Les trois mousquetaires, Volume 1 (of 2)
Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieux répondit en s’inclinant jusqu’à terre; puis il sortit à reculons, et quand il fut dans l’antichambre, le cardinal l’entendit qui, dans son enthousiasme, criait à tue-tête: «Vive Monseigneur! vive Son Éminence! vive le grand cardinal!» Le cardinal écouta en souriant cette brillante manifestation des sentiments enthousiastes de maître Bonacieux; puis, quand les cris de Bonacieux se furent perdus dans l’éloignement:
—Bien, dit-il, voici désormais un homme qui se fera tuer pour moi.
Et le cardinal se mit à examiner avec la plus grande attention la carte de La Rochelle, qui, ainsi que nous l’avons dit, était étendue sur son bureau, traçant avec un crayon la ligne où devait passer la fameuse digue qui dix-huit mois plus tard fermait le port de la cité assiégée.
Comme il en était au plus profond de ses méditations stratégiques, la porte se rouvrit et Rochefort rentra.
—Eh bien? dit vivement le cardinal en se levant avec une promptitude qui prouvait le degré d’importance qu’il attachait à la commission dont il avait chargé le comte.
—Eh bien! dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six à vingt-huit et un homme de trente-cinq à quarante ans ont logé effectivement, l’un quatre jours et l’autre cinq, dans les maisons indiquées par Votre Éminence: mais la femme est partie cette nuit et l’homme ce matin.
—C’étaient eux! s’écria le cardinal, qui regardait à la pendule: et maintenant, continua-t-il, il est trop tard pour les poursuivre; la duchesse est à Tours et le duc à Boulogne. C’est à Londres qu’il faut les rejoindre.
—Quels sont les ordres de Votre Éminence?
—Pas un mot de ce qui s’est passé; que la reine reste dans une sécurité parfaite; qu’elle ignore que nous savons son secret; qu’elle croie que nous sommes à la recherche d’une conspiration quelconque. Envoyez-moi le garde des sceaux Séguier.
—Et cet homme, qu’en a fait Votre Éminence?
—Quel homme? demanda le cardinal.
—Ce Bonacieux?
—J’en ai fait tout ce qu’on pouvait en faire. J’en ai fait l’espion de sa femme.
Le comte de Rochefort s’inclina en homme qui reconnaît grande la supériorité de son maître et se retira.
Rochefort sorti, le cardinal s’assit de nouveau, écrivit une lettre qu’il cacheta de son sceau particulier, puis il sonna. L’officier entra pour la quatrième fois.
—Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s’apprêter pour un voyage.
Un instant après, l’homme qu’il avait demandé était debout devant lui, tout botté et tout éperonné.
—Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant pour Londres. Vous ne vous arrêterez pas un instant en route. Vous remettrez cette lettre à milady. Voici un bon de deux cents pistoles, passez chez mon trésorier et faites-vous payer. Il y en a autant à toucher si vous êtes ici de retour dans six jours et si vous avez bien fait ma commission.
Le messager, sans répondre un seul mot, s’inclina, prit la lettre, le bon de deux cents pistoles et sortit.
Voici ce que contenait la lettre:
«Milady,
»Trouvez-vous au premier bal où se trouvera le duc de Buckingham. Il aura à son pourpoint douze ferrets de diamants, approchez-vous de lui et coupez-en deux.
»Aussitôt que ces ferrets seront en votre possession, prévenez-moi.»
XV
GENS DE ROBE ET GENS D’ÉPÉE
Le lendemain du jour où ces événements étaient arrivés, Athos n’ayant point reparu, M. de Tréville avait été prévenu par d’Artagnan et par Porthos de sa disparition.
Quant à Aramis, il avait demandé un congé de cinq jours, et il était à Rouen, disait-on, pour affaires de famille.
M. de Tréville était le père de ses soldats. Le moindre et le plus inconnu d’entre eux, dès qu’il portait l’uniforme de la compagnie, était aussi certain de son aide et de son appui qu’aurait pu l’être son frère lui-même.
Il se rendit donc à l’instant chez le lieutenant criminel. On fit venir l’officier qui commandait le poste de la Croix-Rouge, et les renseignements successifs apprirent qu’Athos était momentanément logé au For-l’Évêque.
Athos avait passé par toutes les épreuves que nous avons vu Bonacieux subir.
Nous avons assisté à la scène de confrontation entre les deux captifs. Athos qui n’avait rien dit jusque-là de peur que d’Artagnan, inquiété à son tour, n’eût point le temps qu’il lui fallait, Athos déclara, à partir de ce moment, qu’il se nommait Athos et non d’Artagnan.
Il ajouta qu’il ne connaissait ni monsieur ni madame Bonacieux; qu’il n’avait jamais parlé ni à l’un ni à l’autre; qu’il était venu vers les dix heures du soir pour faire visite à M. d’Artagnan, son ami, mais que jusqu’à cette heure il était resté chez M. de Tréville, où il avait dîné; vingt témoins, ajouta-t-il, pouvaient attester le fait, et il nomma plusieurs gentilshommes distingués, entre autres M. le duc de La Trémouille.
Le second commissaire fut aussi étourdi que le premier de la déclaration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel il aurait bien voulu prendre la revanche que les gens de robe aiment tant à gagner sur les gens d’épée; mais le nom de M. de Tréville et celui de M. le duc de La Trémouille méritaient réflexion.
Athos fut aussi envoyé au cardinal, mais malheureusement le cardinal était au Louvre chez le roi.
C’était précisément le moment où M. de Tréville, sortant de chez le lieutenant criminel et de chez le gouverneur du For-l’Évêque, sans avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa Majesté.
Comme capitaine des mousquetaires, M. de Tréville avait à toute heure ses entrées chez le roi.
On sait quelles étaient les préventions du roi contre la reine, préventions habilement entretenues par le cardinal, qui, en fait d’intrigues, se défiait infiniment plus des femmes que des hommes. Une des grandes causes surtout de cette prévention était l’amitié d’Anne d’Autriche pour madame de Chevreuse. Ces deux femmes l’inquiétaient plus que les guerres avec l’Espagne, les démêlés avec l’Angleterre et l’embarras des finances. A ses yeux et dans sa conviction, madame de Chevreuse servait la reine non seulement dans ses intrigues politiques, mais, ce qui le tourmentait bien plus encore, dans ses intrigues amoureuses.
Au premier mot de ce qu’avait dit le cardinal, que madame de Chevreuse, exilée à Tours, et qu’on croyait dans cette ville, était venue à Paris, et pendant cinq jours qu’elle y était restée, avait dépisté la police, le roi était entré dans une furieuse colère. Capricieux et infidèle, le roi voulait être appelé Louis le Juste et Louis le Chaste. La postérité comprendra difficilement ce caractère, que l’histoire n’explique que par des faits et jamais par des raisonnements.
Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement madame de Chevreuse était venue à Paris, mais encore que la reine avait renoué avec elle à l’aide d’une de ces correspondances mystérieuses qu’à cette époque on nommait une cabale; lorsqu’il affirma que lui, le cardinal, allait démêler les fils les plus obscurs de cette intrigue, quand, au moment d’arrêter sur le fait, en flagrant délit, nanti de toutes les preuves, l’émissaire de la reine près de l’exilée, un mousquetaire avait osé interrompre violemment le cours de la justice en tombant, l’épée à la main, sur d’honnêtes gens de lois chargés d’examiner avec impartialité toute l’affaire pour la mettre sous les yeux du roi, Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers l’appartement de la reine avec cette pâle et muette indignation, qui, lorsqu’elle éclatait, conduisait ce prince jusqu’à la plus froide cruauté.
Et cependant dans tout cela le cardinal n’avait pas encore dit un mot du duc de Buckingham.
Ce fut alors que M. de Tréville entra, froid, poli et dans une tenue irréprochable.
Averti de ce qui venait de se passer par la présence du cardinal et par l’altération de la figure du roi, M. de Tréville se sentit fort comme Samson devant les Philistins.
Louis XIII mettait déjà la main sur le bouton de la porte, au bruit que fit M. de Tréville en entrant, il se retourna.
—Vous arrivez bien, monsieur, dit le roi, qui, lorsque ses passions étaient montées à un certain point, ne savait pas dissimuler, et j’en apprends de belles sur le compte de vos mousquetaires.
—Et moi, dit froidement M. de Tréville, j’en ai de belles à apprendre à Votre Majesté sur ses gens de robe.
—Plaît-il? dit le roi avec hauteur.
—J’ai l’honneur d’apprendre à Votre Majesté, continua M. de Tréville du même ton, qu’un parti de procureurs, de commissaires et de gens de police, gens fort estimables, mais fort acharnés, à ce qu’il paraît, contre l’uniforme, s’est permis d’arrêter dans une maison, d’emmener en pleine rue, et de jeter au For-l’Évêque, tout cela sur un ordre que l’on a refusé de me représenter, un de mes mousquetaires, ou plutôt des vôtres, sire, d’une conduite irréprochable, d’une réputation presque illustre, et que Votre Majesté connaît favorablement, M. Athos.
—Athos, dit le roi machinalement; oui, au fait, je connais ce nom-là.
—Que Votre Majesté se rappelle, dit M. de Tréville; M. Athos est ce mousquetaire qui, dans le fâcheux duel que vous savez, a eu le malheur de blesser grièvement M. de Cahusac.
—A propos, Monseigneur, continua Tréville en s’adressant au cardinal, M. de Cahusac est tout à fait rétabli, n’est-ce pas?
—Merci! dit le cardinal en se pinçant les lèvres de colère.
—M. Athos était donc allé rendre visite à l’un de ses amis alors absent, continua M. de Tréville, à un jeune Béarnais, cadet aux gardes de Sa Majesté, compagnie des Essarts; mais à peine venait-il de s’installer chez son ami et de prendre un livre en l’attendant, qu’une nuée de recors et de soldats mêlés ensemble vint faire le siège de la maison, enfonça plusieurs portes...
Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait: «C’est pour l’affaire dont je vous ai parlé.»
—Nous savons tout cela, répliqua le roi, car tout cela s’est fait pour notre service.
—Alors, dit Tréville, c’est aussi pour le service de Votre Majesté qu’on a saisi un de mes mousquetaires innocent, qu’on l’a placé entre deux gardes comme un malfaiteur, et qu’on a promené au milieu d’une populace insolente ce galant homme, qui a versé dix fois son sang pour le service de Votre Majesté et qui est prêt à le répandre encore.
—Bah! dit le roi ébranlé, les choses se sont passées ainsi!
—M. de Tréville ne dit pas, reprit le cardinal avec le plus grand flegme, que ce mousquetaire innocent, que ce galant homme venait, une heure auparavant, de frapper à coups d’épée quatre commissaires instructeurs délégués par moi afin d’instruire une affaire de la plus haute importance.
—Je défie Votre Éminence de le prouver, s’écria M. de Tréville avec sa franchise toute gasconne et sa rudesse toute militaire, car, une heure auparavant, M. Athos, qui, je le confierai à Votre Majesté, est un homme de la plus haute qualité, me faisait l’honneur, après avoir dîné chez moi, de causer dans le salon de mon hôtel avec M. le duc de La Trémouille et M. le comte de Châlus, qui s’y trouvaient.
Le roi regarda le cardinal.
—Un procès-verbal fait foi, dit le cardinal répondant tout haut à l’interrogation muette de Sa Majesté, et les gens maltraités ont dressé le suivant, que j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté.
—Procès-verbal de gens de robe vaut-il la parole d’honneur d’hommes d’épée? répondit fièrement Tréville.
—Allons, allons, Tréville, taisez-vous, dit le roi.
—Si Son Éminence a quelque soupçon contre un de mes mousquetaires, dit Tréville, la justice de M. le cardinal est assez connue pour que je demande moi-même une enquête.
—Dans la maison où cette descente de justice a été faite, continua le cardinal impassible, loge, je crois, un Béarnais ami du mousquetaire.
—Votre Éminence veut parler de M. d’Artagnan.
—Je veux parler d’un jeune homme que vous protégez, monsieur de Tréville.
—Oui, Votre Éminence, c’est cela même.
—Ne soupçonnez-vous pas ce jeune homme d’avoir donné de mauvais conseils...
—A M. Athos, à un homme qui a presque le double de son âge? interrompit M. de Tréville; non, Monseigneur. D’ailleurs, M. d’Artagnan a passé la soirée chez moi.
—Ah çà! dit le cardinal, tout le monde a donc passé la soirée chez vous?
—Son Éminence douterait-elle de ma parole? dit Tréville le rouge de la colère au front.
—Non, Dieu m’en garde! dit le cardinal; mais seulement à quelle heure était-il chez vous?
—Oh! cela, je puis le dire sciemment à Votre Éminence; car, comme il entrait, je remarquai qu’il était neuf heures et demie à la pendule, quoique j’eusse cru qu’il était plus tard.
—Et à quelle heure est-il sorti de votre hôtel?
—A dix heures et demie: une heure après l’événement.
—Mais, enfin, répondit le cardinal, qui ne soupçonnait pas un instant la loyauté de Tréville, et qui sentait que la victoire lui échappait; mais, enfin, Athos a été pris dans cette maison de la rue des Fossoyeurs.
—Est-il défendu à un ami de visiter son ami? à un mousquetaire de ma compagnie de fraterniser avec un garde de la compagnie de M. des Essarts?
—Oui, quand la maison où il fraternise avec cet ami est suspecte.
—C’est que cette maison est suspecte, Tréville, dit le roi; peut-être ne le saviez-vous pas?
—En effet, sire, je l’ignorais. En tout cas, elle peut être suspecte partout; mais je nie qu’elle le soit dans la partie qu’habite M. d’Artagnan; car je puis vous affirmer, sire, que, si j’en crois ce qu’il a dit, il n’existe pas un plus dévoué serviteur de Sa Majesté, un admirateur plus profond de M. le cardinal.
—N’est-ce pas ce d’Artagnan qui a blessé un jour Jussac, dans cette malheureuse rencontre qui a eu lieu près du couvent des Carmes-Déchaussés? demanda le roi en regardant le cardinal, qui rougit de dépit.
—Et le lendemain, Bernajoux. Oui, sire, oui, c’est bien cela, et Votre Majesté a bonne mémoire.
—Allons, que résolvons-nous? dit le roi.
—Cela regarde Votre Majesté plus que moi, dit le cardinal. J’affirmerais la culpabilité.
—Et moi je la nie, dit M. de Tréville. Mais Sa Majesté a des juges, et ses juges décideront.
—C’est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les juges: c’est leur affaire de juger, et ils jugeront.
—Seulement, reprit Tréville, il est bien triste qu’en ce temps malheureux où nous sommes, la vie la plus pure, la vertu la plus incontestable, n’exemptent pas un homme de l’infamie et de la persécution. Aussi l’armée sera-t-elle peu contente, je puis en répondre, d’être en butte à des traitements rigoureux à propos d’affaires de police.
Le mot était imprudent; mais M. de Tréville l’avait lancé avec connaissance de cause. Il voulait une explosion, parce qu’en éclatant la mine fait du feu, et que le feu éclaire.
—Affaires de police! s’écria le roi, relevant les paroles de M. de Tréville: affaires de police! et qu’en savez-vous, monsieur? Mêlez-vous de vos mousquetaires, et ne me rompez pas la tête. Il semble, à vous entendre, que, si par malheur on arrête un mousquetaire, la France est en danger. Eh! que de bruit pour un mousquetaire! J’en ferai arrêter dix, ventrebleu! cent, même; toute la compagnie! et je ne veux pas que l’on souffle mot.
—Du moment où ils sont suspects à Votre Majesté, dit Tréville, les mousquetaires sont coupables; aussi me voyez-vous, sire, prêt à vous rendre mon épée; car, après avoir accusé mes soldats, M. le cardinal, je n’en doute pas, finira par m’accuser moi-même; ainsi mieux vaut que je me constitue prisonnier avec M. Athos, qui est arrêté déjà, et M. d’Artagnan, qu’on va arrêter sans doute.
—Tête gasconne, en finirez-vous? dit le roi.
—Sire, répondit Tréville sans baisser le moindrement la voix, ordonnez qu’on me rende mon mousquetaire, ou qu’il soit jugé.
—On le jugera, dit le cardinal.
—Eh bien! tant mieux; car, dans ce cas, je demanderai à Sa Majesté la permission de plaider pour lui.
Le roi craignit un éclat.
—Si Son Éminence, dit-il, n’avait pas personnellement des motifs...
Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui:
—Pardon, dit-il; mais, du moment où Votre Majesté voit en moi un juge prévenu, je me retire.
—Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon père, que M. Athos était chez vous pendant l’événement, et qu’il n’y a point pris part?
—Par votre glorieux père et par vous-même, qui êtes ce que j’aime et ce que je vénère le plus au monde, je le jure!
—Veuillez réfléchir, sire, dit le cardinal. Si nous relâchons ainsi le prisonnier, on ne pourra plus connaître la vérité.
—M. Athos sera toujours là, reprit M. de Tréville, prêt à répondre quand il plaira aux gens de robe de l’interroger. Il ne désertera pas, monsieur le cardinal; soyez tranquille, je réponds de lui, moi.
—Au fait, il ne désertera pas, dit le roi; on le retrouvera toujours, comme dit M. de Tréville. D’ailleurs, ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant d’un air suppliant Son Éminence, donnons-leur de la sécurité: cela est politique.
Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.
—Ordonnez, sire, dit-il, vous avez le droit de grâce.
—Le droit de grâce ne s’applique qu’aux coupables, dit Tréville, qui voulait avoir le dernier mot, et mon mousquetaire est innocent. Ce n’est donc pas grâce que vous allez faire, sire, c’est justice.
—Et il est au For-l’Évêque? dit le roi.
—Oui, sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier des criminels.
—Diable! diable! murmura le roi, que faut-il faire?
—Signer l’ordre de mise en liberté, et tout sera dit, reprit le cardinal; je crois, comme Votre Majesté, que la garantie de M. de Tréville est plus que suffisante.
Tréville s’inclina respectueusement avec une joie qui n’était pas sans mélange de crainte; il eût préféré une résistance opiniâtre du cardinal à cette soudaine facilité.
Le roi signa l’ordre d’élargissement, et Tréville l’emporta sans retard.
Au moment où il allait sortir, le cardinal lui fit un sourire amical, et dit au roi:
—Une bonne harmonie règne entre les chefs et les soldats, dans vos mousquetaires, sire; voilà qui est bien profitable au service et bien honorable pour tous.
—Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, disait Tréville; on n’a jamais le dernier mot avec un pareil homme. Mais hâtons-nous, car le roi peut changer d’avis tout à l’heure et, au bout du compte, il est plus difficile de remettre à la Bastille ou au For-l’Évêque un homme qui en est sorti, que d’y garder un prisonnier qu’on y tient.
M. de Tréville fit triomphalement son entrée au For-l’Évêque, où il délivra le mousquetaire, que sa paisible indifférence n’avait pas abandonné.
Puis, la première fois qu’il revit d’Artagnan:
—Vous l’échappez belle, lui dit-il; voilà votre coup d’épée à Jussac payé. Reste bien encore celui de Bernajoux, mais il ne faudrait pas vous y fier.
Au reste, M. de Tréville avait raison de se défier du cardinal et de penser que tout n’était pas fini, car à peine le capitaine des mousquetaires eut-il fermé la porte derrière lui, que Son Éminence dit au roi:
—Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, nous allons causer sérieusement, s’il plaît à Votre Majesté. Sire, M. de Buckingham était à Paris depuis cinq jours et n’en est parti que ce matin.
XVI
OU MONSIEUR LE GARDE DES SCEAUX SÉGUIER
CHERCHA PLUS D’UNE FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER,
COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS
Il est impossible de se faire une idée de l’impression que ces quelques mots produisirent sur Louis XIII. Il rougit et pâlit successivement; et le cardinal vit tout d’abord qu’il venait de reconquérir d’un seul coup tout le terrain qu’il avait perdu.
—M. de Buckingham à Paris! s’écria-t-il, et qu’y vient-il faire?
—Sans doute conspirer avec vos ennemis les huguenots et les Espagnols.
—Non, pardieu, non! Conspirer contre mon honneur avec madame de Chevreuse, madame de Longueville et les Condé!
—Oh! sire, quelle idée! La reine est trop sage, et surtout aime trop Votre Majesté.
—La femme est faible, monsieur le cardinal, dit le roi; et quant à m’aimer beaucoup, j’ai mon opinion faite sur cet amour.
—Je n’en maintiens pas moins, dit le cardinal, que le duc de Buckingham est venu à Paris pour un projet tout politique.
—Et moi je suis sûr qu’il est venu pour autre chose, monsieur le cardinal; mais si la reine est coupable, qu’elle tremble!
—Au fait, dit le cardinal, quelque répugnance que j’aie à arrêter mon esprit sur une pareille trahison, Votre Majesté m’y fait penser: madame de Lannoy, que, d’après l’ordre de Votre Majesté, j’ai interrogée plusieurs fois, m’a dit ce matin que la nuit avant celle-ci Sa Majesté avait veillé fort tard, que ce matin elle avait beaucoup pleuré et que toute la journée elle avait écrit.
—C’est cela, dit le roi; à lui sans doute. Cardinal, il me faut les papiers de la reine.
—Mais comment les prendre, sire? Il me semble que ce n’est ni moi ni Votre Majesté qui pouvons nous charger d’une pareille mission.
—Comment s’y est-on pris pour la maréchale d’Ancre? s’écria le roi au plus haut degré de la colère; on a fouillé ses armoires, et enfin on l’a fouillée elle-même.
—La maréchale d’Ancre n’était que la maréchale d’Ancre, une aventurière florentine, sire, voilà tout, tandis que l’auguste épouse de Votre Majesté est Anne d’Autriche, reine de France, c’est-à-dire une des plus grandes princesses du monde.
—Elle n’en est que plus coupable, monsieur le duc! Plus elle a oublié la haute position où elle était placée, plus elle est bas descendue. Il y a longtemps d’ailleurs que je suis décidé à en finir avec toutes ces petites intrigues de politique et d’amour. Elle a aussi près d’elle un certain La Porte...
—Que je crois la cheville ouvrière de tout cela, je l’avoue, dit le cardinal.
—Vous pensez donc, comme moi, qu’elle me trompe? dit le roi.
—Je crois, et je le répète à Votre Majesté, que la reine conspire contre la puissance de son roi, mais je n’ai point dit contre son honneur.
—Et moi je vous dis contre les deux; moi je vous dis que la reine ne m’aime pas; je vous dis qu’elle en aime un autre, je vous dis qu’elle aime cet infâme Buckingham! Pourquoi ne l’avez-vous pas fait arrêter pendant qu’il était à Paris?
—Arrêter le duc! arrêter le premier ministre du roi Charles Ier! Y pensez-vous, sire? Quel éclat! Et si alors les soupçons de Votre Majesté, ce dont je continue à douter, avaient quelque consistance, quel éclat terrible! quel scandale désespérant!
—Mais puisqu’il s’exposait comme un vagabond et un larronneur, il fallait...
Louis XIII s’arrêta lui-même, effrayé de ce qu’il allait dire, tandis que Richelieu, allongeant le cou, attendait inutilement la parole qui était restée sur les lèvres du roi.
—Il fallait?...
—Rien, dit le roi. Mais, pendant tout le temps qu’il a été à Paris, vous ne l’avez pas perdu de vue?
—Non, sire.
—Où logeait-il?
—Rue de La Harpe, no 75.
—Où est-ce, cela?
—Du côté du Luxembourg.
—Et vous êtes sûr que la reine et lui ne se sont pas vus?
—Je crois la reine trop attachée à ses devoirs, sire.
—Mais ils ont correspondu, c’est à lui que la reine a écrit toute la journée; monsieur le duc, il me faut ces lettres!
—Sire, cependant...
—Monsieur le duc, à quelque prix que ce soit, je les veux!
—Je ferai pourtant observer à Votre Majesté...
—Me trahissez-vous donc aussi, monsieur le cardinal, pour vous opposer toujours ainsi à mes volontés? Êtes-vous aussi d’accord avec l’Espagnol et avec l’Anglais, avec madame de Chevreuse et avec la reine?
—Sire, répondit en soupirant le cardinal, je croyais être à l’abri d’un pareil soupçon.
—Monsieur le cardinal, vous m’avez entendu: je veux ces lettres.
—Il n’y aurait qu’un moyen.
—Lequel?
—Ce serait de charger de cette mission M. le garde des sceaux Séguier. La chose rentre complètement dans les devoirs de sa charge.
—Qu’on l’envoie chercher à l’instant même!
—Il doit être chez moi, sire; je l’avais fait prier de passer, et, lorsque je suis venu au Louvre, j’ai laissé l’ordre, s’il se présentait, de le faire attendre.
—Qu’on aille le chercher à l’instant même.
—Les ordres de Votre Majesté seront exécutés; mais...
—Mais quoi?
—Mais la reine se refusera peut-être à obéir.
—A mes ordres?
—Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi.
—Eh bien! pour qu’elle n’en doute pas, je vais la prévenir moi-même.
—Votre Majesté n’oubliera pas que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour prévenir une rupture.
—Oui, duc, je sais que vous êtes fort indulgent pour la reine, trop indulgent peut-être; et nous aurons, je vous en préviens, à parler plus tard de cela.
—Quand il plaira à Votre Majesté; mais je serai toujours heureux et fier, sire, de me sacrifier à la bonne harmonie que je désire voir régner entre vous et la reine de France.
—Bien, cardinal, bien, mais en attendant envoyez chercher M. le garde des sceaux; moi, j’entre chez la reine.
Et Louis XIII, ouvrant la porte de communication, s’engagea dans le corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d’Autriche.
La reine était au milieu de ses femmes, madame de Guitaut, madame de Sablé, madame de Montbazon et madame de Guéménée. Dans un coin était cette camériste espagnole, doña Estefania, qui l’avait suivie de Madrid. Madame de Guéménée faisait la lecture; et tout le monde écoutait avec attention la lectrice à l’exception de la reine, qui au contraire avait provoqué cette lecture afin de pouvoir, tout en feignant d’écouter, suivre le fil de ses propres pensées.
Ces pensées, toutes dorées qu’elles étaient par un dernier reflet d’amour, n’en étaient pas moins tristes. Anne d’Autriche, privée de la confiance de son mari, poursuivie par la haine du cardinal, qui ne pouvait lui pardonner d’avoir repoussé un sentiment plus doux, ayant sous les yeux l’exemple de la reine mère, que cette haine avait tourmentée toute sa vie, quoique Marie de Médicis, s’il faut en croire les Mémoires du temps, eût commencé par accorder au cardinal le sentiment qu’Anne d’Autriche finit toujours par lui refuser; Anne d’Autriche avait vu tomber autour d’elle ses serviteurs les plus dévoués, ses confidents les plus intimes, ses favoris les plus chers. Comme ces malheureux doués d’un don funeste, elle portait malheur à tout ce qu’elle touchait; son amitié était un signe fatal qui appelait la persécution. Madame de Chevreuse et madame de Vernet étaient exilées; enfin La Porte ne cachait pas à sa maîtresse qu’il s’attendait à être arrêté d’un instant à l’autre.
C’est au moment où elle était plongée au plus profond et au plus sombre de ces réflexions, que la porte de la chambre s’ouvrit et que le roi entra.
La lectrice se tut à l’instant même, toutes les dames se levèrent, et il se fit un profond silence.
Quant au roi, il ne fit aucune démonstration de politesse; seulement, s’arrêtant devant la reine:
—Madame, dit-il d’une voix altérée, vous allez recevoir la visite de M. le chancelier, qui vous communiquera certaines affaires dont je l’ai chargé.
La malheureuse reine, qu’on menaçait sans cesse de divorce, d’exil et de jugement même, pâlit sous son rouge et ne put s’empêcher de dire:
—Mais pourquoi cette visite, sire? Que me dira M. le chancelier, que Votre Majesté ne puisse me dire elle-même?
Le roi tourna sur ses talons sans répondre, et presque au même instant le capitaine des gardes, M. de Guitaut, annonça la visite de M. le chancelier.
Lorsque le chancelier parut, le roi était déjà sorti par une autre porte.
Le chancelier entra demi-souriant, demi-rougissant. Comme nous le retrouverons probablement dans le cours de cette histoire, il n’y a pas de mal à ce que nos lecteurs fassent dès à présent connaissance avec lui.
Ce chancelier était un plaisant homme. Ce fut Des Roches le Masle, chanoine de Notre-Dame, et qui avait été autrefois valet de chambre du cardinal, qui le proposa à Son Éminence comme un homme tout dévoué. Le cardinal s’y fia et s’en trouva bien.
On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci:
Après une jeunesse orageuse, il s’était retiré dans un couvent pour y expier au moins pendant quelque temps les folies de l’adolescence.
Mais en entrant dans ce saint lieu, le pauvre pénitent n’avait pu refermer si vite la porte, que les passions qu’il fuyait n’y entrassent avec lui. Il en était obsédé sans relâche, et le supérieur, auquel il avait confié cette disgrâce, voulant autant qu’il était en lui l’en garantir, lui avait recommandé, pour conjurer le démon tentateur, de recourir à la corde de la cloche et de sonner à toute volée. Au bruit dénonciateur, les moines seraient prévenus que la tentation assiégeait un frère, et toute la communauté se mettrait en prières.
Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l’esprit malin à grand renfort de prières faites par les moines; mais le diable ne se laisse pas déposséder facilement d’une place où il a mis garnison; à mesure qu’on redoublait les exorcismes, il redoublait les tentations; de sorte que jour et nuit la cloche sonnait à toute volée, annonçant l’extrême désir de mortification qu’éprouvait le pénitent.
Les moines n’avaient plus un instant de repos. Le jour ils ne faisaient que monter et descendre les escaliers qui conduisaient à la chapelle; la nuit, outre complies et matines, ils étaient encore obligés de sauter vingt fois à bas de leurs lits et de se prosterner sur le carreau de leurs cellules.
On ignore si ce fut le diable qui lâcha prise ou les moines qui se lassèrent; mais, au bout de trois mois, le pénitent reparut dans le monde avec la réputation du plus terrible possédé qui eût jamais existé.
En sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devint président à mortier à la place de son oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui ne prouvait pas peu de sagacité, devint chancelier, servit Son Éminence avec zèle dans sa haine contre la reine mère et sa vengeance contre Anne d’Autriche, stimula les juges dans l’affaire de Chalais, encouragea les essais de M. de Laffemas, grand gibecier de France; puis enfin, investi de toute la confiance du cardinal, confiance qu’il avait si bien gagnée, il en vint à recevoir la singulière commission pour l’exécution de laquelle il se présentait chez la reine.
La reine était encore debout quand il entra, mais à peine l’eut-elle aperçu, qu’elle se rassit sur son fauteuil et fit signe à ses femmes de se rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets, et d’un ton de suprême hauteur:
—Que désirez-vous, monsieur, demanda Anne d’Autriche, et dans quel but vous présentez-vous ici?
—Pour y faire au nom du roi, madame, et sauf tout le respect que j’ai l’honneur de devoir à Votre Majesté, une perquisition exacte dans vos papiers.
—Comment, monsieur! une perquisition dans mes papiers... A moi? mais voilà une chose indigne!
—Veuillez me le pardonner, madame; mais, dans cette circonstance, je ne suis que l’instrument dont le roi se sert. Sa Majesté ne sort-elle pas d’ici, et ne vous a-t-elle pas invitée elle-même à vous préparer à cette visite?
—Fouillez donc, monsieur; je suis une criminelle, à ce qu’il paraît: Estefania, donnez les clefs de mes tables et de mes secrétaires.
Le chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles, mais il savait bien que ce n’était pas dans un meuble que la reine avait dû serrer la lettre importante qu’elle avait écrite dans la journée.
Quand le chancelier eut rouvert et refermé vingt fois les tiroirs du secrétaire, il fallut bien, quelque hésitation qu’il éprouvât; il fallut bien, dis-je, en venir à la conclusion de l’affaire, c’est-à-dire à fouiller la reine elle-même. Le chancelier s’avança donc vers Anne d’Autriche, et d’un ton très perplexe et d’un air fort embarrassé:
—Et maintenant, dit-il, il me reste à faire la perquisition principale.
—Laquelle? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou plutôt qui ne voulait pas comprendre.
—Sa Majesté est certaine qu’une lettre a été écrite par vous dans la journée; elle sait qu’elle n’a pas encore été envoyée à son adresse. Cette lettre ne se trouve ni dans votre table ni dans votre secrétaire, et cependant cette lettre est quelque part.
—Oseriez-vous porter la main sur votre reine? dit Anne d’Autriche en se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur le chancelier ses yeux, dont l’expression était devenue presque menaçante.
—Je suis un fidèle sujet du roi, madame; et tout ce que Sa Majesté ordonnera, je le ferai.
—Eh bien, c’est vrai! dit Anne d’Autriche, et les espions de M. le cardinal l’ont bien servi. J’ai écrit aujourd’hui une lettre, cette lettre n’est point partie. La lettre est là.
Et la reine ramena sa belle main à son corsage.
—Alors donnez-moi cette lettre, madame, dit le chancelier.
—Je ne la donnerai qu’au roi, monsieur, dit Anne.
—Si le roi eût voulu que cette lettre lui fût remise, madame, il vous l’eût demandée lui-même. Mais, je vous le répète, c’est moi qu’il a chargé de vous la réclamer, et, si vous ne la rendiez pas...
—Eh bien?
—C’est encore moi qu’il a chargé de vous la prendre.
—Comment, que voulez-vous dire?
—Que mes ordres vont loin, madame, et que je suis autorisé à chercher le papier suspect sur la personne même de Votre Majesté.
—Quelle horreur! s’écria la reine.
—Veuillez donc, madame, agir plus facilement.
—Cette conduite est d’une violence infâme; savez-vous cela, monsieur?
—Le roi commande, madame, excusez-moi.
—Je ne le souffrirai pas; non, non, plutôt mourir! s’écria la reine, chez laquelle se révoltait le sang impérieux de l’Espagnole et de l’Autrichienne.
Le chancelier fit une profonde révérence, puis avec l’intention bien patente de ne pas reculer d’une semelle dans l’accomplissement de la commission dont il s’était chargé, et comme eût pu le faire un valet de bourreau dans la chambre de la question, il s’approcha d’Anne d’Autriche, des yeux de laquelle on vit à l’instant même jaillir des pleurs de rage.
La reine était, comme nous l’avons dit, d’une grande beauté.
La commission pouvait donc passer pour délicate, et le roi en était arrivé, à force de jalousie contre Buckingham, à n’être plus jaloux de personne.
Sans doute le chancelier Séguier chercha des yeux à ce moment le cordon de la fameuse cloche; mais ne le trouvant pas, il en prit son parti et tendit la main vers l’endroit où la reine avait avoué que se trouvait le papier.
Anne d’Autriche fit un pas en arrière, si pâle qu’on eût dit qu’elle allait mourir; et, s’appuyant de la main gauche, pour ne pas tomber, à une table qui se trouvait derrière elle, elle tira de la droite un papier de sa poitrine et le tendit au garde des sceaux.
—Tenez, monsieur, la voilà cette lettre, s’écria la reine d’une voix entrecoupée et frémissante, prenez-la, et me délivrez de votre odieuse présence.
Le chancelier, qui, de son côté, tremblait d’une émotion facile à concevoir, prit la lettre, salua jusqu’à terre et se retira.
A peine la porte se fut-elle refermée sur lui, que la reine tomba à demi évanouie dans les bras de ses femmes.
Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un seul mot. Le roi la prit d’une main tremblante, chercha l’adresse, qui manquait, devint très pâle, l’ouvrit lentement, puis, voyant par les premiers mots qu’elle était adressée au roi d’Espagne, il lut très rapidement.
C’était tout un plan d’attaque contre le cardinal. La reine invitait son frère et l’empereur d’Autriche à faire semblant, blessés qu’ils étaient par la politique de Richelieu, dont l’éternelle préoccupation fut l’abaissement de la maison d’Autriche, de déclarer la guerre à la France et d’imposer comme condition de paix le renvoi du cardinal; mais d’amour, il n’y en avait pas un seul mot dans toute cette lettre.
Le roi, tout joyeux, s’informa si le cardinal était encore au Louvre. On lui dit que Son Éminence attendait, dans le cabinet de travail, les ordres de Sa Majesté.
Le roi se rendit aussitôt près de lui.
—Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et c’est moi qui avais tort; toute l’intrigue est politique, et il n’était aucunement question d’amour dans cette lettre que voici. En échange, il y est fort question de vous.
Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande attention; puis, lorsqu’il fut arrivé au bout, il la relut une seconde fois.
—Eh bien, Votre Majesté! dit-il, vous voyez jusqu’où vont mes ennemis: on vous menace de deux guerres, si vous ne me renvoyez pas. A votre place, sire, je céderais à de si puissantes instances, et ce serait de mon côté avec un véritable bonheur que je me retirerais des affaires.
—Que dites-vous là, duc?
—Je dis, sire, que ma santé se perd dans ces luttes excessives et dans ces travaux éternels. Je dis que, selon toute probabilité, je ne pourrai pas soutenir les fatigues du siège de La Rochelle, et que mieux vaut que vous nommiez là, ou M. de Condé, ou M. de Bassompierre, ou enfin quelque vaillant homme dont c’est l’état de mener la guerre, et non pas moi qui suis homme d’église et qu’on détourne sans cesse de ma vocation pour m’appliquer à des choses auxquelles je n’ai aucune aptitude. Vous en serez plus heureux à l’intérieur, sire, et je ne doute pas que vous n’en soyez plus grand à l’étranger.
—Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tranquille; tous ceux qui sont nommés dans cette lettre seront punis comme ils le méritent, et la reine elle-même.
—Que dites-vous là, sire? Dieu me garde que, pour moi, la reine éprouve la moindre contrariété! elle m’a toujours cru son ennemi, sire, quoique Votre Majesté puisse attester que j’ai toujours pris chaudement son parti, même contre vous. Oh! si elle trahissait Votre Majesté à l’endroit de son honneur, ce serait autre chose, et je serais le premier à dire: «Pas de grâce, sire, pas de grâce pour la coupable!» Heureusement il n’en est rien, et Votre Majesté vient d’en acquérir une nouvelle preuve.
—C’est vrai, monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez raison, comme toujours; mais la reine n’en mérite pas moins toute ma colère.
—C’est vous, sire, qui avez encouru la sienne; et véritablement quand elle bouderait sérieusement Votre Majesté, je le comprendrais: Votre Majesté l’a traitée avec une sévérité!...
—C’est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les vôtres, duc, si haut placés qu’ils soient et quelque péril que je coure à agir sévèrement avec eux.
—La reine est mon ennemie, mais n’est pas la vôtre, sire; au contraire, elle est votre épouse dévouée, soumise et irréprochable; laissez-moi donc, sire, intercéder pour elle près de Votre Majesté.
—Qu’elle s’humilie alors, et qu’elle revienne à moi la première.
—Au contraire, sire, donnez l’exemple; vous avez eu le premier tort, puisque c’est vous qui avez soupçonné la reine.
—Moi, revenir le premier! dit le roi; jamais!
—Sire, je vous en supplie.
—D’ailleurs comment reviendrais-je le premier?
—En faisant une chose que vous sauriez lui être agréable.
—Laquelle?
—Donnez un bal; vous savez combien la reine aime la danse; je vous réponds que sa rancune ne tiendra point à une pareille attention.
—Monsieur le cardinal, vous savez que je n’aime pas tous les plaisirs mondains.
—La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, puisqu’elle sait votre antipathie pour ce plaisir; d’ailleurs, ce sera une occasion pour elle de mettre ces beaux ferrets de diamants que vous lui avez donnés l’autre jour à sa fête, et dont elle n’a pas encore eu le temps de se parer.
—Nous verrons, monsieur le cardinal, nous verrons, dit le roi, qui, dans sa joie de trouver la reine coupable d’un crime dont il se souciait peu, et innocente d’une faute qu’il redoutait fort, était tout prêt à se raccommoder avec elle; nous verrons, mais sur mon honneur vous êtes trop indulgent.
—Sire, dit le cardinal, laissez la sévérité aux ministres, l’indulgence est la vertu royale; usez-en, et vous verrez que vous vous en trouverez bien.
Sur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze heures, s’inclina profondément, demandant congé au roi pour se retirer, et le suppliant de se raccommoder avec la reine.
Anne d’Autriche, qui, à la suite de la saisie de sa lettre, s’attendait à quelque reproche, fut étonnée de voir le lendemain le roi faire près d’elle des tentatives de rapprochement. Son premier mouvement fut répulsif, son orgueil de femme et sa dignité de reine avaient été tous deux si cruellement offensés qu’elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup; mais vaincue par le conseil de ses femmes, elle eut enfin l’air de commencer à oublier. Le roi profita de ce premier moment de retour pour lui dire qu’incessamment il comptait donner une fête.
C’était une chose si rare qu’une fête pour la pauvre Anne d’Autriche, qu’à cette annonce, ainsi que l’avait pensé le cardinal, la dernière trace de ses ressentiments disparut, sinon dans son cœur, du moins sur son visage. Elle demanda quel jour cette fête devait avoir lieu, mais le roi répondit qu’il fallait qu’il s’entendît sur ce point avec le cardinal.
En effet, chaque jour le roi demandait au cardinal à quelle époque cette fête aurait lieu, et chaque jour le cardinal, sous un prétexte quelconque, différait de la fixer.
Dix jours s’écoulèrent ainsi.
Le huitième jour après la scène que nous avons racontée, le cardinal reçut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait seulement ces quelques lignes:
«Je les ai; mais je ne puis quitter Londres, attendu que je manque d’argent; envoyez-moi cinq cents pistoles, et quatre ou cinq jours après les avoir reçues je serai à Paris.»
Le jour même où le cardinal avait reçu cette lettre, le roi lui adressa sa question habituelle.
Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas:
—Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours après avoir reçu l’argent; il faut quatre ou cinq jours à l’argent pour aller, quatre ou cinq jours à elle pour revenir, cela fait dix jours; maintenant, faisons la part des vents contraires, des mauvais hasards, des faiblesses de femme, et mettons cela à douze jours.
—Eh bien! monsieur le duc, dit le roi, avez-vous calculé?
—Oui, sire, nous sommes aujourd’hui le 20 septembre; les échevins de la ville donnent une fête le 3 octobre. Cela s’arrangera à merveille; car vous n’aurez pas l’air de faire un retour vers la reine.
Puis le cardinal ajouta:
—A propos, sire, n’oubliez pas de dire à Sa Majesté, à propos de cette fête, que vous désirez voir comment lui vont ses ferrets de diamants.
XVII
LE MÉNAGE BONACIEUX
C’était la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point des ferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc frappé de cette insistance, et pensa que cette recommandation cachait un mystère.
Plus d’une fois le roi avait été humilié que le cardinal, dont la police, sans avoir atteint encore la perfection de la police moderne, était excellente, fût mieux instruit que lui-même de ce qui se passait dans son propre ménage. Il espéra donc, dans un entretien avec Anne d’Autriche, tirer quelque lumière de cet entretien et revenir ensuite près de Son Éminence avec quelque secret que le cardinal sût ou ne sût pas, ce qui, dans l’un ou l’autre cas, le rehausserait infiniment aux yeux de son ministre.
Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l’aborda avec de nouvelles menaces contre ceux qui l’entouraient. Anne d’Autriche baissa la tête, laissa s’écouler le torrent sans répondre, et espérant qu’il finirait par s’arrêter; mais ce n’était pas cela que voulait Louis XIII; Louis XIII voulait une discussion de laquelle jaillît une lumière quelconque, convaincu qu’il était que le cardinal avait quelque arrière-pensée et lui machinait une surprise terrible comme en savait faire Son Éminence. Il arriva à ce but par sa persistance à accuser.
—Mais, s’écria Anne d’Autriche, lassée de ces vagues attaques: mais, sire, vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le cœur. Qu’ai-je donc fait? Voyons, quel crime ai-je donc commis? Il est impossible que Votre Majesté fasse tout ce bruit pour une lettre écrite à mon frère.
Le roi, attaqué à son tour d’une manière si directe, ne sut que répondre; il pensa que c’était là le moment de placer la recommandation qu’il ne devait faire que la veille de la fête.
—Madame, dit-il avec majesté, il y aura incessamment bal à l’hôtel de ville; j’entends que, pour faire honneur à nos braves échevins, vous y paraissiez en habit de cérémonie, et surtout parée des ferrets de diamants que je vous ai donnés pour votre fête. Voici ma réponse.
La réponse était terrible. Anne d’Autriche crut que Louis XIII savait tout, et que le cardinal avait obtenu de lui cette longue dissimulation de sept ou huit jours qui était au reste dans son caractère.
Elle devint excessivement pâle, appuya sa main sur une console, et regardant le roi avec des yeux épouvantés, elle ne répondit pas une seule syllabe.
—Vous entendez, madame, dit le roi, qui jouissait de cet embarras dans toute son étendue, mais sans en deviner la cause, vous entendez?
—Oui, sire, j’entends, balbutia la reine.
—Vous paraîtrez à ce bal?
—Oui.
—Avec vos ferrets?
—Oui.
La pâleur de la reine augmenta encore, s’il était possible; le roi s’en aperçut et en jouit avec cette froide cruauté qui était un des mauvais côtés de son caractère.
—Alors, c’est convenu, dit le roi, et voilà tout ce que j’avais à vous dire.
—Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu? demanda Anne d’Autriche.
Louis XIII sentit instinctivement qu’il ne devait pas répondre à cette question, la reine l’ayant faite d’une voix presque mourante.
—Mais très incessamment, madame, dit-il; mais je ne me rappelle plus précisément la date du jour, je la demanderai au cardinal.
—C’est donc le cardinal qui vous a annoncé cette fête? s’écria la reine.
—Oui, madame, répondit le roi étonné; mais pourquoi cela?
—C’est lui qui vous a dit de m’inviter à y paraître avec ces ferrets?
—C’est-à-dire, madame...
—C’est lui, sire, c’est lui!
—Eh bien! qu’importe que ce soit lui ou moi? Y a-t-il un crime à cette invitation?
—Non, sire.
—Alors, vous paraîtrez?
—Oui, sire.
—C’est bien, dit le roi en se retirant, c’est bien, j’y compte.
La reine fit une révérence, moins par étiquette que parce que ses genoux se dérobaient sous elle.
Le roi partit enchanté.
—Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal sait tout, et c’est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore, mais qui saura tout bientôt. Je suis perdue! Mon Dieu! mon Dieu!
Elle s’agenouilla sur un coussin et pria, la tête enfoncée entre ses bras palpitants.
En effet la position était terrible. Buckingham était retourné à Londres, madame de Chevreuse était à Tours. Plus surveillée que jamais, la reine sentait sourdement qu’une de ses femmes la trahissait sans savoir dire laquelle. La Porte ne pouvait pas quitter le Louvre; elle n’avait pas une âme au monde à qui se fier.
Aussi en présence du malheur qui la menaçait et de l’abandon qui était le sien, éclata-t-elle en sanglots.
—Ne puis-je donc être bonne à rien à Votre Majesté? dit tout à coup une voix pleine de douceur et de pitié.
La reine se retourna vivement, car il n’y avait pas à se tromper à l’expression de cette voix: c’était une amie qui parlait ainsi.
En effet, à l’une des portes qui donnaient dans l’appartement de la reine apparut la jolie madame Bonacieux; elle était occupée à ranger les robes et le linge dans un cabinet, lorsque le roi était entré; elle n’avait pas pu sortir et avait tout entendu.
La reine poussa un cri en se voyant surprise, car dans son trouble elle ne reconnut pas d’abord la jeune femme qui lui avait été donnée par La Porte.
—Oh! ne craignez rien, madame, dit la jeune femme en joignant les mains et en pleurant elle-même des angoisses de la reine; je suis à Votre Majesté corps et âme, et si loin que je sois d’elle, si inférieure que soit ma position, je crois que j’ai trouvé un moyen de tirer Votre Majesté de peine.
—Vous! ô ciel! vous! s’écria la reine; mais voyons, regardez-moi en face. Je suis trahie de tous côtés; puis-je me fier à vous?
—Oh! madame! s’écria la jeune femme en tombant à genoux: sur mon âme, je suis prête à mourir pour Votre Majesté!
Ce cri était sorti du plus profond du cœur, et, comme le premier, il n’y avait pas à se tromper.
—Oui, continua madame Bonacieux, oui, il y a des traîtres ici; mais, par le saint nom de la Vierge, je vous jure que personne n’est plus dévoué que moi à Votre Majesté. Ces ferrets que le roi demande, vous les avez donnés au duc de Buckingham, n’est-ce pas? Ces ferrets étaient enfermés dans une petite boîte en bois de rose qu’il tenait sous son bras? Est-ce que je me trompe? Est-ce que ce n’est pas cela?
—Oui.
—Eh bien, ces ferrets, continua madame Bonacieux, il faut les ravoir.
—Oui, sans doute, il le faut, s’écria la reine; mais, comment faire, comment y arriver?
—Il faut envoyer quelqu’un au duc.
—Mais qui?... qui?... A qui me fier?
—Ayez confiance en moi, madame; faites-moi cet honneur, ma reine, et je trouverai le messager, moi!
—Mais il faudra écrire!
—Oh! oui. C’est indispensable. Deux mots de la main de Votre Majesté et votre cachet particulier.
—Mais ces deux mots, c’est ma condamnation, c’est le divorce, l’exil!
—Oui, s’ils tombent entre des mains infâmes! Mais je réponds que ces deux mots arriveront à leur adresse.
—Oh! mon Dieu! il faut donc que je remette ma vie, mon honneur, ma réputation entre vos mains!
—Oui! oui, madame; il le faut, et je sauverai tout cela, moi!
—Mais comment? dites-le-moi, au moins.
—Mon mari a été remis en liberté il y a deux ou trois jours, je n’ai pas encore eu le temps de le revoir. C’est un brave et honnête homme qui n’a ni haine ni amour pour personne. Il fera ce que je voudrai: il partira sur un ordre de moi, sans savoir ce qu’il porte, et il remettra la lettre de Votre Majesté, sans même savoir qu’elle est de Votre Majesté, à l’adresse qu’elle indiquera.
La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un élan passionné, la regarda comme pour lire au fond de son cœur, et ne voyant que sincérité dans ses beaux yeux, elle l’embrassa tendrement.
—Fais cela, s’écria-t-elle, et tu m’auras sauvé la vie, tu m’auras sauvé l’honneur!
—Oh! n’exagérez pas le service que j’ai le bonheur de vous rendre; je n’ai rien à sauver à Votre Majesté, qui est seulement victime de perfides complots.
—C’est vrai, c’est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as raison.
—Donnez-moi donc cette lettre, madame, le temps presse.
La reine courut à une petite table sur laquelle se trouvaient encre, papier et plumes; elle écrivit deux lignes, cacheta la lettre de son cachet et la remit à madame Bonacieux.
—Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose bien nécessaire.
—Laquelle?
—L’argent.
Madame Bonacieux rougit.
—Oui, c’est vrai, dit-elle, et j’avouerai à Votre Majesté que mon mari...
—Ton mari n’en a pas, c’est cela que tu veux dire.
—Si fait, il en a, mais il est fort avare, c’est là son défaut. Cependant que Votre Majesté ne s’inquiète pas, nous trouverons moyen...
—C’est que je n’en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui liront les Mémoires de madame de Motteville ne s’étonneront pas de cette réponse), mais attends.
Anne d’Autriche courut à son écrin.
—Tiens, dit-elle, voici une bague d’un grand prix, à ce qu’on assure; elle vient de mon frère le roi d’Espagne, elle est à moi et j’en puis disposer. Prends cette bague et fais-en de l’argent, et que ton mari parte.
—Dans une heure vous serez obéie.
—Tu vois l’adresse, ajouta la reine, parlant si bas qu’a peine pouvait-on entendre ce qu’elle disait: A milord duc de Buckingham, à Londres.
—La lettre sera remise à lui-même.
—Généreuse enfant! s’écria Anne d’Autriche.
Madame Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le papier dans son corsage et disparut avec la légèreté d’un oiseau.
Dix minutes après, elle était chez elle; comme elle l’avait dit à la reine, elle n’avait pas revu son mari depuis sa mise en liberté; elle ignorait le changement qui s’était fait en lui à l’endroit du cardinal, changement qu’avaient corroboré, depuis, deux ou trois visites du comte de Rochefort, devenu le meilleur ami de Bonacieux, auquel il avait fait croire, sans beaucoup de peine, qu’aucun sentiment coupable n’avait amené l’enlèvement de sa femme, mais que c’était seulement une précaution politique.
Elle trouva M. Bonacieux seul: le pauvre homme remettait à grand’peine de l’ordre dans la maison, dont il avait trouvé les meubles à peu près brisés et les armoires à peu près vides, la justice n’étant pas une des trois choses que le roi Salomon indique comme ne laissant point de traces de leur passage. Quant à la servante, elle s’était enfuie lors de l’arrestation de son maître. La terreur avait gagné la pauvre fille au point qu’elle n’avait cessé de marcher de Paris jusqu’en Bourgogne, son pays natal.
Le digne mercier avait, aussitôt sa rentrée dans sa maison, fait part à sa femme de son heureux retour, et sa femme lui avait répondu pour le féliciter et pour lui dire que le premier moment qu’elle pourrait dérober à ses devoirs serait consacré tout entier à lui rendre visite.
Ce premier moment s’était fait attendre cinq jours, ce qui, dans toute autre circonstance, eût paru un peu bien long à maître Bonacieux; mais il avait, dans la visite qu’il avait faite au cardinal et dans les visites que lui faisait Rochefort, ample sujet à réflexion, et, comme on sait, rien ne fait passer le temps comme de réfléchir.
D’autant plus que les réflexions de Bonacieux étaient toutes couleur de rose. Rochefort l’appelait son ami, son cher Bonacieux, et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui. Le mercier se voyait déjà sur le chemin des honneurs et de la fortune.
De son côté madame Bonacieux avait réfléchi, mais, il faut le dire, à tout autre chose que l’ambition; malgré elle, ses pensées avaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme si brave et qui paraissait si amoureux. Mariée à dix-huit ans à M. Bonacieux, ayant toujours vécu au milieu des amis de son mari, peu susceptible d’inspirer un sentiment quelconque à une jeune femme dont le cœur était plus élevé que sa position, madame Bonacieux était restée insensible aux séductions vulgaires; mais, à cette époque surtout, le titre de gentilhomme avait une grande influence sur la bourgeoisie, et d’Artagnan était gentilhomme; de plus, il portait l’uniforme des gardes, qui, après l’uniforme des mousquetaires, était le plus apprécié des dames. Il était, nous le répétons, beau, jeune, aventureux; il parlait d’amour en homme qui aime et qui a soif d’être aimé; il y en avait là plus qu’il n’en fallait pour tourner une tête de vingt-trois ans, et madame Bonacieux en était arrivée juste à cet âge heureux de la vie.
Les deux époux, quoiqu’ils ne se fussent pas vus depuis plus de huit jours, et que pendant cette semaine de graves événements eussent passé entre eux, s’abordèrent donc avec une certaine préoccupation; néanmoins, M. Bonacieux manifesta une joie réelle et s’avança vers sa femme à bras ouverts.
Madame Bonacieux lui présenta le front.
—Causons un peu, dit-elle.
—Comment? dit Bonacieux étonné.
—Oui, sans doute, j’ai une chose de la plus haute importance à vous dire.
—Au fait, et moi aussi, j’ai quelques questions assez sérieuses à vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlèvement, je vous prie.
—Il ne s’agit point de cela pour le moment, dit madame Bonacieux.
—Et de quoi s’agit-il donc? de ma captivité?
—Je l’ai apprise le jour même; mais comme vous n’étiez coupable d’aucun crime, comme vous n’étiez coupable d’aucune intrigue, comme vous ne saviez rien enfin qui pût vous compromettre, ni vous, ni personne, je n’ai attaché à cet événement que l’importance qu’il méritait.
—Vous en parlez bien à votre aise, madame! reprit Bonacieux blessé du peu d’intérêt que lui témoignait sa femme; savez-vous que j’ai été plongé un jour et une nuit dans un cachot de la Bastille?
—Un jour et une nuit sont bientôt passés; laissons donc votre captivité, et revenons à ce qui m’amène près de vous.
—Comment! ce qui vous amène près de moi! N’est-ce donc pas le désir de revoir un mari dont vous êtes séparée depuis huit jours? demanda le mercier piqué au vif.
—C’est cela d’abord et autre chose ensuite.
—Parlez!
—Une chose du plus haut intérêt et de laquelle dépend notre fortune à venir peut-être.
—Notre fortune a fort changé de face, depuis que je vous ai vue, madame Bonacieux, et je ne serais pas étonné que d’ici à quelques mois elle ne fît envie à beaucoup de gens.
—Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais vous donner.
—A moi?
—Oui, à vous. Il y a une bonne et sainte action à faire, monsieur, et beaucoup d’argent à gagner en même temps.
Madame Bonacieux savait qu’en parlant d’argent à son mari elle le prenait par son faible.
Mais un homme, fût-ce un mercier, lorsqu’il a causé dix minutes avec le cardinal de Richelieu, n’est plus le même homme.
—Beaucoup d’argent à gagner! dit Bonacieux en allongeant les lèvres.
—Oui, beaucoup.
—Combien, à peu près?
—Mille pistoles peut-être.
—Ce que vous avez à me demander est donc bien grave?
—Oui.
—Que faut-il faire?
—Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier dont vous ne vous dessaisirez sous aucun prétexte, et que vous remettrez en mains propres.
—Et pour où partirai-je?
—Pour Londres.
—Moi, pour Londres! Allons donc, vous raillez, je n’ai pas affaire à Londres.
—Mais d’autres ont besoin que vous y alliez.
—Quels sont ces autres? Je vous avertis que je ne fais plus rien en aveugle, et que je veux savoir, non seulement à quoi je m’expose, mais encore pour qui je m’expose.
—Une personne illustre vous envoie, une personne illustre vous attend: la récompense dépassera vos désirs, voilà tout ce que je puis vous promettre.
—Des intrigues encore! toujours des intrigues! merci, je m’en défie maintenant, et M. le cardinal m’a éclairé là-dessus.
—Le cardinal! s’écria madame Bonacieux, avez-vous vu le cardinal?
—Il m’a fait appeler, répondit fièrement le mercier.
—Et vous vous êtes rendu à son invitation, imprudent que vous êtes.
—Je dois dire que je n’avais pas le choix de m’y rendre ou de ne pas m’y rendre, car j’étais entre deux gardes. Il est vrai encore de dire que comme alors je ne connaissais pas Son Éminence, si j’avais pu me dispenser de cette visite, j’en eusse été fort enchanté.
—Il vous a donc maltraité? il vous a donc fait des menaces?
—Il m’a tendu la main et m’a appelé son ami,—son ami! entendez-vous, madame?—je suis l’ami du grand cardinal!
—Du grand cardinal!
—Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, madame?
—Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur d’un ministre est éphémère, et qu’il faut être fou pour s’attacher à un ministre, il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent pas sur le caprice d’un homme ou l’issue d’un événement, c’est à ces pouvoirs qu’il faut se rallier.
—J’en suis fâché, madame, mais je ne connais pas d’autre pouvoir que celui du grand homme que j’ai l’honneur de servir.
—Vous servez le cardinal?
—Oui, madame, et comme son serviteur, je ne permettrai pas que vous vous livriez à des complots contre la sûreté de l’État, et que vous serviez, vous, les intrigues d’une femme qui n’est pas Française et qui a le cœur espagnol. Heureusement, le grand cardinal est là, son regard vigilant surveille et pénètre jusqu’au fond du cœur.
Bonacieux répétait mot pour mot une phrase qu’il avait entendu dire au comte de Rochefort; mais la pauvre femme, qui avait compté sur son mari, et qui, dans cet espoir, avait répondu de lui à la reine, n’en frémit pas moins, et du danger dans lequel elle avait failli se jeter, et de l’impuissance dans laquelle elle se trouvait. Cependant, connaissant la faiblesse et surtout la cupidité de son mari, elle ne désespérait pas de l’amener à ses fins.
—Ah! vous êtes cardinaliste, monsieur! s’écria-t-elle; ah! vous servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et qui insultent votre reine!
—Les intérêts particuliers ne sont rien devant les intérêts de tous. Je suis pour ceux qui sauvent l’État, dit avec emphase Bonacieux.
C’était une autre phrase du comte de Rochefort qu’il avait retenue et qu’il trouvait l’occasion de placer.
—Et savez-vous ce que c’est que l’État dont vous parlez? dit madame Bonacieux en haussant les épaules. Contentez-vous d’être un bourgeois sans finesse aucune, et tournez-vous du côté qui vous offre le plus d’avantages.
—Eh! eh! dit Bonacieux en frappant sur un sac à la panse arrondie et qui rendit un son argentin; que dites-vous de ceci, madame la prêcheuse?
—D’où vient cet argent?
—Vous ne devinez pas?
—Du cardinal?
—De lui et de mon ami le comte de Rochefort.
—Le comte de Rochefort! mais c’est lui qui m’a enlevée!
—Cela se peut, madame.
—Et vous recevez de l’argent de cet homme?
—Ne m’avez-vous pas dit que cet enlèvement était tout politique?
—Oui; mais cet enlèvement avait pour but de me faire trahir ma maîtresse, de m’arracher par des tortures des aveux qui pussent compromettre l’honneur et peut-être la vie de mon auguste maîtresse.
—Madame, reprit Bonacieux, votre auguste maîtresse est une perfide Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait.
—Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais lâche, avare et imbécile, mais je ne vous savais pas infâme!
—Madame, dit Bonacieux, qui n’avait jamais vu sa femme en colère, et qui reculait devant le courroux conjugal; madame, que dites-vous donc?
—Je dis que vous êtes un misérable, continua madame Bonacieux, qui vit qu’elle reprenait quelque influence sur son mari. Ah! vous faites de la politique, vous, et de la politique cardinaliste encore! Ah! vous vous vendez, corps et âme, au démon pour de l’argent.
—Non, mais au cardinal.
—C’est la même chose! s’écria la jeune femme. Qui dit Richelieu dit Satan.
—Taisez-vous, madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre!
—Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de votre lâcheté.
—Mais qu’exigez-vous donc de moi? voyons!
—Je vous l’ai dit: que vous partiez à l’instant même, monsieur, que vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne vous charger et à cette condition j’oublie tout, je pardonne; et il y a plus,—elle lui tendit la main,—je vous rends mon amitié.
Bonacieux était poltron et avare; mais il aimait sa femme: il fut attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps rancune à une femme de vingt-trois. Madame Bonacieux vit qu’il hésitait:
—Allons, êtes-vous décidé? dit-elle.
—Mais, ma chère amie, réfléchissez donc un peu à ce que vous exigez de moi; Londres est loin de Paris, fort loin, et peut-être la commission dont vous me chargez n’est-elle pas sans danger.
—Qu’importe, si vous les évitez!
—Tenez, madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, décidément, je refuse: les intrigues me font peur. J’ai vu la Bastille, moi. Brrrrou! c’est affreux, la Bastille! Rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule. On m’a menacé de la torture. Savez-vous ce que c’est que la torture? Des coins de bois qu’on vous enfonce entre les jambes jusqu’à ce que les os éclatent! Non, décidément, je n’irai pas. Et morbleu! que n’y allez-vous vous-même? car, en vérité, je crois que je me suis trompé sur votre compte jusqu’à présent: je crois que vous êtes un homme, et des plus enragés, encore!
—Et vous, vous êtes une femme, une misérable femme stupide et abrutie. Ah! vous avez peur! Eh bien, si vous ne partez pas à l’instant même, je vous fais arrêter par l’ordre de la reine, et je vous fais mettre à cette Bastille que vous craignez tant.
Bonacieux tomba dans une réflexion profonde; il pesa mûrement les deux colères dans son cerveau, celle du cardinal et celle de la reine: celle du cardinal l’emporta énormément.
—Faites-moi arrêter de la part de la reine, dit-il, et moi je me réclamerai de Son Éminence.
Pour le coup, madame Bonacieux vit qu’elle avait été trop loin, et elle fut épouvantée de s’être si fort avancée. Elle contempla un instant avec effroi cette figure stupide, d’une résolution invincible, comme celle des sots qui ont peur.
—Eh bien, soit! dit-elle. Peut-être, au bout du compte, ayez-vous raison: un homme en sait plus long que les femmes en politique, et vous surtout, monsieur Bonacieux, qui avez causé avec le cardinal. Et cependant, il est bien dur, ajouta-t-elle, que mon mari, qu’un homme sur l’affection duquel je croyais pouvoir compter, me traite aussi disgracieusement et ne satisfasse point à ma fantaisie.
—C’est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit Bonacieux triomphant, et je m’en défie.
—J’y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant: c’est bien, n’en parlons plus.
—Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire à Londres, reprit Bonacieux, qui se rappelait, un peu tard, que Rochefort lui avait recommandé d’essayer de surprendre les secrets de sa femme.
—Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme, qu’une défiance instinctive repoussait maintenant en arrière: il s’agissait d’une bagatelle comme en désirent les femmes, d’une emplette sur laquelle il y avait beaucoup à gagner.
Mais plus la jeune femme se défendait, plus, au contraire. Bonacieux pensa que le secret qu’elle refusait de lui confier était important. Il résolut donc de courir à l’instant même chez le comte de Rochefort, et de lui dire que la reine cherchait un messager pour l’envoyer à Londres.
—Pardon, si je vous quitte, ma chère madame Bonacieux, dit-il; mais, ne sachant pas que vous me viendriez voir, j’avais pris rendez-vous avec un de mes amis; je reviens à l’instant même, et, si vous voulez m’attendre seulement une demi-minute, aussitôt que j’en aurai fini avec cet ami, je reviens vous prendre, et, comme il commence à se faire tard, je vous reconduis au Louvre.
—Merci, monsieur, répondit madame Bonacieux: vous n’êtes point assez brave pour m’être d’une utilité quelconque, et je m’en retournerai bien au Louvre toute seule.
—Comme il vous plaira, madame Bonacieux, reprit l’ex-mercier. Vous reverrai-je bientôt?
—Sans doute; la semaine prochaine, je l’espère, mon service me laissera quelque liberté, et j’en profiterai pour revenir mettre de l’ordre dans nos affaires, qui doivent être quelque peu dérangées.
—C’est bien; je vous attendrai. Vous ne m’en voulez pas?
—Moi! pas le moins du monde.
—A bientôt, alors?
—A bientôt.
Bonacieux baisa la main de sa femme, et s’éloigna rapidement.
—Allons, dit madame Bonacieux, lorsque son mari eut refermé la porte de la rue, et qu’elle se trouva seule, il ne manquait plus à cet imbécile que d’être cardinaliste! Et moi qui avais répondu à la reine, moi qui avais promis à ma pauvre maîtresse... Ah! mon Dieu, mon Dieu! elle va me prendre pour quelqu’une de ces misérables dont fourmille le palais, et qu’on a placées près d’elle pour l’espionner! Ah! monsieur Bonacieux! je ne vous ai jamais beaucoup aimé; maintenant, c’est bien pis: je vous hais! et, sur ma parole, vous me le payerez!
Au moment où elle disait ces mots, un coup frappé au plafond lui fit lever la tête, et une voix, qui parvint à elle à travers le plancher, lui cria:
—Chère madame Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de l’allée, et je vais descendre près de vous.
XVIII
L’AMANT ET LE MARI
—Ah! madame, dit d’Artagnan en entrant par la porte que lui ouvrait la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous avez là un triste mari.
—Vous avez donc entendu notre conversation? demanda vivement madame Bonacieux en regardant d’Artagnan avec inquiétude.
—Tout entière.
—Mais comment cela, mon Dieu?
—Par un procédé à moi connu, et par lequel j’ai entendu aussi la conversation plus animée que vous avez eue avec les sbires du cardinal.
—Et qu’avez-vous compris dans ce que nous disions?
—Mille choses: d’abord que votre mari est un niais et un sot, heureusement; puis que vous étiez embarrassée, ce dont j’ai été fort aise, et que cela me donne une occasion de me mettre à votre service, et Dieu sait si je suis prêt à me jeter dans le feu pour vous; enfin que la reine a besoin qu’un homme brave, intelligent et dévoué fasse pour elle un voyage à Londres. J’ai au moins deux des trois qualités qu’il vous faut, et me voilà.
Madame Bonacieux ne répondit pas, mais son cœur battait de joie, et une secrète espérance brilla dans ses yeux.
—Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si je consens à vous confier cette mission?
—Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez: que faut-il faire?
—Mon Dieu! mon Dieu! murmura la jeune femme, dois-je vous confier un pareil secret, monsieur? Vous êtes presque un enfant!
—Allons, je vois qu’il vous faut quelqu’un qui vous réponde de moi.
—J’avoue que cela me rassurerait fort.
—Connaissez-vous Athos?
—Non.
—Porthos?
—Non.
—Aramis?
—Non. Quels sont ces messieurs?
—Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous M. de Tréville, leur capitaine?
—Oh! oui, celui-là, je le connais, non pas personnellement, mais pour en avoir entendu plus d’une fois parler à la reine comme d’un brave et loyal gentilhomme.
—Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal, n’est-ce pas?
—Oh! non, certainement.
—Eh bien! révélez-lui votre secret, et demandez-lui, si important, si précieux, si terrible qu’il soit, si vous pouvez me le confier.
—Mais ce secret ne m’appartient pas, et je ne puis le révéler ainsi.
—Vous l’alliez bien confier à M. Bonacieux, dit d’Artagnan avec dépit.
—Comme on confie une lettre au creux d’un arbre, à l’aile d’un pigeon, au collier d’un chien.
—Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.
—Vous le dites.
—Je suis un galant homme!
—Je le crois.
—Je suis brave!
—Oh! cela, j’en suis sûre.
—Alors, mettez-moi à l’épreuve.
Madame Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par une dernière hésitation. Mais il y avait une telle ardeur dans ses yeux, une telle persuasion dans sa voix, qu’elle se sentit entraînée à se fier à lui. D’ailleurs elle se trouvait dans une de ces circonstances où il faut risquer le tout pour le tout. La reine était aussi bien perdue par une trop grande retenue que par une trop grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment involontaire qu’elle éprouvait pour ce jeune protecteur la décida à parler.
—Écoutez, lui dit-elle, je me rends à vos protestations et je cède à vos assurances. Mais je vous jure devant Dieu, qui nous entend, que si vous me trahissez et que mes ennemis me pardonnent, je me tuerai en vous accusant de ma mort.
—Et moi, je vous jure devant Dieu, madame, dit d’Artagnan, que si je suis pris en accomplissant les ordres que vous me donnez, je mourrai avant de rien faire ou dire qui compromette quelqu’un.
Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le hasard lui avait déjà révélé une partie en face de la Samaritaine.
Ce fut leur mutuelle déclaration d’amour.
D’Artagnan rayonnait de joie et d’orgueil. Ce secret qu’il possédait, cette femme qu’il aimait, la confiance et l’amour, faisaient de lui un géant.
—Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.
—Comment! vous partez! s’écria madame Bonacieux; et votre régiment, votre capitaine?
—Sur mon âme, vous m’aviez fait oublier tout cela, chère Constance! oui, vous avez raison, il me faut un congé.
—Encore un obstacle, murmura madame Bonacieux avec douleur.
—Oh! celui-là, s’écria d’Artagnan après un moment de réflexion, je le surmonterai, soyez tranquille.
—Comment cela?
—J’irai trouver ce soir même M. de Tréville, que je chargerai de demander pour moi cette faveur à son beau-frère, M. des Essarts.
—Maintenant, autre chose.
—Quoi? demanda d’Artagnan, voyant que madame Bonacieux hésitait à continuer.
—Vous n’avez peut-être pas d’argent?
—Peut-être est de trop, dit d’Artagnan en souriant.
—Alors, reprit madame Bonacieux, en ouvrant une armoire et en tirant de cette armoire le sac qu’une demi-heure auparavant caressait si amoureusement son mari, prenez ce sac.
—Celui du cardinal! s’écria en éclatant de rire d’Artagnan, qui, comme on s’en souvient, grâce à ses carreaux enlevés, n’avait pas perdu une syllabe de la conversation du mercier et de sa femme.
—Celui du cardinal, répondit madame Bonacieux; vous voyez qu’il se présente sous un aspect assez respectable.
—Pardieu! s’écria d’Artagnan, ce sera une chose doublement divertissante que de sauver la reine avec l’argent de Son Éminence!
—Vous êtes un aimable et charmant jeune homme, dit madame Bonacieux, croyez que Sa Majesté ne sera point ingrate.
—Oh! je suis déjà grandement récompensé! s’écria d’Artagnan. Je vous aime, vous me permettez de vous le dire; c’est déjà plus de bonheur que je n’en osais espérer.
—Silence! dit madame Bonacieux en tressaillant.
—Quoi?
—On parle dans la rue.
—C’est la voix...
—De mon mari. Oui, je l’ai reconnue!
D’Artagnan courut à la porte et poussa le verrou.
—Il n’entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et quand je serai parti, vous lui ouvrirez.
—Mais je devrais être partie aussi, moi. Et la disparition de cet argent, comment la justifier si je suis là?
—Vous avez raison, il faut sortir.
—Sortir, comment? Il nous verra si nous sortons.
—Alors il faut monter chez moi.
—Ah! s’écria madame Bonacieux, vous me dites cela d’un ton qui me fait peur.
Madame Bonacieux prononça ces paroles avec une larme dans les yeux. D’Artagnan vit cette larme, et, troublé, attendri, il se jeta à ses genoux.
—Chez moi, dit-il, vous serez en sûreté comme dans un temple, je vous en donne ma parole de gentilhomme.
—Partons, dit-elle, je me fie à vous, mon ami.
D’Artagnan rouvrit avec précaution le verrou, et tous deux, légers comme des ombres, se glissèrent par la porte intérieure dans l’allée, montèrent sans bruit l’escalier et rentrèrent dans la chambre de d’Artagnan.
Une fois chez lui, pour plus de sûreté le jeune homme barricada la porte; ils s’approchèrent tous deux de la fenêtre, et par une fente du volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec un homme en manteau.
A la vue de l’homme en manteau, d’Artagnan bondit, et, tirant son épée à demi, s’élança vers la porte.
C’était l’homme de Meung.
—Qu’allez-vous faire? s’écria madame Bonacieux; vous nous perdez.
—Mais j’ai juré de tuer cet homme! dit d’Artagnan.
—Votre vie est vouée en ce moment et ne vous appartient pas. Au nom de la reine, je vous défends de vous jeter dans aucun péril étranger à celui du voyage.
—Et en votre nom n’ordonnez-vous rien?
—En mon nom, dit madame Bonacieux avec une vive émotion, en mon nom je vous en prie. Mais écoutons, il me semble qu’ils parlent de moi.
D’Artagnan se rapprocha de la fenêtre et prêta l’oreille.
M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant l’appartement vide il était revenu à l’homme au manteau, qu’un instant il avait laissé seul.
—Elle est partie, dit-il, elle sera retournée au Louvre.
—Vous êtes sûr répondit l’étranger, qu’elle ne s’est pas doutée dans quelles intentions vous êtes sorti?
—Non, répondit Bonacieux avec suffisance; c’est une femme trop superficielle.
—Le cadet aux gardes est-il chez lui?
—Je ne le crois pas; comme vous le voyez, son volet est fermé, et l’on ne voit aucune lumière briller à travers les fentes.
—C’est égal, il faudrait s’en assurer.
—Comment cela?
—En allant frapper à sa porte.
—Allez.
—Je demanderai à son valet.
Bonacieux rentra chez lui, passa par la même porte qui venait de donner passage aux deux fugitifs, monta jusqu’au palier de d’Artagnan et frappa.
Personne ne répondit. Porthos, pour faire plus grande figure, avait emprunté, ce soir-là, Planchet. Quant à d’Artagnan, il n’avait garde de donner signe d’existence.
Au moment où le doigt de Bonacieux résonna sur la porte, les deux jeunes gens sentirent bondir leurs cœurs.
—Il n’y a personne chez lui, dit Bonacieux.
—N’importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plus en sûreté que sur le seuil d’une porte.
—Ah! mon Dieu! murmura madame Bonacieux, nous n’allons plus rien entendre.
—Au contraire, dit d’Artagnan, nous n’entendrons que mieux.
D’Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient de sa chambre une autre oreille de Denys, étendit un tapis à terre, se mit à genoux, et fit signe à madame Bonacieux de se pencher, comme il le faisait, vers l’ouverture.
—Vous êtes sûr qu’il n’y a personne? dit l’inconnu.
—J’en réponds, dit Bonacieux.
—Et vous pensez que votre femme?...
—Est retournée au Louvre.
—Sans parler à aucune personne qu’à vous?
—J’en suis sûr.
—C’est un point important, comprenez-vous?
—Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportée a donc une valeur...
—Très grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.
—Alors le cardinal sera content de moi?
—Je n’en doute pas.
—Le grand cardinal!
—Vous êtes sûr que, dans sa conversation avec vous, votre femme n’a pas prononcé des noms propres?
—Je ne crois pas.
—Elle n’a nommé ni madame de Chevreuse, ni M. de Buckingham, ni madame de Vernet?
—Non, elle m’a dit seulement qu’elle voulait m’envoyer à Londres pour servir les intérêts d’une personne illustre.
—Le traître, murmura madame Bonacieux.
—Silence! dit d’Artagnan en lui prenant une main qu’elle lui abandonna sans y penser.
—N’importe, continua l’homme au manteau, vous êtes un niais de n’avoir pas feint d’accepter la commission, vous auriez la lettre à présent; l’État, qu’on menace, était sauvé, et vous...
—Et moi?
—Eh bien, vous! le cardinal vous donnait des lettres de noblesse...
—Il vous l’a dit?
—Oui, je sais qu’il voulait vous faire cette surprise.
—Soyez tranquille, reprit Bonacieux; ma femme m’adore, et il est encore temps.
—Le niais! murmura madame Bonacieux.
—Silence! dit d’Artagnan en lui serrant plus fortement la main.
—Comment est-il encore temps? reprit l’homme au manteau.
—Je retourne au Louvre, je demande madame Bonacieux, je dis que j’ai réfléchi, je renoue l’affaire, j’obtiens la lettre, et je cours chez le cardinal.
—Eh bien! allez vite; je reviendrai bientôt savoir le résultat de votre démarche.
L’inconnu sortit.
—L’infâme! dit madame Bonacieux en adressant encore cette épithète à son mari.
—Silence! répéta d’Artagnan en lui serrant la main plus fortement encore.
Un hurlement terrible interrompit alors les réflexions de d’Artagnan et de madame Bonacieux. C’était son mari, qui s’était aperçu de la disparition de son sac et qui criait au voleur.
Bonacieux cria longtemps; mais comme de pareils cris, attendu leur fréquence, n’attiraient personne dans la rue des Fossoyeurs, et que d’ailleurs la maison du mercier était depuis quelque temps assez mal famée, voyant que personne ne venait, il sortit en continuant de crier, et l’on entendit sa voix qui s’éloignait dans la direction de la rue du Bac.
—Et maintenant qu’il est parti, à votre tour de vous éloigner, dit madame Bonacieux; du courage, mais surtout de la prudence, et songez que vous vous devez à la reine.
—A elle et à vous! s’écria d’Artagnan. Soyez tranquille, belle Constance, je reviendrai digne de sa reconnaissance; mais reviendrai-je aussi digne de votre amour?
La jeune femme ne répondit que par la vive rougeur qui colora ses joues. Quelques instants après, d’Artagnan sortit à son tour, enveloppé, lui aussi, d’un grand manteau, que retroussait cavalièrement le fourreau d’une longue épée.
Madame Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard d’amour dont la femme accompagne l’homme qu’elle se sent aimer; mais lorsqu’il eut disparu à l’angle de la rue, elle tomba à genoux, et joignant les mains:
—O mon Dieu! s’écria-t-elle, protégez la reine, protégez-moi!
XIX
PLAN DE CAMPAGNE
D’Artagnan se rendit droit chez M. de Tréville. Il avait réfléchi que dans quelques minutes le cardinal serait averti par ce damné inconnu qui paraissait être son agent, et il pensait avec raison qu’il n’y avait pas un instant à perdre.
Le cœur du jeune homme débordait de joie. Une occasion où il y avait à la fois gloire à acquérir et argent à gagner se présentait à lui, et, comme premier encouragement, venait de le rapprocher d’une femme qu’il adorait. Ce hasard faisait donc presque du premier coup, pour lui, plus qu’il n’eût osé demander à la Providence.
M. de Tréville était dans son salon avec sa cour habituelle de gentilshommes. D’Artagnan, que l’on connaissait comme un familier de la maison, alla droit à son cabinet et le fit prévenir qu’il l’attendait pour chose d’importance.
D’Artagnan était là depuis cinq minutes à peine, lorsque M. de Tréville entra. Au premier coup d’œil et à la joie qui se peignait sur son visage, le digne capitaine comprit qu’il se passait effectivement quelque chose de nouveau.
Tout le long de la route, d’Artagnan s’était demandé s’il se confierait à M. de Tréville, ou si seulement il lui demanderait de lui accorder carte blanche pour une affaire secrète. Mais M. de Tréville avait toujours été si parfait pour lui, il était si fort dévoué au roi et à la reine, il haïssait si cordialement le cardinal, que le jeune homme résolut de tout lui dire.
—Vous avez à me parler, mon jeune ami? dit M. de Tréville.
—Oui, monsieur, dit d’Artagnan, et vous me pardonnerez, je l’espère, de vous avoir dérangé, quand vous saurez de quelle chose importante il est question.
—Dites alors, je vous écoute.
—Il ne s’agit de rien moins, dit d’Artagnan en baissant la voix, que de l’honneur et peut-être de la vie de la reine.
—Que dites-vous là? demanda M. de Tréville en regardant autour de lui s’ils étaient bien seuls, et en ramenant son regard interrogateur sur d’Artagnan.
—Je dis, monsieur, que le hasard m’a rendu maître d’un secret...
—Que vous garderez, j’espère, jeune homme, sur votre vie.
—Mais que je dois vous confier, à vous, monsieur, car vous seul pouvez m’aider dans la mission que je viens de recevoir de Sa Majesté.
—Ce secret est-il à vous?
—Non, monsieur, c’est celui de la reine.
—Êtes-vous autorisé par Sa Majesté à me le confier?
—Non, monsieur, car au contraire le plus profond mystère m’est recommandé.
—Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-à-vis de moi?
—Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et que j’ai peur que vous ne me refusiez la grâce que je viens vous demander, si vous ne savez pas dans quel but je vous la demande.
—Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vous désirez.
—Je désire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts, un congé de quinze jours.
—Quand cela?
—Cette nuit même.
—Vous quittez Paris?
—Je vais en mission.
—Pouvez-vous me dire où?
—A Londres.
—Quelqu’un a-t-il intérêt à ce que vous n’arriviez pas à votre but?
—Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour m’empêcher de réussir.
—Et vous partez seul?
—Je pars seul.
—En ce cas, vous ne passerez pas Bondy; c’est moi qui vous le dis, foi de Tréville.
—Comment cela?
—On vous fera assassiner.
—Je serai mort en faisant mon devoir.
—Mais votre mission ne sera pas remplie.
—C’est vrai, dit d’Artagnan.
—Croyez-moi, continua Tréville, dans les entreprises de ce genre, il faut être quatre pour arriver un.
—Ah! vous avez raison, monsieur, dit d’Artagnan; mais vous connaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je puis disposer d’eux.
—Sans leur confier le secret que je n’ai pas voulu savoir?
—Nous nous sommes juré, une fois pour toutes, confiance aveugle, et dévouement à toute épreuve; d’ailleurs, vous pouvez leur dire que vous avez toute confiance en moi, et ils ne seront pas plus incrédules que vous.
—Je puis leur envoyer à chacun un congé de quinze jours, voilà tout; à Athos, que sa blessure fait toujours souffrir, pour aller aux eaux de Forges; à Porthos et à Aramis, pour suivre leur ami, qu’ils ne veulent pas abandonner dans une si douloureuse position. L’envoi de leur congé sera la preuve que j’autorise leur voyage.
—Merci, monsieur, et vous êtes cent fois bon.
—Allez donc les trouver à l’instant même, et que tout s’exécute cette nuit. Ah! et d’abord écrivez-moi votre requête à M. des Essarts. Peut-être aviez-vous un espion à vos trousses, et votre visite, qui dans ce cas est déjà connue du cardinal, sera légitimée ainsi.
D’Artagnan formula cette demande, et M. de Tréville, en la recevant de ses mains, assura qu’avant deux heures du matin les quatre congés seraient au domicile respectif des voyageurs.
—Ayez la bonté d’envoyer le mien chez Athos, dit d’Artagnan. Je craindrais, en rentrant chez moi, d’y faire quelque mauvaise rencontre.
—Soyez tranquille. Adieu et bon voyage! A propos! dit M. de Tréville en le rappelant.
D’Artagnan revint sur ses pas.
—Avez-vous de l’argent?
D’Artagnan fit sonner le sac qu’il avait dans sa poche.
—Assez? demanda M. de Tréville.
—Trois cents pistoles.
—C’est bien, on va au bout du monde avec cela; allez donc.
D’Artagnan salua M. de Tréville, qui lui tendit la main; d’Artagnan la lui serra avec un respect mêlé de reconnaissance. Depuis qu’il était arrivé à Paris, il n’avait eu qu’à se louer de cet excellent homme, qu’il avait toujours trouvé digne, loyal et grand.
Sa première visite fut pour Aramis; il n’était pas revenu chez son ami depuis la fameuse soirée où il avait suivi madame Bonacieux. Il y a plus: à peine avait-il vu le jeune mousquetaire, et à chaque fois qu’il l’avait revu, il avait cru remarquer une profonde tristesse empreinte sur son visage.
Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rêveur; d’Artagnan lui fit quelques questions sur cette mélancolie profonde; Aramis s’excusa sur un commentaire du dix-huitième chapitre de saint Augustin qu’il était forcé d’écrire en latin pour la semaine suivante et qui le préoccupait beaucoup.
Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, un serviteur de M. de Tréville entra porteur d’un paquet cacheté.
—Qu’est-ce là? demanda Aramis.
—Le congé que monsieur a demandé, répondit le laquais.
—Moi, je n’ai pas demandé de congé.
—Taisez-vous et prenez, dit d’Artagnan. Et vous, mon ami, voici une demi-pistole pour votre peine; vous direz à M. de Tréville que M. Aramis le remercie bien sincèrement. Allez.
Le laquais salua jusqu’à terre et sortit.
—Que signifie cela? demanda Aramis.
—Prenez ce qu’il vous faut pour un voyage de quinze jours, et suivez-moi.
—Mais je ne puis quitter Paris, en ce moment, sans savoir...
Aramis s’arrêta.
—Ce qu’elle est devenue, n’est-ce pas? continua d’Artagnan.
—Qui? reprit Aramis.
—La femme qui était ici, la femme au mouchoir brodé.
—Qui vous a dit qu’il y avait une femme ici? répliqua Aramis en devenant pâle comme la mort.
—Je l’ai vue.
—Et vous savez qui elle est?
—Je crois m’en douter, du moins.
—Écoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant de choses savez-vous ce qu’est devenue cette femme?
—Je présume qu’elle est retournée à Tours.
—A Tours? oui, c’est bien cela; vous la connaissez. Mais comment est-elle retournée à Tours sans me rien dire?
—Parce qu’elle a craint d’être arrêtée.
—Comment ne m’a-t-elle pas écrit?
—Parce qu’elle a craint de vous compromettre.
—D’Artagnan, vous me rendez la vie! s’écria Aramis. Je me croyais méprisé, trahi. J’étais si heureux de la revoir! Je ne pouvais croire qu’elle risquât sa liberté pour moi, et cependant pour quelle cause serait-elle revenue à Paris?
—Pour la cause qui aujourd’hui nous fait aller en Angleterre.
—Et quelle est cette cause? demanda Aramis.
—Vous le saurez un jour, Aramis; mais pour le moment, j’imiterai la retenue de la nièce du docteur.
Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu’il avait fait certain soir à ses amis.
—Eh bien! donc, puisqu’elle a quitté Paris et que vous en êtes sûr, d’Artagnan, rien ne m’y arrête plus, et je suis prêt à vous suivre. Vous dites que nous allons?...
—Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je vous invite même à vous hâter, car nous avons déjà perdu beaucoup de temps. A propos, prévenez Bazin.
—Bazin vient avec nous? demanda Aramis.
—Peut-être. En tout cas, il est bon qu’il nous suive pour le moment chez Athos.
Aramis appela Bazin, et après lui avoir ordonné de le venir joindre chez Athos:
—Partons donc, dit-il en prenant son manteau, son épée et ses trois pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s’il n’y trouverait pas quelque pistole égarée.
Puis quand il se fut bien assuré que cette recherche était superflue, il suivit d’Artagnan en se demandant comment il se faisait que le jeune cadet aux gardes sût aussi bien que lui quelle était la femme à laquelle il avait donné l’hospitalité, et sût mieux que lui ce qu’elle était devenue.
Seulement en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de d’Artagnan, et le regardant fixement:
—Vous n’avez parlé de cette femme à personne? dit-il.
—A personne au monde.
—Pas même à Athos et à Porthos?
—Je ne leur en ai jamais soufflé le moindre mot.
—A la bonne heure.
Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son chemin avec d’Artagnan, et tous deux arrivèrent bientôt chez Athos.
Ils le trouvèrent tenant son congé d’une main et la lettre de M. de Tréville de l’autre.
—Pouvez-vous m’expliquer ce que signifient ce congé et cette lettre que je viens de recevoir? dit Athos étonné.
«Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santé l’exige absolument, que vous vous reposiez quinze jours. Allez donc prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous conviendront, et rétablissez-vous promptement.
«TRÉVILLE.»
—Eh bien, ce congé et cette lettre signifient qu’il faut me suivre, Athos.
—Aux eaux de Forges!
—Là ou ailleurs.
—Pour le service du roi.
—Du roi ou de la reine: ne sommes-nous pas serviteurs de Leurs Majestés?
En ce moment Porthos entra.
—Pardieu, dit-il, voici une chose étrange: depuis quand, dans les mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congés sans qu’il les demandent?
—Depuis, dit d’Artagnan, qu’ils ont des amis qui les demandent pour eux.
—Ah! ah! dit Porthos, il paraît qu’il y a du nouveau ici?
—Oui, nous partons, dit Aramis.
—Pour quel pays? demanda Porthos.
—Ma foi, je n’en sais trop rien, dit Athos: demande cela à d’Artagnan.
—Pour Londres, messieurs, dit d’Artagnan.
—Pour Londres! s’écria Porthos; et qu’allons-nous faire à Londres?
—Voilà ce que je ne puis vous dire, messieurs, et il faut vous fier à moi.
—Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il faut de l’argent, et je n’en ai pas.
—Ni moi, dit Aramis.
—Ni moi, dit Athos.
—J’en ai, moi, reprit d’Artagnan en tirant son trésor de sa poche et en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents pistoles; prenons-en chacun soixante-quinze; c’est autant qu’il en faut pour aller à Londres et pour en revenir. D’ailleurs, soyez tranquilles, nous n’y arriverons pas tous, à Londres.
—Et pourquoi cela?
—Parce que, selon toute probabilité, il y en aura quelques uns d’entre nous qui resteront en route.
—Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons?
—Et des plus dangereuses, je vous en avertis.
—Ah çà! mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit Porthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins?
—Tu en seras bien plus avancé! dit Athos.
—Cependant, dit Aramis, je suis de l’avis de Porthos.
—Le roi a-t-il l’habitude de vous rendre des comptes? Non; il vous dit tout bonnement: Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les Flandres; allez vous battre, et vous y allez. Pourquoi? vous ne vous en inquiétez même pas.
—D’Artagnan a raison, dit Athos, voilà nos trois congés qui viennent de M. de Tréville, et voilà trois cents pistoles qui viennent je ne sais d’où. Allons nous faire tuer où l’on nous dit d’aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de questions? D’Artagnan, je suis prêt à te suivre.
—Et moi aussi, dit Porthos.
—Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien je ne suis pas fâché de quitter Paris. J’ai besoin de distractions.
—Eh bien! vous en aurez, des distractions, messieurs, soyez tranquilles! dit d’Artagnan.
—Et maintenant, quand partons-nous? dit Athos.
—Tout de suite, répondit d’Artagnan; il n’y a pas une minute à perdre.
—Holà! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin! crièrent les quatre jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos bottes et ramenez les chevaux de l’hôtel.
En effet, chaque mousquetaire laissait à l’hôtel général comme à une caserne son cheval et celui de son laquais.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute hâte.
—Maintenant dressons le plan de campagne, dit Porthos. Où allons-nous d’abord?
—A Calais, dit d’Artagnan; c’est la ligne la plus directe pour arriver à Londres.
—Eh bien! dit Porthos, voici mon avis.
—Parle.
—Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects: d’Artagnan nous donnera à chacun ses instructions; je partirai en avant par la route de Boulogne pour éclairer le chemin; Athos partira deux heures après par celle d’Amiens; Aramis nous suivra par celle de Noyon; quant à d’Artagnan, il partira par celle qu’il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que Planchet nous suivra en d’Artagnan et avec l’uniforme des gardes.
—Messieurs, dit Athos, mon avis est qu’il ne convient pas de mettre en rien des laquais dans une pareille affaire: un secret peut par hasard être trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des laquais.
—Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d’Artagnan, en ce que j’ignore moi-même quelles instructions je puis vous donner. Je suis porteur d’une lettre, voilà tout. Je n’ai pas et ne puis faire trois copies de cette lettre, puisqu’elle est scellée; il faut donc, à mon avis, voyager de compagnie. Cette lettre est là, dans cette poche.—Et il montra la poche où était la lettre.—Si je suis tué, l’un de vous la prendra et vous continuerez la route; s’il est tué, ce sera le tour d’un autre, et ainsi de suite; pourvu qu’un seul arrive, c’est tout ce qu’il faut.
—Bravo, d’Artagnan! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut être conséquent d’ailleurs; je vais prendre les eaux, vous m’accompagnerez; au lieu des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de mer; je suis libre. On veut nous arrêter, je montre la lettre de M. de Tréville, et vous montrez vos congés; on nous attaque, nous nous défendons; on nous juge, nous soutenons mordicus que nous n’avions d’autre intention que de nous tremper un certain nombre de fois dans la mer: on aurait trop bon marché de quatre hommes isolés, tandis que quatre hommes réunis font une troupe. Nous armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons; si l’on envoie une armée contre nous, nous livrerons bataille, et le survivant, comme l’a dit d’Artagnan, portera la lettre.
—Bien dit! s’écria Aramis; tu ne parles pas souvent, Athos, mais quand tu parles, c’est comme saint Jean Bouche-d’Or. J’adopte le plan d’Athos Et toi, Porthos?
—Moi aussi, dit Porthos, s’il convient à d’Artagnan. D’Artagnan, porteur de la lettre, est naturellement le chef de l’entreprise; qu’il décide, et nous exécuterons.
—Eh bien! dit d’Artagnan, je décide que nous adoptions le plan d’Athos et que nous partions dans une demi-heure.
—Adopté! reprirent en chœur les trois mousquetaires.
Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze pistoles et fit ses préparatifs pour partir à l’heure convenue.
XX
VOYAGE
A deux heures du matin nos quatre aventuriers sortirent de Paris par la barrière Saint-Denis; tant qu’il fit nuit ils restèrent muets; malgré eux ils subissaient l’influence de l’obscurité et voyaient des embûches partout.
Aux premiers rayons du jour leurs langues se délièrent; avec le soleil la gaieté revint: c’était comme à la veille d’un combat, le cœur battait, les yeux riaient, on sentait que la vie qu’on allait peut-être quitter était au bout du compte une bonne chose.
L’aspect de la caravane, au reste, était des plus formidables: les chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette habitude de l’escadron qui fait marcher régulièrement ces nobles compagnons du soldat eussent trahi le plus strict incognito.
Les valets suivaient, armés jusqu’aux dents.
Tout alla bien jusqu’à Chantilly, où l’on arriva vers les huit heures du matin. Il fallait déjeuner. On descendit devant une auberge que recommandait une enseigne représentant saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre. On enjoignit aux laquais de ne pas desseller les chevaux et de se tenir prêts à repartir immédiatement.
On entra dans la salle commune et l’on se mit à table.
Un gentilhomme, qui venait d’arriver par la route de Dammartin, était assis à cette même table et déjeunait. Il entama la conversation sur la pluie et le beau temps; les voyageurs répondirent: il but à leur santé; les voyageurs lui rendirent sa politesse.
Mais au moment où Mousqueton venait annoncer que les chevaux étaient prêts et où l’on se levait de table, l’étranger proposa à Porthos la santé du cardinal, Porthos répondit qu’il ne demandait pas mieux, si l’étranger à son tour voulait boire à la santé du roi. L’étranger s’écria qu’il ne connaissait d’autre roi que Son Éminence. Porthos l’appela ivrogne; l’étranger tira son épée.
—Vous avez fait une sottise, dit Athos, n’importe, il n’y a pas à reculer maintenant, tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que vous pourrez.
Et tous trois remontèrent à cheval et repartirent à toute bride, tandis que Porthos promettait à son adversaire de le perforer de tous les coups connus de l’escrime.
—Et d’un! dit Athos au bout de cinq cents pas.
—Mais pourquoi cet homme s’est-il attaqué à Porthos plutôt qu’à tout autre? demanda Aramis.
—Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il l’a pris pour le chef, dit d’Artagnan.
—J’ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits de sagesse, murmura Athos.
Et les voyageurs continuèrent leur route.
A Beauvais on s’arrêta deux heures, tant pour faire souffler les chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, comme Porthos n’arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en chemin.
A une lieue de Beauvais, à un endroit où le chemin se trouvait resserré entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes qui, profitant de ce que la route était dépavée en cet endroit, avaient l’air d’y travailler en y creusant des trous et en pratiquant des ornières boueuses.
Aramis craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel, les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il était trop tard. Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs, et firent perdre par leur insolence la tête même au froid Athos qui poussa son cheval contre l’un d’eux.
Alors chacun de ces hommes recula jusqu’au fossé et y prit un mousquet caché; il en résulta que nos sept voyageurs furent littéralement passés par les armes. Aramis reçut une balle qui lui traversa l’épaule, et Mousqueton une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas des reins. Cependant Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu’il fût grièvement atteint; mais comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il crut être plus dangereusement blessé qu’il ne l’était.
—C’est une embuscade, dit d’Artagnan, ne brûlons pas une amorce, et en route.
Aramis, tout blessé qu’il était, saisit la crinière de son cheval, qui l’emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait rejoints, et galopait tout seul à son rang.
—Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.
—J’aimerais mieux un chapeau, dit d’Artagnan; le mien a été emporté par une balle. C’est bien heureux, ma foi, que la lettre que je porte n’ait pas été dedans.
—Ah çà! mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passera, dit Aramis.
—Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait rejoints maintenant, dit Athos. M’est avis que sur le terrain l’ivrogne se sera dégrisé.