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Lettres à M. Panizzi, tome II

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L

Paris, 3 juillet 1865.

Mon cher Panizzi,

J'ai dîné vendredi dernier aux Tuileries, où Leurs Majestés m'ont beaucoup demandé de vos nouvelles. L'impératrice savait quelque chose de vos projets de retraite et m'a fort questionné à ce sujet. Elle voulait savoir si vous aviez quelque sujet de plainte ou de mauvaise humeur. J'ai répondu que je ne savais rien, sinon que vous travaillez depuis fort longtemps et qu'il était naturel que vous eussiez envie de vous reposer ; que, d'ailleurs, loin d'être de mauvaise humeur, vous étiez un souverain absolu au Museum, que vous imposiez vos volontés de la façon la plus despotique, au point d'exiler le gorille, sous prétexte que vous ne le trouviez pas assez beau. Varaigne aussi s'est fort enquis de vous, ainsi que madame de la Poèze.

L'empereur se porte admirablement et est rajeuni de cinq ans. Il vient de faire une brochure très intéressante sur l'Algérie. Il l'a envoyée presque mystérieusement à quelques personnes. C'est une critique très vive, très bien raisonnée, et à ce qu'il me semble, irréfutable, de la politique suivie en Algérie et de l'administration de la guerre à l'égard de la colonie. Il n'y a qu'une réponse à faire. Pourquoi dire que votre valet de chambre n'est pas en état de faire son service? Prenez-en un autre et dites-lui ce que vous voulez. Comme style et comme logique, d'ailleurs, il n'a jamais rien fait de mieux.

Il y a ici un marquis de X…, fort lancé dans le grand monde des jeunes gens. Ce monsieur paraît pénétré du principe grammatical : le masculin s'accorde avec le masculin. Il a écrit au jeune Z… une lettre fort touchante : O crudelis Alexi! nihil mea carmina curas ; ou quelque chose de semblable. Z… a montré le billet doux à ses amis et a donné rendez-vous rue du Colysée, à une heure du matin. M. le marquis est venu et a fait sa déclaration en forme sur le trottoir, devant une jalousie baissée à un rez-de-chaussée, derrière laquelle se trouvaient une douzaine de membres du Jockey-Club. Tout d'un coup ces messieurs sortirent en masse, rossèrent un peu X…, puis le portèrent dans le bassin des Champs-Élysées. Sorti de là fort refroidi, il alla prier le comte de M… de porter un cartel à Z… ; M… ne voulut pas s'en mêler ; alors il s'est adressé à la justice et a porté plainte contre ses baigneurs. Presque en même temps, un turco tuait aux Tuileries un de ses camarades, son rival auprès d'une cuisinière. Vous voyez que les barbares se civilisent, et que les civilisés s'abrutissent… Je crains que la fin du monde ne soit proche.

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et tenez-vous en joie, si vous pouvez.

LI

Paris, 9 juillet 1865.

Mon cher Panizzi,

L'empereur part mercredi pour Plombières, et probablement en même temps l'impératrice ira à Fontainebleau, mais toute seule. Elle a, dit-on, l'intention d'aller ensuite à Biarritz, lorsque l'empereur aura terminé son inspection du camp de Châlons.

Paris commence fort à se dépeupler, il y fait une chaleur tropicale et il faut avoir un parasol comme à Cannes pour passer les ponts. Je suppose que vous avez à peu près la même température à Londres et que vous vous trouvez assez bien le soir dans votre jardin.

Mademoiselle Marguerite Libri m'a écrit et me parle de la stupéfaction produite dans le British Museum par l'annonce de votre retraite, les espérances et les peurs que causent vos successeurs probables. L'important, c'est que vous ne regrettiez pas trop votre boutique, et, pour cela, il faut que vous vous mettiez le plus tôt possible à quelque ouvrage, History of my own Life, — England and the English ; voilà deux ouvrages que je vous propose, ou bien faites un recueil de sonnets ou un traité De rebus omnibus et quibusdam aliis. La grande difficulté, c'est de passer de l'esclavage à la liberté, et il faut soigner la transition. Voyez ce qui se passe pour les nègres aux États-Unis.

Vous me paraissez résolu à demeurer en Angleterre. Bien qu'il y ait fort à discourir là-dessus, je penche à vous approuver, car c'est là que vous avez vos habitudes. Je ne suis pas sûr que vous vous trouvassiez à votre aise en Italie ou ailleurs. D'un autre côté, à nos âges, on n'aime plus guère l'agitation, et je crains fort pour l'Europe dans les dernières années de notre vie. La Révolution n'a dit nulle part son dernier mot ; elle passera la Manche, je le crois ; mais ce sera tard et lorsque nous n'aurons pas à nous en préoccuper.

Il paraît que lord Palmerston ne se dispose nullement à résigner. Il veut mourir son portefeuille sous le bras, et je crois qu'il y réussira. C'est une belle vie, mais il y aurait encore quelque chose de plus beau. J'ai peur qu'il ne quitte la partie trop tard et lorsqu'il ne sera plus regretté.

Vous ne me dites rien des élections. Je crois à une Chambre à peu près la même que la défunte, un peu plus poltronne et un peu plus amoureuse d'argent et de paix.

Adieu, mon cher Panizzi ; je vais passer à la Bibliothèque demain, pour savoir où en est le portrait de l'infant de Portugal.

LII

Paris, 16 juillet 1865.

Mon cher Panizzi,

Je partirai ou mardi ou mercredi. Je serai à Londres dans la soirée, vers onze heures. Demain, je vous écrirai, si je pars mardi, de façon que ma lettre vous arrive mardi matin. De toute manière comptez sur moi pour jeudi.

J'ai passé la soirée hier chez la comtesse de Montijo, qui va bien. Elle n'a déjà plus de bandeau noir et on lui permet de rester dans sa chambre et de causer. Il est impossible d'avoir plus de courage et de calme qu'elle n'en a montré.

Le prince impérial a été et est, je crains, encore un peu malade ; ce qui a mis l'empereur et l'impératrice dans toutes les inquiétudes et les a obligés d'ajourner leur voyage. Cela s'annonçait comme une fièvre muqueuse, mais on m'a dit que la fièvre est tombée et qu'il allait beaucoup mieux hier au soir. Je vais voir la comtesse de ce pas et je vous enverrai le bulletin en post-scriptum.

Le prince Napoléon est en Irlande, ou en route pour y aller, à bord d'un très beau navire de l'État. Cependant il prétend n'être plus prince, et a congédié toute sa maison. Il n'a pas perdu un centime de ses appointements personnels, et cette économie paraît un peu étrange. Il ne faut pas qu'un prince soit trop rangé, surtout quand il a des velléités d'ambition.

Adieu, mon cher Panizzi, je remets les bavardages à notre premier tête-à-tête, c'est-à-dire à bientôt.

P.-S. Les nouvelles ne sont pas mauvaises ce matin. Le prince n'a presque plus de fièvre et commence à demander à manger. Cependant je ne crois pas qu'on soit encore bien assuré qu'il est en convalescence. Je vous donnerai des nouvelles demain ; ne dites rien de la maladie cependant. La comtesse va toujours très bien.

LIII

Paris, 3 septembre 1865.

Mon cher Panizzi,

Jeudi, j'ai passé mon temps au Journal des Savants et à l'Académie. Il paraît que la maladie de Ponsard[8] est un canard, et, si dans vingt-sept jours il n'arrive pas de mort dans le corps des immortels, je suis hors d'affaire. Vendredi, je n'ai pu attraper madame de Montijo. Hier, je suis allé lui demander à dîner. Je lui ai fait vos compliments bien entendu.

[8] Aux termes du règlement de l'Académie, c'est le directeur en exercice, lorsqu'un de ses collègues vient à mourir, qui a charge de recevoir le successeur du défunt. — Mérimée était alors directeur de l'Académie.

Voici le bilan de l'aventure de Neuchatel : madame de Montebello, le bras cassé ; mademoiselle Bouvet, une côte cassée et la clavicule cassée, plus des vomissements de sang qui ont duré plusieurs jours. Elle est hors de danger à présent, mais condamnée à garder le lit pendant quarante ou cinquante jours. Le valet de pied qui a empêché la voiture où se trouvaient ces dames de culbuter celle de l'empereur (qui serait tombée d'une cinquantaine de pieds sur les toits des maisons de Neuchatel), ce valet de pied a eu le pied horriblement fracturé, et d'abord il avait été question de l'amputer ; mais Nélaton a si bien fait que le pauvre diable s'en tirera et en sera quitte pour une quarantaine de jours de repos forcé, la jambe enfermée dans une botte inflexible de dextrine. La princesse Anna a été moins maltraitée que les autres : tout s'est borné à une forte contusion à la joue et à la tempe.

M. de Talleyrand recommandait de n'avoir pas de zèle. Les Neuchatelois en ont eu. Ils ont donné à l'empereur des chevaux neufs qui n'avaient jamais été attelés, et, au lieu de cochers, ce sont des messieurs qui les ont menés. Aussi est-ce un miracle qu'ils n'aient pas été précipités tous d'une soixantaine de pieds au moment où le sifflet d'une locomotive a fait emporter les chevaux. L'impératrice est revenue aujourd'hui à Fontainebleau avec la princesse Anna. Je crois que les autres blessées demeureront encore quelques jours en Suisse. Elles sont, d'ailleurs, aussi bien que possible.

Je suis fâché et content, mon cher Panizzi, que vous me regrettiez. Je vous assure que je suis bien triste à dîner tout seul. J'expédie mon repas en cinq ou six minutes ; et, puisque nous parlons de manger, je vous dirai que je vous trouve bien cruel, après m'avoir engraissé comme on fait les oies, en abusant de leur gourmandise, de venir me reprocher encore de n'avoir pas fait honneur à votre cuisine de Balthazar. Au reste, tous mes amis trouvent que je lui fais le plus grand honneur. Pendant mon absence, miss Lagden m'a procuré l'arc d'un chef tartare qui a eu le malheur d'être tué à Palikao. C'est le pendant de l'arc d'Ulysse pour la force, la roideur, etc. Eh bien, grâce à votre bœuf salé, je l'ai bandé du premier coup.

Vous aurez vu que M. Walewski a été nommé président du Corps législatif. Il a eu dans son département la presque unanimité des suffrages ; mais enfin son élection n'a pas été vérifiée par la Chambre, et il me semble que constitutionnellement parlant, il n'est pas encore député. Mais il lui faut et l'hôtel et le traitement, et on ne sait rien refuser aux quémandeurs.

Il y a des cas de choléra à Paris, mais ils n'ont pas le caractère épidémique. Il fait une chaleur horrible pendant le jour, très frais le soir, les melons et les pêches sont excellents et on se donne facilement la colique. Avis au lecteur. Il paraît que le choléra de Marseille n'est pas beaucoup plus méchant.

Mon article au Journal des Savants a été voté nemine contradicente. Il paraîtra le 1er octobre. Cousin en a été content. J'ai vu avant-hier la duchesse Colonna, qui se rappelle à votre souvenir.

Madame de Montijo voit un peu mieux. Elle sort sans lunettes et est très contente du peu qu'elle a gagné.

Les fêtes de Brest et de Portsmouth déplaisent beaucoup à l'opposition. Son cheval de bataille actuel est de rétablir les anciennes provinces et de détruire l'œuvre si utile de la Convention, qui, en inventant les départements, a fortifié l'unité nationale. Il ne se peut rien de plus fou et de plus absurde, mais la haine est aveugle. Les Broglie, Guizot e tutti quanti sont jusqu'au cou dans ce beau projet. Thiers laisse faire sans approuver.

Tous les ministres sont à la campagne. Leurs Majestés aussi. Il n'y a plus de gouvernement, mais on est parfaitement tranquille. L'empereur partira pour Biarritz le 5 ou le 6, et, le 12, la reine d'Espagne couchera peut-être dans votre lit. Gemuit sub pondere. — Pour moi, jusqu'à ce que j'aie corrigé mes épreuves, je suis esclave.

Adieu, mon cher Panizzi ; je crains de devenir trop poétique ou trop missish, si je vous dis combien je pense à vous et à nos deux solitudes présentes et à nos bonnes soirées passées.

LIV

Paris, 6 septembre 1865.

Mon cher Panizzi,

J'ai reçu votre lettre ce matin. Le valet de pied, auquel vous vous intéressez et qui a sauvé Leurs Majestés, est mort avant-hier. L'empereur en a été extrêmement affecté, ainsi que l'impératrice. Ils partent ce soir pour Biarritz. Mademoiselle Bouvet ne va pas trop bien et on n'est pas entièrement rassuré sur son compte. Madame de Montebello est mieux, mais fort dolente.

A Fontainebleau, on était en bonne santé, persévérant dans les bonnes résolutions. Le résumé du plan de conduite qu'on s'était tracé était celui-ci : il n'y a plus d'Eugénie, il n'y a plus qu'une impératrice. Je plains et j'admire. D'ailleurs, renouvellement de confiance et d'amitié de part et d'autre.

L'alliance de tous les partis ennemis se resserre tous les jours, et tant qu'il ne s'agira que de renverser, elle sera très intime. Les dernières élections ont été faites par la réunion des légitimistes, des orléanistes et des républicains. Les trois minorités l'ont emporté. Il faut dire aussi que Persigny, en comblant la mesure dans les dernières élections générales, a rendu à peu près impossibles les candidatures gouvernementales. Les Français ne veulent pas faire ce qu'ils désirent le plus, du moment qu'on le leur commande. On dit que M. de la Valette a écrit à ce sujet un très remarquable mémoire à l'empereur. Ce n'est pas de signaler le mal, qui est difficile, c'est d'y trouver un remède.

Il me paraît qu'on est assez inquiet des élections en Italie. Mazzini et votre ami Garibaldi se prépareraient, dit-on, à faire quelque grosse sottise, qui pourrait être désastreuse. Puisque l'Angleterre et la France sont plus unies que jamais, il serait bien à désirer qu'on parlât des deux côtés le même langage en Italie. Ne pensez-vous pas que, si les électeurs suivent la même tactique qu'en France, c'est-à-dire si les mazziniens s'unissent aux papalins, il peut en résulter une Chambre très dangereuse? Est-il vrai que M. Lanza se soit retiré parce qu'on méditait un traité secret avec l'Autriche, qui garantissait un désarmement réciproque? Sartiges, qui était venu à Paris il y a quelques jours, avait bonne espérance que l'évacuation de Rome s'accomplirait sans encombre, et que le pape se montrerait traitable au dernier moment.

Adieu, mon cher Panizzi. J'ai fait vos compliments à la comtesse de Montijo et à neveu et nièce. Tous vont parfaitement, ainsi que la duchesse de Malakof, qui engraisse seulement d'une façon un peu scandaleuse. Je vous quitte pour aller corriger mon article[9]. On me dit que je dois en faire tirer un exemplaire à part pour l'offrir à Sa Majesté. Qu'en dites-vous? Toutes ces façons me semblent un peu familières, mais nous sommes dans une monarchie démocratique.

[9] Sur la Vie de César, pour le Journal des Savants.

LV

Paris, 10 septembre 1865.

Mon cher Panizzi,

Vous apprendrez avec plaisir que le valet de pied de l'empereur n'est pas mort, comme on me l'avait dit au ministère d'État. Il va mieux et on ne l'amputera pas. Les autres blessés sont aussi bien que possible. La princesse Anna est à Paris. Je suis allé m'inscrire chez elle, et j'ai mis une ligne pour dire la part que vous avez prise à son accident. Ai-je bien fait?

J'ai des compliments à vous faire d'une autre princesse, la princesse Mathilde, chez qui j'ai dîné jeudi.

Ce que vous me dites de lord Palmerston est triste. Mais pourquoi vouloir mourir sur le champ de bataille? Croyez-vous que sa gloire gagne à faire encore une session? Peut-être espère-t-il que sa présence sera un appui pour le parti libéral. Cela me rappelle le poème d'Antar. Lorsque le héros est mort, ses amis l'attachent sur son cheval et effrayent ainsi les ennemis. Je vous remercie de m'avoir rappelé à milady.

Le comte de Navas est parti pour Madrid. Je ne sais pas encore ce que fera la comtesse de Montijo ; je pense qu'elle ira à Biarritz dès que la reine sera retournée à Zarauz.

Il n'y a plus un chat à Paris, mais en revanche les étrangers y regorgent. A chaque instant, des gens vous demandent le chemin du Palais-Royal dans un baragouin germanique ou britannique.

M. de Goltz, le ministre de Prusse, est à Biarritz, brûlant des mêmes ridicules feux. Je ne sais pas trop comment on le reçoit depuis que le neveu de son ministre a fendu la tête d'un Strasbourgeois, cuisinier de votre reine. Dans d'autres temps, la façon dont la justice se rend en Prusse pourrait amener de drôles de complications.

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et buvez frais ; c'est assurément le bonheur suprême par le temps qui court.

LVI

Paris, 12 septembre 1865.

Mon cher Panizzi,

Je suis allé hier, avec madame de Montijo, voir la princesse Anna. Ses joues sont redevenues symétriques. Elle a encore une rougeur sur la pommette qui a reçu le coup, et un œil encore un peu violet. Elle nous a raconté son aventure d'une façon très gentille. Elle ne se rappelle pas comment elle est tombée, mais seulement d'avoir vu en l'air assez haut, au-dessus de sa tête, le colonel suisse qui menait les chevaux. Lorsqu'on l'a ramassée, elle était à genoux, tenant sa tête à deux mains. Puis on l'a emportée dans une boutique, où Duperrey est venu la chercher ; elle est allée, à pied, trouver l'impératrice et lui a parlé ; mais, tout cela, on le lui a dit, elle n'en a pas conscience ; ce n'est que trois ou quatre heures après qu'elle a compris ce qui était arrivé.

Les médecins suisses ont voulu changer l'appareil de mademoiselle Bouvet ; quoi faisant, ils lui ont recassé la clavicule que Nélaton lui avait arrangée. On craint qu'elle n'ait une légère saillie à l'entrée de deux fort belles bosses que vous avez vues et admirées. Elle ne va pas mal, d'ailleurs, et on pense que, dans une quinzaine de jours, elle pourra être transportée à Paris. Madame de Montebello est en bonne voie de guérison. La princesse Anna ira probablement à Biarritz dans quelques jours.

Le frère de la comtesse X…, garçon d'une trentaine d'années, je crois qu'il était votre compagnon dans l'ascension de la Rune, s'est coupé la gorge l'autre jour. Il allait se marier et avait choisi lui-même une assez jolie femme. Il a pris la précaution de communier, puis il s'est couché avec un crucifix dans la main gauche et un rasoir dans la droite dont il s'est coupé le cou. Salute a noi.

Hier, j'ai présenté M. Cousin à madame de Montijo. Il me semble qu'ils se sont plu l'un à l'autre. Il est toujours dans de très bonnes idées, déplorant les bêtises de ses anciens amis.

Que veut faire M. de Bismark à Biarritz? Il paraît certain qu'il y va. Les Alsaciens se considèrent comme tous offensés dans la personne du cuisinier à qui le comte d'Eulembourg a fendu le crâne. Ils font une pétition au Sénat, qui sera embarrassante. Si nous étions plus jeunes, cela pourrait devenir sérieux. Je pense que si l'empereur disait quelque mot aigre à M. de Goltz, de nature à inquiéter les Prussiens, il aurait un grand succès dans le populaire.

J'ai vu hier M. de Sartiges. Il craint que, aussitôt après l'évacuation, les Romains et les mazzinistes ne fassent quelque sottise. Selon lui, tout dépend des élections qui vont avoir lieu et dont l'issue lui paraît un peu incertaine. Le grand malheur est le manque d'hommes, maladie qui paraît générale au XIXe siècle.

On dit que l'élection de Walewski sera vivement contestée, et qu'elle a eu lieu avant qu'il eût donné sa démission de sénateur. L'animal aime tellement l'argent, qu'il n'a pas donné sa démission, de peur de perdre ses trente mille francs, s'il n'était pas nommé.

Le comte X…, mort à Rome, cardinal ou je ne sais quoi, a laissé toute sa fortune à son secrétaire qu'il aimait comme Shakespeare aimait le comte de Pembroke. Grand ennui de ses sœurs.

Adieu, mon cher Panizzi ; je vous ai mis aux pieds des princesses, comtesses, etc., etc. Elles vous font leurs remerciements et compliments.

LVII

Biarritz, 21 septembre 1865.

Mon cher Panizzi,

J'ai été mandé ici par le télégraphe, et j'ai eu tant de choses à faire avant de partir, que je n'ai pu vous écrire un mot avant de me mettre en route. J'ai voyagé avec M. de Persigny, qui va en Espagne.

Tout le monde se porte bien, excepté l'impératrice, qui souffre toujours un peu de la gorge. Je crains que l'air de la mer ne soit pas très bon pour elle. L'empereur et le prince impérial sont parfaitement bien. Le prince a grandi, sa figure s'est un peu allongée. Il est toujours aussi actif et aussi gentil que vous l'avez connu. Il m'a demandé de vos nouvelles, ainsi que Leurs Majestés, et cent cinquante pourquoi? à l'occasion de votre retraite. J'ai dit que vous étiez devenu philosophe et paresseux, mais que cela ne vous empêcherait pas de venir faire votre cour quand vous passeriez par la France.

Madame de Labedoyère et madame de Lourmel sont de service avec Varaignes, de Caux, etc. On attend la princesse Anna demain ou après.

Le temps, qui était magnifique au moment de mon arrivée, s'est brouillé cette nuit, et nous avons un peu de pluie aujourd'hui. Nous serions cuits, si elle n'était pas tombée. M. Fould est venu hier et occupe votre chambre.

Les *** sont dans la ville et m'ont aussi demandé des nouvelles de leur compagnon de voyage à la Rune. Leur fille se marie prochainement à un secrétaire de légation, de six pieds de haut. Le frère de la comtesse ***, à Madrid, allait se marier, et cette perspective, ou les reproches d'une ancienne maîtresse l'ont déterminé à se couper la gorge, après s'être confessé et avoir communié, précaution que vous eussiez peut-être négligée en semblable occasion.

Je pense qu'on est ici pour tout le reste du mois. Puis il y a des projets, Dieu sait lesquels. Peut-être d'aller en mer, les médecins disent qu'un voyage de quelques jours sur l'Océan pourrait faire du bien aux bronches malades. M. Fould a été guéri de cette manière, lorsqu'il était déjà abandonné par la Faculté comme poitrinaire. Pour moi, je pense être à Paris dans les premiers jours d'octobre.

Il paraît que le choléra est assez vif à Toulon, et peut-être ira-t-il jusqu'à Cannes et à Nice. Pour ma part, je n'en ai aucune peur, persuadé que je suis qu'on l'évite très facilement avec quelques précautions fort simples ; mais vous savez que j'ai charge d'âmes, et je ne sais trop ce que je dois faire. Pourtant, selon toute probabilité, la maladie, si tant est qu'elle vienne dans nos montagnes, aura dit son dernier mot en novembre, et nous y gagnerons peut-être d'avoir un peu moins de visiteurs. Jusqu'à présent, le choléra n'a pas dépassé Toulon. Après les chaleurs exceptionnelles d'août et de septembre, il n'est pas surprenant que beaucoup de gens aient attrapé la dyssenterie, qui, augmentée par l'imagination et la peur, devient du choléra.

Adieu, mon cher Panizzi. Dites-moi ce que veut dire paladansentum. Il n'y a pas ici de Forcellini. L'empereur dit manteau ; moi, je dis casaque, cuirasse, armure.

LVIII

Biarritz, 3 octobre 1865.

Mon cher Panizzi,

Nous quittons Biarritz, le 7 ou le 8 de ce mois, pour Paris. Leurs Majestés sont en très bonne santé.

La fille d'Émile de Girardin vient de mourir d'une angine couenneuse. L'impératrice lui a envoyé son médecin, malgré le danger, et est même allée voir la malade, un enfant de cinq ans. Girardin paraît avoir été très touché de cette marque d'intérêt, plus généreuse que prudente. J'espère qu'il n'en résultera rien de fâcheux.

Le temps est toujours admirable, et je n'ai jamais vu d'été comparable à ce dernier mois.

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et pensez, avant de passer le Rubicon, à y laisser un pont. La poste du matin va partir, et je ferme ma lettre à la hâte.

LIX

Paris, 13 octobre 1865.

Mon cher Panizzi,

Je suis arrivé ici hier soir avec Leurs Majestés qui m'ont quitté à la gare d'Ivry, où nous nous embarquâmes avec elles, il y a trois ans. Elles sont en parfaite santé. J'ai passé une nuit abominable à étouffer, ce qui ne m'était pas arrivé depuis plusieurs mois. C'est le welcome de ma terre natale.

Il y a eu entre l'empereur et M. de Bismark une grande conversation, mais dont ni l'un ni l'autre ne m'ont rien dit. Mon impression a été qu'il avait été poliment mais assez froidement reçu. Il m'a paru homme comme il faut, plus spirituel qu'il n'appartient à un Allemand, quelque chose comme un Humboldt diplomatique.

Madame de ***, en sa qualité d'Allemande, admirait fort M. de Bismark, et nous la tourmentions en la menaçant des hardiesses de ce grand homme, qu'elle semblait encourager. Il y a quelques jours, j'ai peint et découpé la tête de M. de Bismark très ressemblante, et, le soir, Leurs Majestés et moi, nous sommes entrés dans la chambre de madame de ***. Nous avons mis la tête sur le lit, un traversin sous les draps pour représenter la bosse formée par un corps humain, puis l'impératrice a mis sur le front un mouchoir arrangé comme bonnet de nuit. Dans le demi-jour de la chambre, l'illusion était complète. Quand Leurs Majestés se sont retirées, nous avons retenu quelque temps madame de ***, pour que l'empereur et l'impératrice allassent se poster au bout du corridor ; puis chacun a fait mine d'entrer dans sa chambre. Madame de *** est entrée dans la sienne, y est restée, puis en est sortie précipitamment et est venue frapper à la porte de madame de Lourmel, en lui disant d'une voix lamentable : « Il y a un homme dans mon lit! » Malheureusement madame de Lourmel n'a pas gardé son sérieux, et, à l'autre bout du corridor, les rires de l'impératrice ont tout gâté.

Le bon est ce que nous avons appris plus tard. Un des valets de pied de l'empereur était entré dans la chambre de madame de ***, et, apercevant la tête, s'était retiré avec de grandes excuses. Puis il était allé dire qu'il y avait un homme dans le lit. Quelques-uns avaient émis l'opinion que c'était M. de ***, qui venait pour coucher avec sa femme ; mais cette hypothèse, avait été rejetée comme improbable. Eugène, qui m'avait vu fabriquer le portrait, a empêché qu'on n'allât vérifier l'affaire.

Adieu, mon cher Panizzi. Écrivez-moi le jour de votre arrivée.

LX

Paris, 17 octobre 1865.

Mon cher Panizzi,

J'avais deviné juste, et jusqu'à l'objection que vous vous êtes faite. Elle ne me semble pas grave. Lord Wellington était pensionné de l'Espagne et probablement d'autres pays, et jamais on ne le lui a reproché. Il est fort peu probable qu'une question s'élève de notre vivant dans le Sénat italien qui vous place dans une situation embarrassante. L'Angleterre se retire de plus en plus de toutes les affaires du continent. En admettant que cette question se présentât, et qu'on vous fît un reproche de votre pension, vous auriez une belle réponse à faire en style cicéronien : « Verumenimvero, vous m'avez proscrit, vous m'avez pendu ; l'Angleterre m'a accueilli, m'a récompensé de longs services, et, pendant mon exil, j'ai été bien souvent à même de partager, avec beaucoup d'entre vous, les guinées britanniques, etc. etc. » Vous termineriez par cette péroraison qui, pour n'être pas dans Cicéron, n'est pas moins belle :

J'ai raison et tu as tort!
………………………

A mon point de vue, le grand avantage que je trouvais pour vous au Sénat, c'est une occupation. Vous savez que je crains pour vous l'oisiveté après de si longues occupations. Vous trouveriez là un travail sérieux et l'occasion d'être utile. Vous avez appris beaucoup de choses avec les Anglais, dont on a besoin sur le continent. Vous les importerez dans votre pays, vous tâcherez de les naturaliser. Enfin, et c'est là peut-être le point capital, vous pourrez soutenir les mesures sages et combattre les folies dont le gouvernement italien aura pendant longtemps encore à se défendre. Tout cela, ce me semble, vous convient et vous pouvez le faire sans vous exterminer.

Reste un point à examiner. Vous avez fait votre installation à Londres un peu vite. Vous auriez dû peut-être vous attendre à cette chaise curule que bien des gens prévoyaient. Tout cela, c'est de l'argent perdu si vous allez en Italie. Il vous sera à peu près impossible d'avoir à Londres votre principal établissement et de vivre sénatoriquement à Florence. Je ne vous y engagerais pas. Cela serait plus difficile à défendre que la pension peut-être, si la force des choses ne vous obligeait pas de vivre en Italie. Mais ne regretterez-vous pas votre logement, votre club, vos amis anglais? Pour moi, la seule difficulté que j'aurais, si j'étais dans votre position, serait précisément ce changement d'habitudes.

Si vous étiez un peu plus intrigant, je vous ferais remarquer que M. d'Azeglio[10] parle de sa retraite et que vous seriez l'homme que le roi d'Italie devrait avoir à Londres, s'il voulait bien réellement être servi, et utilement. Je crains que vous n'ayez pas d'ambition politique et que vous ne manquiez de goût pour les cours et l'étiquette. Quant à la réponse que vous ne recevez pas, j'en suis moins étonné que vous, parce que j'ai vécu avec des ministres et que je sais leur inexactitude. Si l'Excellence qui vous a écrit a quelque journal après ses chausses, s'il a quelque tracas politique, ou si la danseuse qu'il entretient sans doute, réclame un trimestre, en voilà assez pour lui troubler la mémoire. Peut-être seulement ce silence tient-il à ce qu'il faut consulter le roi, qui court çà et là, et qu'on n'attrape pas facilement.

[10] M. d'Azeglio était ambassadeur d'Italie en Angleterre.

L'empereur me demandait, il y a quelque temps, si vous n'entreriez pas dans le parlement italien? Savait-il quelque chose de l'affaire, ou me parlait-il ainsi, parce qu'il jugeait la chose convenable? Nescio.

Adieu, mon cher Panizzi ; vous n'avez qu'à dormir sur les deux oreilles et réfléchir aux commoda et incommoda, en attendant cette réponse qui ne peut tarder.

LXI

Paris, 24 octobre 1865.

Mon cher Panizzi,

La mort de lord Palmerston est une belle mort, telle que je la voudrais pour moi et pour mes amis. Il a été l'homme le plus heureux de ce siècle. Il a fait presque toujours tout ce qu'il a voulu, et il a voulu de bonnes et belles choses. Il a eu beaucoup d'amis. Il laisse un grand nom et un souvenir ineffaçable chez ceux qui l'ont connu. Si vous trouvez moyen de me nommer à lady Palmerston, quand vous la verrez, vous m'obligerez. Vous pouvez lui dire qu'ici la presse a été unanime dans ses éloges. On a fait, bien entendu, force blunders historiques et autres à cette occasion, entre autres de dire que lady Palmerston était morte, etc., etc. ; mais il n'y a pas eu de méchancetés d'aucune part, et, dans tous les partis, on a été respectueux ; c'est un hommage bien rare en France, comme vous savez. L'empereur et l'impératrice ont montré beaucoup de regret en petit comité ; je crois qu'ils ont écrit à milady.

Reste à savoir ce que dira la postérité. Pour moi, je crois qu'il aura un terrible blâme pour sa conduite dans les affaires d'Amérique. S'il eût fait avec la France le traité qu'on lui proposait, il aurait sauvé la vie à quelques centaines de mille Yankees (ce qui n'est pas très à regretter) ; mais il aurait encore détourné pour longtemps de l'Europe une abominable influence, qui pourra bien un jour devenir une intervention active.

Le choléra fait toujours des siennes. Il a pris à tic les ivrognes et en fait grand carnage. Depuis quelques jours, il s'est attaqué aux enfants. En somme, ce n'est pas grand'chose. Rien de semblable au choléra de 1832. La plupart des malades guérissent. Je vous ai fait part de ma théorie du choléra. On n'en meurt que quand on le veut bien, ou quand on est obligé de travailler pendant la première indisposition, soit par devoir, soit par besoin de manger. Le choléra ira vous visiter très probablement. Je vous ordonne de la manière la plus instante de vous mettre au lit et de relire tout l'Arioste, si vous avez le dévoiement. Rien ne vous empêche de boire cependant du thé ou du punch léger. Quand vous serez au douzième ou treizième chant, vous aurez des entrailles consolidées et vous pourrez reprendre votre vie d'épicurien.

Je vois dans mon journal du soir qu'il y a de bonnes élections en Italie. Vous êtes décidément un peuple raisonnable, quand vous n'êtes ni pape ni abbé. Pourquoi m'a-t-on privé de mon Mérode? Savez-vous quelque chose là-dessus? Les régiments qui doivent quitter Rome sont désignés. M. de Montebello part pour les congédier. Sa femme est maintenant presque entièrement remise de sa fracture, mademoiselle Bouvet aussi.

Il n'y a jamais eu que le vieil Ellice qui fût gâté par les femmes comme vous l'êtes. Je ne puis pas concevoir l'audace de la comtesse ***.

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne m'oubliez pas auprès de nos amis. Faites mes compliments à M. Gladstone, qui sera premier avant un an. Il est probable que lord Russell ne durera pas si longtemps.

LXII

Paris, 2 novembre 1865.

Mon cher Panizzi,

Votre amie la princesse Anna Murat se marie. Elle épouse le duc de Mouchy, qui est des mieux parmi les jeunes gens de ce temps-ci. Il a quinze jours ou un mois de moins qu'elle, deux cent mille livres de rente et une assez jolie figure ; il est très poli et plus naturel que ne sont les cocodès en général. Le drôle, c'est qu'il est allié et parent à tous les plus enragés légitimistes de ce pays. Le duc de Noailles est son oncle. Ira-t-il au mariage? Chi lo sà?

Nous croyions à Biarritz qu'il s'agissait de l'infant don Enrique. Il est vrai que son grand-oncle avait fait fusiller notre grand-père ; mais ce sont de vieilles discussions qui, selon les habiles, ne doivent pas être prises en considération par la politique moderne. Maintenant, quelle sera la position, à la cour, de la princesse Anna et du duc consort? Vous qui êtes un habile homme en fait d'étiquette, vous me l'expliquerez peut-être.

M. Fould se montre fort content de ses finances. On paraît consentir à toutes les économies qu'il propose et qui sont considérables. Il se loue beaucoup du maître et de l'impératrice surtout, qui l'a soutenu très vigoureusement. Si, comme je l'espère, on remet nos finances en bon état, et si quelque imprévu ne survient pas, je ne vois pas trop quel air jouera l'opposition. Les variations sur la liberté de la presse commencent à ennuyer tout le monde.

On dit encore, mais je ne m'y fie pas trop, que les troupes du Mexique reviendront cet été. Il paraîtrait que les États-Unis reconnaîtraient alors Maximilien, et qu'il serait assez fort pour se soutenir. — Amen!

Je ne suis pas content de voir M. Gladstone dans ce ministère Russell. Il me semble qu'il s'expose et qu'il risque de s'user. La situation me paraît être celle-ci : les fractions qui composaient la majorité, n'ayant plus l'adresse, le savoir-faire et l'esprit conciliant de lord Palmerston pour les tenir réunies, vont tirer l'une à droite, l'autre à gauche. Si lord Russell présente un projet de réforme, il sera peut-être battu, et le parti whig est à peu près dissous. S'il garde en portefeuille cette réforme, dont personne ne se soucie beaucoup, les radicaux, les Irlandais et les libéraux niais l'abandonnent, et il peut être battu à la première motion politique. M. Gladstone aura cependant à porter tout le poids de la discussion, toute la responsabilité de la lutte, et, s'il réussit, c'est pour ajouter à la puissance de lord Russell. Sic vos, non vobis. Je crois que, s'il avait en ce moment quelque petit accès de goutte qui l'empêchât de siéger pendant quelque temps, il n'aurait plus ensuite qu'à se baisser pour prendre le portefeuille de premier ministre.

Adieu, mon cher Panizzi. J'ai vu Sa Majesté lundi à Saint-Cloud. Mademoiselle Bouvet est rétablie complètement. L'impératrice est très enrhumée. Je pense qu'on ira à Compiègne vers le 10 ou le 12, si le choléra finit comme il en a tout l'air.

LXIII

Compiègne, 16 novembre 1865.

Mon cher Panizzi,

Je suis malade depuis quelques jours, et cependant, au lieu d'être à Cannes, où j'aurais voulu me réfugier, je suis ici. Je profite de la chasse, où l'on est allé, pour vous écrire. Nous sommes ici quantité de gens assez vieux, ne se connaissant guère et ne faisant pas beaucoup de frais pour devenir bons amis. On est sérieux, ce qui me plaît assez pour nos hôtes, qui souvent laissent trop s'amuser les personnes qu'ils invitent.

Nous avons ici l'ambassadeur de Turquie, Saffet-Pacha, qui parle bien français pour un Turc. Il est assis à la droite de l'impératrice, et hier, pendant le dîner, il lui dit : « Il y a une bien ridicule lettre sur l'Algérie dans le journal. » — Vous savez que tous les journaux ont répété la lettre de l'empereur au maréchal Mac-Mahon. — Voilà l'impératrice qui rougit et, inquiète pour le pauvre Turc, elle lui dit : « Vous connaissez l'auteur de la lettre? — Non ; mais je sais bien que c'est un imbécile! » Tous ceux qui écoulaient, étaient prêts à crever de rire. « Mais c'est de l'empereur! » s'écrie l'impératrice. « Pas du tout, répond l'ambassadeur c'est d'un abbé qui veut convertir les musulmans. » Effectivement, je ne sais quel prêtre avait mis, ce jour-là, une tartine que personne n'avait remarquée. Vous qui connaissez la figure de l'impératrice et la mobilité de son expression, vous pouvez vous représenter la scène au naturel.

Il paraît que la constitution définitive de votre ministère n'avance pas beaucoup. Tous avez beau dire, je ne lui crois pas une forte santé. En principe, un premier ministre n'est jamais à son aise quand il a pour second quelqu'un de plus fort que lui. Vous savez quel ménage faisait Agamemnon avec Achille. En second lieu, la principale qualité d'un premier est la conciliation. Je ne pense pas que ce soit celle de lord Russell. Il ressemble plutôt au verjus, qui fait tourner toutes les sauces. Reste à savoir ce que peuvent les tories. Peut-être sont-ils encore plus bas percés que les whigs.

Chez nous, l'économie triomphe. On réduit l'armée et la marine. Tous les ministres renvoient leurs bouches inutiles. Je pense que cela fera grand honneur à l'empereur et à M. Fould, et grand bien aux finances du pays.

En passant à Paris, M. de Bismark a employé Rothschild à proposer à M. de Müllinen, le chargé d'affaires d'Autriche, la cession à la Prusse du Holstein, dont lui, Rothschild, aurait avancé le prix. La proposition a été fort mal reçue par l'Autrichien et a produit quelque scandale. M. de Bismark ne se louait pas de la réception qu'on lui a faite à Paris.

On dit le roi des Belges à toute extrémité.

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien. Vous devriez prendre un chat pour compléter votre personnel. Voulez-vous que je vous en cherche un?

LXIV

Paris, 22 novembre 1865.

Mon cher Panizzi,

J'ai trouvé à Compiègne Leurs Majestés en très bonne santé, ainsi que le prince impérial. On a passé le temps assez gravement sans charades ni facétie semblable. Il n'y a eu qu'une lanterne chinoise dont M. Leverrier, l'astronome, était le montreur. Il nous a fait voir des photographies de la lune et des planètes comme on montre à la foire les sept merveilles du monde. L'ambassadeur turc, qui, probablement, s'attendait à voir Caragueuz ou quelque spectacle aussi anacréontique, a presque protesté, et a déclaré qu'il ne croyait pas un mot de tout ce qu'on venait de lui dire du soleil.

Ici, les militaires crient beaucoup contre la réduction de l'armée ; mais la mesure est approuvée par la masse du public. Je vois par les journaux anglais qu'elle est très bien reçue de votre côté du détroit. M. Fould semble au mieux avec l'empereur, et, pour le moment, on ne pense qu'à réduire le budget. Si on peut se débarrasser de l'affaire du Mexique, tout ira comme sur des roulettes.

On dit que la situation de la Jamaïque est grave, et que celle de l'Irlande ne s'améliore pas. Le fénianisme ressemble fort à notre Marianne, moins dangereux, je crois, à cause du bon sens d'outre-Manche, qui sait mettre de côté la sensiblerie lorsqu'il s'agit de répression. Jamais nous ne saurions pendre comme on pend à la Jamaïque en ce moment.

On vient me chercher et je n'ai que le temps de vous dire adieu. Dimanche soir, je serai à Cannes.

LXV

Cannes, 2 décembre 1865.

Mon cher Panizzi,

J'ai trouvé ici, il y a huit jours, un temps magnifique, très doux et presque trop chaud ; mais, depuis trois jours, nous avons des orages. Hier, il a tonné depuis six heures du matin jusqu'à la nuit noire. C'est le signe du changement de saison et de l'entrée en hiver, c'est-à-dire de l'arrivée du beau temps, sec, avec des jours chauds et des soirées fraîches, temps très sain et qui permet de passer toute la journée en plein air. Édouard Fould arrive vers le 15 de ce mois avec Arago (Alfred). Nous attendons encore la reine Emma, dont la poitrine cannibale a besoin de lait d'ânesse pour se restaurer. Jusqu'à présent, il n'y a pas grand monde à Cannes, peu ou point de Français. La plupart des hôtels sont déserts. Le choléra n'est jamais venu ici et il a complètement disparu de Nice.

Avant-hier, nous avons eu la visite du prince Napoléon et de la princesse Clotilde. Ils vont à Paris ; je ne sais pas s'ils iront à Compiègne pendant la visite du roi de Portugal. Lorsque j'ai quitté Paris, on disait que l'impératrice avait invité la princesse Clotilde et qu'on offrirait au prince Napoléon de reprendre la présidence de la commission de l'exposition universelle. Le fait est que, depuis sa démission, tout y va à la diable. D'un autre côté, revenir sur le passé et lui rendre une position dont il peut abuser, c'est s'exposer beaucoup.

Voilà pas mal de méchantes petites affaires qui tombent comme des tuiles sur le nouveau cabinet : les réclamations américaines, le Chili et les fénians. Les fénians ont cela de bon, qu'ils feront comprendre aux Anglais ce que c'est que la république rouge, plus sérieuse malheureusement chez nous qu'en Irlande.

Adieu, mon cher Panizzi ; veuillez me rappeler au souvenir de nos amis. J'avais un renseignement à vous demander, mais je l'ai oublié en commençant cette lettre. Signe de vieillesse.

LXVI

Cannes, 18 décembre 1865.

Mon cher Panizzi,

Nous avons un temps vraiment extraordinaire même pour le pays. Jusqu'à présent, l'hiver a été si doux, que les chênes n'ont pas encore perdu leurs feuilles et qu'elles ne sont pas même jaunies. Tous les autres arbres sont en feuilles ou en fleurs, et nous avons déjà eu des anémones. Mais ce qui vous intéressera plus que tout le reste, c'est qu'on nous a envoyé de Gênes d'excellentes truffes blanches. Hier, Fould et moi en avons mangé une grande assiette, chauffées légèrement avec de l'huile vierge de ce pays pour tout assaisonnement, outre un peu de jus de citron, ou, ce qui vaut mieux, de mandarines amères.

On s'attend, en Espagne, à quelque catastrophe. Les progressistes sont arrivés au dernier degré d'irritation, la dynastie au dernier degré de mépris, et, au ton où les choses sont montées, il est à prévoir qu'un dénouement ne peut avoir lieu qu'à coups de fusil. C'est même, je crois, la seule chance de salut pour la reine ; O'Donnell est homme à réprimer une émeute aussi vigoureusement que le gouverneur de la Jamaïque. Cela donnerait quelques années d'existence de plus au trône de Sa Majesté Catholique.

Expliquez-moi ce qui se passe en Italie, que je ne comprends pas du tout. Où est la majorité et que veut-elle? Est-ce une guerre de portefeuilles, ou bien une guerre de principes qui va avoir lieu dans le Parlement? J'ai peur qu'on ne fasse quelque sottise du côté de la Vénétie ou de Rome, précisément pour nous empêcher de compléter l'évacuation.

J'admire beaucoup l'affaire de la Jamaïque. L'Angleterre trouve toujours des hommes énergiques à la hauteur des plus graves circonstances, et non seulement énergiques, mais assez dévoués pour risquer les plus grandes énormités, si elles sont nécessaires. Il me semble qu'on a pendu beaucoup plus qu'il ne fallait, peut-être même les gens qu'il ne fallait pas ; mais l'insurrection a été arrêtée net, et l'exemple durera, même si l'on désavoue le gouverneur. Voilà la véritable politique, malheureusement impratiquée et peut-être impraticable dans ce pays-ci.

Adieu, mon cher Panizzi ; hâtez-vous de me donner de vos nouvelles. Je les attends avec grande impatience.

LXVII

Cannes, 27 décembre 1865.

Mon cher Panizzi,

La mort de Bixio m'a fait beaucoup de peine. Il est mort avec un sang-froid et un courage admirables. La veille de sa mort, il a pendant quatre heures entretenu Pereire, Biestat et Salvador des affaires de leur compagnie, avec une lucidité extraordinaire. Un de ses vieux amis de collège est entré et lui a dit qu'il lui trouvait bon visage. Bixio lui a répondu en souriant : « Je vois bien que tu es une vieille bête, comme je t'ai toujours connu ; tu ne vois donc pas que je vais mourir dans quelques heures? » Il a dit à Villemot : « Tu as peur de la mort ; je t'assure que ce n'est pas grand'chose ; regarde-moi faire. » Lorsqu'il a eu pris congé de tous ses amis et dit adieu à ses enfants, il s'est tourné vers la muraille et est demeuré agonisant plusieurs heures, sans parler, mais sans souffrir beaucoup, autant qu'on en pouvait juger. Le médecin Trousseau est entré et l'a appelé en élevant la voix. Il a soulevé la tête : « Je suis prêt, a-t-il répondu. » Il est mort une heure après. Il a formellement défendu les discours et la pompe funèbre. Pas d'église. Il y avait grande foule à son enterrement et de tous les partis. Le prince Napoléon était revenu exprès de Prangins. La mort n'a pas de discernement. Salute à noi, comme on dit en Corse.

Nous avons ici un temps merveilleux, même pour le pays. Il y a près de vingt jours que nous n'avons vu un nuage ; de neuf heures à quatre, il fait aussi chaud qu'au commencement de juin. Je vois, dans les journaux, que Paris et Londres sont enveloppés dans des brouillards épais comme de la moutarde.

Je crois, comme vous, les affaires d'Italie fort mauvaises. Pourtant le bon sens est plus commun chez vous que dans le reste de l'Europe, et cela donne quelque espoir. Le plus mauvais symptôme, à mon avis, c'est l'indifférence générale. Il paraît que jamais les électeurs ne se sont montrés moins empressés et plus insouciants du résultat. Cela est tout au plus permis dans un pays où toutes les grandes questions sont décidées, et où il ne s'agit pas de savoir ce que fera un ministre, mais qui sera ministre. Il n'y a qu'en Angleterre que l'on en soit arrivé à cette heureuse situation où ministres et opposition n'ont qu'une seule et même politique. J'ai bien peur que les mazziniens ne profitent de cette apathie générale pour faire quelque sottise. C'est dans ces moments-là qu'un petit nombre de cerveaux brûlés peut pousser les niais et les indifférents dans les ornières et les précipices.

On m'écrit que les réformes de M. Fould ont fort mécontenté l'armée. Cela est naturel, mais je ne crois pas la chose grave. L'armée est toujours bonne, grâce à l'honneur du drapeau et à la discipline. M. Fould paraît être toujours en grande faveur auprès du maître. Dites-moi si son rapport a été bien accueilli en Angleterre. Il me semble content de la situation financière, et je crois qu'il a obtenu tout ce qu'il demandait, c'est-à-dire un peu pris qu'il n'espérait.

Adieu, mon cher Panizzi ; je vous souhaite une bonne année. Ces dames me chargent de toutes leurs amitiés.

LXVIII

Cannes, 7 janvier 1866.

Mon cher Panizzi,

Avez-vous vu le grand incendie de Saint-Katharina's docks de votre observatoire? Je me rappelle toutes les vanteries du capitaine Shaw au sujet de ses machines à vapeur, et je vois qu'il a fallu deux jours pour venir à bout de ce feu-là! Si vous le voyez, faites-lui mes compliments de n'y avoir pas été asphyxié. Je vois, dans les journaux, qu'il a failli y laisser le moule du pourpoint.

Je suis très en peine des affaires d'Espagne. On fait à O'Donnell précisément ce qu'il a fait. Toute la question est de savoir si l'armée ou la majorité de l'armée restera fidèle. Dans l'hypothèse de la négative, tenez pour assuré qu'il y aura de l'autre côté des Pyrénées, ou une république ou quelque anarchie d'à peu près même farine, dont le voisinage ne nous sera nullement bon. Si Prim est pincé et fusillé, comme il le mérite, cela donnera quelques années de plus à l'innocente Isabelle.

Adieu, mon cher Panizzi ; ces dames me chargent de tous leurs compliments et souhaits pour vous. Nous avons un temps magnifique, et un soleil comme on n'en voit à Londres qu'à l'Opéra.

LXIX

Cannes, 24 janvier 1866.

Mon cher Panizzi,

Je me demande si, devant un nouveau Parlement, où M. Gladstone sera plus libre, et probablement plus écouté que jamais, la réorganisation logique des établissements scientifiques et artistiques n'a pas de grandes chances de succès. Votre retraite, annoncée elle-même, fournirait un argument ; car on ne pourrait pas dire que le nouveau système (dont vous ne pouvez manquer d'avoir la responsabilité avec l'honneur de l'invention) a été inventé pour un but personnel. C'est là ce qui, chez nous, et chez vous aussi, je pense, met les députés en soupçon, et les indispose contre les meilleures mesures. Votre finale serait admirable et je serais le premier à vous exhorter à patienter le temps qu'il faudrait pour assurer le succès. Je serais d'un tout autre avis s'il ne s'agissait que de conduire la vieille machine selon les vieux errements. Par malheur, tout cela est subordonné au succès du nouveau cabinet, succès problématique, disent bien des gens. Quoi qu'il arrive, je vous conseille de bien considérer, quid valeant humeri, quid ferre recusent, et de ne pas vous échiner par dévouement.

Je suis bien fâché de la mort de mistress Newton. C'est une vraie perte pour l'archéologie. Lorsque vous en trouverez l'occasion, dites un mot de ma part à Newton. Je ne lui ai pas écrit parce que je n'ai pas pensé qu'il se souciât beaucoup de mes compliments de condoléance, et que je suis fort maladroit à tourner de pareilles banalités.

Voilà notre session commencée. Je suis assez content du discours du trône, qui, sur les points les plus importants, fait des promesses excellentes. L'empereur paraît s'appliquer à donner satisfaction aux besoins réels et à concéder les libertés pratiques, tout en se défendant des grandes concessions théoriques que réclame l'opposition et pour lesquelles, suivant moi, le pays n'est encore que fort mal préparé. Je ne crois pas qu'en France la liberté de la presse, telle qu'elle existe en Angleterre, puisse être établie sans qu'elle mène forcément à une révolution. Il n'y a pas en France, et il n'y aura pas de longtemps, des jurys assez courageux pour condamner nos fénians. D'un autre côté, quand on lit nos journaux, on peut se demander si, en fait, la liberté de la presse n'existe pas! Tout homme sachant écrire, et ayant fait un cours de rhétorique, trouvera toujours le moyen de dire tout ce qui lui semblera bon ; les restrictions de la presse ne s'appliquent, en effet, qu'aux gens grossiers ou aux bêtes, dont il me paraît fort inutile d'encourager les velléités littéraires.

J'ai vu lord Brougham ces jours passés. Il est très changé et ressemble à une momie ambulante. Je doute qu'il sorte de ce pays-ci. Hier, j'ai lunché chez lord Glenelg, mon voisin, qui m'a beaucoup demandé de vos nouvelles. Il me paraît encore fort entier, et, à la façon dont il mange, je crois qu'il vivra encore longtemps.

Je vois que lady Palmerston a refusé la pairie. Cela ne m'a pas surpris et m'a plu. Lorsque vous la verrez, trouvez quelque moyen pour me rappeler à son souvenir.

Adieu, mon cher Panizzi. Ces dames me chargent pour vous de tous leurs compliments.

LXX

Cannes, 2 février 1866.

Mon cher Panizzi,

Je suis un peu comme le poisson sur la branche. Je vis au jour le jour et m'abstiens de faire des projets. Je vois que vous n'êtes pas encore arrivé à ce point sublime de philosophie pratique et que vous faites des plans de voyage en Italie. Je n'y vois pas grand mal, mais vous devriez les faire plus clairement. Tous me dites que vous voulez aller à Kissingen et vous ajoutez : I mean to go to Italy from the beginning to the end of that month. Cette phrase manque de netteté. De quel mois s'agit-il? Si c'est le mois que vous passerez à Kissingen, la chose devient grave et frise l'hérésie, en ce que vous donnez à entendre, par là, que vous pourrez être à la fois en Allemagne et en Italie, phénomène qui n'appartient qu'à M. de l'Être. Prenez garde de vous faire une mauvaise affaire avec son vicaire, auprès de qui vous n'êtes déjà pas trop bien noté. Au reste, si le mois mystérieux de votre voyage coïncidait avec mes vacances à moi, je serais charmé de l'employer à flâner avec vous et à manger des macaroni. Mais où iriez-vous? l'Italie est grande et, en un mois, on ne peut voir toute la botte.

Il me semble que notre Corps législatif, avec ses vérifications de pouvoirs qui n'en finissent pas, donne à l'Europe un spectacle passablement ridicule. A juger par ce début, il est probable que la discussion de l'adresse durera au moins un mois. C'est toujours le même esprit taquin et petit, qui taxe l'assemblée législative et la république, c'est toujours cette ignorance et cette incapacité des affaires sérieuses et pratiques, et ce goût immodéré pour les paroles, verba prætereaque nihil.

On dit que le gouvernement se refusera à toute discussion sur les affaires du Mexique par la très bonne raison que les négociations avec les États-Unis sont pendantes et que les débats pourraient y nuire. S'il en est ainsi, l'opposition n'aura d'autre cheval de bataille que la réduction de l'armée.

Je vois ici des gens fort en peine de votre session à vous. Tous déplorent que M. Gladstone se soit attaché au cou cette pierre d'un Reform Bill, et prétendent qu'il ne s'en tirera jamais. Je pense que, si le cabinet était changé, vous recouvreriez votre liberté complète, et cette considération me rend assez indifférent sur le sort du bill qu'on va présenter.

Adieu, mon cher Panizzi. Je ne vais pas trop mal, quoique enrhumé. Portez-vous bien et pensez à moi quelquefois.

LXXI

Cannes, 13 février 1866.

Mon cher Panizzi,

Je vois par le Times, que je lis très assidûment, qu'il est fort question d'une réorganisation du British Museum. Je crains qu'on ne s'y prenne un peu à la française, je veux dire qu'on ne mette tout sens dessus dessous, au lieu d'amender lentement et sagement. Et d'abord est-il possible de supprimer les trustees? Pourrait-on remercier les représentants des donateurs du British Museum et se passer de leur surveillance, sans aller contre les dispositions testamentaires de leurs auteurs? Puis, pour un établissement qui a de grandes dépenses à faire, n'est-ce pas la plus heureuse combinaison pour obtenir de l'argent, qu'une compagnie indépendante et qui réunit dans son sein les hommes influents de tous les partis? Enfin, bien que souvent les trustees puissent être paresseux, tracassiers et absurdes, ne seront-ils pas toujours meilleurs qu'un ministre très occupé et pris, pour les besoins de la politique, parmi les Béotiens, dont l'Angleterre abonde? J'ai essayé, mais en vain, d'introduire des trustees dans la réorganisation de la Bibliothèque impériale, et j'ai vu, à cette occasion, la jalousie et la susceptibilité du gouvernement, qui ne veut jamais céder la moindre de ses attributions, lorsqu'un protectorat quelconque y est attaché. Du moment que les sous-balayeurs sont au choix d'un ministre, attendez-vous qu'on les choisira, moins pour leur talent à manier le balai que pour l'effet qui résultera de leur nomination sur le vote de monsieur tel ou tel.

Je suis frappé de la façon dont les journaux parlent depuis quelque temps de Sa gracieuse Majesté la reine Victoria. Est-ce que la vieille loyauté anglaise s'en va, comme l'aristocratie? On lui reproche, je crois, des sentiments allemands ; mais qu'importe chez une reine constitutionnelle aussi bien gardée que la vôtre?

Il y a quelque temps que je n'ai eu de nouvelles directes de la comtesse de Montijo ; mais je sais qu'elle se porte assez bien et que ses yeux ne vont pas plus mal. Je lui ai écrit dernièrement et lui ai envoyé de vos nouvelles et vos compliments. Dans la dernière lettre, elle me demandait d'aller la voir en Espagne avec vous. Dur voyage pour un gastronome!

Je ne pense pas encore à retourner à Paris. D'abord j'ai trouvé le moyen de m'enrhumer malgré le beau temps, et je ne me soucie pas d'aller affronter les brouillards et les vents de Paris en cette saison. En second lieu, la discussion de l'adresse est si peu de chose chez nous, et toute cette affaire dure si longtemps, et est au fond si peu importante, que je n'ai aucune envie d'y prendre part. Je compte ne revenir que pour l'affaire des serinettes[11], dont je suis rapporteur, et pour faire de l'opposition. Selon toute apparence, ce ne sera pas avant la fin de ce mois que je songerai à déplacer les piquets de ma tente.

Adieu, mon cher Panizzi. Soignez-vous et ne travaillez pas trop. Veuillez me rappeler au souvenir de tous nos amis.

LXXII

Cannes, 22 février 1866.

Mon cher Panizzi,

Je viens de lire le compte rendu de la séance de la Chambre des communes, où s'est décidée la suspension de l'habeas corpus. Je n'ai pas été très content du discours de M. de Gladstone, ni de la discussion en général. Il est évident que personne n'a dit la vérité, et cependant tout le monde a l'air d'être bien convaincu du danger. Si j'avais été lord O'Donoghue (et par parenthèse, pourquoi dit-on « the O'Donoghue » et non « monsieur »?), j'aurais mis en opposition la gravité de la mesure demandée et les misérables petits faits cités par le ministre. Sir G. Grey dit qu'on a trouvé une liste de trois cents conspirateurs, qui possédaient quatre sabres et un revolver, etc. Mais c'est la beauté du régime parlementaire, que personne n'y dit la vérité. Tout est fiction, et pourtant on se comprend, en parlant cette langue mystérieuse, que les initiés pratiquent, je ne sais trop pourquoi.

Ce qui se passe en Irlande devrait éclairer un peu les Anglais et les Français, qui admirent leurs institutions, sur les difficultés du gouvernement de France. Nous avons nos fénians cent fois plus dangereux et plus nombreux, qu'ils ne le sont en Irlande. Donnez à ces gens-là les libertés qu'ils réclament et que M. Thiers dit être nécessaires à tous les peuples, vous aurez en trois mois une révolution. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un peuple est, je crois, d'avoir des institutions plus avancées que son intelligence. Lorsqu'on demande pour la France les institutions des Anglais, il faudrait pouvoir leur donner d'abord le bon sens et l'expérience qui les rendent praticables.

Adieu, mon cher Panizzi. Soignez-vous toujours et continuez à vivre vertueusement, puisque cela vous réussit. Je me trouve assez bien malgré un gros rhume, et je suis beaucoup mieux que l'année dernière.

LXXIII

Cannes, 2 mars 1866.

Mon cher Panizzi,

Je viens de lire, dans le Times qui nous est arrivé hier, que lord Russell avait résigné et désigné à la reine lord Somerset pour faire un cabinet. Est-ce chose certaine? Je ne crois pas que lord Somerset ait la réputation qu'il faut, je ne dis pas le talent, pour porter une si lourde charge. Nos journaux ne nous ont encore rien dit de cette nouvelle, que le Times donne comme positive.

Thiers me paraît avoir fait un fiasco l'autre jour au Corps législatif. J'admire la rare impudence d'un homme qui a été ministre de l'intérieur, et qui a fait des élections, venant dire à la tribune que le gouvernement ne devait pas avoir de candidats. La mauvaise foi de ces messieurs est vraiment prodigieuse. Au reste, il me semble qu'il sera bientôt temps de lui dire : Solve, senescentem, et, s'il continue à prendre pour le monde le salon de la rue Saint-Georges, il finira par quelque grosse catastrophe peu agréable pour son amour-propre.

Nous avons ici Du Sommerard depuis quelques jours ; mais le temps, qui avait été jusqu'alors admirable, s'est mis à la pluie, ce qui est très pénible pour nous autres ciceroni. Nous sommes comme des maîtres de maison dont le rôti a brûlé et qui n'ont pas de pièce de résistance pour le remplacer.

Nous sommes invités à assister à des private theatricals chez mistress Brougham, la semaine prochaine. Je crois que nous nous en dispenserons. Milord ressemble au ghost de Guy Fawkes, avec son grand chapeau blanc et son incroyable cravate.

Du Sommerard me parle d'une sorte de tisane de Champagne non mousseuse, qu'il dit excellente. A mon retour, après avoir vérifié le fait, je vous rendrai compte candidement du mérité de ce liquide qui pourrait varier, en blanc, le vin des Riceys et vous aider à poursuivre votre régime de tempérance.

Donnez-moi des nouvelles de la crise ministérielle, qui me préoccupe. Dites-moi si M. Gladstone entrera dans le nouveau cabinet. Je crois qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il restât sous sa tente quelques mois, pour entrer par une porte ouverte à deux battants.

Adieu, mon cher Panizzi ; je vous souhaite santé et prospérité.

LXXIV

Cannes, 16 mars 1866.

Mon cher Panizzi,

J'ai remis votre lettre à Cousin. La visite de Du Sommerard m'a empêché de vous écrire, parce que j'ai toujours été par voies et par chemins avec lui. Nous avons mangé des non-nats (pisces non-nati), qui sont absolument aussi bons que le white bait, et des pois verts frais. J'espère que, malgré vos principes modernes de dédain pour les affaires culinaires, vous éprouverez quelque regret de ne pas être dans un pays où se mangent ces sortes de choses, et où l'on porte des parapluies blancs pour se préserver du soleil.

Le diable m'emporte, si je comprends rien au nouveau Reform Bill. Il me semble qu'il a surpris tout le monde. Dans un pays où la corruption électorale est florissante, je crois que l'article qui accorde la franchise aux dépositaires d'une caisse d'épargne, donnera de grandes facilités aux gens riches pour entrer au Parlement. Cette déplorable idée du suffrage universel fait le tour du monde et le bouleversera sans doute.

Je suis encore ici grâce à la lenteur avec laquelle on discute l'adresse au Corps législatif. Thiers a fait un fiasco éclatant. Il est comme les émigrés de notre jeunesse, qui rapportaient des idées arriérées d'un demi-siècle. Aujourd'hui que les idées vieillissent beaucoup plus vite qu'autrefois, celles de Thiers sont vraiment à mettre dans un musée archéologique. Il a, de plus, le tort de parler de ce qu'il ne sait pas. Lui qui n'a jamais planté un chou, quel besoin avait-il de faire une tartine sur l'agriculture?

Parmi les agréments de Cannes, j'aurais dû, avant tout, vous parler de Jenny Lind, avec qui j'ai dîné l'autre jour et qui a chanté, sinon avec sa voix d'autrefois, du moins avec un filet délicieux. Elle est très bonne femme et n'a pas le vice que Horace reproche aux chanteurs :

Ut nunquam indicant animum cantare rogati.

Elle va donner ici un grand concert pour les malades de l'hôpital. Le mal, c'est qu'il n'y a pas de malades ; dans ce pays-ci, tout le monde se porte bien.

Aurez-vous, j'allais dire aurons-nous, cette année du bœuf salé? Il paraît qu'en France les charcutiers sont ruinés et que personne ne veut plus manger de jambon. Assurément, Moïse avait prévu les trychines. On ne rend jamais assez justice aux grands philosophes. Vous êtes probablement un trop grand et gros philosophe, pour avoir lu le discours de Guizot à l'Académie, en faveur de notre saint-père le pape. Il se considère comme le pape des protestants et est aimable pour un confrère.

Adieu, mon cher Panizzi. Savez-vous que je pense fort à acheter une maison ici? Le diable, c'est qu'elle coûte cher.

LXXV

Cannes, 2 avril 1866.

Mon cher Panizzi,

Je ne vous ai pas écrit, vous croyant tout occupé de vos Pâques, de peur de vous troubler dans vos exercices religieux! Je pars pour Paris à la fin de la semaine, fort ennuyé de quitter ce pays-ci, au moment où il est le plus beau. Ajoutez à cela que je ne me porte pas trop bien et que, depuis plusieurs jours, je suis plus poussif que jamais.

Tout le monde devient-il fou? C'est ce que je me demande souvent en lisant les journaux ; et je parle ici des gens que je suis habitué à considérer comme possesseurs de la plus haute dose de raison qui ait été accordées à la nature humaine. Cette affaire du Reform Bill chez vous me semble de plus en plus incompréhensible et je suis désolé que M. Gladstone y ait mis les mains. Que cela réussisse cette fois ou non, je ne crois pas que le vieux prestige de l'Angleterre survive à cette épreuve. Elle est comme un vieux bâtiment encore très solide, mais qui menace de s'écrouler dès qu'on y fait des réparations maladroites. Ce qui me frappe surtout, c'est l'imprévoyance ou plutôt l'insouciance de l'avenir de la part de vos hommes d'État. C'est tout à fait la furia francese, qui cherche en tout la satisfaction du moment. Vous paraissez croire que le ministère se trouvera en minorité ; mais on dit qu'il fera une dissolution dans l'espoir que les élections faites sous la pression démocratique lui seront favorables. A en juger par le ton du Times, qui semble désespéré, je serais tenté de croire que, dans ce parlement même, la majorité est fort incertaine et que les ministres actuels ont d'assez grandes chances de succès. Vous me parlez de lord Stanley comme premier probable, et en même temps de M. Lowe comme devant occuper une place importante dans un nouveau cabinet. Ce serait donc un ministère de coalition, c'est-à-dire quelque chose de peu solide que vous prévoyez. Il n'y a malheureusement rien de solide à prévoir par le temps qui court. Écrivez-moi, je vous prie, des nouvelles, je dis de celles qu'on ne lit pas dans les journaux, à Paris, bien entendu.

Supposé, ce dont je doute encore, que les Allemands s'entre-coupent la gorge, l'Italie s'alliera-t-elle à la Prusse? Je crois que, dans l'état de ses finances, elle aurait tort, du moins en ce moment, et que, avant de secouer l'arbre, elle ferait bien de laisser le fruit mûrir encore. Si la Prusse avait l'avantage au commencement de la guerre, il serait possible que l'Autriche vendît la Vénétie pas trop cher, assurément meilleur marché qu'en guerre, sans parler de ce que le radicalisme gagnerait à l'affaire et des sottises qu'il imaginerait. Quant à nous, j'espère que nous demeurerons juges du camp, applaudissant à qui frappera le plus fort.

Mon honorable tailleur M. Poole est en querelle avec ses ouvriers ; comment aurai-je mes habits maintenant? N'admirez-vous pas, avec effroi, l'organisation de ces sociétés ouvrières, qui se donnent la main d'un bout de l'Europe à l'autre? Et le moment est-il bien choisi pour leur faire la courte échelle et leur livrer nos remparts?

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et rappelez-moi au souvenir de tous nos amis.

LXXVI

Paris, 15 avril 1866.

Mon cher Panizzi,

J'ai lu dans le Times les discours des principaux orateurs dans la discussion sur le bill de réforme et je vous avouerai que celui de M. Gladstone ne m'a pas trop plu, à part mon peu de goût pour la réforme elle-même. Il est aigre et souvent à côté de la question. Le discours de lord Stanley me semble au contraire, très habile et tout à fait Statesmanlike. Voilà mes impressions impartiales. Après cela, je pense qu'en Angleterre comme en France, ce n'est pas l'éloquence et l'habileté oratoire, qui décident les questions. Chaque membre arrive avec sa résolution prise, et vraisemblablement par suite de considérations toutes personnelles.

Je vous ai parlé, je crois, d'une maison que j'avais quelque velléité d'acheter à Cannes. L'affaire n'a pas eu de suite. Elle coûtait très bon marché, pour le pays, quoique assez cher pour ma bourse ; mais le grand inconvénient, c'est qu'elle était trop grande pour moi. Il aurait fallu en louer un étage et me constituer maître d'hôtel, métier qui ne me plaît guère. Il y a trois étages dans deux desquels j'aurais pu nous loger, ces dames et vous compris, fort à l'aise ; mais que faire du reste? Et pourquoi se donner l'embarras de la propriété dans un temps comme celui-ci?

Les affaires d'Allemagne continuent à préoccuper extrêmement les gens d'affaires, qui ont des peurs abominables. Personne ne sait ce que pense le maître, ni de quel côté il incline. L'opinion ici est plutôt pour une alliance avec l'Autriche, mais surtout pour la neutralité la plus complète. Cela est plus facile à conseiller qu'à exécuter, s'il y a guerre ; car le résultat infaillible sera une révolution en Allemagne et un remaniement de la carte. Il y a tant à craindre, et pour tout le monde, que je doute encore qu'on en vienne aux coups de canon.

J'ai dîné l'autre jour aux Tuileries en tout petit comité. L'empereur m'a demandé de vos nouvelles et quand vous redeviendriez un homme libre. J'ai trouvé le prince grandi et un peu maigri, devenu peut-être trop raisonnable et trop prince pour son âge. L'impératrice est en grande beauté et de très bonne humeur. Mademoiselle Bouvet se marie à un homme fort riche. Ses clavicules sont parfaitement rarrangées et fort belles toutes les deux.

Avez-vous jamais lu un livre intitulé Baber's Memoirs, traduit du turc par Erskine, in-quarto? On dit que cela est devenu rare. Je voudrais bien l'avoir. C'est un admirable tableau de l'Orient aux XVe et XVIe siècles, et la biographie d'un homme très extraordinaire.

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien, et soignez-vous.

LXXVII

Paris, 26 avril 1866.

Mon cher Panizzi,

J'ai promené l'autre jour la comtesse *** au musée de Cluny et ailleurs. Elle vous aura décrit le diable, que Du Sommerard lui a montré et qui vient d'Italie, où probablement il avait été fabriqué pour quelque dessein édifiant.

Mon médecin, le docteur Robin, revient d'Italie, où il a eu l'honneur d'être présenté à Sa Sainteté. Il m'a rapporté ce petit fait assez curieux. Le cardinal Antonelli a un cabinet minéralogique dont il est très fier et qu'il a montré à Robin, qui est un grand savant. Les pierres ne sont pas classées et ne valent rien. Ce n'est qu'un prétexte pour avoir une petite tablette, où il y a pour environ trois millions en diamants, rubis, etc. Rien de plus aisé que d'en mettre le contenu dans sa poche, et d'aller planter ses choux loin de Rome, si jamais les mauvais principes triomphaient.

Le docteur a laissé Padoue rempli de troupes autrichiennes et toutes les maisons de campagne aux environs, occupées militairement ; tout, d'ailleurs, est fort tranquille. On lui a dit partout qu'on laisserait le pape et Rome pourrir en paix. Voilà aussi la paix en Allemagne, comme on devait s'y attendre de gens qui se sont engueulés si bruyamment. Ce tapage est toujours signe qu'on n'a pas d'intentions trop belliqueuses. Pour moi, je persiste à croire que, même dans l'hypothèse d'une guerre entre la Prusse et l'Autriche, il vaudrait mieux pour l'Italie qu'elle se tînt tranquille.

Je ne sais si je vous ai dit que j'allais avoir une grande bataille à livrer au Sénat contre M. Rouher et M. de Vuitry, à l'occasion d'une loi sur les instruments de musique mécaniques. Cette loi, tout en ayant l'air de ne traiter que des orgues de Barbarie, touche cependant à la propriété littéraire artistique, et, si elle passait, ce serait consacrer le principe, que les jurisconsultes veulent établir : à savoir, que la propriété littéraire n'est pas une propriété, mais bien une concession. Vous ne doutez pas que je prenne la défense des lettres et des arts ; mais j'ai bien peur d'être battu, car j'aurai tous les procureurs du Sénat après moi. Je pense que le combat aura lieu mardi. Je passe mon temps à faire des discours. J'en suis à mon quatrième. Tout cela dans ma chambre, bien entendu. Je ne veux pas lire, mais improviser par les procédés connus de M. Thiers et de M. Guizot. Vous me lirez dans le Moniteur et me direz si je n'ai pas été trop bête.

Je suis allé lundi aux Tuileries. Il y avait quantité de très belles personnes, entre autres madame de Mercy d'Argenteau, qui est une beauté d'un genre olympique.

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et recommandez-vous à votre saint patron.

LXXVIII

Paris, le 4 mai 1866.

Mon cher Panizzi,

Vous aurez lu probablement le discours de M. Thiers. Comme discours d'opposition, il est fort habile, mais c'est assurément ce qu'il y a de plus antipatriotique. Il dit aux Allemands qu'ils n'ont qu'un ennemi, et que cet ennemi est l'empereur. La Chambre, qui aime les soli exécutés par un grand artiste, a écouté avec beaucoup de faveur, mais sans comprendre qu'il y avait du poison sous les fleurs de rhétorique. Après la séance, madame de Seebach, la fille de Nesselrode et la femme du ministre de Saxe, a emmené M. Thiers dans sa voiture.

Je crois savoir que l'empereur a dit à M. de Metternich, qu'il n'avait absolument aucun engagement avec personne, et qu'il n'avait qu'un même conseil à donner à tout le monde : la paix. Je ne crois pas beaucoup à la promesse de l'Italie de ne pas attaquer ; car il y a telle circonstance qui peut arriver, où une attaque n'est qu'une défense ; mais je crains que les Allemands ne combattent que de gueule et que l'Italie n'ait à porter l'effort de la bataille.

Notre affaire des « serinettes » n'est pas encore venue. Je crois que la discussion aura lieu mardi et que je serai battu, tout en ayant raison.

On parle fort de faire duc M. Walewski, probablement parce qu'il s'est montré fort au-dessous de sa tâche pendant la session. Autre cancan : on dit Sa Majesté fort enthousiaste de la beauté de madame de ***, très grande et très belle personne. Elle a dîné, il y a eu lundi huit jours, chez le duc de Mouchy, et Sa Majesté est venue. Je la trouve fort belle, mais trop grande et trop forte pour moi. Mes principes sont de ne jamais essayer de violer une femme qui pourrait me battre. Si vous ne pratiquez pas cet axiome, vous avez tort.

Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et ne vous exterminez pas pour vos ministres.

LXXIX

Paris, 9 mai 1866.

Mon cher Panizzi,

J'ai fait mon speech hier sans la moindre émotion. On m'a écouté et je n'ai pas trop ennuyé. Malheureusement, je m'étais préparé pour une réplique, et je gardais dans mon sac quelques bonnes méchancetés contre les jurisconsultes qui prennent le Sénat pour un tribunal de première instance. Je voulais leur offrir cette citation de Cicéron : Quum plurima præclare legibus essent constituta ex jure consultorum ingeniis corrupta et depravata sunt. Mais le Sénat était si ennuyé de cette discussion, que j'ai compris qu'il ne fallait pas y répondre. Tout le monde, au fond, trouvait la loi détestable ; mais on ne voulait pas donner un soufflet au Corps législatif, en rejetant pour inconstitutionnalité la loi qu'il avait votée, et on voulait dîner.

Le discours d'Auxerre a fait l'effet d'un coup de canon au milieu d'un concert. Je suis convaincu qu'il ne s'adressait pas à l'Europe, mais à Thiers et à la Chambre, qui avait applaudi son discours, d'abord par amour pour la paix, puis par niaiserie et par goût pour la faconde oratoire. Je crois être bien sûr de cela. Je pense que nous resterons dans la neutralité jusqu'à des événements qu'on ne peut prévoir ; par exemple, si l'Autriche envahissait le Milanais. Mais, jusque-là, je ne crois pas à une guerre de notre côté.

Rien n'était plus curieux que le bal de l'impératrice, lundi soir. La figure des ministres étrangers était si longue, qu'on les eût pris pour des condamnés à mort. Mais la plus longue de toutes était celle de Rothschild. On disait qu'il avait perdu dix millions, la veille ; mais il lui en reste beaucoup plus qu'à moi et à vous.

Le second volume de la Vie de César n'a pas paru encore. On dit qu'il paraîtra le 12. Avant-hier, l'empereur m'a dit qu'il m'aurait envoyé mon exemplaire, si les libraires qui font traduire n'avaient obtenu que la publication fût différée jusqu'à ce qu'ils fussent prêts. Ne doutez pas que votre second volume ne vous soit envoyé. S'il y avait quelque retard, je ne manquerais pas de réclamer.

L'impératrice m'a demandé de vos nouvelles avant-hier au soir ; elle était horriblement fatiguée de son voyage de la veille et du bal. La chaleur était terrible, et, selon son usage, elle a voulu parler à toutes les dames.

Adieu, mon cher Panizzi. J'entends dire à tout le monde que la semaine ne finira pas sans coups de canon. J'en doute encore.

LXXX

Paris, 13 mai 1866.

Mon cher Panizzi,

Toujours même obscurité dans la politique. M. de Goltz disait hier, à un de mes amis, qu'il espérait toujours que la guerre ne se ferait pas. Je suppose que l'attitude de l'Allemagne fait un peu réfléchir le roi de Prusse et M. de Bismark. Le Hanovre même se déclare pour l'Autriche. De plus, les paroles très imprudentes d'Auxerre ont eu pour effet de calmer un peu les Allemands. Je vous ai dit l'autre jour ce que j'en pensais : mouvement d'impatience contre M. Thiers, contre la Chambre et contre les bourgeois niais et sans patriotisme. Que pouvons-nous gagner à la guerre? Les provinces rhénanes ne veulent pas de nous. La Belgique pas davantage. S'il y avait un remaniement de la carte d'Europe, je ne vois pas ce que nous pourrions demander, sinon des révisions de frontières sans importance. D'un autre côté, il est évident que notre intérêt n'est pas de favoriser une Allemagne unique et unie. Raison de plus pour ne pas intervenir. Je ne vois qu'un cas possible, ce serait celui où les Autrichiens auraient de grands avantages en Italie. Mais je crois qu'ils se tiendront plutôt sur la défensive. Enfin il faut considérer que la Prusse et l'Autriche se sont montrées aussi hostiles l'une que l'autre et qu'il est impossible de faire cause commune avec l'une ou l'autre, sans endosser son abominable politique. L'Italie est excusable de s'allier avec la Prusse, parce qu'elle ne peut être blâmée de s'allier même avec le diable pour rattraper la Vénétie, mais pour nous, nous n'avons que des coups à attraper.

Je ne comprends pas grand'chose au second bill de réforme. Il me semble seulement que c'est un grand coup de marteau dans le vieil édifice. Le résultat sera de diminuer la qualité des membres du Parlement, laquelle n'est pas déjà si brillante. Je vois, dans les journaux, qu'on se félicite de voir ôter aux fils de grandes maisons des bourgs qui étaient à leur dévotion. A mon avis, c'était un des beaux côtés de l'Angleterre, que cette initiation des jeunes aristocrates à la vie politique dès leur sortie de l'Université. C'est ainsi que Fox, Pitt et lord Palmerston sont devenus de bonne heure des hommes d'État. Vous aurez en place des industriels et des négociants, c'est-à-dire des niais et des esprits étroits, excluant systématiquement toute grandeur dans la politique. On fera ainsi une Angleterre semi-démocratique, inférieure à beaucoup d'égards à la vraie et terrible démocratie des États-Unis.

Adieu, mon cher Panizzi. Portez-vous bien et tenez-vous en joie, autant que le temps et les circonstances le comportent.

LXXXI

Paris, 23 mai 1866.

Mon cher Panizzi,

Vous avez tort de m'accuser d'être Autrichien. Si les Autrichiens ne sont pas aussi voleurs que les Prussiens, ils ont été leurs complices. J'approuve les Italiens de vouloir délivrer Venise, mais je n'aime pas leur alliance avec M. de Bismark ; encore moins les volontaires et Garibaldi ; encore moins encore une Chambre qui taxe les rentes au mépris d'un traité. Tout cela sent la révolution, et c'est ce que je déteste particulièrement. Il y a ici, non pas seulement chez les légitimistes et les dévots, une très mauvaise disposition contre le gouvernement italien ; les cuisinières et les petits bourgeois de Paris ont tous de l'emprunt italien et crient comme des brûlés. Je pense que le Sénat empêchera cette lourde faute, mais le signe est mauvais.

Hier soir, on était à la paix. J'ai vu des ministres qui semblaient plus rassurés. Ce que je crois, c'est que nous ne nous mêlerons pas à la bataille, exceptis excipiendis, par exemple dans le cas où les Autrichiens envahiraient le Milanais.

Je viens de voir un militaire qui a vu ces jours derniers l'armée italienne et l'armée autrichienne. Il dit qu'il y a grand enthousiasme d'un côté, tristesse mais résolution de l'autre. Le commissariat italien est mauvais, dit-il, l'autrichien très bon. Il faut encore six semaines à l'armée italienne pour être en mesure. La flotte est magnifique, et les marins excellents. Mon homme pense qu'il serait possible de prendre Venise, et de porter un grand nombre de troupes sur la rive gauche de l'Adige, de manière à gêner beaucoup les communications du Tyrol et de la Carniole. La personne de qui je tiens ces détails est un homme sérieux, très impartial et ayant de bons yeux.

Avant-hier, je suis allé au bal de l'impératrice, où j'ai trouvé M. Layard à ma grande surprise. Il m'a paru content de sa visite. On faisait cercle à distance autour de l'empereur, qui causait avec M. de Metternich. Ce dernier était fort pâle et gesticulait beaucoup ; mais que se disaient-ils? M. de Goltz était, au contraire, très rouge. Nigra était sombre comme son nom.

Je viens de perdre une vieille amie, madame de X…, laquelle s'est éteinte, conservant jusqu'au dernier moment sa tête, son intelligence et son esprit, qui était supérieur. Elle laisse à son neveu une fortune assez considérable. Ses autres parents vont, dit-on, attaquer son testament, pour avoir l'argent. Ils ne veulent rien donner à ses vieux domestiques, pas même leur payer leur voyage pour accompagner le corps de leur maîtresse en Normandie. Voilà les façons de faire de notre aristocratie, et ces gens-là sont fort riches. Quand les classes élevées vivent et se conduisent comme les nôtres, quand les bourgeois sont assez niais pour trouver sublime la politique de M. Thiers, et quand le pays est couvert de sociétés secrètes très actives et très intelligentes, croyez-vous que le contact d'une révolution ne soit pas diablement dangereux? Voilà pourquoi je suis pour la paix. Je n'y crois guère cependant, mais je voudrais que nous puissions garder le plus longtemps possible le rôle de spectateur.

Adieu, mon cher Panizzi. Guérissez-vous vite et prenez bien garde aux soirées froides.

LXXXII

Paris, 31 mai 1866.

Mon cher Panizzi,

Vous me demandez quand je viendrai vous voir? Ce n'est pas l'envie qui me manque, je vous prie de le croire, mais il faut d'abord que je fasse du zèle pour la fin de la session ; ensuite, je me demande souvent, si je suis en état de voyager et si je ne ferais pas mieux d'imiter les animaux malades et de crever tout doucement dans mon trou, au lieu de risquer d'embarrasser mes amis du soin de ma carcasse. Ce serait une grande indiscrétion de vous charger du soin de m'administrer les derniers sacrements et de faire mon oraison funèbre. Il me semble très souvent que le moment approche et je trouve la chose assez ennuyeuse.

On est ici de plus en plus pacifique, et bien des gens croient qu'une fois le congrès réuni, les chances de guerre diminueront encore, à cause de la responsabilité qu'assumerait celui qui se refuserait à obéir au vœu exprimé par la majorité. Je ne conçois pas trop, cependant, comment on pourra faire entendre raison à des gens tels que M. de Bismark et M. de Mensdorf. Le plus difficile peut-être sera de faire tenir Garibaldi tranquille. Je regrette bien pour l'Italie qu'elle ait eu recours à de pareils instruments. Il paraît que les moins belliqueux, parmi les Allemands, sont les Prussiens. Dans quelques provinces, notamment sur le Rhin, la landwehr a été scandaleuse, au point de donner de grandes inquiétudes. Ils sont furieux de quitter toutes leurs affaires pour celles de M. de Bismark, et, si les Allemands étaient d'autres hommes, la révolution serait déjà faite. Mais, avant qu'un Allemand se détermine à faire quelque chose, il lui faut boire tant de verres de bière!

M. Fould, avec qui j'ai dîné samedi, me charge de ses amitiés pour vous. Des Varannes, que vous avez vu à Biarritz, est nommé officier d'ordonnance de l'empereur, en remplacement de Duperrey, qui commande un bâtiment sur la côte d'Amérique. Vous aurez incessamment la visite de la duchesse Colonna, à qui le musée de Kensington a fait des commandes.

Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et donnez-moi de vos nouvelles, quand le poignet ne vous fait pas trop de mal.

LXXXIII

Paris, 6 juin 1866.

Mon cher Panizzi,

Au sujet des légions romaines, vous trouverez dans Forcellini, au mot Legio, un passage de Paul Diacre citant Festus, qui dit que Marius avait porté les légions de quatre mille hommes à six mille. Il est certain que l'organisation de l'armée de César n'avait rien de commun avec celle du temps de Polybe ; Marius, probablement, avait tout changé. La légion n'avait plus de troupes légères (vélites, rorarii, etc.), et un certain nombre de passages tendent à prouver que la cohorte se composait de six cents hommes. Il y a même des inscriptions, mais de l'époque impériale, où il est question de cohors millenaria. Je ne doute pas que les légions de César, en entrant dans la Gaule, ne fussent de six mille hommes au moins, et je crois même qu'il y avait des surnuméraires pour remplacer les hommes manquants. Cela n'empêche pas que, dans le cours des campagnes de César, on aurait tort de compter les légions à six mille hommes. Les bataillons modernes sont de huit cents hommes au moment du départ, et de cinq cents seulement vers le milieu d'une campagne.

Tout est à la guerre, excepté l'esprit du peuple le plus belliqueux, à en croire la renommée et son histoire. Cela, j'espère, ne l'empêchera pas de se bien battre s'il le faut. On dit que le prince Humbert a dit au prince Napoléon : « Grâce à Dieu, nous pouvons, cette fois, nous passer de vous. » Sur quoi notre cousin aurait répondu : « Ne dites pas de bêtises. Je voudrais, et pour l'Italie, et pour la France, que vous puissiez vous passer de nous ; mais je crains que les Prussiens ne se battent pas, ou ne soient fort battus, et que vous n'ayiez sur le dos plus d'Autrichiens qu'il n'en faut. »

Au reste, il est singulier de voir le même cabinet suivre toujours les mêmes errements. L'Autriche, qui avait d'abord montré plus de sagesse que la Prusse, vient de casser les vitres tout d'un coup ; et ce qui est plus singulier, après avoir refusé de prendre part à la conférence, elle ne se jette pas sur la Silésie avec des forces supérieures. Elle fait exactement ce qu'elle a fait en 1859, lorsqu'elle déclara la guerre, et que, l'ayant déclarée, au lieu de pousser jusqu'à Turin, elle se borna à parader sur la rive droite du Tessin pendant quelques jours.

La figure que font les gens d'affaires est des plus longues et des plus tristes. Le bourgeois est aussi très mélancolique et accuse l'empereur de souffler le feu. Le peuple a l'air très content, au contraire, et l'empereur, étant allé l'autre jour, tout seul, voir je ne sais quel chantier d'ouvriers, a eu une réception triomphale. Les gens qui nomment Jules Favre et Thiers sont en ce moment de très grands bonapartistes. Il est certain que l'empereur connaît et manie la fibre populaire mieux que personne.

Arago me raconte l'histoire suivante. Un jeune prêtre, sous-maître dans un séminaire, confesse un de ses élèves, qui avoue qu'il a péché cinq fois d'une certaine manière. Le cas paraissant grave, il en réfère au supérieur pour savoir quelle pénitence imposer. Le supérieur lui dit qu'il n'y a rien de plus simple, que le coupable dira dix Pater, huit Credo, quinze Ave. Le lendemain un autre élève se confesse de trois péchés du même genre. Le confesseur ne pouvant faire une règle de proportion, lui dit de pécher encore deux fois, et de dire ensuite dix Pater, etc., etc.

Adieu, mon cher Panizzi. Votre lettre à Piétri a été envoyée dix minutes après son arrivée chez moi.

LXXXIV

Paris, 8 juin 1866.

Mon cher Panizzi,

Vous dites que vous comptez pour les affaires d'Italie sur Dieu et Napoléon III. Il me paraît qu'il y en a déjà un qui se prépare. J'ai tout lieu de croire que M. Fould, dont la guerre détruirait tous les plans financiers, a l'intention de se retirer. Sa retraite veut dire un emprunt ; un emprunt veut dire la guerre.

Il y a ici l'aversion la plus profonde pour la guerre, et contre les Prussiens. La question est de savoir si on peut en redonner le goût?

Adieu ; soignez-vous et faites-moi connaître vos derniers projets et surtout les dates.

LXXXV

Paris, 10 juin 1866.

Mon cher Panizzi,

On attend toujours le premier coup de canon ; mais ces Allemands n'en finissent point. Je trouve que le plus grand danger est que le roi de Prusse n'entre dans une autre forme de folie, ou qu'il ne meure d'apoplexie, ou que Bismark ne meure. Dans n'importe lequel de ces trois cas, les Prussiens et les Autrichiens s'embrassent comme frères, et vous aurez à endurer seuls le poids de la guerre. On dit que la landwehr montre un si mauvais esprit, qu'il est douteux qu'elle veuille se battre. Quant à nous, nous n'en montrons guère plus d'envie ; mais il n'est pas impossible que plus tard nous ne changions d'idée. Ma conviction est toujours la même ; que l'empereur ne permettra jamais à l'Autriche de reprendre le Milanais. Je crois encore qu'il n'aime pas trop la façon dont vous faites la guerre, c'est-à-dire avec des volontaires en blouse rouge commandés par Garibaldi, qui feront beaucoup de politique et ne se battront pas comme des troupes de ligne. Garibaldi écrit à ses amis de Nice qu'il reviendra de Venise pour les réannexer à l'Italie. En un mot, le mouvement italien a beau être très national, il a quelque chose de peu rassurant pour ses voisins et particulièrement pour nous. C'est ce qui vous expliquera le peu de sympathie qu'on a ici pour les belligérants, quels qu'ils soient.

Adieu, mon cher Panizzi ; croyez que, n'importe où, je serai bien content de passer, cette année, quelques semaines avec vous.

LXXXVI

Paris, 25 juin 1866.

Mon cher Panizzi,

Je suis très en peine de ce qui se passe en Espagne. Cela me paraît fort grave, cette fois. Je crains que la maison de madame de Montijo n'ait reçu quelque éclaboussure, car la bataille a eu lieu à quelques pas de chez elle.

Les Allemands sont beaucoup moins vifs et ne paraissent pas disposés à se presser. Les Prussiens avancent toujours et ont obtenu, sans coup férir, des positions que Frédéric II et Napoléon considéraient comme très importantes. Peut-être que le général Benedek en sait plus long. Je ne suis ni Prussien ni Autrichien, et je crois que les Allemands n'ont pas une âme immortelle, je les verrais avec assez de philosophie s'entre-manger comme les chats de Killkenny ; mais, ici, presque tout le monde est Autrichien. L'autre jour, sur le faux bruit d'une victoire des impériaux, le quartier du Luxembourg a été sur le point d'illuminer, ce qui paraît avoir fort déplu à l'empereur. C'est, peut-être, parce qu'on lui suppose de la partialité pour M. de Bismark que les étudiants et les petits bourgeois ont des tendances autrichiennes. Semper maledicere de priore, est la coutume du Parisien.

On dit que l'empereur a renoncé à son voyage en Alsace par le même motif qui empêche d'aller voir une maison qu'on veut acheter, de peur que le propriétaire n'élève trop ses prétentions. Pour moi, je ne crois pas qu'il ait des intentions contre les provinces rhénanes. Elles ne veulent pas de nous, et je ne sais trop ce que nous gagnerions de force en les annexant. Cela pourrait devenir une Vénétie pour nous. Est-il vrai que Garibaldi soit malade?

Adieu, mon cher Panizzi ; j'espère bientôt philosopher avec vous, de rebus omnibus et quibusdam aliis, dans Bloomsbury square.

LXXXVII

Paris, 28 juin 1866.

Mon cher Panizzi,

Il est fâcheux que le début de la guerre ait été malheureux ; mais l'armée italienne, si elle n'a pas manœuvré très habilement, s'est parfaitement battue. Les jeunes soldats ont montré beaucoup d'entrain et d'aplomb, et ont passé très bien par l'épreuve qu'on dit toujours pénible du canon. Le prince Humbert a été encore plus crâne que son père, et, comme disent nos militaires d'Afrique, il a fait de la fantasia au milieu de la cavalerie autrichienne. Je me suis inscrit chez la princesse Clotilde. La blessure du prince Amédée ne le tiendra éloigné de l'armée qu'une quinzaine de jours. Ici, où l'on était fort Autrichien, l'effet a été bon. On prend maintenant intérêt aux Italiens, et, si cela continue, l'opinion sera ce qu'elle a été en 1859.

On parle vaguement aujourd'hui d'une défaite des Prussiens. Je fais tous les jours de la stratégie avec le maréchal Canrobert et le maréchal Vaillant. Nous ne comprenons rien à Benedek, ni aux Prussiens. Les Allemands sont si profonds, qu'on ne trouve que le creux. Il me semble que, jusqu'à présent, les Prussiens ont l'avantage. Ils ont à eux une grande partie de l'Allemagne, d'où ils tirent de l'argent et des vivres. Quoi qu'il arrive, je crois que bien des princes et des principicules resteront sur le carreau à la paix. Je voudrais être à leur place : on leur donnera quelque bonne pension, et ils n'auront rien à faire.

Je ne crois pas que le ministère tory fasse quelque chose de préjudiciable à nos relations avec l'Angleterre, ni qu'il se mêle des affaires du continent plus que son prédécesseur. Le coton, dont M. Gladstone fait tant d'éloges, a fait abandonner à l'Angleterre son ambition et même son amour-propre. Elle s'efface pour le moment. Peut-être reprendra-t-elle un jour ses anciennes façons. Ce qu'il y a de certain, c'est que la combinaison Gladstone-Russell n'a pas été heureuse. L'un disait : « Tout endurer, plutôt que se battre! » l'autre disait des injures à tout le monde. La pire conséquence du changement serait la retraite de lord Cowley, qui est fort aimé et qui a beaucoup d'influence personnellement auprès de l'empereur. Il n'a pas grand amour pour son métier et je doute qu'il veuille rester à Paris avec les nouveaux ministres.

Adieu, mon cher Panizzi. Je suis charmé d'apprendre que Jones vous succède. Attendez-moi pour faire votre final speech. J'espère qu'on vous donnera un dîner et de la soupe à la tortue. Vous savez que je suis désintéressé dans la question.

LXXXVIII

Paris, 2 juillet 1866.

Mon cher Panizzi,

On me montre à l'instant une dépêche télégraphique de Vienne. Les Autrichiens ont été forcés d'abandonner Königsgraetz. Ils espèrent conserver Prague. Ils attribuent les succès des Prussiens aux fusils à aiguille. C'est la répétition de la guerre de Sept ans ; lorsque les Prussiens avaient inventé la baguette de fer pour leurs fusils et que les Autrichiens n'en avaient que de bois. Ils se plaignent beaucoup de l'armée fédérale, qui n'est pas prête.

Je crains que nous ne soyons retenus au Sénat plus longtemps que je ne comptais. On nous parle aujourd'hui d'un sénatus-consulte très grave, qui serait sur le tapis. Il s'agirait de remplacer la discussion de l'adresse par la liberté des interpellations au Corps législatif. Cela me paraît l'invention la plus déplorable, tout à fait dans le genre de Gribouille, qui saute dans la rivière, de peur de la pluie. Il est vrai que la discussion de l'adresse au Corps législatif est une occasion pour l'opposition de faire du scandale et de mettre sur le tapis toutes les questions générales, auxquelles avec un peu de savoir-faire et d'éloquence, on donne la tournure d'un acte d'accusation contre le gouvernement. Mais, cette année surtout, l'opposition n'a pas eu l'avantage dans la discussion, et tous les gens impartiaux en ont blâmé la longueur, et ont dit que les députés s'amusaient au lieu de faire les affaires du pays.

D'un autre côté, pourquoi l'empereur fait-il un discours d'ouverture? S'il n'en faisait pas, il n'y aurait pas d'adresse. Il est assez drôle que le gouvernement veuille parler et ne permette pas qu'on lui réponde. Quant aux interpellations, si elles ne sont pas rendues très difficiles, elles auront bien plus d'inconvénients que l'adresse. Ce sera, à vrai dire, une adresse en permanence, où toutes les questions seront discutées au moment où elles seront brûlantes. Enfin, cela me semble d'autant plus triste, que cela ressemble à une mesure à la Bismark.

Au reste, le sénatus-consulte en question est encore à l'état d'embryon. Je désire bien qu'il ne vienne pas au monde. Gardez cela pour vous.

Le ministère Derby parvient-il à s'arranger? Comment s'y prendrait-il pour avoir la majorité?

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien. L'orage que nous avons depuis quelques jours m'empêche de respirer. Donnez-moi de vos nouvelles.

LXXXIX

Paris, 5 juillet 1866.

Mon cher Panizzi,

Que dites-vous du Moniteur? Le temps où nous vivons est curieux. Mais il va y avoir un diablement entortillé congrès.

On me contait hier de bonne source des anecdotes curieuses sur Benedek. Son empereur lui écrit très poliment que les vieux militaires étaient surpris qu'il cédât les défilés de la Bohême, qui pouvaient se défendre si facilement, etc. Benedek répond simplement : « Cela n'entre pas dans mes plans. » Après une des affaires avant Königsgraetz, il a chassé de son armée un archiduc dont il n'était pas content.

Tout cela serait très beau, s'il avait gagné la bataille ; mais la perdre après cela est par trop ridicule. C'est le même homme qui avait gagné vingt-quatre fois la bataille de Solferino, quand on tirait à poudre, et qui l'a perdue la première fois qu'on a tiré à balles.

Je voudrais bien savoir si ces drôles d'affaires ne changent pas vos projets. Rien encore au sujet du sénatus-consulte dont je vous ai parlé.

Après m'être un peu tâté, je me suis résolu à me conduire en ami, et j'ai écrit à l'impératrice une lettre aussi remarquable par la force des pensées que par l'aménité du style. Je lui rends compte de l'effet produit sur le Sénat par l'annonce de la chose, et je lui dis en douze lignes toutes les raisons contre le changement et contre l'opportunité de le faire. Je n'ai pas reçu de réponse, mais je ne doute pas que ma lettre n'ait été montrée ; c'est ce que je désirais. Dites-moi si vous trouvez que j'ai eu raison. Pour moi, j'ai soulagé ma conscience, et, à mon avis, j'ai rempli le devoir d'ami.

Vous aurez vu que Sa Majesté était allée à Amiens pour voir les cholériques. Je ne suis pas sûr que ce soit très raisonnable, mais c'est beau. Quant à l'arrêter en pareilles occasions, vous savez, comme moi, qu'il n'y faut pas songer ; et, si on s'avisait de lui parler de danger, elle s'exposerait encore davantage.

Il n'y a qu'un cri à Paris : c'est qu'on fasse des fusils à aiguille. On en essaye quelques milliers au camp de Châlons avec une poudre nouvelle, plus extraordinaire que la poudre de perlimpinpin, dont on dit des merveilles.

Adieu, mon cher Panizzi ; mille compliments et amitiés.

XC

Paris, 7 juillet 1866.

Mon cher Panizzi,

Nous vivons à l'Opéra. Où trouver ailleurs de ces prodigieux changements à vue? La réponse de la Prusse est venue, à ce qu'il paraît, très polie et très affectueuse même. L'armistice est sinon conclu, du moins reconnu de fait. Je ne pense pas que nous ayons des prétentions trop grandes. Tout au plus il ne peut être question pour nous que de rectifications territoriales de très peu d'importance. On parlait de Landau et de la vallée de la Sarre. Il me semble qu'il ne s'agit que de considérations militaires pour la sûreté respective des frontières de France et d'Allemagne. Cependant Dieu sait ce que les Prussiens peuvent demander, et ce qui peut résulter de leur enivrement. Ce qui me paraît évident, c'est qu'il n'y aura pas de coups de canon cette année.

Je conçois que vous désiriez voir Venise purifiée. Pourquoi n'iriez-vous pas à présent? Venez ici, faites vos compliments à Sa Majesté, et peut-être irai-je avec vous à Venise. Cela vaut bien mieux que de m'attendre à Londres. Nous en avons encore pour une semaine au Sénat. Je ne pourrais donc être chez vous avant le 14 ou le 15, et je vous trouverais avec le feu au derrière pour partir.

Nous avons un temps abominable : chaleur humide, pluie et froid se succèdent dix fois dans un jour, ce qui me rend très malade. Le choléra est toujours très fort à Amiens, mais il n'en sort pas. Un bourg à trois quarts de lieue n'a pas eu un seul cas.

Je suis heureux que vous ayez approuvé ma lettre à l'impératrice. Elle n'y a pas répondu ; mais vous aurez vu que le sénatus-consulte ne contient aucune des dispositions que je craignais. Tel qu'il est à présent, il est sans importance ; cependant c'est un mauvais symptôme qu'on l'ait proposé, et je crains un peu qu'on ne me sache mauvais gré d'avoir le premier dit mon avis sur la mesure qu'on méditait et qu'on a abandonnée. C'est pour moi une raison de voter le sénatus-consulte d'hier, quelque nul qu'il soit, ou plutôt parce qu'il est nul ; autrement, j'aurais l'air de bouder.

Vous ne vous figurez pas la colère et le désespoir, des parlementaires. Il est désagréable que l'Europe montre pour l'empereur une considération qu'elle n'a jamais accordée à Louis-Philippe ; mais, si on a un peu d'amour pour son pays, on doit être heureux de le savoir délivré de la guerre, et même des occasions de guerre. Ces sortes de sentiments honnêtes ne sont point à l'usage de nos grands hommes, et M. Thiers ne pardonnera pas à l'Europe de ne pas l'avoir choisi pour médiateur.

Adieu, mon cher Panizzi. Soignez-vous. Que devient le Museum?

XCI

Paris, 11 juillet 1866.

Mon cher Panizzi,

Je ne pourrais partir qu'après le sénatus-consulte, selon toute apparence, après la fin de la semaine prochaine. Notre sénatus-consulte sera voté probablement en même temps que vous fermerez boutique. Mais à ce voyage d'Italie je vois plus d'une difficulté grave. La guerre n'est pas finie et rien n'indique qu'elle finisse de sitôt. Sans doute, il est très beau d'être pris pour médiateur ; mais, quand on a affaire à des gens passionnés ou furieux, on ne fait guère de besogne, et il est plutôt à craindre qu'on ne soit entraîné dans la querelle, au lieu de l'apaiser.

Hier est arrivé ici l'envoyé de la Prusse, le petit prince de Reuss, avec des propositions qu'on qualifie d'extravagantes. De l'autre côté, en Italie, on répond à nos propositions en demandant Rome, et en faisant passer le Pô à Cialdini. Il aurait été possible, je crois, d'agir plus poliment. Il y a ici un Piémontais, grand ami du roi, qui me dit que Victor-Emmanuel n'a que le choix entre deux partis, à se laisser entraîner par la révolution, ou bien abdiquer. Tout cela ne promet pas un été ni un automne très tranquilles, et je crains que nous ne soyons obligés bientôt de nous mêler d'un duel dont nous avons accepté d'être les témoins. On dit que le prince Napoléon est envoyé en Italie. Des trente-cinq millions de Français, il est le seul à qui j'eusse donné l'exclusion. Lorsqu'on fait de pareils choix, on s'expose à bien des embarras.

Ma conclusion est celle-ci : c'est qu'il est absolument impossible, quant à présent, de prendre un parti. Aller en ce moment en Italie, c'est s'exposer à périr de chaleur et se jeter dans tous les ennuis d'un temps de guerre et de révolution. Cette dernière objection, au reste, est peut-être plus à mon usage qu'au vôtre et ne doit influer en rien sur vos projets et sur vos décisions. Je suppose que, dans quatre ou cinq jours, on verra l'avenir un peu moins embarrassé qu'en ce moment. Comme nous ne pouvons agir ni l'un ni l'autre, le mieux est d'attendre.

Adieu, mon cher Panizzi ; je regrette de ne pas être présent au moment solennel où vous remettrez les clefs du British Museum et prendrez congé du gorille.

XCII

Paris, 15 juillet 1866.

Mon cher Panizzi,

Hier, contre l'attente générale, mais M. de Boissy aidant, par un discours qui a ennuyé et choqué tout le monde, la discussion du sénatus-consulte a eu lieu, et tout a été bâclé en une heure de temps, au lieu de durer trois ou quatre jours comme on l'avait prévu. Il s'ensuit que je suis libre, et que je pourrais partir pour Bloomsbury square jeudi ou tout autre jour à votre choix. Répondez-moi, au reçu de cette lettre, le jour qui vous conviendrait après mercredi. Dans le cas où vous auriez quelque partie de campagne, dîner ou toute autre affaire, le jour ne me fait rien. Dites-moi par quel train je dois partir ; car vous êtes plus fort en ces matières que Bradshaw lui-même.

Ici, personne ne s'étonne que l'Italie soit retenue par son traité avec la Prusse ; mais ce qu'on n'aime pas, c'est que, à Milan, on jette des pierres dans les fenêtres du consul de France ; qu'à Livourne, on ait insulté des sœurs de la Charité françaises, et qu'en Sicile on ait maltraité l'équipage d'un bâtiment marchand français. Je ne parle pas des portraits d'Orsini exposés à Milan et ailleurs. Je n'ai garde de croire que ces aménités soient du fait du gouvernement italien ou de la nation. Elles sont l'œuvre du parti mazzinien ; mais le gouvernement le ménage un peu trop, et finira par s'en trouver mal. Quant à croire que l'empereur veuille garder la Vénétie pour lui, ou même la vendre, credat Judæus Apella.

Les négociations continuent et la guerre aussi, mais les premières plus activement que l'autre. Cependant il n'est pas improbable qu'il y ait encore une bataille pour disputer Vienne aux Prussiens. La grande question est de savoir ce que veulent faire les Hongrois. S'ils ne se soucient pas de se faire casser les os pour la maison de Habsbourg, tout sera fini dans quinze jours par l'aplatissement de l'Autriche ; sinon, cela peut durer encore longtemps. Aujourd'hui, on disait que la Prusse mettait un peu plus de modération dans ses prétentions. J'en doute fort. M. de Bismark voudrait tout terminer sans congrès, et il a raison. Je ne sache pas que, dans cette affaire, nous demandions rien pour nous, si ce n'est peut-être une rectification insignifiante de frontières du côté de Landau et de la vallée de la Sarre, encore la chose est-elle très incertaine. On a très sagement renoncé à envoyer le prince Napoléon en Italie ; mais c'est déjà une grande faute d'avoir songé à lui.

J'ai eu des détails curieux sur la bataille de Sadowa par un témoin oculaire. Un régiment prussien de trois mille hommes n'avait, le soir, que quatre cents hommes debout. Un bataillon saxon de onze cents hommes, dont était le fils de madame de Seebach, n'en avait plus que soixante-six ; ce fils a été tué. Le frère de la princesse de Metternich a été sauvé par miracle. Il paraît que le prince Charles de Prusse a révélé les talents d'un grand général. Rara avis in terris. Quant à M. de Bismark, il est mon héros. Il me paraît, quoique Allemand, avoir compris les Allemands et les avoir jugés pour aussi niais qu'ils le sont. La grande affaire, à présent, est de deviner si de tout cela résultera une révolution ou bien un ordre de choses nouveau, et quel ordre!

Adieu, mon cher Panizzi ; à bientôt, j'espère! La grande chaleur me fait du bien, et je vais tolérablement.

XCIII

Saint-Cloud, 12 août 1866.

Mon cher Panizzi,

« Dites à M. Panizzi que, s'il passe par Paris, il sera obligé d'aller dans une auberge, et que je lui saurai gré de me donner la préférence. » Voilà ce que l'impératrice m'a chargé de vous dire hier.

L'empereur est beaucoup mieux depuis son retour de Vichy. Comme il est très nerveux et que, depuis le commencement de la guerre, il n'a fait aucun exercice, il était agacé et échauffé. Un jour de beau temps le remettra. Mais, au lieu du beau temps, c'est l'impératrice du Mexique qui lui tombe sur les épaules. Elle est venue hier in fiocchi, à Saint-Cloud. J'ai été frappé de sa ressemblance avec Louis-Philippe.

Il paraît qu'il y a encore bien des nœuds à raboter dans les affaires d'Allemagne et d'Italie. L'ordre de concentration pour l'armée de Cialdini a été un euphémisme assez habile pour arriver à l'armistice et par suite à la paix. Il me semble que la grande affaire à présent, c'est de remettre de l'ordre dans les finances et dans l'administration. Quelques lieues de territoire de plus ou de moins ne valent pas la peine de se battre, et de risquer son gain.

Les épaules de madame de Montebello sont toujours admirables. Elle a été sensible à votre souvenir et vous en remercie. Elle se promenait un jour au bois de Boulogne avec une chienne de chasse non-muselée. Un des gardes veut confisquer sa bête, qui était en contravention. Madame de Montebello lui dit, avec les yeux tendres que vous lui connaissez : « Ah! monsieur, mais c'est la femme du chien de l'empereur! »

On m'a invité pour Biarritz, mais je ne sais quand j'irai. Ma lettre, celle dont je vous ai parlé, a fait assez bon effet, car on m'en a cité un aphorisme qu'on avait retenu. A ce propos, il m'arrive une drôle de chose : M. Rouher, hier, m'a demandé si on m'avait dit quelque chose qui me concernait. «  — Rien ; qu'est-ce? — C'est qu'on vous donne la plaque de grand officier. Il paraît qu'on veut vous faire une surprise. » J'ai été un peu stupéfait. Puis j'ai dit que j'étais très sensible à l'honneur et à la marque de bienveillance, et j'ai ajouté : « Ne vaudrait-il pas mieux cependant faire un emploi plus politique de cette distinction? Cela ne changera rien à mon dévouement. Cela peut en donner à d'autres. De plus, je suis le plus oisif et le plus inutile des hommes. Je me considère comme très heureux. Je vis dans mon trou et dans ma robe de chambre ; que ferais-je d'une plaque? » Là-dessus, on m'a dit des banalités obligeantes et fait promettre le secret. L'impératrice ne m'a rien dit, et je n'ai pas osé broach the matter. Margaritas ante porcos. Qu'en dites-vous?

Adieu, mon cher Panizzi. Il fait un temps affreux, très mauvais pour l'agriculture.

XCIV

Saint-Cloud, 19 août 1866.

Mon cher Panizzi,

Je suis toujours ici et je n'en ai bougé, le 15 août moins que jamais. L'impératrice a regretté que vous ne fussiez pas venu passer la matinée avec elle et souhaiter la fête à l'empereur et au prince. Elle vous en voudra fort et vous menace d'une apostrophe à la seconde colonne du Times si, en repassant, vous ne venez pas lui faire visite à Paris. L'empereur est beaucoup mieux ; voilà deux jours qu'il sort et se promène. Il a repris son train de vie ordinaire, quoiqu'il soit encore repris de temps en temps de petites atteintes de fièvre. Je pense qu'un peu de chaleur aidant, il serait tout à fait bien.

On est toujours fort pacifique. Je ne pense pas que, de votre côté, on insiste pour quelques lopins de montagnes. L'important est d'avoir une frontière stratégique. Quelques années de paix vous feront plus puissant qu'une guerre qui vous donnerait quelques lieues de territoire contesté et contestable. D'ici à longtemps, je crois que le ci-devant empire ne vous gênera pas. Il est disloqué par la guerre et probablement la paix le disloquera encore davantage. La grande affaire est de mettre de l'ordre dans les finances et d'approprier aux mœurs italiennes les institutions militaires de la Prusse, qui paraissent aujourd'hui le τὸ καλόν. Nous avons, nous, bien des réformes à faire de ce côté-là, et beaucoup à apprendre. Avec l'amour de la routine qu'on a dans ce pays, la chose ne sera pas très facile.

Je suis invité à Biarritz, si Biarritz il y a, ce qui dépend de plusieurs futurs contingents. Pourtant il est fort probable que, vers le commencement de septembre, je ferai l'ornement de la terrasse que vous connaissez. Le temps est redevenu, sinon tout à fait beau, du moins tolérable, et nous faisons de grandes promenades à pied et en voiture.

Hier, nous sommes allés donner des prix aux filles de sous-officiers décorés, qu'on élève aux Loges, près de Saint-Germain. Elles ont chanté très faux et nous ont montré des exemples d'écriture et des livres tenus en partie double. Il y en avait deux cent douze presque toutes laides. Sa Majesté en a embrassé une, et le courage lui a manqué pour les deux cent onze autres. Le prince a remis de sa main les prix aux lauréates, avec un sérieux et un aplomb admirables.

Le soir, on lit et on cause. Nulle étiquette. On dîne en redingote. Nous sommes menacés d'un gala et d'un dîner avec Sa Majesté mexicaine. On lui donnera à manger ; mais je ne crois pas qu'elle obtienne de l'argent ou des troupes. Je ne serais pas surpris si, d'ici à peu de mois, Maximilien abdiquait. Viendrait alors la république, ou plutôt l'anarchie, suivie de près, je pense, par les Yankees, la Lynch Law et une colonisation anglo-saxonne. On me fait chercher pour la promenade, je n'ai que le temps de vous serrer la main. Adieu, mon cher Panizzi. On m'a donné la plaque en question, ou plutôt la patente.

XCV

Paris, 28 août 1866.

Mon cher Panizzi,

Hier, j'ai quitté Saint-Cloud pour venir prendre mes derniers arrangements avant Biarritz. J'ai laissé tout le château en bonne santé. Il n'y a plus personne à Paris, tout le monde est en villégiature ou bien aux conseils généraux. Par conséquent, on ne fait pas de politique.

L'impératrice du Mexique est partie très peu contente de sa visite à Paris, et particulièrement furieuse contre M. Fould, à qui elle a demandé de l'argent et qui n'a pas voulu lui en donner. Elle va à Miramar, probablement pour y préparer son installation. Personne ne doute qu'elle n'y soit bientôt rejointe par Maximilien, qui ne se soucie pas d'attendre à Mexico le départ des troupes françaises. Le mari et la femme paraissent irrités contre le maréchal Bazaine. On prétend qu'il veut être, lui aussi, empereur ou président du Mexique, et il y a des gens qui croient la chose faisable, tout étant possible chez ce peuple-là. Si j'en juge par les échantillons que j'ai vus à Saint-Cloud, ce sont des mammifères plus voisins du gorille que de l'homme. Les Yankees seuls parviendront à les dompter au moyen de la Lynch Law et des procédés civilisateurs qu'ils savent pratiquer.

Pourquoi a-t-on rappelé Mazzini? Ici, cela n'a pas fait un bon effet. On s'attend à de sérieuses difficultés au sujet de Rome. Est-il vrai que le pape et Antonelli lui-même soient devenus plus traitables? Dites-moi dans quel état vous trouvez les esprits et si on pense à constituer plutôt qu'à défaire? Lorsque j'ai parlé à mon hôte de Saint-Cloud du cadeau qu'on allait lui faire « d'objets d'art enlevés à Venise », il a daigné rire beaucoup et a demandé de qui je tenais la nouvelle? En ce qui nous touche, il n'y a pas un mot de vrai et je doute beaucoup du reste. Les Autrichiens sont bien plus curieux d'argent que de tableaux, et c'est, je pense, ce qui sauvera les Titien et les Paul Véronèse de l'Académie de Venise.

J'ai dîné samedi, en culottes courtes, avec la princesse *** et son époux. Elle ressemble beaucoup à la reine ; mais elle a des jambes, elle est très jeune et a l'air aimable. Le consort a l'air de n'avoir pas inventé la poudre. L'empereur était in fiocchi, avec la Jarretière au genou. Le petit prince a été très aimable et a fait une cour assidue à la princesse.

Nous venons d'avoir trois jours de beau temps. Aujourd'hui, un orage a ramené la pluie. Je n'ai jamais vu de plus triste été ; j'espère que vous êtes mieux traités de votre côté des Alpes. La princesse Mathilde est à Belgirate sur le lac Majeur jusqu'à la fin de septembre. Elle dit qu'elle espère vous voir, si vous passez dans son voisinage.

Adieu, mon cher Panizzi ; portez-vous bien et ne m'oubliez pas. Dites-moi candidement où vous aimez mieux vivre, en Italie ou en Angleterre?

XCVI

Biarritz, 8 septembre 1866.

Mon cher Panizzi,

La paix durera-t-elle, et que fera-t-on du côté de Rome? Ici, comme vous pouvez bien vous le représenter, nous ne savons absolument rien. L'affaire même de la démission de M. Drouyn de Lhuys est demeurée pour nous à l'état de mystère. Ce qui me paraît probable, c'est que nous allons quitter Rome, et qu'il va en résulter un cri de douleur parmi tous nos dévots. Que vont faire vos volontaires? Je n'en sais rien. Le mieux serait de demeurer tranquille et de laisser le malade mourir de sa belle mort, accident qui me paraît à peu près inévitable, tandis que la plus petite persécution peut lui rendre un peu de vigueur. C'est toujours le cas avec les femmes et les prêtres.

Nous avons ici une chaleur assez forte avec des orages, qui ne rafraîchissent l'air que pour quelques heures. On attend l'empereur, la semaine prochaine, ainsi que la reine d'Espagne, qui viendra nous faire visite avant de retourner à Madrid. Madame de Lourmel est à la villa et se rappelle à votre souvenir, ainsi que Varaigne. Nous mangeons force ceps à l'ail et des pêches gigantesques ; nous allons nous promener le long de l'Adour ; enfin nous menons une vie très confortable et très peu agitée.

Je lis, lorsque je ne dors pas, un livre dont malheureusement je n'ai qu'un volume. C'est Burchard, qui parle beaucoup trop du cérémonial et pas assez des mœurs privées et publiques. A ce propos, comment faire pour me procurer l'ouvrage complet?

Adieu, mon cher Panizzi ; soignez-vous et ne vous persuadez pas que vous ne pouvez vivre qu'à Londres. J'espère que la plage de Cannes ne vous effrayera pas et je vous garantis qu'elle vous fera du bien.

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