Lettres à M. Panizzi, tome II
LETTRES
A
M. PANIZZI
I
Cannes, 17 Janvier 1864.
Mon cher Panizzi,
Je ne sais guère de nouvelles de Paris que par les journaux. Je suis fort triste de la tournure que prennent les affaires. D'un côté, les tentatives d'assassinat recommencent ; de l'autre, la discussion de l'adresse s'envenime de jour en jour. Thiers avait bien commencé. Sauf la fin de son premier discours, qui est ou un lapsus linguæ, ou plutôt, je le crains, une complaisance à ses amis de l'opposition, il était parfaitement dans son rôle. Son second discours, qui dément toute sa carrière politique, montre qu'il est à la remorque de ses nouveaux amis. L'âpreté de langage de Favre et ses insolences irritent la majorité au dernier point et la poussent à des vivacités qui, à l'égard d'une faible minorité, sont fâcheuses, mais à peu près inévitables. Que faire avec des gens qui sont déterminés à abuser de toutes les libertés qu'on leur donne? D'un autre côté, comment refuser de parti pris des concessions qui sont justes en principe et presque promises par l'empereur? De tous les côtés, il y a danger.
L'opposition rouge gouverne et est maintenant disciplinée. Elle veut avant tout glorifier la défunte République. Thiers voulait qu'elle portât à Paris M. Dufaure et Odilon Barrot. Ce sont des noms illustres, mais ce ne sont pas des ennemis tout à fait irréconciliables. L'opposition veut Carnot, qui, sous la République, a fait les circulaires détestables que vous savez, et Garnier-Pagès, une des plus grosses bêtes de la même époque. On avait un instant voulu avoir Renan ; mais ses opinions au sujet de Jésus-Christ ont effrayé, car il y a des républicains catholiques, de même qu'il y a bon nombre de prêtres républicains. Tous les fous ont quelque affinité les uns avec les autres.
Voilà l'affaire du Danemark qui paraît entrer dans une phase nouvelle. L'Autriche et la Prusse prétendent l'arranger à elles deux, à leur manière. Les petits États de l'Allemagne ne pourront probablement pas l'empêcher, mais ils s'en vengeront en excitant l'esprit révolutionnaire, qui a des éléments assez nombreux et inflammables surtout en Prusse. Au milieu de toutes ces agitations, la question polonaise a perdu presque toute son importance et sa popularité. L'opposition a renoncé à en faire son cheval de bataille. L'insurrection est, d'ailleurs, presque partout comprimée.
Je n'entends plus parler de l'affaire qui a eu lieu à Tivoli entre des soldats du pape et des nôtres. Ces soldats du pape étaient des Belges et des Français. Le général de Montebello est aussi mal avec monseigneur de Mérode que l'était son prédécesseur, mais il est beaucoup moins endurant, et, de plus, il est mieux soutenu.
Il paraît certain que les quatre individus qui ont été arrêtés avec des bombes et des poignards empoisonnés attendaient un chef de Londres. On les surveillait pour arrêter ce chef avec eux, mais l'empereur a voulu absolument aller patiner au bois de Boulogne. Comme il va toujours là sans garde, le préfet de police n'a pas osé laisser cette occasion aux gens qu'il observait. Je vois que Mazzini se défend d'avoir conseillé. Tout mauvais cas est reniable. S'il n'a conseillé, il a du moins inspiré.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi donc de vos nouvelles.
II
Cannes, 28 janvier 1864.
Mon cher Panizzi,
Votre désespoir m'a fait rire. Quel diable de rapport peut-il y avoir entre ces quatre coquins et vous? Et quel imbécile vous rendra responsable de ce qu'entre vingt-quatre millions d'hommes il se trouve quelques scélérats ou quelques fous? J'ai vu la dénégation de Mazzini. Il se peut qu'il ne soit pour rien dans cette horrible affaire, mais il a cependant sa part de responsabilité, et ces quatre bandits sont ses élèves plus ou moins immédiats. Vous avez vu, au reste, que nos rouges les désavouent très hautement. Je n'affirmerais pas que ce soit avec une parfaite sincérité. Ce qui paraît certain, c'est que les quatre arrêtés n'étaient que les instruments d'un chef qu'on attendait, et qui aurait été pris, selon toute apparence, si l'empereur avait consenti pendant quelques jours à ne pas aller au bois de Boulogne. C'eût été courir trop de risques que de laisser libres les soldats, qui pouvaient fort bien agir sans leur capitaine, et on les a très judicieusement mis à l'ombre.
Est-il vrai, comme je serais tenté de le croire par le ton des journaux anglais, que John Bull se fâche pour tout de bon de l'ingérence des Allemands dans la question du Holstein? que le ministère est menacé de renversement et que les tories vont rentrer aux affaires?
Je n'ai jamais pu comprendre le premier mot de la question des duchés, et je crois qu'il y a peu de personnes qui en savent quelque chose. J'espère que nous serons plus avisés qu'au Mexique et que nous ne nous en mêlerons pas. Je serais bien fâché que nous nous fissions prendre à l'appât des provinces rhénanes. Nous n'en avons pas besoin, et elles ne veulent pas de nous. Ce serait, d'ailleurs, j'en suis convaincu, le seul moyen de résoudre ce grand problème : « Faire que les Allemands s'entendent entre eux. »
Adieu, mon cher Panizzi. On a destitué, à ce que je vois, l'évêque Colenso ; mais partout les dévots sont les mêmes imbéciles.
III
Cannes, 4 février 1864.
Mon cher Panizzi,
Il n'y a pas de calissons à Cannes ; mais, la poste n'étant pas faite pour les chiens, je viens d'écrire à Aix pour en avoir. Je pense que la caisse partira après-demain au plus tard.
Vous aurez vu le succès de l'emprunt de M. Fould. On lui a donné seize fois plus d'argent qu'il n'en demandait. On prétend que cet empressement à souscrire est effrayant, parce que cela peut et doit donner le goût d'employer tant d'argent à quelque entreprise chanceuse.
Cependant, jusqu'à présent, rien ne donne lieu de présumer que nous nous mêlions de cette diable d'affaire du Sleswig-Holstein. On croit, au contraire, qu'en vertu du respect que nous professons pour les nationalités, nous nous abstiendrons. En effet, si nous venions au secours des Danois, qui m'intéressent autant que vous, nous ne manquerions pas de réconcilier à l'instant tous les Allemands les uns avec les autres et de ramener les beaux jours de 1814 et 1815.
La difficulté est grande pour lord Russell. Je ne sais pas trop comment il pourra se tirer de cette mauvaise affaire avec élégance, comme disait Archambauld de Talleyrand, à propos de la guerre d'Espagne de 1809. Lord Russell a pris les Allemands pour plus bêtes et plus lourds qu'ils ne le sont. Il s'est fait battre par M. de Beust dans des notes diplomatiques, et je crois qu'il n'a aucune envie d'en venir à l'ultima ratio.
Je serais enchanté, pour ma part, que les Danois battissent rudement les alliés ; malheureusement le bon Dieu a la mauvaise habitude d'être toujours du côté des gros bataillons. Il me paraît impossible que la guerre, s'il y a guerre, ne soit très promptement terminée. Les Allemands, une fois maîtres du Sleswig, s'arrêteront et on ne se battra plus qu'à coups de protocoles.
Si, par hasard, l'Angleterre réussissait à faire une coalition contre l'Allemagne avec la Russie et la France, l'affaire prendrait des proportions telles, qu'il faudrait avoir le diable au corps pour l'entamer. Ce serait un remaniement complet de la carte de l'Europe. D'un autre côté, quels seraient les gagnants à la guerre? les Russes et nous, car nous avons des rognures allemandes à prendre de notre côté du Rhin, et la Russie a aussi ses prétentions sur des provinces slaves. Comme l'Angleterre, avec beaucoup de raison, ne fait pas la guerre, comme nous, pour des idées, qu'elle ne peut la faire seule sur le continent, je suis porté à croire qu'elle se bornera à protester ; mais comment le Parlement prendra-t-il la prépotence et les menaces de lord Russell, qui n'aboutissent qu'à la compromettre et à faire rire les Allemands (naturæ dedecus) à ses dépens? Lord Palmerston aura bon besoin de sa santé, que vous dites si bonne, pour résister aux attaques de l'opposition.
Thiers, en allant à Londres, s'il y va, ne peut avoir qu'un but, c'est de faire sa paix avec les princes d'Orléans. A mon avis, c'est une faute qui couronne toutes les autres.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous préviendrai du départ des calissons. Portez-vous bien et ne vous exterminez pas à travailler.
IV
Cannes, 13 février 1864.
Mon cher Panizzi,
Vos sentiments danois ont dû souffrir beaucoup de la prise du Danewirke. J'en suis très fâché pour ma part, et j'espérais que la chose ne se ferait pas si vite. C'est toujours très pénible de voir l'oppression du faible par le fort, et il est impossible de ne pas s'intéresser à un pauvre petit peuple assailli par ces deux brutes d'Allemands.
Il me semble que l'Angleterre, ou plutôt que lord Russell, a résolu le problème de se faire jeter la pierre par tout le monde. Ce n'est pas que je trouve qu'elle ait tort de ne pas se mêler d'une querelle qui ne l'intéresse que médiocrement, mais il ne faut pas injurier les gens avec qui on ne veut pas se battre. C'est ce qu'a fait lord Russell. Il y gagne de se faire répondre des énigmes fort insolentes par M. de Bismark et, proh pudor, de se faire donner des démentis par le ministre de Saxe. Ajoutez à cela que les Danois accusent l'Angleterre de les avoir trompés. Je me trompe fort ou bientôt un jour viendra où l'Angleterre sera obligée de faire des efforts considérables pour revendiquer son rang de puissance de premier ordre que lord Russell, par son mélange de faiblesse et d'insolence, lui a fait perdre.
Je n'entends plus parler du voyage de Thiers en Angleterre. Ce serait la plus grande sottise qu'il pût faire en ce moment que d'aller ou de paraître aller se raccommoder avec Claremont.
Il me semble que les choses ne vont pas mal en Italie, et les rouges ont reçu un échec dans les dernières élections qui doit leur prouver qu'on ne veut plus d'eux.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et observez fidèlement le carême.
V
Cannes, 29 février 1864.
Mon cher Panizzi,
Le ministère prussien est vraiment farceur, et on n'a jamais passé des notes diplomatiques dans un style pareil. Il me paraît évident que vos amis les Danois sont abandonnés de l'univers entier. Ils se défendront honorablement et tueront pas mal de Prussiens avant de lâcher le Sleswig, mais ils le lâcheront.
Il me semble que lord Russell a fait toutes les maladresses possibles dans cette affaire ; mais il n'y avait qu'un moyen de s'en tirer, et ce moyen était trop dangereux : c'était la guerre. On prétend, au reste, qu'il y a dans ce moment une recrudescence d'amitié entre le cabinet anglais et le nôtre, pour une intervention énergique. Je n'y crois pas. Nous avons trop d'embarras chez nous en ce moment pour en accepter d'autres, et ce qui me revient de Paris me donne lieu de croire que l'empereur n'a aucune disposition à s'y engager. Je trouve que les ministres anglais ont été bien faibles, et, si j'en crois quelques tories qui sont ici, ils courraient le risque de se trouver en minorité. Mais que feront leurs successeurs et que pourront-ils faire? Lord Russell a eu le tort de commencer sur un ton trop haut ; car, au fond, je ne crois pas qu'il soit de l'intérêt de l'Angleterre de faire la guerre pour que le Sleswig appartienne au Danemark. Le plus mauvais côté de l'affaire serait que la Prusse et l'Autriche se fussent sincèrement alliées et se fussent garanti leurs possessions non allemandes, le duché de Posen et la Vénétie.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et soignez le moule du pourpoint.
VI
Paris, 19 mars 1864.
Mon cher Panizzi,
Je suis arrivé avant-hier à Paris en assez médiocre état de conservation. J'ai trouvé votre lettre et j'y réponds à mon premier moment de loisir.
En mettant pied à terre, j'ai trouvé qu'une assez grosse bataille allait se livrer dans le Sénat entre le parti clérical et celui des philosophes. Le nouveau cardinal de Rouen, qui a été longtemps procureur, demandait protection pour notre sainte religion. Il a mis beaucoup d'art à troubler le peu de cervelle de messieurs les sénateurs, et à leur faire peur des deux grands monstres de ce temps-ci, le diable et les salons. Les vieux généraux sont particulièrement timides quand il s'agit du green gentleman below et des douairières chez lesquelles ils vont faire leur whist. L'ouvrage de Renan a tellement irrité les prêtres, qu'ils ne se tiendront tranquilles que lorsqu'ils auront fait brûler l'auteur. En attendant, ils lui ont fait gagner beaucoup d'argent, car il n'y a rien qui fasse autant lire un livre que la défense de l'autorité. Nous avons gagné la bataille aujourd'hui, mais ce n'a pas été sans peine.
Ce matin, j'ai reçu la visite d'un des sommeliers de Sa Majesté, précisément celui que vous aviez gagné par je ne sais quels procédés, et qui vous versait toujours deux verres de porto doré au lieu d'un. Il venait me dire qu'il n'avait pas voulu mettre en bouteille à Saint-Cloud le baril venu de Portugal, attendu que le droit d'octroi serait dans ce cas infiniment plus cher, mais qu'il m'enverrait le baril et son alter ego, pour le coller et le mettre en bouteilles.
Je suis fâché de ce que vous me dites de la santé de lord Palmerston. J'ai un certain tendre pour lui. Il est si gracieux, qu'il plaît, même dans ses méchancetés, tandis que lord Russell a le talent de déplaire toujours. Demandez à toutes les chancelleries de l'Europe en quelle odeur il est.
Il me semble que les Danois vont être égorgés et que, lorsqu'ils seront entièrement aplatis, on trouvera quelque moyen de leur venir en aide. Malheureusement, je ne les trouve pas aussi héroïques que je les voudrais. Un homme assez désintéressé dans la question dit qu'il n'y a que les Autrichiens qui se soient vraiment bien battus ; les Prussiens médiocrement et les Danois comme des conscrits.
Adieu, mon cher Panizzi ; j'espère que le rhumatisme dont vous vous plaigniez aura cédé aux premiers rayons de soleil.
VII
Paris, 24 mars 1864.
Mon cher Panizzi,
Le quinzième volume de la Correspondance de Napoléon est imprimé, mais il n'a pas encore paru. Vous savez, je crois, que je ne fais plus partie de la commission. On m'a fait demander sub rosa si je voudrais être de la seconde commission présidée par le prince. J'ai remercié. C'était déjà assez désagréable avec le maréchal ; ce doit être encore bien pis avec un prince ; en outre, il est probable que la besogne que fera cette seconde commission sera fort suspecte, et je ne me soucie pas d'en partager la responsabilité.
On devient de plus en plus capucin au Sénat et partout. Vous ne sauriez croire les murmures qui ont accueilli M. Delangle lorsqu'il a osé dire que Renan n'avait pas parlé de Jésus-Christ d'une manière irrespectueuse.
Ce soir, on disait que Düppel avait été pris et l'île d'Alsen aussi, et l'armée danoise détruite. J'en doute un peu, mais cela arrivera. M. de Metternich dit ici assez publiquement que l'Autriche ne s'est mêlée de l'affaire que parce qu'il fallait empêcher les petits princes de la confédération de se réunir et de faire quelque bêtise une fois qu'ils auraient eu une armée.
Il me semble qu'il y a en Angleterre une assez forte irritation contre la partialité de la reine pour les Prussiens. Est-il vrai qu'un certain nombre de membres du Parlement se sont abstenus de voter l'autre jour dans l'affaire Stanfeld, pour ne pas mettre le cabinet en déconfiture?
On raconte une jolie histoire du ministre de Prusse, qui s'est excusé de n'avoir pas bu à la santé du roi de Danemark en disant qu'il avait pris médecine ce jour-là.
Hier, j'ai dîné chez la duchesse de Bassano et j'ai mangé des petits pois d'Alger. C'était fort mauvais.
Je crains bien quelque nouvelle sottise de Garibaldi. On prétend qu'on lui prépare une ovation magnifique en Angleterre. Est-ce qu'il n'y a pas quelque journal sensé qui fasse justice de ce cerveau brûlé?
Je n'ose faire de projet pour ce printemps. Je suis en assez piètre état de santé et je ne sais trop comment je serai dans un mois ; mais, si je ne suis pas trop mal, j'irai vous voir lorsqu'il n'y aura plus trop de dîners.
Adieu, mon cher Panizzi ; rappelez-moi au souvenir de nos amis.
VIII
Paris, 1er avril 1864.
Mon cher Panizzi,
Il paraît que l'archiduc hésite au dernier moment. Les uns disent que l'archiduchesse en est la cause ; d'autres la rapportent à notre saint-père le pape, très mécontent, dit-on, du général Bazaine, qui n'est pas si facile que son prédécesseur le maréchal Forey, et qui, pour cette raison, a été excommunié par l'archevêque de Mexico, dont il n'a pas voulu suivre les avis.
Vous aurez de la peine, je crois, à empêcher Garibaldi de faire des sottises. Elles lui sont aussi naturelles qu'à un pommier de porter des pommes. Il me semble que sa visite ne doit pas être des plus agréables aux ministres en ce moment.
Personne ne croit ici que les affaires du Danemark puissent s'arranger avant que M. de Bismark ait obtenu les succès militaires qu'il cherche et avec lesquels il espère jeter de la poudre aux yeux à la Chambre des députés. En attendant, on continue à se tuer dans le Jutland et autour de Düppel. Je n'ai jamais vu de guerre si bête et si vilaine, et on assure que ni d'un côté ni de l'autre l'héroïsme n'est bien considérable.
Je n'ai pas entendu dire qu'il fût question ici d'un changement de ministres. Ce n'est pas qu'on ne pût très facilement trouver moyen d'en remplacer trois ou quatre, mais le maître n'aime pas les visages nouveaux. Il a tort, il faudrait en trouver par le temps qui court. Ce qu'il faut éviter par-dessus tout en France, c'est l'ennui, et il y a des gens bien ennuyeux dans le cabinet.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne dînez pas trop bien. Je suis condamné à un régime d'ermite, et je m'offense de voir les autres bien manger.
IX
Paris, 13 avril 1864.
Mon cher Panizzi,
Comment expliquez-vous l'enthousiasme des Anglais pour Garibaldi? Est-ce, comme on le croit ici, pour faire compensation à l'affaire Stanfeld et montrer que, si on n'aime pas les assassins, on aime les tapageurs? On a mis dans les journaux français que Garibaldi n'avait rien eu de plus pressé que de voir Mazzini et de l'embrasser. Si le fait est faux, comme je le crois, il ne serait pas mal de le démentir, dans l'intérêt de la France, de l'Angleterre et de l'Italie. Intelligenti pauca.
On se perd en conjectures sur la visite de lord Clarendon. Par parenthèse, je dîne demain avec lui chez lord Cowley. On dit qu'il vient pour recimenter une nouvelle alliance intime. Cela me semble fort douteux. Il me paraît probable que nous soutiendrons, dans la conférence de Londres, l'opinion des commissaires anglais, mais avec une certaine réserve. Vous savez que nous avons un pied dans la révolution, et que nous prenons toutes les affaires au point de vue théorique, tandis que vous ne considérez (et très sagement, je crois,) que le fait du moment au point de vue pratique et de votre intérêt personnel.
La peur de la guerre paraît se dissiper un peu. La fin des lambineries de l'archiduc a produit un assez bon effet, mais nous sommes malades à l'intérieur. Vous savez ce que deviennent les Français quand ils ne sont pas gouvernés. Or, à l'intérieur, nous ne sommes pas gouvernés. Les préfets ne reçoivent pas de direction. Les uns se font capucins, parce qu'ils croient faire ainsi leur cour ; d'autres inclinent vers le libéralisme outré, parce qu'ils s'imaginent que l'avenir est là. La plupart font les morts pour demeurer bien avec tout le monde. En attendant, le socialisme fait des progrès et la bourgeoisie, qui ne se souvient plus de 1848, est de l'opposition et aide à scier la branche sur laquelle elle est assiégée. Tout cela est fort triste et nous présage de mauvais jours.
Il y a longtemps que, pour vous détourner d'une résolution trop juvénile, selon ma manière de voir, je vous disais qu'excepté en Angleterre, personne n'était sûr de conserver ce qu'il possède.
Depuis quelque temps, je suis obsédé par l'idée de la misère dans ma vieillesse. Ce n'est pas que j'aie besoin de grand'chose ; mais encore faut-il pouvoir vivre. Demandez à M. Heath, ou à quelque savant homme en matière de finances, quel serait le moyen de placer de l'argent en viager d'une manière parfaitement sûre, et quel est l'intérêt que l'on donne à un jeune homme de soixante ans. Je ne vous dis pas pour qui, ne le dites pas non plus. Nous en reparlerons.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis toujours souffrant et oppressé.
X
Paris, 20 avril 1864.
Mon cher Panizzi,
Mille remercîments du papier que vous m'avez envoyé, mais je suis trop bête pour comprendre tout. C'est encore une chose dont nous aurons à reparler. Le jeune homme de soixante ans me charge de vous remercier toto corde, mais il espère qu'un monde meilleur le recevra avant la débâcle qu'il craint. En temps de famine, vous seriez un de ceux à qui il demanderait avec confiance un morceau de bœuf salé.
Il me semble qu'il y a pour le moment beaucoup d'accord entre les gouvernements de France et d'Angleterre, ce dont je me réjouis. Le Moniteur a un entrefilet pour dire que notre cabinet n'a fait aucune observation au sujet de Garibaldi. C'est une bonne chose. Lord Clarendon a été très choyé ici et a généralement plu.
Si vous avez contribué à faire reprendre à Garibaldi le chemin de Caprera, et à lui faire faire une visite à M. d'Azeglio, vous avez fait pour le mieux. Après l'aristocratie, il serait tombé entre les pattes de la démocratie, et, n'ayant plus personne pour le surveiller et le seriner, il aurait dit delle grosse. Il est fâcheux qu'il ait vu Mazzini et Stanfeld, dont l'affaire est plus mauvaise qu'on ne croit. Mais il y a, entre tous les gens de révolution, un trait d'union qui rapproche les coquins des niais vertueux. Cela n'empêche pas que l'on n'ait vu ici avec grande surprise lord Palmerston donner à dîner à un homme qui avait cherché à allumer une guerre européenne, qui avait débauché des soldats et pris les armes contre son gouvernement. Garibaldi lui a rendu un mauvais service en le remerciant de la conduite de la marine anglaise lors de l'invasion de la Sicile. Je ne pense pas que ce soit un bon point pour lord Palmerston dans la diplomatie européenne. Mais vous êtes insulaire, et, malgré leur héroïsme, les Prussiens n'iront pas vous chercher querelle pour cela.
J'espérais que les Danois tiendraient plus longtemps. La prise de Düppel va donner au roi de Prusse et à M. de Bismark une prépotence extraordinaire, et je crois qu'ils feront quelque sottise. L'empereur d'Autriche a été plus modeste. Il n'a pas voulu d'entrée triomphale pour des canons danois amenés à Vienne, et il les a fait mettre sans cérémonie dans un coin de ses écuries.
Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons ici un temps magnifique ; cependant je ne m'en porte guère mieux. On nous menace d'une session très longue. Je crains qu'elle ne dure tout le mois prochain. Thiers et ses amis se préparent à foudroyer le budget de leur éloquence.
XI
Paris, 24 avril 1864.
Mon cher Panizzi,
Je croyais que nous avions le privilège d'être plus fous que les autres peuples, mais cette année les Anglais ont l'avantage. Chasser M. Stanfeld, qui est ami de Mazzini, fêter Garibaldi, qui dit que Mazzini est son maître, e sempre bene. La visite du prince de Galles aurait probablement bien étonné M. Pitt et même M. Fox. Le discours de M. Gladstone au Parlement m'a paru une de ces comédies que l'on ne joue pas sur les grands théâtres. Tout cela me semble vraiment honteux.
Si l'aristocratie anglaise a fait tant de frais pour que Garibaldi ne se compromît pas avec les radicaux, quel résultat a-t-elle obtenu? Il a dit qu'il était l'élève de Mazzini. Il a remercié lord Palmerston de l'avoir laissé débarquer en Sicile ; il a reçu un drapeau avec l'inscription : Rome et Venise, outre l'argent. Croyez-vous qu'il en eût fait davantage avec les radicaux?
Comment les ministres étrangers prendront-ils la chose? Il me semble certain que tous les gouvernements de l'Europe regardent l'Angleterre comme le boute-feu de la Révolution, et, lorsqu'elle demandera pour le Danemark l'exécution des traités, pour la Pologne les conventions de 1815, qui ne lui rira au nez?
J'ai vu une lettre d'une personne qui voit souvent la reine et qui la dit furieuse. On lui prête ce mot qu'elle ne croyait pas qu'elle pût être jamais honteuse d'être la reine des Anglais, comme elle l'est à présent.
Adieu, mon cher Panizzi ; mille amitiés et compliments.
XII
Paris, 1er mai 1864.
Mon cher Panizzi,
Vous êtes indulgent pour Garibaldi : il est vrai qu'il n'a rien dit de l'empereur, mais il a promis la république à la France ; il s'est reconnu pour élève de Mazzini, enfin il a fraternisé avec Ledru-Rollin. Or Ledru-Rollin n'est pas exilé depuis le coup d'État du 2 décembre. C'est sous la République qu'il a conspiré, et par la République qu'il a été condamné.
Vous dites que Garibaldi n'a pas été condamné ni même poursuivi. Cela est très vrai, mais ne prouve qu'une chose, la faiblesse du gouvernement italien. Cela ne diminue en aucune façon la culpabilité de l'auteur de l'expédition qui a fini par la fusillade d'Aspromonte. Je ne crois pas que ce soit le dernier mot de Garibaldi, qui me paraît homme à vouloir mourir coi scarpi, comme on dit en Corse, et je crains fort que, d'ici à peu de temps, il ne fasse des siennes.
L'effet produit par vos ovations en Europe n'a pas été heureux, et vous verrez les Allemands travailler et peut-être réussir à faire une nouvelle coalition dont l'Italie pourra se ressentir. Un de mes amis qui arrive de Vienne me dit qu'ils ont tous la tête perdue de leur grande victoire de soixante mille hommes contre quinze mille. J'espère que leur enthousiasme leur fera faire quelque sottise.
Ici, les choses ne vont pas trop bien, l'intérieur n'a pas de direction ; on maintient des préfets compromis ou incapables, on laisse les cléricaux, les carlistes et même les rouges faire de la propagande. Il n'y a pas de système. Il faudrait ou résister énergiquement, ou bien faire à temps quelques concessions utiles, mais on attend et on ne fait rien.
Les lettres de Napoléon à Joséphine que nous avons vues il y a quelques années, avec une très jolie femme, ont été vendues à Feuillet de Conches pour 3,000 francs ; elle nous en demandait 8,000. Je ne trouve pas que ce soit trop cher, vu le prix des autographes à présent.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et tenez-vous en joie.
XIII
Paris, 16 mai 1864.
Mon cher Panizzi,
La session finit un peu mieux qu'on ne l'espérait. M. Rouher a pris de l'assurance et a fait des progrès très notables. Thiers a perdu beaucoup de son prestige. C'est toujours le même art et la même facilité d'élocution, mais point d'idées politiques, et, au fond, de petites passions mesquines. Il a parlé contre l'expédition du Mexique et a conclu en proposant de traiter avec Juarez, qui est à tous les diables. Il vient de parler contre le budget, qu'il trouve trop considérable, et a parlé pendant trois heures et demie. Mais il ne trouve pas qu'on dépense assez pour la guerre, pas assez pour la marine ; il approuve les augmentations des traitements ; enfin il conclut en disant qu'on a trop dépensé pour la préfecture de Marseille, et, sur le total, il se trompe de sept millions. Les nouveaux députés se moquent un peu de lui, et il paraît, au fond, assez mécontent de lui-même.
On nous dit que, aussitôt après la session, il y aura quelques mouvements ministériels. Le ministre de l'intérieur sera changé, cela paraît sûr, mais quel parti l'emportera dans le cabinet? C'est ce que personne ne peut dire et ce que le grand faiseur lui-même ne sait peut-être pas encore à présent.
Adieu, mon cher Panizzi ; on me dit que vous allez parfaitement bien, ce qui me réjouit fort.
XIV
Paris, 27 mai 1864.
Mon cher Panizzi,
Notre session tire à sa fin : on pense qu'on nous donnera mercredi prochain la clef des champs. De ce côté-là donc, pas de difficultés ; mais, du côté de mes poumons, il y en a d'assez graves. Je suis toujours comme un poisson hors de l'eau, et je n'ose pas trop me mettre en route. Joignez à cela le risque d'une invitation à Fontainebleau, quoique, entre nous, il me semble que je suis un peu en disgrâce. La semaine prochaine, en tout cas, je prendrai mon grand parti, et, si je puis aller vous voir, j'écrirai à M. Poole de me faire des habits dignes de votre compagnie.
Le faubourg Saint-Germain est dans un paroxysme de fureur du brevet de duc de Montmorency envoyé au duc de Périgord. Il est le fils du duc de Valençay (fils de madame de Dino-Talleyrand) et de mademoiselle de Montmorency, sa première femme. Mais il y a des collatéraux, des Montmorency, des Luxembourg, des Laval, etc., qui réclament et crient comme des brûlés. Pour moi, il me semble que quiconque aime les cerises de Montmorency a des droits à un duché éteint.
Ce soir, on disait qu'on allait faire un duc de X… et un duc de Z…, deux titres éteints, le premier fort antique, et l'autre du premier empire. Tous ces ducs nouveaux sont des jeunes gens qui ne brillent ni par l'intelligence ni par la vertu ; mais il y a dans l'atmosphère des cours quelque chose qui attire les niais et leur procure une bonne réception.
Je suis un peu inquiet de la santé de la comtesse de Montijo. Elle ne viendra pas en France cette année, et il se pourrait bien que j'allasse lui faire une petite visite à Madrid. Que diriez-vous d'une course de ce côté? Mais il ne faudrait pas y aller avant la fin de septembre, de peur de fondre en route. Je vous mènerais à l'Escurial, où nous verrions quantité de manuscrits et de bouquins curieux. On va en chemin de fer presque toute la route depuis Bayonne ; cependant il y a encore une lacune de quelques heures, mais ce n'est pas grand'chose.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi vite de vos nouvelles.
XV
Paris, 3 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
Je suis chargé par madame de Montijo — qui s'obstine à vous appeler Panucci — de vous offrir le vivre et le couvert pendant votre visite à Madrid. Elle dit que, le 1er octobre, on ira d'une traite en chemin de fer de Bayonne à Madrid.
Le prince impérial a été un peu malade de quelque chose comme la rougeole. Il est assez bien à présent, à ce qu'on vient de me dire. Je ne crois pas même que ç'ait été la rougeole ; mais une de ces petites éruptions comme les enfants en ont souvent.
Le pape est, m'assure-t-on, dans un très mauvais état. Il se force pour montrer qu'il n'est pas malade, et, à force de faire le brave, il finira par s'en aller. On ne lui donne pas six mois de vie. Il a les jambes enflées et toujours en suppuration, et, à soixante-dix-sept ans, c'est peu rassurant. En trouvera-t-on un pire? Je ne le crois pas.
On paraît croire ici que la question du Danemark n'est pas près de se dénouer. Ce qui est assez drôle, c'est que cette grosse bêtise du vote des provinces en litige a fait de nombreux prosélytes en Allemagne, où la France et l'empereur sont maintenant assez populaires. Je voudrais qu'on introduisît en Autriche cette manière de faire voter les gouvernés sur les gouvernants. Nous aurions un spectacle assez drôle. Au fait, la Révolution fait des progrès effrayants partout. Il n'y a guère que votre île de brouillards qui n'en soit pas menacée.
La révolte des tribus arabes tire à sa fin. Ils ont fait la faute de faire leur levée de boucliers avant leur récolte, ce qui les oblige à manger leurs troupeaux pour les empêcher de mourir de faim. Il y a aussi d'assez bonnes nouvelles du Mexique. On dit qu'on forme en Autriche un assez bon corps de volontaires pour le nouvel empereur.
Adieu, mon cher Panizzi ; à bientôt j'espère. Mettez-moi toujours aux pieds de vos belles dames.
XVI
Paris, 7 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
M. Frémy, que vous connaissez, est venu hier, de la part de l'impératrice, me dire qu'elle voulait que j'allasse à Fontainebleau le 13 de ce mois. Je l'ai prié de dire à Sa Majesté que j'étais très peu propre à faire l'ornement de sa cour dans l'état de débine où je me trouvais ; que, de plus, j'étais attendu à Londres et que toutes mes dispositions étaient faites pour ce voyage. Aujourd'hui, je suis allé voir Frémy, qui m'a dit, de la part de Sa Majesté, que je n'avais rien à faire à Londres ; que le climat ne me valait rien, et qu'elle comptait sur moi le 13.
Vous comprenez que je ne puis répliquer. Me voilà donc pour une semaine au moins à Fontainebleau. Si vous êtes à Londres encore, j'irai vous trouver en quittant Leurs Majestés. Je n'ai pas besoin de vous dire combien ce retard me contrarie, mais le moyen de refuser?
Je suis parfaitement résolu à m'excuser si, selon son usage, Sa Majesté m'invite à prolonger mon séjour. Alors j'aurai fait preuve de bonne volonté et j'aurai le droit de résister. Maintenant ce n'est pas possible. Vous avez en ce moment la meilleure partie de moi-même sous votre toit, je veux dire mon habit et mes culottes. Dans le cas où vous auriez un ami assez bête pour se charger de m'apporter ledit habit (l'habit et le gilet seulement), et si cet ami partait avant le 12 de ce mois, j'en paraîtrais plus beau devant mes hôtes augustes. Cependant ne vous donnez aucune peine pour cela. Mon habit numéro deux est encore mettable, et il y en aura de plus vieux, selon toute apparence. Il est donc bien entendu que vous payerez M. Poole, que vous me ferez crédit, et que vous me répondrez de mes culottes devant Dieu et devant les hommes ; enfin que, si une occasion facile et imprévue se présentait, vous m'enverriez l'habit et le gilet avant le 12 juin. Selon toutes les probabilités, je pourrai être à Londres pour ma fête, qui est le 25 de ce mois.
A ce propos, je vous dirai que le chemin de fer de Bayonne à Madrid sera ouvert, non pas le 1er octobre, comme on me l'avait dit, mais le 15 juillet.
Aller à Madrid le 15 juillet, c'est, quand on n'est pas incombustible, une affaire un peu grave. Je sais que nous serions à Carabanchel, où il y a un peu d'air ; mais le mauvais côté de l'affaire est qu'on ne peut rien voir, ni taureaux, ni opéra ni manuscrits. Tout le monde est en vacances. Il vaudrait mieux, à mon avis, partir vers le milieu de septembre, ou au commencement d'octobre. Le mois de novembre est encore très beau à Madrid, seulement il ne faut pas sortir sans un paletot qu'on porte sur le bras pendant le jour, mais qu'il faut endosser dès que le soleil se couche.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous ai dit que j'avais retrouvé dans ma cave du vin de Porto vraiment sublime ; le docteur Maure y fait des brèches notables, mais il en restera toujours une ou deux bouteilles pour Votre Seigneurie.
XVII
Fontainebleau, 13 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
Le premier mot de l'impératrice en me voyant a été pour me demander de vos nouvelles ; puis si vous aimeriez à venir ici. J'ai répondu du plaisir que vous auriez, mais j'ai dit que je ne savais pas si vous étiez libre en cette saison ; de tout quoi je ne perds pas un moment pour vous donner avis.
Répondez suivant votre cœur, pourvu que votre lettre soit montrable. Il y a ici Nigra, Sormani et un attaché italien dont je ne sais pas le nom, la princesse Murat, les deux princesses filles du prince de Canino, madame de Rayneval, madame de Lourmel, madame Przedzewska et cinq ou six autres fort belles. La semaine prochaine sera le tour des Allemands, à ce que je crois.
L'empereur, la semaine passée, est tombé dans la pièce d'eau après dîner, coiffé par le bateau qui s'était retourné. Il n'y avait absolument personne sur la pièce d'eau. Comme il est toujours homme de sang-froid, il a plongé pour se débarrasser du bateau et a regagné tranquillement la berge à la nage.
Je vous quitte pour mettre mes culottes, j'espère que vous avez payé celles de Poole.
XVIII
Fontainebleau, 22 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
Je suis encore dans la plus grande incertitude sur ce que je ferai, ou plutôt sur ce que je pourrai faire. Selon leur habitude, Leurs Majestés ne nous ont encore rien dit de positif, mais on nous annonce qu'on nous retiendra jusqu'à samedi soir. Je réclamerais ma liberté pour demain sans deux considérations graves.
La première, que l'empereur m'a demandé un travail que je n'ai pas encore terminé et que je voudrais lui remettre avant de partir. Vous devinez de quoi il s'agit, c'est une révision d'épreuves que je ne puis emporter avec moi.
La seconde considération est que je suis toujours très souffrant. Je suis si mal à mon aise, que je ne sais si j'oserais me mettre en route.
La vie qu'on mène ici est horriblement fatigante, bien que j'évite de faire des promenades et que je me retire dans ma chambre de bonne heure, et que je ne boive guère que de l'eau. Je tousse toutes les nuits au lieu de dormir. Bien des choses que je vous raconterai me donnent encore du tracas et me font faire du mauvais sang. Cependant je ferai de mon mieux. Avant samedi, vous recevrez de mes nouvelles. Si je puis être à Londres ce jour-là, je partirai ; mais cela est fort douteux : le docteur me conseille de rester enfermé chez moi à Paris trois ou quatre jours sans parler, sans remuer, jusqu'à ce que cette toux, qui me fatigue tant, ait disparu. Enfin j'espère que, quoi qu'il arrive, je serai au British Museum avant la fin du mois.
J'ai fait votre commission auprès du prince impérial, qui m'a chargé de vous dire qu'il ne vous oubliait pas, et qu'il espérait bien vous revoir. Je suis également chargé de force compliments pour vous par deux dames que vous connaissez et avec qui vous avez fait la fameuse campagne de la Rune.
Les élections aux conseils généraux sont assez bonnes ; cependant il y a un certain nombre d'orléanistes qui ont été nommés.
J'ai eu avec quelqu'un une grande conversation au sujet du clergé. Vous en auriez été content ; malheureusement, parler et agir sont deux.
Le temps se remet un peu, cependant les soirées sont toujours très fraîches ; en outre, Fontainebleau est fort humide.
Adieu, mon cher Panizzi ; vous aurez sous peu un mot de moi.
XIX
Paris, 27 juin 1864.
Mon cher Panizzi,
L'impératrice, l'empereur et le prince impérial m'ont chargé tous les trois et à différentes reprises, surtout in extremis, je veux dire au moment de la séparation définitive, de tous leurs compliments pour vous. Autant m'en ont dit madame de Rayneval et madame de Lourmel. Cette dernière vous envoie son portrait. Est-ce assez tendre?
Ce que vous me dites du ministère anglais confirme ce qui m'a été dit par mon hôte. Vous ne verrez probablement pas lord Palmerston ministre, la reine ne veut pas.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous écrirai un mot demain soir.
XX
Paris, 5 août 1864.
Mon cher Panizzi,
Mon odyssée n'a pas été des plus tragiques. La mer était unie comme une glace, et trois dames seulement ont dégobillé ; une vingtaine ont passé du rose au blanc verdâtre, et, quant à moi, j'ai fumé fort tranquillement. Mais le diable, qui me persécute, comme il fait pour tous ceux qui sont bien notés là-haut, a fait en sorte qu'entre Boulogne et Rue, le piston de notre locomotive a refusé de fonctionner. Nous l'avons raccommodé. Au bout de dix minutes, il s'est redérangé. Nous étions sous un soleil ardent sans le moindre abri, avec la perspective de recevoir dans le derrière le train parti de Boulogne après nous. Cela a duré une heure et demie. Puis est arrivée une locomotive secourable qui nous a poussés gentiment par derrière jusqu'à Rue, où nous avons pu nous débarrasser de la locomotive inutile, et en prendre une qui nous a menés si grand train, que nous n'avons été que d'une heure en retard. J'ai, pendant ce temps-là, regretté plus d'une fois de n'avoir pas mis dans ma poche quelques sandwiches de cet excellent bœuf salé que j'avais laissé au British Museum.
Dans l'absence du maître, les domestiques font des bêtises. Pendant que César est à Vichy, le ministre de l'intérieur en fait delle grosse. Vous savez ou vous ne savez pas que, depuis un certain décret de la République, les journaux ne peuvent pas rendre compte des débats d'un procès de presse. Ils ne peuvent que publier l'arrêt et le considérant. Or le Moniteur, qui se fait dans l'officine du ministre de l'intérieur, s'est avisé l'autre jour de publier les débats d'un procès de presse. Il a été aussitôt cité au parquet. Cela fait grand scandale, à ce que je vois par les journaux, et montre quelles espèces de niais sont chargés des détails.
J'ai trouvé ici une lettre de Vienne où l'on paraît avoir pour les Prussiens la même tendresse que les rats portent aux chats. Vous aurez vu le discours de M. de Beust à la Chambre saxonne. Cela est très divertissant et ne promet pas pour trop tôt le grand teutonique Verein.
Madame de Montijo va mieux, à ce qu'elle dit, et vous attend à Carabanchel cet automne. Elle commence à mieux écrire votre nom, car elle vous nomme Pañisi au lieu de Panucci. Mais le z toscan est une pierre d'achoppement terrible pour une bouche castillane.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et donnez-vous pour loi d'aller tous les jours chez Brooks[1] à pied. Mettez-moi à ceux de lady Holland.
[1] Le Club libéral dans Saint-James's.
XXI
Paris, 10 août 1864.
Mon cher Panizzi,
J'ai trouvé M. Fould en assez bonne santé, se préparant, après les fêtes, à aller présider le conseil général et à se reposer un peu à Tarbes. Il me charge de tous ses compliments pour vous et M. Gladstone. Il est dans ce moment en grande faveur, ce me semble, auprès de monsieur et madame, occupé d'ailleurs à rapprocher des collègues qui ne s'aiment guère et qui ne s'aimeront jamais. Suivant toute apparence, cela finira par un replâtrage qui durera Dieu sait combien de temps.
Vous aurez peut-être su que, il y a peu de jours, on a donné à Rome une nouvelle édition de l'affaire Mortara. C'est un petit juif nommé Cohen, âgé de neuf ans, qu'on a baptisé malgré ses parents. On aurait dû les brûler vifs : on s'est contenté de les envoyer promener. Il paraît que cela a fait un mauvais effet parmi nos officiers, qui ont lu, presque tous, les œuvres impies de M. de Voltaire.
On me dit que Leurs Majestés n'iront pas cette année à Biarritz, je ne sais pas encore le pourquoi.
On craint quelque tapage à Madrid. Prim s'est ruiné, et cherche à se refaire coûte que coûte. Olozaga et lui ne sont pas délicats sur les moyens à employer. On a découvert une conspiration dans un régiment et on s'attend à en trouver d'autres.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi de vos nouvelles.
XXII
Paris, 22 août 1864.
Mon cher Panizzi,
Je voulais donner ma lettre à M. Taylor[2], mais je crains qu'il ne soit parti. Je lui ai fait voir la Bibliothèque et lui ai donné des billets pour les Lions. Il vous dira les bêtises de Labrouste à la Bibliothèque. On n'avance guère. La grande salle cependant est presque terminée ; l'architecte a eu le bon esprit de vous piller, mais ailleurs il a voulu perfectionner, et il s'est grossièrement fourvoyé. A chaque salle, il y a des marches à monter, ce qui indique peu d'intelligence des besoins d'une bibliothèque. Il y a des armoires trop hautes et des crémaillères insensées. D'ailleurs, on continue le catalogue lentement et dans les vieux errements.
[2] M. Taylor était un ami de M. Panizzi.
Je suis allé vendredi à Saint-Cloud. On y dansait, mais fort tristement. L'impératrice avait les yeux gros. Elle venait d'apprendre la mort de la princesse Czartoriska, fille de la reine Christine. L'empereur voulait décommander le bal. Le roi a dit qu'il ne fallait pas faire cette peine aux dames. Madame de Lourmel et madame de Rayneval m'ont fort demandé de vos nouvelles. Madame de Lourmel s'attendait à recevoir votre portrait en échange du sien : voyez ce qu'il vous convient de faire. J'ai demandé quand on allait à Biarritz ; mais la question était inconvenante, à ce qu'il m'a semblé. Il paraît que rien n'est encore décidé. Peut-être n'ira-t-on pas. Si on n'y va pas, c'est sans doute qu'on ira autre part ; car vous savez que l'impératrice ne peut souffrir Saint-Cloud. Je ne serais pas surpris qu'on méditât quelque voyage, mais où? Chi lo sa?
Je ne doute pas qu'il n'y ait prochainement du tapage en Espagne. Le ministère est faible et n'a pas de généraux. On dit que le ministre de la guerre est une créature d'O'Donnell. Les Concha sont peu bienveillants pour le cabinet actuel. D'autre part, les progressistes ont pour chefs deux hommes qui ne manquent pas de talent, mais qui manquent absolument de scrupules, Prim et Olozaga. Il ne serait pas impossible qu'on profitât de notre présence à Madrid pour nous donner le spectacle d'un pronunciamiento. La chose est assez drôle et vaut la peine d'être vue. J'espère que cela vous décidera à venir.
Parmi le petit nombre de bipèdes qui sont encore à Paris, on fait beaucoup de conjectures sur le voyage du prince Humbert. Il y a des gens qui disent qu'il vient pour la princesse *** et que le pape payera la dot de la mariée. Je ne crois pas à cela, mais vous savez que je suis sceptique.
Ce qui me semble certain et qui doit, avoir donné naissance à ce canard, c'est qu'on n'est pas content de Sa Sainteté. Montebello, qui est venu ici, en a conté de toutes les couleurs et dit qu'on lui fait faire un métier peu de son goût. Cette conversion du petit Cohen a mis l'armée de très mauvaise humeur et a fait aussi, je crois, quelque impression en haut lieu.
Adieu, mon cher Panizzi. On s'attend à ce que M. de Bismark jette sa Chambre par la fenêtre. La Prusse et l'Autriche sont fort aigres l'une pour l'autre et les petits États très irrités ; mais tout avorte chez ces gens-là. Si la France et l'Angleterre étaient bien unies, elles pêcheraient de beaux poissons dans cette eau trouble.
XXIII
Paris, 5 septembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Pendant que vous êtes en villégiature, je tousse et j'étouffe. Il faut absolument qu'on me donne une maison de campagne au bord du Nil, si l'on veut que je vive. Mes contemporains devraient bien se cotiser pour me faire cette galanterie.
Vous m'avez fait rire avec votre indignation aristocratique, contre la possibilité d'une mésalliance dans la maison de Savoie. Je vous ai dit que je n'y croyais pas alors, et j'y crois encore moins aujourd'hui, mais en ma qualité de plébéien, je ne trouverais pas la chose si terrible ; je la trouverais même très avantageuse à ladite maison, si à de beaux yeux, et à une peau qui doit être fort douce, se joignait la dot que vous savez. Cela vaudrait la peine d'épouser une négresse.
Tout le monde croit qu'il va y avoir une insurrection à Madrid très prochainement, et peut-être une révolution. En Espagne, on n'obéit qu'à une grande épée, et il n'y en a pas dans le cabinet Mon. Elles ne manquent pas en dehors. Il y a O'Donnell, Narvaez, les deux Concha et Espartero. Le ministre actuel de la guerre est un pauvre hère, créature d'O'Donnell, mais qui par lui-même ne peut rien. Si Prim et les progressistes, qui ont fait, comme il semble, de nombreuses recrues essayent d'un pronunciamiento, il est possible que le cabinet aille à tous les diables et l'innocente Isabelle en même temps. Il y a à Madrid plus de vingt mille Français, artisans, industriels ou réfugiés, qui, un jour d'émeute, fournissent des professeurs de barricades très habiles, ainsi qu'on a pu le voir dans la dernière révolution. C'est à quoi aboutissent souvent les efforts pour faciliter les communications internationales. Chacun prend les maladies de son voisin.
Tout cela ne devrait pas vous empêcher d'aller avec moi en Espagne. Les étrangers n'ont rien à craindre dans ces occasions-là ; ils voient les choses de près et se forment l'esprit et le cœur.
Je crois que M. Fould aura fort affaire pour remettre ensemble des collègues fort désunis. Quel parti prendra-t-on pour la session prochaine, résistance ou concession ; c'est ce que personne encore ne sait au juste, peut-être même celui qui décide en dernier ressort.
Les derniers discours de lord Palmerston me paraissent séniles. Solve senescentem! Cela ressemble aux dernières années de Louis-Philippe, lorsqu'il érigeait ses faiblesses en théorie gouvernementale. On dit que lord Russell a écrit de la bonne encre, de son encre particulière, aux Allemands ; ce qui n'est pas probablement le moyen d'arranger les affaires de ce côté.
Adieu, mon cher Panizzi ; mille amitiés et compliments. Pendant que vous êtes à la campagne, écrivez ou promenez-vous.
XXIV
Paris, 20 septembre 1864.
Mon cher Panizzi,
M. Childe, que je vous ai déjà présenté, vous expliquera pourquoi il s'est enfui de chez le roi Mausole. Il vous demandera sans doute votre recommandation auprès de sir Richard Maine. Comme il est observateur et grand voyageur, et qu'il tient à connaître à fond what's that, il voudrait bien voir, en compagnie de quelqu'un des plus solides policemen, les curiosités nocturnes de Londres, et constater l'utilité des casques.
Adieu, je vous écrirai avant de partir.
XXV
Paris, 22 septembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Que dites-vous du traité dont on vient de nous révéler l'existence? A en juger par la fureur des cléricaux, la chose leur déplaît extraordinairement. Le traité a plus d'un inconvénient, entre autres celui-ci ; que ni la France ni l'Italie ne peuvent l'exécuter dans tous ses articles. Ce qu'il y a de bon, c'est que ce n'est autre chose au fond qu'une signification faite au saint-père d'avoir à faire sa malle. C'est ainsi que le parti prêtre le prend ici. La légation d'Italie prétend que la chose est fort bien vue de l'autre côté des monts.
Cette affaire coïncidant avec le voyage de Schwalbach, on n'a pas manqué de dire : Ergo propter hoc. — Je n'en crois rien. Le voyage tient plus probablement à des tracas intérieurs, très fâcheux, mais où la politique n'est pour rien. Vous savez la situation ; ce qu'il y a de plus triste, c'est que les badauds se demandent ce qui a pu faire perdre patience à l'homme assurément le plus patient de ce siècle.
X. est à Schwalbach ; on dit qu'il va épouser mademoiselle ***, qui est un morceau un peu trop bon peut-être pour un garçon de son âge. On a le choix, en pareille position, de crever de bonheur en quelques mois, ou d'enrager à la fumée du rôti tout le reste de son existence.
Tous les Espagnols que je vois me garantissent, non pas une émeute, mais une révolution bien complète, sous fort peu de temps. Narvaez paraît déterminé à pousser les choses à la dernière extrémité, et à rompre en visière avec tout le parti du progrès. Le retour de la reine Christine seul est un défi violent. Si Narvaez tient bien l'armée dans sa main, ce dont je doute, il peut comprimer la première émeute et ne succombera que par défaut d'argent, accident qui, d'ailleurs, est assez proche, à ce qu'il paraît. Mais l'armée est-elle loyale? Narvaez a-t-il encore l'énergie qu'il avait à Ardoz? Tout cela me semble plus que douteux.
Le Times a fait, l'autre jour, sur le Canada un article un peu bien lâche. Je trouve que le cabinet anglais en est venu au point où était arrivé Louis-Philippe sur la fin de son règne, de se vanter de sa couardise et de l'ériger en vertu. Il a grand tort, à mon avis ; il ne faut jamais trop se rabaisser, de peur qu'on ne vous prenne au mot.
Adieu, mon cher Panizzi. J'ai loué une maison à Cannes pour cet hiver, mais vous ne vous en souciez pas.
XXVI
Paris, 2 octobre 1864.
Mon cher Panizzi,
Comment avez-vous trouvé votre Museum et sa docte poussière, en revenant de respirer l'air des champs les plus aristocratiques? Vous avez dû retrouver vos sensations d'écolier, lorsque vous rentriez au collège après les vacances.
Je compte aller à Madrid et y rester jusqu'au milieu de novembre, puis m'en revenir à Cannes, où j'ai retenu mon ancienne maison, sans repasser par Paris, à moins, chose très improbable, qu'on ne me somme de revenir pour le 15 novembre. Je regrette un peu de manquer à mes habitudes et de ne pas fêter la sainte de ce jour ; mais, d'un autre côté, j'ai besoin de prendre soin de mes poumons et le dernier séjour a été si triste, que je n'ai pas le goût de revoir les mêmes choses que vous savez.
Dimanche dernier, je suis allé à Saint-Cloud déjeuner, après avoir assisté au saint sacrifice de la messe. On m'a demandé de vos nouvelles comme toujours. Le prince a mal à ses dents de sept ans. Il est, d'ailleurs, en très bonne condition, ne grandissant pas beaucoup, mais prenant des muscles. L'impératrice est un peu souffreteuse à Schwalbach, dont elle se trouve bien, quoiqu'elle ait toujours des vomissements comme avant son départ.
Ce qu'on dit de contes et de bêtises au sujet de ce voyage est prodigieux. Ce qui l'est encore davantage, c'est que des gens sérieux et crus tels croient toutes ces bourdes qu'on débite. On parle entre autres d'une visite of her Majesty à mademoiselle ***, pour la prier de ne plus demeurer à Montretout, attendu qu'on était affligé de voir sa maison des fenêtres de Saint-Cloud.
Il paraît qu'il y a eu répression assez rude à Turin. Cent soixante personnes ont été tuées dont cinq soldats. Les rues sont droites, et les balles coniques vont loin. Il semble, d'ailleurs, que le ministère a été fort imprudent dans toute l'affaire et n'a rien fait pour éviter l'émeute en préparant un peu les esprits. A ce qu'il me semble, il n'y a que les exagérés des deux camps qui se plaignent du traité. Je crois qu'en l'exécutant de bonne foi, on rendra la place intenable pour le pape, qui, d'ailleurs, mourra probablement avant le terme fixé.
Les changements ministériels qu'on attendait n'auront pas lieu. Drouyn de l'Huys a fait galamment le sacrifice de ses anciennes opinions, et il n'y a plus lieu de lui faire la guerre. Je ne sais quand la session commencera, probablement vers le mois de février. Elle s'annonce mieux que la précédente qui pourtant n'a pas été mauvaise. Thiers est devenu à peu près républicain, vraisemblablement parce qu'il espère être nommé président à son tour. Je le regarde comme enfourné dans une voie déplorable dont il ne sortira plus que par une catastrophe.
Un certain M. X., très connu à Paris, a été surpris l'autre jour avec des gamins habillés les uns en femmes, les autres en abbés, il y en avait un en évêque. On dit qu'il a pris la fuite.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous écrirai encore une fois avant de me mettre en route.
XXVII
Madrid, casa de la Exma Sa condesa del Montijo, 11 octobre 1864.
Mon cher Panizzi,
Me voici à Madrid depuis quelques heures seulement et, ne pouvant dormir, je vous écris. Ce voyage, en vérité, n'est plus une grande fatigue comme autrefois. Plus de passeports et un chemin de fer assez bon qui vous mène de Bayonne ici en seize heures. Quand les employés sauront mieux leur métier, on pourra faire le trajet en dix heures.
Au point de vue de la politique, les affaires sont meilleures vues de près que de loin. Le ministère Mon, qui était une coalition, est tombé devant une autre coalition. Le cabinet Narvaez a l'air assez solide, et sa vieille réputation d'énergie a fait de l'effet sur les ultra-progressistes tapageurs. Reste à savoir ce qu'il deviendra à l'user et comment il se conduira devant les Cortès. Il a deux mois pour s'y préparer, et on a ici comme en tout pays constitutionnel des recettes pour faire parler dans les élections la voix du peuple : vox populi, vox Dei. Narvaez flatte les journalistes et les gens qui aiment les places. C'est un assez bon moyen de réussir. De toute façon, je ne crois plus que je verrai un pronunciamiento de ma fenêtre.
En quittant Paris, vendredi dernier, j'ai vu notre amie de Biarritz. J'ai eu une petite conversation de quatre heures, dont vous pouvez deviner le thème. Elle avait besoin de sfogarsi. Tout est fort triste, plus même que vous ne pouvez l'imaginer, mais n'en dites mot à personne. J'ai donné de bons conseils, je crois, tout en me rappelant le proverbe : « Ne pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce ; » mais je ne sais trop si on les suivra.
La comtesse est en meilleure santé que je ne m'attendais à la trouver. La campagne lui a fait grand bien et de toute manière elle est mieux que l'année passée. Elle vous regrette fort et vous accuse de n'être pas venu par suite de vos préjugés anglais contre l'Espagne. J'ai eu beau l'assurer que vous étiez souffreteux, elle dit qu'un changement d'air aussi radical vous aurait fait grand bien, et que l'air de Madrid, après celui de Carabanchel, est le plus propre à guérir les rhumatismes invétérés.
Je n'ai fait que traverser Madrid, mais il m'a paru notablement embelli. Les boutiques sont très belles, beaucoup de maisons nouvelles, des arbres et de l'eau partout. Avec de l'eau et du soleil, on peut tout faire en ce pays-ci. Le changement qui m'a le plus frappé, c'est le costume des femmes, qui se francise de plus en plus. Or il est aussi impossible à une Espagnole de porter un chapeau qu'à une Française de se coiffer avec une mantille.
Adieu, mon cher Panizzi. Vous ai-je dit, dans ma dernière lettre, qu'avec ce M. X., dont je vous parlais, la police avait attrapé M. Z., non moins connu. Il y avait longtemps que je lui savais cette réputation-là. Comme il n'y avait pas de mineurs dans la réunion, il n'y a pas matière à procès ; car nos lois ne sont nullement bibliques, comme vous savez ; mais le scandale a été énorme. Notre ami le ministre avait reçu la veille M. Z. et était encore horrifié. Je lui ai dit qu'il prenait la chose trop au sérieux et qu'il ne fallait pas se plaindre de ceux qui s'abstiennent de nous faire concurrence.
XXVIII
Madrid, 24 octobre 1864.
Mon cher Panizzi,
J'ai reçu votre lettre et je vois avec plaisir que vous n'allez pas trop mal et que vous résistez aux premiers froids. Je voudrais vous en offrir autant, mais je me suis horriblement enrhumé dans cette diable de campagne de Carabanchel, où nous sommes retenus par des malades. Nous en sortons enfin dimanche prochain pour nous établir à Madrid, où je suis allé aujourd'hui pour me secouer un peu et voir le monde.
La comtesse que vous avez vue à Biarritz a un érysipèle sur la figure. Vous savez qu'elle ne l'a pas médiocrement large, jugez ce que ce doit être à présent. Il n'y a pas de potiron qui l'égale.
L'agitation des prochaines élections est grande en ce moment et on ne parle plus d'autre chose. Comme vous faites fi de la politique espagnole, je vous régalerai d'un cancan qui pourra vous intéresser.
Il y a ici un Anglais, sir C…, lequel a pris pour femme une miss ***. Il paraît que, soit à cause de la différence d'âge (il est vieux et elle jeune), soit à cause d'une grande inégalité de proportions, le mariage n'a point été consommé, ou l'a été imparfaitement. Il y a quelque temps pourtant que lady C… s'excusait de ne pas aller à un bal sur une fausse couche. Quoi qu'il en soit, elle est devenue amoureuse du duc de F… et elle a demandé le divorce pour cause d'impuissance de son mari. Sur ce point, quelques filles de Madrid donnaient des renseignements pas trop désavantageux. Mais sir C… a plaidé guilty et le mariage a été cassé, et sa femme, avec un certificat de virginité, vient d'épouser le duc de F… On l'annonce à Madrid, et on se demande si on la recevra dans le monde. Mais ce n'est pas la fin de l'aventure. Le duc de F… s'est brouillé avec sa sœur, une petite bossue très spirituelle qui est duchesse d'U… Ils sont en procès pour des majorats et des titres. Or la duchesse d'U… a découvert que son frère était né avant le mariage de sa mère avec le dernier duc de F… Il est né en France et son acte de naissance, d'après les registres de l'état civil à Paris, constate le fait. Pour hériter de son père, il a produit un acte signé d'un curé, un extrait de baptême qui lui donne plusieurs années de moins qu'il n'en a en réalité. En Espagne, l'acte religieux suffit ; mais vous savez qu'il n'en est pas de même en France, depuis qu'on a retiré au clergé le soin de constater l'état civil des chrétiens. Vous voyez qu'un assez joli procès se prépare d'où il pourra bien résulter que miss *** perdra sa virginité, mais ne sera plus duchesse, grand malheur pour elle, dit-on, surtout parce qu'avec le duché s'envole une fortune très considérable.
J'ai eu des nouvelles de Saint-Cloud meilleures que celles que je vous donnais. D'esprit et de corps, on va mieux. J'ai eu quelque inquiétude pendant un moment. A présent, tout est assez bien. Ici, on est très contraire au traité du 15 septembre. On a quelque envie de vouloir garder le saint-père. Mais il y a la question d'argent qui refroidit le zèle religieux comme en tout pays.
Adieu, mon cher Panizzi ; je pense quitter Madrid pour la Provence vers le 10 novembre.
XXIX
Madrid, 12 novembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Vous m'inquiétez avec votre abstinence de pain et de végétaux farineux, et je ne comprends pas trop ce genre de traitement. Auriez-vous quelques symptômes diabétiques? C'est aujourd'hui la grande mode, et nos médecins en trouvent partout. Je connais une foule de gens qui se portent à merveille et qu'on tourmente avec un régime. Ce qui vous guérirait plus que toutes les drogues, ce serait un repos un peu prolongé dans un pays moins froid et moins humide que celui que vous habitez. Le British Museum ne pourrait-il se passer de vous pendant trois ou quatre mois? Réfléchissez mûrement là-dessus et pensez que « le moule du pourpoint », comme dit Rabelais, est chose importante et qu'il faut s'en occuper.
Quoi qu'il en soit des tendresses de sir C…, il va partir pour Londres. Son ex-femme arrive aujourd'hui à Madrid. Hier, l'infant don Henrique a été mis dans un chemin de fer et dirigé vers les Canaries. Il paraît qu'il a écrit à la reine des impertinences sur sa politique. Il a ensuite demandé pardon, mais on l'a envoyé promener. Vous savez peut-être que c'était un des candidats à la main de la princesse votre amie.
Hier, j'ai fait un dîner de garçons avec des lorettes ; il y en avait une très jolie qu'on appelle Pepa la banderillera. On m'a présenté comme un évêque anglais chargé de convertir les catholiques. Le dîner était exécrable, comme sont les dîners d'auberge à Madrid et les filles assez bêtes. La Pepa seulement avait des mots et des traits de férocité andalouse qui m'ont assez amusé. En ma qualité d'Anglais et d'évêque, j'ai remarqué que toutes ces dames n'ont bu que de l'eau. Sur le fait de la religion, elles m'ont paru très tolérantes, et elles m'ont dit qu'elles ne brûlaient pas de chandelles à saint François.
Toute originalité disparaît de ce pays-ci. Il n'y a plus peut-être qu'en Andalousie qu'on pourrait encore en trouver, et il y a trop de puces et trop de mauvais gîtes, et surtout je suis trop vieux pour aller l'y chercher.
Il fait un temps d'une pureté admirable, pas un nuage au ciel ; mais il gèle toutes les nuits, et l'air est d'une vivacité telle, qu'on croit respirer des aiguilles. Le Guadarrama est tout blanc, et j'ai peur de geler en route.
On publie ici beaucoup de livres. Avez-vous une édition de Don Quichotte imprimée récemment à Argamasilla par Ribadeneyra, deux gros énormes in-quarto? Avez-vous eu en cadeau la Chronique rimée d'Alonso XI? Cela ne se vend pas, c'est Sa Majesté qui le donne.
Adieu mon cher Panizzi ; donnez-moi vite des nouvelles de votre santé. Cette abstinence de pain me chiffonne. Faites de l'exercice vous vous en trouverez bien. Je vous quitte pour aller faire mes visites d'adieu.
XXX
Cannes, 27 novembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Une occasion se présente d'avoir un vin assez extraordinaire. C'est du vin de Champagne léger qui ne mousse pas, rouge et qu'on peut boire avec de l'eau ou sans eau. Il rend gai et ne grise pas. Cela est incompréhensible pour des Anglais ; mais, quand vous dînerez seul, je pense que vous en laisserez tomber dans votre œsophage une bouteille, avec quelque satisfaction. L'occasion étant chauve par derrière, calvus comosa fronte, j'ai écrit à Du Sommerard de vous faire envoyer une feuillette de ce vin, en double fût, et avec toutes les précautions possibles ; il y en a environ cent dix ou cent quinze bouteilles. Quand vous en aurez goûté, vous m'en direz des nouvelles. Ne croyez pas qu'il s'agisse d'un nectar. C'est seulement du vin très agréable, d'excellent ordinaire et particulièrement propre aux rhumatisants.
Les nouvelles qu'on vous a données sont de deux grands mois arriérées. La concorde règne dans le ménage de nos amis ; après des nuages qui pouvaient amener un orage, le beau temps a reparu.
Je crois également que les renseignements qu'on vous fournit sur la santé de monsieur ne sont pas exacts. Il est assez actif et, d'ailleurs, écoute ses médecins. Il a seulement le défaut d'aimer le cotillon plus qu'il n'appartient à un jeune homme de son âge, et de prendre les femmes pour des anges descendus du ciel. Les plus grands philosophes enseignent, au contraire, qu'il faut ne pas trop se préoccuper des femmes pour rester plus libre et vaquer plus tranquillement à l'étude des sciences. Il se monte la tête pour un chat coiffé et pendant une quinzaine de jours pense au bonheur rêvé. Puis, quand il y est parvenu, ce qui serait facile à vous et à moi (occasione et tempore prælibatis), il se refroidit et n'y pense plus. Ce métier, qui est celui d'un amoureux de roman, n'est pas si fatigant que celui que j'ai fait dans ma jeunesse, sans que je l'aie payé trop cher.
Je suis charmé du succès que le traité du 15 septembre a eu en Italie ; encore plus de la vigueur de la Marmora, qui n'a pas craint de recommencer l'affaire d'Aspromonte. C'est le vrai moyen d'escarmentar les fous qui voudraient mettre le feu aux poudres. Toutes les discussions de la presse et de la tribune sur le traité étaient bien absurdes. Les gens qui aiment leur pays en France et en Italie devaient garder le silence.
Il y a un grand fait acquis, c'est que les troupes françaises quittent Rome. A quoi bon des explications et des précautions à prendre pour des cas à venir, qui peut-être n'arriveront pas? Je pense et j'ai lieu de le croire, d'après ce que j'entends dire à des gens en qui j'ai confiance, que l'Italie laissera le pape faire des bêtises et jouer sa partie. Elle n'a pas besoin de s'en mêler. Plus elle sera sage, plus il sera fou. Vous connaissez l'engeance cléricale et vous savez ce qu'on peut attendre d'elle.
Adieu, mon cher Panizzi ; mademoiselle Lagden et mistress Ewer me chargent de vous faire mille compliments et amitiés, elles se font une fête de vous recevoir.
XXXI
Cannes, 5 décembre 1864.
Mon cher Panizzi,
Veuillez considérer que je vous écris en ce moment ma fenêtre ouverte, et que les Anglais n'osent sortir qu'avec une ombrelle bleue en dessous, blanche en dessus. Ce soleil, auquel vous devez cette taille et cette carrure si respectables, ce soleil tout à fait italien, vous le trouveriez ici, avec une poste aux lettres qui vous permettrait d'écrire deux fois par jour à M. Jones vos instructions. Je ne parle pas du télégraphe en cas de besoin.
En ce qui regarde votre mauvaise humeur et votre crainte d'ennuyer vos amis, permettez-moi de vous dire que vous vous fichez du monde. Nous aurons soin de vous, et nous vous choierons de notre mieux. Si vous êtes trop méchant, on vous laissera dans votre coin. Nous ne vous obligerons pas à abattre des pommes de pin à coups de flèche, ni à monter sur des montagnes de trois mille mètres, vous serez libre de suivre vos goûts ; seulement nous vous offrons de mauvais dîners et des déjeuners idem avec des causeries, du whist et du piquet, et deux dames pour vous soigner, qui s'en font une fête. Il s'agit de savoir franchement si la chose vous convient, et alors de le dire un peu à l'avance, afin que nous pourvoyions à votre logis. Je crois vous avoir dit que nous avons une chambre, mais elle est au nord, et peu digne de votre mérite. A côté de nous est un hôtel très tranquille, dont le propriétaire m'a quelques obligations. Vous pourriez y avoir une chambre et y loger votre valet de chambre. En frappant au mur, on pourrait vous aviser que la soupe est sur la table, mais il faudrait être prévenu un peu d'avance.
Jusqu'ici, nous sommes tous en assez bon état de conservation. M. Mathieu (de la Drôme) nous avait annoncé des tempêtes abominables. Nous avons eu le plus beau temps de juin qu'on puisse imaginer.
Adieu, mon cher Panizzi, ou plutôt au revoir. Miss Lagden et mistress Ewer vous espèrent et vous languissent, comme on dit dans le dialecte de ce pays.
XXXII
Cannes, 24 décembre 1864.
Mon cher Panizzi,
M. Cousin me prie de vous demander le sens exact de cette phrase qu'il trouve dans une lettre du cardinal Mazarin : Senza far lunarii. Il semble, d'après le contexte, que cela voudrait dire : « Sans faire l'astrologue ; sans me mêler de prédire. » Est-ce une locution usitée? et que signifie précisément lunarii? Nous n'avons pas ici un seul Italien en état de nous donner la solution de l'énigme. Soyez notre Œdipe.
Malgré la douceur de notre climat, j'ai attrapé un gros rhume en allant voir nos doctrinaires de Cannes, le duc de Broglie et sa fille. Il a de plus un fils, officier de marine, élève de l'École polytechnique, qui entend trois messes par jour et en sert deux. J'ai été trois ou quatre jours sans sortir, toussant horriblement, mais sans être tourmenté de mon asthme pendant ce temps-là.
Notre philosophe[3], au lieu de m'offrir ses consolations, essayait de me démontrer que je serais infailliblement prié de succéder à Mocquart[4], ce qui était loin de me réjouir, comme vous pouvez le penser. Voici la nomination faite et un choix qui me semble assez bon. Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'on ait pensé à moi un instant. Je suis trop bien avec madame pour que monsieur m'accorde sa confiance. Pourtant, à tout hasard, j'avais fait mon thème, pour le cas où je recevrais quelque proposition contraire à mon repos. J'aurais accepté la charge, refusé le titre et les émoluments, de façon à me donner le droit, au bout de quelque temps, de dire que je n'en pouvais plus et que je priais qu'on me permît de retourner à mes moutons. Heureusement il n'a pas été besoin de recourir à cette extrémité.
[3] Victor Cousin.
[4] Secrétaire particulier de l'empereur.
Il y avait dans le Times de la semaine passée un article excessivement violent contre l'empereur, à propos des dépenses militaires de toute l'Europe. Outre un certain nombre d'allégations absolument fausses, pour la forme et pour le fond, il était impossible de voir rien de plus méchant. Vous devriez bien prêcher M. Delvane[5] à ce sujet, et lui dire qu'en aiguisant ainsi les vieilles haines, il fait le plus grand mal aux deux pays. Il m'a semblé, au reste, que cet article était de fabrique française, et je ne serais pas surpris que ce fût du Rémusat ou du Prévost-Paradol traduit.
[5] M. Delvane était alors le directeur politique du Times.
J'ai reçu des nouvelles de madame de Montijo, qui a gagné un fort gros rhume à vendre des brimborions à une vente de charité. Elle est mieux à présent, et je vois qu'elle a donné une fête au nouvel ambassadeur de France.
Le pape me semble avoir perdu tout à fait la tête. Avez-vous vu la dernière bulle qu'il vient de publier pour condamner une foule de propositions téméraires qui sont celles de tout le monde, et une autre bulle qui ajoute un demi-cent de saints au calendrier? Je suis sûr que les gens du XVIe siècle auraient bien ri de tant de bêtises ; au XIXe nous avalons tout.
Avez-vous reçu le seizième volume de la Correspondance de Napoléon Ier? Je ne sais si le nouveau président de la Commission, qui n'a jamais été bien renommé pour sa politesse, continuera d'envoyer son œuvre à ceux qui ont déjà reçu les premiers volumes.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous souhaite une bonne fin d'année. Ne mangez pas trop de christmas dinner, et rappelez-moi au souvenir de nos amis.
XXXIII
Cannes, 12 janvier 1865.
Mon cher Panizzi,
La divine providence nous a envoyé un pâté de foie gras de Strasbourg qui nous a particulièrement fait regretter votre absence. J'en ai rarement mangé d'aussi bon, et les truffes qui l'ornaient étaient excellentes.
Le pape est parfaitement drôle, et les évêques qui reprennent la balle ne le sont pas moins. Mais voici un détail que vous ignorez, et qui a quelque valeur historique. Aux yeux de vous autres messieurs les politiques, l'encyclique du Vicaire de Jésus-Christ passe pour une réponse au traité du 15 septembre. Il n'en est rien.
Il y a ici un philosophe de nos amis[6], un peu trop clérical pour vous et pour moi, qui, deux mois avant le traité, a reçu la visite d'un auditeur de rote, Français et prêtre assez débonnaire, qui est venu le conjurer d'abjurer certaines erreurs contenues dans un de ses derniers livres, l'Histoire de la philosophie, ajoutant que, s'il ne le faisait pas, il s'exposait à être compris dans une censure que préparait le Sacré-Collège. Notre ami lui a dit qu'il ne rétractait rien, et qu'il ne conseillait pas au pape de s'en prendre à la philosophie, ni aux matières qui ne le regardaient pas. Vous voyez que l'encyclique est un vieux péché.
[6] Victor Cousin.
Je suis sans nouvelles de Paris depuis quelques jours, et un peu inquiet d'un bruit qui s'est répandu ici, que l'empereur avait eu une attaque. Bien que j'attache peu de foi à cette nouvelle, j'en suis un peu ému, car la vie qu'il mène n'est pas trop bonne pour un homme de cinquante-six ans, si j'en crois des rapports malheureusement trop certains. C'est ce qui pourrait arriver de plus triste pour ce pays-ci, en ce moment surtout où l'encyclique et la prochaine réunion des Chambres excitent un peu d'agitation.
Il me semble que les affaires de nos amis les confédérés vont assez mal. Le bon Dieu étant toujours pour les gros bataillons, il n'est que trop probable qu'ils succomberont à la fin. Il y avait dans le Times le récit d'une petite machine infernale destinée à détruire un fort et probablement à tuer tous ses défenseurs au moyen de sept cent mille livres de poudre. On se demande si nous sommes au XIXe siècle, pour voir employer des machines de cette espèce.
Je suppose que Newton est venu à Paris pour la vente Pourtalès. Avez-vous acheté la tête de l'Apollon de Délos? c'était la plus belle chose qu'il y eût, et j'aurais bien désiré que cela restât à Paris ; mais, si elle s'en va, mieux vaut qu'elle soit chez vous qu'ailleurs. Il y avait aussi un beau buste de Crispine, femme d'Éliogabale, et quantité de bijoux et de menus objets des plus intéressants.
Adieu, mon cher Panizzi ; bonne santé et prospérité. — Ces nouvelles de la santé de l'empereur me tourmentent malgré moi, et j'attends nos journaux avec grande impatience.
XXXIV
Cannes, 27 janvier 1865.
Mon cher Panizzi,
Vous aurez lu le pamphlet très habile de monseigneur Dupanloup. Il explique fort bien que, lorsque la bulle dit noir, il faut entendre blanc. C'est la perfection de l'art des jésuites. Il paraît, d'ailleurs, que les bonnes têtes, ou les moins fêlées du sacré collège, ont fait entendre raison au pape et lui ont persuadé de donner quelques explications dans le sens de celles que monseigneur Dupanloup a présentées. Cet erratum du Saint-Esprit sera accepté, je pense, et peut-être suffira pour apaiser la noise jusqu'à ce que l'ouverture de la session la ranime plus énergiquement que jamais. Thiers va se poser en champion de la papauté et attaquera vigoureusement le traité du 15 septembre.
Avez-vous lu une facétie d'About dans l'Opinion nationale du 22 janvier, où il traite notre ami de la bonne manière et malheureusement avec une vérité frappante? Cela ne l'empêchera nullement de faire les bêtises que lui suggèrent les belles dames et ses anciens ennemis les doctrinaires. Lisez cela, et vous rirez, j'espère.
L'affaire du duché de Montmorency donné à M. de Périgord commençait à ennuyer tout le monde à Paris, lorsqu'un nouveau petit scandale est venu fort à propos pour faire diversion. La fille aînée de madame de X… avait été mariée, il y a vingt-cinq ou trente ans, à un M. de Z…, qui avait le malheur d'être impuissant. Elle y remédiait au moyen du marquis de L…, qui ne l'était pas et qui lui fit un enfant. Donc cet enfant fut mis au monde très mystérieusement, car le mari était depuis deux ans à l'étranger. Ce mari est mort, mais le fils est vivant et majeur, et, se fondant sur l'axiome Is pater est quem nuptiæ demonstrant, il demande le nom et le titre de Z… Vous pouvez penser le bel effet que cela produit.
Lord H… vieillit rapidement, et, entre nous, je doute qu'il ait la cervelle en bien bon état. Lorsqu'on lui a annoncé la mort de sa femme, il a dit : Well I hope she will be soon better. Puis il a fait hisser au-dessus de sa villa un pavillon à ses armes, pour avertir les demoiselles, je crois, qu'il était redevenu un homme libre à leur service.
Cousin ne se porte pas trop bien non plus et me donne un peu d'inquiétude. Il a des sifflements dans les oreilles, des bourdonnements et maigrit pitoyablement. Il conserve néanmoins toute sa vivacité et son intelligence.
Pour moi, je ne suis pas trop mal, bien que j'aie éprouvé récemment un retour de mes oppressions. Le temps très doux que nous avons me fait grand bien. Nous allons demain faire un déjeuner champêtre en plein air. Je ne pense pas que vous déjeuniez encore dans votre jardin. Je voudrais bien, si la chose est possible, rester ici tout le mois de février ; mais peut-être sera-t-il nécessaire de revenir pour l'adresse, surtout si les cléricaux livrent bataille. J'espère toutefois que les choses se passeront sans bruit.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne tombez dans aucune des quatre-vingts erreurs condamnées.
XXXV
Cannes, 15 février 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis très enrhumé et horriblement ennuyé par la perspective de l'adresse et l'obligation d'aller assister à la bataille que les cléricaux vont nous livrer. J'attends avec impatience l'adresse qui a dû être prononcée ce matin, mais ce ne sera que dans quelques jours que je pourrai savoir le jour de l'ouverture de la discussion et celui de mon départ. Ce qu'on me dit du temps qu'il fait à Paris ne m'engage pas du tout à me presser.
Cousin est ici assez souffrant d'une névralgie qui lui cause des insomnies continuelles, vous le plaindrez pour cela ; il maigrit beaucoup, il s'abat et commence à m'inquiéter. L'autre jour, il se promenait dans un bois près de Cannes avec son secrétaire qui lui lisait le journal. Une paysanne qui passait dit à sa compagne : « Vois donc, ce vieux monsieur qui, à son âge, ne sait pas lire. »
On me conte des choses fabuleuses de la vente Pourtalès. Si elle finit comme elle a commencé, vous aurez à fouiller à l'escarcelle.
J'ai fait vos compliments à lord Glenelg. Mistress Norton est ici, toujours belle et très gracieuse, et nous est venue voir avant-hier. Elle a fait la conquête de ces dames. Sa petite-fille menace d'être aussi belle qu'elle, et a déjà des yeux pour la perdition du genre humain.
Je n'ai rien lu de plus plat que le discours de la reine, et on dit qu'il n'est pas écrit en anglais. Si notre ami de Piccadilly continue à tenir quelques années encore le timon, Dieu sait quelles couleuvres il fera avaler au respectable public. Il semble qu'il veuille mourir en repos, et tout bruit l'importune, même lorsque c'est le bruit d'un grand péril qu'il serait à temps de conjurer.
Si, comme cela semble très probable, le Sud est accablé, vous verrez de quelle façon le Nord témoignera sa reconnaissance à l'Angleterre pour la remise des raiders de Saint-Albans. Cela me semble, au fond, une grande lâcheté du gouvernement du Canada et de celui de l'Angleterre.
Ces gens sont des voleurs sans doute, mais qu'a fait Sherman en Géorgie, et Butler et tant d'autres? Au reste, l'Europe sera assez vite punie, je pense. Il y a dans les Américains un si beau mépris de toute morale, que je ne vois que les Romains d'autrefois à leur comparer. Ils en ont l'avidité, l'audace, et cinq ans de guerre terrible en ont fait des soldats redoutables. Ils payeront leur dette en faisant banqueroute, et trouveront de l'argent sur les terres de leurs voisins.
Je suis sans nouvelles et un peu inquiet de la santé de madame de Montijo, qui avait été tourmentée par un retour de fièvre. On me dit que l'impératrice va mieux, mais qu'elle vit très retirée et presque toujours seule. L'empereur se porte parfaitement bien.
On raconte que monseigneur Chigi est fort penaud et irrité de la publication de ses deux lettres aux deux traducteurs si peu d'accord sur le sens de l'encyclique.
Adieu, mon cher Panizzi ; écrivez-moi ici jusqu'à ce que je vous donne avis de la translation de mes pénates.
XXXVI
Paris, 14 mars 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis parti de Cannes, il y a quelques jours, très souffrant et je suis arrivé ici en pire état. Je compte y rester jusqu'à la fin de la discussion de l'adresse, puis m'en retourner à Cannes. Ma santé me donne du tintoin. Mes étouffements augmentent d'intensité et se renouvellent à des intervalles plus rapprochés ; bref, l'animal se détraque ; qu'y faire?
Je suis allé voir l'impératrice hier. Je l'ai trouvée très bien portante, mais fort triste. Elle comprenait toute la perte qu'elle venait de faire par la mort de M. de Morny. Je dis elle personnellement, et je n'ai pas besoin de vous dire le pourquoi. L'empereur est profondément affligé. Il n'est pas facile, en effet, de trouver un homme d'esprit et de tact comme Morny, plein de bon sens et de décision. Il est question de le remplacer à la présidence du Corps législatif par M. Baroche ; mais la chose est difficile, je ne sais même si elle est possible.
Vous recevrez presque en même temps que cette lettre la visite d'un de mes amis, le comte de Circourt. C'était un grand ami du comte de Cavour. C'est un homme très instruit, trop instruit, car il a la mémoire la plus extraordinaire que je connaisse et sait tout ; d'ailleurs, fort galant homme et anticlérical, bien que, par sa naissance, ses relations et ses habitudes, il vive au milieu des cléricaux. Peut-être est-ce pour cela qu'il ne peut les souffrir.
Nous aurons probablement demain au Sénat une séance curieuse. Les cardinaux, à l'exception de M. de Bonnechose, sont des sots et ne savent pas dire deux mots. Mais le Bonnechose est très habile, et, d'un autre côté, nos vieux généraux ont peur du diable. Ils se disent : « S'il y avait seulement cinq pour cent de vérité dans ce qu'on rapporte de ce gentleman!… » Ajoutez à ces réflexions très sages, les femmes et les filles qui sont dévotes ; car toutes les femmes, même les pires catins, sont dévotes à présent. Soyez persuadé qu'il ne sera pas aisé de se débarrasser de l'hydre, après lui avoir laissé pousser bien plus de sept têtes.
Bien que le discours de M. Rouland ne fût ni des meilleurs, ni des plus habiles, il a produit son effet. On aurait pu lui dire : « Pourquoi, puisque vous connaissiez le danger, avez-vous été si faible lorsque vous étiez ministre des cultes? » Mais enfin, mieux vaut tard que jamais.
J'ai vu dans le journal que lady Palmerston était gravement malade ; puis plus de nouvelles. J'espère qu'elle est rétablie. Lorsque vous la verrez, tâchez de trouver moyen de lui dire quelque chose de gentil de ma part.
Est-ce la vieillesse qui règne dans le cabinet britannique, ou bien est-ce calcul de gens qui ont fait un bon coup à la Bourse et qui ne veulent plus se risquer? Quoi qu'il en soit, vos ministres affichent la poltronnerie avec trop d'éclat. Rien n'est plus bête que d'être fanfaron, mais il est dangereux, outre le ridicule, de se poser en poltron. C'est le moyen d'avoir tous les faux braves à ses trousses.
Adieu, mon cher Panizzi ; santé et prospérité. Je suis ici jusqu'à la fin de la semaine.
XXXVII
Cannes, 26 mars 1865.
Mon cher Panizzi,
Je ne crois pas un mot du voyage à Rome de madame de Montijo, encore moins de son voyage en Angleterre. Dans la dernière lettre qu'elle m'a écrite, il y a sept ou huit jours, elle m'annonçait le dessein d'aller à Paris au mois de mai ; ce qui semble fort peu d'accord avec la visite au saint-père et à madame ***. Il me paraît peu vraisemblable qu'elle aille ailleurs qu'à Paris. A Rome et à Londres, elle se trouverait dans une position embarrassante, à certains égards, et privée de sa liberté, qui est la chose à laquelle elle tient le plus.
Lord Glenelg est toujours ici, occupant ses loisirs comme à l'ordinaire, entre la lecture de romans et la prière.
Cousin s'apprête à retourner à Paris pour y faire un immortel. Je lui laisse ce soin, et je compte passer ici le mois d'avril à tâcher de remettre un peu mes poumons maléficiés, qui ont grand besoin de repos et de ménagements.
Lorsque j'ai quitté Paris, on ne croyait pas que la discussion de l'adresse au Corps législatif dût être beaucoup plus animée qu'elle ne l'a été au Sénat. L'opposition est fort divisée, et il y a grande apparence qu'elle portera ses principaux efforts sur les questions intérieures. On doutait que M. Thiers parlât sur la convention du 15 septembre, afin de ménager ses amis politiques, moins papalins que lui. Le moins qu'on parlera de ce traité sera le mieux. Je pense que, si nous paraissons bien résolus de l'observer à la lettre, la cour de Rome reviendra à des idées plus saines. Non point le pape, peut-être, qui est un peu fou, et auquel on prête des aspirations singulières au martyre. Mais il y a autour de lui une grande quantité de canailles en rouge, en violet et en noir, fort peu disposées au martyre, et prêtes à accepter toutes les conditions qui leur laisseront quelque chose de leurs revenus actuels. Probablement ces gens-là exerceront quelque influence sur les résolutions de leur souverain. Reste à savoir si son obstination ne l'emportera pas sur l'intérêt bien entendu de son petit établissement.
Je vous fais mes compliments sur l'acquisition de l'Apollon Justiniani. Newton, que j'ai vu la veille de mon départ, m'en avait dit du mal, ce qui m'avait persuadé qu'il en avait fort envie. Je ne trouve pas que vous l'ayez payé trop cher, et c'est certainement un morceau de musée qu'il faut acquérir dès qu'on en trouve l'occasion.
Adieu, mon cher Panizzi ; la poste me presse, je n'ai que le temps de fermer ma lettre.
XXXVIII
Cannes, 13 avril 1865.
Mon cher Panizzi,
J'attendais pour vous écrire que je fusse assez bien pour vous donner des nouvelles de ma santé et de mes projets ; mais la première ne fait pas de progrès, et les autres, qui en dépendent, sont dans le vague le plus complet. Je tousse toujours, je ne dors ni ne mange, je me sens faible et sur un déclin rapide. Parfois j'en prends mon parti assez philosophiquement, d'autres fois je m'en irrite ou je m'en afflige. C'est quelque chose comme les alternatives de pensées dans la tête d'un homme condamné à être pendu.
Il me semble que vous êtes un peu sévère pour la Vie de César, qu'on vous a envoyée. Voudriez-vous qu'au lieu de dire les choses simplement, bonnement, l'auteur eût fait comme les historiens tudesques, qui, pour ne pas entrer dans la voie battue, prennent les sentiers les plus absurdes et les plus extravagants du monde. D'ailleurs, j'aurais bien voulu que l'auteur eût suivi le conseil que j'avais pris la liberté de lui donner. C'était de se borner à ses réflexions sur l'histoire, au lieu de s'embarquer dans un récit où il n'y aura rien de neuf. Il est évident que ces réflexions d'un homme placé à un point de vue où aucun homme de lettres ne peut se placer, auraient eu quelque chose d'original et de très intéressant. Le grand défaut du livre, à mon avis, c'est qu'on dirait que l'auteur se place devant un miroir pour faire le portrait de son héros.
Vous me paraissez aussi un peu dédaigneux pour votre tête d'Apollon. N'en déplaise à Newton et aux autres connaisseurs, cela me semble une œuvre capitale, telle que peu de musées en possèdent. Je ne trouve pas que vous l'ayez payée cher. Mais que dites-vous de notre Louvre, qui a acheté cent treize mille francs un portrait d'Antonello de Messine? Notre administration agit avec la passion d'un amateur, ce qui est déplorable. Si j'en avais le pouvoir, je changerais avec vous : je vous donnerais l'Antonello pour l'Apollon, sans vous demander la différence de prix.
J'ai reçu hier une lettre de madame de Montijo. Elle ne me dit pas un mot de son voyage à Londres, mais me promet qu'elle sera à Paris vers le commencement de mai. La comtesse est mieux, à ce qu'elle m'écrit, bien qu'un peu fatiguée de son hiver. Sa maison étant le refuge de tous les oisifs de Madrid, elle est la victime de ses devoirs de maîtresse de maison. Elle ne se couche qu'à l'heure qui convient à ses tertulianos, et continue ainsi jusqu'à ce qu'elle soit sérieusement malade. Elle me charge, d'ailleurs, de ses memorias pour Panucci ; car elle persiste à dénaturer le nom de Votre Seigneurie.
Que dites-vous des discussions dans le Parlement sur les affaires du Canada? Je voudrais savoir ce qu'en pensent l'ombre de Pitt et celle de lord Wellington. Mais ce qui passe mon intelligence, c'est un gouvernement qui prend la peine d'instruire les étrangers qu'il a la plus grande longanimité et qu'il acceptera tous les soufflets qu'on peut lui offrir. Serait-il vrai que les hommes deviennent poltrons en vieillissant?
Cousin est parti pour Paris, il y a trois jours, en assez mauvais état. Il m'a dit qu'il s'arrêterait en route, et ne serait à Paris que samedi. Je suppose qu'il ne veut pas revoir ses anciens amis politiques avant la fin de la discussion de l'adresse.
Il me semble que nous avons été plus politiques et moins bavards au Sénat. L'opposition, en présentant cette kyrielle d'amendements, n'a guère obtenu d'autre résultat que celui d'ennuyer le public. C'est du moins l'impression que cela a produit à Paris, et que j'ai éprouvée moi-même.
Lisez un livre assez curieux qui vient de paraître : L'Immortalité selon le Christ, par Charles Lambert. Il y a une appréciation nouvelle de l'histoire juive qui m'a l'air d'être vraie. Depuis que le parti clérical est devenu si puissant et si intolérant, les livres de cette espèce se multiplient et se vendent comme du pain. Cela pourrait finir par quelque chose de fatal à notre sainte religion, si les femmes n'étaient pas là, pour la faire triompher en se refusant aux hommes assez immoraux pour ne pas faire leurs Pâques.
Adieu, mon cher Panizzi ; je voudrais bien que vous fussiez ici pour faire maigre demain. Je compte partir pour Paris, si j'en suis capable, vers les premiers jours de mai.
XXXIX
Cannes, 22 avril 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis un peu mieux, quoique toujours assez dolent. Dimanche en huit, je compte être à Paris. J'espère y trouver la comtesse de Montijo, que je voudrais savoir en France, maintenant qu'on se tire des coups de fusil à Madrid. Elle a le malheur d'avoir une maison qui est une position stratégique, qui a déjà été occupée plusieurs fois militairement, et dont, à la dernière émeute, heureusement pendant son absence, son ami le général Concha a dû faire le siège. Le gouvernement et le parti progressiste en sont arrivés au dernier degré d'animosité ; il n'y a plus que la guerre de possible entre eux.
Ce qui m'amuse beaucoup, c'est que le parti du progrès accuse Narvaez d'être néocatholique, ce qui me rappelle l'histoire suivante. — Dans son avant-dernier ministère, il s'était brouillé avec notre saint-père le pape, et, comme il est homme d'esprit et qu'il sait le défaut de la cuirasse papaline, il commença par saisir ce qu'on appelle le trésor de la bulle, c'est-à-dire l'argent que l'Espagne envoie à Rome pour ne pas faire maigre. Tout cet argent, et il y avait plusieurs millions, fut employé à enrichir ses créatures, au nombre desquelles toutes les jolies filles de Madrid. Une de ces dernières, mon intime amie et très dévote, avait une pension de huit mille réaux pour services publics.
Toute la question à présent est de savoir ce que fera l'armée. Dans la dernière émeute de ce mois, elle a tiré à tort et à travers sur le respectable public, et, si elle demeure fidèle, il n'y aura pas de révolution ; sinon, nous aurons à Paris l'innocente Isabelle.
Voilà les confédérés à bas, ou du moins bien bas. Reste à pacifier le pays, et quelles mesures M. Lincoln prendra-t-il pour cela? Avec un Parlement composé de canaille, comme celui des États-Unis, et un Sénat présidé par un tailleur ivrogne, qui peut dire quelles folies nous pourrons voir? Ce qu'il y a de pire, c'est que ces drôles-là sont en réalité très puissants, qu'ils ont dans toutes les occasions un entêtement de mulet et pas plus de conscience que n'en avaient vos petits tyrans italiens du XVIe siècle. Ce sont là bien des éléments de succès dans un temps où la Providence s'obstine à ne plus faire de miracles. Si j'étais à la place de l'empereur Maximilien, je tâcherais d'enrôler au plus vite les Irlandais et les Allemands de l'armée fédérale, outre tous les coquins qui ont pris le goût de la bataille. Ce serait, je crois, un excellent moyen de gagner le respect de ses sujets et de les mener à la civilisation par le plus court chemin.
Que dites-vous du discours de Thiers? Il paye à l'empereur d'Autriche le dîner qu'il en a reçu, en proposant sérieusement à la France l'alliance autrichienne comme la plus utile. Thiers a une faculté singulière, c'est d'oublier tout ce qu'il a dit et tout ce qu'il a fait, dès que la passion s'en mêle. Il est de très bonne foi, aussi convaincu de son infaillibilité que peut l'être le plus entêté de tous les papes.
Je ne suis guère plus content du discours de M. Rouher ; mais il vous prouve quel est l'immense pouvoir des idées cléricales en France. On y considère comme athée quiconque met en question la souveraineté temporelle du pape. Il y a des gens très honnêtes, très éclairés, comme M. Buffet, par exemple, qui croient cela comme parole d'évangile. Viennent ensuite les politiques ou soi-disant tels, qui admettent comme un fait incontestable que toute diminution du territoire du pape est un malheur européen et une occasion de conflit général. Si cela continue, vous et moi, nous courons risque d'être brûlés avec des fagots en place publique.
Adieu, mon cher Panizzi ; veuillez me tenir au courant de vos intentions pour le temps des vacances, j'entends vos vacances.
XL
Paris, 4 mai 1865.
Mon cher Panizzi,
J'ai vu aujourd'hui M. Fould, qui m'a paru en assez bon état et pas trop mécontent de la marche des choses. Les orléanistes, les républicains, et surtout les légitimistes, sont encore dans les extases d'admiration pour le discours de M. Thiers. C'est, disent-ils, le premier homme d'État de l'Europe. Ce que c'est que la passion. Je ne crois pas qu'il ait jamais rien dit de plus propre à prouver qu'il est absolument exempt de sens politique. J'ajouterai que ce n'est pas non plus par le sens moral qu'il brille.
On m'avait parlé de la santé de lord Palmerston de la même façon que vous. Lord Cowley dit qu'il n'a qu'une attaque de goutte aux mains et qu'il ne veut pas se montrer, parce qu'il ne saurait consentir à se faire faire la barbe par un barbier. Vous savez que les diplomates ne sont pas comptés parmi les plus véridiques des hommes. Au cas où cette goutte se prolongerait ou prendrait des proportions alarmantes, qui sera premier ministre? On m'a dit, mais j'en doute, que la reine avait appelé lord Clarendon, qui aurait décliné d'accepter la succession et indiqué lord Stanley.
Ne trouvez-vous pas qu'on fait un peu trop de fuss pour la mort de M. Lincoln? C'était, après tout, un first second rate man, comme disaient les Yankees, dont probablement vous n'auriez pas voulu pour un employé du Muséum ; mais il valait mieux que la majorité de ses compatriotes, et il me semble qu'il avait gagné à force de vivre dans les grandes affaires. Les éloges qu'on en fait au Parlement montrent la peur qu'on a de l'Amérique ; et le résultat qu'on aura obtenu sera de rendre ces rustres encore plus impertinents et orgueilleux qu'ils ne le sont naturellement. Croyez qu'il ne se passera pas longtemps avant que l'Angleterre regrette sa politique au commencement de la guerre civile.
M. Booth et l'autre sont des scélérats bien trempés qui rendraient des points à Müller. Ed. Childe me dit que, depuis un mois, ce Booth s'entraînait à tirer des coups de pistolet dans toutes les positions. Il croit qu'il n'a eu aucune communication avec les gens du Sud ; cependant sa phrase latine : Sic semper tyrannis! est la devise de la Virginie. Nous verrons probablement de singulières choses avec l'ivrogne qui succède à Lincoln.
Tout le monde ici me paraît mécontent du voyage de l'empereur en Algérie. C'est trop risquer pour voir ce qu'il verra. Le plus sage eût été de laisser faire le maréchal Mac-Mahon, qui est un homme de sens et très honnête, deux qualités rares par le temps qui court.
Adieu, mon cher Panizzi ; j'espère que vous avez votre part du beau temps qu'il fait ici et que vous êtes fort et allègre. Je voudrais pouvoir en dire autant.
XLI
Paris, 12 mai 1865.
Mon cher Panizzi,
Lundi dernier, j'ai déjeuné avec notre hôtesse de Biarritz et son fils. Tous les trois. Elle m'a demandé de vos nouvelles. Elle va bien et l'enfant est extrêmement gentil et bien élevé. Il me semble que tout le train de la maison est changé. On est moins gai, mais on est plus calme. Je crois que, depuis un an, elle en a appris beaucoup sur les choses et sur les hommes. Un sculpteur assez bon[7] fait un assez joli portrait de l'enfant ; ce qui a donné à celui-ci l'envie de mettre la main à la terre glaise, et il a fait un portrait de son père qui est ressemblant. Cela est pétri à la diable, mais il y a un sentiment des proportions qui est vraiment extraordinaire.
[7] Carpeaux.
Ici, on est assez content de M. Bigelow, le ministre des États-Unis. Il dit très haut qu'ils veulent être en paix avec tout le monde, et, quant au Mexique, qu'ils laissent à leurs voisins le choix du gouvernement qu'ils préfèrent. L'impératrice lui a demandé ce que voulait dire cette phrase du président : « Si l'Angleterre est juste avec nous. » M. Bigelow a répondu que la justice qu'ils attendaient, c'était le remboursement de cent millions de dollars, somme à laquelle on évalue les pertes causées au commerce fédéral par les croiseurs confédérés armés en Angleterre.
Maintenant qu'on fait tant de fuss et tant de compliments à l'occasion de la mort de M. Lincoln, que la reine d'Angleterre et l'impératrice écrivent à la veuve de leurs mains blanches, quelle sera, croyez-vous, la prépotence de ces drôles, qui déjà se regardent comme les premiers moutardiers du pape? Attendez-vous à toutes les insolences les plus monstrueuses. Lincoln était un pauvre hère, non dépourvu de bon sens et qui, en quatre années, avait appris quelque chose. Croyez que la faiblesse de lord Palmerston et ses peurs absurdes seront bientôt vivement senties et chèrement payées. La politique sénile, qui est de vivre au jour le jour et d'ajourner toutes les grandes questions, finit toujours tragiquement.
Thiers tend visiblement à se séparer de ses amis pour se rapprocher des cléricaux et du faubourg Saint-Germain. Il est, comme bien des gens venus de bas, très sensible aux flatteries de l'aristocratie, et le faubourg Saint-Germain ne les lui marchande pas. On lui fait une cour très assidue, et des gens qui le pendraient probablement, s'ils revenaient jamais au pouvoir, l'encensent de la manière la plus honteuse. Il en est tout bouffi, et ses femmes encore plus. Chez les bourgeois, on commence à lever les épaules de ses théories politiques et à l'appeler radoteur. Je doute qu'il fût élu à Paris, s'il y avait une nouvelle élection. Pour moi, je n'ai rien vu de plus bouffon que son argument pour le pouvoir temporel, fondé sur la liberté nécessaire au catholicisme. Le catholicisme a besoin d'un souverain étranger ; ergo, il faut que le pape soit souverain. Mais, pourrait-on répondre, les Romains n'ont malheureusement pas un souverain étranger. Enfin, tout cela est bête et pourtant cela passe et est accepté par beaucoup de niais.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous mieux et tenez-vous en joie.
XLII
Paris, 19 mai 1865.
Mon cher Panizzi,
Madame de Montijo est arrivée ici très enrhumée, et la vue pire que lorsque vous étiez à Biarritz. C'est, pour une personne si active, un très grand malheur ; mais elle le supporte avec courage, et se tire d'affaire même, sans que bien des gens s'aperçoivent de son infirmité. Le comte de las Navas et sa femme sont avec elle. L'un et l'autre en bonne santé. Ils m'ont demandé beaucoup de vos nouvelles.
Que dites-vous des cent mille dollars offerts par le président Johnson? Croyez que ces affreuses canailles de Yankees nous donneront sous peu, à vous et à nous, de fiers tracas.
On commence à croire que le Corps législatif ne voudra pas voter le budget des travaux extraordinaires. Fould, qui s'était fort opposé à ce qu'il fût présenté, a eu le tort de chercher ensuite des moyens d'exécution qui rendissent la chose possible.
Adieu, mon cher Panizzi. Vous savez que Libri est un homme du XVIe siècle qui ne se fie à personne, comme était Benvenuto Cellini qui tournait les coins de rues all' largo.
XLIII
Paris, 23 mai 1865.
Mon cher Panizzi,
Je suis bien désolé de ce que vous me dites de lady Zetland. C'était — car je crois qu'il faut maintenant parler d'elle au passé — c'était une femme comme il n'y en a plus guère, distinguée, s'intéressant à tout et parlant bien de tout. Quoique je l'aie très peu vue, je l'aimais plus que des femmes avec qui j'ai eu de plus intimes relations. Lorsque vous verrez lord Zetland ou quelqu'un de la famille, veuillez lui dire toute la part que je prends à leur malheur.
J'ai toujours oublié de répondre à votre question au sujet du voyage de madame de Montijo en Angleterre, d'abord, parce que je n'y croyais pas, et que je n'y croirai que lorsqu'il se fera. Mais il est très vrai qu'on en parle. Elle veut passer une semaine à Londres, puis une quinzaine dans un château en Écosse, je ne me rappelle plus chez qui.
A ce propos, dites-moi between you and me et très nettement ce que vous pensez de ce voyage et de la circonstance suivante. Elle doit passer ces huit jours chez madame ***, à Londres. Madame *** est très riche ; mais, si je ne me trompe, pas trop bien dans le monde anglais. Son mari a un air de juif qui ne lui est pas très prepossessing. Elle ne manque pas d'esprit, mais elle est horriblement cancanière. Il me semble que c'est, de toutes les maisons, celle où j'aimerais le moins à la savoir. Vous êtes plus à même que personne de nous éclairer là-dessus. Mais, au surplus, je ne pense pas que la chose se fasse : d'abord, sa fille ne sera pas trop pressée je pense de la laisser partir, puis probablement elle aura sur l'affaire la même opinion que moi ; enfin, si la cour va à Fontainebleau, à Biarritz ou ailleurs, ce sera un dérivatif tout naturel.
Il n'est question ici que de la nouvelle frasque du prince Napoléon et de son discours à Ajaccio, qui a été commenté si étrangement ensuite par l'Opinion nationale. On blâme beaucoup la régente de ne lui avoir pas donné un vigoureux coup de caveçon. Elle a craint de paraître juge dans sa propre cause, mais elle aurait dû réfléchir qu'outre sa cause, il y a celle de son mari, de son fils et la nôtre à nous. Quelle opinion doit-on avoir de nous à l'étranger, et comment s'explique-t-on que le premier prince du sang annonce des intentions et prêche une politique si contraire à celle de l'empereur et de l'Empire?
Adieu, mon cher Panizzi ; j'irai vous voir le plus tôt que je pourrai ; mais vous savez que ce n'est pas pour les dîners et les assemblées du beau monde que je vais à Londres.
XLIV
Paris, 2 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Je n'ai pas eu beaucoup de peine à faire comprendre à madame de Montijo que, si elle allait à Londres, elle ferait bien de prendre une autre posada, et je crois qu'elle a renoncé au voyage, sur lequel, d'ailleurs, elle n'avait pas encore consulté sa fille. M. de Flahaut, que j'avais consulté de mon côté, est absolument de votre avis.
Que dites-vous de la lettre de l'empereur, de celle du prince et de toute l'affaire? Tout le monde à peu près s'en réjouit : les uns parce qu'ils détestent Son Altesse, les autres parce qu'ils trouvent que cette querelle de famille affaiblit l'Empire. Pour moi, je tiens pour vrai le mot du premier Napoléon, que c'est en famille qu'il faut laver son linge sale, et je regrette que la régente n'ait pas donné tout d'abord un coup de caveçon au prince ; puis, que l'empereur ne lui ait pas demandé sa démission du conseil privé par une lettre qui n'aurait pas été publiée. Cette combinaison remédiait à tout, ce me semble, et ne causait pas un scandale comme le procédé qui a été préféré. Mais à quoi bon parler de ce qui est fait?
Comment vont tourner les élections? Lord Palmerston les fera-t-il? conservera-t-il son portefeuille, si les députés nommés lui donnent la majorité? Savez-vous que la réclamation des États-Unis, pour être polie, à ce qu'il dit, n'en est pas moins des plus désagréables, et qu'elle peut finir tragiquement avec les drôles qui siègent au congrès.
Notre affaire du Mexique ne s'améliore guère non plus, et la paix des États-Unis n'est pas de nature à l'arranger. Cependant, M. Bigelow, le ministre de M. Johnson, est des plus pacifiques, et promet, non seulement de ne pas favoriser, mais même d'empêcher l'intervention. Tant qu'il n'y aura que des flibustiers, le mal ne sera pas grand.
Ici, à l'intérieur, il y a quelque chose comme un apaisement, du moins il y a tendance à l'adoucissement des partis extrêmes. Les orléanistes et les légitimistes penchent à ne faire qu'un avec les cléricaux, et les rouges à se changer en une opposition tracassière, mais non factieuse. Il ne faut pas croire toutefois que le gouvernement gagne beaucoup à cela. Il est, d'ailleurs, sur une pente où il n'est pas facile de s'arrêter, et, quoi qu'il fasse, il est probable que l'influence parlementaire ira toujours augmentant. Sera-ce un bien ou un mal? je n'en sais rien. Thiers est cajolé par le faubourg Saint-Germain ; et ses femmes sont enchantées de recevoir des duchesses. Je ne désespère pas que tout ce monde ne fasse ses Pâques un de ces jours, afin de prouver sa noblesse.
Je vois par votre dernière lettre que vous ne vous portez pas trop bien. Je vous en présente autant. Nous avons eu une suite d'orages qui m'a fatigué.
La décadence de l'Angleterre fait des progrès bien rapides. On nous dit que c'est un cheval français qui a gagné le derby d'Epsom. On ajoute que le respectable public a essayé de culbuter le vainqueur, mais que celui-ci avait eu la prudence de se faire accompagner par quelques boxeurs à tant par coup de poing.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et donnez-moi de vos nouvelles.
XLV
Paris, 5 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Vous savez que ce n'est pas l'envie qui me manque pour aller vous voir ; mais je crains que notre session ne se prolonge un peu plus que je ne le prévoyais. J'ai de plus à courir le risque d'une invitation à Fontainebleau. Au sujet de ce dernier voyage, il n'y a rien encore de décidé.
Il paraît que l'empereur se trouve si bien de son voyage, qu'il n'est pas pressé de revenir. Il a poussé jusqu'au grand désert pour voir des antiquités romaines et se faire cirer les bottes par les barbes des Arabes. On ne l'attend pas à Paris avant le 14 de ce mois. Il y a des gens qui croient qu'à son retour, le prince Napoléon et lui s'embrasseront et que tout sera fini ou raccommodé. Le prince surtout, plus que personne, paraît le croire. Si cela arrivait, ce qui n'est pas impossible vu la débonnaireté de l'empereur, ce serait la plus déplorable politique, et rendrait la publication de la lettre encore plus regrettable. Pourtant je ne crois pas la chose possible en ce moment ; mais elle est malheureusement probable dans quelques mois.
Adieu, mon cher Panizzi. Soignez-vous et ne vous faites pas de mauvais sang.
XLVI
Paris, 7 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Si vous allez en Italie, arrêtez-vous en passant ici. Vous ferez votre apprentissage d'une mauvaise maison, chez moi, et nous vivrons en étudiants et boirons du porto doré. Vous ne ferez pas mal, venant à Paris, au commencement de juillet, de mettre dans votre malle une culotte, pour aller à Fontainebleau, où vous serez sûrement invité. Je serais homme, si vous voulez bien de ma compagnie, à vous suivre en Italie, surtout si vous vouliez passer par la Suisse ou l'Allemagne. Qu'en dites-vous?
Je suis allé avant-hier soir au bal, et j'ai causé un quart d'heure avec la régente, de rebus omnibus et quibusdam aliis ; je l'ai trouvée très résolue. Je souhaite que l'empereur ne le soit pas moins. Beaucoup de gens en doutent, et prédisent déjà la réconciliation des deux cousins. Si elle avait lieu, ce serait la plus déplorable chose du monde et la plus ridicule.
La circulaire de lord Russell au sujet des navires confédérés me paraît peu digne ; mais les Yankees sont décidément la première, la grande nation. Toutes les autres s'aplatissent. Lord Russell lançait des épigrammes à l'empereur de Russie, lors de la dernière insurrection de la Pologne. Il est plus poli avec les plus grossières gens du monde. Enfin!
Adieu, mon cher Panizzi. Madame de Montijo n'a rien décidé quant à son voyage, du moins officiellement. Elle m'a dit, à ma première observation, qu'elle y renonçait, mais qu'elle ne voulait pas le dire d'avance. En outre, après le retour de l'empereur, il est probable qu'elle ira à Fontainebleau pour quelque temps. Elle veut être à Carabanchel pour le mois d'août ; vous voyez qu'il lui faudrait faire diligence pour aller faire des visites à Londres et en Écosse.
XLVII
Paris, 14 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Ici, personne ne croit à l'accident du prince. On veut qu'il ait inventé cette chute pour que l'empereur vînt le voir. Bixio m'assure qu'il est tombé effectivement. Il paraît certain que l'empereur lui a écrit une nouvelle lettre, mais non publiée cette fois, pire que la première.
Je vous écris très à la hâte, car je crains de manquer l'heure de la poste. Je suis tolérablement depuis quelques jours, grâce au beau temps. J'espère que vous allez bien aussi et que vos idées de retraite ne sont plus aussi arrêtées.
XLVIII
Paris, 23 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Avant-hier, j'ai dîné aux Tuileries avec la grande-duchesse Marie de Leuchtenberg, fille de feu Nicolas. Il y a dix ans, ce devait être la personne la plus admirablement belle qui se pût imaginer. Elle a encore un profil qui ressemble à une médaille de Syracuse. Elle est fort aimable et fait beaucoup de frais.
Le maître de la maison se porte beaucoup mieux que le pont Neuf : il est rajeuni de dix ans et est très gai. Il l'était du moins mercredi, bien qu'il eût vu son cousin la veille. Ce qui paraît le plus clair de l'entrevue, c'est que ledit cousin a reçu la permission d'aller faire ses foins en Suisse. On dit qu'il congédie une partie de sa maison, comme s'il avait l'intention de vivre en philosophe. Prenons la soupe comme elle est.
Votre favori le prince impérial, que vous ne reconnaîtriez plus, tant il est grandi et formé, a les dispositions les plus extraordinaires pour la sculpture. Un artiste nommé Carpeaux qui a beaucoup de talent, a fait son portrait ; lorsque le prince l'a vu pétrir de la terre glaise, il a naturellement eu envie de mettre la main à la pâte, et a fait un portrait de son père, qui est atrocement ressemblant ; mais, bien que ce soit gâché comme un bonhomme de mie de pain, l'observation des proportions est extraordinaire. Il a fait encore le combat d'un cavalier contre un fantassin plein de mouvement. On voit qu'il sait manier un cheval et qu'il a appris l'escrime à la baïonnette. Mais le plus extraordinaire, c'est le portrait de son précepteur, M. Monnier, que vous aimez tant. Je vous jure que vous le reconnaîtriez d'un bout de la cour du British Museum à l'autre. Ce ne sont pas seulement ses traits, c'est même son expression. Tout le génie de l'homme se révèle dans ses yeux, son nez et ses moustaches. Je suis sûr qu'il y a peu de sculpteurs de profession qui pourraient en faire autant.
L'empereur nous a conté son voyage, dont il paraît enchanté. Ne trouvez-vous pas extraordinaire que, après avoir eu quatre ou cinq cent mille hommes tués par les chrétiens, après avoir eu beaucoup de leurs femmes violées, après avoir perdu leur autonomie et je ne sais combien d'items, les Arabes aient reçu si admirablement le chef des gens qui ont fait tout cela. Sa Majesté est allée dans le grand désert avec une vingtaine de Français tout au plus et est restée quarante-huit heures au milieu de quinze à vingt mille Sahariens qui lui ont tiré des coups de fusil aux oreilles (c'est la manière de saluer du pays) et ont nettoyé ses bottes avec leurs barbes. Pas un seul n'a montré la moindre envie de prendre une revanche. On lui a donné des bœufs entiers rôtis, on lui a fait manger des autruches et je ne sais quelles autres bêtes impossibles ; mais partout il a été reçu comme un souverain aimé. Il en est très fier et très content. — Il m'a demandé de vos nouvelles.
Adieu, mon cher Panizzi. Hier, on a fait une pétition au Sénat contre la prostitution. J'avais envie de citer lord Melbourne. Le vieux Dupin a fait un petit speech excellent pour demander si les belles dames avaient objection à la concurrence? Nous avons voté l'ordre du jour.
XLIX
Paris, 26 juin 1865.
Mon cher Panizzi,
Catherine de Médicis disait à Henri III après la mort du duc de Guise : « Bien coupé ; à présent, il s'agit de coudre. » A vous dire le vrai, je ne croirai à votre démission que lorsqu'elle sera acceptée, et, sans vous faire de compliments, je ne crois pas qu'il y ait de ministre qui ne se donne beaucoup de peine pour vous retenir. M. Gladstone, qui est je crois votre ministre, s'en donnera plus que tout autre, d'autant plus que vous ne lui laissez personne qui puisse vous remplacer. Je le répète, il n'y a pas de compliments entre nous ; et vous le savez comme moi, que vous n'avez pas de remplaçant possible, attendu qu'on ne trouverait pas dans les trois royaumes un homme aussi bien venu que vous dans le monde et en faveur auprès de tous les partis. Je ne vois pas trop comment vous pourrez répondre à M. Gladstone vous disant : « Vous nous mettez dans un grand embarras. Patientez et élevez-nous un successeur. » Mon espérance est que, dans ce combat, où je ne serais pas fâché d'ailleurs que vous fussiez vaincu, vous fixerez des conditions qui vous donnent de plus longues vacances et moins de peine. Vous avez autant de droits qu'un évêque à un coadjuteur. En tout cas, j'attends de vos nouvelles avec impatience.
Je ne sais si je vous ai parlé des yeux de madame de Montijo. Elle est menacée de la cataracte et, de plus, d'une autre maladie qu'on appelle glaucome ou glaucose. Il y a ici un très savant oculiste, inventeur d'un instrument avec lequel on voit dans l'intérieur d'un œil comme dans une assiette. Il dit que, si elle ne se fait pas opérer assez promptement, elle sera irrémissiblement aveugle. Elle a pris cet arrêt avec beaucoup plus de calme que nous ne l'espérions, et je crois qu'elle s'y résigne de bonne grâce. Elle est, d'ailleurs, en bon état général de santé. Voilà un motif de plus contre le voyage d'Angleterre ; mais il était d'ailleurs inutile, comme vous le saviez.
Je lis cette affreuse histoire de Carlyle et je suis continuellement tenté de jeter le livre par la fenêtre. Il y a pourtant des recherches et du travail, mais une prétention insupportable et une outrecuidance achevée.
La conférence du Journal des Savants m'a jeté une tuile sur la tête, en me chargeant de faire un article sur l'Histoire de César. Je me trouve avec cette conférence comme vous avec vos Trustees. Ils me prennent par les sentiments et me demandent l'article en question comme un service au journal et à eux-mêmes. J'ai donc été obligé de me résigner en dimittendo auriculum ut iniquæ montis asellus. Pourriez-vous me dire s'il y a eu dans quelque revue anglaise quelque bon article sur l'ouvrage, ou du moins quelque article qui ait fait sensation dans le monde policé, et, dans ce cas, veuillez me l'indiquer ; vous me rendrez un grand service.
M. de Flahaut est parti pour Londres, il y a trois jours. Je ne sais s'il compte y passer quelque temps. Il m'a invité à aller le voir en Écosse, mais c'est un peu loin pour un asthmatique.
Dupin a fait l'autre jour au Sénat un discours très amusant à propos de la suppression de la prostitution. Il a parlé tout à fait comme lord Melbourne à l'archevêque de Canterbury, et nous avons voté pour ces dames à une assez grande majorité, considérant le peu d'usage que nous en faisons.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.