoiqu’elle n’eût qu’un petit avoir, parce que M. de La Porte, le portemanteau de la reine, est son parrain et la protège...

—Eh bien! monsieur? demanda d’Artagnan.

—Eh bien! reprit le bourgeois, eh bien! monsieur, ma femme a été enlevée hier au matin, comme elle sortait de sa chambre de travail.

—Et par qui votre femme a-t-elle été enlevée?

—Je n’en sais rien sûrement, monsieur, mais je soupçonne quelqu’un.

—Et quelle est cette personne que vous soupçonnez?

—Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.

—Diable!

—Mais voulez-vous que je vous dise, monsieur, continua le bourgeois, je suis convaincu qu’il y a moins d’amour que de politique dans tout cela.

—Moins d’amour que de politique, reprit d’Artagnan d’un air fort réfléchi, et que soupçonnez-vous?

—Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupçonne...

—Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande absolument rien, moi. C’est vous qui êtes venu. C’est vous qui m’avez dit que vous aviez un secret à me confier. Faites donc à votre guise, il est encore temps de vous retirer.

—Non, monsieur, non, vous m’avez l’air d’un honnête jeune homme, et j’aurai confiance en vous. Je crois donc que ce n’est pas à cause de ses amours que ma femme a été arrêtée, mais à cause de celles d’une plus grande dame qu’elle.

—Ah! ah! serait-ce à cause des amours de madame de Bois-Tracy? fit d’Artagnan, qui voulut avoir l’air, vis-à-vis de son bourgeois, d’être au courant des affairés de la cour.

—Plus haut, monsieur, plus haut.

—De madame d’Aiguillon?

—Plus haut encore.

—De madame de Chevreuse?

—Plus haut, beaucoup plus haut!

—De la... d’Artagnan s’arrêta.

—Oui, monsieur, répondit si bas, qu’à peine si on put l’entendre, le bourgeois épouvanté.

—Et avec qui?

—Avec qui cela peut-il être, si ce n’est avec le duc de...

—Le duc de...

—Oui, monsieur! répondit le bourgeois, en donnant à sa voix une intonation plus sourde encore.

—Mais comment savez-vous tout cela, vous?

—Ah! comment je le sais?

—Oui, comment le savez-vous? Pas de demi-confidence, ou... vous comprenez.

—Je le sais par ma femme, monsieur, par ma femme elle-même.

—Qui le sait, elle... par qui?

—Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu’elle était la filleule de M. de La Porte, l’homme de confiance de la reine. Eh bien, M. de La Porte l’avait mise près de Sa Majesté pour que notre pauvre reine au moins eût quelqu’un à qui se fier, abandonnée comme elle l’est par le roi, espionnée comme elle l’est par le cardinal, trahie comme elle l’est par tous.

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—Ah! ah! voilà qui se dessine, dit d’Artagnan.

—Or ma femme est venue il y a quatre jours, monsieur; une de ses conditions était qu’elle devait me venir voir deux fois la semaine; car, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, ma femme m’aime beaucoup; ma femme est donc venue, et m’a confié que la reine, en ce moment-ci, avait de grandes craintes.

—Vraiment?

—Oui. M. le cardinal, à ce qu’il paraît, la poursuit et la persécute plus que jamais, il ne peut pas lui pardonner l’histoire de la sarabande. Vous savez l’histoire de la sarabande?

—Pardieu, si je la sais! répondit d’Artagnan, qui ne savait rien du tout, mais qui voulait avoir l’air d’être au courant.

—De sorte que, maintenant, ce n’est plus de la haine, c’est de la vengeance.

—Vraiment?

—Et la reine croit...

—Eh bien, que croit la reine?

—Elle croit que l’on a écrit à M. le duc de Buckingham en son nom.

—Au nom de la reine?

—Oui, pour le faire venir à Paris, et une fois venu à Paris, pour l’attirer dans quelque piège.

—Diable! mais votre femme, mon cher monsieur, qu’a-t-elle à faire dans tout cela?

—On connaît son dévouement pour la reine, et l’on veut ou l’éloigner de sa maîtresse, ou l’intimider pour avoir les secrets de Sa Majesté, ou la séduire pour se servir d’elle comme d’un espion.

—C’est probable, dit d’Artagnan; mais l’homme qui l’a enlevée, le connaissez-vous?

—Je vous ai dit que je croyais le connaître.

—Son nom?

—Je ne le sais pas; ce que je sais seulement, c’est que c’est une créature du cardinal, son âme damnée.

—Mais vous l’avez vu?

—Oui, ma femme me l’a montré un jour.

—A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaître?

—Oh! certainement, c’est un seigneur de haute mine, poil noir, teint basané, œil perçant, dents blanches, et une cicatrice à la tempe.

—Une cicatrice à la tempe! s’écria d’Artagnan, et avec cela dents blanches, œil perçant, teint basané, poil noir, et haute mine; c’est mon homme de Meung!

—C’est votre homme, dites-vous?

—Oui, oui; mais cela ne fait rien à la chose. Non, je me trompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire; si votre homme est le mien, je ferai d’un coup deux vengeances, voilà tout; mais où rejoindre cet homme?

—Je n’en sais rien.

—Vous n’avez aucun renseignement sur sa demeure?

—Aucun; un jour que je reconduisais ma femme au Louvre, il en sortait comme elle allait y entrer, et elle me l’a fait voir.

—Diable! diable! murmura d’Artagnan, tout ceci est bien vague; par qui avez-vous su l’enlèvement de votre femme?

—Par M. de La Porte.

—Vous a-t-il donné quelque détail?

—Il n’en avait aucun.

—Et vous n’avez rien appris d’un autre côté?

—Si fait, j’ai reçu...

—Quoi?

—Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence?

—Vous revenez encore là-dessus; cependant je vous ferai observer que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.

—Aussi je ne recule pas, mordieu! s’écria le bourgeois en jurant pour se monter la tête. D’ailleurs, foi de Bonacieux...

—Vous vous appelez Bonacieux? interrompit d’Artagnan.

—Oui, c’est mon nom.

—Vous disiez donc, foi de Bonacieux! pardon si je vous ai interrompu; mais il me semblait que ce nom ne m’était pas inconnu.

—C’est possible, monsieur. Je suis votre propriétaire.

—Ah! ah! fit d’Artagnan en se soulevant à demi et en saluant, vous êtes mon propriétaire?

—Oui, monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous êtes chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations vous avez oublié de me payer mon loyer; comme, dis-je, je ne vous ai pas tourmenté un seul instant, j’ai pensé que vous auriez égard à ma délicatesse.

—Comment donc, mon cher monsieur Bonacieux, reprit d’Artagnan, croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pareil procédé, et que, comme je vous l’ai dit, si je puis vous être bon à quelque chose...

—Je vous crois, monsieur, je vous crois, et comme j’allais vous le dire, foi de Bonacieux! j’ai confiance en vous.

—Achevez donc ce que vous avez commencé à me dire.

Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le présenta à d’Artagnan.

—Une lettre! fit le jeune homme.

—Que j’ai reçue ce matin.

D’Artagnan l’ouvrit, et comme le jour commençait à baisser, il s’approcha de la fenêtre. Le bourgeois le suivit.

«Ne cherchez pas votre femme, lut d’Artagnan; elle vous sera rendue quand on n’aura plus besoin d’elle. Si vous faites une seule démarche pour la retrouver, vous êtes perdu.»

—Voilà qui est positif, continua d’Artagnan; mais après tout ce n’est qu’une menace.

—Oui; mais cette menace m’épouvante; moi, monsieur, je ne suis pas homme d’épée du tout, et j’ai peur de la Bastille.

—Hum! fit d’Artagnan; mais c’est que je ne me soucie pas plus de la Bastille que vous, moi. S’il ne s’agissait que d’un coup d’épée, passe encore.

—Cependant, monsieur, j’avais bien compté sur vous dans cette occasion.

—Oui?

—Vous voyant sans cesse entouré de mousquetaires à l’air fort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires étaient ceux de M. de Tréville, et par conséquent des ennemis du cardinal, j’avais pensé que vous et vos amis, tout en rendant justice à notre pauvre reine, seriez enchantés de jouer un mauvais tour à Son Éminence.

—Sans doute.

—Et puis j’avais pensé que me devant trois mois de loyer dont je ne vous ai jamais parlé...

—Oui, oui, vous m’avez déjà donné cette raison, et je la trouve excellente.

—Comptant de plus, tant que vous me ferez l’honneur de rester chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer à venir...

—Très bien.

—Et ajoutez à cela, si besoin est, comptant vous offrir une cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilité, vous vous trouviez gêné en ce moment.

—A merveille; mais vous êtes donc riche, mon cher monsieur Bonacieux?

—Je suis à mon aise, monsieur, c’est le mot; j’ai amassé quelque chose comme deux ou trois mille écus de rente dans le commerce de la mercerie, et surtout en plaçant quelques fonds sur le dernier voyage du célèbre navigateur Jean Mocquet; de sorte que, vous comprenez, monsieur... Ah! mais... s’écria le bourgeois.

—Quoi? demanda d’Artagnan.

—Que vois-je là?

—Où?

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—Dans la rue, en face de vos fenêtres, dans l’embrasure de cette porte: un homme enveloppé dans un manteau.

—C’est lui! s’écrièrent à la fois d’Artagnan et le bourgeois, chacun d’eux, en même temps, ayant reconnu son homme.

—Ah! cette fois-ci, s’écria d’Artagnan en sautant sur son épée, cette fois-ci il ne m’échappera pas.

Et tirant son épée du fourreau, il se précipita hors de l’appartement.

Sur l’escalier il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils s’écartèrent, d’Artagnan passa entre eux comme un trait.

—Ah çà! où cours-tu ainsi? lui crièrent à la fois les deux mousquetaires.

—L’homme de Meung! répondit d’Artagnan, et il disparut.

D’Artagnan avait plus d’une fois raconté à ses amis son aventure avec l’inconnu, ainsi que l’apparition de la belle voyageuse à laquelle cet homme avait pu confier une si importante missive.

L’avis d’Athos avait été que d’Artagnan avait perdu sa lettre dans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui, et au portrait que d’Artagnan avait fait de l’inconnu ce ne pouvait être qu’un gentilhomme, un gentilhomme devait être incapable de cette bassesse, de voler une lettre.

Porthos n’avait vu dans tout cela qu’un rendez-vous amoureux donné par une dame à un cavalier ou par un cavalier à une dame, et qu’était venue troubler la présence de d’Artagnan et de son cheval jaune.

Aramis avait dit que ces sortes de choses étant mystérieuses, mieux valait ne point les approfondir.

Ils comprirent donc, sur les quelques mots échappés à d’Artagnan, de quelle affaire il était question, et comme ils pensèrent qu’après avoir rejoint son homme ou l’avoir perdu de vue, d’Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils continuèrent leur chemin.

Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre de d’Artagnan, la chambre était vide: le propriétaire, craignant les suites de la rencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme et l’inconnu, avait, par suite de l’exposition qu’il avait faite lui-même de son caractère, jugé qu’il était prudent de décamper.

IX
D’ARTAGNAN SE DESSINE

Comme l’avaient prévu Athos et Porthos, au bout d’une demi-heure d’Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manqué son homme, qui avait disparu comme par enchantement. D’Artagnan avait couru, l’épée à la main, toutes les rues environnantes, mais il n’avait rien trouvé qui ressemblât à celui qu’il cherchait, puis enfin il en était revenu à la chose par laquelle il aurait du commencer peut-être, et qui était de frapper à la porte contre laquelle l’inconnu était appuyé; mais c’était inutilement qu’il avait dix ou douze fois de suite fait résonner le marteau, personne n’avait répondu, et des voisins qui, attirés par le bruit, étaient accourus sur le seuil de leur porte ou avaient mis le nez à leurs fenêtres, lui avaient assuré que cette maison, dont au reste toutes les ouvertures étaient closes, était depuis six mois complètement inhabitée.

Pendant que d’Artagnan courait les rues et frappait aux portes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu’en revenant chez lui d’Artagnan trouva la réunion au grand complet.

—Eh bien? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer d’Artagnan la sueur sur le front et la figure bouleversée par la colère.

—Eh bien! s’écria celui-ci en jetant son épée sur le lit, il faut que cet homme soit le diable en personne; il a disparu comme un fantôme, comme une ombre, comme un spectre.

—Croyez-vous aux apparitions? demanda Athos à Porthos.

—Moi, je ne crois qu’à ce que j’ai vu, et, comme je n’ai jamais vu d’apparitions, je n’y crois pas.

—La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d’y croire: l’ombre de Samuel apparut à Saül, et c’est un article de foi que je serais fâché de voir mettre en doute, Porthos.

—Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, illusion ou réalité, cet homme est né pour ma damnation, car sa fuite nous fait manquer une affaire superbe, messieurs, une affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut-être plus à gagner.

—Comment cela? dirent à la fois Porthos et Aramis.

Quant à Athos, fidèle à son système de mutisme, il se contenta d’interroger d’Artagnan du regard.

—Planchet, dit d’Artagnan à son domestique, qui passait en ce moment la tête par la porte entre-bâillée pour tâcher de surprendre quelques bribes de la conversation, descendez chez mon propriétaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyer une demi-douzaine de bouteilles de vin de Beaugency, c’est celui que je préfère.

—Ah çà! mais vous avez donc crédit ouvert chez votre propriétaire? demanda Porthos.

—Oui, répondit d’Artagnan, à compter d’aujourd’hui, et soyez tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons querir d’autre.

—Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.

—J’ai toujours dit que d’Artagnan était la forte tête de nous quatre, fit Athos, qui, après avoir émis cette opinion, à laquelle d’Artagnan répondit par un salut, retomba aussitôt dans son silence accoutumé.

—Mais enfin, voyons, qu’y a-t-il? demanda Porthos.

—Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, à moins que l’honneur de quelque dame ne se trouve exposé par cette confidence; auquel cas vous ferez mieux de la garder pour vous.

—Soyez tranquilles, répondit d’Artagnan, l’honneur de personne n’aura à se plaindre de ce que j’ai à vous dire.

Et alors il raconta mot pour mot à ses amis ce qui venait de se passer entre lui et son hôte, et comment l’homme qui avait enlevé la femme du digne propriétaire était le même avec lequel il avait eu maille à partir à l’hôtellerie du Franc-Meunier.

—Votre affaire n’est pas mauvaise, dit Athos, après avoir goûté le vin en connaisseur et indiqué d’un signe de tête qu’il le trouvait bon, et l’on pourra tirer à ce brave homme cinquante à soixante pistoles. Maintenant, reste à savoir si cinquante à soixante pistoles valent la peine de risquer quatre têtes.

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—Mais faites attention, s’écria d’Artagnan, qu’il y a une femme dans cette affaire, une femme enlevée, une femme qu’on menace sans doute, qu’on torture peut-être, et tout cela parce qu’elle est fidèle à sa maîtresse!

—Prenez garde, d’Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous vous échauffez un peu trop à mon avis sur le sort de madame Bonacieux. La femme a été créée pour notre perte, et c’est d’elle que nous viennent toutes nos misères.

Athos, à cette sentence d’Aramis, fronça le sourcil et se mordit les lèvres.

—Ce n’est point de madame Bonacieux que je m’inquiète, s’écria d’Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne, que le cardinal persécute, et qui voit tomber, les unes après les autres, les têtes de tous ses amis.

—Pourquoi aime-t-elle ce que nous détestons le plus au monde, les Espagnols et les Anglais?

—L’Espagne est sa patrie, répondit d’Artagnan, et il est tout simple qu’elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la même terre qu’elle. Quant au second reproche que vous lui faites, j’ai entendu dire qu’elle aimait non pas les Anglais, mais un Anglais.

—Eh! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais était bien digne d’être aimé. Je n’ai jamais vu plus grand air que le sien.

—Sans compter qu’il s’habille comme personne, dit Porthos. J’étais au Louvre le jour où il a semé ses perles, et, pardieu, j’en ai ramassé deux que j’ai bien vendues dix pistoles pièce. Et toi, Aramis, le connais-tu?

—Aussi bien que vous, messieurs, car j’étais de ceux qui l’ont arrêté dans le jardin d’Amiens, où m’avait introduit M. de Putange, l’écuyer de la reine. J’étais au séminaire à cette époque, et l’aventure me parut cruelle pour le roi.

—Ce qui ne m’empêcherait pas, dit d’Artagnan, si je savais où est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de le conduire près de la reine, ne fût-ce que pour faire enrager M. le cardinal; car notre véritable, notre seul, notre éternel ennemi, messieurs, c’est le cardinal, et si nous pouvions trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel, j’avoue que j’y engagerais volontiers ma tête.

—Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d’Artagnan, que la reine pensait qu’on avait fait venir Buckingham sur un faux avis?

—Elle en a peur.

—Attendez donc, dit Aramis.

—Quoi? demanda Porthos.

—Allez toujours, je cherche à me rappeler des circonstances.

—Et maintenant je suis convaincu, dit d’Artagnan, que l’enlèvement de cette femme de la reine se rattache aux événements dont nous parlons, et peut-être à la présence de M. de Buckingham à Paris.

—Le Gascon est plein d’idées, dit Porthos avec admiration.

—J’aime beaucoup l’entendre parler, dit Athos, son patois m’amuse.

—Messieurs, reprit Aramis, écoutez ceci.

—Écoutons Aramis, dirent les trois amis.

—Hier, je me trouvais chez un savant docteur en théologie que je consulte quelquefois pour mes études...

Athos sourit.

—Il habite un quartier désert, continua Aramis: ses goûts, sa profession, l’exigent. Or, au moment où je sortais de chez lui...

Ici Aramis s’arrêta.

—Eh bien? demandèrent ses auditeurs, au moment où vous sortiez de chez lui?

Aramis parut faire un effort sur lui-même, comme un homme qui, en plein courant de mensonge, se voit arrêter par quelque obstacle imprévu; mais les yeux de ses trois compagnons étaient fixés sur lui, leurs oreilles attendaient béantes, il n’y avait pas moyen de reculer.

—Ce docteur a une nièce, continua Aramis.

—Ah! il a une nièce! interrompit Porthos.

—Dame fort respectable, dit Aramis.

Les trois amis se mirent à rire.

—Ah! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous ne saurez rien.

—Nous sommes croyants comme des mahométistes et muets comme des catafalques, dit Athos.

—Je continue donc, reprit Aramis. Cette nièce vient quelquefois voir son oncle; or, elle s’y trouvait hier en même temps que moi, par hasard, et je dus m’offrir pour la conduire à son carrosse.

—Ah! elle a un carrosse, la nièce du docteur? interrompit Porthos, dont un des défauts était une grande incontinence de langue; belle connaissance, mon ami.

—Porthos, reprit Aramis, je vous ai déjà fait observer plus d’une fois que vous êtes fort indiscret, et que cela vous nuit près des femmes.

—Messieurs, messieurs, s’écria d’Artagnan, qui entrevoyait le fond de l’aventure, la chose est sérieuse; tâchons donc de ne pas plaisanter si nous pouvons. Allez, Aramis, allez.

—Tout à coup un homme grand, brun, aux manières de gentilhomme... tenez, dans le genre du vôtre, d’Artagnan.

—Le même peut-être, dit celui-ci.

—C’est possible, continua Aramis... s’approcha de moi, accompagné de cinq ou six hommes qui le suivaient à dix pas en arrière, et, du ton le plus poli: «Monsieur le duc, me dit-il, et vous madame,» continua-t-il en s’adressant à la dame que j’avais sous le bras...

—A la nièce du docteur?

—Silence donc, Porthos! dit Athos, vous êtes insupportable.

—«Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans essayer la moindre résistance, sans faire le moindre bruit.»

—Il vous avait pris pour Buckingham! s’écria d’Artagnan.

—Je le crois, répondit Aramis.

—Mais cette dame? demanda Porthos.

—Il l’avait prise pour la reine! dit d’Artagnan.

—Justement, répondit Aramis.

—Le Gascon est le diable! s’écria Athos, rien ne lui échappe.

—Le fait est, dit Porthos, qu’Aramis est de la taille et a quelque chose de la tournure du beau duc: mais cependant il me semble que l’habit de mousquetaire...

—J’avais un manteau énorme, dit Aramis.

—Au mois de juillet, diable! fit Porthos, est-ce que le docteur craint que tu ne sois reconnu?

—Je comprends encore, dit Athos, que l’espion se soit laissé prendre par la tournure; mais le visage...

—J’avais un grand chapeau, dit Aramis.

—Oh! mon Dieu, s’écria Porthos, que de précautions pour étudier la théologie!

—Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, ne perdons pas notre temps à badiner; éparpillons-nous et cherchons la femme du mercier, c’est la clé de l’intrigue.

—Une femme de condition si inférieure! vous croyez, d’Artagnan? fit Porthos en allongeant les lèvres avec mépris.

—C’est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la reine. Ne vous l’ai-je pas dit, messieurs? Et d’ailleurs c’est peut-être un calcul de Sa Majesté d’avoir été cette fois chercher ses appuis si bas. Les hautes têtes se voient de loin, et le cardinal a bonne vue.

—Eh bien! dit Porthos, faites d’abord prix avec le mercier, et bon prix.

—C’est inutile, dit d’Artagnan, car je crois que s’il ne nous paye pas, nous serons assez payés d’un autre côté.

En ce moment, un bruit précipité de pas retentit dans l’escalier, la porte s’ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier s’élança dans la chambre où se tenait le conseil.

—Ah! messieurs, s’écria-t-il, sauvez-moi, au nom du ciel, sauvez-moi! Il y a là quatre hommes qui viennent pour m’arrêter; sauvez-moi, sauvez-moi!

Porthos et Aramis se levèrent.

—Un moment, s’écria d’Artagnan en leur faisant signe de repousser au fourreau leurs épées a demi tirées; un moment, ce n’est pas du courage qu’il faut ici, c’est de la prudence.

—Cependant, s’écria Porthos, nous ne laisserons pas...

—Vous laisserez faire d’Artagnan, dit Athos, c’est, je le répète, la forte tête de nous tous, et moi, pour mon compte, je déclare que je lui obéis. Fais ce que tu voudras, d’Artagnan.

En ce moment les quatre gardes apparurent à la porte de l’antichambre, et, voyant quatre mousquetaires debout et l’épée au côté, hésitèrent à aller plus loin.

—Entrez, messieurs, entrez, cria d’Artagnan; vous êtes ici chez moi, et nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi et de monsieur le cardinal.

—Alors, messieurs, vous ne vous opposerez pas à ce que nous exécutions les ordres que nous avons reçus? demanda celui qui paraissait le chef de l’escouade.

—Au contraire, messieurs, et nous vous prêterions main-forte, si besoin était.

—Mais que dit-il donc? marmotta Porthos.

—Tu es un niais, dit Athos, silence!

—Mais vous m’avez promis... dit tout bas le pauvre mercier.

—Nous ne pouvons vous sauver qu’en restant libres, répondit rapidement et tout bas d’Artagnan, et si nous faisons mine de vous défendre, on nous arrête avec vous.

—Il me semble, cependant...

—Venez, messieurs, venez, dit tout haut d’Artagnan; je n’ai aucun motif de défendre monsieur. Je l’ai vu aujourd’hui pour la première fois, et encore à quelle occasion, il vous le dira lui-même, pour me venir réclamer le prix de mon loyer. Est-ce vrai, monsieur Bonacieux? Répondez?

—C’est la vérité pure, s’écria le mercier, mais monsieur ne vous dit pas...

—Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine surtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez, allez, messieurs, emmenez cet homme!

Et d’Artagnan poussa le mercier tout étourdi aux mains des gardes, en lui disant:

—Vous êtes un maraud, mon cher; vous venez me demander de l’argent, à moi! à un mousquetaire! En prison! Messieurs, encore une fois, emmenez-le en prison, et gardez-le sous clé le plus longtemps possible, cela me donnera du temps pour payer.

Les sbires se confondirent en remerciements et emmenèrent leur proie.

Au moment où ils descendaient, d’Artagnan frappa sur l’épaule du chef:

—Ne boirai-je pas à votre santé et vous à la mienne? dit-il en remplissant deux verres du vin de Beaugency qu’il tenait de la libéralité de M. Bonacieux.

—Ce sera bien de l’honneur pour moi, dit le chef des sbires, et j’accepte avec reconnaissance.

—Donc, à la vôtre, monsieur... comment vous nommez-vous?

—Boisrenard.

—Monsieur Boisrenard!

—A la vôtre, mon gentilhomme: comment vous nommez-vous, à votre tour, s’il vous plaît?

—D’Artagnan.

—A la vôtre, monsieur!

—Et par-dessus toutes celles-là, s’écria d’Artagnan comme emporté par son enthousiasme, à celle du roi et du cardinal.

Le chef des sbires eût peut-être douté de la sincérité de d’Artagnan si le vin eût été mauvais, mais le vin était bon, il fut convaincu.

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