Les trois mousquetaires, Volume 1 (of 2)
Et l’on galopa encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent si fatigués, qu’il était à craindre qu’ils ne refusassent bientôt le service. Les voyageurs avaient pris la traverse, espérant de cette façon être moins inquiétés; mais à Crèvecœur, Aramis déclara qu’il ne pouvait aller plus loin. Et en effet, il avait fallu tout le courage qu’il cachait sous sa forme élégante et sous ses façons polies pour arriver jusque-là. A tout moment, il pâlissait et l’on était obligé de le soutenir sur son cheval; on le descendit à la porte du cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste, dans une escarmouche, était plus embarrassant qu’utile, et l’on repartit dans l’espérance d’aller coucher à Amiens.
—Morbleu! dit Athos, quand ils se retrouvèrent en route, réduits à deux maîtres et à Grimaud et Planchet; morbleu! je ne serai plus leur dupe, et je vous réponds qu’ils ne me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l’épée d’ici à Calais. J’en jure...
—Ne jurons pas, dit d’Artagnan, galopons, si toutefois nos chevaux y consentent.
Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux, qui, vigoureusement stimulés, retrouvèrent des forces. On arriva à Amiens à minuit, et l’on descendit à l’auberge du Lis-d’Or.
L’hôtelier avait l’air du plus honnête homme de la terre, il reçut les voyageurs son bougeoir d’une main et son bonnet de coton de l’autre: il voulut loger les deux voyageurs chacun dans une charmante chambre: malheureusement chacune de ces chambres était à l’extrémité de l’hôtel. D’Artagnan et Athos refusèrent; l’hôte répondit qu’il n’y en avait cependant pas d’autres dignes de Leurs Excellences; mais les voyageurs déclarèrent qu’ils coucheraient dans la chambre commune chacun sur un matelas qu’on leur jetterait à terre. L’hôte insista, les voyageurs tinrent bon; il fallut faire ce qu’ils voulurent.
Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en dedans lorsqu’on frappa au volet de la cour; ils demandèrent qui était là, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.
En effet, c’était Planchet et Grimaud.
—Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet; si ces messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte; de cette façon-là, ils seront sûrs qu’on n’arrivera pas jusqu’à eux.
—Et sur quoi coucheras-tu? dit d’Artagnan.
—Voici mon lit, répondit Planchet.
Et il montra une botte de paille.
—Viens donc, dit d’Artagnan, tu as raison: la figure de l’hôte ne me convient pas, elle est trop gracieuse.
—Ni à moi non plus, dit Athos.
Planchet monta par la fenêtre, s’installa en travers de la porte, tandis que Grimaud allait s’enfermer dans l’écurie, répondant qu’à cinq heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prêts.
La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures du matin d’ouvrir la porte; mais comme Planchet se réveilla en sursaut et cria: Qui va là? on répondit qu’on se trompait et on s’éloigna.
A quatre heures du matin on entendit un grand bruit dans les écuries. Grimaud avait voulu réveiller les garçons d’écurie, et les garçons d’écurie le battaient. Quand on ouvrit la fenêtre, on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête fendue d’un coup de manche à fourche.
Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux; les chevaux étaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, qui avait voyagé sans maître pendant cinq ou six heures, la veille, aurait pu continuer la route, mais, par une erreur inconcevable, le chirurgien vétérinaire qu’on avait envoyé chercher, à ce qu’il paraît, pour saigner le cheval de l’hôte, avait saigné celui de Mousqueton.
Cela commençait à devenir inquiétant: tous ces accidents successifs étaient peut-être le résultat du hasard, mais ils pouvaient tout aussi bien être celui d’un complot. Athos et d’Artagnan sortirent, tandis que Planchet allait s’informer s’il n’y avait pas trois chevaux à vendre dans les environs. A la porte étaient deux chevaux tout équipés, frais et vigoureux. Cela faisait bien l’affaire. Il demanda où étaient les maîtres; on lui dît que les maîtres avaient passé la nuit dans l’auberge et réglaient leur compte à cette heure avec le maître.
Athos descendit pour payer la dépense, tandis que d’Artagnan et Planchet se tenaient sur la porte de la rue; l’hôtelier était dans une chambre basse et reculée, on pria Athos d’y passer.
Athos entra sans défiance et tira deux pistoles pour payer: l’hôte était seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs était entr’ouvert. Il prit l’argent que lui présenta Athos, le tourna et le retourna dans ses mains, et tout à coup, s’écriant que la pièce était fausse, il déclara qu’il allait le faire arrêter, lui et son compagnon, comme faux monnayeurs.
—Drôle, dit Athos en marchant sur lui, je vais te couper les oreilles.
Au même instant quatre hommes armés jusqu’aux dents entrèrent par les portes latérales et se jetèrent sur Athos.
—Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses poumons; au large, d’Artagnan, pique, pique!
Et il lâcha deux coups de pistolet.
D’Artagnan et Planchet ne se le firent pas répéter deux fois, ils détachèrent les deux chevaux qui attendaient à la porte, sautèrent dessus, leur enfoncèrent leurs éperons dans le ventre et partirent au triple galop.
—Sais-tu ce qu’est devenu Athos? demanda d’Artagnan à Planchet en courant.
—Ah! monsieur, dit Planchet, j’en ai vu tomber deux à ses deux coups, et il m’a semblé, à travers la porte vitrée, qu’il ferraillait avec les autres.
—Brave Athos! murmura d’Artagnan. Et quand on pense qu’il faut l’abandonner! Au reste, autant nous attend peut-être à deux pas d’ici. En avant, Planchet, en avant! tu es un brave homme.
—Je vous l’ai dit, monsieur, répondit Planchet, les Picards ça se reconnaît à l’user; d’ailleurs, je suis ici dans mon pays, ça m’excite.
Et tous deux, piquant de plus belle, arrivèrent à Saint-Omer d’une seule traite. A Saint-Omer ils firent souffler les chevaux la bride passée à leurs bras, de peur d’accident, et mangèrent un morceau sur le pouce tout debout dans la rue, après quoi ils repartirent.
A cent pas des portes de Calais, le cheval de d’Artagnan s’abattit, et il n’y eut pas moyen de le faire relever, le sang lui sortait par le nez et par les yeux: restait celui de Planchet; mais celui-là s’était arrêté, et il n’y eut plus moyen de le faire repartir.
Heureusement, comme nous l’avons dit, ils étaient à cent pas de la ville: ils laissèrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au port. Planchet fit remarquer à son maître un gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les précédait que d’une cinquantaine de pas.
Ils s’approchèrent vivement de ce gentilhomme, qui paraissait fort affairé. Il avait ses bottes couvertes de poussière, et s’informait s’il ne pourrait point passer à l’instant même en Angleterre.
—Rien ne serait plus facile, répondit le patron d’un bâtiment prêt à mettre à la voile; mais ce matin est arrivé l’ordre de ne laisser partir personne sans une permission expresse de M. le cardinal.
—J’ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant le papier de sa poche, la voici.
—Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron, et donnez-moi la préférence.
—Où trouverai-je le gouverneur?
—A sa campagne.
—Et cette campagne est située?
—A un quart de lieue de la ville; tenez, vous la voyez d’ici, au pied de cette petite éminence, ce toit en ardoises.
—Très bien! dit le gentilhomme.
Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du gouverneur.
D’Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme à cinq cents pas de distance.
Une fois hors de la ville, d’Artagnan pressa le pas et rejoignit le gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.
—Monsieur, lui dit d’Artagnan, vous me paraissez fort pressé?
—On ne peut plus pressé, monsieur.
—J’en suis désespéré, dit d’Artagnan, car comme je suis très pressé aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.
—Lequel?
—De me laisser passer le premier.
—Impossible, dit le gentilhomme, j’ai fait soixante lieues en quarante-quatre heures, et il faut que demain à midi je sois à Londres.
—J’ai fait le même chemin en quarante heures, et il faut que demain à dix heures je sois à Londres.
—Désespéré, monsieur; mais je suis arrivé le premier, et je ne passerai pas le second.
—Désespéré, monsieur; mais je suis arrivé le second, et je passerai le premier.
—Service du roi! dit le gentilhomme.
—Service de moi! dit d’Artagnan.
—Mais c’est une mauvaise querelle que vous me cherchez là, ce me semble.
—Parbleu! que voulez-vous que ce soit?
—Que désirez-vous?
—Vous voulez le savoir?
—Certainement.
—Eh bien! je veux l’ordre dont vous êtes porteur, attendu que je n’en ai pas, moi, et qu’il m’en faut un.
—Vous plaisantez, je présume.
—Je ne plaisante jamais.
—Laissez-moi passer!
—Vous ne passerez pas.
—Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tête. Holà, Lubin! mes pistolets.
—Planchet, dit d’Artagnan, charge-toi du valet, je me charge du maître.
Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et comme il était fort et vigoureux, il le renversa les reins contre terre et lui mit le genou sur la poitrine.
—Faites votre affaire, monsieur, dit Planchet; moi, j’ai fait la mienne.
Voyant cela, le gentilhomme tira son épée et fondit sur d’Artagnan; mais il avait affaire à forte partie.
En trois secondes d’Artagnan lui fournit trois coups d’épée en disant à chaque coup:
—Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis.
Au troisième coup le gentilhomme tomba comme une masse.
D’Artagnan le crut mort, ou tout au moins évanoui, et s’approcha pour lui prendre l’ordre; mais au moment où il étendait le bras afin de le fouiller, le blessé, qui n’avait pas lâché son épée, lui porta un coup de pointe dans la poitrine en disant:
—Un pour vous.
—Et un pour moi! au dernier les bons! s’écria d’Artagnan furieux, et le clouant par terre d’un quatrième coup d’épée dans le ventre.
Cette fois le gentilhomme ferma les yeux et s’évanouit. D’Artagnan fouilla dans la poche où il l’avait vu remettre l’ordre de passage, et le prit. Il était au nom du comte de Wardes. Puis, jetant un dernier coup d’œil sur le beau jeune homme, qui avait vingt-cinq ans à peine, et qu’il laissait là gisant, privé de sentiment et peut-être mort, il poussa un soupir sur cette étrange destinée qui porte les hommes à se détruire les uns les autres pour les intérêts de gens qui leur sont étrangers et qui souvent ne savent pas même qu’ils existent.
Mais il fut bientôt tiré de ces réflexions par Lubin, qui poussait des hurlements et criait de toutes ses forces au secours.
Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes ses forces.
—Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera pas, j’en suis bien sûr; mais aussitôt que je le lâcherai, il va se remettre à crier. Je le reconnais pour un Normand, et les Normands sont entêtés.
En effet, tout comprimé qu’il était, Lubin essayait encore de filer des sons.
—Attends! dit d’Artagnan.
Et prenant son mouchoir, il le bâillonna.
—Maintenant, dit Planchet, lions-le à un arbre.
La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes près de son domestique; et comme la nuit commençait à tomber et que le garrotté et le blessé étaient tous deux à quelques pas dans le bois, il était évident qu’ils devaient rester là jusqu’au lendemain.
—Et maintenant, dit d’Artagnan, chez le gouverneur!
—Mais vous êtes blessé, ce me semble? dit Planchet.
—Ce n’est rien, occupons-nous du plus pressé; puis nous reviendrons à ma blessure, qui, au reste, ne me paraît pas très dangereuse.
Et tous deux s’acheminèrent à grands pas vers la campagne du digne fonctionnaire.
On annonça M. le comte de Wardes.
D’Artagnan fut introduit.
—Vous avez un ordre signé du cardinal? dit le gouverneur.
—Oui, monsieur, répondit d’Artagnan, le voici.
—Ah! ah! il est en règle et bien recommandé, dit le gouverneur.
—C’est tout simple, répondit d’Artagnan, je suis de ses plus fidèles.
—Il paraît que Son Éminence veut empêcher quelqu’un de parvenir en Angleterre.
—Oui, un certain d’Artagnan, un gentilhomme béarnais qui est parti de Paris avec trois de ses amis dans l’intention de gagner Londres.
—Le connaissez-vous personnellement? demanda le gouverneur.
—Qui cela?
—Ce d’Artagnan.
—A merveille.
—Donnez-moi son signalement alors.
—Rien de plus facile.
Et d’Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes.
—Est-il accompagné? demanda le gouverneur.
—Oui, d’un valet nommé Lubin.
—On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son Éminence peut être tranquille, ils seront reconduits à Paris sous bonne escorte.
—Et ce faisant, monsieur le gouverneur, dit d’Artagnan, vous aurez bien mérité du cardinal.
—Vous le reverrez à votre retour, monsieur le comte?
—Sans aucun doute.
—Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.
—Je n’y manquerai pas.
Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-passer et le remit à d’Artagnan.
D’Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il salua le gouverneur, le remercia et partit.
Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et, faisant un long détour, ils évitèrent le bois et rentrèrent par une autre porte.
Le bâtiment était toujours prêt à partir, le patron attendait sur le port.
—Eh bien? dit-il en apercevant d’Artagnan.
—Voici ma passe visée, dit celui-ci.
—Et cet autre gentilhomme?
—Il ne partira pas aujourd’hui, dit d’Artagnan. mais soyez tranquille, je payerai le passage pour nous deux.
—En ce cas, partons, dit le patron.
—Partons! répéta d’Artagnan.
Et il sauta avec Planchet dans le canot; cinq minutes après ils étaient à bord.
Il était temps, à une demi-lieue en mer d’Artagnan vit briller une lumière et entendit une détonation.
C’était le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.
Il était temps de s’occuper de sa blessure; heureusement, comme l’avait pensé d’Artagnan, elle n’était pas des plus dangereuses: la pointe de l’épée avait rencontré une côte et avait glissé le long de l’os; de plus, la chemise s’était collée aussitôt à la plaie, et à peine avait-elle répandu quelques gouttes de sang.
D’Artagnan était brisé de fatigue: on lui étendit un matelas sur le pont, il se jeta dessus et s’endormit.
Le lendemain, au point du jour, il se trouva à trois ou quatre lieues seulement des côtes d’Angleterre; la brise avait été faible toute la nuit et l’on avait peu marché.
A dix heures le bâtiment jetait l’ancre dans le port de Douvres.
A dix heures et demie, d’Artagnan mettait le pied sur la terre d’Angleterre en s’écriant:
—Enfin m’y voilà!
Mais ce n’était pas tout: il fallait gagner Londres. En Angleterre, la poste était assez bien servie. D’Artagnan et Planchet prirent chacun un bidet, un postillon courut devant eux; en quatre heures ils arrivèrent aux portes de la capitale.
D’Artagnan ne connaissait pas Londres, d’Artagnan ne savait pas un mot d’anglais; mais il écrivit le nom de Buckingham sur un papier, et chacun lui indiqua l’hôtel du duc.
Le duc était à la chasse à Windsor, avec le roi.
D’Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du duc, qui, l’ayant accompagné dans tous ses voyages, parlait parfaitement français, et lui dit qu’il arrivait de Paris pour affaire de vie et de mort et qu’il fallait qu’il parlât à son maître à l’instant même.
La confiance avec laquelle parlait d’Artagnan convainquit Patrice, c’était le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller deux chevaux et se chargea de conduire le jeune garde. Quant à Planchet, on l’avait descendu de sa monture, raide comme un jonc: le pauvre garçon était au bout de ses forces; d’Artagnan semblait de fer.
On arriva au château, là on se renseigna; le roi et Buckingham chassaient à l’oiseau dans des marais situés à deux ou trois lieues de là.
En vingt minutes on fut au lieu indiqué. Bientôt Patrice entendit la voix de son maître qui appelait son faucon.
—Qui faut-il que j’annonce à milord duc? demanda Patrice.
—Le jeune homme qui un soir lui a cherché une querelle sur le Pont-Neuf, en face de la Samaritaine.
—Singulière recommandation!
—Vous verrez qu’elle en vaut bien une autre.
Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui annonça dans les termes que nous avons dits qu’un messager l’attendait.
Buckingham reconnut d’Artagnan à l’instant même, et, se doutant que quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle, il ne prit que le temps de demander où était celui qui la lui apportait; et ayant reconnu de loin l’uniforme des gardes, il mit son cheval au galop et vint droit à d’Artagnan. Patrice, par discrétion, se tint à l’écart.
—Il n’est point arrivé malheur à la reine? s’écria Buckingham répandant toute sa pensée et tout son amour dans cette interrogation.
—Je ne crois pas; cependant je crois qu’elle court quelque grand péril dont Votre Grâce seule peut la tirer.
—Moi? s’écria Buckingham. Eh quoi! je serais assez heureux pour lui être bon à quelque chose! Parlez! parlez!
—Prenez cette lettre, dit d’Artagnan.
—Cette lettre! de qui vient cette lettre?
—De Sa Majesté, à ce que je pense.
—De Sa Majesté! dit Buckingham pâlissant si fort que d’Artagnan crut qu’il allait se trouver mal.
—Quelle est cette déchirure? dit-il en montrant à d’Artagnan un endroit où elle était percée à jour.
—Ah! ah! dit d’Artagnan, je n’avais pas vu cela; c’est l’épée du comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la poitrine.
—Vous êtes blessé? demanda Buckingham en rompant le cachet.
—Oh! rien! dit d’Artagnan, une égratignure.
—Juste ciel! qu’ai-je lu! s’écria le duc. Patrice, reste ici ou plutôt rejoins le roi partout où il sera, et dis à Sa Majesté que je la supplie humblement de m’excuser, mais qu’une affaire de la plus haute importance me rappelle à Londres. Venez, monsieur, venez.
Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.
XXI
LA COMTESSE DE WINTER
Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par d’Artagnan, non pas de tout ce qui s’était passé, mais de ce que d’Artagnan savait. En rapprochant ce qu’il avait entendu sortir de la bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui, il put donc se faire une idée assez exacte d’une position de la gravité de laquelle, au reste, la lettre de la reine, si courte et si peu explicite qu’elle fût, lui donnait la mesure. Mais ce qui l’étonnait surtout, c’est que le cardinal, intéressé comme il l’était à ce que ce jeune homme ne mît pas le pied en Angleterre, ne fût point parvenu à l’arrêter en route. Ce fut alors, et sur la manifestation de cet étonnement, que d’Artagnan lui raconta les précautions prises, et comment, grâce au dévouement de ses trois amis, qu’il avait éparpillés tout sanglants sur la route, il était arrivé à en être quitte pour le coup d’épée qui avait traversé le billet de la reine, et qu’il avait rendu à M. de Wardes en si terrible monnaie. Tout en écoutant ce récit, fait avec la plus grande simplicité, le duc regardait de temps en temps le jeune homme d’un air étonné, comme s’il n’eût pas pu comprendre que tant de prudence, de courage et de dévouement s’alliât avec un visage qui n’indiquait pas encore vingt ans.
Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes ils furent aux portes de Londres. D’Artagnan avait cru qu’en arrivant dans la ville le duc allait ralentir l’allure du sien, mais il n’en fut pas ainsi: il continua sa route à fond de train, s’inquiétant peu de renverser ceux qui étaient sur son chemin. En effet, en traversant la Cité, deux ou trois accidents de ce genre arrivèrent; mais Buckingham ne détourna pas même la tête pour regarder ce qu’étaient devenus ceux qu’il avait culbutés. D’Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort à des malédictions.
En entrant dans la cour de l’hôtel, Buckingham sauta à bas de son cheval, et, sans s’inquiéter de ce qu’il deviendrait, il lui jeta la bride sur le cou, et s’élança vers le perron. D’Artagnan en fit autant, avec un peu plus d’inquiétude, cependant, pour ces nobles animaux dont il avait pu apprécier le mérite; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre valets s’étaient déjà élancés des cuisines et des écuries, et s’emparaient aussitôt de leurs montures.
Le duc marchait si rapidement que d’Artagnan avait peine à le suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d’une élégance dont les plus grands seigneurs de France n’avaient pas même l’idée, et il parvint enfin dans une chambre à coucher qui était à la fois un miracle de goût et de richesse. Dans l’alcôve de cette chambre était une porte, prise dans la tapisserie, que le duc ouvrit avec une petite clé d’or qu’il portait suspendue à son cou par une chaîne du même métal. Par discrétion, d’Artagnan était resté en arrière; mais au moment où Buckingham franchissait le seuil de cette porte, il se retourna, et voyant l’hésitation du jeune homme:
—Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d’être admis en la présence de Sa Majesté, dites-lui ce que vous avez vu.
Encouragé par cette invitation, d’Artagnan suivit le duc, qui referma la porte derrière lui.
Tous deux se trouvèrent alors dans une petite chapelle toute tapissée de soie de Perse et brochée d’or, ardemment éclairée par un grand nombre de bougies. Au-dessus d’une espèce d’autel, et au-dessous d’un dais de velours bleu surmonté de plumes blanches et rouges, était un portrait de grandeur naturelle représentant Anne d’Autriche, si parfaitement ressemblant, que d’Artagnan poussa un cri de surprise: on eût cru que la reine allait parler.
Sur l’autel, et au-dessous du portrait, était le coffret qui renfermait les ferrets de diamants.
Le duc s’approcha de l’autel, s’agenouilla comme eût pu faire un prêtre devant le Christ; puis il ouvrit le coffret.
—Tenez, lui dit-il en tirant du coffret un gros nœud de ruban bleu tout étincelant de diamants; tenez, voici ces précieux ferrets avec lesquels j’avais fait le serment d’être enterré. La reine me les avait donnés, la reine me les reprend: sa volonté, comme celle de Dieu, soit faite en toutes choses.
Puis il se mit à baiser les uns après les autres ces ferrets dont il allait se séparer. Tout à coup il poussa un cri terrible.
—Qu’y a-t-il? demanda d’Artagnan avec inquiétude, et que vous arrive-t-il, milord?
—Il y a que tout est perdu, s’écria Buckingham en devenant pâle comme un trépassé, deux de ces ferrets manquent, il n’y en a plus que dix.
—Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu’on les lui ait volés?
—On me les a volés, reprit le duc, et c’est le cardinal qui a fait le coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ont été coupés avec des ciseaux.
—Si milord pouvait se douter qui a commis le vol... Peut-être la personne les a-t-elle encore entre les mains.
—Attendez, attendez! s’écria le duc. La seule fois que j’aie mis ces ferrets, c’était au bal du roi, il y a huit jours, à Windsor. La comtesse de Winter, avec laquelle j’étais brouillé, s’est rapprochée de moi à ce bal. Ce raccommodement, c’était une vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l’ai pas revue. Cette femme est un agent du cardinal.
—Mais il en a donc dans le monde entier! s’écria d’Artagnan.
—Oh! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de colère; oui, c’est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit avoir lieu le bal?
—Lundi prochain.
—Lundi prochain! Cinq jours encore, c’est plus de temps qu’il ne nous en faut. Patrice! s’écria le duc en ouvrant la porte de la chapelle, Patrice!
Son valet de chambre de confiance parut.
—Mon joaillier et mon secrétaire!
Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme qui prouvaient l’habitude qu’il avait contractée d’obéir aveuglément et sans réplique.
Mais, quoique ce fût le joaillier qui eût été appelé le premier, ce fut le secrétaire qui parut d’abord. C’était tout simple, il habitait l’hôtel. Il trouva Buckingham assis devant une table dans sa chambre à coucher, et écrivant quelques ordres de sa propre main.
—Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de ce pas chez le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de l’exécution de ces ordres. Je désire qu’ils soient promulgués à l’instant même.
—Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m’interroge sur les motifs qui ont pu porter Votre Grâce à une mesure si extraordinaire, que répondrai-je?
—Que tel a été mon bon plaisir, et que je n’ai de compte à rendre à personne de ma volonté.
—Sera-ce la réponse qu’il devra transmettre à Sa Majesté, reprit en souriant le secrétaire, si par hasard Sa Majesté avait la curiosité de savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports de la Grande-Bretagne?
—Vous avez raison, monsieur, répondit Buckingham; il dirait en ce cas au roi que j’ai décidé la guerre, et que cette mesure est mon premier acte d’hostilités contre la France.
Le secrétaire s’inclina et sortit.
—Nous voilà tranquilles de ce côté, dit Buckingham en se retournant vers d’Artagnan. Si les ferrets ne sont point déjà partis pour la France, ils n’y arriveront qu’après vous.
—Comment cela?
—Je viens de mettre un embargo sur tous les bâtiments qui se trouvent à cette heure dans les ports de Sa Majesté, et, à moins de permission particulière, pas un seul n’osera lever l’ancre.
D’Artagnan regarda avec stupéfaction cet homme, qui mettait le pouvoir illimité dont il était revêtu par la confiance d’un roi au service de ses amours. Buckingham vit à l’expression du visage du jeune homme ce qui se passait dans sa pensée, et il sourit.
—Oui, dit-il, oui, c’est qu’Anne d’Autriche est ma véritable reine; sur un mot d’elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon roi, je trahirais mon Dieu. Elle m’a demandé de ne point envoyer aux protestants de La Rochelle le secours que je leur avais promis, et je l’ai fait. Je manquais à ma parole, mais n’importe, j’obéissais à son désir; n’ai-je point été grandement payé de mon obéissance, dites, car c’est à cette obéissance que je dois son portrait!
D’Artagnan admira à quels fils fragiles et inconnus sont parfois suspendues les destinées d’un peuple et la vie des hommes.
Il était plongé dans ces profondes réflexions lorsque l’orfèvre entra. C’était un Irlandais des plus habiles dans son art, et qui avouait lui-même qu’il gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham.
—Monsieur O’Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans la chapelle, voyez ces ferrets de diamants et dites-moi ce qu’ils valent la pièce.
L’orfèvre jeta un coup d’œil sur la façon élégante dont ils étaient montés, calcula l’un dans l’autre la valeur des diamants, et sans hésitation aucune:
—Quinze cents pistoles la pièce, milord, répondit-il.
—Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme ceux-là? Vous voyez qu’il en manque deux.
—Huit jours, milord.
—Je les payerai trois mille pistoles la pièce; il me les faut pour après-demain.
—Milord les aura.
—Vous êtes un homme précieux, monsieur O’Reilly, mais ce n’est pas tout: ces ferrets ne peuvent être confiés à personne, il faut qu’ils soient faits dans ce palais.
—Impossible, milord, il n’y a que moi qui puisse les exécuter pour qu’on ne voie pas la différence entre les nouveaux et les anciens.
—Aussi, mon cher monsieur O’Reilly, vous êtes mon prisonnier, et vous voudriez sortir à cette heure de mon palais que vous ne le pourriez pas; prenez-en donc votre parti. Nommez-moi ceux de vos garçons dont vous aurez besoin, et désignez-moi les ustensiles qu’ils doivent vous apporter.
L’orfèvre connaissait le duc, il savait que toute observation était inutile, il en prit à l’instant même son parti.
—Il me sera permis de prévenir ma femme? demanda-t-il.
—Oh! il vous sera même permis de la voir, mon cher monsieur O’Reilly: votre captivité sera douce, soyez tranquille; et comme tout dérangement veut un dédommagement, voici, en dehors du prix des deux ferrets, un bon de mille pistoles pour vous faire oublier l’ennui que je vous cause.
D’Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce ministre, qui remuait à pleines mains les hommes et les millions.
Quant à l’orfèvre, il écrivait à sa femme en lui envoyant le bon de mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en échange son plus habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait le poids et le titre, et une liste des outils qui lui étaient nécessaires.
Buckingham conduisit l’orfèvre dans la chambre qui lui était destinée, et qui, au bout d’une demi-heure, fut transformée en atelier. Puis il mit une sentinelle à chaque porte, avec défense de laisser entrer qui que ce fût, à l’exception de son valet de chambre Patrice. Il est inutile d’ajouter qu’il était absolument défendu à l’orfèvre O’Reilly et à son aide de sortir sous quelque prétexte que ce fût.
Ce point réglé, le duc revint à d’Artagnan.
—Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l’Angleterre est à nous deux; que voulez-vous, que désirez-vous?
—Un lit, répondit d’Artagnan; c’est, pour le moment, je l’avoue, la chose dont j’ai le plus besoin.
Buckingham donna à d’Artagnan la chambre qui touchait à la sienne. Il voulait garder le jeune homme sous sa main, non pas qu’il se défiât de lui, mais pour avoir quelqu’un à qui parler constamment de la reine.
Une heure après fut promulguée dans Londres l’ordonnance de ne laisser sortir des ports aucun bâtiment chargé pour la France, pas même le paquebot des lettres. Aux yeux de tous, c’était une déclaration de guerre entre les deux royaumes.
Le surlendemain à onze heures, les deux ferrets en diamants étaient achevés, mais si exactement imités, mais si parfaitement pareils, que Buckingham ne put reconnaître les nouveaux des anciens, et que les plus exercés en pareille matière y auraient été trompés comme lui.
Aussitôt il fit appeler d’Artagnan.
—Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants que vous êtes venu chercher, et soyez mon témoin que tout ce que la puissance humaine pouvait faire, je l’ai fait.
—Soyez tranquille, milord: je dirai ce que j’ai vu; mais Votre Grâce me remet les ferrets sans la boîte?
—La boîte vous embarrasserait. D’ailleurs la boîte m’est d’autant plus précieuse, qu’elle me reste seule. Vous direz que je la garde.
—Je ferai votre commission mot à mot, milord.
—Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement le jeune homme, comment m’acquitterai-je jamais envers vous?
D’Artagnan rougit jusqu’au blanc des yeux. Il vit que le duc cherchait un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette idée que le sang de ses compagnons et le sien lui allait être payé par de l’or anglais lui répugnait étrangement.
—Entendons-nous, milord, répondit d’Artagnan, et pesons bien les faits d’avance, afin qu’il n’y ait point de méprise. Je suis au service du roi et de la reine de France, et fais partie de la compagnie des gardes de M. des Essarts, lequel, ainsi que son beau-frère M. de Tréville, est tout particulièrement attaché à Leurs Majestés. J’ai donc tout fait pour la reine et rien pour Votre Grâce. Il y a plus, c’est que peut-être n’eussé-je rien fait de tout cela, s’il ne se fût agi d’être agréable à quelqu’un, qui est ma dame à moi, comme la reine est la vôtre.
—Oui, dit le duc en souriant, et je crois même connaître cette autre personne, c’est...
—Milord, je ne l’ai point nommée, interrompit vivement le jeune homme.
—C’est juste, dit le duc; c’est donc à cette personne que je dois être reconnaissant de votre dévouement.
—Vous l’avez dit, milord, car justement à cette heure qu’il est question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans Votre Grâce qu’un Anglais, et par conséquent qu’un ennemi que je serais encore plus enchanté de rencontrer sur le champ de bataille que dans le parc de Windsor ou dans les corridors du Louvre; ce qui au reste ne m’empêchera pas d’exécuter de point en point ma mission et de me faire tuer, si besoin est, pour l’accomplir; mais, je le répète à Votre Grâce, sans qu’elle ait personnellement pour cela plus à me remercier de ce que je fais pour moi dans cette seconde entrevue, que de ce que j’ai déjà fait pour elle dans la première.
—Nous disons, nous: «Fier comme un Écossais,» murmura Buckingham.
—Et nous disons, nous: «Fier comme un Gascon,» répondit d’Artagnan. Les Gascons sont les Écossais de la France.
D’Artagnan salua le duc et s’apprêta à partir.
—Eh bien! vous vous en allez comme cela?... Par où? comment?
—C’est vrai.
—Dieu me damne! les Français ne doutent de rien!
—J’avais oublié que l’Angleterre était une île, et que vous en étiez le roi.
—Allez au port, demandez le brick le Sund, remettez cette lettre au capitaine; il vous conduira à un petit port où certes on ne vous attend pas, et où n’abordent ordinairement que des bâtiments pêcheurs.
—Ce port s’appelle?
—Saint-Valery; mais attendez donc: arrivé là, vous entrerez dans une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne, un véritable bouge à matelots; il n’y a pas à vous tromper, il n’y en a qu’une.
—Après?
—Vous demanderez l’hôte et vous lui direz: For’ward.
—Ce qui veut dire?
—En avant: c’est le mot d’ordre. Il vous donnera un cheval tout sellé et vous indiquera le chemin que vous devez suivre: vous trouverez ainsi quatre relais sur votre route. Si vous voulez, à chacun d’eux, donner votre adresse à Paris, les quatre chevaux vous y suivront; vous en connaissez déjà deux, et vous m’avez paru les apprécier en amateur: ce sont ceux que nous montions; rapportez-vous-en à moi, les autres ne leur seront point inférieurs. Ces quatre chevaux sont équipés pour la campagne. Si fier que vous soyez, vous ne refuserez pas d’en accepter un et de faire accepter les trois autres à vos compagnons: c’est pour nous faire la guerre, d’ailleurs. La fin excuse les moyens, comme vous dites, vous autres Français, n’est-ce pas?
—Oui, milord, j’accepte, dit d’Artagnan, et, s’il plaît à Dieu, nous ferons bon usage de vos présents.
—Maintenant, votre main, jeune homme, peut-être nous rencontrerons-nous bientôt sur le champ de bataille; mais, en attendant, nous nous quitterons bons amis, je l’espère.
—Oui, milord, mais avec l’espérance de devenir ennemis bientôt.
—Soyez tranquille, je vous le promets.
—Je compte sur votre parole, milord.
D’Artagnan salua le duc et s’avança vivement vers le port.
En face de la Tour de Londres, il trouva le bâtiment désigné, remit sa lettre au capitaine, qui la fit viser par le gouverneur du port, et appareilla aussitôt.
Cinquante bâtiments étaient en partance et attendaient.
En passant bord à bord de l’un d’eux, d’Artagnan crut reconnaître la femme de Meung, la même que le gentilhomme inconnu avait appelée milady, et que lui, d’Artagnan, avait trouvée si belle; mais grâce au courant du fleuve et au bon vent qui soufflait, son navire allait si vite qu’au bout d’un instant on fut hors de vue.
Le lendemain vers cinq heures du matin on aborda à Saint-Valery.
D’Artagnan se dirigea à l’instant même vers l’auberge indiquée, et la reconnut aux cris qui s’en échappaient: on parlait de guerre entre l’Angleterre et la France, comme d’une chose prochaine et indubitable, et les matelots joyeux faisaient bombance.
D’Artagnan fendit la foule, s’avança vers l’hôte, et prononça le mot for’ward. A l’instant même l’hôte lui fit signe de le suivre, sortit avec lui par une porte qui donnait dans la cour, le conduisit à l’écurie, où l’attendait un cheval tout sellé, et lui demanda s’il avait besoin de quelque autre chose.
—J’ai besoin de connaître la route que je dois suivre, dit d’Artagnan.
—Allez d’ici à Blangy, et de Blangy à Neufchâtel. A Neufchâtel, entrez à l’auberge de la Herse d’or, donnez le mot d’ordre à l’hôtelier, et vous trouverez comme ici un cheval tout sellé.
—Dois-je quelque chose? demanda d’Artagnan.
—Tout est payé, dit l’hôte, et largement. Allez donc, et que Dieu vous conduise!
—Amen! répondit le jeune homme en partant au galop.
Quatre heures après il était à Neufchâtel. Il suivit strictement les instructions reçues; à Neufchâtel, comme à Saint-Valery, il trouva une monture toute sellée et qui l’attendait; il voulut transporter les pistolets de la selle qu’il venait de quitter à la selle qu’il allait prendre; les fontes étaient garnies de pistolets pareils.
—Votre adresse à Paris?
—Hôtel des Gardes, compagnie des Essarts.
—Bien, répondit l’hôtelier.
—Quelle route faut-il prendre? demanda à son tour d’Artagnan.
—Celle de Rouen; mais vous laisserez la ville à votre droite. Au petit village d’Écouis, vous vous arrêterez, il n’y a qu’une auberge, l’Écu de France. Ne la jugez pas d’après son apparence; elle aura dans ses écuries un cheval qui vaudra celui-ci.
—Même mot d’ordre?
—Exactement.
—Adieu, maître.
—Bon voyage, gentilhomme! avez-vous besoin de quelque chose?
D’Artagnan fit signe de la tête que non et repartit à fond de train. A Écouis la même scène se répéta: il trouva un hôte aussi prévenant, un cheval frais et reposé; il laissa son adresse comme il l’avait fait et repartit du même train pour Pontoise. A Pontoise, il changea une dernière fois de monture, et à neuf heures il entrait au grand galop dans la cour de l’hôtel de M. de Tréville.
Il avait fait près de soixante lieues en douze heures.
M. de Tréville le reçut comme s’il l’avait vu le matin même; seulement, en lui serrant la main un peu plus vivement que de coutume, il lui annonça que la compagnie de M. des Essarts était de garde au Louvre et qu’il pouvait se rendre à son poste.
XXII
LE BALLET DE LA MERLAISON
Le lendemain il n’était bruit dans tout Paris que du bal que messieurs les échevins de la ville donnaient au roi et à la reine, et dans lequel Leurs Majestés devaient danser le fameux ballet de la Merlaison, qui était le ballet favori du roi.
Depuis huit jours on préparait en effet toutes choses à l’hôtel de ville pour cette solennelle soirée. Le menuisier de la ville avait dressé des échafauds sur lesquels devaient se tenir les dames invitées; l’épicier de la ville avait garni les salles de deux cents flambeaux de cire blanche, ce qui était un luxe inouï pour cette époque; enfin vingt violons avaient été prévenus, et le prix qu’on leur accordait avait été fixé au double du prix ordinaire, attendu, dit ce rapport, qu’ils devaient sonner toute la nuit.
A dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des gardes du roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers du corps, vint demander au greffier de la ville, nommé Clément, toutes les clés des portes, des chambres et bureaux de l’hôtel. Ces clés lui furent remises à l’instant même; chacune d’elles portait un billet qui devait servir à la faire reconnaître, et à partir de ce moment le sieur de La Coste fut chargé de la garde de toutes les portes et de toutes les avenues.
A onze heures, vint à son tour Duhallier, capitaine des gardes, amenant avec lui cinquante archers qui se répartirent aussitôt dans l’hôtel de ville, aux portes qui leur avaient été assignées.
A trois heures, arrivèrent deux compagnies des gardes, l’une française, l’autre suisse. La compagnie des gardes-françaises était composée moitié des hommes de M. Duhallier, moitié des hommes de M. des Essarts.
A six heures du soir, les invités commencèrent à entrer. A mesure qu’ils entraient, ils étaient placés dans la grande salle, sur les échafauds préparés.
A neuf heures arriva madame la première présidente. Comme c’était, après la reine, la personne la plus considérable de la fête, elle fut reçue par messieurs de la ville et placée dans la loge en face de celle que devait occuper la reine.
A dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi, dans la petite salle du côté de l’église Saint-Jean, et cela en face du buffet d’argent de la ville, qui était gardé par quatre archers.
A minuit on entendit de grands cris et de nombreuses acclamations: c’était le roi qui s’avançait à travers les rues qui conduisent du Louvre à l’hôtel de ville, et qui étaient toutes illuminées avec des lanternes de couleur.
Aussitôt messieurs les échevins, vêtus de leurs robes de drap et précédés de six sergents tenant chacun un flambeau à la main, allèrent au-devant du roi, qu’ils rencontrèrent sur les degrés, où le prévôt des marchands lui fit compliment sur sa bienvenue; compliment auquel Sa Majesté répondit en s’excusant d’être venue si tard, mais en rejetant la faute sur M. le cardinal, lequel l’avait retenue jusqu’à onze heures pour parler des affaires de l’État.
Sa Majesté, en habit de cérémonie, était accompagnée de S. A. R. Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, du duc de Longueville, du duc d’Elbeuf, du comte d’Harcourt, du comte de La Roche-Guyon, de M. de Liancourt, de M. de Baradas, du comte de Cramail et du chevalier de Souveray.
Chacun remarqua que le roi avait l’air triste et préoccupé.
Un cabinet avait été préparé pour le roi et un autre pour Monsieur. Dans chacun de ces cabinets étaient déposés des habits de masques. Autant avait été fait pour la reine et pour madame la présidente. Les seigneurs et les dames de la suite de Leurs Majestés devaient s’habiller deux par deux dans des chambres préparées à cet effet.
Avant d’entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu’on le vînt prévenir aussitôt que paraîtrait le cardinal.
Une demi-heure après l’entrée du roi, de nouvelles acclamations retentirent: celles-là annonçaient l’arrivée de la reine; les échevins firent ainsi qu’ils avaient fait déjà, et, précédés de sergents, ils s’avancèrent devant leur illustre convive.
La reine entra dans la salle: on remarqua que, comme le roi, elle avait l’air triste et surtout fatigué.
Au moment où elle entrait, le rideau d’une petite tribune qui jusque-là était resté fermé s’ouvrit, et l’on vit apparaître la tête pâle du cardinal vêtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixèrent sur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible passa sur ses lèvres: la reine n’avait pas ses ferrets de diamants.
La reine resta quelque temps à recevoir les compliments de messieurs de la ville et à répondre aux saluts des dames.
Tout à coup le roi apparut avec le cardinal à l’une des portes de la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi était très pâle.
Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pourpoint à peine noués, il s’approcha de la reine, et d’une voix altérée:
—Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s’il vous plaît, n’avez-vous point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu’il m’eût été agréable de les voir?
La reine étendit son regard autour d’elle, et vit derrière le cardinal qui souriait d’un sourire diabolique.
—Sire, répondit la reine d’une voix altérée, parce qu’au milieu de cette grande foule, j’ai craint qu’il ne leur arrivât malheur.
—Et vous avez eu tort, madame! si je vous ai fait ce cadeau, c’était pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort.
Et la voix du roi était tremblante de colère; chacun regardait et écoutait avec étonnement, ne comprenant rien à ce qui se passait.
—Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, où ils sont, et ainsi les désirs de Votre Majesté seront accomplis.
—Faites, madame, faites, et cela au plus tôt: car dans une heure le ballet va commencer.
La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient la conduire à son cabinet.
De son côté le roi gagna le sien.
Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.
Tout le monde avait pu remarquer qu’il s’était passé quelque chose entre le roi et la reine; mais tous deux avaient parlé si bas, que chacun, par respect, s’étant éloigné de quelques pas, personne n’avait rien entendu. Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les écoutait pas.
Le roi sortit le premier de son cabinet; il était en costume de chasse des plus élégants, et Monsieur et les autres seigneurs étaient habillés comme lui. C’était le costume que le roi portait le mieux, et vêtu ainsi il semblait véritablement le premier gentilhomme de son royaume.
Le cardinal s’approcha du roi et lui remit une boîte. Le roi l’ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants.
—Que veut dire cela? demanda-t-il au cardinal.
—Rien, répondit celui-ci; seulement si la reine a les ferrets, ce dont je doute, comptez-les, sire, et si vous n’en trouvez que dix, demandez à Sa Majesté qui peut lui avoir dérobé les deux ferrets que voici.
Le roi regarda le cardinal comme pour l’interroger; mais il n’eut le temps de lui adresser aucune question: un cri d’admiration sortit de toutes les bouches. Si le roi semblait le premier gentilhomme de son royaume, la reine était à coup sûr la plus belle femme de France.
Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait à merveille; elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un surtout en velours gris perle rattaché par des agrafes de diamants, et une jupe de satin bleu toute brodée d’argent. Sur son épaule gauche étincelaient les ferrets soutenus par un nœud de même couleur que les plumes et la jupe.
Le roi tressaillait de joie et le cardinal de colère; cependant, distants comme ils l’étaient de la reine, ils ne pouvaient compter les ferrets; la reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en avait-elle douze’?
En ce moment les violons sonnèrent le signal du ballet. Le roi s’avança vers madame la présidente, avec laquelle il devait danser, et Son Altesse Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commença.
Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu’il passait près d’elle il dévorait du regard ses ferrets, dont il ne pouvait savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal.
Le ballet dura une heure; il avait seize entrées.
Le ballet fini, au milieu des applaudissements de toute la salle, chacun reconduisit sa dame à sa place; mais le roi profita du privilège qu’il avait de laisser la sienne où il se trouvait pour s’avancer vivement vers la reine.
—Je vous remercie, madame, lui dit-il, de la déférence que vous avez montrée pour mes désirs, mais je crois qu’il vous manque deux ferrets, et je vous les rapporte.
A ces mots, il tendit à la reine les deux ferrets que lui avait remis le cardinal.
—Comment, sire! s’écria la jeune reine jouant la surprise, vous m’en donnez encore deux autres; mais alors cela m’en fera donc quatorze?
En effet le roi compta, et les douze ferrets se trouvèrent sur l’épaule de Sa Majesté.
Le roi appela le cardinal:
—Eh bien! que signifie cela, monsieur le cardinal? demanda-t-il d’un ton sévère.
—Cela signifie, sire, répondit le cardinal, que je désirais faire accepter ces deux ferrets à Sa Majesté, et que n’osant les lui offrir moi-même j’ai adopté ce moyen.
—Et j’en suis d’autant plus reconnaissante à Votre Éminence, répondit Anne d’Autriche avec un sourire qui prouvait qu’elle n’était pas dupe de cette ingénieuse galanterie, que je suis certaine que ces deux ferrets vous coûtent aussi cher à eux seuls que les douze autres ont coûté à Sa Majesté.
Puis, ayant salué le roi et le cardinal, la reine reprit le chemin de la chambre où elle s’était habillée et où elle devait se dévêtir.
L’attention que nous avons été obligé de donner pendant le commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y avons introduits, nous a écarté un instant de celui à qui Anne d’Autriche devait le triomphe inouï qu’elle venait de remporter sur le cardinal, et qui, confondu, ignoré, perdu dans la foule entassée à l’une des portes, regardait de là cette scène compréhensible seulement pour quatre personnes, le roi, la reine, Son Éminence et lui. Et encore le roi ne comprenait-il pas tout.
La reine venait de regagner sa chambre, et d’Artagnan s’apprêtait à se retirer, lorsqu’il sentit qu’on lui touchait légèrement l’épaule; il se retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visage couvert d’un loup de velours noir, mais malgré cette précaution, qui, au reste, était bien plutôt prise pour les autres que pour lui, il reconnut à l’instant même son guide ordinaire, la légère et spirituelle madame Bonacieux.
La veille ils s’étaient vus à peine chez le suisse Germain où d’Artagnan l’avait fait demander. La hâte qu’avait la jeune femme de porter à la reine cette excellente nouvelle de l’heureux retour de son messager, fit que les deux amants échangèrent à peine quelques paroles. D’Artagnan suivit donc madame Bonacieux, mû par un double sentiment, l’amour et la curiosité. Pendant toute la route, et à mesure que les corridors devenaient plus déserts, d’Artagnan voulait arrêter la jeune femme, la saisir, la contempler, ne fût-ce qu’un instant; mais, vive comme un oiseau, elle glissait toujours entre ses mains, et lorsqu’il voulait parler, son doigt ramené sur sa bouche avec un petit geste impératif plein de charme lui rappelait qu’il était sous l’empire d’une puissance à laquelle il devait aveuglément obéir, et qui lui interdisait jusqu’à la plus légère plainte; enfin, après une minute ou deux de tours et de détours, madame Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet tout à fait obscur. Là elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde porte cachée par une tapisserie dont les ouvertures répandirent tout à coup une vive lumière, elle disparut.
D’Artagnan demeura un instant immobile et se demandant où il était, mais bientôt un rayon de lumière qui pénétrait par cette chambre, l’air chaud et parfumé qui arrivait jusqu’à lui, la conversation de deux ou trois femmes, au langage à la fois respectueux et élégant, le mot de Majesté plusieurs fois répété, lui indiquèrent clairement qu’il était dans un cabinet attenant à la chambre de la reine.
Le jeune homme se tint dans l’ombre et attendit.
La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort étonner les personnes qui l’entouraient, et qui avaient au contraire l’habitude de la voir presque toujours soucieuse. La reine rejetait cette gaîté sur la beauté de la fête, sur le plaisir que lui avait fait éprouver le ballet, et, comme il n’est pas permis de contredire une reine, qu’elle sourie ou qu’elle pleure, chacun renchérissait sur la galanterie de messieurs les échevins de la ville de Paris.
Quoique d’Artagnan ne connût point la reine, il distingua bientôt sa voix des autres voix, d’abord à un léger accent étranger, puis à ce sentiment de domination naturellement empreint dans toutes les paroles souveraines. Il l’entendait s’approcher et s’éloigner de cette porte ouverte, et deux ou trois fois il vit même l’ombre d’un corps intercepter la lumière.
Enfin tout à coup une main et un bras adorables de forme et de blancheur passèrent à travers la tapisserie; d’Artagnan comprit que c’était sa récompense: il se jeta à genoux, saisit cette main et y appuya respectueusement ses lèvres; puis cette main se retira laissant dans les siennes un objet qu’il reconnut pour être une bague; aussitôt la porte se referma, et d’Artagnan se retrouva dans la plus complète obscurité.
D’Artagnan mit la bague à son doigt et attendit de nouveau: il était évident que tout n’était pas fini encore. Après la récompense de son dévouement devait venir la récompense de son amour. D’ailleurs, le ballet était dansé, mais la soirée était à peine commencée, on soupait à trois heures, et l’horloge Saint-Jean, depuis quelque temps déjà, avait sonné deux heures trois quarts.
En effet, peu à peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine; puis on l’entendit s’éloigner; puis la porte du cabinet où était d’Artagnan se rouvrit, et madame Bonacieux s’y élança.
—Vous, enfin! s’écria d’Artagnan.
—Silence! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les lèvres du jeune homme: silence! et allez-vous-en par où vous êtes venu.
—Mais où et quand vous reverrai-je? s’écria d’Artagnan.
—Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Partez, partez!
Et à ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa d’Artagnan hors du cabinet.
D’Artagnan obéit comme un enfant, sans résistance et sans objection aucune, ce qui prouve qu’il était bien réellement amoureux.
XXIII
LE RENDEZ-VOUS
D’Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu’il fût plus de trois heures du matin, et qu’il eût les plus méchants quartiers de Paris à traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre.
Il trouva la porte de son allée entr’ouverte, monta son escalier et frappa doucement et d’une façon convenue entre lui et son laquais. Planchet, qu’il avait renvoyé deux heures auparavant de l’hôtel de ville en lui recommandant de l’attendre vint lui ouvrir la porte.
—Quelqu’un a-t-il apporté une lettre pour moi? demanda vivement d’Artagnan.
—Personne n’a apporté de lettre, monsieur, répondit Planchet; mais il y en a une qui est venue toute seule.
—Que veux-tu dire, imbécile?
—Je veux dire qu’en rentrant, quoique j’eusse la clé de votre appartement dans ma poche et que cette clé ne m’eût point quitté, j’ai trouvé une lettre sur le tapis vert de la table, dans votre chambre à coucher.
—Et où est cette lettre?
—Je l’ai laissée où elle était, monsieur. Il n’est pas naturel que les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenêtre était ouverte encore, ou seulement entre-bâillée, je ne dis pas; mais non, tout était hermétiquement fermé. Monsieur, prenez garde, car il y a très certainement quelque magie là-dessous.
Pendant ce temps, le jeune homme s’élançait dans la chambre et ouvrait la lettre; elle était de madame Bonacieux et conçue en ces termes:
«On a de vifs remerciements à vous faire et à vous transmettre. Trouvez-vous ce soir vers dix heures à Saint-Cloud, en face du pavillon qui s’élève à l’angle de la maison de M. d’Estrées.
»C. B.»
En lisant cette lettre, d’Artagnan sentait son cœur se dilater et s’étreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le cœur des amants.
C’était le premier billet qu’il recevait, c’était le premier rendez-vous qui lui était accordé. Son cœur, gonflé par l’ivresse de la joie, se sentait prêt à défaillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu’on appelle l’amour.
—Eh bien! monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maître rougir et pâlir successivement; eh bien, n’est-ce pas que j’avais deviné juste et que c’est quelque méchante affaire?
—Tu te trompes, Planchet, répondit d’Artagnan, et la preuve, c’est que voici un écu pour que tu boives à ma santé.
—Je remercie monsieur de l’écu qu’il me donne, et je lui promets de suivre exactement ses instructions; mais il n’en est pas moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermées...
—Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.
—Alors monsieur est content? demanda Planchet.
—Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes!
—Et je puis profiter du bonheur de monsieur pour aller me coucher?
—Oui, va.
—Que toutes les bénédictions du ciel tombent sur monsieur, mais il n’en est pas moins vrai que cette lettre...
Et Planchet se retira en secouant la tête avec un air de doute que n’était point parvenue à effacer entièrement la libéralité de d’Artagnan.
Resté seul, d’Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa et rebaisa vingt fois ces lignes tracées par la main de sa belle maîtresse. Enfin, il se coucha, s’endormit, et fit des rêves d’or.
A sept heures du matin il se leva et appela Planchet, qui, au second appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyé des inquiétudes de la veille.
—Planchet, lui dit d’Artagnan, je sors pour toute la journée peut-être, tu es donc libre jusqu’à sept heures du soir; mais à sept heures du soir tiens-toi prêt avec deux chevaux.
—Allons! dit Planchet, il paraît que nous allons encore nous faire traverser la peau en plusieurs endroits!
—Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.
—Eh bien! que disais-je? s’écria Planchet. Là, j’en étais sûr; maudite lettre!
—Mais rassure-toi donc, imbécile, il s’agit tout simplement d’une partie de plaisir.
—Oh! comme les voyages d’agrément de l’autre jour, où il pleuvait des balles et où il poussait des chausse-trapes.
—Au reste, si vous avez peur, monsieur Planchet, reprit d’Artagnan, j’irai sans vous; j’aime mieux voyager seul que d’avoir un compagnon qui tremble.
—Monsieur me fait injure, dit Planchet; il me semblait cependant qu’il m’avait vu à l’œuvre.
—Oui, mais j’ai cru que tu avais usé tout ton courage d’une seule fois.
—Monsieur verra que dans l’occasion il m’en reste encore; seulement, je prie monsieur de ne pas trop le prodiguer, s’il veut qu’il m’en reste longtemps.
—Crois-tu en avoir encore une certaine somme à dépenser ce soir?
—Je l’espère.
—Eh bien! je compte sur toi.
—A l’heure dite, je serai prêt: seulement je croyais que monsieur n’avait qu’un cheval à l’écurie des gardes.
—Peut-être n’y en a-t-il qu’un encore en ce moment-ci, mais ce soir il y en aura quatre.
—Il paraît que notre voyage est un voyage de remonte?
—Justement, dit d’Artagnan.
Et ayant fait à Planchet un dernier geste de recommandation, il sortit.
M. Bonacieux était sur sa porte. L’intention de d’Artagnan était de passer outre, sans parler au digne mercier; mais celui-ci fit un salut si doux et si bénin que force fut à son locataire, non seulement de le lui rendre, mais encore de lier conversation avec lui.
Comment d’ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un mari dont la femme vous a donné un rendez-vous le soir même à Saint-Cloud, en face du pavillon de M. d’Estrées! D’Artagnan s’approcha de l’air le plus aimable qu’il put prendre.
La conversation tomba tout naturellement sur l’incarcération du pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d’Artagnan eût entendu sa conversation avec l’homme de Meung, raconta à son jeune locataire les persécutions de ce monstre de M. de Laffemas, qu’il ne cessa de qualifier pendant tout son récit du titre de bourreau du cardinal, et s’étendit longuement sur la Bastille, les verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles et les instruments de torture.
D’Artagnan l’écouta avec une complaisance exemplaire, puis lorsqu’il eut fini:
—Et madame Bonacieux, dit-il enfin, savez-vous qui l’avait enlevée? car je n’oublie pas que c’est à cette circonstance fâcheuse que je dois le bonheur d’avoir fait votre connaissance.
—Ah! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardés de me le dire, et ma femme de son côté m’a juré ses grands dieux qu’elle ne le savait pas. Mais vous-même, continua M. Bonacieux d’un ton de bonhomie parfaite, qu’êtes-vous devenu tous ces jours passés? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n’est pas sur le pavé de Paris, je pense, que vous avez ramassé toute la poussière que Planchet époussetait hier sur vos bottes.
—Vous avez raison, mon cher monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous avons fait un petit voyage.
—Loin d’ici?
—Oh! mon Dieu non, à une quarantaine de lieues seulement: nous avons été conduire M. Athos aux eaux de Forges, où mes amis sont restés.
—Et vous êtes revenu, vous, n’est-ce pas? reprit M. Bonacieux en donnant à sa physionomie son air le plus malin. Un beau garçon comme vous n’obtient pas de longs congés de sa maîtresse et nous étions impatiemment attendu à Paris, n’est-ce pas?
—Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l’avoue, d’autant mieux, mon cher monsieur Bonacieux, que je vois qu’on ne peut rien vous cacher. Oui, j’étais attendu, et bien impatiemment, je vous en réponds.
Un léger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si léger que d’Artagnan ne s’en aperçut pas.
—Et nous allons être récompensé de notre diligence? continua le mercier avec une légère altération dans la voix, altération que d’Artagnan ne remarqua pas plus qu’il n’avait fait du nuage momentané qui, un instant auparavant, avait assombri la figure du digne homme.
—Ah! faites donc le bon apôtre! dit en riant d’Artagnan.
—Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c’est seulement pour savoir si nous rentrons tard.
—Pourquoi cette question, mon cher hôte? demanda d’Artagnan; est-ce que vous comptez m’attendre?
—Non, c’est que depuis mon arrestation et le vol qui a été commis chez moi, je m’effraye chaque fois que j’entends ouvrir une porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez-vous! je ne suis point homme d’épée, moi!
—Eh bien! ne vous effrayez pas si je rentre à une heure, à deux ou trois heures du matin; si je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas encore.
Cette fois Bonacieux devint si pâle que d’Artagnan ne put faire autrement que de s’en apercevoir et lui demanda ce qu’il avait.
—Rien, répondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs, seulement, je suis sujet à des faiblesses qui me prennent tout à coup, et je viens de me sentir passer un frisson. Ne faites pas attention à cela, vous qui n’avez à vous occuper que d’être heureux.
—Alors j’ai de l’occupation, car je le suis.
—Pas encore, attendez donc, vous avez dit: A ce soir.
—Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci! et peut-être l’attendez-vous avec autant d’impatience que moi. Peut-être ce soir madame Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal?
—Madame Bonacieux n’est pas libre ce soir, répondit gravement le mari; elle est retenue au Louvre par son service.
—Tant pis pour vous, mon cher hôte, tant pis; quand je suis heureux, moi, je voudrais que tout le monde le fût, mais il paraît que ce n’est pas possible.
Et le jeune homme s’éloigna en riant aux éclats de la plaisanterie que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.
—Amusez-vous bien! répondit Bonacieux avec un accent sépulcral.
Mais d’Artagnan était déjà trop loin pour entendre, et eût-il entendu, dans la disposition d’esprit où il était, il n’eût certes pas remarqué cet accent.
Il se dirigea vers l’hôtel de M. de Tréville; sa visite de la veille avait été, on se le rappelle, très courte et très peu explicative.
Il trouva M. de Tréville dans la joie de son âme. Le roi et la reine avaient été charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait été parfaitement maussade.
A une heure du matin il s’était retiré sous prétexte qu’il était indisposé. Quant à Leurs Majestés, elles n’étaient rentrées au Louvre qu’à six heures.
—Maintenant, dit M. de Tréville en baissant la voix et en interrogeant du regard tous les angles de l’appartement pour voir s’ils étaient bien seuls; maintenant, parlons de vous, mon jeune ami: car il est évident que votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reine et dans l’humiliation de Son Éminence. Il s’agit de bien vous tenir.
—Qu’ai-je à craindre, répondit d’Artagnan, tant que j’aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestés?
—Tout, croyez-moi. Le cardinal n’est point homme à oublier une mystification tant qu’il n’aura pas réglé ses comptes avec le mystificateur, et le mystificateur m’a bien l’air d’être certain Gascon de ma connaissance.
—Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancé que vous et sache que c’est moi qui ai été à Londres?
—Diable! vous avez été à Londres. Est-ce de Londres que vous avez rapporté ce beau diamant qui brille à votre doigt? Prenez garde, mon cher d’Artagnan, ce n’est pas une bonne chose que le présent d’un ennemi; n’y a-t-il pas là-dessus certain vers latin... Attendez donc...
—Oui, sans doute, répondit d’Artagnan, qui n’avait jamais pu se fourrer la première règle du rudiment dans la tête, et qui, par son ignorance, avait fait le désespoir de son précepteur; oui, sans doute, il doit y en avoir un.
—Il y en a un certainement, dit M. de Tréville qui avait une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l’autre jour... Attendez donc... Ah! m’y voici:
Ce qui veut dire: «Défiez-vous de l’ennemi qui vous fait des présents.»
—Ce diamant ne vient pas d’un ennemi, monsieur, reprit d’Artagnan, il vient de la reine.
—De la reine! oh! oh! dit M. de Tréville. Effectivement, c’est un véritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau?
—Elle me l’a remis elle-même.
—Où cela?
—Dans le cabinet attenant à la chambre où elle a changé de toilette.
—Comment?
—En me donnant sa main à baiser.
—Vous avez baisé la main de la reine! s’écria M. de Tréville en regardant d’Artagnan.
—Sa Majesté m’a fait l’honneur de m’accorder cette grâce.
—Et cela en présence de témoins? Imprudente, trois fois imprudente!
—Non, monsieur, rassurez-vous, personne ne l’a vue, reprit d’Artagnan.
Et il raconta à M. de Tréville comment les choses s’étaient passées.
—Oh! les femmes, les femmes! s’écria le vieux soldat, je les reconnais bien à leur imagination romanesque; tout ce qui sent le mystérieux les charme; ainsi, vous avez vu le bras, voilà tout; vous rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaîtriez pas; elle vous rencontrerait, qu’elle ne saurait pas qui vous êtes.
—Non, mais grâce à ce diamant... reprit le jeune homme.
—Écoutez, dit M. de Tréville, voulez-vous que je vous donne un conseil, un bon conseil, un conseil d’ami?
—Vous me ferez honneur, monsieur, dit d’Artagnan.
—Eh bien! allez chez le premier orfèvre venu et vendez-lui ce diamant pour le prix qu’il vous en donnera; si juif qu’il soit, vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles n’ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un terrible, et qui peut trahir celui qui la porte.
—Vendre cette bague! une bague qui vient de ma souveraine! jamais! dit d’Artagnan.
—Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait qu’un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l’écrin de sa mère.
—Vous croyez donc que j’ai quelque chose à craindre? demanda d’Artagnan.
—C’est-à-dire, jeune homme, que celui qui s’endort sur une mine dont la mèche est allumée doit se regarder comme en sûreté en comparaison de vous.
—Diable! dit d’Artagnan, que le ton d’assurance de M. de Tréville commençait à inquiéter; diable, que faut-il faire?
—Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal a la mémoire tenace et la main longue; croyez-moi, il vous jouera quelque tour.
—Mais lequel?
—Eh! le sais-je, moi! est-ce qu’il n’a pas à son service toutes les ruses du démon? Le moins qui puisse vous arriver est qu’on vous arrête.
—Comment! on oserait arrêter un homme au service de Sa Majesté?
—Pardieu! on s’est bien gêné pour Athos! En tout cas, jeune homme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans à la cour: ne vous endormez pas dans votre sécurité, ou vous êtes perdu. Bien au contraire, et c’est moi qui vous le dis, voyez des ennemis partout. Si l’on vous cherche une querelle, évitez-la, fût-ce un enfant de dix ans qui vous la cherche; si l’on vous attaque de nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte; si vous traversez un pont, tâtez les planches, de peur qu’une planche ne vous manque sous le pied; si vous passez devant une maison qu’on bâtit, regardez en l’air de peur qu’une pierre ne vous tombe sur la tête; si vous rentrez tard, faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit armé, si toutefois vous êtes sûr de votre laquais. Défiez-vous de tout le monde, de votre ami, de votre frère, de votre maîtresse, de votre maîtresse surtout.
D’Artagnan rougit.
—De ma maîtresse, répéta-t-il machinalement; et pourquoi plutôt d’elle que d’un autre?
—C’est que la maîtresse est un des moyens favoris du cardinal, il n’en a pas de plus expéditif: une femme vous vend pour dix pistoles, témoin Dalila.—Vous savez les Écritures, hein?
D’Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donné madame Bonacieux pour le soir même; mais nous devons dire, à la louange de notre héros, que la mauvaise opinion que M. de Tréville avait des femmes en général ne lui inspira pas le moindre petit soupçon contre sa jolie hôtesse.
—Mais, à propos, reprit M. de Tréville, que sont devenus vos trois compagnons?
—J’allais vous demander si vous n’en aviez pas appris quelques nouvelles.
—Aucune, monsieur.
—Eh bien! je les ai laissés sur ma route: Porthos à Chantilly avec un duel sur les bras; Aramis à Crèvecœur, avec une balle dans l’épaule; et Athos à Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps.
—Voyez-vous! dit M. de Tréville: et comment êtes-vous échappé, vous?
—Par miracle, monsieur, je dois le dire, avec un coup d’épée dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de la route de Calais, comme un papillon à une tapisserie.
—Voyez-vous encore! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idée.
—Dites, monsieur.
—A votre place, je ferais une chose.
—Laquelle?
—Tandis que Son Éminence me ferait chercher à Paris, je reprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie, et je m’en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable! ils méritent bien cette petite attention de votre part.
—Le conseil est bon, monsieur, et demain je partirai.
—Demain! et pourquoi pas ce soir?
—Ce soir, monsieur, je suis retenu à Paris par une affaire indispensable.
—Ah! jeune homme! jeune homme! quelque amourette? Prenez garde, je vous le répète: c’est la femme qui nous a perdus, tous tant que nous serons, et qui nous perdra encore, tous tant que nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir.
—Impossible! monsieur.
—Vous avez donc donné votre parole?
—Oui, monsieur.
—Mais promettez-moi que si vous n’êtes pas tué cette nuit, vous partirez demain.
—Je vous le promets.
—Avez-vous besoin d’argent?
—J’ai encore cinquante pistoles. C’est autant qu’il m’en faut, je le pense.
—Mais vos compagnons?
—Je pense qu’ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis de Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches.
—Vous reverrai-je avant votre départ?
—Non pas, que je pense, monsieur, à moins qu’il n’y ait du nouveau.
—Allons, bon voyage!
—Merci, monsieur.
Et d’Artagnan prit congé de M. de Tréville, touché plus que jamais de sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires.
Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun d’eux n’était rentré. Leurs laquais aussi étaient absents, et l’on n’avait des nouvelles ni des uns ni des autres.
Il se serait bien informé d’eux à leurs maîtresses, mais il ne connaissait ni celle de Porthos, ni celle d’Aramis; quant à Athos, il n’en avait pas.
En passant devant l’hôtel des Gardes, il jeta un coup d’œil dans l’écurie: trois chevaux étaient déjà rentrés sur quatre. Planchet, tout ébahi, était en train de les étriller, et avait déjà fini avec deux d’entre eux.
—Ah! monsieur, dit Planchet en apercevant d’Artagnan, que je suis aise de vous voir!
—Et pourquoi cela, Planchet? demanda le jeune homme.
—Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hôte?
—Moi? pas le moins du monde.
—Oh! que vous faites bien, monsieur.
—Mais d’où vient cette question?
—De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais sans vous écouter; monsieur, sa figure a changé deux ou trois fois de couleur.
—Bah!
—Monsieur n’a pas remarqué cela, préoccupé qu’il était de la lettre qu’il venait de recevoir; mais moi, au contraire, que l’étrange façon dont cette lettre était parvenue à la maison avait mis sur mes gardes, je n’ai pas perdu un mouvement de sa physionomie.
—Et tu l’as trouvée?
—Traîtreuse, monsieur.
—Vraiment?
—De plus, aussitôt que monsieur l’a eu quitté et qu’il a disparu au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a fermé sa porte et s’est mis à courir par la rue opposée.
—En effet, tu as raison, Planchet, tout cela me paraît fort louche, et, sois tranquille, nous ne lui payerons pas notre loyer que la chose ne nous ait été catégoriquement expliquée.
—Monsieur plaisante, mais monsieur verra.
—Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est écrit!
—Monsieur ne renonce donc pas à sa promenade de ce soir?
—Bien au contraire, Planchet, plus j’en voudrai à M. Bonacieux, plus j’irai au rendez-vous que m’a donné cette lettre qui t’inquiète tant.
—Alors, si c’est la résolution de monsieur...
—Inébranlable, mon ami; ainsi donc, à neuf heures tiens-toi prêt ici, à l’hôtel; je viendrai te prendre.
Planchet, voyant qu’il n’y avait plus aucun espoir de faire renoncer son maître à son projet, poussa un profond soupir et se mit à étriller le troisième cheval.
Quant à d’Artagnan, comme c’était au fond un garçon plein de prudence, au lieu de rentrer chez lui il s’en alla dîner chez ce prêtre gascon qui, au moment de la détresse des quatre amis, leur avait donné un déjeuner de chocolat.
XXIV
LE PAVILLON
A neuf heures d’Artagnan était à l’hôtel des Gardes; il trouva Planchet sous les armes. Le quatrième cheval était arrivé.
Planchet était armé de son mousqueton et d’un pistolet.
D’Artagnan avait son épée et passa deux pistolets à sa ceinture, puis tous deux enfourchèrent chacun un cheval et s’éloignèrent sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vit sortir. Planchet se mit à la suite de son maître, et marcha derrière, à dix pas.
D’Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la Conférence, et suivit le chemin, bien plus beau alors qu’aujourd’hui, qui mène à Saint-Cloud.
Tant qu’on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la distance qu’il s’était imposée; mais dès que le chemin commença à devenir désert et plus obscur, il se rapprocha tout doucement: si bien que lorsqu’on entra dans le bois de Boulogne, il se trouva tout naturellement marcher côte à côte avec son maître. En effet, nous ne devons pas dissimuler que l’oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis sombres lui causaient une vive inquiétude. D’Artagnan s’aperçut qu’il se passait chez son laquais quelque chose d’extraordinaire.
—Eh bien! monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu’avons-nous donc?
—Ne trouvez-vous pas, monsieur, que les bois sont comme les églises?
—Pourquoi cela, Planchet?
—Parce qu’on n’ose point parler haut dans ceux-ci comme dans celles-là.
—Pourquoi n’oses-tu parler haut, Planchet? parce que tu as peur?
—Peur d’être entendu, oui, monsieur.
—Peur d’être entendu! Notre conversation est cependant morale, mon cher Planchet, et nul n’y trouverait à redire.
—Ah! monsieur! reprit Planchet en revenant à son idée mère, que ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de déplaisant dans le jeu de ses lèvres!
—Qui diable te fait penser à Bonacieux?
—Monsieur, on pense à ce que l’on peut et non pas à ce que l’on veut.
—Parce que tu es un poltron, Planchet.
—Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie; la prudence est une vertu.
—Et tu es vertueux, n’est-ce pas, Planchet?
—Monsieur, n’est-ce pas le canon d’un mousquet qui brille là-bas? Si nous baissions la tête?
—En vérité, murmura d’Artagnan, à qui les recommandations de M. de Tréville revenaient en mémoire; en vérité, cet animal finirait par me faire peur.
Et il mit son cheval au trot. Planchet suivit le mouvement de son maître exactement comme s’il eût été son ombre, et se trouva trottant près de lui.
—Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit, monsieur? demanda-t-il.
—Non, Planchet, car tu es arrivé, toi.
—Comment, je suis arrivé? et monsieur?
—Moi, je vais encore à quelques pas.
—Et monsieur me laisse seul ici?
—Tu as peur, Planchet!
—Non, mais je fais seulement observer à monsieur que la nuit sera très froide, que les fraîcheurs donnent des rhumatismes, et qu’un laquais qui a des rhumatismes est un triste serviteur, pour un maître alerte comme monsieur.
—Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces cabarets que tu vois là-bas, et tu m’attendras demain matin à six heures devant la porte.
—Monsieur, j’ai bu et mangé respectueusement l’écu que vous m’avez donné ce matin; de sorte qu’il ne me reste pas un traître sou dans le cas où j’aurais froid.
—Voici une demi-pistole. A demain.
D’Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de Planchet et s’éloigna rapidement en s’enveloppant dans son manteau.
—Dieu, que j’ai froid! s’écria Planchet dès qu’il eut perdu son maître de vue.
Et pressé qu’il était de se réchauffer il se hâta d’aller frapper à la porte d’une maison parée de tous les attributs d’un cabaret de banlieue.
Cependant d’Artagnan, qui s’était jeté dans un petit chemin de traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud; mais, au lieu de suivre la grande rue, il tourna derrière le château, gagna une espèce de ruelle fort écartée, et se trouva bientôt en face du pavillon indiqué. Il était situé dans un lieu tout à fait désert. Un grand mur, à l’angle duquel était ce pavillon, régnait d’un côté de cette ruelle, et de l’autre une haie défendait contre les passants un petit jardin au fond duquel s’élevait une maigre cabane.
Il était arrivé au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas dit d’annoncer sa présence par aucun signal, il attendit. Nul bruit ne se faisait entendre, on eût dit qu’on était à cent lieues de la capitale. D’Artagnan s’adossa à la haie après avoir jeté un coup d’œil derrière lui. Par delà cette haie, ce jardin et cette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis cette immensité où dort Paris, vide béant, immensité où brillaient quelques points lumineux, étoiles funèbres de cet enfer.
Mais pour d’Artagnan tous les aspects revêtaient une forme heureuse, toutes les idées avaient un sourire, toutes les ténèbres étaient diaphanes. L’heure du rendez-vous allait sonner.
En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante.
Il y avait quelque chose de lugubre à cette voix de bronze qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit.
Mais chacune de ces heures qui composaient l’heure attendue vibrait harmonieusement au cœur du jeune homme.
Ses yeux étaient fixés sur le petit pavillon situé à l’angle du mur et dont toutes les fenêtres étaient fermées par des volets, excepté une seule du premier étage.
A travers cette fenêtre brillait une lumière douce qui argentait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s’élevaient formant groupe en dehors du parc. Évidemment derrière cette petite fenêtre si gracieusement éclairée, la jolie madame Bonacieux l’attendait.
Bercé par cette douce idée, d’Artagnan attendit de son côté une demi-heure sans impatience aucune, les yeux fixés sur ce charmant petit séjour dont d’Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dorées, attestant l’élégance du reste de l’appartement.
Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.
Cette fois-ci, sans que d’Artagnan comprit pourquoi, un frisson courut dans ses veines. Peut-être aussi le froid commençait-il à le gagner et prenait-il pour une impression morale une sensation tout à fait physique.
Puis l’idée lui vint qu’il avait mal lu et que le rendez-vous était pour onze heures seulement.
Il s’approcha de la fenêtre, se plaça dans un rayon de lumière, tira sa lettre de sa poche et la relut; il ne s’était point trompé: le rendez-vous était bien pour dix heures.
Il alla reprendre son poste, commençant à être assez inquiet de ce silence et de cette solitude.
Onze heures sonnèrent.
D’Artagnan commença à craindre véritablement qu’il ne fût arrivé quelque chose à madame Bonacieux.
Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des amoureux; mais personne ne lui répondit; pas même l’écho.
Alors il pensa avec un certain dépit que peut-être la jeune femme s’était endormie en l’attendant.
Il s’approcha du mur et essaya d’y monter; mais le mur était nouvellement crépi, et d’Artagnan se retourna inutilement les ongles.
En ce moment il avisa les arbres, dont la lumière continuait d’argenter les feuilles, et comme l’un d’eux faisait saillie sur le chemin, il pensa que du milieu de ses branches son regard pourrait pénétrer dans le pavillon.
L’arbre était facile. D’ailleurs d’Artagnan avait vingt ans à peine, et par conséquent se souvenait de son métier d’écolier. En un instant il fut au milieu des branches, et par les vitres transparentes ses yeux plongèrent dans l’intérieur du pavillon.
Chose étrange et qui fit frissonner d’Artagnan de la plante des pieds à la racine des cheveux, cette douce lumière, cette calme lampe éclairait une scène de désordre épouvantable; une des vitres de la fenêtre était cassée, la porte de la chambre avait été enfoncée, et, à demi brisée, pendait à ses gonds; une table qui avait dû être couverte d’un élégant souper gisait à terre; les flacons en éclats, les fruits écrasés jonchaient le parquet; tout témoignait dans cette chambre d’une lutte violente et désespérée; d’Artagnan crut même reconnaître au milieu de ce pêle-mêle étrange des lambeaux de vêtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les rideaux.
Il se hâta de redescendre dans la rue avec un horrible battement de cœur, il voulait voir s’il ne trouverait pas d’autres traces de violence.
La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit. D’Artagnan s’aperçut alors, chose qu’il n’avait pas remarquée d’abord, car rien ne le poussait à cet examen, que le sol, battu ici, troué là, présentait des traces confuses de pas d’hommes et de pieds de chevaux. En outre, les roues d’une voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient creusé dans la terre molle une profonde empreinte qui ne dépassait pas la hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris.
Enfin d’Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva près du mur un gant de femme déchiré. Cependant ce gant, par tous les points où il n’avait pas touché la terre boueuse, était d’une fraîcheur irréprochable. C’était un de ces gants parfumés comme les amants aiment à en arracher d’une jolie main.
A mesure que d’Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus abondante et plus glacée perlait sur son front, son cœur était serré par une horrible angoisse, sa respiration était haletante; et cependant il se disait, pour se rassurer, que ce pavillon n’avait peut-être rien de commun avec madame Bonacieux; que la jeune femme lui avait donné rendez-vous devant ce pavillon, et non dans ce pavillon; qu’elle avait pu être retenue à Paris par son service, par la jalousie de son mari peut-être.
Mais tous ces raisonnements étaient battus en brèche, détruits, renversés par ce sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions, s’empare de tout notre être et nous crie, par tout ce qui est destiné chez nous à entendre, qu’un grand malheur plane sur nous.
Alors d’Artagnan devint presque insensé: il courut sur la grande route, prit le même chemin qu’il avait déjà fait, s’avança jusqu’au bac, et interrogea le passeur.
Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser la rivière à une femme enveloppée d’une mante noire, qui paraissait avoir le plus grand intérêt à ne pas être reconnue; mais justement à cause des précautions qu’elle prenait, le passeur avait prêté une attention plus grande, et il avait reconnu que la femme était jeune et jolie.
Il y avait alors, comme aujourd’hui, une foule de jeunes et jolies femmes qui venaient à Saint-Cloud et qui avaient intérêt à ne pas être vues, et cependant d’Artagnan ne douta point un instant que ce ne fût madame Bonacieux qu’avait remarquée le passeur.
D’Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur pour relire encore une fois le billet de madame Bonacieux et s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, que le rendez-vous était bien à Saint-Cloud et non ailleurs, devant le pavillon de M. d’Estrées et non dans une autre rue.
Tout concourait à prouver à d’Artagnan que ses pressentiments ne le trompaient point et qu’un grand malheur était arrivé.
Il reprit le chemin du château tout courant; il lui semblait qu’en son absence quelque chose de nouveau s’était peut-être passé au pavillon et que des renseignements l’attendaient là.
La ruelle était toujours déserte, et la même lueur calme et douce s’épanchait de la fenêtre.
D’Artagnan songea alors à cette masure muette et aveugle, mais qui sans doute avait vu et qui peut-être pouvait parler.
La porte de clôture était fermée, mais il sauta par-dessus la haie, et malgré les aboiements d’un chien à la chaîne, il s’approcha de la cabane.
Aux premiers coups qu’il frappa, rien ne répondit. Un silence de mort régnait dans la cabane comme dans le pavillon; cependant, comme cette cabane était sa dernière ressource, il s’obstina.
Bientôt il lui sembla entendre un léger bruit intérieur, bruit craintif, et qui semblait trembler lui-même d’être entendu.
Alors d’Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si plein d’inquiétude et de promesses, d’effroi et de cajolerie, que sa voix était de nature à rassurer le plus peureux. Enfin, un vieux volet vermoulu s’ouvrit, ou plutôt s’entre-bâilla, et se referma dès que la lueur d’une misérable lampe qui brûlait dans un coin eut éclairé le baudrier, la poignée de l’épée et le pommeau des pistolets de d’Artagnan. Cependant, si rapide qu’eût été le mouvement, d’Artagnan avait eu le temps d’entrevoir une tête de vieillard.
—Au nom du ciel! dit-il, écoutez-moi: j’attendais quelqu’un qui ne vient pas, je meurs d’inquiétude. Serait-il arrivé quelque malheur aux environs? Parlez.
La fenêtre se rouvrit lentement, et la même figure apparut de nouveau; seulement elle était plus pâle encore que la première fois.
D’Artagnan raconta naïvement son histoire, aux noms près; il dit comment il avait rendez-vous avec une jeune femme devant ce pavillon et comment, ne la voyant pas venir, il était monté sur le tilleul et, à la lueur de la lampe, il avait vu le désordre de la chambre.
Le vieillard l’écouta attentivement, tout en faisant signe que c’était bien cela: puis, lorsque d’Artagnan eut fini, il hocha la tête d’un air qui n’annonçait rien de bon.
—Que voulez-vous dire? s’écria d’Artagnan. Au nom du ciel! voyons, expliquez-vous.
—Oh! monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien, car si je vous disais ce que j’ai vu, bien certainement il ne m’arriverait rien de bon.
—Vous avez donc vu quelque chose? reprit d’Artagnan. En ce cas, au nom du ciel! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites ce que vous avez vu, et je vous donne ma foi de gentilhomme que pas une de vos paroles ne sortira de mon cœur.
Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de d’Artagnan, qu’il lui fit signe d’écouter et qu’il lui dit à voix basse:
—Il était neuf heures à peu près, j’avais entendu quelque bruit dans la rue et je désirais savoir ce que ce pouvait être, lorsque, en m’approchant de ma porte, je m’aperçus qu’on cherchait à entrer. Comme je suis pauvre et que je n’ai pas peur qu’on me vole, j’allai ouvrir et je vis trois hommes à quelques pas de là. Dans l’ombre était un carrosse avec des chevaux attelés et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient évidemment aux trois hommes qui étaient vêtus en cavaliers.
«—Ah! mes bons messieurs! m’écriai-je, que demandez-vous?
»—Tu dois avoir une échelle? me dit celui qui paraissait le chef de l’escorte.
»—Oui, monsieur, celle avec laquelle je cueille mes fruits.
»—Donne-nous-la, et rentre chez toi; voilà un écu pour le dérangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car tu regarderas et tu écouteras, quelque menace que nous te fassions, j’en suis sûr), tu es perdu.
»A ces mots, il me jeta un écu, que je ramassai, et il prit mon échelle.
»Effectivement, après avoir refermé la porte de la haie derrière eux, je fis semblant de rentrer à la maison; mais j’en sortis aussitôt par la porte de derrière, et, me glissant dans l’ombre, je parvins jusqu’à cette touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans être vu.
»Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun bruit, ils en tirèrent un homme gros, court, grisonnant, mesquinement vêtu de couleur sombre, lequel monta avec précaution à l’échelle, regarda sournoisement dans l’intérieur de la chambre, redescendit à pas de loup et murmura à voix basse:
»—C’est elle!
»Aussitôt celui qui m’avait parlé s’approcha de la porte du pavillon, l’ouvrit avec une clé qu’il portait sur lui, referma la porte et disparut; en même temps les deux autres hommes montèrent à l’échelle. Le petit vieux demeurait à la portière, le cocher maintenait les chevaux de la voiture, et un laquais les chevaux de selle.
»Tout à coup de grands cris retentirent dans le pavillon, une femme accourut à la fenêtre et l’ouvrit comme pour se précipiter. Mais aussitôt qu’elle aperçut les deux hommes, elle se rejeta en arrière; les deux hommes s’élancèrent après elle dans la chambre.
»Alors je ne vis plus rien; mais j’entendis le bruit de meubles que l’on brise.—La femme criait et appelait au secours. Mais bientôt ses cris furent étouffés; les trois hommes se rapprochèrent de la fenêtre, emportant la femme dans leurs bras; deux descendirent par l’échelle et la transportèrent dans la voiture, où le petit vieux entra après elle. Celui qui était resté dans le pavillon referma la croisée, sortit un instant après par la porte et s’assura que la femme était bien dans la voiture: ses deux compagnons l’attendaient déjà à cheval, il sauta à son tour en selle; le laquais reprit place près du cocher; le carrosse s’éloigna au galop escorté par les trois cavaliers, et tout fut fini.
»A partir de ce moment-là, je n’ai plus rien vu, rien entendu.»
D’Artagnan, écrasé par une si terrible nouvelle, resta immobile et muet, tandis que tous les démons de la colère et de la jalousie hurlaient dans son cœur.
—Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce muet désespoir causait certes plus d’effet que n’en eussent produit des cris et des larmes; allons, ne vous désolez pas, ils ne vous l’ont pas tuée, voilà l’essentiel.
—Savez-vous à peu près, dit d’Artagnan, quel est l’homme qui conduisait cette infernale expédition?
—Je ne le connais pas.
—Mais puisqu’il vous a parlé, vous avez pu le voir.
—Ah! c’est son signalement que vous me demandez?
—Oui.
—Un grand sec, basané, moustaches noires, œil noir, l’air d’un gentilhomme.
—C’est cela, s’écria d’Artagnan; encore lui! toujours lui! C’est mon démon, à ce qu’il paraît! Et l’autre?
—Lequel?
—Le petit.
—Oh! celui-là n’est pas un seigneur, j’en réponds; d’ailleurs il ne portait pas l’épée, et les autres le traitaient sans aucune considération.
—Quelque laquais, murmura d’Artagnan. Ah! pauvre femme! pauvre femme! qu’en ont-ils fait?
—Vous m’avez promis le secret, dit le vieillard.
—Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suis gentilhomme. Un gentilhomme n’a que sa parole, et je vous ai donné la mienne.
D’Artagnan reprit, l’âme navrée, le chemin du bac. Tantôt il ne pouvait croire que ce fût madame Bonacieux, et il espérait le lendemain la retrouver au Louvre; tantôt il craignait qu’elle n’eût eu une intrigue avec quelque autre et qu’un jaloux ne l’eût surprise et fait enlever. Il flottait, il se désolait, il se désespérait.
—Oh! si j’avais là mes amis! s’écria-t-il, j’aurais au moins quelque espérance de la retrouver; mais qui sait ce qu’ils sont devenus eux-mêmes!
Il était minuit à peu près; il s’agissait de retrouver Planchet. D’Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans lesquels il aperçut un peu de lumière; dans aucun d’eux il ne retrouva Planchet.
Au sixième il commença de réfléchir que la recherche était un peu hasardée. D’Artagnan n’avait donné rendez-vous à son laquais qu’à six heures du matin, et quelque part qu’il fût, il était dans son droit.
D’ailleurs, il vint au jeune homme cette idée, qu’en restant aux environs du lieu où l’événement s’était passé, il obtiendrait peut-être quelque éclaircissement sur cette mystérieuse affaire. Au sixième cabaret, comme nous l’avons dit, d’Artagnan s’arrêta donc, demanda une bouteille de vin de première qualité, s’accouda dans l’angle le plus obscur et se décida à attendre ainsi le jour; mais cette fois encore son espérance fut trompée, et quoiqu’il écoutât de toutes ses oreilles, il n’entendit, au milieu des jurons, des lazzi et des injures qu’échangeaient entre eux les ouvriers, les laquais et les rouliers qui composaient l’honorable société dont il faisait partie, rien qui pût le mettre sur la trace de la pauvre femme enlevée. Force lui fut donc, après avoir avalé sa bouteille par désœuvrement et pour ne pas éveiller les soupçons, de chercher dans son coin la posture la plus satisfaisante possible et de s’endormir tant bien que mal. D’Artagnan avait vingt ans, on se le rappelle, et à cet âge le sommeil a des droits imprescriptibles qu’il réclame impérieusement, même sur les cœurs les plus désespérés.
Vers six heures du matin, d’Artagnan se réveilla avec ce malaise qui accompagne ordinairement le point du jour après une mauvaise nuit. Sa toilette n’était pas longue à faire; il se tâta pour savoir si l’on n’avait pas profité de son sommeil pour le voler, et ayant retrouvé son diamant à son doigt, sa bourse dans sa poche et ses pistolets à sa ceinture, il se leva, paya sa bouteille et sortit pour voir s’il n’aurait pas plus de bonheur dans la recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la première chose qu’il aperçut, à travers le brouillard humide et grisâtre, fut l’honnête Planchet qui, deux chevaux en main, l’attendait à la porte d’un petit cabaret borgne devant lequel d’Artagnan était passé sans même soupçonner son existence.
XXV
PORTHOS
Au lieu de rentrer chez lui directement, d’Artagnan mit pied à terre à la porte de M. de Tréville; et monta rapidement l’escalier. Cette fois il était décidé à lui raconter tout ce qui venait de se passer. Comme M. de Tréville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut-être tirer de Sa Majesté quelque renseignement sur la pauvre femme à qui l’on faisait sans doute payer son dévouement à sa maîtresse.
M. de Tréville écouta le récit du jeune homme avec une gravité qui prouvait qu’il voyait autre chose, dans toute cette aventure, qu’une intrigue d’amour; puis, quand d’Artagnan eut achevé:
—Hum! dit-il, tout ceci sent Son Éminence d’une lieue.
—Mais que faire? dit d’Artagnan.
—Rien, absolument rien, à cette heure, que quitter Paris, comme je vous l’ai dit, le plus tôt possible. Je verrai la reine, je lui raconterai les détails de la disparition de cette pauvre femme, qu’elle ignore sans doute; ces détails la guideront de son côté, et, à votre retour, peut-être aurai-je quelque bonne nouvelle à vous dire. Reposez-vous-en sur moi.
D’Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de Tréville n’avait pas l’habitude de promettre, et que, lorsque par hasard il promettait, il tenait plus qu’il n’avait promis. Il le salua donc, plein de reconnaissance pour le passé et pour l’avenir, et le digne capitaine, qui, de son côté, éprouvait un vif intérêt pour ce jeune homme si brave et si résolu, lui serra affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage.
Décidé à mettre les conseils de M. de Tréville en pratique à l’instant même, d’Artagnan s’achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller à la confection de son portemanteau. En s’approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en costume du matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce que lui avait dit la veille le prudent Planchet sur le caractère sinistre de son hôte revint alors à l’esprit de d’Artagnan, qui le regarda plus attentivement qu’il n’avait fait encore. En effet, outre cette pâleur jaunâtre et maladive qui indique l’infiltration de la bile dans le sang, et qui pouvait d’ailleurs n’être qu’accidentelle, d’Artagnan remarqua quelque chose de sournoisement perfide dans l’habitude des rides de sa face. Un fripon ne rit pas de la même façon qu’un honnête homme, un hypocrite ne pleure pas les mêmes larmes qu’un homme de bonne foi. Toute fausseté est un masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d’attention, à le distinguer du visage.
Il sembla donc à d’Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et même que ce masque était des plus désagréables à voir.
En conséquence il allait, vaincu par sa répugnance pour cet homme, passer devant lui sans parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux l’interpella.
—Eh bien! jeune homme, lui dit-il, il paraît que nous faisons de grasses nuits? sept heures du matin, peste! Il me semble que vous retournez tant soit peu les habitudes reçues, et que vous rentrez à l’heure où les autres sortent.
—On ne vous fera pas le même reproche, maître Bonacieux, dit le jeune homme, et vous êtes le modèle des gens rangés. Il est vrai que lorsque l’on possède une jeune et jolie femme, on n’a pas besoin de courir après le bonheur: c’est le bonheur qui vient vous trouver; n’est-ce pas, monsieur Bonacieux?
Bonacieux grimaça un sourire.
—Ah! ah! dit Bonacieux, vous êtes un plaisant compagnon. Mais où diable avez-vous été courir cette nuit, mon jeune maître? Il paraît qu’il ne faisait pas bon dans les chemins de traverse.
D’Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de boue; mais dans ce mouvement ses regards se portèrent en même temps sur les souliers et les bas du mercier; on eût dit qu’on les avait trempés dans le même bourbier; les uns et les autres étaient maculés de taches absolument pareilles.
Alors une idée subite traversa l’esprit de d’Artagnan. Ce petit homme gros, court, grisonnant, cette espèce de laquais vêtu d’un habit sombre, traité sans considération par les gens d’épée qui composaient l’escorte, c’était Bonacieux lui-même. Le mari avait présidé à l’enlèvement de sa femme.
Il prit à d’Artagnan une terrible envie de sauter à la gorge du mercier et de l’étrangler; mais, nous l’avons dit, c’était un garçon fort prudent, et il se contint. Cependant la révolution qui s’était faite sur son visage était si visible, que Bonacieux en fut effrayé et essaya de reculer d’un pas; mais justement il se trouvait devant le battant de la porte, qui était fermée, et l’obstacle qu’il rencontra le força de se tenir à la même place.
—Ah çà! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d’Artagnan, il me semble que si mes bottes ont besoin d’un coup d’éponge, vos bas et vos souliers réclament un coup de brosse. Est-ce que de votre côté vous auriez aussi couru la prétentaine, maître Bonacieux? Ah diable! ceci ne serait point pardonnable à un homme de votre âge et qui, de plus, a une jeune et jolie femme comme la vôtre.
—Oh! mon Dieu, non, dit Bonacieux, mais hier j’ai été à Saint-Mandé pour prendre des renseignements sur une servante dont je ne puis absolument me passer, et comme les chemins étaient mauvais, j’en ai rapporté toute cette fange, que je n’ai pas encore eu le temps de faire disparaître.
Le lieu que désignait Bonacieux comme celui qui avait été le but de sa course fut une nouvelle preuve à l’appui des soupçons qu’avait conçus d’Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-Mandé, parce que Saint-Mandé est le point absolument opposé à Saint-Cloud.
Cette probabilité lui fut une première consolation. Si Bonacieux savait où était sa femme, on pourrait toujours, en employant les moyens extrêmes, forcer le mercier à desserrer les dents et à laisser échapper son secret. Il s’agissait seulement de changer cette probabilité en certitude.
—Pardon, mon cher monsieur Bonacieux, si j’en use avec vous sans façon, dit d’Artagnan; mais rien n’altère comme de ne pas dormir, j’ai donc une soif d’enragé; permettez-moi de prendre un verre d’eau chez vous; vous le savez, cela ne se refuse pas entre voisins.
Et sans attendre la permission de son hôte, d’Artagnan entra vivement dans la maison, et jeta un coup d’œil rapide sur le lit. Le lit n’était pas défait. Bonacieux ne s’était pas couché. Il rentrait donc seulement il y avait une heure ou deux; il avait accompagné sa femme jusqu’à l’endroit où on l’avait conduite, ou tout au moins jusqu’au premier relais.
—Merci, maître Bonacieux, dit d’Artagnan en vidant son verre, voilà tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura fini, je vous l’enverrai, si vous voulez, pour brosser vos souliers.
Et il quitta le mercier tout ébahi de ce singulier adieu et se demandant s’il ne s’était pas enferré lui-même.
Sur le haut de l’escalier il trouva Planchet tout effaré.
—Ah! monsieur, s’écria Planchet dès qu’il eut aperçu son maître, en voilà bien d’une autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez.
—Qu’y a-t-il donc? demanda d’Artagnan.
—Oh! je vous le donne en cent, monsieur, je vous le donne en mille de deviner la visite que j’ai reçue pour vous en votre absence.
—Quand cela?
—Il y a une demi-heure, tandis que vous étiez chez M. de Tréville.
—Et qui donc est venu? Voyons, parle.
—M. de Cavois.
—M. de Cavois?
—En personne.
—Le capitaine des gardes de Son Éminence?
—Lui-même.
—Il venait m’arrêter?
—Je m’en suis douté, monsieur, et cela malgré son air patelin.
—Il avait l’air patelin, dis-tu?
—C’est-à-dire qu’il était tout miel, monsieur.
—Vraiment?
—Il venait, disait-il, de la part de Son Éminence, qui vous voulait beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal.
—Et tu lui as répondu?
—Que la chose était impossible, attendu que vous étiez hors de la maison, comme il le pouvait voir.
—Alors, qu’a-t-il dit?
—Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la journée; puis il a ajouté tout bas: «Dis à ton maître que Son Éminence est parfaitement disposée pour lui, et que sa fortune dépend peut-être de cette entrevue.»
—Le piège est assez maladroit pour le cardinal, reprit en souriant le jeune homme.
—Aussi, je l’ai vu, le piège, et j’ai répondu que vous seriez désespéré à votre retour.
«—Où est-il allé? a demandé M. de Cavois.
»—A Troyes en Champagne, ai-je répondu.
»—Et quand est-il parti?
»—Hier soir.»
—Planchet, mon ami, interrompit d’Artagnan, tu es véritablement un homme précieux.
—Vous comprenez, monsieur, j’ai pensé qu’il serait toujours temps, si vous désirez voir M. de Cavois, de me démentir en disant que vous n’étiez point parti; ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir.
—Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta réputation d’homme véridique: dans un quart d’heure nous partons.
—C’est le conseil que j’allais donner à monsieur; et où allons-nous, sans être trop curieux?
—Pardieu! du côté opposé à celui vers lequel tu as dit que j’étais allé. D’ailleurs n’as-tu pas autant de hâte d’avoir des nouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j’en ai, moi, de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et Aramis?
—Si fait, monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez; l’air de la province vaut mieux pour nous, à ce que je crois, en ce moment, que l’air de Paris. Ainsi donc...
—Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons; moi, je m’en vais devant, les mains dans mes poches, pour qu’on ne se doute de rien. Tu me rejoindras à l’hôtel des Gardes. A propos, Planchet, je crois que tu as raison à l’endroit de notre hôte, et c’est décidément une affreuse canaille.
—Ah! croyez moi, monsieur, quand je vous dis quelque chose; je suis physionomiste, moi, allez!
D’Artagnan descendit le premier, comme la chose avait été convenue; puis, pour n’avoir rien à se reprocher, il se dirigea une dernière fois vers la demeure de ses trois amis: on n’avait reçu aucune nouvelle d’eux; seulement une lettre toute parfumée et d’une écriture élégante et menue était arrivée, pour Aramis. D’Artagnan s’en chargea. Dix minutes après, Planchet le rejoignait dans les écuries de l’hôtel des Gardes. D’Artagnan, pour qu’il n’y eût pas de temps perdu, avait déjà sellé son cheval lui-même.
—C’est bien, dit-il à Planchet, lorsque celui-ci eut joint le portemanteau à l’équipement; maintenant selle les trois autres et partons.
—Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux? demanda Planchet avec son air narquois.
—Non, monsieur le mauvais plaisant, répondit d’Artagnan, mais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si toutefois nous les retrouvons vivants.
—Ce qui serait une grande chance, répondit Planchet; mais enfin il ne faut pas désespérer de la miséricorde de Dieu.
—Amen, dit d’Artagnan en enfourchant son cheval.
Et tous deux sortirent de l’hôtel des Gardes, s’éloignant chacun par un bout de la rue, l’un devant quitter Paris par la barrière de La Villette et l’autre par la barrière de Montmartre, pour se rejoindre au delà de Saint-Denis, manœuvre stratégique qui, ayant été exécutée avec une égale ponctualité, fut couronnée des plus heureux résultats. D’Artagnan et Planchet entrèrent ensemble à Pierrefitte.
Planchet était plus courageux, il faut le dire, le jour que la nuit.
Cependant sa prudence naturelle ne l’abandonnait pas un seul instant; il n’avait oublié aucun des incidents du premier voyage, et il tenait pour ennemis tous ceux qu’il rencontrait sur la route. Il en résultait qu’il avait sans cesse le chapeau à la main, ce qui lui valait de sévères mercuriales de la part de d’Artagnan, qui craignait que, grâce à cet excès de politesse, on ne le prît pour le valet d’un homme de peu.
Cependant, soit qu’effectivement les passants fussent touchés de l’urbanité de Planchet, soit que, cette fois, personne ne fût aposté sur la route du jeune homme, nos deux voyageurs arrivèrent à Chantilly sans accident aucun et descendirent à l’hôtel du Grand-Saint-Martin, le même dans lequel ils s’étaient arrêtés lors de leur premier voyage.
L’hôte, en voyant un jeune homme suivi d’un laquais et de deux chevaux de main, s’avança respectueusement sur le seuil de la porte. Or, comme il avait déjà fait onze lieues, d’Artagnan jugea à propos de s’arrêter, que Porthos fût ou ne fût pas dans l’hôtel. Puis peut-être n’était-il pas prudent de s’informer du premier coup de ce qu’était devenu le mousquetaire. Il résulta de ces réflexions que d’Artagnan, sans demander aucune nouvelle de qui que ce fût, descendit, recommanda les chevaux à son laquais, entra dans une petite chambre destinée à recevoir ceux qui désiraient être seuls, et demanda à son hôte une bouteille de son meilleur vin et un déjeuner aussi bon que possible, demande qui corrobora encore la bonne opinion que l’aubergiste avait prise de son voyageur à la première vue.
Aussi d’Artagnan fut-il servi avec une célérité miraculeuse.
Le régiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du royaume, et d’Artagnan, suivi d’un laquais et voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, malgré la simplicité de son uniforme, manquer de faire sensation. L’hôte voulut le servir lui-même; ce que voyant, d’Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante:
—Ma foi, mon cher hôte, dit d’Artagnan en remplissant les deux verres, je vous ai demandé de votre meilleur vin, et si vous m’avez trompé, vous allez être puni par où vous avez péché, attendu que, comme je déteste boire seul, vous allez boire avec moi. Prenez donc ce verre et buvons. A quoi boirons-nous, voyons, pour ne blesser aucune susceptibilité? Buvons à la prospérité de votre établissement.
—Votre Seigneurie me fait honneur, dit l’hôte, et je la remercie bien sincèrement de son souhait.
—Mais ne vous y trompez pas, dit d’Artagnan, il y a plus d’égoïsme peut-être que vous ne le pensez dans mon toast: il n’y a que les établissements qui prospèrent dans lesquels on soit bien reçu; dans les hôtels qui périclitent tout va à la débandade, et le voyageur est victime des embarras de son hôte; or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune.
—En effet, dit l’hôte, il me semble que ce n’est pas la première fois que j’ai l’honneur de voir monsieur.
—Bah! je suis passé dix fois peut-être à Chantilly, et sur les dix fois je me suis arrêté au moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j’y étais encore il y a dix ou douze jours à peu près; je faisais la conduite à des amis, à des mousquetaires, à telle enseigne que l’un d’eux s’est pris de dispute avec un étranger, un inconnu, un homme qui lui a cherché je ne sais quelle querelle.
—Ah! oui vraiment! dit l’hôte, et je me le rappelle parfaitement. N’est-ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me parler?
—C’est justement le nom de mon compagnon de voyage. Mon Dieu! mon cher hôte, dites-moi, lui serait-il arrivé malheur?
—Mais Votre Seigneurie a dû remarquer qu’il n’a pas pu continuer sa route.
—En effet, il nous avait promis de nous rejoindre et nous ne l’avons pas revu.
—Il nous a fait l’honneur de rester ici.
—Comment! il vous a fait l’honneur de rester ici?
—Oui, monsieur, dans cet hôtel; nous sommes même bien inquiets.
—Et de quoi?
—De certaines dépenses qu’il a faites.
—Et bien! mais les dépenses qu’il a faites, il les payera.
—Ah! monsieur, vous me mettez véritablement du baume dans le sang! Nous avons fait de fort grandes avances, et ce matin encore le chirurgien nous déclarait que si M. Porthos ne le payait pas, c’était à moi qu’il s’en prendrait, attendu que c’était moi qui l’avais envoyé chercher.
—Mais Porthos est donc blessé?
—Je ne saurais vous le dire, monsieur.
—Comment, vous ne sauriez me le dire? vous devriez cependant être mieux informé que personne.
—Oui, mais dans notre état nous ne disons pas tout ce que nous savons, monsieur, surtout quand on nous a prévenus que nos oreilles répondraient pour notre langue.
—Et bien! puis-je voir Porthos?
—Certainement, monsieur. Prenez l’escalier, montez au premier et frappez au numéro 1. Seulement prévenez que c’est vous.
—Comment, que je prévienne que c’est moi?
—Oui, car il pourrait vous arriver malheur.
—Et quel malheur voulez-vous qu’il m’arrive?
—M. Porthos peut vous prendre pour quelqu’un de la maison, et dans un mouvement de colère vous passer son épée à travers le corps ou vous brûler la cervelle.
—Que lui avez-vous donc fait?
—Nous lui avons demandé de l’argent.
—Ah diable! je comprends cela; c’est une demande que Porthos reçoit très mal quand il n’est pas en fonds; mais je sais qu’il devait y être.
—C’est ce que nous avions pensé aussi, monsieur; comme la maison est fort régulière et que nous faisons nos comptes toutes les semaines, au bout de huit jours nous lui avons présenté notre note; il paraît que nous sommes tombés dans un mauvais moment, car au premier mot que nous avons prononcé sur la chose, il nous a envoyés à tous les diables; il est vrai qu’il avait joué la veille.
—Comment, il avait joué la veille, et avec qui?
—Oh! mon Dieu, qui sait cela? avec un seigneur qui passait et auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.
—C’est cela, le malheureux aura tout perdu.
—Jusqu’à son cheval, monsieur, car lorsque l’étranger a été pour partir, nous nous sommes aperçus que son laquais sellait le cheval de M. Porthos. Alors nous lui en avons fait l’observation, mais il nous a répondu que nous nous mêlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval était à lui. Nous avons aussitôt fait prévenir M. Porthos de ce qui se passait, mais il nous a fait dire que nous étions des faquins de douter de la parole d’un gentilhomme, et que, puisque celui-là avait dit que le cheval était à lui, il fallait bien que cela fût.
—Je le reconnais bien là, murmura d’Artagnan.
—Alors, continua l’hôte, je lui fis répondre que du moment où nous paraissions destinés à ne pas nous entendre à l’endroit du payement, j’espérais qu’il aurait au moins la bonté d’accorder la faveur de sa pratique à mon confrère le maître de l’Aigle-d’Or; mais M. Porthos me répondit que mon hôtel étant le meilleur, il désirait y rester.
»Cette réponse était trop flatteuse pour que j’insistasse sur son départ. Je me bornai donc à le prier de me rendre sa chambre, qui est la plus belle de l’hôtel, et de se contenter d’un joli petit cabinet au troisième. Mais à ceci M. Porthos répondit que, comme il attendait d’un moment à l’autre sa maîtresse, qui était une des plus grandes dames de la cour, je devais comprendre que la chambre qu’il me faisait l’honneur d’habiter chez moi était encore bien médiocre pour une pareille personne.
»Cependant, tout en reconnaissant la vérité de ce qu’il disait, je crus devoir insister; mais sans même se donner la peine d’entrer en discussion avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa table de nuit et déclara qu’au premier mot qu’on lui dirait d’un déménagement quelconque à l’extérieur ou à l’intérieur, il brûlerait la cervelle à celui qui serait assez imprudent pour se mêler d’une chose qui ne regardait que lui. Aussi depuis ce temps-là, monsieur, personne n’entre plus dans sa chambre, si ce n’est son domestique.
—Mousqueton est donc ici?
—Oui, monsieur; cinq jours après son départ, il est revenu de fort mauvaise humeur de son côté; il paraît que lui aussi a eu du désagrément dans son voyage. Malheureusement il est plus ingambe que son maître, ce qui fait que pour son maître il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme il pense qu’on pourrait lui refuser ce qu’il demande, il prend tout ce dont il a besoin sans demander.
—Le fait est, répondit d’Artagnan, que j’ai toujours remarqué chez Mousqueton un dévouement et une intelligence très supérieurs.
—Cela est possible, monsieur, mais supposez qu’il m’arrive seulement quatre fois par an de me trouver en contact avec une intelligence et un dévouement semblables, et je suis un homme ruiné.
—Non, car Porthos vous payera.
—Hum! fit l’hôtelier d’un ton de doute.
—C’est le favori d’une très grande dame qui ne le laissera pas dans l’embarras pour une misère comme celle qu’il vous doit.
—Si j’ose dire ce que je crois là-dessus...
—Ce que vous croyez?
—Je dirai plus: ce que je sais.
—Ce que vous savez?
—Et même ce dont je suis sûr.
—Et de quoi êtes-vous sûr, voyons?
—Je dirai que je connais cette grande dame.
—Vous?
—Oui, moi.
—Et comment la connaissez-vous?
—Oh! monsieur, si je croyais pouvoir me fier à votre discrétion...
—Parlez, et, foi de gentilhomme, vous n’aurez pas à vous repentir de votre confiance.
—Eh bien! monsieur, vous concevez, l’inquiétude fait faire bien des choses.
—Qu’avez-vous fait?
—Oh! d’ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d’un créancier.
—Enfin?
—M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous recommandant de le jeter à la poste. Son domestique n’était pas encore arrivé. Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il fallait bien qu’il nous chargeât de ses commissions.
—Ensuite.
—Au lieu de mettre la lettre à la poste, ce qui n’est jamais bien sûr, j’ai profité de l’occasion de l’un de mes garçons qui allait à Paris, et je lui ai ordonné de la remettre à cette duchesse elle-même. C’était remplir les intentions de M. Porthos, qui nous avait si fort recommandé cette lettre; n’est-ce pas?
—A peu près.
—Eh bien! monsieur, savez-vous ce que c’est que cette grande dame?
—Non; j’en ai entendu parler à Porthos, voilà tout.
—Savez-vous ce que c’est que cette prétendue duchesse?
—Je vous le répète, je ne la connais pas.
—C’est une vieille procureuse au Châtelet, monsieur, nommée madame Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et se donne encore des airs d’être jalouse. Cela me paraissait aussi fort singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours.
—Comment savez-vous cela?
—Parce qu’elle s’est mise dans une grande colère en recevant la lettre, disant que M. Porthos était un volage, et que c’était encore pour quelque femme qu’il avait reçu ce coup d’épée.
—Mais il a donc reçu un coup d’épée?
—Ah! mon Dieu! qu’ai-je dit là!
—Vous avez dit que Porthos avait reçu un coup d’épée.
—Oui; mais il m’avait si fort défendu de le dire!
—Pourquoi cela?
—Dame! monsieur, parce qu’il s’était vanté de perforer cet étranger avec lequel vous l’avez laissé en dispute, et que c’est cet étranger, au contraire, qui, malgré toutes ses rodomontades, l’a couché sur le carreau. Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, excepté envers la duchesse, qu’il avait cru intéresser en lui faisant le récit de son aventure, il ne veut avouer à personne que c’est un coup d’épée qu’il a reçu.