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Lettres d'un satyre

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XI
DÉIDAMIE

Monte-Carlo, 15 septembre.

Mon cher ami, je ne sais point comment cela s'est ordonné, mais Diogène m'a engagé dans une aventure qui ne laisse pas que de m'inquiéter un peu, encore que je croie que la protection des grands dieux ne me faillira point. J'allais beaucoup mieux, les espiègleries amoureuses de Déidamie, à laquelle j'avais enfin cédé, m'avaient distrait de l'ennui vague qui me tourmentait… Mais il faut que je vous la fasse connaître, en manière d'épisode, avant de vous faire le récit de ma redoutable aventure. Figurez-vous qu'elle est phrygienne, née sur les bords du Méandre, et si cela ne vous émeut pas, du moins vous comprendrez mon émotion en retrouvant l'amour d'une fille de ma terre natale! Mais les Phrygiennes ont toujours été inconstantes: Déidamie est le type même du caprice. La charmante fille! Elle était la maîtresse de la femme d'un archonte, elle-même fort belle, de la beauté que les hommes ont donnée à Pallas Athéné.

«Tu aimes tes pareilles, ô Déidamie aux yeux de violettes…»

Déidamie aimait ses pareilles et ses non-pareils. Que les femmes sont privilégiées! Elles mettent de la grâce dans tous les amours. Diogène m'expliqua que c'est ainsi qu'elles désarment la morale, puissance redoutée parmi les hommes et dont le soin est d'empêcher qu'ils ne prennent trop de plaisir à vivre. Déidamie m'a été enlevée quand je l'aimais encore. C'est un bon moment pour perdre une femme. Les regrets se transforment en agréables souvenirs, la satiété vous est évitée. Diogène m'avait prédit que cela ne durerait guère et qu'habituée aux cajoleries féminines, Déidamie, après les premiers jours d'étonnement heureux, se lasserait d'un être inexpert aux tendresses.

—«Vous ne saurez pas, me disait-il, entretenir la flamme qui dort dans ses yeux doux. Votre soufflet de forge l'éteindra au lieu de l'animer.

—«Je vous connais déjà, Satyros. Vous exciterez toujours les curiosités et vous les décevrez toujours. Votre carrière est le rapt, la surprise, l'étourdissement.»

J'avais envie de lui répondre qu'il y avait beaucoup de vrai dans ce jugement sur mon caractère, mais je ne dis rien, méditant sur la sagesse de mon compagnon et sa perspicacité. Cependant, je pensais à Cydalise, dont il ne connaissait pas l'histoire. Je la lui racontai et il fut surpris. Ayant réfléchi quelque peu, il me confessa qu'on avait beau connaître les femmes et en avoir classé les types dans son esprit, il s'en rencontrait toujours quelqu'une par qui les plus sûres théories étaient renversées.

—«Ce que vous me dites, Satyros, ne me contrarie pas, puisque cela m'instruit. La science des hommes et des femmes est un composé d'exceptions dont chacune est une règle. Aussi est-elle très longue et très difficile. Elle ressemble assez à la langue chinoise, dont les vieillards commencent à se rendre maîtres après soixante ans d'études et quand ils n'ont plus ni la force ni le goût de discourir. La vue s'affaiblit à observer les hommes et ce sont encore d'autres facultés qui s'usent dans la fréquentation des femmes, sans quoi d'ailleurs elles s'useraient également. Mais vous ne pouvez pas comprendre cela, vous qui fûtes pétri d'une argile immortelle et sans défaillance, et qui êtes l'image d'une jeunesse dont les illusions seraient des réalités.»

En disant cela, Diogène me considérait d'un air d'envie où il y avait de l'amour, de cet air qu'ont les pauvres devant les sébilles pleines d'or, comme j'en ai vu dans la rue derrière un grillage. Il reprit, comme sortant d'un songe:

—«Etes-vous vraiment immortel, Satyros? Vos maîtres et ceux des hommes, les grands dieux sont morts…

—Le destin m'a oublié, Diogène, et d'ailleurs je crois que j'ai des frères au fond de toutes les forêts, dans les antres de toutes les montagnes, au creux de toutes les vallées. Je ne les ai jamais vus, mais je les devine. Nous sommes les forces de la nature et si nous mourions, vous seriez condamnés à mort.

—C'est bien ce que nous sommes. Je crois que vous confondez l'immortalité et la perpétuité.»

Je ne répondis rien. Il m'est difficile d'entrer dans ces subtilités. La tête me tourne. Il me semble que mes cornes poussent au travers de ma tête. Cette fois il me considéra avec pitié:

—«Hum! Satyros, me dit-il, en revenant à des discours plus sensés, puisque Cydalise vous aime, pourquoi n'allez-vous pas la retrouver?

—Et vous viendriez avec moi, Diogène?

—Sans doute. Vous parliez du destin, puisqu'il a mis sur mon chemin un fils, ou même un petit-cousin des dieux immortels, croyez-vous que je puisse l'abandonner? Vous ne connaissez pas l'amitié, Satyros. C'est la vertu des hommes.»

Là-dessus, il me fit un long discours qui m'enchanta par la belle ordonnance cadencée de ses périodes. Je me crus transporté aux temps de mon enfance, je buvais son éloquence comme le lait de ma mère. J'étais ému, je pleurais d'attendrissement et je haletais à demi noyé sous ces flots harmonieux. Je suis Grec et sensible aux délices de la rhétorique. Ah! s'il avait parlé en grec, je lui eusse offert de partager avec moi ma divinité, mais je lui sus gré de sa discrétion et je l'embrassai. Ce fut le moment de nous jurer une amitié éternelle. Je passai le reste de la journée à me féliciter du nouveau bonheur qui m'était échu parmi les hommes. J'avais un ami, et sans bien comprendre les joies que cela devait m'apporter, je les tenais pour très grandes et toutes pareilles à celles que Diogène m'avait peintes dans son discours aux nombreuses fleurs.

Dès le lendemain, il vint demeurer avec moi. Il s'installa dans une chambre voisine que je fus heureux de lui offrir, comme il convient dans la vraie amitié, et il ne manqua pas de tenir compagnie à la frugalité de mes repas, dont il voulut bien se contenter. C'est alors qu'il me reparla de Cydalise, dont le portrait venait de surgir du fond de ses souvenirs. Je la lui dépeignis et il la reconnut tout de suite. Je me plaisais à ses entretiens. Parler d'elle la faisait revivre sous mes yeux et presque sous mes lèvres. Elle était plus près de moi, chaque fois que je prononçais tout haut son nom et il me semblait que la porte allait s'ouvrir devant elle.

Cydalise n'était pas revenue depuis près d'un mois et elle ne m'avait écrit que des lettres assez énigmatiques et qui ne me rassuraient qu'à demi. La dernière était un billet si court que je le lus d'un regard, comme on boit d'une haleine l'eau qu'on a cueillie au creux de sa main. J'avais été distrait de mon inquiétude par le caprice de Déidamie, mais maintenant que la petite Phrygienne était retournée dormir sur le sein de son amie, je pensais avec force à Cydalise. Diogène n'eut donc que peu de chose à faire pour me décider à l'aller rejoindre et, comme il devait m'épargner tous les ennuis du voyage, notre départ fut décidé, à la suite d'un nouveau discours qui me remua jusqu'au fond du cœur et eut raison de mes dernières hésitations. Nous fîmes nos préparatifs. Je n'oubliai pas le trésor dont j'avais la garde. Diogène s'en chargea.

Vous saurez la suite.

Votre ami,
Antiphilos.
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