Lettres de Chantilly
EN ÊTRE
En être!…
C'est toute une affaire. Cela occasionne une grosse dépense et demande un travail considérable, ou plus précisément trois genres de travaux, incessants et assidus : travaux manuels, travaux intellectuels et travaux… sentimentaux, si l'on peut dire.
Puis il faut être doué. Si vous ne l'êtes point, c'est-à-dire si vous vivez sans ressentir, devant toute personne qui « en est » indiscutablement, un certain petit mouvement involontaire de respect et d'amour, si d'instinct vous ne recherchez pas avec passion son salut ou sa poignée de main, si vous n'avez pas la foi enfin, inutile d'aller plus loin, ce qui va suivre n'offrira pour vous aucun sens.
Mais si spontanément, et depuis le collège ou depuis la pension, vous vous efforcez vers ce noble idéal, sans une défaillance, sans une distraction, si à toutes les minutes de votre vie vous pensez à l'heure bénie où votre patience sera couronnée, où vous « en serez », sans discussion possible, au vu et au su de tout Paris, alors nous pouvons nous entendre, et voici quelques conseils, ou du moins votre emploi du temps. Programme horriblement chargé, hélas!… mais le résultat, ici, vaudra bien, j'imagine, la peine qu'on aura prise et les soucis dont on aura désolé sa jeunesse. En être, réfléchissez bien à cette félicité : en être!…
Mettez-vous donc au plus vite en apprentissage. Les premiers labeurs ou métiers manuels qui s'offrent à l'activité de quiconque poursuit un rêve si magnifique effraient par leur nombre et leur diversité. On y doit déployer, en effet, les qualités d'un bon mécanicien, d'un cocher parfait, d'un honnête piqueur et, parfois même, d'un jockey de talent : il s'agit, en effet, de pouvoir acheter, apprécier et conduire une automobile respectable, puis d'être en état de monter un cheval en steeple ou en plat, au Concours hippique ou sur les obstacles de Pau ; il faut s'entendre en vénerie, suivre les laisser-courre d'un équipage au moins, posséder honnêtement quelques chevaux de courses, et savoir mener sans ridicule un coach au milieu des voitures du Bois. Il importe aussi de jouer au polo : le polo classe tout à fait un homme ; c'est une entreprise suprême à laquelle certains ne songent pas ; ils ont tort, ne les imitez point : une erreur, un oubli vous seraient reprochés. Il est urgent de jouer au polo. Autre chose : êtes-vous bon tireur? Très important! Vous ne voudriez pas qu'on se moquât de vous dans les battues où l'on vous conviera, cet automne. Et pensez aux pigeons de Monte-Carlo! Songez aussi qu'il vous sera nécessaire d'avoir un petit yacht à voile, si votre fortune ne vous permet pas davantage, ancré dans le port de Trouville : apprenez par conséquent à devenir, coûte que coûte, pilote et marin. Enfin, si l'on vous rit au nez, il sera inévitable d'envoyer des témoins : vous voilà donc forcé de faire un peu d'escrime.
Est-ce tout? Non, il y a le tennis! Tâchez d'y exceller : autrement, qu'iriez-vous faire à Puteaux? Or vous ne comptez point, j'espère, ne pas vous montrer à Puteaux par les beaux crépuscules de juin?… Enfin, hâtez-vous d'acquérir, si vous ne les avez, les notions raffinées d'arpentage et de terrassement qui vous mettront à même de figurer convenablement dans une partie de golf. Le golf est utile : on prend beaucoup le thé sur les terrains de golf, et nul n'ignore combien on trouve aisément l'occasion d'être présenté et représenté, en douceur, et sans qu'il y paraisse, aux personnages les plus influents, dès qu'on sait passer avec grâce une théière ou un sucrier, ramasser gentiment une cuiller, un mouchoir, s'élancer à propos pour cueillir une tasse vide entre des doigts finement gantés. Ne négligez à aucun prix le golf!
Voilà, direz-vous, bien de l'ouvrage? Ce n'est pourtant que l'indispensable. Passons aux travaux intellectuels. Rassurez-vous, d'ailleurs : le tableau des études est beaucoup moins long que l'exposé de la main-d'œuvre. Ce tableau ne comportera que deux articles : 1o Jouer au bridge comme un maître ; 2o connaître par cœur la liste des gens qu'on voit et celle de ceux qu'on ne voit pas, ou qu'on ne voit pas encore, ou qu'on a vus et qu'on ne voit plus.
Sciences subtiles, inégalement ardues cependant. Si les finesses du bridge, en effet, s'acquièrent lentement et à grand'peine, par contre on sait tout de suite quelles sont les personnes qu'on peut, qu'on doit fréquenter, comme celles qu'il vaut mieux ne pas saluer publiquement. Interrogez n'importe qui : il vous répondra là-dessus sans nulle hésitation. N'insistez pas, il est vrai, et ne demandez jamais quelles sont les raisons de ces ostracismes ou de ces engouements. De telles questions sembleraient impertinentes, et n'amèneraient aucun résultat. Contentez-vous des préceptes expérimentaux, mais d'une précision parfaite : « On voit X. ; on ne voit pas Y. » C'est la sagesse. C'est le devoir.
Sans doute serait-on également tenté de faire entrer dans la catégorie des travaux de l'esprit une certaine connaissance de la langue anglaise. Car il faut bien être à même d'en murmurer quelques mots, de-ci de là, avec l'accent. Mais je ne puis même pas supposer que vous ayez besoin d'une telle recommandation. On boit, on mange, on dort et on parle anglais. Cela ne fait même pas question.
Inutile encore de chercher à posséder quelques-unes de ces idées courantes qui permettaient naguère de faire la conversation, de parler politique, théâtres, vie parisienne, etc. Partout, aujourd'hui, le bridge a remplacé ces futiles bavardages. Autant de gagné.
Quant au troisième genre de besognes, celles qu'il faut nommer, faute d'un meilleur terme, les travaux du cœur, elles consistent pour vous, mesdames, à faire la charité, autrement dit à courir toutes ces innombrables ventes appelées effectivement de charité, sans en manquer une seule, et à envoyer très exactement aux personnes que vous connaissez des cartes pour les ventes où vous exposerez vous-mêmes, en faveur des pauvres, votre beauté, votre bonne grâce et votre jolie robe… Pour ce qui est de vous, messieurs, que votre rôle soit ici de vous montrer intrépides! Et n'entendez point qu'il vous faudra seulement, par exemple, faire bonne figure si vous allez sur le terrain : cette frivole cérémonie ne dure qu'un instant, ce n'est rien. Non, le champ de bataille où vous devrez à votre tour montrer du cœur, et cela quotidiennement, et en outre d'une manière élégante, avec un certain panache même et quelque dandysme au besoin, le lieu où il conviendra que vous atteigniez à l'héroïsme, c'est la table de jeu de votre cercle et toutes les tables de poker, de baccara ou d'écarté devant lesquelles vous vous serez négligemment assis. Jouez noblement et continuellement, sans mesure comme sans raison. Jouez jusqu'à la ruine, s'il le faut, et au delà : les usuriers ne font jamais grève et n'ont point de repos hebdomadaire, vous les trouverez toujours.
Si vous remplissez convenablement toutes ces obligations, si de plus vous avez soin de ne pas manquer une première ni un vernissage, d'être vus le plus souvent possible dans les restaurants les plus chers ; si vous prenez bien garde d'aller à Cannes, à Trouville, à Aix et à Pau quand il convient ; si vous passez l'automne dans un nombre suffisant de châteaux, le mois de janvier au Caire, le mois de juillet en croisière, et si vous vous rendez de temps à autre, mystérieusement, à Londres ; si votre santé y résiste et que votre fortune n'y succombe point, alors, alors seulement, vous passerez pour « en être », enfin!…
Mais, au fait, pour être de quoi?… On ne sait pas au juste. Du meilleur ton? Il n'y en a plus guère. De la meilleure société? On ne voit pas où la prendre ; chacun dit qu'elle n'est pas dans le salon du voisin. De l'élite parisienne? Il faudrait s'entendre : où la placez-vous? Dans le monde? Les gens de lettres le prétendent plein de snobs et de parvenus. Sur le boulevard, en ce cas, dans les couloirs de théâtre et dans les lieux où l'on soupe? Bon! Les mondains jurent que c'est très suspect et tout à fait bohême. Dans les cercles inaccessibles, peut-être, et jalousement gardés? Allons donc! feuilletez leurs annuaires…
Aussi bien, il n'importe. Travaillez de toutes vos forces pour en être, d'abord. Puis, quand vous en serez, il sera temps de réfléchir — si vous vivez encore.