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Lettres de Chantilly

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POUR ÉCRIRE « JE VOUS AIME »

Jusqu'à vingt-trois, vingt-cinq ou trente ans lorsqu'on n'est point né trop timide, tout va bien. On ne réfléchit qu'à demi, on se jette aux pieds des femmes, et on leur dit : « Je vous aime » avec une assez glorieuse allégresse. Non certes que l'on croie : « J'ai tant de grâce, je puis tout oser » — mais bien plutôt : « Bah! je suis jeune, j'ai le temps. Si à présent elle se moque de moi, il n'en sera sans doute plus ainsi dans deux jours, dans huit jours, dans six mois. En outre, il y en a tant d'autres… »

Puis le moment vient, peu à peu, de songer : « Si je ne séduis pas tout de suite celle que j'aime, si je la fais rire aujourd'hui, si je la manque en cet instant même, qui sait ce que demain me réserve? Demain j'aurai moins de cheveux et plus de rides, demain le rhumatisme ou la dyspepsie me guette… » De plus, les fringales irrésistibles du début se sont apaisées. Un homme, passé l'adolescence, s'accommode moins bien d'émotions mal venues ou imparfaites, de même qu'un civilisé, moins affamé, fait fi des mets grossiers qui plaisent au sauvage ou au paysan. Enfin, un amant qui n'est plus Chérubin voudra ne rien devoir à l'indulgence de son amie. Celle-ci le trompera, le bafouera, soit ; mais il faudra du moins qu'elle ne puisse pas se dire à elle-même, plus tard : « Peuh! il était si ridicule… » Et « la jeune dame » non plus ne devra se montrer ni vulgaire, ni choquante, ni trop sotte : faute de quoi, tout sera gâté. L'amour ira son chemin, mais sans élégance, sans finesse ; une fois mort, il ne laissera pas de souvenirs flatteurs, autant dire — soyons francs — pas de souvenirs du tout.

Aussi le délicat craint-il toujours un peu en réalité les scènes d'amour. Quelque ému soit-il, il redoute malgré lui les maladresses qu'il peut commettre, non moins que celles de sa bien-aimée. Il sait fort bien qu'à la moindre défaillance, dans l'avenir, il se rappellera : « Ce n'est pas étonnant! En telle circonstance, ne fut-elle pas déjà niaise, ou étrangement commune? J'aurais dû deviner qu'elle me déplairait un jour… » Quant à ses bévues, à lui, il n'ignore pas les beaux sujets de raillerie qu'elles peuvent fournir, et qu'un moment viendra où tout son prestige, s'il en eut, toute sa domination, tout son charme n'y résisteront point. Or, entre toutes les scènes d'amour, la plus périlleuse peut-être, celle où les chances d'erreur et de balourdise font frémir un homme d'esprit, celle qui est la plus difficile à réussir, mais celle aussi qui, conduite avec tact, a le plus de grâce, c'est assurément la scène angoissante et fugitive de l'aveu. Dire « Je vous aime » d'un ton juste, quand on tremble d'amour, il semble que ce ne soit rien. Mais quelle entreprise!

Je dois et je n'ose
Lui dire au matin…
La terrible chose
Que Saint-Valentin!

Le verbe aimer lui-même, d'abord, s'il est un des plus usités de la langue française, en est aussi l'un des plus chétifs et des plus laids. Aux yeux, rien de moins pittoresque. Regardez bien ce mot : aimer, aime ; ni court, ni long, il n'a point de style, il est mou, et la pauvre consonne m, qui le soutient à peine en son milieu, ne lui prête guère de vie. Pour l'oreille, c'est un son nasal et sans nuance, un son neutre, en qui seules des voix bien expertes de comédiennes savent mettre quelque musique. Que vous tâchiez, hors du théâtre, d'en faire autant, et vous prêterez à rire. Une femme spirituelle vous répondra justement que vous n'êtes pas sincère, que vous jouez un rôle. Si d'autre part vous lâchez votre : « Je vous aime », comme vous constateriez : « Il pleut », ou bien : « Allons souper », on n'entendra même pas votre murmure inutile, mieux vaut se taire.

Ce n'est pas tout. Vous ignorez souvent comment l'aveu sera reçu, si l'on se fâchera, si l'on plaisantera. Qu'on fasse du tapage à côté de vous, qu'on vous bouscule, que vous soyez pressé, et vous ne pourrez rien dire, le moment n'étant pas favorable. Parlez comme un livre, on se souviendra « d'avoir déjà lu ça quelque part ». Abandonnez-vous à une bonne grosse émotion, l'on sera touchée, certainement, mais non pas séduite, non pas étonnée, ce qu'il faudrait. Comme c'est simple, vraiment, de faire un simple aveu!

Or si les raffinés éprouvent ces tourments en amour, songe-t-on bien à ceux d'un romancier? L'infortuné! ce n'est pas une femme, lui, qu'il doit séduire, mais toute une foule de lectrices et de lecteurs, et qui ont des souvenirs charmants, et qui le lisent de sang-froid, sinon avec malveillance! Et il peut se rappeler, pour s'achever, les navrantes scènes d'aveux qu'il a vues au théâtre, ces scènes où soudain, après quelques manœuvres préparatoires, les jeunes premiers se mettent à délirer en phrases entrecoupées qui sont d'un comique sans égal, ou avec des périodes éloquentes qu'on ne saurait entendre sans dégoût. Comment donc écrire, dans un roman, l'inévitable « Je vous aime »?

Une sorte de tradition, tout d'abord, paraît s'être ici imposée à tous les romanciers contemporains : c'est de faire la scène extrêmement brève. Jolie non moins qu'utile tradition, et conforme d'ailleurs à la vérité, puisqu'on n'avoue généralement son amour à une femme qu'au terme d'une visite ou d'une soirée, au moment où l'on n'en peut plus, où le regret de se quitter et l'heure qui s'avance vous donnent toutes les audaces, au moment enfin où, dans un livre, le chapitre va être fini. Donc, la scène sera très courte — comme toutes les scènes d'amour, s'il vous plaît : quoi de plus funeste à l'intérêt d'un conte, quoi de plus écœurant que des amants qui se font des conférences sur l'état de leurs sensibilités? L'auteur habile et concis se trouve forcé de concentrer une émotion en très peu de mots, ce qui est le suprême de l'art. A lui de nous glisser à sa façon cet éternel aveu, si ressassé, si fade, mais qui, pour un rien, nous enchante. A lui de nous présenter, du geste le plus adroit qu'il pourra et dans une clarté favorable, le vieux bijou.

Le mieux serait évidemment de faire entendre seulement avec précision que le « Je vous aime » a déjà été dit, et comment, que c'en est fait, que cela eut son importance, mais que c'est fini et qu'on n'en parlera plus. Dans son gracieux roman, l'Inconstante, Mme Gérard d'Houville écrit :

« Quand Valentin de Vérovre lui avait demandé si elle voulait bien l'aimer un peu — comme on se demande entre gosses : « Voulez-vous jouer avec moi? » — elle avait dit oui, sans coquetterie, avec simplicité… »

Ce « Voulez-vous jouer avec moi? » ne peint-il pas toute la scène, et en faut-il davantage pour imaginer l'innocente, gamine et tendre bonhomie de ces deux grands enfants-là, quand ils se lièrent?

On peut aussi suggérer le moment où l'amour, déjà né, s'exprime invinciblement, la minute exquise entre toutes où « Je vous aime » perce sous d'autres mots. Il suffit alors de choisir avec beaucoup d'art et de tact la phrase révélatrice : c'est un second moyen, et délicieux, mais difficile, de tourner la difficulté. René Boylesve s'en est fait un jeu dans le Parfum des Iles Borromées :

«  — Oh! oh! dit Mme Belvidera, vous voulez faire le mystérieux… ça ne vous va point!

«  — Pas plus qu'il ne vous va de plaisanter!…

«  — Mais, fit-elle, cela m'arrive quelquefois… prétendriez-vous?…

« Le jeune homme prit un ton si suppliant, si grave, que le seul mot qu'il prononça équivalait au plus franc et au plus passionné des aveux :

«  — Je vous en supplie, dit-il, ne plaisantez pas avec moi!

«  — Ah! dit-elle, comme si elle venait d'être frappée violemment. »

D'autres auteurs encore, par un procédé très saisissant et plus simple peut-être, n'indiqueront un aveu que par des gestes. Mais prenez garde! la moindre faute ici peut tout abîmer : trop appuyé, le trait devient brutal et choque ; pas assez, et l'on ne voit, l'on n'entend rien. Il y faut l'habitude et le goût d'Henri de Régnier, par exemple. Ecoutez-le dans les Vacances d'un jeune homme sage :

« Les yeux de Georges se remplirent de larmes.

«  — Elle est jolie?

« Il fit signe que oui.

« Ils étaient assis côte à côte sur le banc. Mme d'Esclaragues se pencha. Elle mit sa main sur l'épaule du jeune homme et doucement, par le cou, lui tourna la tête vers elle.

«  — Plus jolie que moi?

« Ils se regardèrent. Georges sourit. Il vit Mme d'Esclaragues approcher son visage du sien. La bouche tendue toucha la sienne et il ferma les yeux. »

Soyez heureux si, par chance, quelque moyen inaccoutumé de tracer la scène vient à se présenter à vous. Ainsi Pierre Louÿs, dans son incomparable Aphrodite, a pu renverser en quelque sorte l'aveu d'amour. Car c'est la femme ici qui, brusquant tout et par une manière de coup d'Etat, dit à l'homme sans plus attendre : « Tu es Démétrios de Saïs ; tu as fait la statue de ma déesse ; tu es l'amant de ma reine et le maître de ma ville. Mais pour moi tu n'es qu'un bel esclave, parce que tu m'as vue et que tu m'aimes. »

Si cependant, dédaignant tous les subterfuges, quelque ingénieux, quelque troublants fussent-ils, on veut absolument tenter l'épreuve et l'écrire enfin en toutes lettres, ce « Je vous aime », que de précautions ne faudra-t-il pas! Jules Renard, je crois, dans Monsieur Vernet, les a su prendre :

«  — Ecoutez, madame Vernet, il y a un mot si souvent dit, si souvent écrit et lu, si fané sous son tas de feuilles mortes, que je m'étais promis de ne jamais m'en servir pour mon usage personnel…

«  — Etrange garçon!

«  — S'il faut un jour, pensais-je, que je le dise, ce mot, à une femme, je jure que je ne le dirai pas. Je chercherai autre chose, je trouverai ; je ne suis pas un sot… Quel orgueil! L'instant est venu et je suis bien obligé de parler comme les autres, et de vous dire, comme le dirait tout le monde à ma place…

«  — Ce n'est pas la peine, j'ai bien compris.

«  — Le mot vous déplaît, à vous aussi?

«  — Le sens.

«  — Il n'a rien d'injurieux ; si je vous aime…

«  — Ah! vous le dites!

«  — Oui, il m'échappe… »

Aussi bien, est-il même tout à fait impossible de l'exprimer tout cru, l'aveu si redoutable? Mais non. Relisez plutôt le Lys Rouge :

« Dechartre était près d'elle. Gravement, presque sévèrement, il lui dit :

«  — Vous le saviez?

« Elle le regarda et attendit.

« Il acheva :

«  — … Que je vous aime?

« Elle continua un moment d'attacher sur lui, en silence, le regard de ses yeux clairs, dont les paupières battaient. Puis elle fit de la tête signe que oui. Et, sans qu'il essayât de la retenir, elle alla rejoindre miss Bell et Mme Marmet qui l'attendaient au bout de la rue. »

Voilà.

Seulement, il faut trouver — et c'est encore, hélas! bien plus difficile de trouver, la plume en main, que d'improviser une déclaration à celle « dont on meurt », même sous l'œil irrité d'un jaloux, même dans la rue incommode et bruyante, et même lorsqu'en vérité on est épris de toute son âme.

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