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Lettres de Chantilly

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DES NUANCES QUI PASSENT ET UN SON QU'ON OUBLIE

De temps à autre un chroniqueur ou un critique déclare que le roman se meurt en France, et même qu'il est mort. Fausse prophétie, faux acte de décès. Toutes ces oraisons funèbres viennent de l'admiration, de l'envie peut-être que causent aux gens de lettres l'aimable succès et la carrière si rapide des auteurs dramatiques. On voit le moindre jeune maître de notre scène glorifié dans toutes les gazettes et bientôt opulent, alors que son égal en âge et en talent, s'il est romancier, gagne petitement sa vie et son brin de laurier après toute une série d'ouvrages honorables, honorés, et qui, de plus, se sont vendus. De là le chroniqueur ou le critique induit rapidement — a-t-on remarqué l'extraordinaire faculté d'induction des journalistes? — que le roman agonise. Eh bien, c'est inexact.

Le roman ne peut pas mourir parce qu'il aide à la songerie et soulage l'oisiveté. Tant que des hommes et surtout des femmes auront du temps à perdre et feront des rêves, on lira des romans. J'entends bien la réponse : l'automobile ; depuis que la fureur de rouler à travers pays, dans le fracas et la poussière, s'est emparée de notre nation, c'en est fait des longues lectures au coin du feu ou sous l'orme du mail. Sans doute, l'industrie automobile s'est accrue au détriment des trouveurs de contes. Mais n'exagérons rien. On roule pendant des journées entières, non pourtant du 1er janvier au 31 décembre. Il y a la pluie, le froid, la migraine, que sais-je encore! Si bien qu'il reste malgré tout aux plus occupés d'entre les oisifs nombre de minutes dont ils ne savent que faire. Elles sont pour nous, qui leur écrivons des histoires de brigands ou d'âmes sensibles.

Qu'on ne vienne pas nous dire : aux heures longues, les oisifs lisent les magazines, chaque jour plus répandus. Assurément, mais tant mieux pour nous, car les conteurs écrivent dans les magazines, lesquels publient des romans et font de la publicité forcée aux romanciers. Donc, tout bénéfice.

Puis les souhaits coupables, répétons-le, le rêve sentimental et la fantaisie de chacun, nous viennent en aide. Les gens qui vivent peu voudraient bien avoir des aventures, eux aussi. La platitude ou la douceur de leur train-train les écœure. Ils cherchent dans les romans ce que peut-être, en des circonstances meilleures, ils auraient également pu entreprendre et mener à bien, « comme dans les livres ». Que toutes les femmes aient demain une garçonnière où aimer en paix à leur guise, et je crois qu'un coup terrible serait alors porté aux romanciers. Et encore… qui sait?

N'oublions pas enfin que notre langue exquise et la grâce incomparable de l'esprit français n'ont jamais cessé non plus de charmer, d'étonner les Barbares, je veux dire l'univers entier, et que la clientèle étrangère suffirait seule — tant que la littérature pornographique ne l'aura pas à la longue repoussée — à soutenir tant bien que mal notre librairie romanesque.

Et puis, voulez-vous une preuve évidente et simple que les contes se vendent toujours? C'est que les éditeurs ne sont point des apôtres ni des sots ; qu'ils ont tous une famille à soutenir ; et que pourtant ils ne ferment point boutique, mais continuent à publier, entre autres œuvres, une incroyable quantité de romans.

Néanmoins ils se méfient, pour tout dire, et deviennent, à juste titre, très ombrageux. Le public, assurent-ils, est las des in-12 multicolores. En vérité le public ne peut avoir tort ici, et c'est à nous d'aviser. Qu'on y songe bien, le roman ennuyeux a vécu, si le roman en général ne saurait mourir. Et j'entends par roman ennuyeux celui que les grincheux nommaient déjà ainsi en 1885, le roman à mille nuances, le roman dit psychologique. On en fit de subtils et d'exquis, d'émouvants, d'admirables si l'on veut : mais le genre est plus qu'épuisé. Jamais, du reste, on ne le connut bien vivace : vouloir énumérer tous les mouvements de deux âmes qui s'aiment ou se haïssent, quelle folle ambition! Un conteur adroit, un bon ouvrier se contentera d'exposer des faits éloquents par eux mêmes, et autant que possible, surprenants et variés. Le plus habile et sans doute le plus grand romancier français, Alphonse Daudet, n'en agit guère autrement. Que nos jeunes auteurs renoncent donc désormais aux variations infinies sur l'amour de leurs personnages, sur leur foi, leur espérance et leur charité, leur jalousie, leurs sentiments de haine, d'envie, etc. Plus de dissertations, quelque délicates fussent-elles : des faits, beaucoup de faits, de belles aventures, des circonstances inattendues. Le public veut être amusé. Il semble qu'on oublie l'essentiel aujourd'hui, à savoir qu'un roman est destiné à amuser les gens. Je viens de lire coup sur coup deux livres de critique, où il est traité du roman, les auteurs y portent sur maints volumes récents tous les jugements possibles, sauf un, celui-ci : tel ouvrage est amusant, tel autre ennuyeux. Il faudrait pourtant commencer par là.

En outre, il y a le ton du récit. On écrit court aujourd'hui, on écrit humble, on écrit, pour ainsi dire, démocratiquement. N'en concluez pas qu'on évite les descriptions funestes, les bavardages insipides ; bien loin de là, certes! Mais la phrase est brève, cursive et haletante, pauvre en un mot. Pourquoi? Ce ton XVIIIe siècle et « encyclopédique » convient peut-être à la critique, mais non certes à ces poèmes en prose que devraient être par endroits les romans. Il serait beau que dans tous les passages où ne se trouve ni un dialogue, ni le récit d'un évènement soudain ou violent, un romancier fît retentir sous sa plume les longues, les opulentes périodes que l'on aimait autrefois. Oublie-t-on tout à fait l'éloquence et le nombre, les ressources infinies de notre syntaxe si riche voilà deux siècles, la magnifique orchestration des grands classiques? Le langage français fut si divinement noble jadis! Ils durent avoir si bel air, ceux qui le parlaient alors, ou qui l'écrivaient!

Je tiens sous mes yeux un méchant livre de piété intitulé De la dévotion aisée. Pauvre et fade bouquin que composa pour ses ouailles un obscur jésuite nommé Le Moine. Or, on y entend des phrases comme celles-ci : « De semblables considérations sont des extraits qui épuisent le cerveau et le dessèchent, des essences qui se tirent avec peine et goutte à goutte, et sitôt qu'elles sont tirées, elles s'évaporent.

… Les jeux de la sagesse divine sont bien aussi divertissants que les tours d'un bateleur ; le concert des cieux est bien aussi agréable, et l'harmonie des saisons mérite bien autant d'attention qu'un concert de bois résonnants, et qu'une harmonie de cordes tendues : et il n'y a point de baladin si juste, et il n'y a point de baladine si parée, qu'il fasse si beau voir danser que le soleil et la lune.

… Il est arrivé de là qu'on a donné le nom de galant à tout ce qu'il y a de plus ingénieux et de plus exquis, de plus raffiné et de plus spirituel dans les arts : on l'a donné à ce je ne sais quoi, qui est comme la fleur et le lustre de chaque chose ; et non seulement il y a de la galanterie dans les beaux vers, dans les belles-lettres, dans les belles devises, qui sont des ouvrages de pur esprit ; il s'en est même trouvé pour les armes et pour les meubles, pour les exercices et pour les jeux, pour les plaisirs et pour les délices, je dis pour les plaisirs des savants polis, et pour les délices des sages de bel esprit. »

Oh, parbleu, il ne s'agit point d'écrire tous nos récits sur ce ton, non plus que de tomber du roman psychologique au roman d'aventures grossières, au roman qui n'est qu'ingénieux ; et certes il ne convient pas moins de fuir la rhétorique vaine que de craindre d'imiter Wells ou Jules Verne. Mais il y a une mesure en tout cela, un tact et un certain goût, dont il est bien permis de croire, en somme, qu'on ne se départira pas de sitôt chez nous. Soyons seulement persuadés que les contes à mille nuances subtiles sont entièrement démodés ; qu'enfin le roman gorge-de-pigeon ne se porte plus du tout ; et que la langue française ne doit pas servir seulement à dépeindre ou à démontrer, mais qu'encore elle chante, et qu'elle est sonore.

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