Lettres de Chantilly
LE GOUT FRANÇAIS
Chaque peuple, vaille que vaille, est supérieur aux autres en quelque façon. Ainsi les Anglais se trouvent évidemment doués d'un génie pratique et politique ; ainsi appartient-il aux Allemands d'étonner le monde par les déportements de leur musique et les sublimités de leurs philosophies ; les méridionaux, dans leurs contrées voluptueuses, ont le cœur furieusement prompt et la passion aisée ; l'aplomb sauvage des Américains étourdit ; les Russes méprisent, on ne sait trop pourquoi, le monde entier ; les Japonais doivent être héroïquement intolérables, etc. A toute grande famille humaine sa vertu spéciale, que les psychologues nationaux définissent, isolent artistement, et savourent en disant : « Voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs… »
Mais nous autres Français, en quoi donc sommes-nous inimitables? Ah, notre qualité à nous, exquise et presque insolente, c'est une grâce native qui nous est échue, une élégance involontaire de l'esprit, moins que rien d'ailleurs, ceci tout simplement : nous avons du goût.
Mais expliquons-nous bien. Car on pourrait confondre, par exemple, le goût avec l'esprit. Les Français se sont toujours montrés et se montrent encore fort spirituels. Toutefois, si nous n'avions que cet avantage, notre littérature et nos arts s'en ressentiraient. L'une serait fade et sans beauté, les autres feraient pitié sans doute par leur sécheresse et leur mièvrerie. Ne savoir que sourire et faire des mots, c'est assez goujat quelquefois. Il arrive qu'un boulevardier soit affligé d'une sensibilité grossière, à peine éveillée, qu'il ait un cœur et des nerfs de rustre, et en même temps qu'il bavarde de la façon la plus piquante. L'esprit n'est qu'une habitude peut-être : dans certaines cervelles les idées s'évoquent les unes les autres, soit par leurs parties sonores, pour ainsi dire, soit par des rapports plus éloignés que ceux auxquels on eût tout d'abord songé. On s'est accoutumé à penser ainsi, acrobatiquement, et voilà tout. Convenons que c'est un jeu de société délicieux. Pourtant, il faut bien avouer aussi qu'un sot peut y exceller. Tandis qu'un délicat ne méritera guère l'estime de ses pareils à moins de montrer en outre du jugement, de la finesse, de la générosité, à moins qu'il ne sache regarder et sentir, à moins qu'il n'ait du goût enfin. Si traiter parfois avec désinvolture des sujets solennels est une preuve de tact, railler ou plaisanter sans cesse démontre tout le contraire. Et en disant que le propre des Français consiste dans le goût, don savoureux qui fait de nous un peuple de qualité, une race « née », et comme l'aristocratie intellectuelle de l'Europe, je n'entends pas seulement, certes, que nous nous connaissons en badinage.
Le goût, c'est une sorte d'instinct qui nous pousse à redouter en général les excès, quels qu'ils soient, à rejeter les coquetteries de nègres ou les violences barbares, à craindre par dessus tout la vulgarité, la bassesse, à comprendre exactement le sens du mot « ridicule », à rechercher avec passion la clarté. On frémit devant le « bluff » ; l'obscur et le clinquant rebutent ; l'or très pur seul et contrôlé passera, fût-il en minuscules pépites. L'incohérence, la déraison, la bizarrerie, autant de monstres qui ne sauraient plaire à l'homme de goût. Celui-ci ne va-t-il pas jusqu'à tenir parfois pour suspect le génie lui-même? Et les Grecs anciens sont ses maîtres, qui sculptèrent la Vénus de Cnide et le Jupiter d'Otricoli, qui bâtirent les temples de Pestum et de Sicile.
Parbleu! nous sommes loin d'un tel idéal aujourd'hui, en France. Nous avons même beaucoup dégénéré, semble-t-il, artistiquement au moins. Nos machines ronflent, nos automobiles sévissent, notre assistance publique et nos grèves sont organisées avec un soin jaloux ; mais notre goût national, où donc en est-il?… On se proclame volontiers dédaigneux du passé, impatient de toute discipline : plus d'un créateur d'art prétend être un primitif comme Giotto, ou comme Vendredi, le compagnon de Robinson Crusoé. En littérature, la crise romantique, encore que salutaire à quelques points de vue, nous a certainement mis en péril ; des « écritures artistes » et autres niaiseries faillirent même ensuite nous rejeter en enfance… N'importe! Il fut un temps où nous donnâmes au monde des modèles d'une beauté à peu près parfaite. Et il fut précisément un art, parmi tous les autres, où, durant un demi-siècle, notre goût souverain n'engendra presque sans exception que des chefs-d'œuvre : je veux dire l'architecture, pendant la première partie du XVIe siècle.
Qu'il s'agît de belles-lettres en effet, ou de sculpture, ou de peinture, ou de musique, on ne saurait trouver une période aussi régulièrement heureuse et fertile que ne le fut pour nos architectes la Renaissance en sa fleur. On avait rapporté d'Italie quelques modèles, un ou deux principes, mais surtout beaucoup de souvenirs et d'enthousiasme. Et ce fut dès lors une sorte de griserie, de féerie : en tous les points de notre sol, au milieu des lacs, au sommet des collines, au creux des forêts domaniales, pavillons et châteaux s'élevèrent à plaisir ; les portes des vieilles tours étaient refaites, les cheminées, les escaliers intérieurs, les cours des anciennes citadelles se couvraient d'une dentelle de pierre neuve ; on ciselait de pimpantes chapelles dans le flanc des plus sombres cathédrales, et les églises de village se cachaient soudain derrière des façades de palais : un enchantement!…
Je n'ignore pas mon hérésie d'ailleurs. Il ne faut point parler du XVIe siècle dès qu'il s'agit d'églises! Il est aujourd'hui bien établi que le style dit de la Renaissance s'appliqua fort mal aux édifices religieux ; que tous ces hommes en pourpoint de satin, avec leurs toquets à plumes et leurs dagues orfévries, n'ont jamais su bâtir les demeures sacrées ; qu'ils s'entendaient à orner de colonnettes et de panaches en marbre les châteaux autrefois maussades, mais non à revêtir dignement les murailles d'un saint lieu ; que c'est l'architecture romane, et bien mieux encore l'ogivale, principalement celle du XIIIe, qui convient à la prière et aux méditations célestes… Peut-être. Toutefois il est permis de n'aimer point l'ogive exclusivement, de trouver les édifices gothiques dégingandés, inhospitaliers, austères, ambitieux, enchevêtrés, rappelant soit des arêtes de poissons, soit des carcasses de baleines. On admettra bien que certains esprits frivoles ne puissent s'attacher qu'aux seuls monuments où règnent l'ordre, la bonne grâce et l'harmonie, et qu'ils adorent ce XVIe siècle, où les maîtres maçons enfin, mieux instruits, firent régner dans leurs plans une juste cadence… Puis la beauté est divine partout, et bien plaisants nous semblent les esthètes qui décident qu'on ne peut prier que sous une voûte en ogive! Maintes façades d'églises du style Renaissance le plus élégant sont des œuvres d'un charme profond. Cela ne suffit-il pas?
Or, en un simple bourg d'Ile-de-France qu'on appelle Luzarches, il s'en trouve une, construite sous François Ier, et qui égale certes en perfection tout ce que les anciens bâtirent jamais de plus aimable, de plus noble, de plus décent et de mieux calculé. Qu'on se figure un miracle du goût français. Je ne puis le décrire. Que saurez-vous en effet, si j'use de mots techniques et viens lourdement vous parler de corniche, d'architrave ou d'entablement? Et comment me faire croire, si je dépeins simplement l'émotion délicieuse dont on est saisi devant ce joyau parfait?… Il nous appartient, par droit d'héritage, c'est un bijou de famille ; notre race l'a créé, et nos ancêtres nous l'ont légué : jolis ancêtres, et race bien fine en vérité, bien attique, bien exquise, qui conçut de tels chefs-d'œuvre, qui fit fleurir celui-ci… Et quels titres de noblesse pour un peuple que de pareils vestiges! Presque rien, d'ailleurs, je le répète : une façade toute modeste, un petit portail, un cintre, quelques colonnes engagées, de la ciselure çà et là, et c'est tout. Mais l'ensemble parle, chante, sourit. Et rien qu'à voir s'élever de loin l'église de Luzarches, rose sous le soleil couchant, quand on est venu vers elle à travers la plus élégante et délicate campagne qui soit, on est troublé comme devant un être vivant, on l'aime déjà, et peut-être d'amour.
Hâtons-nous d'en jouir, d'ailleurs, et d'en bien rassasier nos yeux. Car, hélas, elle ne tient plus, la pauvre adorable façade, elle va tomber bientôt, elle penche. On a fait naguère un chemin devant ; si bien que, le sol ayant manqué, elle s'est affaissée de dix centimètres au moins. Toutes ses lignes droites deviennent courbes. Elle se fendille : de tristes lézardes, mal bouchées avec du plâtre, la rompent en maints endroits. C'est presque une ruine. Pour la consolider seulement par un « chaînage », il faudrait deux ou trois mille francs : où les prendre?
Mais l'Etat, pensez-vous, veille à cela : il ne laissera point s'écrouler l'un de nos plus incontestables chefs-d'œuvre nationaux, et puisque cette façade est classée… Classée? Ce serait mal connaître l'esprit qui règne actuellement dans notre pays. On s'y moque bien de la beauté! S'il s'agissait d'archéologie, de science, à la bonne heure! Mais la façade de Luzarches n'offre rien de particulièrement intéressant au point de vue archéologique : il y a d'autres façades de la Renaissance plus « caractéristiques ». Celle-ci n'est que belle, celle-ci n'est que parfaite. Peuh! Aussi ne l'a-t-on point cataloguée parmi les monuments historiques : voudriez-vous que l'on prît soin des monuments à cause de leur valeur esthétique? En revanche, le classement fut accordé au clocher, qui n'est pas un chef-d'œuvre, mais qui est en partie roman. Du roman, vous comprenez! Non loin de là, le portail Renaissance de Belloy, beaucoup plus curieux que celui de Luzarches, mais nullement beau, est classé, lui aussi. L'intérêt archéologique passe bien avant l'intérêt artistique.
De sorte que la façade merveilleuse se dégrade et tombera infailliblement. A moins que d'ici peu un roi du pétrole ou de la viande fumée ne l'achète et ne l'emporte pierre à pierre en Amérique. Les transatlantiques milliardaires nous pillent et nous dévastent sous la direction de nos experts et de nos marchands, ne l'oublions point.
On raconte que Charlemagne pleura en voyant les barques normandes envahir nos côtes. Nous devrions bien pleurer aussi présentement en voyant les marchands envahir nos provinces et nos châteaux, y faire des rafles impitoyables et se sauver chaque fois les mains pleines. Car c'est huit fois sur dix pour des clients américains que les marchands travaillent. Des clients américains! Se rend-on bien compte de tout ce que signifie ce mot? Sait-on bien que c'est effrayant, inévitable et tout-puissant, un client de New-York ou de Chicago? Ces gens-là ont de l'argent, et non pas seulement beaucoup d'argent, mais des fortunes terribles, devant lesquelles nos plus redoutés millionnaires n'ont qu'à baisser le nez.
Il n'y a pas aujourd'hui une vente, soit publique, soit privée, dans laquelle les envoyés de ces nababs n'enlèvent tout ce qui a quelque valeur. Le reste seul est assez bon pour nos musées spéciaux, suffisant pour nos collections particulières et plus qu'honorable pour le Louvre. Et tandis que les universités yankees ne nous permettent plus d'acquérir un seul beau livre ni un manuscrit rare, les brocanteurs au service des Etats-Unis écument la Bretagne, la Vendée, le Poitou, le Nord et le Midi, Paris. On emporte le carrelage des châteaux, les statues des parcs, les boiseries des hôtels, les triptyques anciens, les gravures rarissimes, les documents uniques, les bibelots exquis, héroïques ou précieux.
Tant que les Américains ne se sont offert que nos marquis, nos ducs et nos écrivains, tout allait bien : les marquis font d'autres marquis, les poètes se reproduisent aussi. On en perd, c'est triste, puis on en retrouve, et c'est comme vous voudrez.
Mais quand ils s'en viennent arracher à prix d'or toute la fleur de notre pays, et nous laisser, en échange de nos plus touchantes œuvres d'art et de nos traces de rêve, quelques dollars et des poignées de louis — pour le coup, c'est de l'abus. On nous prend tout ce que nos aïeux nous avaient légué de plus charmant ; et en compensation, voilà des chèques : mettez-les sur vos murs à la place des tapisseries déclouées et des tableaux partis. Cela fait bien, un chèque, de quoi vous plaignez-vous?
Oui, certes, les Français furent autrefois inimitables en matière de goût. Ils en ont laissé maintes preuves : voyez Luzarches, par exemple. Mais la race n'aurait-elle point faibli? On fait partout de grandes manœuvres, en automne. Les artilleurs ébranlent les routes, les estafettes galopent, l'infanterie rampe dans les champs immenses. Je voudrais me figurer que tant de soldats sont prêts à défendre l'esprit français, la langue française, tout ce qui fait le charme irrésistible de notre patrie… Si toutefois on laisse insoucieusement aller à terre ou partir pour l'étranger nos œuvres d'art, que protègeront donc nos armées? Des capitaux — seulement. Méditons la vieille expression latine : propter vitam vitæ perdere causas. Et prenons garde de ne pas entrer en décadence tout petit à petit.