Lettres d'un satyre
V
MÉTAMORPHOSE
Que d'aventures depuis ma dernière lettre, qui annonçait déjà bien des changements dans ma vie? Je crois que Cydalise est victime d'Aphrodite qui l'a rendue folle de moi:
—«Avant de te connaître, me dit-elle, je ne savais pas ce que c'était que l'amour!»
Cela me fait rire dans ma barbe, car Cydalise, quoique mortelle, m'a toujours paru fort experte en cette science immortelle que j'ai poussée assez loin pour être bon juge. Mais je ne dis rien. Comment riposter? Mon ironie divine s'arrête sur mes lèvres, car Cydalise me fait éprouver aussi je ne sais quel sentiment inconnu. Je ne puis me passer d'elle, voilà qui est certain, et cela ne m'était jamais arrivé. Elle m'est plus belle que toutes les femmes, plus verte que les vierges, plus fondante que les matrones parfumées. Avec elle je possède tout et je ne regrette rien, je monte plus haut que les dieux, au point qu'il me semble que, pour devenir plus qu'un dieu parfois, il faut cesser de l'être à chaque heure de sa vie. La vraie divinité est intermittente et se repose délicieusement dans le néant d'avoir été. J'apporte tant de choses dans l'amour que je n'avais jusqu'ici jamais demandé aux femmes d'être autre chose qu'un prétexte au déploiement de moi-même. Maintenant, je sens que Cydalise jette à mes pieds presque autant de richesse que moi: alors, pour n'être pas vaincu en munificences amoureuses, je lui obéis. Elle fait de moi ce qu'elle veut: quelle métamorphose!
Je ne pouvais me séparer d'elle et la saison rendait nos rencontres plus difficiles. Alors elle a eu l'idée de m'emmener à la ville:
—«Et puis, m'a-t-elle dit, je veux t'aimer parmi les hommes.»
Moi qui me souvenais des coups de fourche et des crocs des chiens, je demeurai muet, en la regardant avec terreur.
—«Tu as peur?
—Et comment te suivrais-je tout nu?»
Cydalise éclata de rire, se jeta à mon cou, et ce jour-là nous ne parlâmes plus de mon exode.
Un matin, je méditais tristement, songeant à fuir, pareil au sanglier qui emporte à son flanc l'épieu qui le blessa. Malgré mon amour, la vision lumineuse de femmes nouvelles commençait à emplir mes yeux, j'entendais leurs cris, leurs rires, leurs disputes et leurs moqueries anxieuses, quand Cydalise surgit au bord du sentier, portant un gros paquet qu'elle laissa choir, en même temps qu'elle-même. Sans m'adresser la parole, elle regardait alternativement le paquet, puis moi. Enfin, selon son habitude dans les cas embarrassants, elle prit le parti de rire. Maintenant elle se roulait sur la mousse, en proie à une telle crise de gaieté hystérique que sous son sein gonflé le corsage céda. Cela changea ses idées et la calma aussitôt. Dès que je lui vis un visage sérieux et inquiet, je m'approchai d'elle et, lui ayant baisé tendrement les yeux, j'attirai le paquet et je l'ouvris.
Les regards de Cydalise suivaient avec curiosité tous mes mouvements:
—«Oui, c'est pour toi. Je t'emmène à la ville.»
Vous avez deviné que c'étaient des vêtements d'homme. J'eus un moment de désespoir:
—«Mettre ça!»
Mais Cydalise me regardait, maintenant, avec tant de sollicitude que je murmurai, soumis comme un petit enfant:
—«Je veux bien.»
Alors elle battit des mains et nous allâmes vers la grotte. Il faisait assez frais et cela influa peut-être sur mon sentiment. Je me trouvai fort bien de toutes manières, quand j'eus revêtu ces habits qui m'avaient semblé d'abord de vilains instruments de torture.
J'avais chaud et il émanait de moi je ne sais quelle élégance humaine dont je fus aussitôt fier. Un marin m'a dit depuis que j'avais la grâce du roi nègre Ho-Papo, et il ne plaisantait pas: un roi est toujours un roi, un satyre est toujours un satyre. Avec le bon goût des femmes, Cydalise m'admira aussitôt. Elle ne s'en lassait pas, me faisait tourner comme une toupie, tapotait les plis et les poches. Elle ne fit la moue que devant la cravate bleue qui n'allait pas à mon teint, disait-elle, mais on verrait cela plus tard. Mes cothurnes étaient du cuir brillant le plus souple et ne me blessaient nullement. Un pétase rond emboîtait à merveille mes petites cornes recourbées et mon épaisse crinière. Elle mit dans la poche de mon gilet, en rougissant un peu, quelques pièces d'or et d'argent, puis:
—«Maintenant, tu es complet, mon amour; partons.
—Adieu, grotte où j'ai été heureux parmi le vent et les feuilles, et vous, arbres, ruisseaux, houx, adieu. Nature, adieu…»
Cydalise interrompit mes effusions, qui d'ailleurs me semblaient ridicules, maintenant que j'avais revêtu la livrée humaine, et nous réunîmes le contenu de la grotte en un paquet guère plus gros que celui qui avait contenu les éléments de ma métamorphose. J'aurais bien voulu sacrifier une dernière fois à l'Aphrodite champêtre, mais Cydalise me dit que le train n'attendait pas et nous gagnâmes la voiture qui, elle, nous attendait à l'orée de la forêt de pins.
Mes sensations, en ce début extraordinaire de ma vie nouvelle, furent trop confuses pour que je puisse trouver des mots qui les caractérisent exactement. Je voyageai un peu comme un animal que j'avais été jusqu'ici, mais un animal divin en qui les choses et les bruits laisseraient leur empreinte. Avec beaucoup d'application, je pourrais les déchiffrer, comme j'ai fait des phrases, dans mon premier livre de lecture, mais j'ai peur que le résultat ne vous donne rien de nouveau, et je remets à plus tard à coordonner mes émois, si je sens que cela en vaut la peine:
«Ainsi je participe de ces choses rapides que l'on voit passer dans les campagnes, plus légères que les cerfs, plus hurlantes que les loups…»
Vous voyez le genre. Ou encore:
«Me voici installé dans un de ces palais que l'on aperçoit groupés au loin dans les vallées ou sur les collines et d'où se propage un bruit confus et continu comme celui de la mer, etc.»
D'ailleurs, mes étonnements ne sont plus. Je demeure avec Cydalise dans une chambre qui donne sur la mer fleurie et où j'étouffe quand la fenêtre est fermée. Je ne la vois guère plus, ma divine amante, qu'au temps où notre couche n'avait pour rideaux que les branches des pins. Jamais elle ne rentre avant deux ou trois heures du matin et si lasse que c'est à son réveil seulement qu'elle pense à l'amour. Elle continue de réciter les vers des poètes devant le peuple assemblé, et après la séance publique, des amateurs de poésie réclament encore ses talents. Néanmoins je ne m'ennuie pas. Je regarde. Je ne vois pas encore bien. Mon bonheur est concentré dans Cydalise, et je fais la joie de ses jours.
Votre dévoué,