Les trois mousquetaires, Volume 1 (of 2)
—Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite là? dit Porthos lorsque l’alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et que les quatre amis se trouvèrent seuls. Fi donc! quatre mousquetaires laisser arrêter au milieu d’eux un malheureux qui crie à l’aide! Un gentilhomme trinquer avec un recors!
—Porthos, dit Aramis, Athos t’a déjà prévenu que tu étais un niais, et je me range de son avis. D’Artagnan, tu es un grand homme, et quand tu seras à la place de M. de Tréville, je te demande ta protection pour me faire avoir une abbaye.
—Ah çà! je m’y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que d’Artagnan vient de faire?
—Je le crois parbleu bien, dit Athos; non seulement j’approuve ce qu’il vient de faire, mais encore je l’en félicite.
—Et maintenant, messieurs, dit d’Artagnan sans se donner la peine d’expliquer sa conduite à Porthos, tous pour un, un pour tous, c’est notre devise, n’est-ce pas?
Vaincu par l’exemple, maugréant tout bas, Porthos étendit la main, et les quatre amis répétèrent d’une seule voix la formule dictée par d’Artagnan:
—Tous pour un, un pour tous.
—C’est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit d’Artagnan comme s’il n’avait fait autre chose que de commander toute sa vie, et attention, car, à partir de ce moment, vous voilà aux prises avec le cardinal.
X
UNE SOURICIÈRE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
L’invention de la souricière ne date pas de nos jours; dès que les sociétés, en se formant, eurent inventé une police quelconque, cette police inventa les souricières.
Comme peut-être nos lecteurs ne sont pas familiarisés encore avec l’argot de la rue de Jérusalem, et que c’est, depuis que nous écrivons, et il y a quelque quinze ans de cela, la première fois que nous employons ce mot appliqué à cette chose, expliquons-leur ce que c’est qu’une souricière.
Quand dans une maison, quelle qu’elle soit, on a arrêté un individu soupçonné d’un crime quelconque, on tient secrète l’arrestation; on place quatre ou cinq hommes en embuscade dans la première pièce, on ouvre la porte à tous ceux qui frappent, on la referme sur eux et on les arrête; de cette façon, au bout de deux ou trois jours, on tient à peu près tous les familiers de l’établissement.
Voilà ce que c’est qu’une souricière.
On fit donc une souricière de l’appartement de maître Bonacieux, et quiconque y apparut fut pris et interrogé par les gens de M. le cardinal. Il va sans dire que, comme une allée particulière conduisait au premier étage qu’habitait d’Artagnan, ceux qui venaient chez lui étaient exemptés de toutes visites.
D’ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls; ils s’étaient mis en quête, chacun de son côté, et n’avaient rien trouvé, rien découvert. Athos avait été même jusqu’à questionner M. de Tréville, chose qui, vu le mutisme habituel du digne mousquetaire, avait fort étonné son capitaine. Mais M. de Tréville ne savait rien, sinon que, la dernière fois qu’il avait vu le cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l’air fort soucieux, que le roi était inquiet, et que les yeux rouges de la reine indiquaient qu’elle avait veillé ou pleuré. Mais cette dernière circonstance l’avait peu frappé, la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup.
M. de Tréville recommanda en tout cas à Athos le service du roi et surtout celui de la reine, le priant de faire la même recommandation à ses camarades.
Quant à d’Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait converti sa chambre en observatoire. Des fenêtres il voyait arriver ceux qui venaient se faire prendre, puis, comme il avait ôté les carreaux du plancher, qu’il avait creusé le parquet et qu’un simple plafond le séparait de la chambre au-dessous, où se faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se passait entre les inquisiteurs et les accusés.
Les interrogatoires, précédés d’une perquisition minutieuse opérée sur la personne arrêtée, étaient presque toujours ainsi conçus:
—Madame Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou pour quelque autre personne?
—M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour sa femme ou pour quelque autre personne?
—L’un et l’autre vous ont-ils fait quelque confidence de vive voix?
—S’ils savaient quelque chose ils ne questionneraient pas ainsi, se dit à lui-même d’Artagnan. Maintenant, que cherchent-ils à savoir? Si le duc de Buckingham ne se trouve point à Paris et s’il n’a pas eu ou s’il ne doit point avoir quelque entrevue avec la reine.
D’Artagnan s’arrêta à cette idée, qui, après tout ce qu’il avait entendu, ne manquait pas de probabilité.
En attendant, la souricière était en permanence, et la vigilance de d’Artagnan aussi.
Le soir du lendemain de l’arrestation du pauvre Bonacieux, comme Athos venait de quitter d’Artagnan pour se rendre chez M. de Tréville, comme neuf heures venaient de sonner, et comme Planchet, qui n’avait pas encore fait le lit, commençait sa besogne, on entendit frapper à la porte de la rue; aussitôt cette porte s’ouvrit et se referma: quelqu’un venait de se prendre à la souricière.
D’Artagnan s’élança vers l’endroit décarrelé, se coucha ventre à terre et écouta.
Des cris retentirent bientôt, puis des gémissements qu’on cherchait à étouffer. D’interrogatoire, il n’en était pas question.
—Diable! se dit d’Artagnan, il me semble que c’est une femme: on la fouille, elle résiste,—on la violente,—les misérables!
Et d’Artagnan, malgré sa prudence, se tenait à quatre pour ne pas se mêler à la scène qui se passait au-dessous de lui.
—Mais je vous dis que je suis la maîtresse de la maison, messieurs; je vous dis que je suis madame Bonacieux; je vous dis que j’appartiens à la reine! s’écriait la malheureuse femme.
—Madame Bonacieux! murmura d’Artagnan; serais-je assez heureux pour avoir trouvé ce que tout le monde cherche?
—C’est justement vous que nous attendions, reprirent les interrogateurs.
La voix devint de plus en plus étouffée: un mouvement tumultueux fit retentir les boiseries. La victime résistait autant qu’une femme peut résister à quatre hommes.
—Pardon, messieurs, par... murmura la voix, qui ne fit plus entendre que des sons inarticulés.
—Ils la bâillonnent, ils vont l’entraîner, s’écria d’Artagnan en se redressant comme par un ressort. Mon épée; bon, elle est à mon côté. Planchet!
—Monsieur?
—Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L’un des trois sera sûrement chez lui, peut-être tous les trois seront-ils rentrés. Qu’ils prennent des armes, qu’ils viennent, qu’ils accourent. Ah! je me souviens, Athos est chez M. de Tréville.
—Mais où allez-vous, monsieur, où allez-vous?
—Je descends par la fenêtre, s’écria d’Artagnan, afin d’être plus tôt arrivé; toi, remets les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte et cours où je te dis.
—Oh! monsieur, monsieur, vous allez vous tuer, s’écria Planchet.
—Tais-toi, imbécile, dit d’Artagnan.
Et s’accrochant de la main au rebord de sa fenêtre, il se laissa tomber du premier étage, qui heureusement n’était pas élevé, sans se faire une écorchure. Puis il alla aussitôt frapper à la porte en murmurant:
—Je vais me faire prendre à mon tour dans la souricière, et malheur aux chats qui se frottent à pareille souris.
A peine le marteau eut-il résonné sous la main du jeune homme, que le tumulte cessa, que des pas s’approchèrent, que la porte s’ouvrit et que d’Artagnan, l’épée nue, s’élança dans l’appartement de maître Bonacieux, dont la porte, sans doute, mue par un ressort, se referma d’elle-même sur lui.
Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux, et les voisins les plus proches, entendirent de grands cris, des trépignements, un cliquetis d’épées, et un bris prolongé de meubles. Puis un moment après, ceux qui, surpris par ce bruit, s’étaient mis aux fenêtres pour en connaître la cause, purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vêtus de noir, non pas en sortir, mais s’envoler comme des corbeaux effarouchés, laissant par terre et aux angles des tables des plumes de leurs ailes, c’est-à-dire des loques de leurs habits et des bribes de leurs manteaux.
D’Artagnan était vainqueur sans beaucoup de peine, il faut le dire, car un seul des alguazils était armé, encore se défendit-il pour la forme. Il est vrai que les trois autres avaient essayé d’assommer le jeune homme avec les chaises, les tabourets et les poteries; mais deux ou trois égratignures faites par la flamberge du Gascon les avaient épouvantés. Dix minutes avaient suffi à leur défaite, et d’Artagnan était resté maître du champ de bataille.
Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenêtres avec le sang-froid particulier aux habitants de Paris dans ces temps d’émeutes et de rixes perpétuelles, les refermèrent dès qu’ils eurent vu s’enfuir les quatre hommes noirs: leur instinct leur disait que pour le moment tout était fini.
D’ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd’hui on se couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.
D’Artagnan, resté seul avec madame Bonacieux, se retourna vers elle: la pauvre femme était renversée sur un fauteuil et à demi évanouie. D’Artagnan l’examina d’un coup d’œil rapide.
C’était une charmante femme de vingt-cinq à vingt-six ans, brune avec des yeux bleus, ayant un nez légèrement retroussé, des dents admirables, un teint marbré de rose et d’opale. Là cependant s’arrêtaient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une grande dame. Les mains étaient blanches, mais sans finesse: les pieds n’annonçaient pas la femme de qualité. Heureusement d’Artagnan n’en était pas encore à se préoccuper de ces détails.
Tandis que d’Artagnan examinait madame Bonacieux, et en était aux pieds, comme nous l’avons dit, il vit à terre un fin mouchoir de batiste, qu’il ramassa, selon son habitude, et au coin duquel il reconnut le même chiffre qu’il avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis.
Depuis ce temps d’Artagnan se méfiait des mouchoirs armoriés, il remit donc sans rien dire celui qu’il avait ramassé dans la poche de madame Bonacieux.
En ce moment madame Bonacieux reprenait ses sens; elle ouvrit les yeux, regarda avec terreur autour d’elle, vit que l’appartement était vide et qu’elle était seule avec son libérateur. Elle lui tendit aussitôt les mains en souriant. Madame Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde.
—Ah, monsieur! dit-elle, c’est vous qui m’avez sauvée: permettez-moi que je vous remercie.
—Madame, dit d’Artagnan, je n’ai fait que ce que tout gentilhomme eût fait à ma place, vous ne me devez donc aucun remerciement.
—Si fait, monsieur, si fait, et j’espère vous prouver que vous n’avez pas rendu service à une ingrate. Mais que me voulaient donc ces hommes, que j’ai pris pour des voleurs, et pourquoi M. Bonacieux n’est-il point ici!
—Madame, ces hommes étaient bien autrement dangereux que ne pourraient être des voleurs, car ce sont des agents de M. le cardinal; et quant à votre mari, M. Bonacieux, il n’est point ici, parce qu’hier on est venu le prendre pour le conduire à la Bastille.
—Mon mari à la Bastille! s’écria madame Bonacieux; oh! mon Dieu! qu’a-t-il donc fait? pauvre cher homme! lui l’innocence même!
Et quelque chose comme un sourire perçait sur la figure de la jeune femme.
—Ce qu’il a fait, madame? dit d’Artagnan. Je crois que son seul crime est d’avoir à la fois le bonheur et le malheur d’être votre mari.
—Mais, monsieur, vous savez donc...
—Je sais que vous avez été enlevée, madame.
—Et par qui? Le savez-vous? Oh! si vous le savez, dites-le-moi.
—Par un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux yeux noirs, au teint basané, avec une cicatrice à la tempe gauche.
—C’est cela, c’est cela; mais son nom?
—Ah! son nom? c’est ce que j’ignore.
—Et mon mari savait-il que j’avais été enlevée?
—Il en avait été prévenu par une lettre que lui avait écrite le ravisseur lui-même.
—Et soupçonne-t-il, demanda madame Bonacieux avec embarras, la cause de cet événement?
—Il l’attribuait, je crois, à une cause politique.
—J’en ai douté d’abord, et maintenant je le pense comme lui. Ainsi donc ce cher M. Bonacieux ne m’a pas soupçonnée un seul instant...
—Ah! loin de là, madame, il était trop fier de votre sagesse et surtout de votre amour.
Un second sourire presque imperceptible effleura les lèvres rosées de la belle jeune femme.
—Mais, continua d’Artagnan, comment vous êtes-vous enfuie?
—J’ai profité d’un moment où l’on m’a laissée seule, et, comme je savais depuis ce matin à quoi m’en tenir sur mon enlèvement, à l’aide de mes draps je suis descendue par la fenêtre; alors, comme je croyais mon mari ici, je suis accourue.
—Pour vous mettre sous sa protection?
—Oh! non, pauvre cher homme, je savais bien qu’il était incapable de me défendre; mais comme il pouvait nous servir à autre chose, je voulais le prévenir.
—De quoi?
—Oh! ceci n’est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le dire.
—D’ailleurs, dit d’Artagnan (pardon, madame, si, tout garde que je suis, je vous rappelle à la prudence), d’ailleurs, je crois que nous ne sommes pas ici en lieu opportun pour faire des confidences. Les hommes que j’ai mis en fuite vont revenir avec main-forte; s’ils nous retrouvent ici, nous sommes perdus. J’ai bien fait prévenir trois de mes amis, mais qui sait si on les aura trouvés chez eux!
—Oui, oui, vous avez raison, s’écria madame Bonacieux effrayée; fuyons, sauvons-nous.
A ces mots elle passa son bras sous celui de d’Artagnan et l’entraîna vivement.
—Mais où fuir? dit d’Artagnan, où nous sauver?
—Éloignons-nous d’abord de cette maison, puis après nous verrons.
Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la peine de refermer la porte, descendirent rapidement la rue des Fossoyeurs, s’engagèrent dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, et ne s’arrêtèrent qu’à la place Saint-Sulpice.
—Et maintenant qu’allons-nous faire, demanda d’Artagnan, et où voulez-vous que je vous conduise?
—Je suis fort embarrassée de vous répondre, je vous l’avoue, dit madame Bonacieux; mon intention était de faire prévenir M. de La Porte par mon mari, afin que M. de La Porte pût nous dire précisément ce qui s’était passé au Louvre depuis trois jours, et s’il n’y avait pas de danger pour moi de m’y présenter.
—Mais moi, dit d’Artagnan, je puis aller prévenir M. de La Porte.
—Sans doute; seulement il n’y a qu’un malheur: c’est qu’on connaît M. Bonacieux au Louvre et qu’on le laisserait passer, lui, tandis qu’on ne vous connaît pas, vous, et que l’on vous fermera la porte.
—Ah bah! dit d’Artagnan, vous avez bien à quelque guichet du Louvre un concierge qui vous est dévoué, et qui grâce à un mot d’ordre...
Madame Bonacieux regarda fixement le jeune homme.
—Et si je vous donnais ce mot d’ordre, dit-elle, l’oublieriez-vous aussitôt que vous vous en seriez servi?
—Parole d’honneur, foi de gentilhomme! dit d’Artagnan avec un accent à la vérité duquel il n’y avait pas à se tromper.
—Tenez, je vous crois; vous avez l’air d’un brave jeune homme, d’ailleurs votre fortune est peut-être au bout de votre dévouement.
—Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pourrai pour servir le roi et être agréable à la reine, dit d’Artagnan; disposez donc de moi, comme d’un ami.
—Mais moi, où me mettrez-vous pendant ce temps-là?
—N’avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La Porte puisse revenir vous prendre?
—Non, je ne puis me fier à personne.
—Attendez, dit d’Artagnan; nous sommes à la porte d’Athos. Oui, c’est cela.
—Qu’est-ce qu’Athos?
—Un de mes amis.
—Mais s’il est chez lui et qu’il me voie?
—Il n’y est pas, et j’emporterai la clé après vous avoir fait entrer dans son appartement.
—Mais s’il revient?
—Il ne reviendra pas; d’ailleurs on lui dirait que j’ai amené une femme, et que cette femme est chez lui.
—Mais cela me compromettra très fort, savez-vous!
—Que vous importe! on ne vous connaît pas; d’ailleurs, nous sommes dans une situation à passer par-dessus quelques convenances!
—Allons donc chez votre ami. Où demeure-t-il?
—Rue Férou, à deux pas d’ici.
—Allons.
Et tous deux reprirent leur course. Comme l’avait prévu d’Artagnan, Athos n’était pas chez lui: il prit la clé, qu’on avait l’habitude de lui donner comme à un ami de la maison, monta l’escalier et introduisit madame Bonacieux dans le petit appartement dont nous avons déjà fait la description.
—Vous êtes chez vous, dit-il; attendez, fermez la porte en dedans et n’ouvrez à personne, à moins que vous n’entendiez frapper trois coups ainsi: tenez; et il frappa trois fois: deux coups rapprochés l’un de l’autre et assez forts, un coup plus distant et plus léger.
—C’est bien, dit madame Bonacieux, maintenant à mon tour de vous donner mes instructions.
—J’écoute.
—Présentez-vous au guichet du Louvre, du côté de la rue de l’Échelle, et demandez Germain.
—C’est bien. Après?
—Il vous demandera ce que vous voulez et alors vous lui répondrez par ces deux mots: Tours et Bruxelles. Aussitôt il se mettra à vos ordres.
—Et que lui ordonnerai-je?
—D’aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine.
—Et quand il l’aura été chercher et que M. de La Porte sera venu?
—Vous me l’enverrez.
—C’est bien, mais où et comment vous reverrai-je?
—Y tenez-vous beaucoup, à me revoir?
—Certainement.
—Eh bien! reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.
—Je compte sur votre parole.
—Comptez-y.
D’Artagnan salua madame Bonacieux en lui lançant le coup d’œil le plus amoureux qu’il lui fut possible de concentrer sur sa charmante petite personne, et tandis qu’il descendait l’escalier, il entendit la porte se fermer derrière lui à double tour. En deux bonds il fut au Louvre: comme il entrait au guichet de l’Échelle, dix heures sonnaient. Tous les événements que nous venons de raconter s’étaient succédé en une demi-heure.
Tout s’exécuta comme l’avait annoncé madame Bonacieux. Au mot d’ordre convenu, Germain s’inclina; dix minutes après, La Porte était dans la loge; en deux mots d’Artagnan le mit au fait et lui indiqua où était madame Bonacieux. La Porte s’assura par deux fois de l’exactitude de l’adresse et partit tout en courant. Cependant, à peine eut-il fait dix pas qu’il revint.
—Jeune homme, dit-il à d’Artagnan, un conseil.
—Lequel?
—Vous pourriez être inquiété pour ce qui vient de se passer.
—Vous croyez?
—Oui.
—Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde?
—Eh bien?
—Allez le voir pour qu’il puisse témoigner que vous étiez chez lui à neuf heures et demie. En justice cela s’appelle un alibi.
D’Artagnan trouva le conseil prudent; il prit ses jambes à son cou, il arriva chez M. de Tréville; mais au lieu de passer au salon avec tout le monde, il demanda à entrer dans son cabinet. Comme d’Artagnan était un des habitués de l’hôtel, on ne fit aucune difficulté d’accéder à sa demande; et l’on alla prévenir M. de Tréville que son jeune compatriote, ayant quelque chose d’important à lui dire, sollicitait une audience particulière. Cinq minutes après, M. de Tréville demandait à d’Artagnan ce qu’il pouvait faire pour son service et ce qui lui valait sa visite à une heure si avancée.
—Pardon, monsieur! dit d’Artagnan, qui avait profité du moment où il était resté seul pour retarder l’horloge de trois quarts d’heure; j’ai pensé que, comme il n’était que neuf heures vingt-cinq minutes, il était encore temps de me présenter chez vous.
—Neuf heures vingt-cinq minutes! s’écria M. de Tréville en regardant sa pendule, mais c’est impossible.
—Voyez plutôt, monsieur, dit d’Artagnan, voilà qui fait foi.
—C’est juste, dit M. de Tréville, j’aurais cru qu’il était plus tard. Mais voyons, que me voulez-vous?
Alors d’Artagnan fit à M. de Tréville une longue histoire sur la reine. Il lui exposa les craintes qu’il avait conçues à l’égard de Sa Majesté; il lui raconta ce qu’il avait entendu dire des projets du cardinal à l’endroit de Buckingham, et tout cela avec une tranquillité et un aplomb dont M. de Tréville fut d’autant mieux la dupe que, lui-même, comme nous l’avons dit, avait remarqué quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et la reine.
A dix heures sonnant, d’Artagnan quitta M. de Tréville qui le remercia de ses renseignements, lui recommanda d’avoir toujours à cœur le service du roi et de la reine, et qui rentra dans le salon. Mais, au bas de l’escalier, d’Artagnan se souvint qu’il avait oublié sa canne: en conséquence, il remonta précipitamment, rentra dans le cabinet, d’un tour de doigt remit la pendule à son heure, pour qu’on ne pût pas s’apercevoir, le lendemain, qu’elle avait été dérangée, et sûr, désormais, qu’il y avait un témoin pour prouver son alibi, il descendit l’escalier et se trouva bientôt dans la rue.
XI
L’INTRIGUE SE NOUE
Sa visite faite à M. de Tréville, d’Artagnan prit, tout pensif, le plus long pour rentrer chez lui.
A quoi pensait d’Artagnan, pour s’écarter ainsi de sa route, regardant les étoiles du ciel et tantôt soupirant, tantôt souriant?
Il pensait à madame Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire, la jeune femme était presque une idéalité amoureuse. Jolie, mystérieuse, initiée à presque tous les secrets de cour, qui reflétaient tant de charmante gravité sur ses traits gracieux, elle était soupçonnée de n’être pas insensible, ce qui est un attrait irrésistible pour les amants novices; de plus, d’Artagnan l’avait délivrée des mains de ces démons qui voulaient la fouiller et la maltraiter, et cet important service avait établi entre elle et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un plus tendre caractère.
D’Artagnan se voyait déjà, tant les rêves vont vite sur les ailes de l’imagination, accosté par un messager de la jeune femme qui lui remettait quelque billet de rendez-vous, une chaîne d’or ou un diamant. Nous avons dit que les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur roi; ajoutons qu’en ce temps de facile morale, ils n’avaient pas plus de vergogne à l’endroit de leurs maîtresses, et que celles-ci leur laissaient presque toujours de précieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayé de conquérir la fragilité de leurs sentiments par la solidité de leurs dons.
On faisait alors son chemin par les femmes sans en rougir. Celles qui n’étaient que belles donnaient leur beauté, et de là vient sans doute le proverbe, que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Celles qui étaient riches donnaient en outre une partie de leur argent, et l’on pourrait citer bon nombre de héros de cette galante époque qui n’eussent gagné ni leurs éperons d’abord, ni leurs batailles ensuite, sans la bourse plus ou moins garnie que leur maîtresse attachait à l’arçon de leur selle.
D’Artagnan ne possédait rien; l’hésitation du provincial, vernis léger, fleur éphémère, duvet de la pêche, s’était évaporée au vent des conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient à leur ami. D’Artagnan, suivant l’étrange coutume du temps, se regardait à Paris comme en campagne, et cela ni plus ni moins que dans les Flandres: l’Espagnol là-bas, la femme ici. C’est partout un ennemi à combattre, des contributions à frapper.
Mais, disons-le, pour le moment d’Artagnan était mû d’un sentiment plus noble et plus désintéressé. Le mercier lui avait dit qu’il était riche; le jeune homme avait pu deviner qu’avec un niais comme l’était M. Bonacieux, ce devait être la femme qui tenait la clé de la bourse. Mais tout cela n’avait influé en rien sur le sentiment produit par la vue de madame Bonacieux, et l’intérêt était resté étranger à ce commencement d’amour.
Il y a dans l’aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques qui vont bien à la beauté. Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban sur la tête, ne font point jolie une femme laide, mais font belle une femme jolie, sans compter les mains qui gagnent à tout cela; les mains, chez les femmes surtout, ont besoin de rester oisives pour rester belles.
Puis d’Artagnan, comme le sait très bien le lecteur, auquel nous n’avons pas caché l’état de sa fortune, d’Artagnan n’était pas un millionnaire; il espérait bien le devenir un jour, mais le temps qu’il se fixait lui-même pour cet heureux changement était assez éloigné. En attendant, quel désespoir que de voir une femme qu’on aime désirer ces mille riens dont les femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens! Au moins, quand la femme est riche et que l’amant ne l’est pas, ce qu’il ne peut lui offrir, elle se l’offre elle-même et, quoique ce soit ordinairement avec l’argent du mari qu’elle se passe cette jouissance, il est rare que ce soit à lui que la reconnaissance en revienne.
Puis d’Artagnan, disposé à être l’amant le plus tendre, était en attendant ami très dévoué. Au milieu de ses projets amoureux sur la femme du mercier, il n’oubliait pas les siens. La jolie madame Bonacieux était femme à promener dans la plaine Saint-Denis ou dans la foire Saint-Germain en compagnie d’Athos, de Porthos et d’Aramis, auxquels d’Artagnan serait fier de montrer une telle conquête. Puis quand on a marché longtemps, la faim arrive; d’Artagnan depuis quelque temps avait remarqué cela. On ferait de ces petits dîners charmants où l’on touche d’un côté la main d’un ami, et de l’autre le pied d’une maîtresse. Enfin dans les moments pressants, dans les positions extrêmes, d’Artagnan serait le sauveur de ses amis.
Et M. Bonacieux, que d’Artagnan avait poussé dans les mains des sbires en le reniant bien haut et à qui il avait promis tout bas de le sauver? Nous devons avouer à nos lecteurs que d’Artagnan n’y songeait en aucune façon, ou que, s’il y songeait, c’était pour se dire qu’il était bien où il était, quelque part qu’il fût. L’amour est la plus égoïste de toutes les passions.
Cependant, que nos lecteurs se rassurent: si d’Artagnan oublie son hôte ou fait semblant de l’oublier, sous prétexte qu’il ne sait pas où on l’a conduit, nous ne l’oublions pas, nous, et nous savons où il est. Mais pour le moment faisons comme le Gascon amoureux. Quant au digne mercier, nous reviendrons à lui plus tard.
D’Artagnan, tout en réfléchissant à ses futures amours, tout en parlant à la nuit, tout en souriant aux étoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou Chasse-Midi, ainsi qu’on l’appelait alors. Comme il se trouvait dans le quartier d’Aramis, l’idée lui était venue d’aller faire une visite à son ami pour lui donner quelques explications sur les motifs qui lui avaient fait envoyer Planchet avec invitation de se rendre immédiatement à la souricière.
Or si Aramis s’était trouvé chez lui lorsque Planchet y était venu, il avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n’y trouvant personne que ses deux autres compagnons peut-être, ils n’avaient dû savoir, ni les uns ni les autres, ce que cela voulait dire. Ce dérangement méritait donc une explication, voilà ce que disait tout haut d’Artagnan.
Puis tout bas il pensait que c’était pour lui une occasion de parler de la jolie petite madame Bonacieux, dont son esprit, sinon son cœur, était déjà tout plein. Ce n’est pas à propos d’un premier amour qu’il faut demander de la discrétion. Ce premier amour est accompagné d’une si grande joie qu’il faut que cette joie déborde, sans cela elle vous étoufferait.
Paris depuis deux heures était sombre et commençait à se faire désert. Onze heures sonnaient à toutes les horloges du faubourg Saint-Germain; il faisait un temps doux. D’Artagnan suivait une ruelle située sur l’emplacement où passe aujourd’hui la rue d’Assas, respirant les émanations embaumées qui venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et qu’envoyaient les jardins rafraîchis par la rosée du soir et par la brise de la nuit. Au loin résonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les chants des buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine. Arrivé au bout de la ruelle, d’Artagnan tourna à gauche. La maison qu’habitait Aramis se trouvait située entre la rue Cassette et la rue Servandoni.
D’Artagnan venait de dépasser la rue Cassette et reconnaissait déjà la porte de la maison de son ami, enfouie sous un massif de sycomores et de clématites qui formaient un vaste bourrelet au-dessus d’elle, lorsqu’il aperçut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni. Ce quelque chose était enveloppé d’un manteau, et d’Artagnan crut d’abord que c’était un homme; mais à la petitesse de la taille, à l’incertitude de la démarche, à l’embarras du pas, il reconnut bientôt une femme. De plus, cette femme, comme si elle n’eût pas été bien sûre de la maison qu’elle cherchait, levait les yeux pour se reconnaître, s’arrêtait, retournait en arrière, puis revenait encore; d’Artagnan fut intrigué.
—Si j’allais lui offrir mes services! pensa-t-il. A son allure, on voit qu’elle est jeune; peut-être est-elle jolie. Oh! oui. Mais une femme qui court les rues à cette heure ne sort guère que pour aller rejoindre son amant. Peste! si j’allais troubler les rendez-vous, ce serait une mauvaise porte pour entrer en relations.
Cependant, la jeune femme s’avançait toujours, comptant les maisons et les fenêtres. Ce n’était, au reste, chose ni longue ni difficile. Il n’y avait que trois hôtels dans cette partie de la rue, et deux fenêtres ayant vue sur cette rue; l’une était celle d’un pavillon parallèle à celui qu’occupait Aramis, l’autre était celle d’Aramis lui-même.
—Pardieu! se dit d’Artagnan, auquel la nièce du théologien revenait à l’esprit; pardieu! il serait drôle que cette colombe attardée cherchât la maison de notre ami. Mais, sur mon âme, cela y ressemble fort. Ah! mon cher Aramis, pour cette fois, j’en veux avoir le cœur net.
Et d’Artagnan, se faisant le plus mince qu’il put, s’abrita dans le côté le plus obscur de la rue, près d’un banc de pierre situé au fond d’une niche.
La jeune femme continua de s’avancer, car outre la légèreté de son allure qui l’avait trahie, elle venait de faire entendre une petite toux qui dénonçait une voix des plus fraîches. D’Artagnan pensa que cette toux était un signal.
Cependant, soit qu’on eut répondu à cette toux par un signe équivalent qui avait fixé les irrésolutions de la nocturne chercheuse, soit que sans secours étranger elle eût reconnu qu’elle était arrivée au bout de sa course, elle s’approcha résolument du volet d’Aramis et frappa à trois intervalles égaux avec son doigt recourbé.
—C’est bien chez Aramis, murmura d’Artagnan. Ah! monsieur l’hypocrite! je vous y prends à faire de la théologie!
Les trois coups étaient à peine frappés que la croisée intérieure s’ouvrit et qu’une lumière parut à travers les vitres du volet.
—Ah! ah! fit l’écouteur non pas aux portes mais aux fenêtres, ah! la visite était attendue. Allons, le volet va s’ouvrir et la dame entrera par escalade. Très bien!
Mais au grand étonnement de d’Artagnan, le volet resta fermé. De plus, la lumière qui avait flamboyé un instant disparut et tout rentra dans l’obscurité.
D’Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de regarder de tous ses yeux et d’écouter de toutes ses oreilles.
Il avait raison: au bout de quelques secondes deux coups secs retentirent dans l’intérieur.
La jeune femme de la rue répondit par un seul coup et le volet s’entr’ouvrit.
On juge si d’Artagnan regardait et écoutait avec avidité.
Malheureusement la lumière avait été transportée dans un autre appartement. Mais les yeux du jeune homme s’étaient habitués à l’obscurité. D’ailleurs les yeux des Gascons ont, à ce qu’on assure, comme ceux des chats, la propriété de voir pendant la nuit.
D’Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet blanc qu’elle déploya vivement et qui prit la forme d’un mouchoir. Cet objet déployé, elle en fit remarquer le coin à son interlocuteur.
Cela rappela à d’Artagnan ce mouchoir qu’il avait trouvé aux pieds de madame Bonacieux, lequel lui avait rappelé celui qu’il avait trouvé aux pieds d’Aramis.
Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir?
Placé où il était, d’Artagnan ne pouvait voir le visage d’Aramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce fût son ami qui dialoguât de l’intérieur avec la dame de l’extérieur; la curiosité l’emporta donc sur la prudence, et profitant de la préoccupation dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que nous avons mis en scène, il sortit de sa cachette, et, prompt comme l’éclair, mais étouffant le bruit de ses pas, il alla se coller à un angle de la muraille, d’où son œil pouvait parfaitement plonger dans l’intérieur de l’appartement d’Aramis.
Arrivé là, d’Artagnan pensa jeter un cri de surprise: ce n’était pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c’était une femme. Seulement, d’Artagnan y voyait assez pour reconnaître la forme de ses vêtements, mais pas assez pour distinguer ses traits.
Au même instant, la femme de l’appartement tira un second mouchoir de sa poche, et l’échangea avec celui qu’on venait de lui montrer. Puis, quelques mots furent prononcés entre les deux femmes. Enfin, le volet se referma; la femme qui se trouvait à l’extérieur de la fenêtre se retourna, et vint passer à quatre pas de d’Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante; mais la précaution avait été prise trop tard, d’Artagnan avait déjà reconnu madame Bonacieux.
Madame Bonacieux! Le soupçon que c’était elle lui avait déjà traversé l’esprit quand elle avait tiré le mouchoir de sa poche; mais quelle probabilité que madame Bonacieux qui avait envoyé chercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au Louvre, courût les rues de Paris seule, à onze heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois?
Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien importante; et quelle est l’affaire importante d’une femme de vingt-cinq ans? L’amour.
Mais était-ce pour son compte ou pour le compte d’une autre personne qu’elle s’exposait à de semblables hasards? Voilà ce que se demandait à lui-même le jeune homme que le démon de la jalousie mordait déjà au cœur ni plus ni moins qu’un amant en titre.
Il y avait au reste un moyen bien simple de s’assurer où allait madame Bonacieux: c’était de la suivre. Ce moyen était si simple, que d’Artagnan l’employa tout naturellement et d’instinct.
Mais, à la vue du jeune homme qui se détachait de la muraille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu’elle entendit retentir derrière elle, madame Bonacieux jeta un petit cri et s’enfuit.
D’Artagnan courut après elle. Ce n’était pas une chose difficile pour lui que de rejoindre une femme embarrassée dans son manteau. Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle elle s’était engagée. La malheureuse était épuisée, non pas de fatigue, mais de terreur, et quand d’Artagnan lui posa la main sur l’épaule, elle tomba sur un genou en criant d’une voix étranglée:
—Tuez-moi si vous voulez, vous ne saurez rien.
D’Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille; mais comme il sentait à son poids qu’elle était sur le point de se trouver mal, il s’empressa de la rassurer par des protestations de dévouement. Ces protestations n’étaient rien pour madame Bonacieux; car de pareilles protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde; mais la voix était tout. La jeune femme crut reconnaître le son de cette voix: elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur l’homme qui lui avait fait si grand’peur, et, reconnaissant d’Artagnan, elle poussa un cri de joie.
—Oh! c’est vous, c’est vous! dit-elle.
—Oui, c’est moi, dit d’Artagnan, moi que Dieu a envoyé pour veiller sur vous.
—Était-ce dans cette intention que vous me suiviez? demanda avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le caractère un peu railleur reprenait le dessus, et chez laquelle toute crainte avait disparu du moment où elle avait reconnu un ami dans celui qu’elle avait pris pour un ennemi.
—Non, dit d’Artagnan, non, je l’avoue; c’est le hasard qui m’a mis sur votre route; j’ai vu une femme frapper à la fenêtre d’un de mes amis.
—D’un de vos amis? interrompit madame Bonacieux.
—Sans doute; Aramis est de mes meilleurs amis.
—Aramis! qu’est-ce que cela?
—Allons donc! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis?
—C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.
—C’est donc la première fois que vous venez à cette maison?
—Sans doute.
—Et vous ne saviez pas qu’elle était habitée par un jeune homme?
—Non.
—Par un mousquetaire?
—Nullement.
—Ce n’est donc pas lui que vous veniez chercher?
—Pas le moins du monde. D’ailleurs, vous l’avez bien vu, la personne à qui j’ai parlé est une femme.
—C’est vrai; mais cette femme est des amies d’Aramis,
—Je n’en sais rien.
—Puisqu’elle loge chez lui.
—Cela ne me regarde pas.
—Mais qui est-elle?
—Oh! cela n’est point mon secret.
—Chère madame Bonacieux, vous êtes charmante; mais en même temps vous êtes la femme la plus mystérieuse...
—Est-ce que je perds à cela?
—Non, vous êtes, au contraire, adorable.
—Alors, donnez-moi le bras.
—Bien volontiers. Et maintenant?
—Maintenant conduisez-moi.
—Où cela?
—Où je vais.
—Mais où allez-vous?
—Vous le verrez, puisque vous me laisserez à la porte.
—Faudra-t-il vous attendre?
—Ce sera inutile.
—Vous reviendrez donc seule?
—Peut-être oui, peut-être non.
—Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme, sera-t-elle une femme?
—Je n’en sais rien encore.
—Je le saurai bien, moi!
—Comment cela?
—Je vous attendrai pour vous voir sortir.
—En ce cas, adieu!
—Comment cela?
—Je n’ai pas besoin de vous.
—Mais vous aviez réclamé...
—L’aide d’un gentilhomme et non la surveillance d’un espion.
—Le mot est un peu dur!
—Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgré eux?
—Des indiscrets.
—Le mot est trop doux.
—Allons, madame, je vois bien qu’il faut faire tout ce que vous voulez.
—Pourquoi vous être privé du mérite de le faire tout de suite?
—N’y en a-t-il donc aucun à se repentir?
—Et vous repentez-vous réellement?
—Je n’en sais rien moi-même. Mais ce que je sais, c’est que je vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez vous accompagner jusqu’où vous allez.
—Et vous me quitterez après?
—Oui.
—Sans m’épier à ma sortie?
—Non.
—Parole d’honneur?
—Foi de gentilhomme!
—Prenez mon bras, et marchons alors.
D’Artagnan offrit son bras à madame Bonacieux, qui s’y suspendit, moitié rieuse, moitié tremblante, et tous deux gagnèrent le haut de la rue de La Harpe. Arrivée là, la jeune femme parut hésiter, comme elle l’avait déjà fait dans la rue de Vaugirard. Cependant, à de certains signes, elle sembla reconnaître une porte; et s’approchant de cette porte:
—Et maintenant, monsieur, dit-elle, c’est ici que j’ai affaire; mille fois merci de votre honorable compagnie, qui m’a sauvée de tous les dangers auxquels seule j’eusse été exposée. Mais le moment est venu de tenir votre parole: je suis arrivée à ma destination.
—Et vous n’aurez plus rien à craindre en revenant?
—Je n’aurai à craindre que les voleurs.
—N’est-ce donc rien?
—Que pourraient-ils me prendre? je n’ai pas un denier sur moi.
—Vous oubliez ce beau mouchoir brodé, armorié.
—Lequel?
—Celui que j’ai trouvé à vos pieds et que j’ai remis dans votre poche.
—Taisez-vous, taisez-vous, malheureux! s’écria la jeune femme, voulez-vous me perdre?
—Vous voyez bien qu’il y a encore du danger pour vous puisqu’un seul mot vous fait trembler, et que vous avouez que si on entendait ce mot vous seriez perdue. Ah! tenez, madame, s’écria d’Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d’un ardent regard, tenez! soyez plus généreuse, confiez-vous à moi; n’avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu’il n’y a que dévouement et sympathie dans mon cœur!
—Si fait, répondit madame Bonacieux; aussi demandez-moi mes secrets, je vous les dirai; mais ceux des autres, c’est autre chose.
—C’est bien, dit d’Artagnan, je les découvrirai; puisque ces secrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces secrets deviennent les miens.
—Gardez-vous-en bien, s’écria la jeune femme avec un sérieux qui fit frissonner d’Artagnan malgré lui. Oh! ne vous mêlez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez point à m’aider dans ce que j’accomplis; et cela, je vous le demande au nom de l’intérêt que je vous inspire, au nom du service que vous m’avez rendu, et que je n’oublierai de ma vie. Croyez bien plutôt à ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi; je n’existe plus pour vous; que ce soit comme si vous ne m’aviez jamais vue.
—Aramis doit-il en faire autant que moi, madame? dit d’Artagnan piqué.
—Voilà déjà deux ou trois fois que vous avez prononcé ce nom, monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas.
—Vous ne connaissez pas l’homme au volet duquel vous avez été frapper. Allons donc, madame! vous me croyez par trop crédule.
—Avouez que c’est pour me faire parler que vous inventez cette histoire, et que vous créez ce personnage.
—Je n’invente rien, madame, je ne crée rien, je dis l’exacte vérité.
—Un de vos amis demeure dans cette maison?
—Pour la troisième fois, cette maison est celle qu’habite mon ami, et cet ami est Aramis.
—Tout cela s’éclaircira plus tard, murmura la jeune femme; maintenant, monsieur, taisez-vous.
—Si vous pouviez voir dans mon cœur tout à découvert, dit d’Artagnan, vous y liriez tant de curiosité, que vous auriez pitié de moi, et tant d’amour, que vous satisferiez à l’instant même ma curiosité. On n’a rien à craindre de ceux qui vous aiment.
—Vous parlez bien vite d’amour, monsieur! dit la jeune femme en secouant la tête.
—C’est que l’amour m’est venu vite et pour la première fois, et que je n’ai pas vingt ans.
La jeune femme le regarda à la dérobée.
—Écoutez, je suis déjà sur la trace, dit d’Artagnan. Il y a trois mois, j’ai manqué avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil à celui que vous avez montré à cette femme qui était chez lui, pour un mouchoir marqué de la même manière, j’en suis sûr.
—Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le jure, avec ces questions.
—Mais vous, si prudente, madame, songez-y, si vous étiez arrêtée avec ce mouchoir, et que ce mouchoir fût saisi, ne seriez-vous pas compromise?
—Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes: C. B., Constance Bonacieux.
—Ou Camille de Bois-Tracy.
—Silence, monsieur, encore une fois silence! Ah! puisque les dangers que je cours pour moi-même ne vous arrêtent pas, songez à ceux que vous pouvez courir, vous!
—Moi?
—Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie à me connaître.
—Alors je ne vous quitte plus.
—Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains; monsieur, au nom du ciel, au nom de l’honneur d’un militaire, au nom de la courtoisie d’un gentilhomme, éloignez-vous, tenez, voilà minuit qui sonne, c’est l’heure où l’on m’attend.
—Madame, dit le jeune homme en s’inclinant, je ne sais rien refuser à qui me demande ainsi; soyez contente, je m’éloigne.
—Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m’épierez pas?
—Je rentre chez moi à l’instant.
—Ah! je le savais bien, que vous étiez un brave jeune homme! s’écria madame Bonacieux en lui tendant une main et en posant l’autre sur le marteau d’une petite porte prise dans la muraille.
D’Artagnan saisit la main qu’on lui tendait et la baisa ardemment.
—Ah! j’aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s’écria d’Artagnan avec cette brutalité naïve que les femmes préfèrent souvent aux afféteries de la politesse, parce qu’elle découvre le fond de la pensée et qu’elle prouve que le sentiment l’emporte sur la raison.
—Eh bien! reprit madame Bonacieux d’une voix presque caressante, et en serrant la main de d’Artagnan qui n’avait pas abandonné la sienne; eh bien! je n’en dirai pas autant que vous: ce qui est perdu pour aujourd’hui n’est pas perdu pour l’avenir. Qui sait si, lorsque je serai déliée un jour, je ne satisferai pas votre curiosité?
—Et faites-vous la même promesse à mon amour? s’écria d’Artagnan au comble de la joie.
—Oh! de ce côté, je ne veux point m’engager, cela dépendra des sentiments que vous saurez m’inspirer.
—Ainsi, aujourd’hui, madame...
—Aujourd’hui, monsieur, je n’en suis encore qu’à la reconnaissance.
—Ah! vous êtes trop charmante, dit d’Artagnan avec tristesse, et vous abusez de mon amour.
—Non, j’use de votre générosité, voilà tout. Mais croyez-le bien, avec certaines gens tout se retrouve.
—Oh! vous me rendez le plus heureux des hommes. N’oubliez pas cette soirée, n’oubliez pas cette promesse.
—Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout. Eh bien! partez donc, partez, au nom du ciel! On m’attendait à minuit juste, et je suis en retard.
—De cinq minutes.
—Oui; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq siècles.
—Quand on aime.
—Eh bien! qui vous dit que je n’ai pas affaire à un amoureux?
—C’est un homme qui vous attend? s’écria d’Artagnan, un homme!
—Allons, voilà la discussion qui va recommencer, fit madame Bonacieux avec un demi-sourire qui n’était pas exempt d’une certaine teinte d’impatience.
—Non, non, je m’en vais, je pars; je crois en vous, je veux avoir tout le mérite de mon dévouement, ce dévouement dût-il être une stupidité. Adieu, madame, adieu.
Et comme s’il ne se fût senti la force de se détacher de la main qu’il tenait que par une secousse, il s’éloigna tout courant, tandis que madame Bonacieux frappait, comme au volet, trois coups lents et réguliers; puis, arrivé à l’angle de la rue, il se retourna: la porte s’était ouverte et refermée, la jolie mercière avait disparu.
D’Artagnan continua son chemin, il avait donné sa parole de ne pas épier madame Bonacieux, et sa vie eût-elle dépendu de l’endroit où elle allait se rendre, ou de la personne qui devait l’accompagner, d’Artagnan serait rentré chez lui, puisqu’il avait dit qu’il y rentrait. Cinq minutes après il était dans la rue des Fossoyeurs.
—Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se sera endormi en m’attendant, ou il sera retourné chez lui, et en rentrant il aura appris qu’une femme y était venue. Une femme chez Athos! Après tout, continua d’Artagnan, il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort étrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira.
—Mal, monsieur, mal, répondit une voix que le jeune homme reconnut pour celle de Planchet; car tout en monologuant tout haut, à la manière des gens très préoccupés, il s’était engagé dans l’allée au fond de laquelle était l’escalier qui conduisait à sa chambre.
—Comment, mal? que veux-tu dire, imbécile? demanda d’Artagnan, qu’est-il donc arrivé?
—Toutes sortes de malheurs.
—Lesquels?
—D’abord M. Athos est arrêté.
—Arrêté! Athos! arrêté! pourquoi?
—On l’a trouvé chez vous: on l’a pris pour vous.
—Et par qui a-t-il été arrêté?
—Par la garde qu’ont été chercher les hommes noirs que vous avez mis en fuite.
—Pourquoi ne s’est-il pas nommé? Pourquoi n’a-t-il pas dit qu’il était étranger à cette affaire?
—Il s’en est bien gardé, monsieur; il s’est au contraire approché de moi et m’a dit: «C’est ton maître qui a besoin de sa liberté en ce moment, et non pas moi, puisqu’il sait tout et que je ne sais rien. On le croira arrêté, et cela lui donnera du temps; dans trois jours je dirai qui je suis, et il faudra bien qu’on me fasse sortir.»
—Bravo, Athos! murmura d’Artagnan, je le reconnais bien là! Et qu’ont fait les sbires?
—Quatre l’ont emmené je ne sais où, à la Bastille ou au For-l’Évêque, deux sont restés avec les hommes noirs, qui ont fouillé partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux derniers, pendant cette expédition, montaient la garde à la porte; puis, quand tout a été fini, ils sont partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
—Et Porthos et Aramis?
—Je ne les avais pas trouvés, ils ne sont pas venus.
—Mais ils peuvent venir d’un moment à l’autre, car tu leur as fait dire que je les attendais?
—Oui, monsieur.
—Eh bien, ne bouge pas d’ici; s’ils viennent, préviens-les de ce qui m’est arrivé, qu’ils m’attendent au cabaret de la Pomme-de-Pin; ici, il y aurait danger, la maison peut être espionnée. Je cours chez M. de Tréville pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins.
—C’est bien, monsieur, dit Planchet.
—Mais tu resteras, tu n’auras pas peur! dit d’Artagnan en revenant sur ses pas pour recommander le courage à son laquais.
—Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez pas encore; je suis brave quand je m’y mets, allez; c’est le tout de m’y mettre; d’ailleurs je suis Picard.
—Alors, c’est convenu, dit d’Artagnan, tu te fais tuer plutôt que de quitter ton poste.
—Oui, monsieur, et il n’y a rien que je ne fasse pour prouver à monsieur que je lui suis attaché.
—Bon, dit en lui-même d’Artagnan, il paraît que la méthode que j’ai employée à l’égard de ce garçon est décidément la bonne: j’en userai dans l’occasion.
Et de toute la vitesse de ses jambes, déjà quelque peu fatiguées cependant par les courses de la journée, d’Artagnan se dirigea vers la rue du Colombier.
M. de Tréville n’était point à son hôtel; sa compagnie était de garde au Louvre, il était au Louvre avec sa compagnie.
Il fallait arriver jusqu’à M. de Tréville; il était important qu’il fût prévenu de ce qui se passait. D’Artagnan résolut d’essayer d’entrer au Louvre. Son costume de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait être un passeport.
Il descendit donc dans la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l’idée de passer le bac; mais en arrivant au bord de l’eau, il avait machinalement introduit sa main dans sa poche et s’était aperçu qu’il n’avait pas de quoi payer le passeur.
Comme il arrivait à la hauteur de la rue Guénégaud, il vit déboucher de la rue Dauphine un groupe composé de deux personnes et dont l’allure le frappa.
Les deux personnes qui composaient le groupe étaient: l’un un homme; l’autre, une femme.
La femme avait la tournure de madame Bonacieux, et l’homme ressemblait à s’y méprendre à Aramis.
En outre, la femme avait cette mante noire que d’Artagnan voyait encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de La Harpe.
De plus, l’homme portait l’uniforme des mousquetaires.
Le capuchon de la femme était rabattu, l’homme tenait son mouchoir sur son visage; tous deux, cette double précaution l’indiquait, tous deux avaient donc intérêt à n’être point reconnus.
Ils prirent le pont: c’était le chemin de d’Artagnan, puisque d’Artagnan se rendait au Louvre; d’Artagnan les suivit.
D’Artagnan n’avait pas fait vingt pas qu’il fut convaincu que cette femme, c’était madame Bonacieux, et que cet homme, c’était Aramis.
Il sentit à l’instant même tous les soupçons de la jalousie qui s’agitaient dans son cœur.
Il était doublement trahi et par son ami et par celle qu’il aimait déjà comme une maîtresse. Madame Bonacieux lui avait juré ses grands dieux qu’elle ne connaissait pas Aramis, et un quart d’heure après qu’elle lui avait fait ce serment, il la retrouvait au bras d’Aramis.
D’Artagnan ne réfléchit pas seulement qu’il connaissait la jolie mercière depuis trois heures seulement, qu’elle ne lui devait rien qu’un peu de reconnaissance pour l’avoir délivrée des hommes noirs qui voulaient l’enlever, et qu’elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un amant outragé, trahi, bafoué; le sang et la colère lui montèrent au visage, il résolut de tout éclaircir.
La jeune femme et le jeune homme s’étaient aperçus qu’ils étaient suivis et ils avaient doublé le pas. D’Artagnan prit sa course, les dépassa, puis revint sur eux au moment où ils se trouvaient devant la Samaritaine, éclairés par un réverbère qui projetait sa lueur sur toute cette partie du pont.
D’Artagnan s’arrêta devant eux et ils s’arrêtèrent devant lui.
—Que voulez-vous, monsieur? demanda le mousquetaire en reculant d’un pas et avec un accent étranger qui prouvait à d’Artagnan qu’il s’était trompé dans une partie de ses conjectures.
—Ce n’est pas Aramis! s’écria-t-il.
—Non, monsieur, ce n’est point Aramis, et, à votre exclamation, je vois que tous m’avez pris pour un autre, et je vous pardonne.
—Vous me pardonnez! s’écria d’Artagnan.
—Oui, répondit l’inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque ce n’est pas à moi que vous avez affaire.
—Vous avez raison, monsieur, dit d’Artagnan, ce n’est pas à vous que j’ai affaire, c’est à madame.
—A madame! vous ne la connaissez pas, dit l’étranger.
—Vous vous trompez, monsieur, je la connais.
—Ah! fit madame Bonacieux d’un ton de reproche; ah, monsieur! j’avais votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme; j’espérais pouvoir compter dessus.
—Et moi, madame, dit d’Artagnan embarrassé, vous m’aviez promis...
—Prenez mon bras, madame, dit l’étranger et continuons notre chemin.
Cependant d’Artagnan, étourdi, atterré, anéanti par tout ce qui lui arrivait, restait debout les bras croisés devant le mousquetaire et madame Bonacieux.
Le mousquetaire fit deux pas en avant et écarta d’Artagnan avec la main.
D’Artagnan fit un bond en arrière et tira son épée.
En même temps et avec la rapidité de l’éclair l’inconnu tira la sienne.
—Au nom du ciel, milord! s’écria madame Bonacieux en se jetant entre les deux combattants et prenant les épées à pleines mains.
—Milord! s’écria d’Artagnan illuminé d’une idée subite, milord! pardon, monsieur; mais est-ce que vous seriez?...
—Milord duc de Buckingham, dit madame Bonacieux à demi-voix; et maintenant vous pouvez nous perdre tous.
—Milord, madame, pardon, cent fois pardon; mais je l’aimais, milord, et j’étais jaloux; vous savez ce que c’est que d’aimer, milord; pardonnez-moi et dites-moi comment je puis me faire tuer pour Votre Grâce.
—Vous êtes un brave jeune homme, dit Buckingham en tendant à d’Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement; vous m’offrez vos services, je les accepte; suivez-nous à vingt pas jusqu’au Louvre; et si quelqu’un nous épie, tuez-le!
D’Artagnan mit son épée nue sous son bras, laissa prendre à madame Bonacieux et au duc vingt pas d’avance, et les suivit, prêt à exécuter à la lettre les instructions du noble et élégant ministre de Charles Ier.
Mais heureusement le jeune séide n’eut aucune occasion de donner au duc cette preuve de son dévouement, et la jeune femme et le beau mousquetaire rentrèrent au Louvre par le guichet de l’Échelle sans avoir été inquiétés.
Quant à d’Artagnan, il se rendit aussitôt au cabaret de la Pomme-de-Pin, où il trouva Porthos et Aramis qui l’attendaient.
Mais sans leur donner d’autre explication sur le dérangement qu’il leur avait causé, il leur dit qu’il avait terminé seul l’affaire pour laquelle il avait cru un instant avoir besoin de leur intervention.
Et maintenant, emportés que nous sommes par notre récit, laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les détours du Louvre, le duc de Buckingham et son guide.
XII
GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM
Madame Bonacieux et le duc entrèrent au Louvre sans difficulté; madame Bonacieux était connue pour appartenir à la reine; le duc portait l’uniforme des mousquetaires de M. de Tréville, qui, comme nous l’avons dit, étaient de garde ce soir-là. D’ailleurs Germain était dans les intérêts de la reine, et si quelque chose arrivait, madame Bonacieux serait accusée d’avoir introduit son amant au Louvre, voilà tout; elle prenait sur elle le crime: sa réputation était perdue, il est vrai, mais de quelle valeur était dans le monde la réputation d’une petite mercière?
Une fois entrés dans l’intérieur de la cour, le duc et la jeune femme suivirent le pied de la muraille pendant l’espace d’environ vingt-cinq pas; cet espace parcouru, madame Bonacieux poussa une petite porte de service, ouverte le jour, mais ordinairement fermée la nuit; la porte céda; tous deux entrèrent et se trouvèrent dans l’obscurité, mais madame Bonacieux connaissait tous les tours et détours de cette partie du Louvre, destinée aux gens de la suite. Elle referma les portes derrière elle, prit le duc par la main, fit quelques pas en tâtonnant, saisit une rampe, toucha du pied un degré, et commença de monter un escalier: le duc compta deux étages. Alors elle prit à droite, suivit un long corridor, redescendit un étage, fit quelques pas encore, introduisit une clé dans une serrure, ouvrit une porte et introduisit le duc dans un appartement éclairé seulement par une lampe de nuit, en disant: «Restez ici, milord-duc, on va venir.» Puis elle sortit par la même porte, qu’elle ferma à clé, de sorte que le duc se trouva littéralement prisonnier.
Cependant tout isolé qu’il se trouvait, il faut le dire, le duc de Buckingham n’éprouva pas un instant de crainte; un des côtés saillants de son caractère était la recherche de l’aventure et l’amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, ce n’était pas la première fois qu’il risquait sa vie dans de pareilles tentatives; il avait appris que ce prétendu message d’Anne d’Autriche, sur la foi duquel il était venu à Paris, était un piège, et au lieu de regagner l’Angleterre, il avait, abusant de la position qu’on lui avait faite, déclaré à la reine qu’il ne partirait pas sans l’avoir vue. La reine avait positivement refusé d’abord, puis enfin elle avait craint que le duc exaspéré ne fît quelque folie. Déjà elle était décidée à le recevoir et à le supplier de partir aussitôt, lorsque, le soir même de cette décision, madame Bonacieux, qui était chargée d’aller chercher le duc et de le conduire au Louvre, fut enlevée. Pendant deux jours on ignora complètement ce qu’elle était devenue et tout resta en suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport avec La Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle venait d’accomplir la périlleuse entreprise que, sans son arrestation, elle eût exécutée trois jours plus tôt.
Buckingham, resté seul, s’approcha d’une glace. Cet habit de mousquetaire lui allait à merveille.
A trente-cinq ans qu’il avait alors, il passait à juste titre pour le plus beau gentilhomme et le plus élégant cavalier de France et d’Angleterre.
Favori de deux rois, riche à millions, tout-puissant dans un royaume qu’il bouleversait à sa fantaisie et calmait à son caprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des siècles comme un étonnement pour la postérité.
Aussi, sûr de lui-même, convaincu de sa puissance, certain que les lois qui régissent les autres hommes ne pouvaient l’atteindre, allait-il droit au but qu’il s’était fixé, ce but fût-il si élevé et si éblouissant que c’eût été folie pour un autre que de l’envisager seulement. C’est ainsi qu’il était arrivé à s’approcher plusieurs fois de la belle et fière Anne d’Autriche et à s’en faire aimer, à force d’éblouissement. Georges Villiers se plaça donc devant une glace, comme nous l’avons dit, rendit à sa belle chevelure blonde les ondulations que le poids de son chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa moustache, et le cœur tout gonflé de joie, heureux et fier de toucher au moment qu’il avait si longtemps désiré, se sourit à lui-même d’orgueil et d’espoir.
En ce moment une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit, et une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace; il jeta un cri, c’était la reine!
Anne d’Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c’est-à-dire qu’elle se trouvait dans tout l’éclat de sa beauté.
Sa démarche était celle d’une reine ou d’une déesse; ses yeux, qui jetaient des reflets d’émeraude, étaient parfaitement beaux, et tout à la fois pleins de douceur et de majesté.
Sa bouche était petite et vermeille, et quoique sa lèvre inférieure, comme celle des princes de la maison d’Autriche, avançât légèrement sur l’autre, elle était éminemment gracieuse dans le sourire, mais aussi profondément dédaigneuse dans le mépris.
Sa peau était citée pour sa douceur et son velouté, sa main et ses bras étaient d’une beauté surprenante, et tous les poètes du temps les chantaient comme incomparables.
Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu’ils étaient dans sa jeunesse, étaient devenus châtains, et qu’elle portait frisés très clair et avec beaucoup de poudre, encadraient admirablement son visage, auquel le censeur le plus rigide n’eût pu souhaiter qu’un peu moins de rouge, et le statuaire le plus exigeant qu’un peu plus de finesse dans le nez.
Buckingham resta un instant ébloui; jamais Anne d’Autriche ne lui était apparue aussi belle, au milieu des bals, des fêtes, des carrousels, qu’elle lui apparut en ce moment, vêtue d’une simple robe de satin blanc et accompagnée de doña Estefania, la seule de ses femmes espagnoles qui n’eût pas été chassée par la jalousie du roi et par les persécutions de Richelieu.
Anne d’Autriche fit deux pas en avant; Buckingham se précipita à ses genoux, et avant que la reine eût pu l’en empêcher, il baisa le bas de sa robe.
—Duc, vous savez déjà que ce n’est pas moi qui vous ai fait écrire.
—Oh! oui, madame, oui, Votre Majesté, s’écria le duc; je sais que j’ai été un fou, un insensé, de croire que la neige s’animerait, que le marbre s’échaufferait; mais que voulez-vous, quand on aime, on croit facilement à l’amour; d’ailleurs, je n’ai pas tout perdu à ce voyage, puisque je vous vois.
—Oui, répondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous vois, parce qu’insensible à toutes mes peines, vous vous êtes obstiné à rester dans une ville où, en restant, vous courez risque de la vie et me faites courir risque de mon honneur: je vous vois pour vous dire que tout nous sépare, les profondeurs de la mer, l’inimitié des royaumes, la sainteté des serments. Il est sacrilège de lutter contre tant de choses, milord. Je vous vois enfin pour vous dire qu’il ne faut plus nous voir.
—Parlez, madame, parlez, reine, dit Buckingham; la douceur de votre voix couvre la dureté de vos paroles. Vous parlez de sacrilège! mais le sacrilège est dans la séparation des cœurs que Dieu avait formés l’un pour l’autre.
—Milord, s’écria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit que je vous aimais.
—Mais vous ne m’avez jamais dit non plus que vous ne m’aimiez point, et vraiment me dire de semblables paroles ce serait de la part de Votre Majesté une trop grande ingratitude. Car, dites-moi, où trouvez-vous un amour pareil au mien, un amour que ni le temps, ni l’absence, ni le désespoir, ne peuvent éteindre; un amour qui se contente d’un ruban égaré, d’un regard perdu, d’une parole échappée?
»Il y a trois ans, madame, que je vous ai vue pour la première fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi.
»Voulez-vous que je vous dise comment vous étiez vêtue la première fois que je vous vis? voulez-vous que je détaille chacun des ornements de votre toilette? Tenez, je vous vois encore: vous étiez assise sur des carreaux, à la mode d’Espagne; vous aviez une robe de satin vert avec des broderies d’or et d’argent, des manches pendantes et renouées sur vos beaux bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants; vous aviez une fraise fermée, un petit bonnet sur votre tête de la couleur de votre robe, et sur ce bonnet une plume de héron.
»Oh! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous étiez alors; je les rouvre, et je vous vois telle que vous êtes maintenant, c’est-à-dire cent fois plus belle encore!
—Quelle folie! murmura Anne d’Autriche, qui n’avait pas le courage d’en vouloir au duc d’avoir si bien conservé son portrait dans son cœur; quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs!
—Et avec quoi voulez-vous donc que je vive? Je n’ai que des souvenirs, moi. C’est mon bonheur, mon trésor, mon espérance. Chaque fois que je vous vois, c’est un diamant de plus que je renferme dans l’écrin de mon cœur. Celui-ci est le quatrième que vous laissez tomber et que je ramasse; car en trois ans, madame, je ne vous ai vue que quatre fois: cette première que je viens de vous dire, la seconde chez madame de Chevreuse, la troisième dans les jardins d’Amiens.
—Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirée.
—Oh! parlons-en, au contraire, madame, parlons-en: c’est la soirée heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu’il faisait? Comme l’air était doux et parfumé, comme le ciel était bleu et tout émaillé d’étoiles? Ah! cette fois, madame, j’avais pu être un instant seul avec vous; cette fois vous étiez prête à tout me dire, l’isolement de votre vie, les chagrins de votre cœur. Vous étiez appuyée à mon bras, tenez, à celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tête à votre côté, vos beaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu’ils l’effleuraient je frissonnais de la tête aux pieds. Oh! reine, reine! oh! vous ne savez pas tout ce qu’il y a de félicités du ciel, de joies du paradis enfermées dans un moment pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu’il me reste de jours à vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit! car cette nuit-là, madame, cette nuit-là vous m’aimiez, je vous le jure.
—Milord, il est possible, oui, que l’influence du lieu, que le charme de cette belle soirée, que la fascination de votre regard, que ces mille circonstances enfin qui se réunissent parfois pour perdre une femme se soient groupées autour de moi dans cette fatale soirée; mais vous l’avez vu, milord, la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait: au premier mot que vous avez osé dire, à la première hardiesse à laquelle j’ai eu à répondre, j’ai appelé.
—Oh! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait succombé à cette épreuve; mais mon amour, à moi, en est sorti plus ardent et plus éternel. Vous avez cru me fuir en revenant à Paris, vous avez cru que je n’oserais quitter le trésor sur lequel mon maître m’avait chargé de veiller. Ah! que m’importent à moi tous les trésors du monde et tous les rois de la terre! Huit jours après j’étais de retour, madame. Cette fois, vous n’avez rien eu à me dire: j’avais risqué ma faveur, ma vie, pour vous voir une seconde; je n’ai pas même touché votre main, et vous m’avez pardonné en me voyant si soumis et si repentant.
—Oui, mais la calomnie s’est emparée de toutes ces folies dans lesquelles je n’étais pour rien, vous le savez bien, milord. Le roi, excité par M. le cardinal, a fait un éclat terrible: madame de Vernet a été chassée, Putange exilé, madame de Chevreuse est tombée en défaveur, et lorsque vous avez voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-même, souvenez-vous-en, milord, le roi lui-même s’y est opposé.
—Oui, et la France va payer d’une guerre le refus de son roi. Je ne puis plus vous voir, madame; eh bien! je veux que chaque jour vous entendiez parler de moi.
»Quel but pensez-vous qu’aient eu cette expédition de Ré et cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette? Le plaisir de vous voir!
»Je n’ai pas l’espoir de pénétrer à main armée jusqu’à Paris, je le sais bien; mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix nécessitera un négociateur, ce négociateur ce sera moi. On n’osera plus me refuser alors, et je reviendrai à Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un instant. Des milliers d’hommes, il est vrai, auront payé mon bonheur de leur vie; mais que m’importera, à moi, pourvu que je vous revoie! Tout cela est peut-être bien insensé, mais, dites-moi, quelle femme a un amant plus amoureux? quelle reine a eu un serviteur plus ardent?
—Milord, milord, vous invoquez pour votre défense des choses qui vous accusent, encore; milord, toutes ces preuves d’amour que vous voulez me donner sont presque des crimes.
—Parce que vous ne m’aimez pas, madame: si vous m’aimiez, vous verriez tout cela autrement; si vous m’aimiez, oh! mais si vous m’aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah! madame de Chevreuse, dont vous parliez tout à l’heure, madame de Chevreuse a été moins cruelle que vous; Holland l’a aimée, et elle a répondu à son amour.
—Madame de Chevreuse n’était pas reine, murmura Anne d’Autriche, vaincue malgré elle par l’expression d’un amour si profond.
—Vous m’aimeriez donc si vous ne l’étiez pas, vous, madame, dites, vous m’aimeriez donc? Je puis donc croire que c’est la dignité seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi; je puis donc croire que si vous eussiez été madame de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espérer? Merci de ces douces paroles, ô ma belle Majesté, cent fois merci.
—Ah! milord, vous avez mal entendu, mal interprété; je n’ai pas voulu dire...
—Silence! silence! dit le duc; si je suis heureux d’une erreur, n’ayez pas la cruauté de me l’enlever. Vous l’avez dit vous-même, on m’a attiré dans un piège, j’y laisserai ma vie, peut-être, car, tenez, c’est étrange, depuis quelque temps j’ai des pressentiments que je vais mourir.
Et le duc sourit d’un sourire triste et charmant à la fois.
—Oh! mon Dieu! s’écria Anne d’Autriche avec un accent d’effroi qui prouvait quel intérêt plus grand qu’elle ne le voulait dire elle prenait au duc.
—Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, madame, non; c’est même ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me préoccupe point de pareils rêves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette espérance que vous m’avez presque donnée, aura tout payé, fût-ce même ma vie.
—Eh bien! dit Anne d’Autriche, moi aussi, duc, moi, j’ai des pressentiments; moi aussi, j’ai des rêves. J’ai songé que je vous voyais couché sanglant, frappé d’une blessure.
—Au côté gauche, n’est-ce pas, avec un couteau? interrompit Buckingham.
—Oui, c’est cela, milord, c’est cela, au côté gauche, avec un couteau. Qui a pu vous dire que j’avais fait ce rêve? Je ne l’ai confié qu’à Dieu, et encore dans mes prières.
—Je n’en veux pas davantage, et vous m’aimez, madame, c’est bien.
—Je vous aime, moi?
—Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mêmes rêves qu’à moi, si vous ne m’aimiez pas? Aurions-nous les mêmes pressentiments, si nos deux existences ne se touchaient pas par le cœur? Vous m’aimez, ô reine, et vous me pleurerez!
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria Anne d’Autriche, c’est plus que je n’en puis supporter. Tenez, duc, au nom du ciel, partez, retirez-vous; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas; mais ce que je sais, c’est que je ne serai point parjure. Prenez donc pitié de moi et partez. Oh! si vous êtes frappé en France, si vous mourez en France, si je pouvais supposer que votre amour pour moi fût cause de votre mort, je ne me consolerais jamais, j’en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en supplie.
—Oh! que vous êtes belle ainsi! Oh! que je vous aime! dit Buckingham.
—Partez! partez! je vous en supplie, et revenez plus tard; revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entouré de gardes qui vous défendront, de serviteurs qui veilleront sur vous, et alors, je ne craindrai plus pour vos jours, et j’aurai du bonheur à vous revoir.
—Oh! est-ce bien vrai, ce que vous me dites?
—Oui...
—Eh bien! un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et qui me rappelle que je n’ai point fait un rêve; quelque chose que vous ayez porté et que je puisse porter à mon tour, une bague, un collier, une chaîne.
—Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous me demandez?
—Oui.
—A l’instant même?
—Oui.
—Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre?
—Oui, je vous le jure!
—Attendez, alors, attendez.
Et Anne d’Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque aussitôt, tenant à la main un petit coffret en bois de rose à son chiffre tout incrusté d’or.
—Tenez, milord-duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mémoire de moi.
Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois à genoux.
—Vous m’avez promis de partir, dit la reine.
—Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, madame, et je pars.
Anne d’Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s’appuyant de l’autre sur Estefania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer.
Buckingham appuya avec passion ses lèvres sur cette belle main, puis se relevant:
—Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue, madame, dussé-je bouleverser le monde pour cela.
Et, fidèle à la promesse qu’il avait faite, il s’élança hors de l’appartement.
Dans le corridor, il rencontra madame Bonacieux qui l’attendait, et qui, avec les mêmes précautions et le même bonheur, le reconduisit hors du Louvre.
XIII
MONSIEUR BONACIEUX
Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un personnage dont, malgré sa position précaire, on n’avait paru s’inquiéter que fort médiocrement; ce personnage était M. Bonacieux, respectable martyr des intrigues politiques et amoureuses qui s’enchevêtraient si bien les unes aux autres dans cette époque à la fois si chevaleresque et si galante.
Heureusement, le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas, heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue.
Les estafiers qui l’avaient arrêté le conduisirent droit à la Bastille, où on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui chargeaient leurs mousquets.
De là, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part de ceux qui l’avaient amené, l’objet des plus grossières injures et des plus farouches traitements. Les sbires voyaient qu’ils n’avaient pas affaire à un gentilhomme, et ils le traitaient en véritable croquant.
Au bout d’une demi-heure à peu près, un greffier vint mettre fin à ses tortures, mais non pas à ses inquiétudes, en donnant l’ordre de conduire M. Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on ne faisait pas tant de façons.
Deux gardes s’emparèrent du mercier, lui firent traverser une cour, le firent entrer dans un corridor où il y avait trois sentinelles, ouvrirent une porte et le poussèrent dans une chambre basse, où il n’y avait pour tous meubles qu’une table, une chaise et un commissaire. Le commissaire était assis sur la chaise et occupé à écrire sur la table.
Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table, et, sur un signe du commissaire, s’éloignèrent hors de la portée de la voix.
Le commissaire, qui jusque-là avait tenu sa tête baissée sur ses papiers, la releva pour voir à qui il avait affaire. Ce commissaire était un homme à la mine rébarbative, au nez pointu, aux pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits, mais investigateurs et vifs, à la physionomie tenant à la fois de la fouine et du renard. Sa tête, supportée par un cou long et mobile, sortait de sa large robe noire en se balançant avec un mouvement à peu près pareil à celui de la tortue tirant sa tête hors de sa carapace.
Il commença par demander à M. Bonacieux ses nom et prénoms, son âge, son état et son domicile.
L’accusé répondit qu’il s’appelait Jacques-Michel Bonacieux, qu’il était âgé de cinquante et un ans, mercier retiré, et qu’il demeurait rue des Fossoyeurs, no 11.
Le commissaire alors, au lieu de continuer à l’interroger, lui fit un grand discours sur le danger qu’il y a pour un bourgeois obscur à se mêler des choses publiques.
Il compliqua cet exorde d’une exposition dans laquelle il raconta la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre incomparable, ce vainqueur des ministres passés, cet exemple des ministres à venir: actes et puissance que nul ne contrecarrait impunément.
Après cette deuxième partie de son discours, fixant son regard d’épervier sur le pauvre Bonacieux, il l’invita à réfléchir à la gravité de sa situation.
Les réflexions du mercier étaient toutes faites: il donnait au diable l’instant où M. de La Porte avait eu l’idée de le marier avec sa filleule, et l’instant surtout où cette filleule avait été reçue dame de la lingerie chez la reine.
Le fond du caractère de maître Bonacieux était un profond égoïsme mêlé à une avarice sordide, le tout assaisonné d’une poltronnerie extrême. L’amour que lui avait inspiré sa jeune femme, étant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons d’énumérer.
Bonacieux réfléchit en effet sur ce qu’on venait de lui dire.
—Mais, monsieur le commissaire, dit-il froidement, croyez bien que je connais et que j’apprécie plus que personne le mérite de l’incomparable Éminence par laquelle nous avons l’honneur d’être gouvernés.
—Vraiment? demanda le commissaire d’un air de doute; mais s’il en était véritablement ainsi, comment seriez-vous à la Bastille?
—Comment j’y suis, ou plutôt pourquoi j’y suis, répliqua M. Bonacieux, voilà ce qu’il m’est parfaitement impossible de vous dire, vu que je l’ignore moi-même; mais à coup sûr ce n’est pas pour avoir désobligé, sciemment du moins, M. le cardinal.
—Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous êtes ici accusé de haute trahison.
—De haute trahison! s’écria Bonacieux épouvanté, de haute trahison! et comment voulez-vous qu’un pauvre mercier qui déteste les huguenots et qui abhorre les Espagnols, soit accusé de haute trahison? Réfléchissez, monsieur, la chose est matériellement impossible.
—Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l’accusé comme si ses petits yeux avaient la faculté de lire jusqu’au plus profond des cœurs, monsieur Bonacieux, vous avez une femme?
—Oui, monsieur, répondit le mercier tout tremblant, sentant que c’était là où les affaires allaient s’embrouiller; c’est-à-dire, j’en avais une.
—Comment? vous en aviez une! Qu’en avez-vous fait, si vous ne l’avez plus?
—On me l’a enlevée, monsieur.
—On vous l’a enlevée? dit le commissaire. Ah!
Bonacieux sentit à ce «Ah!» que l’affaire s’embrouillait de plus en plus.
—On vous l’a enlevée! reprit le commissaire, et savez-vous quel est l’homme qui a commis ce rapt?
—Je crois le connaître.
—Quel est-il?
—Songez que je n’affirme rien, monsieur le commissaire, et que je soupçonne seulement.
—Qui soupçonnez-vous? Voyons, répondez franchement.
M. Bonacieux était dans la plus grande perplexité; devait-il tout nier ou tout dire? En niant tout, on pouvait croire qu’il en savait trop long pour avouer; en disant tout, il faisait preuve de bonne volonté. Il se décida donc à tout dire.
—Je soupçonne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout à fait l’air d’un grand seigneur; il nous a suivis plusieurs fois, à ce qu’il m’a semblé, quand j’attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la ramener chez moi.
Le commissaire parut éprouver quelque inquiétude.
—Et son nom? dit-il.
—Oh! quant à son nom, je n’en sais rien, mais si je le rencontre jamais, je le reconnaîtrai à l’instant même, je vous en réponds, fût-il entre mille personnes.
Le front du commissaire se rembrunit.
—Vous le reconnaîtriez entre mille, dites-vous? demanda-t-il.
—C’est-à-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu’il avait fait fausse route, c’est-à-dire...
—Vous avez répondu que vous le reconnaîtriez, dit le commissaire, c’est bien, en voici assez pour aujourd’hui; il faut, avant que nous allions plus loin, que quelqu’un soit prévenu que vous connaissez le ravisseur de votre femme.
—Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais! s’écria Bonacieux au désespoir. Je vous ai dit au contraire...
—Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes.
—Et où faut-il le conduire? demanda le greffier.
—Dans un cachot.
—Dans lequel?
—Oh! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu’il ferme bien, répondit le commissaire avec une indifférence qui pénétra d’horreur le pauvre Bonacieux.
—Hélas! hélas! se dit-il, le malheur est sur ma tête; ma femme aura commis quelque crime effroyable; on me croit son complice, et l’on me punira avec elle: elle aura parlé, elle aura avoué qu’elle m’avait tout dit; une femme c’est si faible! Un cachot, le premier venu! c’est cela! une nuit est bientôt passée; et demain, à la roue, à la potence! Oh! mon Dieu! mon Dieu! ayez pitié de moi!
Sans écouter le moins du monde les lamentations de maître Bonacieux, lamentations auxquelles d’ailleurs ils devaient être habitués, les deux gardes prirent le prisonnier par un bras, et l’emmenèrent, tandis que le commissaire écrivait en hâte une lettre que son greffier attendait.
Bonacieux ne ferma pas l’œil, non pas que son cachot fût par trop désagréable, mais parce que ses inquiétudes étaient trop grandes. Il resta toute la nuit sur son escabeau tressaillant au moindre bruit; et quand les premiers rayons du jour se glissèrent dans sa chambre, l’aurore lui parut avoir pris des teintes funèbres.
Tout à coup, il entendit tirer les verrous, et fit un soubresaut terrible. Il croyait qu’on venait le chercher pour le conduire à l’échafaud; aussi lorsqu’il vit purement et simplement paraître, au lieu de l’exécuteur qu’il attendait, son commissaire et son greffier de la veille, il fut tout près de leur sauter au cou.
—Votre affaire s’est fort compliquée depuis hier au soir, mon brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire toute la vérité; car votre repentir peut seul conjurer la colère du cardinal.
—Mais je suis prêt à tout dire, s’écria Bonacieux, du moins tout ce que je sais. Interrogez, je vous prie.
—Où est votre femme, d’abord?
—Mais puisque je vous ai dit qu’on me l’avait enlevée.
—Oui, mais depuis hier cinq heures de l’après-midi, grâce à vous, elle s’est échappée.
—Ma femme s’est échappée! s’écria Bonacieux. Oh! la malheureuse! Monsieur, si elle s’est échappée, ce n’est pas ma faute, je vous le jure.
—Qu’alliez-vous donc faire chez M. d’Artagnan, votre voisin, avec lequel vous avez eu une longue conférence dans la journée?
—Ah! oui, monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j’avoue que j’ai tort. J’ai été chez M. d’Artagnan.
—Quel était le but de cette visite?
—De le prier de m’aider à retrouver ma femme. Je croyais que j’avais droit de la réclamer; je me trompais, à ce qu’il paraît, et je vous en demande bien pardon.
—Et qu’a répondu M. d’Artagnan?
—M. d’Artagnan m’a promis son aide; mais je me suis bientôt aperçu qu’il me trahissait.
—Vous en imposez à la justice! M. d’Artagnan a fait un pacte avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police qui avaient arrêté votre femme, et l’a soustraite à toutes les recherches.
—M. d’Artagnan a enlevé ma femme! Ah çà! mais que me dites-vous là?
—Heureusement M. d’Artagnan est entre nos mains, et vous allez lui être confronté.
—Ah! ma foi, je ne demande pas mieux, s’écria Bonacieux; je ne serais pas fâché de voir une figure de connaissance.
—Faites entrer M. d’Artagnan, dit le commissaire aux deux gardes.
Les deux gardes firent entrer Athos.
—Monsieur d’Artagnan, dit le commissaire en s’adressant à Athos, déclarez ce qui s’est passé entre vous et monsieur.
—Mais! s’écria Bonacieux, ce n’est pas M. d’Artagnan que vous me montrez là!
—Comment! ce n’est pas M. d’Artagnan? s’écria le commissaire.
—Pas le moins du monde, répondit Bonacieux.
—Comment se nomme monsieur? demanda le commissaire.
—Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.
—Comment! vous ne le connaissez pas?
—Non.
—Vous ne l’avez jamais vu?
—Si fait; mais je ne sais comment il s’appelle.
—Votre nom? demanda le commissaire.
—Athos, répondit le mousquetaire.
—Mais ce n’est pas un nom d’homme, ça, c’est un nom de montagne! s’écria le pauvre interrogateur qui commençait à perdre la tête.
—C’est mon nom, dit tranquillement Athos.
—Mais vous avez dit que vous vous nommiez d’Artagnan.
—Moi?
—Oui, vous.
—C’est-à-dire que c’est à moi qu’on a dit: «Vous êtes monsieur d’Artagnan?» J’ai répondu: «Vous croyez?» Mes gardes se sont écriés qu’ils en étaient sûrs. Je n’ai pas voulu les contrarier. D’ailleurs je pouvais me tromper.
—Monsieur, vous insultez à la majesté de la justice.
—Aucunement, fit tranquillement Athos.
—Vous êtes monsieur d’Artagnan.
—Vous voyez bien que vous me le dites encore.
—Mais, s’écria à son tour M. Bonacieux, je vous dis, monsieur le commissaire, qu’il n’y a pas un instant de doute à avoir. M. d’Artagnan est mon hôte, et par conséquent, quoiqu’il ne me paye pas mes loyers, et justement même à cause de cela, je dois le connaître. M. d’Artagnan est un jeune homme de dix-neuf à vingt ans à peine, et monsieur en a trente au moins. M. d’Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et monsieur est dans la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville: regardez l’uniforme, monsieur le commissaire, regardez l’uniforme.
—C’est vrai, murmura le commissaire; c’est pardieu vrai.
En ce moment la porte s’ouvrit vivement, et un messager, introduit par un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire.
—Oh! la malheureuse! s’écria le commissaire.
—Comment? que dites-vous? de qui parlez-vous? Ce n’est pas de ma femme, j’espère!
—Au contraire, c’est d’elle. Votre affaire est bonne, allez.
—Ah çà! s’écria le mercier exaspéré, faites-moi le plaisir de me dire, monsieur, comment mon affaire, à moi, peut s’empirer de ce que fait ma femme pendant que je suis en prison!
—Parce que ce qu’elle fait est la suite d’un plan arrêté entre vous, plan infernal!
—Je vous jure, monsieur le commissaire, que vous êtes dans la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma femme, que je suis entièrement étranger à ce qu’elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie, je la démens, je la maudis.
—Ah çà! dit Athos au commissaire, si vous n’avez plus besoin de moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est très ennuyeux, votre M. Bonacieux.
—Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le commissaire en désignant d’un même geste Athos et Bonacieux, et qu’ils soient gardés plus sévèrement que jamais.
—Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c’est à M. d’Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi je puis le remplacer.
—Faites ce que j’ai dit! s’écria le commissaire, et le secret le plus absolu! Vous entendez!
Athos suivit ses gardes en levant les épaules, et M. Bonacieux en poussant des lamentations à fendre le cœur d’un tigre.
On ramena le mercier dans le même cachot où il avait passé la nuit, et on l’y laissa toute la journée. Toute la journée Bonacieux pleura comme un véritable mercier, n’étant pas du tout homme d’épée, il nous l’a dit lui-même.
Le soir, vers les neuf heures, au moment où il allait se décider à se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Les pas se rapprochèrent de son cachot, sa porte s’ouvrit, des gardes parurent.
—Suivez-moi, dit un exempt qui venait à la suite des gardes.
—Vous suivre! s’écria Bonacieux: vous suivre à cette heure-ci! et où cela, mon Dieu?
—Où nous avons l’ordre de vous conduire.
—Mais ce n’est pas une réponse, cela.
—C’est cependant la seule que nous puissions vous faire.
—Ah! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois je suis perdu!
Et il suivit machinalement et sans résistance les gardes qui venaient le querir.
Il prit le même corridor qu’il avait déjà pris, traversa une première cour, puis un second corps de logis; enfin, à la porte de la cour d’entrée, il trouva une voiture entourée de quatre gardes à cheval. On le fit monter dans cette voiture, l’exempt se plaça près de lui, on ferma la portière à clé, et tous deux se trouvèrent dans une prison roulante.
La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funèbre. A travers la grille cadenassée le prisonnier apercevait les maisons et le pavé, voilà tout; mais, en véritable Parisien qu’il était, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux réverbères. Au moment d’arriver à Saint-Paul, lieu où l’on exécutait les condamnés de la Bastille, il faillit s’évanouir et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait s’arrêter là. La voiture passa cependant.
Plus loin une grande terreur le prit encore, ce fut en côtoyant le cimetière Saint-Jean où l’on enterrait les criminels d’État. Une seule chose le rassura un peu, c’est qu’avant de les enterrer on leur coupait généralement la tête, et que sa tête à lui était encore sur ses épaules. Mais lorsqu’il vit que la voiture prenait la route de la Grève, qu’il aperçut les toits aigus de l’hôtel de ville, que la voiture s’engagea sous l’arcade, il crut que tout était fini pour lui, voulut se confesser à l’exempt et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l’exempt annonça que, s’il continuait à l’assourdir ainsi, il lui mettrait un bâillon.
Cette menace rassura quelque peu Bonacieux: si l’on eût dû l’exécuter en Grève, ce n’était pas la peine de le bâillonner, puisqu’on était presque arrivé au lieu de l’exécution. En effet, la voiture traversa la place fatale sans s’arrêter. Il ne restait plus à craindre que la Croix-du-Trahoir: la voiture en prit justement le chemin.
Cette fois il n’y avait plus de doute, c’était à la Croix-du-Trahoir qu’on exécutait les criminels subalternes. Bonacieux s’était flatté en se croyant digne de Saint-Paul ou de la place de Grève: c’était à la Croix-du-Trahoir qu’allaient finir son voyage et sa destinée! Il ne pouvait voir encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir au-devant de lui. Lorsqu’il n’en fut plus qu’à une vingtaine de pas, il entendit une rumeur, et la voiture s’arrêta. C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre Bonacieux, déjà écrasé par les émotions successives qu’il avait éprouvées; il poussa un faible gémissement, qu’on eût pu prendre pour le dernier soupir d’un moribond, et il s’évanouit.
XIV
L’HOMME DE MEUNG
Ce rassemblement était produit, non point par l’attente d’un homme qu’on devait pendre, mais par la contemplation d’un pendu.
La voiture, arrêtée un instant, reprit donc sa marche, traversa la foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-Honoré, tourna la rue des Bons-Enfants et s’arrêta devant une porte basse.
La porte s’ouvrit, deux gardes reçurent dans leurs bras Bonacieux, soutenu par l’exempt; on le poussa dans une allée, on lui fit monter un escalier, et on le déposa dans une antichambre.
Tous ces événements s’étaient opérés pour lui d’une façon machinale.
Il avait marché comme on marche en rêve; il avait entrevu les objets à travers un brouillard; ses oreilles avaient perçu les sons sans les comprendre; on eût pu l’exécuter dans ce moment qu’il n’eût pas fait un geste pour entreprendre sa défense, qu’il n’eût pas poussé un cri pour implorer la pitié.
Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyé au mur et les bras pendants, à l’endroit même où les gardes l’avaient déposé.
Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet menaçant, comme rien n’indiquait qu’il courût un danger réel, comme la banquette était convenablement rembourrée, comme la muraille était recouverte d’un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge flottaient devant la fenêtre, retenus par des embrasses d’or, il comprit peu à peu que sa frayeur était exagérée, et il commença de remuer la tête à droite et à gauche et de bas en haut.
A ce mouvement, auquel personne ne s’opposa, il reprit un peu de courage et se risqua à ramener une jambe, puis l’autre; enfin, en s’aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses pieds.
En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portière, continua d’échanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la pièce voisine, et se retournant vers le prisonnier:
—C’est vous qui vous nommez Bonacieux? dit-il.
—Oui, monsieur l’officier, balbutia le mercier, plus mort que vif, pour vous servir.
—Entrez, dit l’officier.
Et il s’effaça pour que le mercier pût passer. Celui-ci obéit sans réplique, et entra dans la chambre où il paraissait être attendu.
C’était un grand cabinet, aux murailles garnies d’armes offensives et défensives, clos et étouffé, et dans lequel il y avait déjà du feu, quoique l’on fût à peine à la fin du mois de septembre. Une table carrée, couverte de livres et de papiers sur lesquels était déroulé un plan immense de la ville de La Rochelle, tenait le milieu de l’appartement.
Debout devant la cheminée était un homme de moyenne taille, à la mine haute et fière, aux yeux perçants, au front large, à la figure amaigrie qu’allongeait encore une royale surmontée d’une paire de moustaches. Quoique cet homme eût trente-six à trente-sept ans à peine, cheveux, moustache et royale s’en allaient grisonnant. Cet homme, moins l’épée, avait toute la mine d’un homme de guerre, et ses bottes de buffle encore légèrement couvertes de poussière indiquaient qu’il avait monté à cheval dans la journée.
Cet homme, c’était Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu, non point tel qu’on nous le représente, cassé comme un vieillard, souffrant comme un martyr, le corps brisé, la voix éteinte, enterré dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticipée, ne vivant plus que par la force de son génie, et ne soutenant plus la lutte avec l’Europe que par l’éternelle application de sa pensée; mais tel qu’il était réellement à cette époque, c’est-à-dire adroit et galant cavalier, faible de corps déjà, mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus extraordinaires qui aient existé, se préparant enfin, après avoir soutenu le duc de Nevers dans son duché de Mantoue, après avoir pris Nîmes, Castres et Uzès, à chasser les Anglais de l’île de Ré et à faire le siège de La Rochelle.
A la première vue, rien ne dénotait donc le cardinal, et il était impossible à ceux-là qui ne connaissaient point son visage de deviner devant qui ils se trouvaient.
Le pauvre mercier demeura debout à la porte, tandis que les yeux du personnage que nous venons de décrire se fixaient sur lui et semblaient vouloir pénétrer jusqu’au fond du passé.
—C’est là ce Bonacieux? demanda-t-il après un moment de silence.
—Oui, Monseigneur, reprit l’officier.
—C’est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous.
L’officier prit sur la table les papiers désignés, les remit à celui qui les demandait, s’inclina jusqu’à terre et sortit.
Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille. De temps en temps, l’homme de la cheminée levait les yeux de dessus les écritures, et les plongeait comme deux poignards jusqu’au fond du cœur du pauvre mercier.
Au bout de dix minutes de lecture et de dix secondes d’examen, le cardinal était fixé.
—Cette tête-là n’a jamais conspiré, murmura-t-il; mais n’importe, voyons toujours.
—Vous êtes accusé de haute trahison, dit lentement le cardinal.
—C’est ce qu’on m’a déjà appris, Monseigneur, s’écria Bonacieux, donnant à son interrogateur le titre qu’il avait entendu l’officier lui donner, mais je vous jure que je n’en savais rien.
Le cardinal réprima un sourire.
—Vous avez conspiré avec votre femme, avec madame de Chevreuse, et avec milord duc de Buckingham.
—En effet, Monseigneur, répondit le mercier, je l’ai entendue prononcer tous ces noms-là.
—Et à quelle occasion?
—Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attiré le duc de Buckingham à Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui.
—Elle disait cela, s’écria le cardinal avec violence.
—Oui, Monseigneur; mais moi je lui ai dit qu’elle avait tort de tenir de pareils propos, et que Son Éminence était incapable...
—Taisez-vous, vous êtes un imbécile, reprit le cardinal.
—C’est justement ce que ma femme m’a répondu, Monseigneur.
—Savez-vous qui a enlevé votre femme?
—Non, Monseigneur.
—Vous avez des soupçons, cependant?
—Oui, Monseigneur; mais ces soupçons ont paru contrarier monsieur le commissaire, et je ne les ai plus.
—Votre femme s’est échappée, le saviez-vous?
—Non, Monseigneur, je l’ai appris depuis que je suis en prison, et toujours par l’entremise de monsieur le commissaire, un homme bien aimable!
Le cardinal réprima un second sourire.
—Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite?
—Absolument, Monseigneur; mais elle a dû rentrer au Louvre.
—A une heure du matin elle n’y était pas rentrée encore.
—Ah! mon Dieu! mais qu’est-elle devenue alors?
—On le saura, soyez tranquille; on ne cache rien au cardinal: le cardinal sait tout.
—En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le cardinal consentira à me dire ce qu’est devenue ma femme?
—Peut-être; mais il faut d’abord que vous avouiez tout ce que vous savez relativement aux relations de votre femme avec madame de Chevreuse.
—Mais, Monseigneur, je n’en sais rien; je ne l’ai jamais vue.
—Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait-elle directement chez vous?
—Presque jamais: elle avait affaire à des marchands de toile, chez lesquels je la conduisais.
—Et combien y en avait-il de marchands de toile?
—Deux, Monseigneur.
—Où demeurent-ils?
—Un, rue de Vaugirard; l’autre, rue de La Harpe.
—Entriez-vous chez eux avec elle?
—Jamais, Monseigneur; je l’attendais à la porte.
—Et quel prétexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute seule?
—Elle ne m’en donnait pas; elle me disait d’attendre et j’attendais.
—Vous êtes un mari complaisant, mon cher monsieur Bonacieux! dit le cardinal.
—Il m’appelle son cher monsieur! dit en lui-même le mercier. Peste! les affaires vont bien!
—Reconnaîtriez-vous ces portes?
—Oui.
—Savez-vous les numéros?
—Oui.
—Quels sont-ils?
—No 25 dans la rue de Vaugirard; et l’autre, no 75, rue de La Harpe.
—C’est bien, dit le cardinal.
A ces mots, il prit une sonnette d’argent, et sonna; l’officier rentra.
—Allez, dit-il à demi-voix, me chercher Rochefort; et qu’il vienne à l’instant même, s’il est rentré.
—Le comte est là, dit l’officier, il demande instamment à parler à Votre Éminence!
—Qu’il vienne alors, qu’il vienne! dit vivement Richelieu.
L’officier s’élança hors de l’appartement, avec cette rapidité que mettaient d’ordinaire tous les serviteurs du cardinal à lui obéir.
—A Votre Éminence! murmurait Bonacieux en roulant des yeux égarés.
Cinq secondes ne s’étaient pas écoulées, depuis la disparition de l’officier, que la porte s’ouvrit et qu’un nouveau personnage entra.
—C’est lui! s’écria Bonacieux.
—Qui lui? demanda le cardinal.
—Celui qui m’a enlevé ma femme.
Le cardinal sonna une seconde fois. L’officier reparut.
—Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu’il attende que je le rappelle.
—Non, Monseigneur! non, ce n’est pas lui! s’écria Bonacieux; non, je m’étais trompé: c’est un autre qui ne lui ressemble pas du tout! Monsieur est un honnête homme.
—Emmenez cet imbécile, dit le cardinal.
L’officier prit Bonacieux sous le bras et le reconduisit dans l’antichambre où il trouva ses deux gardes.
Le nouveau personnage qu’on venait d’introduire suivit des yeux avec impatience Bonacieux jusqu’à ce qu’il fût sorti, et dès que la porte se fut refermée sur lui:
—Ils se sont vus, dit-il en se rapprochant vivement du cardinal.
—Qui? demanda Son Éminence.
—Elle et lui.
—La reine et le duc! s’écria Richelieu.
—Oui.
—Et où cela?
—Au Louvre.
—Vous en êtes sûr?
—Parfaitement sûr.
—Qui vous l’a dit?
—Madame de Lannoy, qui est tout à Votre Éminence, comme vous le savez.
—Pourquoi ne l’a-t-elle pas dit plus tôt?
—Soit hasard, soit défiance, la reine a fait coucher madame de Surgis dans sa chambre, et l’a gardée toute la journée.
—C’est bien, nous sommes battus. Tâchons de prendre notre revanche.
—Je vous y aiderai de toute mon âme, Monseigneur, soyez tranquille.
—Comment cela s’est-il passé?
—A minuit et demi, la reine était avec ses femmes...
—Où cela?
—Dans sa chambre à coucher...
—Bien.
—Lorsqu’on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de lingerie...
—Après?
—Aussitôt la reine a manifesté une grande émotion, et malgré le rouge dont elle avait le visage couvert, elle a pâli.
—Après! après!
—Cependant, elle s’est levée, et d’une voix altérée: «Mesdames, a-t-elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens.» Et elle a ouvert la porte de son alcôve, puis elle est sortie.
—Pourquoi madame de Lannoy n’est-elle pas venue vous prévenir à l’instant même?
—Rien n’était bien certain encore; d’ailleurs, la reine avait dit: «Mesdames, attendez-moi;» et elle n’osait désobéir à la reine.
—Et combien de temps la reine est-elle restée hors de la chambre?
—Trois quarts d’heure.
—Aucune de ses femmes ne l’accompagnait?
—Doña Estefania seulement.
—Et elle est rentrée ensuite?
—Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose à son chiffre, et sortir aussitôt.
—Et quand elle est rentrée, plus tard, a-t-elle rapporté le coffret?
—Non.
—Madame de Lannoy savait-elle ce qu’il y avait dans ce coffret?
—Oui, les ferrets en diamants que Sa Majesté a donnés à la reine.
—Et elle est rentrée sans ce coffret?
—Oui.
—L’opinion de madame de Lannoy est qu’elle les a remis alors à Buckingham?
—Elle en est sûre.
—Comment cela!
—Pendant la journée, madame de Lannoy, en sa qualité de dame d’atours de la reine, a cherché ce coffret, a paru inquiète de ne pas le trouver et a fini par en demander des nouvelles à la reine.
—Et alors la reine?...
—La reine est devenue fort rouge et a répondu qu’ayant brisé la veille un de ses ferrets, elle l’avait envoyé raccommoder chez son orfèvre.
—Il faut y passer et s’assurer si la chose est vraie ou non.
—J’y suis passé.
—Eh bien! l’orfèvre?...
—L’orfèvre n’a entendu parler de rien.
—Bien! bien! Rochefort, tout n’est pas perdu, et peut-être... peut-être tout est-il pour le mieux!
—Le fait est que je ne doute pas que le génie de Votre Éminence...
—Ne répare les bêtises de son agent, n’est-ce pas.
—C’est justement ce que j’allais dire si Votre Éminence m’avait laissé achever ma phrase.
—Maintenant savez-vous où se cachaient la duchesse de Chevreuse et le duc de Buckingham?
—Non, Monseigneur, mes gens n’ont pu rien me dire de positif là-dessus.
—Je le sais, moi.
—Vous, Monseigneur?
—Oui, ou du moins je m’en doute. Ils se tenaient, l’un rue de Vaugirard, no 25, et l’autre rue de La Harpe, no 75.
—Votre Éminence veut-elle que je les fasse arrêter tous deux?
—Il sera trop tard, ils seront partis.
—N’importe, on peut s’en assurer.
—Prenez dix hommes de mes gardes et fouillez les deux maisons.
—J’y vais, Monseigneur.
Le cardinal, resté seul, réfléchit un instant et sonna une troisième fois.
Le même officier reparut.
—Faites entrer le prisonnier, dit le cardinal.
Maître Bonacieux fut introduit de nouveau, et sur un signe du cardinal l’officier se retira.
—Vous m’avez trompé, dit sévèrement le cardinal.
—Moi, s’écria Bonacieux, moi, tromper Votre Éminence!
—Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, n’allait pas chez des marchands de toile.
—Et où allait-elle, juste Dieu?
—Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de Buckingham.
—Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs, oui, c’est cela, Votre Éminence a raison. J’ai dit plusieurs fois à ma femme qu’il était étonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles, dans des maisons qui n’avaient pas d’enseignes, et chaque fois ma femme s’est mise à rire. Ah! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux pieds de l’Éminence, ah! que vous êtes bien le cardinal, le grand cardinal, l’homme de génie que tout le monde révère.
Le cardinal, tout médiocre qu’était le triomphe remporté sur un être aussi vulgaire que l’était Bonacieux, n’en jouit pas moins un instant; puis, presque aussitôt, comme si une nouvelle pensée se présentait à son esprit, un sourire plissa ses lèvres, et tendant la main au mercier:
—Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous êtes un brave homme.
—Le cardinal m’a touché la main! j’ai touché la main du grand homme! s’écria Bonacieux; le grand homme m’a appelé son ami!
—Oui, mon ami; oui! dit le cardinal avec ce ton paternel qu’il savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gens qui ne le connaissaient pas; et comme on vous a soupçonné injustement, eh bien! il vous faut une indemnité: tenez! prenez ce sac de cent pistoles, et pardonnez-moi.
—Que je vous pardonne, Monseigneur! dit Bonacieux hésitant à prendre le sac, craignant, sans doute, que ce prétendu don ne fût qu’une plaisanterie. Mais vous étiez bien libre de me faire arrêter, vous êtes bien libre de me faire torturer, vous êtes bien libre de me faire pendre: vous êtes le maître, et je n’aurais pas eu le plus petit mot à dire. Vous pardonner, Monseigneur! Allons donc, vous n’y pensez pas!
—Ah! mon cher monsieur Bonacieux! vous y mettez de la générosité, je le vois et je vous en remercie. Ainsi donc, vous prenez ce sac et vous vous en allez sans être trop mécontent?
—Je m’en vais enchanté, Monseigneur.
—Adieu donc, ou plutôt à revoir, car j’espère que nous nous reverrons.
—Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres de Son Éminence.
—Ce sera souvent, soyez tranquille, car j’ai trouvé un charme extrême dans votre conversation.
—Oh! Monseigneur!
—Au revoir, monsieur Bonacieux, au revoir.