← Retour

Lettres d'un satyre

16px
100%

X
DIOGÈNE

Toulon, 15 juillet.

Je suis certainement heureux, mon cher ami, depuis que je suis un faune domestiqué; je ne connais plus le froid ni la disette, ni l'absence d'amour, ni l'hostilité des hommes, ni la morsure des chiens; mais il se mêle à mon bonheur je ne sais quelle honte et je ne sais quelle limite. J'ai le sentiment que ma divinité diminue: l'homme croît en moi, étouffe peu à peu mon ancienne nature, qui était le Désir! J'ai la nostalgie du désir! Je désirais les fruits, je désirais les feuilles, je désirais les femmes et quand tout cela est venu vers moi, je ne rêve plus que d'être nu et affamé dans un désert. Oh! que la solitude a d'attraits pour qui vit au milieu des hommes!

Le phrygien Esope (j'ai connu ses frères et ses sœurs, qui étaient beaux et stupides) a écrit une fable pour montrer que la liberté est le premier des biens. Je l'ai entendue dans le grec de mon enfance, et des petites filles l'ont apprise par cœur sur mes genoux. Elle est vraie et elle est fausse, comme toutes les inventions des hommes. La liberté est un fardeau qu'on souhaite poser à terre, quand on ne connaît pas autre chose, et il y a dans l'esclavage le plus heureux des civilisations je ne sais quelle amertume qui resserre le cœur. Jadis mes tristesses elles-mêmes étaient des sortes de joies où ma vie se dilatait et s'exaltait. Elles étaient une transformation momentanée des puissances de mon être et quand j'avais rencontré par hasard une créature avec qui les partager, elles grandissaient dans le silence voluptueux des nuits jusqu'à s'égaler à l'immensité même du monde. Je souffrais parfois, je ne m'ennuyais jamais. Quel est ce nouveau mal dont j'ai appris l'existence, comme j'en apprenais le nom? Un jour, j'ai vu que les choses se décoloraient autour de moi et que les yeux des femmes se ternissaient à mon approche comme un miroir de métal. Je ne m'intéressais plus à rien, je rêvais de pays qui n'existent pas. Mon passé même, si riche de toutes aventures, ne pouvait fixer mon souvenir sur un point de son histoire et mon désir endormi ne se réveillait pas pour les amours futures.

Cela n'a duré que quelques jours, mais j'en suis encore malade et je sens que je n'en guérirai jamais. C'est le retour de Cydalise qui m'a rendu à moi-même et depuis qu'elle est repartie, je supporte ma vie sans m'y plaire. Erèbe m'a lassé, je suis seul, et c'est en vain que Déidamie, une petite Grecque, se met sur mon passage quand je vais voir mes amis qui boivent de l'eau verte. C'est une amie d'Erèbe, qui m'a légué aussi un vieux marchand de syllabes qui lui écrivait ses lettres d'amour pour la récompenser de venir assister à sa toilette. Elle lui secouait dans la figure sa chevelure poivrée d'où tombaient un tas de mots qui ne l'étaient pas moins. Erèbe l'appelait son secrétaire et moi Diogène! J'en ai entendu des débats, l'un voulant mettre en termes dignes du Portique les secrètes pensées d'Erèbe, l'autre les lançant à la volée, toutes nues ainsi qu'Aphrodite sortant de l'onde et beaucoup moins pudiques! Qu'il était comique en cette lutte, mon vieux Diogène; mais je fus froissé d'y apprendre qu'Erèbe trafiquait de ses charmes, inconsciente comme le Destin. Comment j'ai rompu avec elle est un épisode insignifiant. J'ai appris quelques jours plus tard qu'elle était partie avec un Anglais voyageur, qui n'aime pas à considérer tout seul les sites ensoleillés. Diogène éploré m'apporta la nouvelle et resta. Il assiste à ma toilette et attend mes discours du matin, mais c'est moi qui le fais parler.

Ses propos sont plaisants et amers. Je m'en suis amusé d'abord, mais bientôt sa parole désabusée m'a fait réfléchir plus qu'il n'aurait fallu sur moi-même et sur la vie, et c'est peut-être cela, j'y songe, qui m'a rendu malade. Il n'est pas surprenant qu'il soit désenchanté, car il est vieux et pauvre, réduit à fréquenter un monde qui contrarie ses instincts et ses habitudes. Je l'ai peut-être mal nommé Diogène; il est plus mélancolique que cynique et plus résigné que dépravé. Si peu que je me connaisse en vêtements et en modes, il m'a paru habillé avec une sorte de recherche surannée, pauvre et triste. Ses cheveux ont la couleur du chanvre qu'on voit rouir dans les mares au milieu des prés; ils sont décolorés comme son âme. Son linge en papier est toujours fort blanc, son teint est rose, ses mains fines, ses yeux doux et indécis; et ses lèvres charnues lui donnent un air de bonté et de sensualité innocente.

Il y a ici des prêtres de Jupiter qui ont cet air-là, mais quelques phrases grecques qui lui ont échappé m'ont dévoilé l'ancien professeur d'éloquence ou le philosophe. J'écoute maintenant, sans effroi, ses explications de la vie et même j'y trouve un plaisir d'initié; tantôt il me semble entendre un bacchant et tantôt un mithriaque et tantôt encore un homme entre deux vins. Le vin, qui me rend fou et que je n'aime que dans les grappes, lui donne de la hardiesse. Quand il est là, j'en fais toujours quérir un flacon couleur d'ambre ou couleur de roses nouvelles, qui du moins me réjouit la vue, et j'écoute en me brossant le poil et en limant mes cornes, car je n'ai plus de secrets pour lui.

Comme Erèbe, il m'appelle familièrement Satyros, et je trouve cela tout naturel. C'est elle qui fut le sujet de notre premier entretien ou plutôt de son premier discours:

«Ce qui me plaît dans cette femme, c'est son désintéressement. Elle ne vend sa peau que pour mieux la donner, c'est sa faiblesse. Elle a un merveilleux appétit de luxure et ne peut le satisfaire qu'avec celui qu'elle a choisi. Ceux qui la choisissent ne trouvent qu'une servante d'Aphrodite. Si elle était riche, elle serait la plus honnête des femmes et ne prendrait ses amants que parmi ceux qui ressemblent le plus à des dieux. Même en amours, la richesse est un grand privilège. Cela fait qu'il y a deux races sur la terre qui se créent et se recréent sans cesse, la race soumise au destin et celle qui le surmonte. Vous entendrez dire le contraire de ceci par le monde. Ce ne sont que sornettes. Ecoutez la voix d'un homme que le destin écrase et qui, pour se rapprocher d'une femme qu'il aime, s'est fait son esclave domestique. Elle reviendra, je sentirai encore l'odeur de sa chevelure et celle de son dédain. Je me suis ruiné pour Aspasie; il est juste qu'Aspasie me méprise.»

Je vous apporte assez fidèlement quelques-unes de ses paroles, mais je ne les ai pas bien comprises. Il me sembla d'ailleurs que son teint se colorait et qu'il penchait vers l'ivresse. Il ajouta des choses que je compris moins encore sur la volupté de la souffrance et les jouissances de l'abjection. Puis il me récita la déclamation de Théognis contre la pauvreté, achevant ainsi l'aveu de ses incohérences.

Il ne m'a point paru toujours aussi fou. C'est un malheureux puni par Aphrodite pour avoir abusé de l'amour (ce qui n'est permis qu'aux dieux), mais d'ordinaire elle lui laisse du relâche et sa conversation est moins déprimante. Si je vous raconte la suite de mes expériences, j'aurai sans doute à vous parler de Diogène. Mais vraiment, je suis patient, car il a bien abusé de moi.

Votre ami,
Antiphilos.
Chargement de la publicité...