Lettres d'un satyre
III
L'APRÈS-MIDI D'UN FAUNE
Enfin j'ai une occasion pour vous écrire et vous dire encore un chapitre de mes aventures, puisque je sais que vous les avez fait connaître aux hommes. Les dieux comme la nature n'existent qu'au moment que vous en parlez, que vous y pensez, et sitôt que votre attention se détourne des choses divines, ils retombent dans l'obscure immensité panthéiste, où leur vie s'écoule muette, profonde et végétative. Je participe des dieux, j'ai vécu cette vie. Je participe des hommes, et je connais les joies humaines. Hélas! Elles m'ont été si parcimonieusement mesurées par le destin, en ces derniers temps, que je ne sens presque plus mon humanité. Cela fait que je suis triste, oui, triste, malgré les yeux changeants qui me regardent en ce moment d'un air de reproche, malgré les joues un peu rosies par le fard et maintenant un peu pâles qui se frottent à mon vieux cuir immortel et poilu. J'ai goûté, depuis trois ans, plus d'amertume que dans le reste de mes jours. La solitude m'a empoisonné le cœur, et si des temps pareils, ou pires, qui sait? devaient revenir pour moi, j'en serais réduit à implorer des dieux mon rappel à l'Olympe, mon retour à la condition paternelle. Ah! renoncer aux femmes! Les dieux ne descendent plus sur la terre et je crains les déesses. Quelle figure, parmi elles, ferait le pauvre chèvre-pieds?
Mais ne suis-je pas né pour être heureux? Cydalise, quand je dis cela, me traite de satyre romantique, et quoique je ne comprenne pas bien, je sens que cela signifie qu'un tel rêve est devenu un peu chimérique. Foin de la chimère! Nous ne comprenons pas le bonheur de la même manière, moi et vos philosophes. Je ne mourrai qu'avec la nature, ce n'est qu'avec elle seule que je dois m'accommoder. Les saisons m'importent plus que les métaphysiques. Pourquoi le temps ne reviendrait-il pas des anciennes libertés faunesques? La porte des bercails ne sera pas toujours aussi bien fermée et Vénus, qui semble s'oublier en des amours particulières, se souviendra encore de sa mission universelle. C'est un fait que les nymphes n'habitent plus les bois et que je n'ai pu, depuis trois ans, capter aucune fille, mais Cydalise a réconforté le vieux Faune solitaire et l'espoir des vendanges est rentré dans mon cœur. Ne croyez pas ce que je vous dis aux premières pages de cette lettre. C'était un reste des mélancolies que je n'ai pu partager avec personne. Maintenant que vous les avez ressenties comme moi, je ne les ressens plus. Que fait le passé à qui tient le présent!
Cydalise est descendue du chariot de Thespis pour venir à moi. Sa profession est de déclamer devant les peuples les vers des poètes. Elle me cherchait, c'est qu'elle m'avait déjà trouvé, comme disent des vers qu'elle m'a récités et qui s'appliquent évidemment à ma divinité, toujours présente et toujours active. Cydalise ne l'a pas invoquée en vain. Le dieu millénaire a toujours la jeunesse de ses désirs et les désirs de sa jeunesse. Les faibles hommes trahissent les femmes, bien des femmes me l'ont avoué, les satyres jamais, elles l'ont reconnu, frémissantes et rougissantes, trop tard aussi pour leur bonheur, dirent quelques-unes. Rêveuse et libertine, Cydalise aime à dire des poèmes entre deux délires. Elle commence d'une voix un peu essoufflée par la course divine, s'exalte puis peu à peu tombe en une sorte de tremblement précipité qui s'achève dans mes bras, plus rapide encore. Aussi, je sais plutôt les premiers vers que les derniers, qui meurent dans un murmure sans paroles. Je me souviens d'une aventure pareille, jadis, en Campanie. J'aimais une esclave grecque d'une merveilleuse beauté qui venait me retrouver tous les soirs, et qui tous les soirs voulait me chanter la première idylle de Théocrite, pour me montrer que sa voix était aussi pure que son corps oint d'huile de lavande. Elle n'eut jamais la force d'entamer le troisième vers. «Doux est le murmure du pin près des fontaines, chevrier, doux le son de ta flûte…» Sa voix s'évanouissait à Τυρίσδες. Peut-être ne se souciait-elle pas, comme dit Esope, de lâcher la proie pour l'ombre. Les dieux soient loués! La gaieté me revient avec ces lointains souvenirs qui se rejoignent si doucement au présent, à travers les siècles. Celle-ci sait mieux résister à la violence du désir: elle prépare avec plus d'adresse le dénouement dont elle sait prolonger les syllabes plaintives. Les hommes ne lui ont pas donné une mauvaise éducation: peut-être m'attacherai-je à elle plus qu'à toutes les autres, quoique ma nature me pousse toujours vers de nouvelles découvertes. Les femmes de cette sorte sont si rares!
Mais il y a des repos forcés à l'amour, et les honnêtes satyres eux-mêmes les respectent, car ils ont en horreur le sang, comme les larmes. Un de ses jours de langueur, elle vint avec un livre, et, souriante encore parmi sa tristesse résignée, elle se mit à lire, tout haut, sans autre explication: L'Après-midi d'un faune. Miracle! Bercé à ces rythmes inégaux comme une course dans les collines boisées, j'avais presque autant de plaisir à contempler ses lèvres mouvantes qu'à les tenir enfermées dans les miennes. Puis elle m'expliqua le poème comme jadis les philosophes dans les académies.
Et je me voyais à mesure surgissant d'entre les saules du bord de l'eau, l'oreille aux aguets d'ébats que je désirais et que je ne voyais pas. Je me souvenais, c'était une de ces après-midi excitantes et chaudes, telle que je n'en ai pas eu depuis longtemps, j'avais entendu la rivière clapoter un peu, comme au jeu d'un corps qui s'y plonge et j'allais fuir, car je crains l'homme ennemi, quand je crus voir au bord des cheveux flottants, touffe de chanvre tenue d'un lien de jonc. Je guettai. Si c'était une femme, partie d'un petit jardin de roses, elle reviendrait là, et la haie était transparente et la maison assez haut vers la colline. Je guettai longtemps. Las, je me mis en quête. Je ne voyais rien. J'entendais des rires maintenant. J'imaginai beaucoup de choses, celles mêmes que le poète avait dites. Oh! les prendre! Elles sont au moins deux, puisqu'il y a des rires. Des rires, des jeux, des caresses légères. C'est là. On se tait. M'a-t-on deviné? Non. Le plaisir médite avant d'éclater. Et moi? Mais si vous connaissez le poème, vous connaissez aussi mon agitation, mon inquiétude irritée, hennissante, toute effarée, toute étourdie. Un homme se leva, parmi les arbres d'en haut.
—«C'était lui, dit Cydalise.
—Lui?
—Le poète.»
Et elle baisa son nom sur la première page du livre.
—«C'était donc lui?
—Assurément.
—Je pris la fuite.
—Fuir! Mais il te voyait, il aurait voulu s'approcher de toi. Songe, il te ressemblait, autant qu'un homme peut ressembler à un dieu, et nul ne fut jamais plus près des dieux par l'esprit. Le fuir, lui, ton frère en ingénuité!»
Voilà l'aventure telle que je viens de l'apprendre. Cydalise me dit que je dois en être très fier. Elle m'a fait apprendre par cœur trois vers de ce divin poème, afin que je n'aie pas l'air d'ignorer tout de mes fastes:
Ingénuité, encore. Mais rien ne me convient davantage.
J'ai fait un marché avec Cydalise. Je lui permets de vous envoyer des baisers. Recevez-les. Elle me permet de vous faire ou plutôt de vous renouveler une prière. Ne permettez pas qu'on appelle satyre les vilains hommes qui éventrent les petites filles. Un satyre est incapable de tels forfaits. Toutes celles que j'ai rencontrées ont été fort contentes de moi et leurs baisers, innocents comme la nature, m'ont remercié fervemment des mille petits jeux que je leur ai appris.
Satyre.