Lettres à M. Panizzi, tome II
XCVII
Biarritz, 14 septembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Il est question d'une ascension à la Rune pour demain en très (trop!) nombreuse compagnie. J'espère que nous en reviendrons sans jambes cassées. L'empereur ne paraît pas très pressé de nous joindre. Tantôt on nous annonce son arrivée, tantôt on la renvoie aux calendes grecques. Pour ma part, je voudrais bien le voir ici ; car, sans nous amuser beaucoup, nous ne sommes pas aussi sérieux qu'il convient à des gens aussi respectables que nous tous. Malgré tout ce qu'on peut dire contre les blue stokings, ils ont du bon et c'est une grande ressource pour passer le temps. Bien que je m'acquitte assez honorablement de mon métier de courtisan, je me sens pris parfois d'idées à la Bright, et j'ai envie de m'en aller vivre en homme libre dans quelque auberge au soleil. On nous annonce la grande duchesse Marie de Leuchtenberg, qui va peut-être nous apporter un peu d'étiquette, quoiqu'elle s'en dispense aussi chez elle, en voyage du moins.
Le premier volume de Burchard, le seul que j'aie, est ennuyeux. C'est un long cérémonial où se trouvent çà et là quelques bons traits, comme, par exemple, qu'on enterra le pape Innocent VIII sans chemise, parce qu'on lui avait volé celle qu'il avait en mourant.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous, soyez patient et sage, et donnez-moi de vos nouvelles.
XCVIII
Biarritz, 21 septembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Ce que je vous ai dit au sujet des bas bleus m'était suggéré par le goût que je déplore chez une personne que j'aime, pour des amusements peu intellectuels. La raison est que l'éducation n'a pas été assez littéraire. L'avantage de la littérature est de donner des goûts nobles, qui deviennent de plus en plus rares dans ce monde sublunaire.
L'empereur est tout à fait bien ; il arrive aujourd'hui. Je ne pense pas qu'il ait été jamais sérieusement souffrant ; mais la nature de son indisposition est de rendre triste et morose. Il n'est jamais très gai, et vous savez qu'un dérangement du tube digestif produit sur l'économie un grand effet, mais, je le répète, maintenant, tout va bien.
Nous sommes partis pour la Rune, lundi dernier, par une pluie battante. Nous avions pris une grande résolution. Arrivés à Sare, chez Michel, le temps s'est éclairci et le soleil a brillé par moments au milieu des nuages. Cependant Michel nous a dit que l'ascension était impossible, et il nous a menés voir des grottes très curieuses à deux lieues de Sare. Nous étions vingt-cinq à cheval et six femmes en cacolets. Bien entendu qu'il y a eu des cacolets cassés et des culbutes. Une des grottes est le lit d'un grand fleuve souterrain, orné de chauves-souris, de stalactites, etc. L'autre, qui porte le nom harmonieux de Sagarramurdo, est un magnifique tunnel naturel, avec une rivière au milieu, de proportions gigantesques. Michel avait amené là une douzaine d'orphéonistes qui ont chanté en chœur, accompagnés par une espèce de flageolet très aigu, des airs basques d'un caractère très original, qu'ils ont terminés en criant : Viva Imperatrisa! Un orage nous attendait à la sortie. Nous avons été trempés jusqu'aux os ; mais il y avait bon feu chez Michel et d'excellent sherry, dont probablement il avait oublié de payer les droits. A minuit, nous rentrions à la villa et nous nous mettions à table.
Le lendemain, personne n'était enrhumé. Une dame se plaignait d'avoir un noir au genou, une autre d'avoir été endommagée par la chute d'un cacolet, dans une autre partie du corps. Je n'ai rien pu vérifier. Il est probable que je resterai encore ici une semaine.
Adieu, mon cher Panizzi. Puisse saint Antoine, votre patron, vous préserver de toute maladie, et des tentations du malin!
XCIX
Biarritz, 3 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Nous sommes toujours ici et on ne parle pas encore de retour. L'empereur est bien, et son indisposition, ou plutôt la série de ses indispositions, n'a jamais eu un caractère grave. Il est fort préoccupé de bien des choses qui apportent chacune leur contingent d'embarras : le Mexique, la Vénétie, l'Allemagne, le pape, les inondations, la mauvaise récolte et les fusils à aiguille. Tout cela est à solder à la fois, et je crains que la prochaine session ne soit difficile. M. Fould est ici et paraît content de l'état des finances. Il prétend même qu'en faisant des économies, sur bien des inutilités, il se fait fort de trouver de l'argent pour les choses sérieuses et utiles.
J'ai lu dans le Times une lettre très curieuse sur l'insurrection de Palerme. Le respect pour la propriété et la continence des insurgés est inexplicable. Cela m'a rappelé les barricadeurs de Paris en 1848, qui n'ont ni pillé ni violé, bien que ces deux manières de se divertir dussent être bien agréables à des gens qui avaient à peine des chemises. Avez-vous quelque donnée sur les affaires de Palerme et sur les auteurs du mouvement, qui paraissent avoir échappé? Je vois aussi que Mazzini a été élu député à Messine, ce qui ne me plaît guère.
Je suis fâché de ce que vous me dites de lady ***. Elle a tort sans doute et la peur du diable l'a rendue plus bête qu'il n'est permis ; mais il faut passer beaucoup à de vieux amis et ne pas s'apercevoir de toutes les sottises qu'ils font, surtout quand on ne peut ni les empêcher ni les réparer. Je vous en parle avec d'autant plus de connaissance de cause, que je pratique souvent l'avis que je vous donne. Il faut plaindre lady *** d'être tombée en mauvaises mains, mais ne pas l'abandonner tout à fait. Un jour donné, vous pourriez lui être utile, et, si vous cessiez tout à fait de la voir, vous le regretteriez peut-être, s'il lui arrivait malheur.
Les journaux me remplissent d'inquiétude au sujet de ma cave, qui doit avoir été envahie par la Seine. Comment mon vin se sera-t-il comporté au milieu de ce désastre? Je n'en reçois aucune nouvelle. Heureux mortel, qui possédez des caves aussi vastes que les souterrains de Persépolis, et remplies!
Le temps se remet lentement, mais il se remet. Avant-hier, notre auguste hôtesse, madame de Lourmel et une autre dame, étant à batifoler sur les rochers auprès du phare, ont été surprises par deux furieuses lames. Elles prétendent n'en avoir eu qu'au-dessus des jarretières. J'étais à quelques pas d'elles et j'ai eu grand'peur qu'elles ne fussent emportées. Si elles avaient essayé de courir sur les rochers couverts d'herbes humides, elles seraient tombées, et alors il y aurait eu une drôle d'oraison funèbre à faire. Toutes me chargent de leurs souvenirs et de leurs compliments pour vous. Je ne pense pas que nous soyons de retour à Paris avant le 10 de ce mois.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien.
C
Biarritz, 17 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Nous employons très activement le temps qui nous reste et nous faisons tous les jours d'assez longues excursions. L'empereur a repris son activité, et, ce qui vaut encore mieux, sa gaieté.
Nous avons fait hier en chemin de fer, en voiture et à pied, une promenade de six heures dans le voisinage de la Rune. A ce propos, je vous dirai que, sous peu, votre grand exploit équestre perdra beaucoup de son mérite aux yeux de ceux qui n'auront pas connu cette montagne. Elle est traversée par une route et on pourra bientôt arriver en voiture jusqu'à son sommet ; c'est-à-dire qu'on a fait une route, de Saint-Jean de Luz à Sare, des plus pittoresques et pourtant des plus douces pour les bêtes et les gens.
Je pense que le retour à Paris sera marqué par de grands remue-ménage ministériels. Il me semble impossible que le maréchal Randon, le ministre actuel de la guerre, demeure en place. De grandes dépenses seront nécessaires pour réorganiser l'armée et surtout pour renouveler son armement en lui donnant des fusils à aiguille. Par suite de cela, je crains fort pour notre ami M. Fould, dont le système économique s'arrange mal avec la nécessité de payer cher et vite une grande quantité de fusils. Il trouverait, je pense, le moyen de faire les changements indispensables avec un peu de temps et sans emprunt, ni taxes nouvelles ; mais on veut ne pas attendre, et ne pas interrompre les travaux publics. D'un autre côté, il ne manque pas de gens qui l'attaquent en secret et ouvertement auprès du maître. Il y a quelque temps que je vois l'orage se former et grossir, et je l'ai averti. Je ne sais quelle résolution il prendra. S'il quitte le ministère, ce sera une chose très fâcheuse pour le gouvernement ; car il n'est pas facile à remplacer et les successeurs qu'on lui donne déjà sont des plus effrayants. Tout cela est fort triste. La session prochaine s'annonce assez mal et l'opposition aura beau jeu, à coup sûr.
Je voudrais bien qu'à Rome les choses se passassent en douceur. Je sais que le gouvernement italien et même Ricasoli ont les meilleures intentions du monde ; mais le pape fera tant de bêtises, il est si à court d'argent, et ses fidèles sujets sont tellement travaillés par Mazzini et consorts, que je ne vois pas moyen d'empêcher une catastrophe. Elle aurait chez nous un retentissement du diable et augmenterait encore nos embarras.
Nous partons d'ici dimanche prochain, après le saint sacrifice de la messe, et nous serons le 22 dans la nuit à Paris. Je pense y rester au moins une huitaine de jours et puis prendre mon vol pour Cannes. Il me paraît difficile qu'on aille à Compiègne cette année, car on a tant de choses à faire! D'ailleurs, je suis bien déterminé à quitter pour cette année le métier de courtisan. Vous ne vous doutez pas combien il est fatigant.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles à Paris.
CI
Paris, 25 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je reviens à l'affaire de lady ***. Elle a tort, cela saute aux yeux ; mais, permettez-moi cependant de vous dire que vous attribuez parfois à méchanceté, de sa part, ce qui, à moi, me semble n'être que la sottise d'une pauvre femme livrée aux prêtres, ayant peur du diable, et prête à tout faire pour n'avoir pas affaire à lui. La dame a toujours prétendu aux grands sentiments et à l'effet. Je trouve qu'un juge impartial s'étonnera que vous vous en preniez à des mots de jargon de belle dame. Une femme en faisant l'amour dit qu'elle meurt. Tout cela n'est que forme de style. Le fond de l'affaire est celui-ci : Une amie que vous avez connue libérale, bonne enfant, philosophe, est devenue grincheuse, dévote outrée, vouée aux prêtres et à la racaille courtisanesque. Ce n'est plus la même femme, laissez-la.
A propos de différends, il paraît qu'il y en a eu de graves entre Sa Majesté et notre ami Fould. Je pense que cela est raccommodé à présent, et j'y ai travaillé selon mes petits moyens. Il me semble que tout le monde y gagnera, particulièrement le maître.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis revenu ici en pas trop mauvaise santé, sauf un rhume qui est une mauvaise affaire pour moi. L'air de Biarritz est vraiment très bon. Je regrette de ne pouvoir en dire autant de la cuisine.
CII
Paris, 28 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je conçois parfaitement tout le chagrin que vous donne cette triste affaire. Elle me rappelle des souvenirs encore pénibles. Lorsqu'on perd l'estime qu'on avait pour un ami, et surtout pour une amie, cela vous gâte tout le passé. On n'a plus même les souvenirs du bon temps, qui n'est plus. Pourtant, je tiens toujours à mon opinion. Il me semble que vous attachez à des phrases de mélodrame, une importance qu'elles ne méritent pas. Milady a été toujours portée à la déclamation, et c'est, d'ailleurs, le défaut de la plupart des femmes. Tant qu'elles sont jeunes et jolies, cela ne va pas mal. On ne s'en aperçoit que lorsqu'elles vieillissent. Il y a une douzaine d'années qu'un malheur semblable au vôtre m'est arrivé. Seulement il n'y avait pas de politique et pas trop de religion dans l'affaire. J'en ai été horriblement affecté, d'abord pour le fait en lui-même, ensuite par l'indignation que me causait l'injustice avec laquelle on m'avait traité. Je me mets à votre place et je vous plains de tout mon cœur.
Je crois complètement arrangée l'affaire de Fould, ce qui me réjouit. La session ne sera pas des meilleures, à ce que je crains ; mais, sauf l'affaire du Mexique, il me semble qu'on pourra s'en tirer heureusement.
Je compte partir pour Cannes, dès que la crémaillère sera pendue dans mon logement, c'est-à-dire d'aujourd'hui en huit, à peu près. Je ne serai donc pas à Paris quand M. Gladstone y viendra ; mais il verra sans doute M. Fould, qui se fera un plaisir de le présenter. Si vous écrivez à M. Gladstone, vous pourrez le lui dire. Je suis persuadé que l'empereur aura beaucoup de plaisir à le voir.
On m'a fait, dans un journal belge, successeur de Bacciochi, et, dans un allemand, ministre de l'instruction publique. Je ne réclamerai que lorsqu'on me fera évêque.
Adieu, mon cher Panizzi ; je suis bien fâché de vous savoir souffrant. Je voudrais vous édifier au sujet de Cannes ; mais la place me manque, je reprendrai ce sujet à ma première lettre.
CIII
Paris, 30 octobre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je vous l'ai dit dès le commencement, vous exigez beaucoup de lady ***. Une femme qui se convertit a peur du diable ; elle est menée dès lors par les gendarmes du bon Dieu, chargés de réprimer le diable, id est les prêtres. Vous autres, philosophes, vous êtes parfois trop sévères pour les dévots. Vous les trouvez méchants ; ils ne sont que faibles. Il faut peut-être se tenir à distance d'eux, mais ne pas les juger comme vous jugeriez un philosophe, votre confrère. Enfin, ce qui est fait est fait. Le temps adoucira tout.
J'ai fait ma visite d'adieu à Saint-Cloud. J'ai trouvé le maître de la maison en excellente santé et très gai, madame aussi. Le prince impérial était aussi très gaillard. Il est probable qu'il n'y aura pas de Compiègne cette année.
Miss Lagden et mistress Ewer sont parties ce soir pour Cannes. Elles me chargent de vous dire, une fois pour toutes, que vous y seriez le bienvenu et qu'elles auraient soin de vous comme de moi. J'ajouterai que nous avons à notre disposition le docteur Maure, qui est un bon médecin et des plus dévoués ; qu'il y a, de plus, un médecin anglais et un italien, le docteur Buttura, tous les deux intelligents, outre le soleil, l'air de la mer, la vue des bois et des Alpes, et de très bonnes selles de moutons. Des fiacres pour les gentlemen qui ne veulent pas se promener à pied ; des barques pour voguer sur le golfe presque toujours uni comme une glace ; la présence d'Édouard Fould et de sa cuisinière, artiste sublime, et des grives aux baies de myrte, chez le docteur Maure, complètent le tableau de Cannes. Le drawback est l'absence de belles dames, peu ou point de soirées, et manque absolu de livres.
Adieu ; portez-vous bien et soignez-vous. J'ai prévenu M. Fould du passage de M. Gladstone. Non seulement il fera plaisir à M. Fould en allant le voir, mais je crois qu'il lui ferait de la peine en n'y allant pas.
CIV
Paris, 2 novembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Voilà le pape en train de faire des bêtises. C'était à prévoir : comme un prunier pousse des prunes, tout de même, un niais fait des niaiseries. Il parle de fuite lorsqu'il n'est plus question de le mettre à la porte. Il a le goût du martyre, mais où ira-t-il? Je ne puis pas trop concevoir que le gouvernement anglais ait un intérêt quelconque à attirer le pape à Malte. Autant vaudrait introduire des rats dans sa maison. Pourtant, ici nos politiques de l'opposition croient que M. Odo Russell travaille à cela depuis plusieurs années, et ils disent que ce serait un grand malheur pour la France. Pour moi, je tiens que le grand malheur serait si Sa Sainteté venait chez nous. Ce serait assurément un hôte très incommode. Je ne me représente pas trop ce que M. Gladstone est allé lui dire. Probablement la conversation a été plutôt littéraire que politique.
Je vois ici quelques Anglais très effrayés des progrès que fait la réforme en Angleterre, entre autres lord Cowley. Vous vous rappelez qu'il y a longtemps que nous notions les progrès de la démocratie dans votre pays. Aujourd'hui, ce n'est plus par des fentes qu'elle se glisse, elle fait des brèches, et Dieu sait où elle s'arrêtera. Il me semble voir des enfants qui jouent avec des allumettes phosphoriques dans un bâtiment plein d'étoupes.
Je suis désolé de la maladie de lord Ashburton ; dit-on qu'il y ait quelque espoir de guérison ou s'il y a danger de mort? Ce serait une sorte d'espoir aussi. Je plains sa pauvre femme de tout mon cœur. L'accident arrivé à votre ami au club est bien moins triste. Après un boulet de canon, qui vous tue glorieusement, c'est assurément ce qui peut arriver de mieux à un honnête homme. Je trouve qu'il n'y a rien de si embêtant que la douleur et, quand ou peut l'éviter, c'est un grand point. Bien entendu, qu'on ait le temps de dire un in manus, ou qu'on ait dans sa poche une absolution in articulo mortis de notre saint-père.
Pour quitter ce vilain sujet, je suis charmé de voir que vous ne faites pas tout à fait fi de mes gigots de Cannes. Nous allons nous mettre en quête d'un appartement convenable à votre grandeur avec un water-closet, comme vous dites si chastement, à proximité. La fréquentation des Anglais a beaucoup augmenté votre modestie naturelle. Vous rappelez-vous des maisons à Rome, où le water-closet, sans water et sans clôture, est sur l'escalier, le trône caché par un rideau très court, en sorte qu'on voit les jambes de la personne assise? Je me souviens d'avoir vu de très jolies jambes de cette façon, et je fus si bête, que je hâtai le pas.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et soignez-vous. On dit qu'on va vendre la collection Blacas. Le British Museum est-il en fonds pour acheter? Il y a de bien belles choses.
CV
Paris, 7 novembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je reçois votre lettre, qui me fait beaucoup de peine pour beaucoup de raisons ; la première, à cause de vous ; la seconde, à cause de moi ; la troisième parce que je vois avec chagrin votre nature originale modifiée, et permettez-moi de le dire, un peu pervertie par le contact des Anglais. Rien n'est plus désagréable que d'avoir cette maladie peu poétique qu'on appelle la courante ; mais se rendre malade pour la dissimuler serait la pire chose du monde. Il est possible, je pense, de remédier à cela. Je ne sais si je vous ai donné un remède arabe, dont nos gens se trouvent très bien en Afrique. On met dans un bol de la gomme arabique pulvérisée, une once ou une demi-once, et on y ajoute de l'eau, goutte à goutte, de manière à en former une pâte assez épaisse, qu'on avale. Joignez-y un peu de sucre, si vous voulez. Cela opère de deux manières : médicalement et physiquement. Cela calme l'inflammation du tube intestinal, et cela le revêt d'une sorte de couche solide qui le met à l'abri des irritations pendant quelque temps. Je sais force officiers qui s'en sont trouvés merveilleusement. Permettez-moi d'espérer, mon cher ami, que vous ne renoncez pas tout à fait à vos projets et que vous vous appliquerez à concilier l'utile dulci, les soins de votre ventre et ceux de votre santé générale.
J'ai d'assez mauvaises nouvelles de Rome. Il paraît qu'on s'agite beaucoup. Le pape, de son côté, ne manque pas une sottise, à faire ou à dire. On paraît craindre que, aussitôt après le départ du corps d'armée, il y ait une révolution. C'est l'espoir des mazziniens, et il y a, dit-on, à Rome, un parti qui y pousse. On prétend ici que Ricasoli y aide de tout son pouvoir, tant parce que c'est son opinion, que par esprit d'hostilité personnelle contre l'empereur. Il me semble qu'il y a un peu d'exagération.
S'il arrivait quelque catastrophe, cela nous mettrait dans la position la plus difficile et la plus dangereuse ; car il est triste de le dire, mais c'est la vérité, le papisme est ici presque général. Voltaire a fait un fiasco solenne, et l'infâme est plus puissant que jamais. Vous noterez que toutes les inspirations déplorables qu'on donne au pape lui viennent de France.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi promptement de vos nouvelles. Je pars ce soir. L'impératrice est très enrhumée ; l'empereur est parfaitement bien.
CVI
Cannes, 18 novembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Je connais votre maladie et je la crois très remédiable. Il vous faudrait de deux choses l'une : ou bien un médecin, homme d'esprit et assez patient pour vous écouter souvent sur le sujet gastrique. Cela ne se rencontre que très rarement, les docteurs habiles ne donnant pour l'ordinaire leur attention qu'à des cas graves. Ou bien, il faut être votre médecin à vous-même, à l'exemple de votre compatriote Tibère, empereur calomnié par ce polisson de journaliste nommé Tacite. Il s'agit, et cela vaut la peine qu'on y réfléchisse très sérieusement, de rechercher par des expériences, ce qui convient et ce qui ne convient pas à votre estomac. Essayez d'abord de boire à vos repas de l'eau de Saint-Galmier ou de l'eau de Condillac. Il est très probable que vous vous en trouverez bien. Essayez encore de prendre un peu de carbonate de soude, avant de manger. Enfin, essayez encore quelque chose de plus simple, c'est de changer les heures de vos repas.
Soyez convaincu qu'après un mois d'étude, vous aurez trouvé le régime qu'il vous faut suivre, et alors ce n'est plus qu'une affaire de fermeté pour persévérer et ne pas manquer à la loi qu'on se sera prescrite et dont on ne doit jamais s'écarter sous peine de retomber dans la série des petits maux innomés, qui sont, en réalité, très lamentables, bien qu'il ne se trouve personne pour vous plaindre.
Je désire beaucoup que ce que vous me dites de Ricasoli soit vrai ; je croyais qu'il avait une dent contre nous et particulièrement contre l'empereur. Il est bien naturel qu'il agisse dans l'intérêt de son pays ; la seule chose qu'on puisse lui demander, c'est de ne pas susciter gratuitement des embarras aux autres, sans avantages pour lui-même.
Autant qu'on en peut juger par les dernières nouvelles, il semble, au reste, que le gouvernement italien soit bien d'accord avec le nôtre sur la question romaine. Il veut empêcher qu'il n'y ait du tapage à Rome tant que le pape vivra, et c'est, je crois, ce qu'il faut souhaiter pour la France et pour l'Italie.
Vous savez quelle est ma façon de penser sur le pape et les prêtres. Je déplore tous les jours que François Ier ne se soit pas fait protestant. Mais, puisque nous avons le malheur d'être catholiques, il nous faut dix fois plus de prudence pour vivre en paix. Si une excitation religieuse venait s'ajouter à tous les ferments que nous possédons, nous irions assurément et très rapidement à tous les diables. Le pouvoir de ces gens-là est encore immense, malgré Renan et tous les philosophes, et ils ont encore bien des couleuvres à nous faire avaler.
Adieu, mon cher Panizzi. Méditez la partie médicale de ma lettre. Veuillez vous souvenir, de plus, qu'il y a dans le monde une petite ville nommée Cannes, où, depuis huit jours, on ne voit guère un nuage, et où il fait presque trop chaud ; où enfin il y a des gigots de mouton excellents que nous serions charmés de vous faire manger.
CVII
Cannes, 29 novembre 1866.
Mon cher Panizzi,
J'espérais que nous achèterions la collection Blacas. Je trouve que vous la payez cher ; mais, à tout prendre, vous faites une très bonne affaire. Vous n'aviez rien de très beau en fait de camées et de pierres gravées, et vous gagnez un certain nombre d'objets admirables, quoique plusieurs des signatures des pierres gravées soient fausses (ceci inter nos). Les vases ne sont guère remarquables. La toilette romaine d'argent, quoique d'un très bas temps, est un morceau unique. Il y a une tête d'Esculape dont on fait grand cas, et qui, à mon avis, est médiocre. Je n'ai pas examiné la collection de médailles. Il y a une suite romaine en or qui, dit-on, est très belle. Au résumé, je vous fais mes compliments, veuillez les faire à Newton et à M. Disraeli.
Votre Angleterre, mon cher ami, s'en va à tous les diables. Feu notre regretté ami lord Palmerston y a beaucoup contribué. Souvenez-vous qu'un jour son nom sera maudit pour la plus grande faute qu'homme d'État ait commise, son refus de reconnaître conjointement avec nous la Confédération du Sud. Vous vous moquez de nous pour notre affaire de Mexico, dont heureusement nous nous tirons, la queue entre les jambes ; mais vous aurez la plus lourde part des conséquences.
Je voudrais que le pape fût dans le sein d'Abraham. S'il avait sous sa tiare un grain de cervelle, tout s'arrangerait au mieux. Le malheur est qu'il est une honnête bête, et un bon chrétien. Il est poussé par nos plus mortels ennemis, qui ne désirent qu'une chose, c'est d'en faire un martyr et des reliques.
Il n'est que trop vrai que notre amie, madame de la Rune[12] veut aller à Rome. Tous les gens de la maison, surtout les principaux commis, s'y opposent tant qu'ils peuvent. Je crains bien que monsieur de la Rune, qui a une peur bleue des scènes, n'ose pas dire son veto. A présent, figurez-vous les conseils que peut donner quelqu'un qui n'a peur de rien et qui ne voit les choses qu'au point de vue chevaleresque!
[12] L'impératrice.
Il y a, comme on dit, à boire et à manger, dans la circulaire de Ricasoli. Si les Romains l'entendent bien, je pense qu'ils mettront le saint-père à la porte. La chose en elle-même me serait particulièrement agréable, n'étaient les fâcheuses conséquences qui peuvent en résulter pour nous. Il est triste de confesser que nous sommes bêtes ; mais je suis convaincu que rien ne pourrait être plus funeste à la dynastie régnante que la fuite de ce vieux prêtre.
Adieu, mon cher Panizzi ; vous ne me parlez ni de votre santé ni de Cannes. Nous avons trop de soleil. Venez donc!
CVIII
Cannes, 7 décembre 1866.
Mon cher Panizzi,
J'ai vu avec plaisir que la démonstration de lundi dernier était tournée, comme on dit, en eau de boudin. Cela n'empêche pas que la chose ne soit bien grave. Il suffit de voir la façon dont on en parle, et les éloges que le Times donne aux ouvriers intelligents, etc., qui exécutaient cette parade. On se réjouit qu'il n'y ait eu que vingt-cinq mille hommes à la procession, mais soixante-dix mille billets ont été vendus, et c'est bien du monde. Quelle est la vérité sur le fénianisme? Est-ce un hoax dans lequel le gouvernement donne tête baissée, ou bien la chose est-elle réellement sérieuse? Mais quelle est la situation de l'Angleterre, et quel rôle va-t-elle jouer dans la question d'Orient?
Grâce à Dieu, il paraît que le voyage de madame de la Rune est tombé dans l'eau. Du moins j'ai des rapports de gens bien informés qui disent qu'il n'en est plus question. Si, comme je le crois, l'affaire s'est faite et défaite en famille et sans éclat, tout est pour le mieux.
La prospérité de ces canailles de Yankees est effrayante. Près d'un milliard de surplus dans leur budget, après quatre années de guerre! Le discours du président Johnson ne nous promet pas poires molles, ni à vous non plus. Quoi que vous en disiez, c'était dans l'œuf qu'il fallait écraser l'aigle américaine (pour parler comme Victor Hugo). Et, si l'annexion de la Savoie a pu avoir sur lord Palmerston l'influence que vous dites, et l'a empêché d'accepter l'offre d'une intervention à frais communs, cela prouve encore davantage qu'il était bien vieux quand il est mort.
Je crois que le pape s'en ira de Rome, car il est bête et il est conseillé par de méchantes bêtes. Il nous donnera une belle occasion de faire des sottises. J'ai encore quelque espoir qu'on se contentera d'en dire. Pourvu qu'il n'emporte pas les archives du Vatican, nous nous consolerons, moi du moins, et vous aussi, je pense.
Nous attendions ici Du Sommerard. Au moment où il allait partir, on l'a mis en réquisition pour l'Exposition universelle, et le voilà attaché à la chaîne in æternum, c'est-à-dire jusqu'à la fin de l'année prochaine.
On nous annonce l'arrivée prochaine de Cousin et de Barthélemy-Saint-Hilaire. Édouard Fould, avec une incomparable cuisinière, sera ici le 20. Elle fait des sauces à se lécher les doigts jusqu'au coude!
Adieu, mon cher Panizzi. Je respire assez bien pourvu que je ne sorte pas le soir, pourvu que je fasse attention à tout, triste chose! Heureux temps que celui où l'on peut ne faire attention à rien!
CIX
Cannes, 21 décembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Rien n'est encore décidé au sujet du voyage qui nous inquiète. Le général Fleury, que je viens de voir, m'en donnait l'assurance, il y a une heure. Je crois, pour ma part, que l'inconcevable discours d'adieu de Sa Sainteté aux officiers français a fait plus d'effet que tous les raisonnements qu'on a pu faire. Les Vénitiens d'autrefois disaient qu'ils étaient Vénitiens avant d'être chrétiens ; notre auguste hôtesse est impératrice avant d'être chrétienne.
Le général Fleury paraissait extrêmement content du roi, et de Ricasoli encore plus. Il me dit que c'est un homme tout d'une pièce, sur la parole duquel on peut compter absolument. Ici, on est très content du discours du roi à l'ouverture du Parlement.
On nous annonce ici pour demain l'arrivée de lord Russell, qui viendrait faire quelque séjour, car on lui cherchait une villa, rara avis, en ce moment, où tout est plein. J'irai lui faire ma cour dès que je le saurai installé.
Malgré la lune et le soleil, je ne suis guère content de ma santé. Je respire tous les jours plus difficilement. Quelquefois j'en prends mon parti, d'autres fois cela m'agace et me donne les blue-devils. Je ne puis m'empêcher de regretter, comme le roi don Alphonse le Chaste, de n'avoir pas été consulté pour l'arrangement du monde. Il eût été bien facile de le faire moins bête, et, s'il était nécessaire d'y faire entrer la mort, j'aurais du moins voulu en ôter la souffrance.
Adieu, mon cher ami ; votre bienheureux patron saint Antoine vous en préserve!
CX
Cannes, 27 décembre 1866.
Mon cher Panizzi,
Le voyage de madame de la Rune est à tous les diables, et elle y a renoncé sans perdre sa belle humeur. Le quomodo est encore un mystère pour moi, qui n'est pas éclairci. Jugeant par son caractère, que je connais assez bien, je suis porté à croire que la sortie de Pio Nono au général Montebello, qui n'était ni charitable, ni chrétienne, ni polie, ni politique, a plus fait que tous les arguments pour changer sa résolution. Ce qui me surprend, c'est que M. Ricasoli s'était montré d'abord très favorable au voyage en question ; il en attendait beaucoup. C'est ainsi qu'il s'en est exprimé devant le général Fleury à Florence.
La tranquillité de Rome et de l'Italie déconcerte beaucoup nos cléricaux. Ils seraient charmés d'avoir un martyr de plus à mettre dans leurs litanies. Que cela dure encore quelque temps. Non vixerit annos Petri. J'espère qu'alors ce sera une affaire finie et qu'on inventera autre chose. Il serait monstrueux, en effet, qu'on fît encore un pape avec un collège composé comme il est en majorité d'Italiens, et d'Italiens en quelque sorte fuorisciti. Je ne pense pas que la catholicité se soumette. Ou l'on fera une nouvelle application du suffrage universel, ou l'on mettra la clef sous la porte, et nous irons fouiller dans les archives du Vatican.
Il est très vrai que la loi sur le recrutement de l'armée, ou plutôt le système mis en avant, cause beaucoup de mécontentement, mais surtout dans la bourgeoisie, et il est à remarquer que l'opposition orléaniste, dont le Journal des Débats est la plus pure expression, se signale surtout par ses attaques, après avoir crié par-dessus les toits à l'imprévoyance du gouvernement qui n'arme pas en sentant M. de Bismark sur la frontière. Il n'est que trop vrai qu'à force de prêcher que le souverain bien est l'argent, on a profondément altéré les instincts belliqueux de la France, je ne dis pas dans le peuple, mais dans les classes élevées. L'idée de risquer sa vie est devenue très répugnante, et ceux qui s'appellent les honnêtes gens disent que cela est bas et grossier. Ces messieurs en feront tant, qu'ils obligeront l'empereur à se jeter dans les bras du populaire, à quoi, d'ailleurs, il a toujours eu quelque propension. On m'écrit que, lorsqu'il est rentré de Compiègne à Paris, les ouvriers et les gens du peuple l'ont reçu avec un enthousiasme qui semblait une protestation contre l'opposition des gens en habits noirs.
Adieu, mon cher Panizzi ; bonne fin d'année, bon commencement de l'autre.
CXI
Cannes, 7 janvier 1867.
Mon cher Panizzi,
J'ai fait visite avant-hier à lord Russell, que j'ai trouvé revenant de la promenade, dans le costume de M. Punch, avec milady. Il m'a paru mieux portant, moins maigre, mais cependant fatigué et l'air d'un homme qui n'espère plus rien. J'entends plusieurs Anglais d'ici dire qu'il est très possible, voire probable, que lord Derby tienne encore cette session. Milord et milady ont été, d'ailleurs, très aimables. Je n'ai pu réussir à les faire parler politique. Ils ont amené une ribambelle d'enfants.
Les nouvelles que je reçois de Paris sont assez bonnes. Le côté financier est excellent. La loi sur le recrutement devient, à ce qu'il paraît, fort anodine et probablement ne suscitera pas de grands orages. Elle aura de plus l'avantage de n'alarmer personne en Europe, ce qui est un grand point. Malgré la décadence de l'esprit militaire en France, je crois qu'en cas de besoin, nous pourrions encore trouver des forces suffisantes pour prêter le collet à tout venant.
Je trouve qu'on est très sage en Italie et que les choses y prennent une excellente tournure, quoique je ne croie guère à la réalisation du programme de M. Ricasoli, d'une église libre dans un État libre. Outre que le système n'a jamais été du goût des prêtres, je me demande s'il est prudent de l'adopter le lendemain d'une révolution. Il y a tant de points de contact entre le gouvernement et ce que ces messieurs appellent la religion, que de nombreux conflits sont inévitables. Ils les feront naître partout où ils se croiront en force. Il me semble, d'ailleurs, que ce vieil entêté du Vatican perd du terrain, même ici. Il est par trop niais, il y a en lui la douceur obstinée d'un mouton.
Je fais des projets de voyage pour cet été. L'exposition universelle rendra Paris intenable pour les Parisiens, et j'ai quelque envie de passer mes vacances à Venise, où un de mes amis est consul général. Voulez-vous venir prendre des glaces au café Florian sans risque de les gâter par la vue des uniformes blancs? On me dit, d'ailleurs, que Venise sera fort solitaire cet été. Au point de vue commercial et industriel, je ne crois pas qu'elle reprenne jamais son antique splendeur. Ancône, Trieste et Tarente ont trop d'avantages sur elle ; mais ce sera toujours une ville charmante, où les oisifs passent le temps d'une façon agréable.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.
CXII
Cannes, 20 janvier 1867.
Mon cher Panizzi,
Nous avons été ici pendant trois jours sans communications avec le Nord, la neige ayant enterré le chemin de fer entre Avignon et Valence. C'est pendant ce temps-là que le pauvre Cousin est mort d'une apoplexie presque foudroyante et que rien ne pouvait faire prévoir. Il avait dîné très gaiement la veille. Il s'est plaint le lendemain matin (dimanche dernier) d'avoir mal dormi, mais cela ne l'a pas empêché de travailler à son ordinaire toute la matinée. Vers une heure, il a été pris d'une invincible envie de dormir qu'expliquait la mauvaise nuit de la veille ; il s'est assoupi sur un canapé et ne s'est plus réveillé. On a essayé en vain tous les remèdes pendant douze ou quinze heures. Il conservait encore la vie matérielle, mais il n'a pas repris connaissance et n'a pas même ouvert les yeux. L'expression de sa figure était si parfaitement calme, que probablement le corps même ne souffrait pas. C'était cependant, je vous assure, un horrible spectacle que ce corps inerte résistant encore à la mort, le sommeil d'un enfant et les râlements d'un moribond.
Barthélemy-Saint-Hilaire, qui demeurait chez lui, et moi, nous n'avons pas voulu faire venir le curé, encore moins monseigneur Dupanloup, qui était à Nice et qu'on nous proposait de mander par le télégraphe. Cousin n'avait rien dit à ce sujet, et nous avons craint que, si les prêtres arrivaient, ils ne fissent quelque tour de leur métier, le Dupanloup surtout, qui en aurait fait une relation à sa manière. Le fait est, d'ailleurs, qu'il ne voyait ni n'entendait. Le curé de Cannes, après avoir montré beaucoup de mauvaise humeur, surtout, je pense, parce que l'enterrement doit avoir lieu à Paris, a pourtant envoyé un prêtre lorsque nous avons accompagné le corps à la gare du chemin de fer ; ainsi tout s'est passé décemment et sans scandale.
Je reçois des lettres de Paris où l'on m'entretient de toute sorte de bruits politiques, tous annonçant un changement de système, un grand pas dans le sens libéral et parlementaire. Je crois qu'on exagère la grandeur de ces changements ; mais je suis convaincu qu'il se fera quelque chose. Reste à savoir si cela réussira. A vous dire le vrai, j'en doute un peu. L'éducation politique de ce peuple-ci est fort au-dessous, à mon avis, des institutions qu'il a présentement ; il ne peut qu'abuser des concessions qu'on lui ferait encore. Tout cela m'attriste un peu et m'effraye pour l'avenir.
Nous avons en France un grand nombre de gens, plus forts et plus habiles que M. Bright, qui poussent à la roue tant qu'ils peuvent, pour faire verser le char, déjà embourbé. Les gens de bon sens sont rares et le plus grand nombre est trop dépourvu d'ambition pour se mêler des affaires. Je ne vous dis rien des mesures dont on me parle. Tout est encore trop vague, et, selon toute apparence, vous en saurez plus que moi, lorsque cette lettre vous arrivera.
On dit que vous avez eu un temps abominable à Londres et de la neige comme en Sibérie. J'espère que vous n'étiez pas à patiner sur la Serpentine, lorsque tant de gens ont pris un bain froid. Il paraît qu'il y a eu beaucoup de morts. Connaissiez-vous quelqu'un dans cette affreuse bagarre?
Nous avons, nous aussi, payé notre tribut à l'hiver. Nous avons eu deux jours de gelée qui ont un peu nui à nos fleurs et brûlé les jeunes pousses d'orangers ; mais, à tout prendre, le mal n'est pas grand. Je crains, d'après toute la neige dont on nous parle, qu'il n'y ait des inondations encore dans le centre de la France. M. Dupanloup nous dira encore que cela tient aux mauvais procédés qu'on a pour le pape. Pourtant il semble bien tranquille sur son trône et il empêche les Écossais d'aller à leur prêche, ce qui les mènerait droit en enfer.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et écrivez-moi. Je ne suis pas trop mal, malgré toutes les tristes crises que je viens de traverser.
P.-S. Votre billet m'arrive à l'instant. Il me réjouit fort. Je vous écrirai demain ou après. La poste va partir. Allez aux Tuileries, vers une heure et demie, et demandez qu'on remette votre carte au chambellan de l'impératrice. Elle vous recevra avec grand plaisir.
CXIII
Cannes, 21 janvier 1867.
Mon cher Panizzi,
Tâchez que M. Gladstone voie l'empereur. J'en écris à M. Fould. Je crois vous avoir dit hier ce que vous auriez à faire pour voir l'impératrice. Peut-être feriez-vous mieux de lui écrire, la veille de votre arrivée, que vous lui demandez la permission de lui présenter vos hommages en passant. Signez votre nom lisible sur l'enveloppe, et présentez-vous le lendemain à une heure et demie. Elle m'a écrit une lettre charmante à l'occasion de la mort de Cousin.
Comme vous êtes peu lettré, je vous propose la rédaction suivante : « Madame, sur le point d'aller voir à Cannes un des plus fidèles sujets de Votre Majesté, je ne voudrais pas passer par Paris, sans lui rapporter des nouvelles de Votre Majesté. Je la supplie donc de me permettre d'en venir chercher demain et de déposer en même temps aux pieds de Votre Majesté l'hommage du respect avec lequel, etc. »
Adieu, mon cher Panizzi, je vous attends avec grande impatience.
CXIV
Cannes, 10 mars 1867.
Mon cher Panizzi,
J'aime à croire que vous êtes resté au coin du feu pendant le vilain temps. Si vous vous êtes mis en route par cette pluie battante, vous aurez vu la Corniche, comme l'Anglais qui voulait voir le lac de Genève, et qui en fit le tour dans un char de côté, la capote du char tournée du côté du lac. Il a pu vous arriver, en outre, d'être arrêté par quelque torrent de montagne, dans une auberge à punaises et obligé de vivre d'un vieux coq pendant quarante-huit heures. Si vous avez éprouvé ces infortunes, nous nous abstenons de vous plaindre, trouvant que vous vous êtes trop dépêché de nous quitter. Ce sont des jugements de la Providence qui peuvent contribuer à votre amendement.
Voilà la levée de boucliers des fénians qui prend couleur. Je ne pense pas que cela ait grande importance cependant. Je crains seulement que le gouvernement ne réprime avec la même lourdeur qu'il a fait dans l'Inde et à la Jamaïque. John Bull, quand il a eu peur, est impitoyable. A mon avis, dans cette affaire-ci, il faut un mélange très habile de démence et de rigueur, pendre un peu et beaucoup amnistier ; pendre surtout quelques Américains pour décourager les autres.
En ce qui concerne la réforme, il me semble toujours que le beau rôle est à notre ami M. Lowe. Lui seul est dans le vrai et a le courage de son opinion. Ménager la chèvre et le chou est chose bien difficile, et je ne crois pas possible de faire une réforme définitive. Autant prétendre s'arrêter au milieu d'une glissade que de fixer les conditions du droit électoral pour toujours ou même pour longtemps. Si on détruit ce qui existe, on ne retardera guère le suffrage universel. Il fera le tour du monde comme le mal napolitain. Les deux choses se valent, mais on n'a pas encore trouvé le mercure pour le suffrage universel.
Vous aurez vu dans les journaux le projet de loi sur l'armée. Je ne le trouve pas trop bon et je doute qu'il soit adopté sans grands amendements.
Le prince impérial a des clous qui l'empêchent de s'asseoir. Rien de sérieux. On fait un grand éloge du général Frossard, qui sera son gouverneur. On le dit très ferme et très honnête homme.
Adieu, mon cher Panizzi. Tâchez d'empêcher Garibaldi de faire tant de littérature.
CXV
Cannes, 28 mars 1867.
Mon cher Panizzi,
Votre lettre confirme ce que nous disent les journaux, de la faiblesse de la Chambre italienne et des mauvaises dispositions d'une partie des députés. Je crains que ce grand animal de Garibaldi ne les pousse à des bêtises sérieuses.
Il me semble aussi qu'en Angleterre les choses ne vont pas trop bien. J'entends dire que le Bill de lord Derby ne passera pas, et que le gouvernement qui lui succédera aura bien de la peine à éviter le manhood suffrage. Il y a déjà longtemps que j'ai renoncé à comprendre le système de lord Derby, et il me semble que personne dans le Parlement n'est beaucoup plus avancé que moi. C'est dans un grand tunnel noir qu'on s'engage, et ce qui se trouvera au bout, je crains que personne n'en ait d'idée bien nette. En Angleterre, grâce à la richesse de l'aristocratie, à son bon sens, et aux habitudes de corruption électorale, il se pourra fort bien que les résultats du suffrage universel soient tout à fait autres que ne l'attend M. Bright.
Chez nous, cela ne va pas mieux. La Chambre paraît être très peu d'humeur à voter la nouvelle loi sur la réorganisation de l'armée, du moins, sans des changements considérables, et ce qu'il y a de plus fâcheux, à mon avis, c'est que les changements qu'on y fera seront plutôt de nature à diminuer nos forces qu'à les augmenter. Nous devenons trop amoureux du bien-être.
On dit que M. Rouher se plaint très vivement de la bêtise de Walewski, dont il a grand'peine à conjurer les effets. De son côté, la majorité est furieuse contre son président, qui ne sait pas présider, et il est à croire qu'on sera obligé de donner satisfaction à M. Rouher.
Un assez grand nombre de légitimistes sont allés aux soirées du duc de Mouchy et ont fait bonne mine à sa femme. Cela a produit quelque sensation.
Adieu, mon cher Panizzi ; tenez-moi au courant de vos faits et gestes.
CXVI
Paris, 4 avril 1867.
Mon cher Panizzi,
Me voici enfin à Paris, toujours bien souffrant. J'ai failli crever en route, mais enfin je suis arrivé. L'impératrice s'est enrhumée dans sa visite à l'Exposition. Le prince va beaucoup mieux, et c'est par pure précaution qu'on l'empêche encore de sortir.
Je suis bien de votre avis sur la politique. Les choses vont au plus mal. Cette affaire du Luxembourg me semble une grande folie et un grand danger. Le pays ne vaut pas les quatre fers d'un chien ; mais c'est une position stratégique, à ce qu'on dit, menaçante autrefois pour la France, menaçante, si elle était en nos mains, pour la Belgique et la Prusse. Est-il de notre intérêt, est-il de bon sens de menacer, dans l'état de division où nous sommes?
Tout le monde dit que la loi sur la réorganisation de l'armée sera rejetée par la Chambre, qui repousse avec énergie toute idée de guerre.
Je suis heureux d'apprendre que, de votre côté, les affaires italiennes vont mieux qu'on ne s'y attendait. Cependant l'adresse de la Chambre nouvelle n'est pas encore votée, et ce sera une épreuve. Les Sénats sont toujours raisonnables, excepté le mien.
Vous avez vu les élans de catholicisme de nos généraux, qui frémissent à la seule idée qu'on ait pu nommer un arien professeur de langue hébraïque. Tout cela est bête à faire pleurer. Croyez qu'en dernière analyse, mon cher ami, la bêtise est le grand malheur de ce temps-ci. Nous ne sommes pas la progenies vitiosior, mais stultior. Voilà le grave danger. On peut faire entendre raison aux vicieux, mais aux bêtes jamais. Il me semble qu'en Angleterre on vogue à pleines voiles vers le suffrage universel ; c'est un nouvel argument pour la sottise de notre génération.
L'empereur a été très bien reçu à l'Exposition. Il a encore un prestige extraordinaire parmi le peuple ; mais les salons et la bourgeoisie sont aussi mal que possible. Quant aux orléanistes, il n'y a sots projets qu'ils ne fassent.
Adieu, portez-vous bien, si vous pouvez. Mon rhumatisme est passé, mais les étouffements subsistent.
CXVII
Paris, 16 avril 1867.
Mon cher Panizzi,
Le prince impérial est parfaitement bien. Il ne lui reste de son accident que la nécessité de s'abstenir de monter à cheval pendant une quinzaine de jours encore. Sa maladie aura eu cela de bon, qu'elle a montré à Leurs Majestés qu'on l'élevait très mal, en le faisant dîner à table, veiller, rester au salon dans une atmosphère échauffée comme celle des Tuileries. Le général Frossard paraît avoir un caractère très ferme, et on attend beaucoup de lui. Tout le monde s'accorde à trouver que c'est un très bon choix. L'enfant a été très patient et très courageux pendant tout le temps de sa maladie. Il n'a pas voulu être chloroformé et a exigé que l'on ne dît pas à sa mère le jour où on devait lui faire l'opération.
Nous sommes à présent dans un moment de tranquillité relative. Le ton des journaux prussiens est beaucoup moins haut ; celui des journaux russes et des journaux anglais est aussi plus rassurant. Aujourd'hui, la question paraît se réduire à la retraite des Prussiens de Luxembourg et à la destruction de la forteresse, qui est une menace pour tous les voisins, pour nous particulièrement, ou bien à son occupation par une garnison hollandaise. Toutes les grandes puissances donnent tort, dit-on, à M. de Bismark, et je crois qu'il cédera.
Il me paraît probable que, malgré cela, la paix n'est pas fort assurée. Il y a plusieurs indices inquiétants. Je sais de très bonne source qu'un engin de guerre nouveau et très mystérieusement fabriqué, passe pour assurer une immense supériorité à son possesseur. On en a réuni déjà plusieurs batteries avec des précautions extraordinaires, telles que les ouvriers qui ont fabriqué certaines parties de la machine n'ont jamais vu les autres. On pousse également avec une grande activité la fabrication des fusils et des cartouches Chassepot ; mais, ce que veut l'empereur, personne au fond ne le sait. Les bourgeois voient la guerre avec horreur ; mais le peuple, et surtout dans les départements de l'Est, veut manger du Prussien.
La loi sur la réorganisation de l'armée sera tellement modifiée, qu'elle ne sera plus reconnaissable. Les militaires disent qu'elle sera bonne. Lisez, dans la Revue des Deux Mondes du 15, un article sur ce sujet du général Changarnier. Il se fait un peu vieux et n'a pas cessé d'être trop vantard ; mais il y a de bonnes choses pourtant.
On a vu de grands ministres être cocus. Vous paraissez croire que cette qualité est la seule qui nuise à X… C'est là, je pense, son moindre défaut. On publie dans les journaux un appel de Garibaldi aux réfugiés romains, de son style ordinaire, c'est-à-dire très mauvais. J'espère qu'on trouvera moyen de l'arrêter, avant qu'il en vienne au fait.
J'ai renoncé à comprendre le bill de réforme ; mais il semble que les tories auront la gloire de mettre le feu aux poudres. Je me demande comment il sera possible de refuser le suffrage universel dans un délai assez court.
Adieu, mon cher ami ; nous sommes destinés, je le crains, à voir encore bien des choses extraordinaires.
CXVIII
Paris, 27 avril 1867.
Mon cher Panizzi,
J'ai fait une action héroïque hier en menant la comtesse Téléki à l'Exposition universelle malgré un temps de chien. Je lui ai fait faire un très mauvais déjeuner en assez piètre compagnie, mais elle a pris tout cela avec beaucoup de philosophie. On voit qu'elle a voyagé et qu'elle n'exige pas, comme un certain gentleman de votre connaissance, que tout le monde soit comme à Bloomsbury square.
Il y a toujours beaucoup d'inquiétude et un peu d'agitation. Si cela dure, je crois, that our monkey will be up, et cela me fait plaisir. Si nous baissions la tête, je nous tiendrais pour perdus à jamais.
A présent, voici la situation. L'empereur a fait venir lord Cowley et lui a donné l'assurance qu'il n'avait aucune idée d'hostilité, aucune envie d'accroître le territoire français du côté de l'Allemagne, qu'il ne tenait pas du tout aux deux cent mille Luxembourgeois, mais qu'il ne voulait pas qu'une puissance étrangère tînt garnison hors de ses États, et sur la frontière de France. En résumé, il a prié l'Angleterre d'intervenir auprès de la Prusse, avec la proposition soit de raser la citadelle et de laisser le duché à la Hollande, soit d'y mettre une garnison hollandaise, soit d'annexer le duché à la Belgique, mais, en tout état de cause, de retirer la garnison prussienne. Il semble que lord Stanley trouve la proposition convenable et on dit aujourd'hui même que la reine avait écrit propria manu au roi de Prusse. C'est en effet du côté dudit roi qu'est la plus grande difficulté. M. de Bismark est, dit-on, très pacifique, il est vrai qu'il rows one way and looks another.
La Russie assez froide, d'abord, paraît s'être réunie ensuite à la manière de voir de l'Angleterre. D'ailleurs, des deux côtés, anglais et russe, il y a, comme il paraît, une certaine coquetterie à notre égard en vue de l'éclosion assez prochaine vraisemblablement de la question d'Orient. Des gens bien informés me disent que l'empereur, selon son habitude, est tout à fait d'accord avec l'Angleterre sur cette diabolique question orientale, et cela me fait plaisir.
J'ai vu aujourd'hui chez M. Fould un des médecins du prince impérial qui nous a dit qu'il allait parfaitement bien. Il paraît qu'on ne veut pas encore panser la plaie de peur d'un retour de l'accident qui est déjà arrivé. D'après le médecin, c'était un luxe de précaution.
Adieu, mon cher Panizzi. M. Fould a gagné plusieurs prix avec les chevaux que vous avez vus à Tarbes, et ces triomphes le consolent tout à fait, comme il semble, de la perte de son portefeuille.
CXIX
Paris, 6 mai 1867.
Mon cher Panizzi,
Toutes les apparences sont en faveur de la paix, et lord Stanley y aura une bonne part. Représentez-vous ce qui serait arrivé, si lord Russell eût été ministre des affaires étrangères.
On annonce comme à peu près certaine l'arrivée du roi de Prusse à la fin de ce mois, et, bientôt après, celle de l'empereur de Russie. Avec le roi de Grèce, le frère du taïcoun du Japon et le pacha d'Égypte, cela fera une table d'hôte aussi amusante que celle que trouva Candide à Venise.
A peine une épine est-elle hors du pied, qu'il en entre une autre. La question d'Orient mûrit rapidement et bientôt nous en aurons des nouvelles. Ici, on a décommandé les réserves, mais on fabrique des fusils avec beaucoup d'activité ; on dit que le mois prochain on en fera cinq à six mille par jour. On en a commandé partout, et ce qu'il y a de curieux, c'est que les meilleurs se font en Espagne.
Je ne suis pas trop mal depuis quelques jours que le printemps s'est déclaré pour tout de bon. Il fait même trop chaud. Cependant je mène toujours la vie d'anachorète. Je ne sors jamais le soir, je ne dîne jamais en ville et j'ai absolument renoncé au monde. J'ai en ce moment mon domestique malade, ce qui me contrarie beaucoup. On me promet que ce n'est qu'une grippe qui n'a rien de grave. Il n'y a pas dans les petites misères humaines d'ennui plus grand que de changer d'habitudes et de serviteurs.
Un des honnêtes gens qui viennent quelquefois me tenir compagnie, avait vu Nigra chez le prince de Metternich, où son entrée avait fait sensation. Il paraissait être dans la maison sur un très bon pied. Je vois que M. d'Azeglio assistera au congrès de Londres et je m'en réjouis en le supposant un avocat de plus pour la paix.
Nous attendons des dépêches télégraphiques de Londres, au sujet de la grande manifestation réformiste de M. Beales. Il me semble que cela passe la permission, et il serait bien temps qu'on mît à la raison toute cette canaille qui se mêle de ce qui ne la regarde pas.
Il est probable que vous ne serez ici que vers les premiers jours de juin ; car vous avez encore bien du chemin à faire et des occasions de vous arrêter. Vous arriverez au moment le plus brillant de l'Exposition, avec toutes les têtes couronnées. Je vous ai dit que j'avais déjeuné il y a huit jours avec Leurs Majestés, qui m'ont demandé de vos nouvelles. Si vous êtes à Paris en juin, il est probable que vous serez engagé à Fontainebleau. Le prince impérial est allé à Saint-Cloud. Il est tout à fait bien à présent.
Adieu, mon cher Panizzi ; amusez-vous pour deux ; car, moi, je ne m'amuse guère.
CXX
Paris, 17 mai 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suppose que vous êtes toujours à Florence, attendant sir James ; mais je crains que vous ne tardiez tant, que vous ne trouviez plus personne à Paris. On me dit qu'on commence à partir pour la campagne. Cette grande quantité de princes, empereurs, taïcouns qui nous envahit est bien faite pour effaroucher les Parisiens pur sang.
L'article qui a fait sensation ici et à Londres est dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril, signé « M. Collin »[13]. Il traite des trade's associations et de la situation actuelle de l'Angleterre. Je l'ai donné à lire à la comtesse Téléki, qui en a été très frappée et ne comprend pas qu'un étranger sache et comprenne tant de choses curieuses ; mais le plus remarquable, selon moi, c'est la façon dont tout l'article est fait, disposition, style, etc. Enfin je trouve qu'il y a là dedans quelque chose de supérieur. Je regrette qu'au lieu de s'occuper de mathématiques et surtout de bibliophilie, il ne se soit pas borné à faire du journalisme.
[13] Pseudonyme qui cachait le nom de M. Libri.
Vous aurez, quand vous viendrez à Paris, une fort jolie petite maison à vous, rue du Faubourg-Saint-Honoré, que M. Fould avait fait construire pour son fils encore garçon, avec une porte mystérieuse sur la rue, dont j'espère que vous n'abuserez pas.
Adieu, mon cher Panizzi ; nous avons depuis quelques jours un temps d'hiver qui me désespère. Je voudrais bien que, pour votre arrivée ici, vous fussiez un peu mieux traité. Je n'ai pas entendu parler de M. Gladstone, qu'on attendait à Paris ces jours-ci.
CXXI
Paris, 24 mai 1867.
Mon cher Panizzi,
Il me semble, au sujet de votre logement à Paris, qu'il ne serait pas très convenable de ne pas accepter celui que vous offre M. Fould. Où avez-vous pris que ce fût une maison entière? C'est un petit appartement de garçon que M. Fould avait fait faire, comme je vous l'ai déjà dit, avant que son fils fût marié, et qui est juste ce qu'il faut pour un personnage de votre poids. Il y a une entrée particulière sur la rue, pour introduire en secret les concubines. M. Fould compte sur vous, et vous auriez tort, je crois, de vous excuser.
Le prince impérial va bien. Il est établi à Saint-Cloud, ce qui vaut bien mieux pour lui que la vie de Paris et des Tuileries.
Que dites-vous du voyage du sultan à Paris? Cela a l'air d'un opéra-comique. Je pense que tous ces grands personnages viennent voir mademoiselle Thérésa et mademoiselle Menken. Ces dames font de très brillantes affaires et ont augmenté leurs prix, comme les bouchers ; elles vendent comme eux de la viande fraîche, ou soi-disant telle.
Adieu, mon cher Panizzi. Nous avons un temps exécrable. Il fait plus froid que le pire jour de janvier à Cannes. On nous dit à l'Institut, que c'est une année exceptionnelle, comme il y en a deux par siècle, revenant à un intervalle régulier, et que c'est 1816 qui revient en 1867. Je regrette bien d'avoir subi deux fois pareille misère. Je vois, comme consolation, qu'il a neigé deux jours de suite à Londres.
CXXII
Paris, 26 juin 1867.
Mon cher Panizzi,
J'ai déjeuné samedi avec deux personnes très fatiguées de leurs corvées passées et se préparant aux corvées à venir, monsieur souffrant de rhumatismes, madame d'un gros rhume, assez bien l'un et l'autre cependant. Ils m'ont demandé de vos nouvelles. Le fils va parfaitement et court comme une personne naturelle.
Je vous engage à lire, dans le Moniteur d'aujourd'hui, le discours de Sainte-Beuve au Sénat. Il vous amusera. Il est impossible d'avoir plus d'esprit ; mais il a sacrifié le fond à la forme et a dit tout ce qu'il fallait pour rendre impossible le vote qu'il demandait. Où s'arrêteront les cléricaux?
Adieu, mon cher Panizzi. Savez-vous quelque chose du grand concile qu'ils font à Rome?
CXXIII
Paris, 30 juin 1867.
Mon cher Panizzi,
Voici un récit qui vous plaira peut-être. M. le préfet de la Seine a invité le roi des Belges à dîner avec le conseil municipal. Il a pris sans façon le bras de la reine, et, se tournant vers le roi : « Roi des Belges, donnez le bras à madame Haussmann. »
Je suis mieux de santé, mais non pas assez bien cependant pour entreprendre le voyage de Londres, et, quoique nous soyons très amis, je ne voudrais pas vous donner l'embarras de ma carcasse, si je venais à la laisser dans Bloomsbury square ; d'ailleurs, on m'a violemment pressé d'aller à Biarritz. Je m'en suis défendu et m'en défendrai tant que je pourrai ; mais vous comprendrez qu'il serait assez mal à moi de refuser, et d'aller autre part. Si dans cette affaire je n'avais qu'à suivre mon goût à moi, je partirais dès demain sans voir même le sultan ; mais il faut faire son métier de courtisan.
Madame de Montijo est à Paris depuis trois ou quatre jours. Elle est logée avenue Montaigne ; la duchesse de Mouchy et je ne sais qui encore occupant les maisons de sa fille. Elle va très bien et il me semble qu'il y a un peu d'amélioration à ses yeux.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et tenez-vous en joie jusqu'à l'automne.
CXXIV
Paris, 5 juillet 1867.
Mon cher Panizzi,
Maximilien a eu le sort de bien des aventuriers. Il est une des victimes de notre saint-père le pape, qui déjà a fait tant de mal à sa famille. Le diable, c'est que, quoi qu'on dise et qu'on fasse, une partie de la responsabilité retombe sur nous. Hier, on disait (mais heureusement sans qu'on pût dire de quelle source) que les Mexicains avaient assassiné notre ministre à Mexico, ce qui nous ajouterait des embarras nouveaux. Ce serait un cas comme celui du consul pris par le roi Théodoros d'Abyssinie. Il n'y a que les Yankees et le Lynch Law qui puissent venir à bout des Mexicains. C'est une race tellement pourrie, qu'il n'y a plus d'espoir de la régénérer. Il faut l'exterminer pour faire quelque chose du pays. Je crains bien qu'on en soit venu en Espagne à une situation presque aussi mauvaise. Tout ce que j'apprends tend à prouver que la gangrène est partout.
Adieu, mon cher Panizzi. Le sultan a eu une peur bleue dans le chemin de fer. Il disait d'arrêter, il voulait descendre, il a crié et pleuré en faisant ses trente lieues à l'heure. Il est fort poli ici, et dit des choses aimables à tout le monde, ou bien Fuad Pacha les lui fait dire.
CXXV
Paris, 11 juillet 1867.
Mon cher Panizzi,
Je ne sais si vous avez eu connaissance de cette misérable querelle de Sainte-Beuve avec M. Lacaze au Sénat. Cela s'envenime tous les jours. On vient de mettre à la porte les élèves de l'École normale qui étaient allés complimenter en corps Sainte-Beuve. Grâce aux trompettes des journaux l'École de droit et l'École de médecine vont faire une démonstration du même genre. Pour augmenter les embarras du ministre de l'instruction publique, son fils est allé hier souffleter un journaliste, ce qui est une sacro-sainte personne aujourd'hui. Tout est, dans ce temps-ci, à la débandade, faute de commandement.
On a présenté au Corps législatif une loi sur le droit de réunion qui ne peut être discutée cette année faute de temps matériel. Voilà que les ouvriers du faubourg Saint-Antoine, pour montrer combien cette loi est utile et bonne, demandent à se réunir pour célébrer le 14 juillet, c'est-à-dire l'anniversaire de la prise de la Bastille. Vous qui connaissez le bon sens et la tranquillité de nos ouvriers, pensez-vous que pareille réunion se passerait aussi paisiblement que celle de Hyde-Park le mois dernier? Ce sont de bien mauvais symptômes et le ton des journaux de l'opposition vous montrera quels sont leurs projets ou leurs espérances.
Je crois que le voyage de l'empereur d'Autriche à Paris n'aura pas lieu, et je ne crois pas qu'il faille trop s'en affliger. Moins nous nous mêlerons des affaires d'Allemagne, mieux ce sera pour nous.
Adieu, mon cher Panizzi. L'impératrice va passer quatre jours en très grand particulier avec la reine. Je pense qu'elle s'arrêtera bien un jour à Londres. Elle est incognito, mais vous ne ferez pas mal de vous inscrire, si elle vient dans vos parages. Ceci entre nous.
CXXVI
Paris, 19 juillet 1867.
Mon cher Panizzi,
Je ne sais qu'une chose, c'est que l'impératrice va passer quelques jours en tête-à-tête avec la reine. Il est évident qu'elle aura au moins une de ses dames avec elle. Lorsque je saurai qui, je vous le manderai aussitôt. Il me paraît improbable qu'elle aille en Angleterre sans s'arrêter au moins un jour à Londres pour se reposer un peu de ses fatigues de maîtresse de maison.
Lorsque vous verrez M. Lowe, faites-lui mes compliments de son dernier discours, qui ressemble un peu aux prédictions de Jérémie, mais qui me semble un modèle du véritable style parlementaire. Ce style disparaîtra comme beaucoup d'autres bonnes choses sous l'irruption des mauvaises manières américaines qu'il a prédites, et ce sera grand dommage.
On dit que la session finira la semaine prochaine, pour recommencer au mois de novembre et discuter la loi de la presse, des réunions, etc. Je crois que je me priverai d'y assister si je vis assez pour aller à Cannes.
Adieu, mon cher Panizzi. On dit que notre ministre à Mexico, M. Dano, a été fusillé par Juarez. C'est le pire qui pouvait nous arriver. Je ne sais si c'est le cas d'appliquer l'axiome espagnol, siempre lo peor es cierto.
CXXVII
Paris, 26 juillet 1867.
Mon cher Panizzi,
Il paraît que le tête-à-tête d'Osborne a été des plus intimes. On m'a dit que Sa Majesté n'allait pas à Londres, donc vous n'avez eu rien à faire.
Malgré toutes ces visites pacifiques de rois et de ministres, il y a toujours une inquiétude vague, mais dont l'effet est très réel. On dit qu'il y a ici des capitaux énormes, et personne ne veut faire de placement même à quelques mois. Personne ne peut dire de quoi il a peur, mais tout le monde a peur. Nous sommes, en effet, dans la plus étrange de toutes les situations, ayant les inconvénients du système parlementaire sans en avoir la solidité ; les inconvénients de l'absolutisme et même ceux de la liberté.
Au milieu de tout cela, l'empereur continue à être très populaire, et par exemple, toutes les fois qu'il vient à l'Exposition, il a une espèce d'ovation de la part des ouvriers qui nomment Pelletan et Jules Favre. J'ai peur que cela ne lui monte la tête et ne l'empêche de voir le danger très réel de la situation. On attend l'impératrice demain soir.
La princesse de *** est ici scandalisant tout le monde par ses façons de faire. Elle donne des rendez-vous et n'y vient pas ; elle rit, elle pleure, elle gronde, elle a des accès de colère et de larmes. Je la trouve extrêmement jolie et d'une blancheur de peau qui promet beaucoup.
Adieu, mon cher Panizzi. Lisez, dans la Revue des Deux Mondes, le deuxième article signé « Collin », sur les associations ouvrières. Il y a aussi, dans la même revue du 15 de ce mois, une réponse de M. d'Haussonville au prince Napoléon, très pénible, ce me semble, pour Son Altesse.
CXXVIII
Paris, 7 août 1867.
Mon cher Panizzi,
Le prince impérial est revenu de Luchon en très bonne santé, sans la moindre trace de sa maladie. Madame de Montijo a été un peu souffrante ces jours passés. Elle va mieux à présent.
Avez-vous lu la lettre de mon confrère l'évêque d'Orléans sur les affaires de Rome et d'Italie?
Il annonce toute sorte de catastrophes. M. de Sartiges, notre ambassadeur à Rome, qui vient d'arriver ici (je ne sais trop pourquoi), dit que le pape ne s'est jamais si bien porté. Je pense qu'il dépassera les annos Petri. Est-il vrai que Nigra ne reviendra pas à Paris? J'en serais fâché pour ma part, et je crois qu'on aurait tort de le changer.
Je suis de votre avis au sujet de l'article de la Revue signé Collin. Il est inférieur au premier, mais cependant toujours très remarquable. Si ce qu'il dit est vrai, cela ne promet pas poires molles pour l'avenir. Ce qui m'étonne, c'est que le gouvernement britannique, si prudent d'ordinaire, prenne, pour faire une concession aux radicaux, le moment où ils sont le plus menaçants. On ne cède jamais aux menaces que l'on ne se repente bientôt de n'avoir pas risqué la bataille. Le pis, c'est que cela ne dispense pas de la livrer, et, quand on s'y résout à la fin, on la perd. Ce diable de système américain nous envahit tous les jours. Je crois, mon cher Panizzi, que nous sommes nés trop tard. Le bon temps est passé et nous aurons des couleuvres à avaler.
Je n'aime pas ce voyage de Saltzbourg, qui est malheureusement décidé. Je cherche en vain le bon côté et je ne vois que les inconvénients qui me semblent des plus gros. On commence à dire qu'au retour ils ramèneront à Paris François-Joseph et l'impératrice. On les dit très médiocres l'un et l'autre, détestant au fond du cœur M. de Beust et prêts à le planter là à la première occasion.
Les Grote ont passé par ici, à ce que j'ai appris, mais je suis tout à fait ruiné dans leur esprit, depuis que j'ai écrit que Cousin avait dit sur Socrate ce que les professeurs allemands ont inventé longtemps après. Madame ne m'a pas pardonné non plus d'avoir estimé douze francs un Titien qu'elle a payé douze mille francs.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous le mieux que vous pourrez.
CXXIX
Paris, 21 août 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suis pour ma part tantôt bien, tantôt mal, mais n'ayant jamais de sécurité. On m'a conseillé des capsules d'essence de térébenthine. Elles me réussissent assez bien. Pourvu que cela dure! C'est ce que disait Arlequin, à la hauteur d'un troisième étage, en tombant d'un cinquième.
Si j'en crois les cancans et les journaux, l'entrevue de Saltzbourg tournerait à la pastorale. Les malins ont peur de la dernière lettre adressée au ministre de l'intérieur au sujet des chemins vicinaux. Ils disent qu'on veut donner le change et faire croire à la paix. On voit tout dans tout, avec un peu de bonne volonté.
Il y avait, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août, un assez bon article sur l'état de l'Allemagne qu'on attribue au comte de Paris. L'avez-vous lu? Il conclut plutôt à la paix. S'il est réellement de lui, il est plus fort qu'aucun de ses oncles ; mais cela ne m'empêche pas de trouver qu'un prince a mieux à faire qu'à publier des articles pour le plus grand divertissement des oisifs. Je crois que si, au Ier siècle, l'imprimerie eût été découverte, le diable aurait eu plus beau jeu à tenter Notre-Seigneur.
J'ai dîné hier chez la comtesse de Montijo, que j'ai trouvée assez bien portante. Elle m'a demandé de vos nouvelles. Elle n'en avait pas de sa fille, autrement que par les journaux. Il m'a semblé qu'elle était assez inquiète des mouvements qui ont lieu en Catalogne. Ce n'est pas encore grand'chose, mais dans une maison d'amadou une étincelle peut faire de grands ravages.
Adieu, mon cher Panizzi. Que dites-vous de l'incendie du Saint-Pierre Martyr à Venise? Il me semble que, dans toute l'Europe, on devrait retirer des églises les tableaux de maîtres. Il n'y a pas de pires conservateurs que les prêtres, et cependant ils veulent tout avoir.
CXXX
Paris, 2 septembre 1867.
Mon cher Panizzi,
La chaleur tout à fait tropicale que nous avons depuis trois semaines m'a fait du bien. Je suis donc, pour le présent, dans un état assez tolérable. J'ai cependant, surtout le soir, de petits accès de suffocation, mais pas trop douloureux. En somme, je suis bien mieux que lorsque vous m'avez quitté. Ma prudence y est pour beaucoup. On m'a offert de me mener à Biarritz ; mais cette même prudence m'a fait refuser, ce qui, je crois, n'a pas augmenté mon crédit. Je suis comme les chats malades, je me fourre dans un coin et n'en sors pas ; d'ailleurs, je ne me sens pas d'humeur assez joviale pour les mocedades! de Biarritz. J'attendrai donc ici les approches de l'hiver et je m'enfuirai aussitôt à Cannes, où j'espère bien vous voir.
Viollet-Leduc, qui a accompagné Leurs Majestés dans leur voyage à Lille, Dunkerque, Amiens, etc., dit qu'il n'a jamais vu enthousiasme ou plutôt frénésie pareille. Les points noirs, qui ont fait mauvais effet à Paris, ont été pris pour une marque de franchise. Je les traduis également de cette manière. Mon impression est à la paix. Il est vrai que l'Europe est toute pleine de poudre et qu'il suffirait d'une étincelle pour tout mettre en feu ; mais c'est justement ce qui me rassure. Chacun peut voir très clairement ce qu'il a à perdre, et très confusément ce qu'il pourrait gagner. Je crois que le joueur le plus hardi, soit M. de Bismark, hésiterait.
Lisez dans la Revue des Deux Mondes un article assez intéressant (1er septembre), d'un Polonais nommé Kladzko, sur le congrès de Moscou. A part les exagérations d'émigré, qu'il faut écarter, il y a là un aperçu curieux de la situation de l'Europe orientale. Je me rappelle mon standing joke avec lord Palmerston, qui n'admettait pas la question d'Orient. Elle s'est rapprochée et n'est plus maintenant à Constantinople.
Vous avez peut-être entendu parler d'une correspondance de Pascal, découverte par M. Chasles de l'Académie des sciences, d'où résulterait qu'il aurait découvert avant Newton les lois de l'attraction. Cela fait grand bruit. Pour moi, je ne doute pas un instant que ce ne soit l'œuvre d'un faussaire. Il suffit de lire trois lignes pour s'apercevoir que ce ne peut être le style de Pascal. On y trouve des mots comme mystification, qui ne datent que du XIXe siècle. D'ailleurs, la chose ne manque pas d'une certaine habileté et prouve des connaissances scientifiques peu communes. M. Chasles, le propriétaire des autographes, est, à ce qu'il paraît, à l'abri de tout soupçon. Beaucoup de gens prétendent que cela vient de Libri. Je n'en crois rien, mais comme M. Chasles ne veut pas dire de qui il tient ces papiers, cela laisse libre cours à toutes les médisances.
Paris est absolument vide de Parisiens ; mais les étrangers et les vilains étrangers y abondent. C'est très ennuyeux ; mais je passe mon temps assez doucement néanmoins, vivant en complète solitude.
Adieu, mon cher Panizzi. Va-t-on really truly faire la guerre au roi d'Abyssinie? Cela me semble si peu anglais, que j'en doute encore, pourtant un officier de mes amis me dit qu'il espère être attaché comme volontaire à l'état-major anglais.
CXXXI
Paris, 13 septembre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je n'assisterai pas à la discussion des lois sur la presse et sur l'organisation de l'armée. Lorsqu'on lit les journaux, on se demande ce que signifie une loi sur la presse. Jamais sous Louis-Philippe on n'a eu plus de liberté, et il faut l'ajouter, jamais on n'en a plus abusé. Quant à la loi sur l'armée, je crains qu'elle ne passe qu'avec des modifications qui la rendront mauvaise. J'ai lieu de croire que l'inventeur de toutes ces belles choses s'en mord les doigts à présent ; mais il n'est pas de ceux qui fassent leur profit du proverbe : Look before you leap.
Que dites-vous de Garibaldi et du baptême qu'il propose? Il est impossible d'être plus fou ni plus bête. J'espère que ce dernier fiasco l'obligera à se tenir tranquille. On prétend qu'il veut aller à Londres faire de la propagande antipapiste. Je doute qu'il soit reçu comme la première fois.
Tout paraît terminé en Espagne. La morale de la chose, c'est que, tant que l'armée sera fidèle, Prim ne pourra rien faire ; mais Narvaez est bien vieux et l'innocente Isabelle bien folle.
Adieu, mon cher Panizzi. Que dit-on en Angleterre des affaires d'Orient? Cela prend rapidement les proportions d'une question européenne. Les journaux russes sont des plus belliqueux. Ils demandent la Gallicie et la Bulgarie pour commencer.
CXXXII
Paris, 27 septembre 1867.
Mon cher Panizzi,
J'espère que vous êtes rentré à Londres en bonne santé après vos courses dans le Nord. Si vous n'avez pas été plus favorisé que nous par le temps, je vous plains. Voici l'hiver qui s'avance à grands pas. On voit toute sorte d'oiseaux qui s'envolent vers le sud et les astrologues nous prédisent un hiver rigoureux.
J'ai fait une expédition à la campagne chez mon cousin, qui a un cottage à une douzaine de lieues de Paris. Je n'y suis resté que deux jours, et cela ne m'a pas trop bien réussi. J'ai trouvé que, après tout, l'air de Paris est encore plus respirable que celui de la Brie. Pourtant, je ne suis pas trop mal, considérant le temps et les circonstances aggravantes. Mais j'ai une nouvelle et sérieuse préoccupation : mes yeux m'inquiètent. J'ai envie et peur de consulter Liebreich, et, d'un autre côté, si je perds la vue, que diable deviendrai-je?
Je suis fort content de la décision de M. Ratazzi, et je crois qu'il a fait tout ce qui lui était possible de faire, en temps de révolution, avec cet enfant terrible trop bête pour sentir combien il est criminel. Après le congrès de Genève, il n'y avait plus qu'une sottise à faire, il ne l'a pas manquée.
J'ai eu des nouvelles de Biarritz. Tout le monde se porte très bien, et le prince impérial, qu'on avait fait malade, est à merveille. Il paraît qu'on vit fort retiré. Le temps est assez mauvais, ce qui me fait croire qu'on reviendra bientôt. M. Fould, qui avait écrit de Tarbes à l'empereur, en a reçu une lettre dont il est très content, c'est-à-dire qu'elle est des plus pacifiques et tout à fait à l'unisson des discours d'Amiens.
Tout le monde cependant ici croit à la guerre ; mais, en vérité, je ne comprends pas pourquoi. Il me semble que, après l'évacuation de Luxembourg, nous n'avons pas de sujet de querelle avec la Prusse. Lui faire la guerre pour avoir gagné la bataille de Sadowa serait par trop absurde, et la conséquence inévitable serait de mettre toute l'Allemagne contre nous. D'un autre côté, je ne puis croire que M. de Bismark, qui est un homme de sens, et qui a fort à faire, essaye pour la seconde fois de jouer un va-tout en nous provoquant.
Après avoir prêché le respect des nationalités, nous ne pouvons honnêtement nous opposer à ce que l'Allemagne s'unifie, comme l'Italie. Il y a grande apparence que cette unification suscitera beaucoup d'embarras à la Prusse, qui, après avoir excité les passions révolutionnaires, cherche maintenant à les comprimer, et qui bientôt soulèvera des tempêtes. Ce n'est qu'alors que les chances seraient en notre faveur. Jusque-là, je crois la guerre impossible, je dis entre la Prusse et nous, car, du côté de l'Orient, il peut arriver telle chose qui amène une grande conflagration.
Adieu, mon cher Panizzi ; mille compliments et amitiés.
CXXXIII
Paris, 9 octobre 1867.
Mon cher Panizzi,
Rien ne faisait présager la mort de M. Fould, qui semblait avoir une santé excellente, et qui, depuis sa retraite, avait repris des forces et menait la vie la plus saine et la plus active. Je ne sais rien encore sur la cause de sa mort. Son médecin, M. Arnal, était venu passer quelques jours à Tarbes, non pas pour lui donner des soins, mais pour respirer lui-même l'air des montagnes. Il l'avait quitté en bonne santé le matin même. Berger, qui était revenu de Tarbes la semaine passée, me disait, samedi dernier, qu'il n'avait jamais vu M. Fould plus gai ni mieux portant.
Je pense que l'empereur l'aura vivement regretté, d'autant plus qu'il a quelques petits reproches à se faire. Lorsqu'on pense à ce qu'est devenu le conseil privé, qui, en cas de régence, serait le gouvernement, on est effrayé. M. Fould était le dernier sur lequel on pût compter comme intelligence et dévouement.
Cette mort a produit ici une grande sensation et ajoute encore à la tristesse générale. Les funérailles auront lieu ici le 15, à ce que je crois ; probablement alors la cour sera de retour à Paris. On dit qu'il fait mauvais temps à Biarritz et qu'on y vit de la manière la plus retirée.
Malgré le premier fiasco de Garibaldi, il ne me semble pas que les affaires du pape soient en bon état. M. Ratazzi aura-t-il la force de s'opposer à l'invasion? Sera-t-il soutenu? Tout cela est fort douteux. On dit, et je tiens le fait d'une assez bonne autorité, qu'on cherche en ce moment à persuader au pape qu'il vaudrait mieux, pour lui comme pour l'Italie, permettre que les troupes italiennes occupassent les provinces qui lui restent et qu'il se bornât à conserver Rome. Il faut convenir qu'il est difficile et surtout très dispendieux d'entretenir un cordon très étendu dans un pays de montagnes, où il est impossible de garder tous les sentiers, tandis que garder Rome même serait chose assez aisée. Je ne serais pas surpris qu'ici on donnât les mains à cet arrangement ; mais, du côté du pape, on ne peut attendre que de l'opiniâtreté. Il a du courage, du penchant même pour le martyre ; mais de sens commun, pas l'ombre. C'est une tête aussi creuse que celle de Garibaldi.
Adieu, mon cher Panizzi. J'espère que vous pensez à Cannes pour cet hiver. Tous les astrologues prédisent qu'il sera rigoureux.
CXXXIV
Paris, 15 octobre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suis allé hier à l'enterrement de notre pauvre ami, qui était un des plus vraiment lugubres que j'aie vus, malgré la pompe que les ministres ont voulu déployer à son occasion.
Quant aux causes de la mort de M. Fould, on n'en sait rien, et les médecins ne me paraissent pas mieux instruits. Il s'est plaint d'un peu de malaise avant le dîner, et s'est couché vers cinq heures. Il a pris un bouillon et fumé un cigare et s'est arrangé pour dormir en disant à son valet de chambre de n'entrer que lorsqu'il sonnerait. A sept heures est venu un télégramme. Son domestique est entré doucement dans sa chambre, a cru qu'il dormait et a déposé la dépêche sur sa table de nuit, sans faire de bruit. Une heure et demie après, on est rentré. Il était exactement dans la même position, mort et déjà froid. C'est la mort de notre ami Ellice, aussi douce, mais venant bien plus tôt. Il avait pris toutes ses dispositions pour sa mort assez longtemps auparavant.
On est inquiet des affaires de Rome. M. Ratazzi dit qu'il ne peut avoir un cordon de soixante-quinze lieues qui ne puisse être traversé quelque part, et demande à faire occuper les provinces encore papales, de façon à n'avoir que la banlieue à garder. Ici, c'est un déchaînement furieux contre le gouvernement italien, qu'on accuse de manque de foi. Je le crois plus coupable de faiblesse que de manque de foi ; mais la conduite qu'on tient avec Garibaldi est honteuse. Si cet imbécile a le pouvoir de se moquer des lois et des traités, il serait plus simple de le faire dictateur. On croit que, s'il n'y a pas d'insurrection à Rome, les choses peuvent encore s'arranger.
Vous ai-je dit le mot du prince à Saint Jean de Luz? Leur canot, par une nuit très obscure (un prêtre était à bord), a donné contre un rocher. La nuit était si noire, que personne n'a vu le pilote, qui était à l'avant, tomber et se fracasser la tête et se noyer. Les matelots se sont jetés à la mer, ayant de l'eau jusqu'aux aisselles et par-dessus la tête, quand la vague déferlait. Ils ont porté ainsi le prince sur le rocher, trempé jusqu'aux os. L'impératrice lui criait : « N'aie pas peur, Louis. » Il a répondu : « Je m'appelle Napoléon. » Cela m'a été conté par deux témoins, Brissac et M. de la Vallette.
Adieu, mon cher Panizzi. Graissez vos bottes pour Cannes. L'hiver s'annonce mal.
CXXXV
Paris, 25 octobre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suis allé lundi dernier à Saint-Cloud pour faire ma cour. J'ai trouvé l'empereur engraissé et très bien portant. Le prince impérial est très hâlé ; mais il court à présent comme s'il n'avait jamais été malade. L'empereur et l'impératrice m'ont parlé de M. Fould avec beaucoup de sensibilité et comme s'ils sentaient bien la perte qu'ils ont faite. Mais on s'aperçoit toujours trop tard de l'utilité de certaines personnes.
L'empereur d'Autriche a été fort bien reçu ; on dit qu'il commence à apprécier M. de Beust. Sa lettre à la municipalité de Vienne et sa réponse aux évêques sont bonnes.
Les affaires d'Italie causent ici beaucoup d'excitement. On les croit finies ; j'en doute. C'est un cas dont on dirait en Corse : Si vuol la scaglia. La scaglia, vous l'ignorez peut-être, est l'antique pierre à fusil des temps héroïques. Il est déplorable que deux vieux imbéciles, aussi têtus l'un que l'autre, menacent la paix du monde. Je n'y vois qu'un remède, c'est de les enfermer ensemble dans une île déserte et de les y laisser jusqu'à ce que l'un ait converti l'autre. On accuse Ratazzi de trahison. Je crois qu'il n'a été que faible et impuissant. Mais comment se fait-il que dans un pays où l'on n'a pas l'habitude de se payer de mots comme en France, les phrases de Garibaldi et de Mazzini produisent tant d'effet. Words, words, words! comme dit Hamlet.
Adieu, mon cher Panizzi ; je suis assez souffrant depuis quelques jours, bien que le temps soit assez beau et pas froid.
CXXXVI
Cannes, 28 novembre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je suis fâché de vous savoir souffrant de rhumatismes et mélancolique par-dessus le marché. La politique, sans doute, n'est pas de nature à rendre fort gai ; mais il faut laisser reges delirare et se consoler en les sifflant.
Il y a ici un grand nombre d'Anglais et un plus grand encore d'Anglaises. On nous dit que lady Palmerston ne viendra pas et que sa petite fille est hors d'état de faire le voyage. Nous avons ici lady Houghton ; mais je ne l'ai pas encore vue. Son mari, à ce que je vois, tient de mauvais propos sur l'expédition d'Abyssinie. Quel est le Napier qui la commande? et qu'est-il au William Napier que j'ai connu, l'auteur de la Guerre de la Péninsule? Je désire fort qu'il réussisse ; mais je ne voudrais pas être dans la peau du consul anglais et des collectionneurs de plantes et d'insectes que le roi Théodore tient en prison.
Nos journaux trouvent qu'on a trop pendu à Manchester. Il paraît qu'on a mal pendu ; mais, si on avait cédé et fait grâce après les processions et le tapage fait au Home-Office, il n'y avait plus qu'à mettre la clef sous la porte. Je suis porté à croire que la leçon profitera, et elle était bien nécessaire.
Je suppose qu'on a dit aujourd'hui bien des bêtises au Sénat sur les affaires d'Italie et que mes collègues n'auront oublié rien de ce qu'il faut pour être canonisé. C'est une raison de plus pour me réjouir de n'être pas à Paris. Je ne sais pas si les interpellations seront admises au Corps législatif ; mais, à la contradiction près, croyez qu'on y tiendra le même langage, et que la majorité sera beaucoup plus papaline que le gouvernement. C'est, au fond, l'opinion de la grande majorité, et les opposants sont pour la plupart pires que les papalins. Grâce à la polémique des journaux, il n'y a que deux partis : cléricaux ou fénians. Lorsqu'on veut naviguer entre Charybde et Scylla, on a tout le monde contre soi.
Adieu, mon cher Panizzi ; tâchez de vous guérir et tenez pour certain que vous y réussirez plutôt ici que dans Bloomsbury square.
CXXXVII
Cannes, 10 décembre 1867.
Mon cher Panizzi,
Je vous trouve courageux d'accepter[14] en ce moment ce qu'on vous offre. Je crois que je vous conseillais d'accepter la première fois. Aujourd'hui, il y a toutes les raisons qui vous ont déterminé à refuser, raisons dont, à mon avis, vous vous exagériez l'importance. Il y a de plus la très grande probabilité que vous ne pourrez pas être utile au point où les choses sont arrivées. Mais la seule objection valable, ce me semble, c'est que vos habitudes anglaises et votre respect des lois vous feront faire énormément de mauvais sang, au milieu de gens en révolution. Si vous étiez plus jeune, je vous dirais : Luttez! A présent que vous avez fait vos preuves en matière de lutte, et que vous avez gagné otium cum dignitate, je vous vois avec peine descendre dans l'arène. Je ne sais ce que l'avenir nous réserve. Pour ma part, je le vois fort sombre. Le combat s'engage entre deux engeances que je déteste également, les révolutionnaires et les cléricaux. Ce sont les folies des premiers qui ont donné tant de puissance aux seconds, puissance probablement éphémère, mais à laquelle succédera l'anarchie la plus terrible. Ce qu'il y a de plus triste, c'est que je ne vois nulle part de têtes politiques pour diriger les honnêtes gens. Nos Chambres sont arrivées à un état de surexcitation incroyable, et entraînent le gouvernement. Nigra avait bien raison de dire que l'empereur était le seul ami qu'eût l'Italie en France. Garibaldi et la majorité se mettent à la traverse de ses desseins.
[14] On se rappelle que, quelques années auparavant, les fonctions de sénateur avaient été offertes à M. Panizzi par le gouvernement italien, et qu'il avait alors cru devoir décliner cet honneur. Mais l'offre ayant été réitérée, il revint sur sa détermination et fut nommé au Sénat le 12 mars 1868.
Nous avons ici grande foule d'Anglais. J'ai rencontré hier lord et lady Elcho, avec une très jolie fille à eux. Je l'ai trouvé très alarmé de ce qui se passe en Angleterre et des progrès que la démocratie y fait. Le fénianisme n'est pas une plaisanterie. Je vois dans mon journal, que ces messieurs ont fait sauter des murs et tué ou blessé quantité de gens pour délivrer un des leurs de la prison de Clerkenwell. Le ton des journaux irlandais, les processions funèbres et les excitations à l'assassinat sont des choses nouvelles en Angleterre. Espérons que cela ne s'acclimatera pas.
Lorsque vous verrez lady Palmerston, veuillez trouver moyen de me rappeler à son souvenir et de lui faire mes compliments de condoléance.
Nous avons eu de la neige ici, pendant tout un jour! Mais le reste du monde était alors gelé. Ici, cette neige n'a fait du mal qu'aux insectes et à moi. Je suis toujours fort souffreteux.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien. A bientôt, j'espère ; car vous ne pouvez pas ne pas vous arrêter ici en allant à Florence[15].
[15] M. Panizzi fut à ce moment gravement malade à Londres, et la correspondance resta interrompue jusqu'en mars 1868.
CXXXVIII
Cannes, 8 mars 1868.
Mon cher Panizzi,
On me parle d'un remède étrange, qui a guéri un de mes amis. Il s'agit de bains d'air comprimé qu'on donne à Montpellier. Mon ami m'assure qu'après une douzaine d'heures passées sous une cloche, où l'on comprime l'air, il s'était trouvé le poumon complètement libre d'un emphysème qui allait l'obliger à quitter son métier d'avocat, et qui lui faisait souffrir toutes les misères imaginables. Je pense faire l'expérience ce printemps. Si vous voulez m'y tenir compagnie, vous aurez une très belle bibliothèque, celle de la duchesse d'Albany, de beaux tableaux et une admirable cuisine, outre un assez beau pays.
J'ai la douleur de vous devoir quatorze shillings. Si vous ne venez pas en France cette année, indiquez-moi comment vous rembourser ; autrement, si la cloche à air comprimé ne fait pas son office, je crains fort de mourir votre débiteur. J'ai envie, pour m'acquitter, de vous léguer les ouvrages de dévotion que je possède.
Adieu, mon cher Panizzi. Édouard Fould est venu passer quelques jours avec nous pendant les vacances de la Chambre. J'attendais Du Sommerard ; mais il est malade des suites de l'Exposition. Je tâcherai de passer ici le reste du mois ; mais cela dépend un peu de ce que décidera Jupiter.
CXXXIX
Cannes, 19 mars 1868.
Mon cher Panizzi,
Vous avez accepté dans le moment où vous le deviez. L'important, c'est que vous n'usiez de votre chaise curule que de la façon dont j'use de la mienne, lorsque votre santé vous le permettra. M. d'Azeglio m'avait déjà annoncé votre nomination, et elle a été publiée dans un journal français. Je suis sûr qu'elle sera approuvée par tout le monde, de l'autre côté de la Manche comme de celui-ci.
Je ne sais si vous suivez les débats de nos Chambres. Le gouvernement donne des verges pour se faire fouetter à des gens qui les prennent avidement, de la plus mauvaise grâce du monde et sans dire merci.
Sauf un petit mouvement républicano-légitimiste à Toulouse, la loi sur le recrutement de l'armée a été très bien reçue, et dans ce pays-ci avec une sorte d'enthousiasme. Il paraît qu'il en est de même partout et que la bosse belliqueuse des Gaulois n'est pas renfoncée ; mais il n'est pas question de guerre encore, et j'espère même qu'il n'en sera plus question, me vivo. Les affaires européennes sont beaucoup moins brouillées qu'on ne le craignait, et la Russie même paraît rentrer ses cornes pour quelque temps. C'est que chacun a fort à faire chez soi.
On m'a conté aujourd'hui une assez bonne histoire de mistress Norton et de lord Suffolk. Elle voulait lui faire acheter je ne sais quoi, dans une vente de charité. Il s'excusait, disant que cela coûtait trop cher. Don't you know I am the prodigal son. — No, I thought you were the fat calf.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et passez votre temps le plus innocemment que vous pourrez.
CXL
Cannes, 4 avril 1868,
Mon cher Panizzi,
Comment vous traite le printemps? Et d'abord avez-vous un printemps? On me dit des choses épouvantables du temps que vous avez dans le Nord. C'est ce qui m'a obligé à demeurer ici jusqu'à présent, et je ne m'en trouve pas plus mal. Ensuite, je ne vois pas trop ce que je ferai. Je balance, incertain entre retourner à Paris, ou bien aller à Montpellier ou à Lyon essayer de l'air comprimé, bien que je n'en attende guère un bon résultat. Si je vais en droite ligne à Paris, je serai obligé d'aller plus tard à Montpellier ; mais au moins j'aurai rempli mes devoirs sénatoriaux, et j'étoufferai avec une bonne conscience. Je ne sais pas trop si c'est une grande consolation.
Je lis avec intérêt la discussion du Parlement. M. Gladstone et lord Stanley sont d'habiles orateurs. Il me semble que l'un et l'autre, selon l'habitude parlementaire, sont parfaitement à côté de la question. Tout est fiction dans le système constitutionnel, et on fera un jour une histoire assez curieuse des questions qui ont été traitées dans ce monde sans qu'on en parlât. Au reste, qui est-ce qu'on trompe? comme dit Basile. Tout le monde sait à quoi s'en tenir. Ce qui me paraît certain, c'est qu'un bénéfice en Irlande ne vaut pas grand'chose à présent. Mais la concession inévitable satisfera-t-elle les Irlandais? j'en doute fort, et, de plus, je ne sais s'ils sont gens à être jamais satisfaits.
Je suis frappé de voir avec quelle rapidité le vieil édifice anglais se démolit. Le premier indice que j'ai remarqué fut lorsqu'on permit d'aller en bottes à l'Opéra. Il en est de même partout en Europe, voire de l'autre côté de l'Atlantique. La fameuse constitution américaine s'en va à tous les diables, et la guerre civile qui vient de finir n'a été qu'un prélude, croyez-le bien, à d'autres exercices du même genre.
Ici, les petites explosions républicaines de Toulouse et de Bordeaux ont montré que le parti rouge est toujours actif, aussi insensé et aussi bête qu'autrefois ; mais on s'applique à lui rendre les voies faciles.
Il paraît que notre saint-père le pape a manqué, l'autre jour, passer dans un monde plus digne de lui. Il y a eu un moment de très vives alarmes, mais on dit qu'à présent il va bien. Il a aux jambes je ne sais quelle vilenie qui peut tout d'un coup lui jouer un tour. D'ailleurs, il approche beaucoup des années de saint Pierre. Non videbis annos Petri. Ne serait-ce pas un grand miracle s'il manquait à la prédiction?
Nous avons eu à l'Académie la réception de l'abbé Gratry. Je doute que vous lisiez ces fadaises. Jamais on n'a dit plus de platitudes. Jamais curé de village n'a débité de sermon plus vulgaire.
Adieu, mon cher Panizzi. Je voudrais bien savoir vos projets pour cet été ; car il y a longtemps que je ne vous ai vu, et je suis devenu si peu remuable, que le moindre voyage m'effraye. Ne pourrions-nous pas, nous armant tous deux de notre grand courage, nous arranger pour nous rencontrer dans quelque Camp du drap d'or? Selon toute apparence, notre session durera jusqu'en juillet. Irez-vous voir la fin de la vôtre? Je vous conjure de ne pas attendre l'hiver à Londres et les recrudescences de rhumatismes qui ne vous manqueraient pas.
CXLI
Montpellier, 25 avril 1868.
Mon cher Panizzi,
Vous aurez lu peut-être les discours de Jules Favre et de Rémusat à l'Académie. Vous qui connaissiez Cousin, ils ont dû vous amuser. C'est ainsi qu'on écrit l'histoire.
Mon ami Narvaez vient d'entrer en paradis, ayant une absolution spéciale du pape. C'est une grande perte pour l'Espagne, où vous pouvez compter sur des pronunciamientos. Narvaez n'avait pas toujours été si bien avec notre sainte mère l'Église. Il y a quelques années, à la suite d'une querelle avec Rome, il avait mis la main sur l'argent de la bula de cruzada. Les gens pieux, en Espagne, payent quinze sous pour ne pas faire maigre, et cette permission s'appelle bulle de croisade, parce que, pour avoir le privilège de faire gras, on s'engage à se croiser ou à payer quinze sous. Narvaez, se trouvant possesseur d'un très bon magot, en fit bon usage. Il en donna des pensions à tous ses amis et amies. Il n'y avait pas une proxénète à Madrid, qui ne fût pensionnée sur la bulle. Cela vous montre combien le saint-siège est miséricordieux.
Ce qui n'est pas moins curieux, c'est la lettre de Kerveguen à Mazzini et la réponse de ce dernier, attestant que les fonds secrets italiens servaient à payer des journalistes français. Quelle canaille que tout ce monde qui fait l'opinion en Europe et décide des affaires publiques. Cela n'empêche pas que tout épicier, soumis au régime d'un seul journal par jour, prend, au bout d'un mois, l'opinion de sa feuille, et vote en conséquence.
Adieu, mon cher Panizzi. Savez-vous que tout ce qui se passe en Angleterre m'étonne et m'effraye! Un ministère en flagrante minorité qui ne veut pas s'en aller ; d'autre part, ces concessions faites à l'Irlande et au catholicisme, payées par de nouvelles tentatives des fénians. Comme cela ressemble peu à la vieille Angleterre d'autrefois! Y a-t-il des prophètes assez clairvoyants pour dire quel sera le résultat des prochaines élections? Il me semble, mon cher ami, que le Vésuve se prépare à quelque grande explosion. Quand j'avais des poumons, cette perspective m'aurait paru attrayante. Je vous avoue que je voudrais que l'explosion fût ajournée jusqu'après mon enterrement.
CXLII
Paris, 28 mai 1868.
Mon cher Panizzi,
Je suis à Paris depuis plusieurs jours et je vous aurais écrit plus tôt si j'en avais été capable ; mais j'ai passé mon temps dans des rages rentrées, et j'éprouvais le besoin de manger un cardinal.
Si vous avez lu nos journaux, vous aurez vu les faits et gestes de ces messieurs, et leurs prétentions d'avoir des médecins orthodoxes et bons catholiques. Il y a au Sénat une certaine quantité de vieux généraux, qui, après avoir usé et abusé de la vie, sont à présent tourmentés de la peur du grim gentleman below, et dont les cléricaux font ce qu'ils veulent. Si nos cardinaux n'étaient pas des hommes si médiocres, ils auraient gagné la bataille ; mais ils ont été si maladroits et si étourdis, qu'ils ont fait un fiasco honteux.
Peut-on comprendre qu'un homme comme Dupanloup lui-même dise et écrive sérieusement que c'est une horrible impiété de croire qu'on ne peut rien créer ni rien détruire? Ils veulent avoir des professeurs de chimie à eux pour propager sans doute la théorie contraire. M. de Bonnechose accuse un médecin de matérialisme pour avoir dit que l'homme est un animal mammifère bimane. Vous noterez que la définition qu'il citait est empruntée à Cuvier, qui croyait en Dieu. Si vous aviez vu l'explosion de fureur de tous les sénateurs en s'entendant traiter de mammifères bimanes, vous auriez ri du rire des dieux homériques.
Je suis allé aux Tuileries, où j'ai déjeuné en petit comité. Tous très bien portants. Le prince a grandi et il est maintenant plein de santé et d'activité. Il m'a semblé aussi qu'on le tenait mieux que par le passé. Pendant le déjeuner, l'empereur l'a envoyé demander pour me le montrer. Réponse que le prince est à travailler et ne sera pas libre avant une demi-heure. Cela m'a fait plaisir et m'a montré que le général Frossard fait son métier.
Après avoir pris vingt-huit bains d'air comprimé à Montpellier, je suis arrivé ici en bien meilleur état que je n'étais, lorsque je vous ai écrit. Je ne suis pas guéri. J'ai des étouffements, mais très courts, et le manque de respiration, qui était mon état ordinaire, n'est plus que l'extraordinaire aujourd'hui. De plus, j'avais un emphysème et mes poumons fonctionnaient si mal, que le haut de ma poitrine ne se soulevait pas visiblement, même lorsque je faisais une inspiration profonde. Tout cela a changé. Je respire plus facilement ; ma poitrine fonctionne normalement, et mon médecin de Paris, de même que le docteur Maure, qui y est en ce moment, ne m'ont plus trouvé trace d'emphysème. Vous voyez que c'est un progrès matériel assez considérable.
Je tâcherai, à la fin du mois prochain ou au commencement de juillet, d'aller passer quelques jours avec vous. La difficulté présente n'est pas dans ma santé ; mais je suis chargé de plusieurs rapports au Sénat, deux entre autres, assez sérieux, car il s'agit de réprimer l'irréligion. Après la grande bataille de ces jours passés, il est peu probable qu'un débat sérieux s'engage, et je pense qu'on adoptera mes conclusions, que les pétitionnaires vayan al carajo. Cependant je ne puis m'absenter que lorsque cela sera fini. En tout cas, si je viens, ce sera avant votre tournée en Écosse, que je vous vois entreprendre avec un peu d'inquiétude. Ne feriez-vous pas mieux d'aller à Ems ou à Hombourg que d'aller chercher les brouillards et l'humidité des lacs?
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et portez-vous bien.
CXLIII
Paris, 11 juin 1868.
Mon cher Panizzi,
L'empereur a été un peu souffrant de rhumatismes, pour être allé à Rouen. Cet animal de cardinal de Bonnechose lui a fait un discours sur la porte de son église, d'où venait un vent glacial, tandis qu'il avait le soleil sur la tête. A présent, l'empereur est tout à fait bien. Je voudrais que son indisposition le guérît de l'envie de s'approcher des cardinaux. L'impératrice et le prince impérial vont parfaitement bien. On dit qu'elle a des projets de voyage, ce qui ne me plaît pas trop, mais il ne s'agit pas de celui de Rome.
Malgré toutes les prédictions et les inventions des nouvellistes je crois que nous finirons l'année sans guerre, et même sans tapage, à moins qu'il n'y en ait en Espagne, où, depuis la mort de Narvaez, la chose est très probable ; mais je ne pense pas qu'il y ait un contre-coup dans le reste de l'Europe. M. de Bismark est éreinté, et c'est encore une garantie de tranquillité pour le pauvre monde. Vous connaissez le proverbe : « Quand les chats sont endormis, c'est la fête des souris. » Il s'en faut beaucoup, d'ailleurs, qu'il ait les mauvaises dispositions qu'on lui prête, et enfin il a d'assez grandes occupations chez lui.
J'espère que la reine enverra au British Museum la défroque de Théodoros et que j'en aurai l'étrenne. Je ne trouve pas que ce pauvre diable eût tout à fait tort de mettre les missionnaires au violon.
Adieu, mon cher Panizzi. Tenez-vous dans votre chambre, lorsque le vent soufflera de l'est.
CXLIV
Paris, 16 juin 1868.
Mon cher Panizzi,
Nous avons ici un temps merveilleux et une abondance de fruits extraordinaire. La moisson s'annonce également très bien, ce qui est un grand point pour les élections prochaines. On pense qu'elles se feront dans d'assez bonnes conditions, si le chapitre de l'imprévu n'apporte pas quelque complication au dernier moment.
Je ne sais si vous avez vu ce qui s'est passé dans le pays où l'on fait la meilleure eau-de-vie. Un curé a mis dans son église un Saint-Joseph tenant un lys à la main. Les paroissiens ont cru que cela voulait dire le retour des Bourbons et ils ont cassé les vitres. Puis, avec la rapidité d'une invasion cholérique, tous les paysans se sont imaginé qu'on allait mettre dans les églises un certain tableau d'où il résulterait que les ventes de biens nationaux ne seraient plus légales, que la dîme reviendrait, etc. En conséquence de quoi, ils ont voulu procéder à l'assommement des curés ; il a fallu faire venir des troupes. Toutes les vitres étaient brisées et les curés poursuivis aux cris de « Vive l'empereur! » Le drôle c'est que pas un des émeutiers n'a pu expliquer ce qu'était le tableau dont ils avaient tant de peur. Cette idée est si étrange, qu'on ne peut la supposer inventée par les rouges. C'est évidemment une production du cru, et qui montre quelles sont les dispositions du peuple à l'égard des prêtres.
Il me semble que tout se calme singulièrement dans la Chambre des communes. Après le drame, vient la petite pièce. Je n'aurais pas cru que les droits de la femme eussent en Angleterre le succès qu'ils ont en Amérique. Je ne doute pas que nos enfants, quand ils auront attrapé des maladies honteuses, n'aillent montrer leur cas à des doctrices en médecine. Cela se fait déjà beaucoup à New-York. Mais, après tout, pourquoi cela ne se ferait-il pas?
Si vous voyiez Paris en ce moment, il vous donnerait sans doute envie d'y passer ce commencement d'été. Rien de plus beau et de plus brillant, et quantité de belles dames avec des toilettes prodigieuses. Je ne sais pas et ne comprends pas comment tout cela mange et s'habille ; mais cela prouve que le monde est bien vicieux.
Adieu, mon cher Panizzi. Croit-on à Londres que l'assassinat du prince de Servie mettra le feu aux poudres orientales?
CXLV
Paris, 18 juillet 1868.
Mon cher Panizzi,
Vous vous trompez beaucoup si vous croyez réellement que je suis parti de Londres sans nécessité. Je vous assure que ce n'a pas été sans de grands regrets. Mais je m'étais engagé auprès de mon président à revenir et il fallait tenir ma parole, d'autant plus que la chaleur, la moisson à faire et la fatigue nous ont si bien réduits, qu'il est douteux qu'on ait pour le budget le quorum nécessaire. Comme j'avais longuement usé de mon congé cet hiver, j'étais obligé à plus d'exactitude qu'un autre.
Je vais mercredi passer quelques jours à Fontainebleau, où on me fait demander. On m'annonce liberté complète. Il paraît qu'il n'y a personne ou presque personne. Je suis assez bien de santé, et la grande chaleur que nous avons, et qui rend tout le monde malade, me convient assez.
J'ai consulté l'autre jour pour vous mon médecin Robin qui est un affreux positiviste, excommunié, comme vous savez, par monseigneur de Bonnechose. Il dit que vous devriez essayer de l'électricité, et il m'en a conté des merveilles. Il paraît qu'on a maintenant des appareils très perfectionnés, qui vous envoient des décharges et des courants juste au muscle qu'il faut exciter. Il dit qu'on doit avoir de ces appareils-là à Londres. Il y en a à Paris. Il croit que les bains turcs sont bons, mais qu'il faudrait y ajouter l'électricité. Consultez là-dessus votre docteur.
Votre correspondance italienne vous donne-t-elle par hasard des nouvelles de la duchesse Colonna? Elle a disparu, et je voudrais bien savoir où elle est. J'ai perdu sa trace à Rome.
Je suis très inquiet de ce qui se passe en Espagne. Que le duc de Montpensier soit devenu un prétendant, cela me confond. Je l'ai connu généralement détesté, d'abord en qualité de Français ; puis pour avoir perdu sa femme en 1848 ; enfin pour regarder de trop près à ses bœufs et à ses moutons en Andalousie, où il a de grands biens. Mais la reine est tellement détestée qu'on lui préférerait le diable, je crois.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et essayez de l'électricité. Essayez, c'est là le grand point. Il ne faut jamais se résigner quand on n'a pas plus que vous des prétentions aux vertus chrétiennes.
CXLVI
Fontainebleau, 24 juillet 1868.
Mon cher Panizzi,
Un mot à la hâte. L'impératrice me charge de vous demander si vous voulez venir passer quelque temps ici avec elle. Il n'y a personne d'étranger au Palais, que la maréchale de Malakof et moi. Le temps est magnifique et les murs sont si épais et les appartements si élevés, qu'on ne souffre pas trop de la chaleur. On dîne de bonne heure et on sort le soir en voiture. Sa Majesté dit que ce vous serait une bonne préparation pour les bains de Wiesbaden.
Adieu, mon cher Panizzi. Si cette lettre vous trouve encore à Londres, répondez aussitôt, et je pense que vous ne feriez pas mal en tout cas d'écrire quelques mots à Sa Majesté pour la remercier.
CXLVII
Fontainebleau, 2 août 1868.
Mon cher Panizzi,
Je suis trop discret pour vous demander des explications au sujet de cette veuve, aussi secourable que celle de Jéricho, qui vous a procuré un lit ou la moitié du sien. Je ne vois pas ce qu'il y a de si redoutable dans la perspective d'un mois à Wiesbaden, en compagnie de cette vedova innominata et d'autres personnes de bonnes vies et mœurs, sous la protection de Sa Majesté le roi de Prusse, avec de l'eau de seltz naturelle tant que vous en voulez. Il se peut que vous vous trouviez très bien de ce séjour et je suis sûr que le changement d'air seul vous sera avantageux.
Quel singulier voyage que celui de la reine d'Angleterre. Il semble que d'abord elle voulut passer par Paris absolument incognito, et ce n'est qu'après les représentations qui lui ont été faites, qu'elle a consenti à s'arrêter une heure ou deux. On dit qu'elle va s'établir à Lucerne, qu'elle se propose de n'y voir personne, de ne sortir guère, et que cette vie durera un mois. Je plains lord Stanley, qui est l'éditeur responsable.
Il n'y a rien de plus dégoûtant que le débordement de petits journaux, que la nouvelle loi sur la presse a créés. Ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'ils sont entièrement dépourvus d'esprit. Je crois qu'on n'a jamais été plus bête ni plus grossier. Nous marchons rapidement aux mœurs américaines.
Il y a eu un peu de tapage à Nîmes à l'occasion d'une réunion électorale. Ce qu'il y a de singulier, c'est que la nouvelle loi, publiée il y a trois semaines, et que tout le monde devrait avoir lue, paraît avoir été complètement ignorée par les tapageurs. On les a mis à la porte très rapidement ; mais c'est, à mon avis, un mauvais commencement.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et guérissez-vous.
CXLVIII
Fontainebleau, 11 août 1868.
Mon cher Panizzi,
Je me réjouis de vous savoir installé à Wiesbaden, qui n'est plus dans le Nassau, grâce à M. de Bismark ; mais j'espère que ses eaux continuent à produire de bons effets.
L'empereur nous revint l'autre jour de Plombières en très bonne santé ; mieux que je ne l'avais vu depuis longtemps. Vous savez que, entre autres ressemblances, vous avez celle de souffrir comme lui de rhumatismes. Les eaux de Plombières lui ont fait beaucoup de bien. Peut-être ne feriez-vous pas mal d'en essayer aussi.
La reine Victoria n'a fait que passer par Paris et n'a pas bougé de l'ambassade. Elle avait la cholérine, si la renommée dit vrai.
Nous avons eu à dîner samedi dernier lord Lyons et lord Stanley. Le premier a l'air d'un substantial farmer ; l'autre a paru à tout le monde un imbécile à la première vue. L'impératrice, qui a causé avec lui, ne l'a pas trouvé tel. Je l'avais rencontré à Scheveningue, il y a quelques années, et nous avons renouvelé connaissance, mais nous n'avons pas parlé politique.
Hier a eu lieu la distribution des prix du concours général, où ont assisté le prince impérial et son gouverneur. Il paraît qu'il a été froidement reçu ; au contraire, des élèves portant les noms de Cavaignac et de Pelletan ont été très applaudis. Dans un passage du discours du ministre de l'instruction publique, il y avait un compliment pour le prince. On a chuté. Vous savez qu'en ces occasions, il suffit de quelques gamins pour entraîner les autres. Le prince a été tellement impassible pendant cette petite scène, que son gouverneur lui-même, qui le connaît bien, a cru qu'il n'avait pas compris. Mais, en arrivant aux Tuileries, la fermeté du pauvre enfant était épuisée, et il s'est mis à fondre en larmes. Hier soir, il était encore tellement ému, qu'il n'a pas pu dîner. La mère ne l'a pas été moins au récit de l'aventure. Je trouve qu'il n'est pas mauvais qu'il s'habitue à ne pas trouver toujours des roses sur son chemin, et la leçon en vaut une autre.
Vous savez que je n'aime pas à faire des projets ; cependant je voudrais aller à Montpellier en octobre et être à Cannes en novembre. Vous pourriez vous arranger pour passer par Montpellier, ce qui n'est pas un grand détour et consulter les médecins du pays, en qui j'ai assez de confiance. Ils valent certainement mieux que ceux de Paris, parce que, ayant moins de malades, ils font plus d'attention à ceux qu'ils ont. En outre, il y a des gens vraiment distingués dans cette faculté de médecine, et je crois que leur école est la bonne, en ce qu'ils n'ont pas de grandes théories scientifiques comme les médecins de Paris, mais seulement des observations d'après lesquelles ils se gouvernent. La ville n'est pas des plus gaies ; cependant il y a une bibliothèque assez belle, celle d'Alfieri, et un certain nombre de manuscrits laissés par lui à la comtesse d'Albany.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous recommande aux nymphes de Wiesbaden et à votre veuve.
CXLIX
Paris, 20 août 1868.
Mon cher Panizzi,
Grande disette de nouvelles. Il n'est plus question de guerre. On semble très pacifique, même en Prusse, et ici, sauf les jeunes officiers, on l'a toujours été.
Le journal du soir m'apprend que la reine a daigné passer elle-même par Paris, mais personne ne s'en est aperçu. Lord Stanley l'a précédée. On dit qu'il a montré beaucoup de confiance dans les prochaines élections. C'est son rôle, et cela ne signifie rien du tout.
Je vois des Américains très inquiets, qui regardent une nouvelle guerre civile comme possible. Il semble que les esprits sont, là-bas, dans un état d'excitation diabolique. Ne croyez-vous pas que la guerre civile est une maladie endémique du nouveau monde? Voyez les anciennes colonies espagnoles. On en revient toujours à reconnaître la justesse du mot de M. de Talleyrand sur les Américains : « Ce sont de fiers cochons et des cochons bien fiers. »
Adieu, mon cher Panizzi. Je crois que l'impératrice partira pour Biarritz demain ou après. Elle a eu la bonté de m'engager, mais ma prudence m'a empêché d'accepter. Je ne suis plus comme vous adequato à une ascension à la Rune. L'année passée, votre cheval gris vivait encore. Je pense que cette nouvelle vous sera agréable et qu'elle vous ôtera un poids de dessus la conscience.
CL
Paris, 1er septembre 1868.
Mon cher Panizzi,
Je vous suppose dûment réinstallé dans Bloomsbury square avec M. Fagan, et vous tâtant pour savoir si les bains de Wiesbaden vous ont réussi. J'espère que oui, bien que très souvent on n'en sente pas tout de suite les bons effets.
Je sais que vous avez fait en route la rencontre de M. Libri. C'est une preuve de plus de cette grande vérité que le monde est bien petit, puisque tant de gens qui ne se cherchent pas se rencontrent.
Je crois parfaitement à la sincérité du roi de Prusse dans sa conversation avec lord Clarendon. Seulement il se trompe s'il croit que le gouvernement français voudrait ou pourrait faire la guerre, comme moyen de dérivation. Si l'opposition devenait très puissante aux prochaines élections, et la chose n'est pas impossible, je ne doute pas que la tentative d'engager une guerre ne fût l'occasion d'une catastrophe intérieure. Mais ce que le roi de Prusse ne dit pas et ce qui est vrai, c'est qu'il y a chez lui un parti considérable qui veut la guerre. C'est le parti des vieux Prussiens, qui ne jurent que par le grand Frédéric et qui, depuis la bataille de Sadowa, ne croient pas que rien puisse résister au fusil à aiguille. M. de Bismark, qui est homme de bon sens, est le bouchon qui retient l'explosion de cette mousse belliqueuse. S'il venait à mourir, et on le dit sérieusement malade, le cas s'aggraverait singulièrement. L'ambassadeur de Prusse ici, M. de Goltz, qui est très malade et à peu près désespéré, est un homme fort sage qui fait son possible pour adoucir les frottements entre les deux pays. Si son successeur ne lui ressemble pas, surtout s'il appartient au parti des vieux Prussiens, la paix peut être facilement compromise. Mais, de toute façon, je ne crois pas qu'une rupture, si elle avait lieu, provînt de notre fait. Elle serait déterminée par les traîneurs de sabre de Berlin.
Comment s'annoncent les élections en Angleterre? On nous dit une foule de choses contradictoires à ce sujet. La seule chose qui me paraisse bien établie, c'est que personne n'a des données positives sur ce qu'il faut attendre des nouveaux électeurs. Les probabilités sont pour M. Gladstone ; mais, si la résistance est vive, je crains qu'il ne soit emporté bien loin du côté des radicaux, c'est-à-dire à tous les diables, où, d'ailleurs, toute l'Europe est en train de s'acheminer.
Adieu, mon cher Panizzi ; prévenez-moi à l'avance de votre départ, pour que je prenne les mesures nécessaires, et peut-être que je vous donne une commission.