Lettres d'un satyre
IX
ÉRÈBE
Voici ma vie, pendant ces deux mois, mon cher ami, et quoique vous ne m'ayez point donné de vos nouvelles depuis longtemps, je vais vous la conter, pour provoquer vos conseils. Les jeunes gens et les dieux éternellement jeunes, ont besoin de remontrances des sages, et vous êtes un sage, vous qui ne méprisez pas les satyres. Cet état, vous le savez, a bien des inconvénients et leur nature insatiable les expose à de fâcheuses aventures parmi les hommes plus enivrés de l'idée d'amour que de l'amour lui-même.
On célèbre, paraît-il, à Turin, des sortes de jeux olympiques où se réunissent pour disputer des coupes ciselées et des couronnes au feuillage divers les envoyés du monde entier. Un entrepreneur de spectacles, qui voyageait par ici, s'est épris de la frimousse (comme il dit) de Cydalise et l'a priée de venir représenter les déesses sans voiles devant les peuples assemblés. Il suppose qu'un beau corps est toujours la suite d'une belle figure et je dois vous confier que cette fois il ne s'est pas trompé. Cydalise est comme moi, elle n'a pas beaucoup de pudeur et même elle jugerait criminel de cacher obstinément aux yeux ce que le Plasmateur suprême des hommes et des satyres a formé pour le plaisir des yeux. Elle a donc accepté (depuis, elle m'a conté en riant que le tyran de ce pays, que j'ai connu plus humain, loin d'alléger les draperies des déesses, les exige bien opaques et bien lourdes; mais c'est un point secondaire dans l'histoire, passons), sans se dissimuler qu'il y avait la question moi, qui l'embarrassait beaucoup. Elle redoutait pour son cher Antiphilos, disait-elle, toutes sortes de dangers, et Antiphilos, qui préférait rester à Toulon, s'empressa de manifester à l'idée du voyage une joie scandaleuse. Donc, elle m'a laissé ici, en me promettant, ce que son entrepreneur lui a accordé, de revenir toutes les semaines passer un jour avec moi.
Elle est revenue fidèlement, comme elle l'avait arrêté, rapportant à chaque voyage quantité de monnaies d'or aux effigies les plus variées: je n'aurais jamais cru que l'univers comptât tant de tyrans. S'ils se font la guerre, comme c'était la coutume autrefois, dans quel état doit être la terre, ô maître de l'Olympe? Je suis le gardien de ce trésor, qui s'accroît beaucoup. Je ne sais pas encore bien ce qu'on peut faire avec de l'or, moi, j'ai d'autres moyens de persuasion, mais Cydalise le sait et je me contente de remplir mon office qui est de fourrer tout cet or dans un sac, de le céler et de me taire.
J'ai d'autres moyens de persuasion. Ils sont visibles dans l'éclat de mes yeux qui ne sont pas, comme dit le poète, «durs, brillants et tristes», mais doux, brillants et joyeux, des yeux d'amant, des yeux d'aimant, des yeux qui attirent les cœurs et les yeux, comme font des saphirs la pierre magique. Vous avez deviné que ma conquête du café de l'Amirauté est tombée dans mes bras et qu'elle s'y est plu. Elle est loin d'être aussi belle que Cydalise et ne m'apporte guère que le plaisir de la variété. Pourtant, elle aussi connaît les règles du jeu et toutes ses finesses. Ce qui l'exalte surtout, c'est l'idée de tromper Cydalise, qu'elle connaît et qui n'a pas voulu se lier avec elle. Pourvu, ô dieu qui as des ailes aux talons, qu'elle n'aille pas se vanter de sa bonne fortune! Je ferai un sacrifice à Harpocrate pour qu'il pose un sceau sur ses lèvres. En attendant, je l'ai appelée Erèbe, elle ne sait pas pourquoi. Son corps est pareil à ces flambeaux, dorés, mordus de noir, que je me souviens d'avoir vus à Ephèse après l'incendie. Comme nous errions l'autre soir sur le port, un matelot chantait:
Elle se mit à écouter et à rire:
—«Trouves-tu, Satyros?
—Oui, Erèbe.»
Je ne lui ai pas fait de confidences, mais elle a vu sculptée à la poupe d'un navire grec une tête de satyre qui me ressemblait et un matelot lui a épelé le nom dont elle me qualifie. Cela m'amuse. Les Oréades de Phrygie m'appelaient parfois ainsi, en manière de provocation et elles avaient bientôt imprimé sur la terre une figure callipyge qui disait ma victoire. O douce terre de Phrygie!
Tout de même, je l'ai priée de garder bien ce nom pour l'intimité, car les satyres ont de plus en plus mauvaise réputation dans ce pays, dont j'enrage. Erèbe n'a-t-elle pas eu l'idée, l'autre jour, d'acheter et de me lire un journal orgueilleusement appelé Le Journal des Satyres:
—«Ah! Ah! voilà un journal pour toi! Il n'y manque que ton portrait.»
Par Apollon! Quelles incohérences! quelles niaiseries! Quelle idée se font-ils d'un satyre, les esclaves qui ont rédigé cette feuille? Malgré mon naturel débonnaire, je me suis mis en colère et contre le journal et contre les archontes qui ont, paraît-il, jeté les esclaves à l'ergastule. Ce ne sont que des sots. A peine méritaient-ils la punition dont Priapos menace les larrons du verger: inrumabo! J'ai expliqué cela à Erèbe: elle est devenue sérieuse. Nous avons parlé d'autre chose.
Cydalise, voilà à quoi tu exposes ton satyre familier, en le laissant errer par les rues, cependant que les éphèbes olympiques vident en ton honneur les coupes ciselées remplies d'un vin noir. Erèbe n'aime que le champagne. Moi je suis toujours fidèle à mon lait qui a goût de papier et, quand Erèbe s'en étonne, je lui dis que le lait est le vin des satyres. Elle prend vite une figure souriante: c'est sa manière de faire croire qu'elle a compris.
Quand Cydalise revient, nous passons tous nos moments chez nous, les jours comme la nuit. Ainsi j'évite les rencontres et les explications, qui me feraient perdre la tête, car toute ma diplomatie consiste à prendre la fuite et à m'aller cacher dans un tronc d'arbre. Comme je me sens empêtré par votre civilisation et que les femmes sont déraisonnables! Elles appellent cela de la trahison. Mais je les aime toutes, moi. Est-ce que toutes ne m'appartiennent pas, puisque je puis toutes les satisfaire? Elles ne savent pas encore, ni vous peut-être, ce que c'est qu'un satyre, que cette force de la nature déchaînée par le désir. Il faudra que Cydalise en prenne son parti et qu'elle admette que les satyres ne sont pas faits pour la fidélité et que le caprice est divin.
O caprice, diversité des formes sous la règle éternelle, caprice aux yeux changeants!
Caprice, fille gracile aux seins d'airain, matrone où trône l'automne et toutes ses couleurs!
Caprice, nymphes barbouillées de mûres, au dos d'argile, aux joues balafrées par les ronces, pures ou impures comme la terre, et des feuilles sèches sonnent dans leurs cheveux emmêlés!
Caprice, les jeunes bergers fuient vers la chaumière, et les bergères se prennent par la main, criant comme des poules qu'un renard a surprises, et se retournant pour rire entre deux cris!
Caprice, odeur amère des fougères, odeur des épaules sous les saules et des jambes dans les ruisseaux qui charrient encore l'écume blanche d'avoir baigné la fille de Latone!
Caprice, etc.
Que ce lyrisme ne vous surprenne pas. C'est l'été qui me monte à la tête.