Lettres à M. Panizzi, tome II
CLI
Cannes, 22 janvier 1869.
Mon cher Panizzi,
Je ne vous ai pas répondu l'autre jour, parce que M. Childe vous portait lui-même des nouvelles, et je me suis abstenu de compatir à vos maux, depuis qu'il m'a rapporté que vous montiez quatre-vingt-quatre marches tous les jours pour dîner chez le docteur Pantaleoni.
La convalescence de miss Lagden continue sans accident. Elle a mangé un œuf aujourd'hui à déjeuner et un peu de poulet à dîner. Il n'y a plus de fièvre et son état général est très satisfaisant. Quant à moi, j'ai attrapé un gros rhume qui m'a fait perdre probablement le bénéfice de tout le traitement antérieur. J'ai une toux qui me fatigue excessivement, surtout la nuit ; mais je la préfère à l'inquiétude que j'avais ces jours passés.
M. Barthélemy-Saint-Hilaire est revenu. Édouard Fould est à Marseille, mais revient demain. Mistress Ewer n'est pas morte de fatigue et me charge ainsi que miss Lagden de tous ses compliments pour vous.
CLII
Cannes, 15 mars 1869.
Mon cher Panizzi,
Les journaux m'ont tué plusieurs fois. M. Guizot a annoncé ma mort à l'Académie et fait mon oraison funèbre. Il ne paraît pas que cela soit très malsain, car je ne m'en porte pas plus mal.
Il paraît que vous avez un temps déplorable. Il en est de même pour nous. Je viens de lire qu'il neigeait en Calabre. La machine du monde est détraquée évidemment.
Je reçois des nouvelles d'Espagne. On attend tous les jours des coups de fusil. Ordinairement ils ne se tirent qu'au printemps. L'hiver à Madrid est trop froid et l'été trop chaud pour qu'on se livre à cet amusement. Je ne doute pas que le duc de Montpensier ne soit élu, lorsqu'il aura dépensé tout son argent, et, bientôt après, chassé, sinon fusillé.
Adieu, mon cher ami. Que vient faire Nigra à Florence?
CLIII
Cannes, 23 mars 1869.
Mon cher Panizzi,
Je ne vois pas l'avenir si en noir que vous. Il y a plus, je ne crois pas à la guerre, parce qu'elle ne me paraît pas possible. Aujourd'hui, il faut tant d'argent pour se battre, qu'à moins d'avoir un trésor comme le roi de Prusse avant Sadowa, ou des chambres excessivement complaisantes, rara avis in terris, il n'y a pas moyen de tirer un coup de canon. Enfin la haine et la peur de la guerre est si grande aujourd'hui, que le provocateur serait sûr de soulever le monde contre lui.
Je vois avec plaisir que Victor-Emmanuel et François-Joseph se font des politesses. La grande affaire, dans ce temps-ci, est de mettre ses finances en bon ordre, et, du moment qu'on s'est posé comme un homme pacifique, on appelle les capitaux.
L'empereur a eu la grippe, mais il est tout à fait remis. L'impératrice a eu des oreillons. Elle est bien à présent. Elle m'a écrit une très aimable lettre à l'occasion de ma maladie. Elle me propose de traduire et de publier la correspondance du duc d'Albe avec Philippe II, en me donnant les pièces que possède son beau-frère. Il y en a de curieuses.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis chargé de compliments pour vous par la comtesse de Montijo et par Ragell, qui nous donna un bon déjeuner à Bagnères-de-Bigorre, lequel m'écrit pour me féliciter d'être encore de ce côté de l'Achéron.
CLIV
Cannes, 6 avril 1869.
Mon cher Panizzi,
Vous ai-je dit que j'avais perdu mon cousin dans la maison duquel je demeure? C'est une amitié de plus de cinquante ans brisée. Heureux ceux qui meurent jeunes.
Que dites-vous de cette grande tendresse du roi d'Italie pour l'empereur d'Autriche? Y a-t-il un dessous de cartes? Je ne le crois pas. Il est impossible de rester très longtemps à se faire la grimace. On finit par se fâcher tout de bon ou par rire. Je pense qu'on a pris le dernier parti, qui est incontestablement le meilleur. Je crois de moins en moins à la guerre ; mais je crois aux progrès de la Révolution et du socialisme. Je crois que tout le monde courbe la tête devant le monstre qui grandit et prend des forces tous les jours. La société actuelle, avec son amour de l'argent et des jouissances matérielles, a la conscience de sa faiblesse et de sa stupidité. Il n'y a qu'une aristocratie bien organisée pour résister, et où la trouver? Elle lâche pied même en Angleterre. Tout le monde me dit que la Chambre des lords s'exécutera sans essayer de résister. Les Irlandais en deviendront-ils plus traitables? J'en doute fort ; mais les Yankees en deviendront dix fois plus insolents. Je crains pour le cabinet Gladstone qu'il n'ait bien des couleuvres à avaler contre lesquelles se serait soulevé l'estomac de lord Palmerston.
Ici, les élections commencent à mettre le pays en fièvre. L'opposition fait feu des quatre pieds et montre beaucoup d'audace. On lui a donné des armes, et elle s'en sert. Autant que j'en puis juger, le gouvernement aura une assez bonne majorité, mais seulement sur les grandes questions : une Chambre tracassière, très divisée, peu politique et peu faite aux affaires, voilà les probabilités.
En Espagne, on s'attend tous les jours à des coups de fusil. Je m'étonne qu'il n'y ait pas encore eu d'émeute à Madrid. Cela prouve que Prim a encore l'armée dans sa main.
Adieu, mon cher Panizzi ; j'espère que vous avez, comme nous, du beau temps. Je vous souhaite une meilleure santé que la mienne. Je n'ai jamais autant souffert que depuis que le soleil a reparu.
CLV
Cannes, 22 avril 1869.
Mon cher Panizzi,
J'ai eu hier la visite du prince Napoléon, qui m'a paru fort maigri, mais parfaitement remis. Nous n'avons guère parlé politique, comme vous pouvez penser ; mais il a dit quelques mots qui m'ont plu et qui semblent indiquer qu'il s'amende. Il va avec son yacht croiser dans l'Adriatique. Je vois dans mon journal, mais credat Judæus Apella, que la princesse Clotilde va le rejoindre à Venise.
Pourriez-vous me faire envoyer à Paris les deux volumes de Bergenroth, cet Allemand qui est mort en Espagne dans les bras de sa concubine, abandonné de tous les Anglais craignant Dieu, après avoir justifié la reine Jeanne, mal à propos nommée la Folle. Je crois qu'il m'en coûtera quelque chose comme deux guinées, à moins que votre magnanimité n'attendrisse les entrailles de votre libraire.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et prenez le monde comme il est.
CLVI
Paris, 7 mai 1869.
Mon cher Panizzi,
L'impératrice va faire un voyage en Égypte, pour assister à l'ouverture du canal de Suez. Elle m'a proposé de l'accompagner, ce que j'ai dû refuser, à mon grand regret. Je suis beaucoup trop invalide pour faire pareille campagne, où je ne ferais qu'embarrasser les gens qui m'accompagneraient. Je crains, par-dessus le marché, que le voyage ne se prolonge au delà de ce qui serait désirable.
Grande agitation électorale. On s'attend ici — c'est à Paris que je veux dire — à des députés incroyables. Thiers est un réactionnaire ; Garnier-Pagès, un vieux modéré ; Émile Olivier, un bonapartiste. Je crois savoir, d'ailleurs, que les meneurs du parti républicain craignent de faire fiasco dans le reste de la France. C'est le tiers parti, très probablement, qui gagnera quelques voix, et le tort du gouvernement est de ne pas s'y résigner philosophiquement. Une opposition dynastique n'est pas très dangereuse, et, en s'opposant avec trop de vivacité à ses candidats, on risque de les aigrir et de s'en faire des ennemis irréconciliables.
Il me semble que les Irlandais ne se montrent pas fort reconnaissants envers M. Gladstone. Recrudescence de fénianisme et d'assassinats. Voilà la démocratie qui vient de faire un grand pas. La proposition de lord Russell de créer des pairs à vie, si elle n'est pas une simple menace destinée à demeurer comme gladius in vagina, est la démolition de la Chambre des lords. La vieille Angleterre marche d'un pas rapide sur la pente où toute l'Europe est entraînée, et c'est à tous les diables, je le crains, que cette pente mène.
La lutte électorale est très vive à Cannes. M. Méro donne vingt-cinq francs à tous les curés pour qu'ils disent neuf messes en sa faveur. Une messe vaut soixante-quinze centimes : ergo, chaque curé empochera dix-huit francs vingt-cinq. Avec le suffrage universel, je crois que le moyen n'est pas mauvais.
Adieu, mon cher Panizzi ; tenez-moi au courant de vos mouvements.
CLVII
Paris, 22 mai 1869.
Mon cher Panizzi,
Nous voilà enfin délivrés des réunions électorales. Sauf quelques petites promenades, beaucoup de gueulements, et quelques balustrades brisées à la place Royale, tout s'est passé sans grand mal. Les discours tenus étaient, en général, un éloge de la République, et presque toujours exprimaient le regret que la guillotine n'eût fonctionné qu'à demi en 1793. Ces messieurs ne cherchent pas à prendre les mouches avec du miel, comme le proverbe le recommande. Ces procédés ont rendu quelque courage aux bourgeois. On n'avait pas de candidats modérés dans la plupart des arrondissements de Paris, et on en a improvisé. Je ne leur crois pas beaucoup de chances, mais, du moins, il y aura lutte.
On dit que Thiers passera, mais avec un peu de peine et par un appoint rouge au dernier moment. Il est maintenant corps et âme dans la Révolution. Il m'a paru bien vieilli la dernière fois que je l'ai vu, il y a une quinzaine de jours. Barthélemy-Saint-Hilaire canevasse dans le département de Seine-et-Oise et on dit qu'il a des chances.
Le suffrage universel est la boîte au noir et le résultat peut attraper tout le monde ; cependant tout fait supposer que la Chambre nouvelle sera à peu près la même que l'ancienne, mais avec cette différence que les députés auront un autre mandat beaucoup plus dans le sens libéral que l'ancien. Le vent est au parlementarisme, un des plus mauvais gouvernements dans un pays où il n'y a pas une forte aristocratie.
Au reste, il paraît que, depuis quelque temps, un remède s'est présenté contre le suffrage universel, c'est la corruption électorale. Cette année, on dit que les candidats dépensent beaucoup d'argent. L'un d'eux tient table ouverte, grise ses électeurs, les ramène en voiture et leur donne des plaids et des cachenez pour retourner chez eux. Il a établi un bureau en face d'un pont à péage, où l'on rend à tous les passants le sou qu'ils ont payé à l'entrée du pont.
Adieu, mon cher Panizzi. Mille compliments et amitiés.
CLVIII
Paris, 9 juin 1869.
Mon cher Panizzi,
Les eaux minérales font toujours le diable avec les entrailles humaines, mais on dit que c'est pour leur plus grand bien. Je crois que le remède qu'on vous a proposé, le diascordium est excellent ; on en prend gros comme une noisette, et, le cas échéant, on redouble la dose. J'en ai fait l'essai, l'année passée, à Fontainebleau avec grand succès. Voici un remède encore plus simple, éprouvé également ; remplissez de gomme arabique en poudre la moitié d'un verre, mettez-y du sucre si vous voulez, puis ajoutez de l'eau en tournant dans le verre avec une cuillère, de façon à faire une pâte de la consistance d'une gelée. Vous l'avalerez et vous m'en direz des nouvelles. Comment n'y a-t-il pas des médecins habiles à Naples qui vous remettent le ventre en ordre?
Je suis toujours dans le même état, avec un peu plus de toux qu'à l'ordinaire, très souvent de l'oppression, nul appétit et peu de sommeil.
Le docteur Maure ne vient pas à Paris cette année. Il a passé le temps de son voyage en cabales électorales, et n'a pas peu contribué à empêcher le maire de Cannes, M. Méro, d'être nommé. Les deux fils de M. Fould ont été élus, l'un dans les Basses, l'autre dans les Hautes-Pyrénées. Édouard ne se présentait pas ; il se consacre aux courses ; mais ses chevaux ne gagnent pas.
Il y a eu, dimanche, un beau déploiement de patriotisme d'antichambre. Le grand prix de l'empereur a été gagné par un cheval français, tandis que, depuis quelques années, il restait toujours aux Anglais. Les lorettes et les belles dames étaient remarquables par leur enthousiasme et s'entr'embrassaient pour célébrer la victoire nationale.
A Paris, on se félicite de n'avoir nommé ni Raspail, ni Rochefort, ni d'Alton-Shée. On devient très facile à contenter. On ne croit plus à une petite session en juillet pour la vérification des pouvoirs. La session ne commencera qu'en novembre ; du moins, cela était ainsi hier, mais on a peut-être changé d'avis aujourd'hui.
Je pense que vous pourrez facilement vous procurer le dernier rapport de M. Fiorelli sur les fouilles de Pompéi. Ce serait œuvre méritoire à vous de me le rapporter, lorsque vous regagnerez Bloomsbury square.
Nigra vient de publier un bouquin en latin, très savant, sur la vieille langue irlandaise.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez vos entrailles, ne prenez pas trop de glaces, et vivez en sage.
CLIX
Paris, 29 juin 1869.
Mon cher Panizzi,
Je vais après-demain à Saint-Cloud au lieu de Fontainebleau. Après les tentatives d'émeute, il est prudent de ne pas trop s'éloigner de Paris. J'en suis pour ma part très content, parce qu'en cas où je serais malade, je puis en une heure rentrer chez moi. On me dit qu'il n'y a pas d'autre invité que moi et la duchesse de Malakof.
S'il n'y a pas d'émeute dans la rue, il y aura certainement du tapage à la Chambre ; car les « irréconciliables » veulent accomplir leurs promesses à leurs électeurs. Puis, comme il y a plusieurs doubles élections, il est probable que les rouges opteront pour la province, afin de ramener à Paris l'excitation, les réunions électorales, les discours, etc. Tout cela promet un été passablement agité. Quant à une guerre, il en est moins question que jamais. Où faut-il aller pour être tranquille? Si on me demandait cela, je serais bien embarrassé pour répondre. Peut-être en Égypte, bien qu'on ait voulu faire sauter le pacha.
Le duc de Montpensier se barbouille horriblement dans l'opinion publique. Il veut être roi per fas et nefas, et il ne serait pas impossible qu'il le fût pour quelques mois, s'il donne assez d'argent pour cela. Mais en a-t-il et en donnera-t-il?
Madame de Montijo, qui s'informe toujours de votre santé, est à la campagne et fait jouer la comédie, comme si de rien n'était. Elle a de jolies femmes pour actrices et par conséquent beaucoup de visiteurs. On croit ici que la reine Isabelle vient d'abdiquer en faveur du prince des Asturies. Cela produira un certain effet à Madrid, si la chose est vraie.
Adieu, mon cher Panizzi. Je vous dois encore le volume de Bergenroth. C'est décidément un farceur qui a voulu se concilier les dévots en faisant de Jeanne la Folle une protestante.
CLX
Saint-Cloud, 11 juillet 1869.
Mon cher Panizzi,
J'assiste ici au spectacle le plus étrange. J'ai l'air d'être aux premières loges, mais je ne sais rien et ne vois pas grand'chose. C'est derrière le rideau que la pièce se joue. Il est certain qu'il y a dans le pays une surexcitation extraordinaire. On dit que c'est l'amour de la liberté qui la produit. Pour moi, j'en doute, car il me semble que nous avons déjà trop de liberté, et que nous en usons assez mal. En France, on se passionne pour un mot, sans se mettre trop en peine de se qu'il signifie. La Chambre et peut-être la majorité du pays veulent une satisfaction. Il faut qu'on puisse dire : « Le gouvernement personnel a fait son temps ; maintenant, c'est le pays qui gouverne. » L'expérience des différentes tentatives de self government est oubliée. Le vent est au parlementarisme, dont personne pourtant ne se dissimule les défauts. D'un autre côté, on me paraît oublier que, lorsqu'on a mis le doigt dans un engrenage, il faut que le bras y passe. Tout ce qu'on a donné n'a servi qu'à faire demander plus, avec redoublement d'ardeur, et à rendre plus difficile de refuser quelque chose. Vous vous rappelez l'histoire d'Arlequin, qui donne à ses enfants un tambour et une trompette en leur disant : « Amusez-vous et ne faites pas de bruit. »
Mon impression est qu'on est disposé à céder sur tous les points, excepté sur celui de la responsabilité ministérielle ; or, c'est celui auquel on tient le plus. Il est vrai qu'en France, la responsabilité ministérielle n'a pas empêché Charles X et Louis-Philippe d'être chassés, et que jamais un souverain qui a voulu gouverner par lui-même n'a manqué de ministres. D'un côté, on veut un changement radical à la constitution ; de l'autre, on prétend qu'elle est compatible avec toutes les libertés. Qui cédera? voilà la question, question qui peut amener une catastrophe. La situation est celle d'une émeute qui commence. Le grand nombre des curieux et des indifférents apporte un secours considérable aux tapageurs. Une minorité factieuse peut entraîner la foule des indifférents, et, le mouvement décidé, elle s'en défait en un tournemain.
On croit qu'il y aura aujourd'hui une déclaration du gouvernement au Corps législatif annonçant des réformes. Je doute qu'on s'en contente. On cédera un terrain qui permettra à l'ennemi d'attaquer avec plus d'avantage. A mon avis, le plus prudent serait de las tiempo al tiempo ; changer le ministère dont on est las ; en prendre un qui ferait regretter l'ancien, et vivre au jour le jour.
Adieu, mon cher Panizzi. Je sais de bonne source que l'Allemagne du Nord n'est pas moins agitée et que M. de Bismark nous demande de nous entendre pour faire tête à l'ennemi commun. Mais cet ennemi est bien fort et j'ai grand'peur qu'il ne nous mange.
CLXI
Saint-Cloud, 26 juillet 1869.
Mon cher Panizzi,
Sir James est bien heureux de voir les choses couleur de rose. Chez vous, cela est déjà assez sombre ; mais, chez nous, la teinte est fort sinistre, du moins pour mes lunettes.
Il y a des concessions opportunes ; mais je ne crois pas que celles qu'on a faites ici fussent désirables ou nécessaires. Le désir de rechercher un peu de popularité me paraît en avoir été la vraie cause, et le résultat a démenti les espérances qu'on pouvait avoir conçues. On a donné des armes à l'opposition, cela est certain. On l'a provoquée à jouer à un jeu où elle veut des règles qui lui soient avantageuses, et où elle se réserve le droit de tricher. Voilà, si je ne me trompe, quelle est la situation. Les concessions ont donné à l'opposition une grande force pour agiter les esprits, et les élections s'en sont ressenties. La majorité gouvernementale s'y est transformée. Ils ont tous fait comme saint Pierre et ont renié leur maître. Le duc de Mouchy a été un des signataires de la demande d'interpellation.
27 juillet. — J'en étais à la seconde page de ma lettre, quand la reine d'Espagne et toute sa famille est venue. Je l'ai trouvée en meilleur état que je n'aurais cru, c'est-à-dire moins grosse. Elle représente assez bien et est très polie. On lui a montré Trianon et on lui a donné à dîner, après lui avoir procuré une averse épouvantable entre Versailles et Saint-Cloud.
Je reprends ma politique pour vous dire que, la semaine prochaine, nous allons faire un sénatus-consulte, qui donnera à la Chambre des députés le droit d'élire son président, de faire des interpellations et quelques autres items, que je ne sais pas. Je n'y vois pour ma part aucun inconvénient, attendu que, si une Chambre est assez hostile pour ne pas appeler au fauteuil le candidat du gouvernement, il faut ou changer de politique, ou faire un coup d'État.
La grande difficulté sera pour la responsabilité ministérielle, à laquelle l'empereur est très opposé. En fait, elle existera toujours lorsqu'il y aura un leader dans un parlement. On peut la proclamer dans un pays où on observe la loi, comme en Angleterre ; chez nous, jamais on n'a hésité à faire remonter jusqu'au souverain la responsabilité des actes de ses ministres.
Je vous avouerai que mon seul espoir est dans les bêtises que feront les rouges. Ils commencent assez bien, et il est possible qu'en peu de temps ils effrayent assez le pays pour cesser d'être effrayants eux-mêmes.
Adieu. Faites mes félicitations à M. Gladstone et recommandez-moi aux prières de votre directeur spirituel.
CLXII
Paris, 16 août 1869.
Mon cher sir Anthony[16],
[16] M. Panizzi fut créé K. C. B., c'est-à-dire chevalier de l'Ordre du Bain, le 27 juillet 1869.
Je me suis mis à reprendre des bains d'air comprimé. Il y a ici un établissement plus grand et plus élégant que celui de Montpellier. Les cloches sont si grandes, qu'il y tiendrait facilement trois personnes. Le médecin qui préside a une fille asthmatique, très jolie vraiment, mais on ne nous encloche pas ensemble, ce que je regrette.
Je suis retourné l'autre jour à Saint-Cloud, où on m'a demandé de vos nouvelles. Je dis les maîtres de la maison, sans parler de la maison, et particulièrement de madame de Lourmel. Je la crois repartie pour sa Bretagne.
Qu'est un lord *** tué en duel, selon le journal, par un cocu de mauvaise humeur? Je me réjouis de savoir M. Gladstone remis de ses fatigues, mais je crains qu'il n'en ait bien d'autres pour arranger les affaires. Il ne paraît pas que les Irlandais soient satisfaits. Vous me direz qu'ils ne le seront jamais ; au moins devraient-ils tuer un peu moins d'intendants ou de propriétaires.
Vous connaissez le proverbe : « Oignez vilain, vilain vous poinct. » Ce proverbe suffirait peut-être pour répondre à la question que vous m'adressez au sujet des dernières concessions de l'empereur. Pourtant il faut ajouter que, les choses étant ce qu'elles étaient, il n'y avait pas moyen de faire autrement. En second lieu, il se peut que, avec un peu de tenue et d'adresse, on parvienne à gouverner cette Chambre, qui, après tout, est conservatrice au fond. Malheureusement on manque ici de trimmers habiles. L'empereur a de grandes idées et ne s'occupe pas assez des petits détails. Une chance, fort probable, c'est que les rouges feront tant de folies et montreront tellement leurs oreilles, qu'une réaction s'opérera dans l'esprit du public. J'y compte. Reste à savoir si on en profitera.
Il paraît que l'insurrection carliste fait fiasco. Les vieux chefs n'ont plus de jambes à gravir les montagnes, et les jeunes gens ne les connaissent pas. Il est vraisemblable qu'aujourd'hui les fils des carlistes de 1840 sont des républicains. La plus dangereuse épreuve par où va passer le nouveau gouvernement sera une banqueroute. Je me demande où Prim et Serrano trouvent de l'argent pour payer les dîners qu'ils donnent et les soldats qui empêchent qu'une révolution républicaine ou Isabéliste n'éclate à Madrid. On me dit que l'un et l'autre de ces grands hommes mènent joyeuse vie et jettent l'argent par les fenêtres.
Vous ai-je parlé d'un sujet domestique de tribulations que j'ai depuis mon retour? Ma cousine, qui demeure dans ma maison, comme vous savez, est devenue folle. Elle a mis les domestiques de son mari à la porte, en a pris, une vingtaine d'autres qu'elle a chassés les uns après les autres. Elle s'imagine que tout le monde veut la voler, et elle s'enferme sous vingt serrures tous les soirs. Tous ses amis me disent que je devrais l'empêcher de faire ce qu'elle fait. Je n'ai aucune autorité sur elle, n'étant même pas son parent[17]. L'autre jour, je me suis trouvé sans portier. Je crains qu'elle ne se brûle un de ces soirs, et moi aussi. J'espère qu'elle ira à la campagne, mais elle pense probablement que, si elle y allait, je profiterais de son absence pour emporter sa maison.
[17] Ce n'était pas, en effet, une parente directe de Mérimée : c'était la femme de son cousin.
Adieu, mon cher Panizzi ; amusez-vous bien en Écosse, mais ne buvez pas trop. Que dites-vous de la religieuse de Cracovie?
CLXIII
Paris, 26 août 1869.
Mon cher Panizzi,
Je suis allé déjeuner dimanche à Saint-Cloud, où j'ai présenté vos hommages. Le maître de la maison était encore souffrant. Serait-ce une excommunication de notre saint-père le pape?
Hier, nous avons eu un bon rapport de M. Devienne sur le sénatus-consulte. Je pense que la chose passera sans les additions que les importants du Sénat voudraient y souder. C'est déjà bien assez comme cela.
Le prince impérial a eu beaucoup de succès au camp de Châlons. Il avait tant d'aplomb et tenait son rang si bien, qu'on croyait voir le père rajeuni. Bachon, son écuyer, que vous connaissez, me dit qu'il n'y a pas un prince f… pour passer une revue comme lui, sur un grand cheval qui piaffe de côté, du pas le plus égal tout le long d'une ligne d'infanterie, sans que la musique ou les éclairs des reflets du soleil sur les fusils lui fassent perdre la piste.
J'ai rencontré hier Monnier, qui m'a demandé de vos nouvelles. Il est assez surpris que le monde n'ait pas été plus mal depuis qu'il a quitté son élève, « auquel il porte encore, m'a-t-il dit, le plus vif intérêt ».
Parmi les personnes qui se sont informées auprès de moi de vos faits et gestes est la princesse Mathilde, que j'ai vue hier. Elle m'a dit qu'elle avait cinquante ans, et elle ne les paraît nullement.
Ma pauvre cousine devient de plus en plus insupportable. Aujourd'hui, elle a mis à la porte sa trentième femme de chambre depuis un mois, et j'ai rencontré sur l'escalier un serrurier qui portait les engins les plus extraordinaires pour la barricader. J'ai peur d'apprendre, un de ces jours, qu'elle est morte de faim et qu'on n'a pu parvenir jusqu'à elle qu'avec une compagnie du génie.
Adieu, mon cher sir Anthony. Présentez mes hommages aux dames qui voudront bien se souvenir de moi.
CLXIV
Paris, 7 septembre 1869.
Mon cher Panizzi,
Hier, nous avons voté le sénatus-consulte, cent treize contre trois. Il y avait dans le même moment une grande panique à la Bourse. La santé de l'empereur donne beaucoup d'inquiétudes. Si j'en crois les gens les mieux informés, tels que Nélaton et le général Fleury, il n'y a rien de dangereux dans son fait : il a de temps en temps des douleurs de vessie. Tout cela n'est pas alarmant ; mais il suffit qu'il soit souffrant, pour que toutes les imaginations se représentent ce qui pourrait arriver s'il était mort. On m'assure que le voyage d'Orient que méditait l'impératrice n'aura pas lieu. C'est le bon côté de l'affaire.
Le prince Napoléon a été complimenté par son cousin sur son discours, où il y avait en effet du bon. S'il y eût mis un peu plus de tact et de mesure, c'eût été excellent. A tout prendre, le sénatus-consulte paraît produire un bon effet d'apaisement, surtout dans la bourgeoisie. Le diable n'y perdra rien pourtant et la prochaine session sera dure, avec une Chambre peu expérimentée et ayant le sentiment de sa toute-puissance. C'est une Convention, et il peut se faire bien des bêtises et par ignorance et par mauvaise intention. Il y avait un tribun romain qui disait qu'il n'avait plus rien à donner au peuple præter cœlum et cœnum. C'est un peu notre cas.
La duchesse Colonna m'écrit de Rome que le pape a pris un maître de théologie en vue du concile. Le professeur lui parle de son affaire et Sa Sainteté l'interrompt pour lui demander s'il y aura des banquettes pour tout le monde. Nous aurons quelques évêques très mauvais au concile, mais la majorité sera contre les innovations et les décisions tranchantes. C'est, dit-on, l'esprit qu'apporteront les Allemands. Quant aux Espagnols, je ne sais si Prim les laissera sortir.
Je ne crois pas possible une réconciliation de l'Irlande avec l'Angleterre. Elle sera à perpétuité comme une mauvaise femme, avec laquelle on ne peut divorcer, une Pologne, et les Anglais n'ont pas les moyens dont disposent les Russes.
Adieu, mon cher Panizzi. Je regrette que vous n'ayez pas d'inclination pour le Midi. Il me semble que le soleil est un grand médecin, c'est presque le seul en qui j'aie quelque confiance.
CLXV
Paris, 15 septembre 1869.
Mon cher sir Anthony,
J'ai eu la visite de Louis Fagan, qui a dîné avec moi dimanche. Il m'a paru grandi et développé de toutes les manières, toujours très bon garçon, conservant, malgré toutes les nationalités par où il a passé, l'air de l'English boy.
Avez-vous vu le dénouement de l'histoire de M. Chasles et de ses autographes? Parmi ceux qu'il avait donnés à l'Institut, il y avait des feuilles qui ont paru avoir une contre-épreuve affaiblie du timbre de la bibliothèque impériale. On en a conclu qu'on s'était servi d'une feuille de garde sur laquelle le timbre de la bibliothèque avait maculé. Là-dessus, Taschereau a mis ses espions en campagne, et, dès qu'il a cru savoir qui était le voleur, il l'a fait arrêter dans la rue. Il était porteur d'un assez gros portefeuille où on a trouvé tout d'abord une lettre de Galilée en préparation ; puis une feuille de garde sur laquelle il y avait deux autographes différents, mais les petites barbes de la feuille se raccordaient parfaitement et les pointes entraient dans des ouvertures correspondantes. Outre cela, des calques de signatures, des morceaux de vieux papiers, enfin plus qu'il n'en fallait pour le convaincre. Ce galant homme s'appelle Vrain-Lucas. M. Chasles lui avait payé cent quarante-trois mille francs sa collection ; bagatella. Son excuse est qu'il a une concubine et que ces sortes de propriétés coûtent beaucoup d'entretien. Chasles ne sait où se fourrer ; il est abîmé de honte, bien qu'il dise encore à ses amis qu'il est convaincu que ce misérable Vrain-Lucas n'a pas tout inventé. L'homme est en prison et on va le juger. C'est une question délicate ; qu'il soit condamné pour escroquerie, il n'y a pas de doute ; mais on parle de le traiter comme faussaire, et je ne sais comment le jury décidera. On traite comme faussaires les gens qui mettent sur les bouchons de vin de Champagne une marque qui n'est pas la leur. N'avez-vous pas eu en Angleterre une affaire de même nature, et comment a-t-on jugé le coupable?
Je viens d'apprendre la mort de la pauvre lady Palmerston. Elle avait fait son temps. Elle est morte entourée de la gloire de son mari et n'a pas vécu assez longtemps pour qu'elle soit contestée.
Adieu, mon cher Panizzi. Je pars dans trois semaines au plus tard pour Cannes. Voilà déjà l'hiver qui s'annonce par d'affreuses bourrasques. Je voudrais vous savoir au soleil, ou du moins à Bloomsbury square.
CLXVI
Paris, 2 octobre 1869.
Mon cher sir Anthony,
Les personnes pieuses sont consternées de la lettre du Père Hyacinthe, que vous aurez probablement lue. Avant-hier, le Père Gratry, qui est à côté de moi à l'Académie, me demanda ce que je pensais de cette façon d'écrire des lettres dans les journaux. Je lui ai répondu que le Père Hyacinthe et monseigneur Dupanloup me faisaient l'effet des rédacteurs du Tintamarre et du Figaro s'engueulant pour avoir des abonnés. Il a protesté contre la comparaison ; mais, comme il déteste Dupanloup, je crois qu'elle ne lui a pas déplu. Tout cela prouve qu'il y aura une opposition dans le concile. Le Père Hyacinthe veut faire le Luther ; mais il n'a pas la taille qu'il faut pour ce rôle, et le temps n'est plus aux grands schismes. Les probabilités sont, que le concile fera de la bouillie pour les chats.
Qui est le prince que Prim veut faire roi, ou plutôt qui est son père, et qui le gouvernera? On dit qu'il n'a que seize ans et qu'il a reçu une bonne éducation. Du temps de Joseph Bonaparte, les Espagnols disaient :
L'impératrice dit qu'elle sera de retour le 25 novembre ; cela suppose une mer constamment bonapartiste, et l'absence d'imprévu. Fiat!
On pense que le Corps législatif sera convoqué de bonne heure, en novembre. Selon moi, je voudrais lui laisser faire un ministère, et, ce ministère fait, le dissoudre et convoquer une nouvelle Chambre. Très probablement elle serait meilleure que celle-ci, dont le moindre défaut est une excessive inexpérience. Mais je doute qu'on prenne ce parti. Il est question de faire un ministère plus fort, avant la prochaine réunion. Y parviendra-t-on? Je n'en sais rien ; en tout cas, il vaudrait mieux, je pense, en laisser la responsabilité aux députés actuels.
Adieu, mon cher Panizzi. Avez-vous lu mon Ours[18]? Il n'a fait aucun scandale, et on tient pour certain qu'il n'y a eu dans l'affaire qu'une peur de femme grosse.
[18] Fait aujourd'hui partie des Dernières Nouvelles sous le titre de Lokis.
CLXVII
Paris, 9 octobre 1869.
Mon cher Panizzi,
Voilà ce pauvre Libri de l'autre côté de l'Achéron. Ici, presque tout le monde croit qu'il a dépêché le Vrain-Lucas à M. Chasles, pour se venger de lui. Je n'en crois rien. Ledit Vrain-Lucas se défend d'avoir vendu des autographes à M. Chasles. Il lui vendait, dit-il, des copies, qu'il exécutait en fac-simile. « Un autographe de Molière, dit-il, sa signature au bas d'un reçu de fournisseur se vend plus de mille francs. Je lui ai vendu pour moins de deux mille francs vingt copies exactes de lettres de Molière. » Je doute que cette défense l'empêche d'aller fabriquer des chaussons dans quelque pénitencier.
La grande manifestation républicaine annoncée pour le 20 n'aura pas lieu. Les chefs ont eu peur. Cela n'empêche pas que la situation ne soit pas brillante. Le ministère est faible et on ne trouve personne pour le renforcer. D'un autre côté, les bourgeois commencent à s'effrayer un peu.
Ce qui se passe en Espagne est fait pour faire réfléchir. Madame de Montijo m'écrit les choses les plus déplorables. L'Espagne est maintenant divisée en trois zones allant de l'est à l'ouest. 1o Catalogne et Gallice, régime républicain ; on brûle les églises, les archives, les châteaux. 2o Madrid et le centre, régime parlementaire, assez niais, pas méchant et, après tout, tolérable. 3o Andalousie, socialisme et communisme. Tous les propriétaires sont ruinés. Les paysans font la récolte des champs appartenant aux riches et quelquefois les obligent à acheter cette même récolte. Le tout accompagné d'assassinats, de vols et de viols, crimes naturels dans un pays si chaud.
M. le comte de R…, ayant eu la curiosité d'ouvrir la cassette de sa femme, fut surpris d'y trouver des lettres d'hommes de quatre mains différentes, non signées, mais offrant cette conformité qu'on s'y servait de la seconde personne du singulier. Il s'en est pris à l'écriture qu'il connaissait le mieux, ou, selon une autre version, à la plus fraîche en date, qui s'est trouvée celle d'un tout jeune homme, M. de X…, qu'il a transpercé d'un grand coup d'épée ; puis il est allé en grande loge à l'Opéra avec sa femme, magna comitante caterva.
Adieu, mon cher don Antonio. J'espère que notre voyage ne sera pas trop retardé.
CLXVIII
Cannes, 28 octobre 1869.
Mon cher Panizzi,
J'avais fait prêter un serment épouvantable aux demoiselles d'honneur de l'impératrice et à ses deux nièces, de m'écrire de tous les ports, où le yacht impérial s'arrêterait ; mais, jusqu'à présent, je n'ai eu qu'une lettre de Venise. Elle était remplie de points d'admiration. Les sérénades, les promenades en gondole, les glaces et l'enthousiasme du public ont beaucoup touché toutes les voyageuses. Madame de Nadaillac est, je crois, la seule qui se soit occupée du Titien et de Paul Véronèse.
J'attends avec beaucoup de curiosité des nouvelles de Constantinople, particulièrement des deux demoiselles turques, qu'on a données comme cornacs à Sa Majesté. Il paraît qu'elles parlent fort bien français ; mais le curieux est de savoir si elles pensent en turc et si elles traduisent littéralement. En turc, au lieu de dire : « Je regrette de n'avoir pas fait telle chose, excusez-moi, etc., » on dit « J'ai mangé de la… ». En outre, les dames de Constantinople qui ont vu Caragheuz dans les harems, dès leur enfance, parlent des choses les plus secrètes avec une entière liberté. Je crois que les demoiselles d'honneur auront eu beaucoup de jolies choses à apprendre.
Le 26 s'est passé fort tranquillement. On avait des chassepots tout prêts, mais ils étaient cachés. Le public était disposé à se moquer de la République. On a hué une vieille femme et un fou, nommé Gagne, qui propose de guérir tous les cors aux pieds du peuple en commençant par le Corps législatif, et, de plus, de manger les gens qui meurent, par mesure d'économie.
Il me semble qu'on fait, en ce moment, une expérience hasardeuse. On donne à ce peuple-ci une liberté comme jamais il n'en a possédé, et on se flatte qu'il ne fera pas de trop grosses sottises. C'est un peu comme un sage précepteur qui, pour guérir son élève de l'ivrognerie, le soûlerait tous les jours. Cela peut réussir ; mais étant donnée l'anima stupida sur laquelle se fait l'expérience, il y a tout à craindre pour le malade et pour le médecin, pour le dernier surtout.
Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne passez pas l'hiver en Écosse. Quant à vos douleurs de poignet qui vous empêchent d'écrire, ce genre de rhumatisme est appelé par les meilleurs auteurs pigritia prava. Soignez-vous pourtant.
CLXIX
Cannes, 7 novembre 1869.
Mon cher don Antonio,
J'ai refusé de dîner ce soir avec la princesse royale de Prusse, à qui j'avais envoyé un bouquet ce matin. Cela vous fera voir que je suis réellement malade. Si j'étais en état d'aller de château en château, mangeant des grouse et des faisans, je n'essayerais pas d'apitoyer les gens sur mon sort, sous prétexte que j'ai des rhumatismes à la main droite. Le fond de la question est que je souffre aussitôt que j'ai mangé et que je ne vaux plus les quatre fers d'un chien.
J'ai déjeuné il y a trois jours chez Maure avec Thiers. Il est très changé, très vieilli, mais il commence à revenir au bercail. Il n'y aura bientôt plus que deux partis : celui de ceux qui ont des culottes et prétendent les garder, et celui de ceux qui n'ont pas de culottes et veulent prendre celles des autres. Je crois comme vous à une rencontre entre le chassepot et les socialistes. Toute la question est de savoir si le chassepot sera en état. Vous savez que cet instrument, dépourvu de ses appendices, cartouches, aiguille, etc., est fort inférieur à un bâton. On est poltron des deux côtés. Mon impression est que les bêtises des rouges ont commencé à effrayer les bourgeois. Si dans ce moment il y avait une émeute, ils (les bourgeois) aideraient au chassepot.
Adieu, mon cher Panizzi ; ces dames me chargent de tous leurs compliments.
CLXX
Cannes, 4 décembre 1869.
Mon cher Panizzi,
Je suppose que vous êtes de retour à Londres et jouissant des charmes du home, dont on sent toujours le mérite après une absence prolongée. Comment les brouillards vous traitent-ils? voilà la question. Ici, ni le beau temps ni le soleil ne me font de bien. Je vais de mal en pire, m'affaiblissant tous les jours. Mes médecins y perdent leur latin. Ils me disent que, si je mangeais, je me porterais bien ; mais je ne mange pas, parce que je me porte mal. Voilà le cercle vicieux où je suis. Le fond de la question est que ma vieille carcasse s'en va. Il faut en prendre son parti. Le monde, d'ailleurs, ne va pas si bien, pour qu'on le regrette beaucoup.
On dirait que le gouvernement et l'opposition font assaut de maladresse et d'étourderie. Le grand mal de la situation, c'est qu'il n'y a plus d'homme. Les orateurs abondent au contraire. On m'écrit de Paris que l'empereur montre beaucoup de tranquillité et même de gaieté. Il en faut un fonds considérable pour en avoir de reste dans ce temps-ci.
Les Irlandais ont pris vite leçon de nos rouges ; mais je ne crois pas que M. O'Donovan-Rossa soit traité par le gouvernement comme on a fait ici pour Rochefort. Je me demande si l'attitude si menaçante de la populace dans presque toute l'Europe est une preuve de sa force, ou si elle ne tient qu'à la douceur avec laquelle on traite partout aujourd'hui les tentatives de violence. Probablement il y a, de la part de la canaille et de celle du gouvernement, beaucoup de poltronnerie.
M. Gladstone a de la peine à trouver des pairs. Pourquoi Édouard Ellice a-t-il refusé? Parce que son père avait refusé autrefois, mais il n'avait peut-être pas les mêmes motifs. On me dit que M. Grote a refusé aussi. C'est un signe du temps et des immenses progrès qu'a faits la démocratie dans la terre classique de l'aristocratie.
Adieu, mon cher Panizzi. L'Ours dont je vous parlais, est le héros d'une nouvelle que je vous ai lue à Montpellier ; mais je vous soupçonne d'avoir dormi tout le temps.
CLXXI
Cannes, 26 décembre 1869.
Mon cher sir Anthony,
Ne mangeant pas, je suis très faible, mais moins cependant que la logique ne semble l'exiger. La vérité est que l'animal s'affaiblit, et, s'il était moins coriace, il y a longtemps qu'il aurait donné sa démission. Je pense très souvent à ce moment-là, et je me demande s'il est très pénible, s'il vous vient des idées différentes de celles que vous avez en santé, en un mot, si vous avez beaucoup d'ennui à mourir? Vous me répondrez qu'il y a beaucoup de variété dans les morts, et que c'est une loterie où l'on gagne et où l'on perd. La difficulté est d'avoir un bon numéro.
Il y a un Prussien qui a inventé une drogue qu'on appelle chloral, dont on dit merveille. Cela vous fait dormir au milieu de toutes les souffrances possibles. Le docteur X…, ici, en a fait l'expérience l'autre jour sur le pauvre Munro ; mais il s'est trompé dans l'administration du remède et lui a suscité une espèce de volcan dans le bras, où il lui avait injecté ledit chloral. J'espère que, avant le moment où j'en userai, on aura mieux appris à s'en servir.
J'ai eu des nouvelles de Rome assez curieuses. L'opposition se compose des évêques allemands, de quelques Français et de quelques Espagnols. Les plus extravagants sont les évêques américains, je dis les Yankees, et après eux, les Anglais. La personne qui m'écrit, et que je crois assez bien informée, ne doute pas qu'on ne fasse passer l'infaillibilité du pape et toutes les facéties ejusdem farinæ. Il en sera au concile comme au Corso, pendant la Ripresa de' Barberi. De méchantes rosses qu'on a beaucoup de peine à faire trotter, galopent avec fureur par émulation. De même les sept cents évêques vont prendre le mors aux dents par la contagion de l'exemple. Outre les évêques, il vient une grande quantité d'imbéciles qui croient fermement que le concile peut mettre un terme au malaise général et guérir tous les maux de la société. Ces niais-là ne contribuent pas peu à monter la tête aux niais mitrés et au respectable Père qui porte trois couronnes et dont la grande préoccupation est de faire le bonheur du genre humain. Il est très probable que de tout cela sortira quelque énorme brioche. Un schisme est-il possible aujourd'hui? Je ne le crois pas ; mais il y aura maintes difficultés dans les ménages, car les femmes ont toujours grand'peur d'être excommuniées. Le plus probable, c'est que tous les gouvernements catholiques se mettront en hostilité contre le pape.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous parle du concile parce que la politique me fait horreur. Nous allons à tous les diables.
CLXXII
Cannes, 6 janvier 1870.
Mon cher Panizzi,
Je vous souhaite une heureuse année accompagnée de plusieurs autres. Je vais mal. Rien ne me soulage ; je ne mange plus guère et j'ai même une répugnance extraordinaire pour toute espèce de nourriture. Mauvais symptôme! Ce ne serait rien si je ne souffrais pas, mais j'ai des jours bien pénibles et des nuits pires. Que voulez-vous! c'est un voyage difficile vers un pays qui n'est peut-être pas des plus agréables.
Je crois que vous accusez les jésuites à tort ; non que je veuille les défendre, mais ce ne sont pas les plus mauvais entre les pères du concile. Ce n'est pas le fanatisme qui a jamais distingué les jésuites. Au contraire. Ils cherchent à vivre avec le monde et ils ont (ou du moins ils avaient) assez d'esprit pour ne pas s'opposer au courant. Ils savaient se conformer aux temps et aux usages. Aujourd'hui et particulièrement dans le concile, il y a une majorité d'imbéciles fanatiques. Les évêques allemands et les nôtres sont, je crois, jésuites ou jésuitisants ; pourtant ils sont tout à fait opposés à l'infaillibilité et aux autres prepotenze des évêques fanatiques. La majorité se compose de prélats in partibus, créatures du pape ou d'évêques italiens, espagnols, américains, tous gens plus ou moins irrités contre le gouvernement de leur pays. Ce sont en quelque sorte des émigrés qui ne demandent qu'à se venger, trop peu éclairés, d'ailleurs, pour savoir comment il faudrait s'y prendre. Le résultat de l'infaillibilité et d'un manifeste contre les lois politiques des pays constitutionnels, résultat qui me paraît probable, sera la séparation de l'Église et de l'État. Alors les abbés de bonne compagnie gagneront beaucoup d'argent, et tous les curés de village mourront de faim. Probablement il faudra augmenter la police et la gendarmerie.
Il paraît que le nouveau ministère cause une grande joie. Les fonds ont haussé de deux francs. A la bonne heure! Un tiers des nouveaux ministres est orléaniste, un autre tiers républicain ; des gens d'affaires, je n'en vois pas. Leur éloquence même me semble fort problématique. Ils vont avoir Thiers pour mentor, et d'abord n'auront que les irréconciliables à combattre. Je crois qu'en peu de temps ils auront rendu l'administration impossible, d'où sortira une crise très favorable à la sociale. Voilà mes prédictions. Priez qu'elles ne se vérifient pas!
Adieu, mon cher Panizzi ; ces dames et tous vos amis de Cannes vous envoient leurs souhaits et leurs compliments.
CLXXIII
Cannes, 16 janvier 1870.
Mon cher sir Anthony,
Fructus Belli, le fruit des Belles, comme traduisait un goutteux qui souffrait comme vous. Vos insomnies sans douleur me font envie. Les miennes sont très pénibles, mais ne parlons pas de nos maux. Tâchons de résister et espérons que, par l'intercession de nos saints, nous sortirons d'affaire sans trop de souffrances.
Connaissez-vous ce prince Pierre Bonaparte? C'est un mélange très bizarre de prince romain et de Corse ; au demeurant, assez bon diable, mais de cervelle point. Il y a quelques années, par un froid très vif, lorsque toutes les rues étaient couvertes de neige, son valet de chambre fut pris d'une attaque de choléra. Le prince sauta sur un cheval non sellé, pour aller chercher un médecin, et, au premier tournant de rue, son cheval s'abattit, et lui se cassa la jambe. Cela vous peint l'homme. Il suffit de lire les deux dépositions pour croire à la sienne, bien que l'autre commence par dire qu'il n'a jamais menti. Si le prince Pierre était jugé comme tout citoyen par un jury d'épiciers, le verdict serait incontestablement : Served him right. Mais, aujourd'hui, les princes sont hors la loi, et je ne sais s'il trouvera des juges assez hardis pour l'acquitter.
Je me suis posé la question que vous vous faites à propos de cette affaire, et voici ce que j'ai fait. J'ai écrit à la princesse Mathilde et à quelqu'un de la maison de l'impératrice, qui probablement lui montrera ma lettre. Je pense que vous pourriez écrire à Piétri, secrétaire de l'empereur, pour lui dire quelle est en Angleterre l'opinion des honnêtes gens à ce sujet. Il ne manquera pas de communiquer votre lettre à l'empereur, à qui elle fera grand plaisir, j'en suis sûr. On peut aujourd'hui être poli pour les personnes couronnées sans risquer de passer pour courtisan. Dans peu de temps même, il faudra pour cela un degré de courage considérable.
N'est-ce pas bien ridicule de demander à un habitant de Londres une citation classique? Mais il n'y a pas ici de livre grec à vingt lieues à la ronde. Il s'agirait d'avoir un vers d'Électre, où Égysthe dit qu'il a appris qu'Oreste avait perdu la vie en tombant de son char. Il est mort dans un naufrage équestre, ἱππικοὶς ναυιγίοις. Il s'agirait d'avoir la phrase entière. Je pense que la première personne du British Museum que vous verrez vous trouvera le vers. Pardon de vous donner cet ennui ; rien de pressé d'ailleurs.
Adieu, mon cher sir Anthony ; mille amitiés et compliments.
CLXXIV
Cannes, 3 février 1870.
Mon cher sir Antonio,
Merci de votre lettre et de votre vers grec, qui fait justement mon affaire. N'avez-vous pas admiré que, dès le temps de Sophocle, on faisait des concetti? Égysthe dit qu'Oreste a fait un naufrage équestre, parce qu'il s'est cassé le cou en tombant d'un char. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
Je n'ai rien à vous dire de satisfaisant sur ma santé. Comme toute cette machine humaine est mal inventée! Elle meurt petit à petit au lieu de s'éteindre comme une bulle de savon qui crève.
Je ne sais si vous avez suivi les discussions de notre Corps législatif. Si jamais le gouvernement parlementaire a été fait pour le bien d'une nation, ce n'est pas assurément pour le nôtre. Après quatre-vingts ans d'expérience, elle n'y comprend rien encore, ou plutôt lui est absolument antipathique. Le sentiment de tout Français s'oppose à ce qu'il prenne une initiative quelconque, et en même temps le pousse à critiquer tout ce qui se fait autour de lui. Il croit tout ce qui le flatte et nie tout ce qui le contrarie. Avez-vous rien vu de plus triste que cette discussion du traité de commerce, où chacun veut dire son mot, où chacun apporte quelque petit fait non vérifié, et où personne ne sait voir les choses froidement et sans passion?
On dit que l'empereur n'est pas sorti de son calme habituel et que ses nouveaux ministres sont enchantés de lui. Si les choses peuvent aller ainsi quelque temps, smoothly, peut-être à l'excitation ultralibérale, qui subsiste encore, succédera un dégoût profond du parlementarisme, comme il est arrivé en 1849. Mais là est un autre danger ; peut-être, avant cela, les rouges feront-ils quelque sottise énorme. S'ils savent attendre, l'anarchie parlementaire leur livrera dans quelques années la société sans défense.
J'ai vu, il y a quelques jours ici, le frère de Bixio, qui m'a paru beaucoup plus raisonnable que je ne le supposais. Il dit qu'aussi longtemps que la France sera tranquille, l'Italie le sera également, mais que, s'il arrivait ici une révolution, elle passerait aussitôt les Alpes et ferait un mal irrémédiable. Il dit qu'on s'occupe peu du concile hors de Rome, et qu'on ne croit pas qu'on propose l'infaillibilité papale. Pantaleoni, qui est aussi venu me voir, pense à peu près de même. Mon confrère Dupanloup me paraît avoir des velléités de protestantisme.
La fille du duc de Hamilton qu'a épousée le prince de Monaco, et qui est enceinte, a quitté son mari et s'en est allée à Nice. D'autre part, les gens de Monaco menacent de s'insurger. On a aboli les impôts, mais cela n'a eu d'autre effet que de leur donner plus d'appétit. A présent, ils demandent que l'administration des jeux ne puisse prendre pour croupiers que des citoyens de Monaco ; qu'on puisse jouer quarante sous au trente-et-quarante ; enfin qu'on leur fasse un pont en fer. Oignez vilain, vilain vous poinct.
Adieu mon cher ami ; donnez-moi de vos nouvelles.
CLXXV
Cannes, 27 février 1870.
Mon cher Sir Anthony,
Ce qui se passe à Paris n'est pas de nature à réjouir quelqu'un qui souffre des nerfs. Quel triste spectacle donne le Corps législatif en ce moment! Personne pour faire les affaires, tout le monde voulant parler, le ministère sans idée politique, la Chambre sans expérience, la majorité divisée, voilà le bilan de la situation.
Dans ce diable de pays, on a toujours la prétention d'afficher de grands principes, d'en faire beaucoup de bruit, sans trop s'inquiéter de la façon dont on les met en pratique. Un des ministres, homme de bon sens, M. Chevandier de Valdrôme, dit que le cabinet ne veut pas influencer les élections, qu'il se réserve seulement de faire connaître aux électeurs ceux qu'il regarde comme ses amis, ceux qu'il sait être ses ennemis. Cela est pratique et se fait aussi bien en Angleterre qu'en Amérique. Mais, à nous, il nous faut de grandes théories. M. Ollivier vient démentir son collègue et déclare qu'il ne se mêlera absolument en rien des élections. De là division de la majorité et augmentation des prétentions de la gauche. Où cela s'arrêtera-t-il?
Vous rappelez-vous le médecin *** qui demeurait à l'hôtel Chauvain et qui me donna une consultation chez vous, l'année dernière? Il m'avait donné des pilules, qui me faisaient grand bien. Ma provision étant épuisée, j'ai voulu en avoir d'autres et me suis adressé au pharmacien. Celui-ci demande une ordonnance de ***, qui ne veut pas m'en donner. Je ne sais ce qu'il a contre moi. Il n'avait pas voulu d'argent ; peut-être voulait-il un cadeau, alors pourquoi ne pas le dire? Depuis M. Purgon, je n'ai pas vu de médecin plus ridicule.
Adieu, mon cher ami ; soignez-vous et portez-vous bien, si vous pouvez.
CLXXVI
Cannes, 5 mars 1870.
Mon cher don Antonio,
Cet hiver, qui, même ici, a été très rigoureux, m'a fait le plus grand mal. C'est dommage que l'Égypte soit si loin. Il paraît que ce n'est qu'à la seconde cataracte qu'on ne sent plus l'hiver, et le froid est décidément le plus grand des maux. Que Dante a eu raison de mettre des baignoires de glace en enfer à l'usage des damnés!
Voilà Garibaldi qui finit comme les catins, par faire des livres. Il paraît que c'est toujours par là qu'on finit, quand on ne peut plus faire autre chose. Bien que je ne m'attende pas à un chef-d'œuvre, je compte le lire.
Quelqu'un que j'ai tout lieu de croire bien informé me dit que l'empereur est en parfait accord avec ses ministres. Il ne se plaint pas de la situation qu'on lui a faite, et il a l'intention d'être parfaitement constitutionnel. Les ministres, de leur côté, arrivant avec les plus grands préjugés contre lui, sont maintenant très charmés de ses façons et de sa droiture. Cela pourra-t-il durer longtemps? je n'en sais rien, et c'est une terrible expérience à faire que de donner tout pouvoir à des gens peu pratiques, et qui cherchent avant tout la popularité. Je n'ai jamais vu dans l'histoire qu'on changeât par des institutions le caractère d'un peuple, surtout lorsqu'on lui accorde tout à la fois, ce qui ne devrait se donner que lentement. Nous sommes des chevaux fringants à qui on met la bride sur le cou. Il est fort à craindre que nous ne versions le char de l'État et que, par la même occasion, nous ne nous cassions le cou.
Je crois, à propos du concile, que le parti qu'on a pris de ne se mêler en rien de tous ses tripotages, est le plus raisonnable dont on pût s'aviser. Il me paraît encore très douteux que les jésuites parviennent à faire les bêtises auxquelles ils aspirent ; mais ce qui me paraît certain, c'est que, s'ils réussissaient, le résultat serait la ruine du catholicisme. La plupart de nos évêques sont déjà à demi protestants, à ce qu'on m'assure, et leur conversion est due à la compagnie de Jésus, qui a perdu le tact qui la distinguait autrefois. En rompant en visière avec la civilisation moderne, elle perd la plus grande partie de son pouvoir.
Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et recommandez-moi à nos amis. J'ai ici un buste de M. Gladstone très ressemblant, qui orne mon salon et que ces dames entourent d'anémones et de fleurs de mimosa, comme un petit saint.
CLXXVII
Cannes, 20 mars 1870.
Mon cher don Antonio,
Je suis toujours bien souffrant, malgré le temps, qui est magnifique. Mon cas me semble désespéré.
J'ai reçu, il y a quelques jours, une fort aimable lettre de notre hôtesse de Biarritz. Elle me demandait conseil à propos d'un roman de madame Sand[19], où on la met en scène et où on lui donne un vilain rôle. Madame Sand a plusieurs fois eu recours à elle et en a obtenu des grâces. Elle voulait faire parler à l'auteur pour qu'elle déclarât qu'elle n'avait pas voulu faire d'allusion. Vous devinez le conseil que j'ai donné : de minimis non curat prætor.
[19] Malgrétout.
Que dites-vous de la répétition d'Étéocle et Polynice, qui s'est donnée à Madrid l'autre jour? Il y a une fatalité qui pèse sur cette race des Bourbons. J'avais assez pratiqué cet infant don Enrique à Biarritz. C'était un assez sot personnage ; je n'aurais jamais cru qu'il finirait de la sorte, et surtout de la main d'un homme qui n'avait pas la réputation d'aimer les jeux de Mars. Je ne sais pas si l'affaire nuira aux prétentions du duc de Montpensier. Elles étaient déjà fort compromises. Il a le défaut d'être Français et d'aimer l'argent, comme son père. Il en dépense beaucoup ; mais, au milieu de ses largesses, il a tout à coup des velléités d'économie qui gâtent tout, et qui font que l'argent qu'il a donné ne lui rapporte rien. Les grands hommes d'Espagne ont tous reçu de l'argent de lui, mais pas assez. En matière de corruption, il ne faut pas avoir de repentirs.
Je reçois de Paris des nouvelles très contradictoires au sujet du concile. Il paraît que M. Daru, qui est bon catholique, à la manière de Montalembert et de Dupanloup, a témoigné le désir d'envoyer un ambassadeur au concile, et cela sans avoir consulté ses collègues, qui, pour la plupart, sont d'un avis contraire. Il est évident que la présence d'un ambassadeur français ne changerait pas la volonté du Saint-Esprit, qui inspire les Pères du concile. Il n'obtiendrait rien de ces entêtés, et le seul résultat serait de bien constater qu'on ne fait aucun cas de nous. Quoi qu'en disent beaucoup de journaux, je ne crois pas qu'on envoie un ambassadeur à Rome. On a fait sans doute force représentations, qui, bien entendu, n'ont eu aucun effet. Je ne vois pas trop ce que nous avons à voir dans la question de l'infaillibilité. Quant au Syllabus, c'est tout bonnement une attaque contre nos institutions, et, s'il est décrété, le gouvernement défendra de le publier.
Maintenant, que fera le Corps législatif? Rappellera-il la division de Civita-Vecchia? Cela est encore douteux, car on dit que les catholiques sont en majorité dans la Chambre. Que fera le gouvernement italien? Rien de bon ne peut sortir de là. On dit que Garibaldi est uniquement occupé à écrire des romans.
Adieu, mon cher Panizzi. Je vous écris entre mes deux médecins, qui me donnent des distractions.
CLXXVIII
Cannes, 30 mars 1870.
Mon cher don Antonio,
J'ai reçu votre lettre avec grande joie. Je vois que vous passez le temps assez doucement, que vous voyez bonne compagnie et que vos dîners sont comme toujours appréciés. Vous vivez encore. Pour moi, je souffre comme une bête. J'essaye de tous les remèdes : aucun ne réussit. J'ai à peine la force de lire ; encore, bien souvent je ne comprends rien à la page qui était sous mes yeux, et mes pensées sont à mille lieues très tristement employées. Ce qu'il y a de singulier dans mon état, c'est la répugnance qui me prend vers le coucher du soleil pour tout aliment. Si j'essaye de manger, ma gorge se serre et il m'est impossible d'avaler. Le matin, je mange un peu, mais en faisant sur moi-même un effort moral considérable. Vous ne vous étonnerez pas qu'avec ce régime je sois d'une grande faiblesse. Je crois faire un rare tour de force, lorsque je marche jusqu'au Grand-Hôtel. Enfin cela durera ce que cela durera. Parmi quelques regrets de quitter ce monde, un des grands que j'ai, c'est de ne pas vous serrer la main.
Nous avons un temps assez maussade : point de soleil et quelquefois du vent ; mais il neige à Paris, il neige à Pau, l'hiver ne veut pas s'en aller. A tout prendre, il fait encore meilleur ici que dans le Nord.
On a vendu, à la vente de la bibliothèque de Sainte-Beuve, un volume de Chateaubriand couvert de notes et d'additions de sa main, toutes très irréligieuses. Il paraît que cela a été acheté par la famille, non sans conteste, car ledit volume a été adjugé à trois mille et quelques cents francs. Je crains qu'on ne le détruise, ce qui serait fâcheux. Si j'y avais pensé, j'aurais écrit à ce sujet au British Museum. Reste à savoir s'il aurait voulu donner trois mille francs pour une élucubration quelconque de Chateaubriand.
Quand revient la comtesse Téléki? Je pense qu'elle aura bientôt assez du soleil, des momies et des moines in naturalibus. Savez-vous si ma lettre à M. Mariette lui a été bonne à quelque chose?
Adieu, mon cher Panizzi. Rappelez-moi au souvenir de tous nos amis.
CLXXIX
Cannes, 20 avril 1870.
Mon cher sir Anthony,
Notre pauvre amie, madame de *** est morte. Elle était devenue folle depuis un mois ou plus. Cela a commencé par une scène assez ridicule. Elle a sauté au cou de l'empereur et lui a demandé de la rendre heureuse, hic et nunc. Ce n'a pas été sans peine qu'on a pu le retirer de ses bras. Pendant la dernière saison que j'avais passée avec elle à Biarritz, elle m'avait donné lieu de croire qu'elle était un peu male tectæ mentis ; puis cela avait passé, et, l'année dernière, à Saint-Cloud, je l'avais trouvée très raisonnable.
A propos de fous, je viens de recevoir une lettre de ma cousine, dont la tête est tout à fait partie. J'espérais qu'elle quitterait sa maison de Paris pour aller vivre à la campagne ; mais il paraît qu'elle ne veut plus bouger. Grand ennui pour moi à mon retour à Paris, si j'y reviens, enfin.
J'ai reçu hier une lettre de madame de Montijo, qui me demande de vos nouvelles. Elle souffre d'un rhume opiniâtre, et, contre son usage, elle n'est pas encore installée à sa campagne. Rien, dit-elle, ne peut donner une idée du gâchis où est l'Espagne, et pas un homme pour gouverner la barque. On vole partout, et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'il y ait encore quelque chose à voler.
Adieu, mon cher Panizzi. Je regrette fort de n'avoir pu aller à Paris pour la discussion du sénatus-consulte ; maintenant qu'elle est terminée, je pense qu'il est inutile de me presser. Je ne me mettrai en route que si je me trouve assez rétabli pour n'avoir pas à redouter une troisième rechute.
CLXXX
Cannes, 4 mai 1870.
Mon cher sir Anthony,
Que dites-vous de ce qui se passe? Les républicains ne vendent pas chat en poche ; ils nous préviennent de leurs façons de gouverner. Ce qu'il y a de plus triste, c'est que ces abominations n'excitent ni surprise ni horreur. Le sens moral dans ce pays-ci est tout à fait perverti. On réclame l'abolition de la peine de mort et on a des assassins pour amis politiques. Ledru-Rollin, qui était revenu à Paris, est reparti subitement pour Londres, la veille de la découverte des bombes au picrate de potasse.
L'empereur a recommandé, le même jour, au général Frossard d'empêcher le prince impérial de sortir. Le général lui a demandé s'il y avait quelque attentat tramé contre le prince. « Non, a répondu l'empereur avec la figure calme que vous lui connaissez. C'est à moi qu'on veut jeter des bombes ; mais on pourrait se tromper de voiture. »
Adieu, mon cher sir Anthony. J'espère que, la semaine prochaine, nous serons encore de ce monde.
CLXXXI
Cannes, 21 mai 1870.
Mon cher Panizzi,
Quand je reviendrai à Paris, je vais y trouver bien des ennuis. Je vous ai dit l'état où est ma cousine. Il s'aggrave tous les jours et je crains quelque catastrophe. Ses parents, qu'elle ne peut souffrir et qui cependant seront ses héritiers, ont commencé des démarches pour lui faire donner une tutelle judiciaire. Je voudrais que la pauvre femme ne fût pas enfermée, ce qui la tuerait probablement. Quant à la succession, il y a longtemps que j'en ai pris mon parti et sans regret.
Autre tracas non moindre et que vous comprendrez. Il faut que je déménage et que je me trouve un logement moins haut. Lorsqu'on a des livres et un tas de vieilleries auxquelles on est attaché, il n'y a rien de plus pénible que de changer de domicile.
J'ai lu avec grand intérêt dans le Times l'histoire de ces deux jeunes gens qui s'habillaient en femmes. Est-il vrai qu'ils appartiennent à une classe plus élevée que celle des Ganymèdes de profession? Qu'est-ce que ces photographies mystérieuses qui les représentent avec d'autres personnes?
Voilà le plébiscite passé, Dieu merci, mais la situation n'en est pas beaucoup plus belle. M. Émile Ollivier est persuadé qu'il est le plus grand homme d'État de notre temps et qu'il peut tout faire. Il me rappelle Lamartine en 1848, qui se croyait aussi le maître de la situation. En attendant, les conspirations vont leur train et la société ouvrière internationale leur donne un caractère européen. Nos ouvriers heureusement n'ont pas encore appris des Trade's-Unions à faire sauter avec de la poudre les maisons de leur patron ; mais cela viendra sans doute. Ce qui est profondément triste, c'est l'appui que donnent quantité de gens soi-disant honnêtes aux démolisseurs de tous les pays. Croyez qu'il n'y a pas beaucoup de degrés entre ces libéraux en théorie et les assassins qui tuent au nom d'une idée libérale. Qu'est-ce que cette échauffourée de chemises rouges en Italie?
Adieu, mon cher Panizzi. Du Sommerard m'a dit qu'il vous avait trouvé bien, sauf que vous ne vouliez pas entrer dans un running match.
CLXXXII
Cannes, 29 mai 1870.
Mon cher Panizzi,
Je viens de recevoir votre lettre, et j'apprends avec bien du regret la mort de la comtesse Téléki. Je la connaissais peu, mais elle est de ces personnes dont on garde le souvenir. Qu'allait-elle faire à Damas! C'était déjà une grande imprudence, avec une santé comme la sienne, de s'aventurer en Égypte. Mais, en Syrie, où, avec toutes les chances de fièvre, se joint la certitude d'énormes fatigues, c'était vraiment insensé. Je vous plains de tout mon cœur d'avoir perdu une si excellente amie. Cela ne se remplace pas.
Je pars demain pour Marseille, où je passerai la nuit. Le lendemain, dans l'après-midi, je compte partir pour Paris, où j'arriverai mercredi à huit heures et demie du matin. Au delà, je n'ai plus de projets, et, avec ma santé, il serait absurde d'en faire. L'impératrice m'a écrit qu'elle voulait que je lui tinsse compagnie à Saint-Cloud pour quelques jours ; mais je ne sais si je serai en état présentable.
La pauvre madame de Montebello est sinon morte, du moins dans un état désespéré.
Le docteur Maure, qui se rappelle à votre souvenir, devait partir pour Paris avec moi ; mais les élections pour le conseil général vont avoir lieu, et il canevassera ici jusqu'au milieu de juin.
Bien que je sois payé pour ne pas croire aux médecins, je me laisse aller toujours à bien penser de ceux à qui je n'ai pas eu affaire. On m'a parlé de Chepmell comme d'un habile homme, et l'idée m'est venue de le consulter. Je crois que, si vous lui écriviez, il me donnerait un rendez-vous sans me faire attendre, et c'est un point capital. Vous lui direz que j'ai été pour quelque chose dans son installation médicale à Paris, et qu'il devrait me guérir pour ma peine.
Adieu, mon cher Panizzi. Je suis horriblement fatigué de mes paquets ; mais je n'ai pas voulu tarder à vous dire toute la part que je prends à la perte de cette pauvre comtesse Téléki.
CLXXXIII
Paris, 7 juin 1870.
Mon cher Panizzi,
Merci de vos photographies. Je conçois très bien qu'on se soit trompé. La plupart de ceux à qui je les ai montrées y ont été attrapés. Mais est-il vrai que ces messieurs appartiennent à un certain monde comme il faut? C'est, au reste, un vice très aristocratique, à ce qu'on dit.
J'ai déjeuné dimanche avec l'empereur et l'impératrice, tous deux en bonne santé, l'empereur très engraissé et de très bonne humeur. Le prince impérial est un peu grandi et très embelli. Il a changé de costume et a pris l'uniforme d'infanterie de ligne, qui lui va très bien. L'impératrice a rapporté d'Égypte un grand singe, qui est devenu favori. Il monte sur le dos de l'empereur, lui tire les moustaches et mange dans son assiette. C'est le vrai portrait des singes qu'on voit sur les monuments égyptiens.
Je suis toujours bien souffrant. Pour ne rien négliger, je veux essayer de Chepmell ; ainsi veuillez lui écrire. S'il a la bonté de me donner son heure et son jour, j'irai chez lui ; s'il préfère venir chez moi, je l'aimerais encore mieux. L'important serait de savoir quand il viendrait. Je ne sors guère ; cependant je vais au Sénat, et, dans quelques jours, je me propose de reprendre les bains d'air comprimé. Je n'ai pas besoin de vous dire que, si j'étais prévenu, j'attendrais M. Chepmell à quelque heure que ce fût. Vous m'avez dit qu'on lui donne vingt francs, cela me semble peu pour une consultation. Ne vaudrait-il pas mieux lui donner quarante francs?
La pauvre comtesse de Montebello est morte enfin ce matin, après avoir beaucoup et longtemps souffert.
J'ai acheté, à la vente de Sainte-Beuve, les lettres d'Horace Walpole, qui m'amusent beaucoup. Je regrette qu'on n'ait pas inséré, en note, les passages, indiqués au crayon, qu'on nous a montrés, lors de notre visite à Strawberry hill. C'était beaucoup plus un Français qu'un Anglais, ce me semble ; mais, de toute façon, un homme très aimable et exempt de tous les préjugés modernes. A quelle époque remonte le despotisme biblique dans la société anglaise?
Le docteur Maure sera ici dans une huitaine de jours. Son élection au conseil général est assurée ; mais il est bien aise to make it sicker, comme disait le grand ancêtre de l'impératrice.
Adieu, mon cher Panizzi ; j'ai fait vos compliments avant-hier : on désirerait beaucoup que vous vinssiez passer quelque temps ici. J'ai répondu que vous étiez devenu fort paresseux. Au fait, comment vous trouvez-vous de l'électricité? Portez-vous le mieux possible, et buvez frais.
CLXXXIV
Paris, 7 juillet 1870.
Mon cher Panizzi,
Notre belliqueuse nation a pris fort mal l'idée d'une guerre. Vous avez vu quelle panique il y a eu hier à la Bourse après la déclaration de M. de Gramont! Je ne comprends pas qu'il y ait possibilité de guerre, à moins que, pour quelque raison à moi inconnue, M. de Bismark ne la veuille absolument. Rien qu'en laissant le champ libre aux carlistes et aux alphonsistes, nous pouvons allumer la guerre civile en Espagne, et, avec un peu de bien joué, je crois qu'il serait possible de détacher les provinces basques du reste de la Péninsule et d'en faire un petit État indépendant sous notre protection. Ce qui me paraît probable, c'est que l'affaire avortera par l'intervention de toutes les puissances. Le rôle de notre opposition est bien vilain.
Adieu, mon cher Panizzi ; je suis si patraque, que je me sens tout fatigué de vous avoir écrit ce petit mot. Miss Lagden et mistress Ewer vous envoient tous leurs compliments. Vous ne sauriez croire toutes leurs bontés pour moi. Elles me veillent jour et nuit.
CLXXXV
Paris, 17 juillet 1870.
Mon cher Panizzi,
Je n'ai pas approuvé plus que vous le premier discours de M. de Gramont. La seule excuse était la mauvaise humeur que devait donner la répétition des mêmes mauvais procédés. Cette affaire d'Espagne venait après la non-exécution du traité de Prague, l'affaire de Roumanie, celle de Luxembourg et celle des chemins de fer suisses. Si j'avais été appelé au Conseil, je me serais borné à proposer une dépêche ainsi conçue : « Dans le cas où le prince de Hohenzollern serait élu roi, je laisserai entrer en Espagne, carlistes et alphonsistes, fusils, poudre et chevaux. »
Ici, pour le moment, la guerre est très populaire. Il y a beaucoup d'enrôlements volontaires ; les soldats partent avec joie et sont pleins de confiance. On prétend que nous avons pour l'armement la même supériorité que les Prussiens avaient en 1866. J'ai peur que les généraux ne soient pas des génies. Celui qui m'inspire le plus de confiance est Palikao, et je vois avec plaisir qu'on lui donne un commandement important.
Adieu, mon cher Panizzi ; recommandez-moi à votre saint patron.
CLXXXVI
Paris, 25 juillet 1870.
Mon cher Panizzi,
Tout le monde me dit que je vais mieux, mais je ne m'en aperçois guère. J'ai des nuits très mauvaises, je tousse toujours et les forces ne reviennent pas. Le temps exceptionnel que nous avons ne vient pas à bout de ma bronchite. Que deviendra-t-elle cet hiver? Je ne suppose pas que je pourrai en voir un second. Parmi les choses que je regrette le plus, c'est de partir sans vous dire adieu ; je veux dire, sans avoir passé avec vous une bonne soirée à causer de rebus omnibus et quibusdam aliis.
Nous avons ici un grand enthousiasme guerrier. Depuis huit jours, il y a eu près de cinq mille enrôlements volontaires. La garde mobile part avec beaucoup d'ardeur, et on voit des jeunes gens qui passaient leur vie sur le boulevard en gants jaunes, avec des lorettes, passer un sac sur le dos pour se rendre aux gares du Nord. Les carlistes mêmes vont à l'armée, où y envoient leurs enfants, et, proh pudor! horresco referens! des zouaves pontificaux quittent Rome pour aller au bord du Rhin.
Il paraît que dans l'Allemagne du Nord l'enthousiasme antifrançais est non moins vif. Dans le Sud ce n'est pas avec la même ardeur qu'on se prépare. Mohl, que vous connaissez, je crois, — c'est un de nos grands orientalistes, Wurtembergeois de naissance et Français d'adoption, — Mohl revient de Stuttgart, et sa conclusion est que tout cela avance la République de vingt ans en Allemagne ; on peut ajouter : et en Europe.
Si, comme je l'espère, nous avons l'avantage, ne croyez pas, comme quelques journaux le disent, que la liberté en souffrira. Elle en deviendra plus impérieuse et plus puissante. D'un autre côté, une défaite nous met en république d'un coup, c'est-à-dire dans le plus abominable et inextricable gâchis.
Je ne sais si la paix quand même, que le cabinet anglais a pris pour premier principe, tournera à son avantage. L'Angleterre a perdu son prestige en Europe. Il y a quelques années, elle aurait pu empêcher la guerre. En s'unissant à la France, elle aurait pu diviser à jamais l'Amérique en deux États rivaux ; elle aurait pu prévenir la scandaleuse invasion du Danemark, et, aujourd'hui, nous serions probablement tranquilles.
Tenez ceci pour certain. Le secrétaire qui a porté la déclaration de guerre est allé prendre congé de M. de Bismark, avec lequel il avait eu de très bonnes relations. M. de Bismark lui a dit : « Ce sera pour moi le regret de toute ma vie de n'avoir pas été à Ems auprès du roi, lorsque M. Benedetti y est venu. »
Les gens du métier disent que les hostilités ne commenceront pas avant une quinzaine de jours. Nos soldats sont pleins de confiance dans la supériorité de leurs armes. Ils ont tué un Badois en tirant de la rive gauche sur la droite, et ont vu les balles ennemies tomber dans le Rhin.
Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et tenez-moi au courant de vos faits et gestes.
CLXXXVII
Paris, 27 juillet 1870.
Mon cher Panizzi,
Est-ce M. de Bismark ou quelque rédacteur du Times qui a inventé le traité pour l'annexion de la Belgique? Comment M. Gladstone n'a-t-il pas dit qu'il ne savait de quoi il avait pu être question entre la France et la Prusse après Sadowa, mais que les diplomates des deux pays ne traitaient pas par écrit de la peau de l'ours, même ayant envie de la vendre? La chose est démentie ce matin au Moniteur.
L'empereur part demain à six heures du matin pour l'armée. Toujours grand enthousiasme. Cent quinze mille enrôlements volontaires. Les militaires ont grande confiance ; mais, moi, je meurs de peur.
Adieu, mon cher Panizzi ; je viens d'envoyer cinq cents francs pour les blessés, et je vais en donner mille pour tuer des Prussiens.
CLXXXVIII
Paris, 11 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Accusez-nous de folie, d'outrecuidance, de poltronnerie même, nous avons mérité tous les reproches, mais ne croyez pas à cette absurde histoire de la Belgique. Avez-vous lu la lettre du général Turr? Admettant qu'on eût voulu s'emparer de la Belgique, qui aurait pu s'y opposer avec la connivence de la Prusse?
J'ai vu avant-hier l'impératrice. Elle est ferme comme un roc, bien qu'elle ne se dissimule pas toute l'horreur de sa situation. Je ne doute pas que l'empereur ne se fasse tuer ; car il ne peut rentrer ici que vainqueur, et une victoire est impossible. Rien de prêt chez nous. Tout manque à la fois. Partout du désordre. Si nous avions des généraux et des ministres, rien ne serait perdu ; car il y a certainement beaucoup d'enthousiasme et de patriotisme dans le pays. Mais, avec l'anarchie, les meilleurs éléments ne servent de rien. Paris est tranquille ; mais, si on distribue des armes aux faubourgs comme le demande Jules Favre, c'est une nouvelle armée prussienne que nous avons sur les bras.
Je suis de nouveau retombé pour être allé au Sénat hier et avant-hier ; mais je ne crois pas que ce soit sérieux.
Adieu, mon cher ami ; j'ai le cœur trop gros pour en écrire plus long ; ne montrez pas ma lettre, je vous en prie.
CLXXXIX
Paris, 16 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Le temps se passe pour nous dans une sorte d'agonie. On cherche à s'absorber, et les mêmes pensées désolantes vous poursuivent sans cesse. Les militaires pourtant paraissent conserver encore de l'espoir ; mais le désordre est partout. Il y a en ce moment deux gouvernements qui sont loin de s'entr'aider. Le mouvement patriotique est grand, cela est incontestable, mais peu intelligent, j'en ai bien peur. Supposé que, dans les conditions très mauvaises où se trouve notre armée, nous eussions un grand succès ; supposé même qu'on obligeât les Prussiens à repasser le Rhin, notre situation serait toujours très grave. Qu'il y ait une paix honorable ou honteuse, quel gouvernement pourra subsister en présence de cette immense insurrection nationale, à qui on a donné des armes et qu'on a exaltée au dernier point? Nous allons forcément à la république, et quelle république!
Je ne sais rien de plus admirable que l'impératrice en ce moment. Elle ne se dissimule rien et cependant elle montre un calme héroïque, effort qu'elle paye chèrement, j'en suis sûr.
Je ne doute pas que l'empereur ne cherche à se faire tuer. Il a emmené le prince impérial avec lui, sans doute parce qu'il pense que l'armée seule peut le protéger ; mais l'armée elle-même conservera-t-elle son dévouement? Chaque jour, on apprend quelque nouvelle étourderie de la part de la dernière administration. Ici, point de vivres ; là, point de munitions ; illusion complète sur le nombre des troupes.
Au milieu des tristes préoccupations qui nous obsèdent, je me reproche quelquefois de penser à moi-même. Je ne sais ce que deviendra mon naufrage particulier au milieu de tant d'autres. Le moment est mauvais ; mais je n'aurai pas probablement longtemps à souffrir, car ma santé empire tous les jours.
Adieu, mon cher Panizzi ; donnez-moi de vos nouvelles.
CXC
Paris, dimanche 21 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Finis Galliæ! Nous avons de braves soldats, mais pas un général. C'est la même manœuvre qu'en 1866.
Je ne vois ici que le désordre et la bêtise. Les Chambres, qu'on va réunir, aideront puissamment aux Prussiens. Je pense que l'empereur veut se faire tuer. Je m'attends dans une semaine à entendre proclamer la République, et dans quinze jours à voir les Prussiens. Je vous assure que j'envie ceux qui viennent de se faire tuer aux bords du Rhin.
Adieu, mon cher ami. Je voudrais que vous me dissiez ce que l'on pense en Angleterre, si nos malheurs excitent de la joie ou de la pitié. Je n'ai pas la force d'écrire.
CXCI
Paris, 22 août soir, 1870.
Mon cher Panizzi,
J'ai vu notre hôtesse de Biarritz. Elle est admirable et me fait l'effet d'une sainte.
Le pauvre M. Tripet, que vous avez vu à Cannes, a un fils dans un régiment qui a souffert beaucoup dans la bataille du 16 ; il n'en a aucune nouvelle.
J'apprends tous les jours la mort ou la blessure d'un de mes amis. Un jeune sous-lieutenant, fils d'un de mes camarades, a reçu une balle dans son casque, une autre dans la cuirasse, une troisième sur la bossette du poitrail de son cheval. Homme et cheval se portent à merveille. On dit que jamais on n'a vu batailles si meurtrières.
Je suis toujours bien souffrant, et je ne parierais pas pour moi, si j'avais à vous disputer le prix de la course.
Adieu, mon cher ami. Tâchez donc que Delane[20] ne fasse pas contre nous des articles si haineux.
[20] Directeur du Times.
CXCII
Paris, 24 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Je suis toujours très souffrant et l'anxiété où nous vivons depuis un mois n'est pas faite pour me remettre. Cette guerre est épouvantable. On nous donne des détails affreux sur les derniers engagements. Ces affaires, toutes très sanglantes, ont un peu ranimé nos espérances. On s'accoutume à l'idée de voir l'ennemi sous Paris, et les militaires n'hésitent pas à dire que, si on les attire là, les chances sont en notre faveur. Ils ont déjà un grand nombre de malades et leurs meilleures troupes ont fait des pertes énormes.
Quoi qu'il arrive, ce pays-ci est bien malade, et, comme le dit notre amie de Biarritz, l'armée que M. de Bismark a dans Paris est la plus redoutable de toutes.
Il n'y a rien de si triste que d'être malade dans un temps comme celui-ci. La conscience de son inutilité ajoute à tous les tourments qu'on éprouve.
Adieu, mon cher Panizzi. Point de nouvelles du fils de M. Tripet. Cette pauvre famille est au désespoir.
CXCIII
Paris, 25 août 1870.
Mon cher Panizzi,
J'ai été bien touché des offres généreuses que vous me faites. Je sais quel bon ami vous êtes, et que vous êtes toujours true to your word. Je voudrais bien vous serrer la main avant de mourir, mais cela est peu probable avec ma déplorable santé.
Vous accusez fort à tort nos bulletins de mensonge. Nous n'avons pas de bulletins du tout. C'est un système nouveau que je ne comprends pas plus que l'ancien. A en juger par les bulletins prussiens, il y a beaucoup à rabattre de leurs victoires, et, lorsqu'ils disent qu'ils ont enlevé les positions occupées par le maréchal Bazaine, ils ajoutent naïvement qu'ils ont demandé une trêve pour enterrer leurs morts. Comment se fait-il que leurs morts fussent sur notre terrain? Ce qui paraît constant, c'est qu'il y a eu des deux côtés un carnage affreux. On s'attend à voir les Prussiens sous Paris, et on s'accoutume à cette idée. Si les rouges ne perdent tout, je crois que nous gagnerons la partie. Mais nos pauvres amis de Biarritz l'ont perdue.
Adieu, mon cher Panizzi. Merci encore de tout ce que vous me dites de votre amitié pour moi. J'y compte, croyez-le bien, comme en l'occasion vous compteriez sur moi.
CXCIV
Paris, 26 août 1870.
Mon cher Panizzi,
Toujours absence complète de nouvelles. C'est bien cruel pour ceux qui ont des amis à l'armée. Les pauvres Tripet ne savent rien de leur fils, si ce n'est que son régiment a été engagé et que le général qui commandait sa brigade a été tué. Le père et la mère sont comme des âmes en peine depuis lors.
L'armement de Paris se poursuit avec beaucoup de rapidité. Jusqu'à présent, la population a grande confiance dans le général Trochu, malgré le mauvais style de ses proclamations. Il paraît que le maréchal Bazaine ne veut pas se battre avant d'être sous les murs de Paris.
Un siège me paraît peu probable, car l'investissement exigerait plus de six cent mille hommes, qui pourraient être battus en détail par cent mille concentrés dans la place. Mais Dieu sait ce que la Chambre peut faire de sottises en présence de l'ennemi.
Adieu, mon cher Panizzi. Je ne vous remercie pas, puisque vous ne voulez pas.
CXCV
Paris, 28 août 1870.
Mon cher Panizzi,
On s'attend à voir la fumée d'un camp ennemi du haut des tours de Notre-Dame avant le mois prochain, et, chose étrange, il n'y a pas trop d'inquiétude dans le peuple parisien. Les militaires raisonnent à perte de vue sur le siège de Paris. Selon les uns, il faudrait huit cent mille hommes pour l'investir, et on ne croit pas qu'ils puissent en amener plus de trois cent mille qui ne pourront s'éparpiller. Il faut au moins quinze jours pour prendre un des forts, et il leur est difficile d'amener un équipage de siège. Nous avons force canons et huit mille marins d'élite pour les servir. Les soldats ne manquent pas, sans parler de la garde nationale, qui paraît fort animée. Enfin, nous avons encore plus de deux cent cinquante mille hommes tenant la campagne et se renforçant tous les jours. Je croirais presque toutes les chances de notre côté, si nous étions unis, si nous n'avions pas dans nos murs la quatrième armée prussienne, dont je vous parlais d'après une dame de nos amies, il y a quelques jours.
Sans doute je ne peux être utile à rien ici ; mais d'abord je ne suis pas en état de voyager, et il y a, en outre, une sorte de décence qui m'obligerait seule à rester. Je resterai donc et j'attendrai la fin, quelle qu'elle puisse être. Il est probable que, le mois prochain, la question sera décidée. Ou bien, finis Galliæ, ou bien l'ennemi sera rejeté sur le Rhin, et alors nous avons une paix glorieuse. Mais, de toute façon, nous ne sommes qu'au prologue d'une tragédie qui va commencer.
Quel gouvernement peut subsister en France avec le suffrage universel, compliqué par l'armement d'une partie de la population? Le moyen de changer cela? Vous représentez-vous la mauvaise humeur du pays après tant de sang versé et tant d'argent dépensé? Rien ne me paraît possible, en vérité.
Je ne me représente pas davantage ce que peut devenir notre amie. Je crois peu probable qu'elle aille en Angleterre, et, si j'avais un conseil à lui donner sur un sujet si délicat, je ne le lui proposerais pas. J'aimerais mieux le Farwest, je crois, ou quelque endroit ignoré de l'Adriatique. Enfin, qui vivra verra. Je ne suis pas trop curieux de voir la fin, mais je ne pense pas la voir.
Adieu, mon cher ami. Portez-vous bien ; dites-moi où vous écrire.
CXCVI
Paris, dimanche 4 septembre 1870.
Mon cher Panizzi,
Un mot à la hâte. Je n'ai pas la force de vous en écrire davantage. Tout ce que l'imagination la plus lugubre pouvait inventer de plus noir est dépassé par l'événement. C'est un effondrement général. Une armée française qui capitule ; un empereur qui se laisse prendre. Tout tombe à la fois.
Je vous écris du Sénat. Je vais essayer d'aller aux Tuileries. On me dit que le prince impérial est en Belgique chez le prince de Chimay. Le maréchal Mac Mahon est mort de sa blessure. C'est un dernier bonheur.
En ce moment-ci, le Corps législatif est envahi et ne peut plus délibérer. La garde nationale, qu'on vient d'armer, prétend gouverner.
Adieu, mon cher Panizzi ; vous savez tout ce que je souffre.
CXCVII
Cannes, 13 septembre 1870.
Mon cher Panizzi,
Vous êtes la personne à qui je m'adresserais en cas de nécessité avec le plus de confiance et le moins de confusion. Mais nous n'en sommes pas encore là. Vous me gardez quelque chose à votre banque. J'ai encore des actions au chemin du Nord, qui m'assurent quatre ou cinq mille francs par an ; enfin j'ai, en rentes françaises, un revenu d'environ seize à dix-huit mille francs. Que restera-t-il de ces rentes? Quelque chose, je crois, assez pour enterrer leur propriétaire, qui est bien malade et sur ses fins.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vous suis bien reconnaissant. Je vais vivre ici en philosophe au soleil. Si je pouvais m'endormir comme Épiménide!
On assure que notre amie est près de chez vous, à Hamilton palace. S'il en est ainsi, vous devriez lui écrire et l'amener à Invergarry, où elle se plairait beaucoup, je crois.
Adieu encore. Je souffre trop pour continuer ce sujet.
FIN DES LETTRES