Lettres de Chantilly
LE JEUNE HOMME THÉ
OU MASCARILLE
Quand Du Bellay écrivait le Poète courtisan, il raillait un professionnel, un confrère, un homme qui travaillait pour vivre. C'était également par métier que les goinfres et les libertins, à la Théophile ou à la Cyrano, raffinaient sur le tendre. Au lieu que le Mascarille de Molière se présente comme un oisif, un flâneur, presque un homme de cour, un type entièrement nouveau enfin, à jamais insupportable et néfaste, encore vivant aujourd'hui, et qui n'a même pas de nom…
Car on n'a pas tout dit en l'appelant un bel esprit. Saint-Evremond, Fontenelle vécurent en beaux-esprits, et Mascarille les eût divertis. Le nommerons-nous donc un dilettante? Mais ce terme définit un homme très cultivé, qui connaît les derniers secrets d'un ou de plusieurs arts, un homme qui travaille et s'instruit chaque jour, un passionné[22]. Ce n'est pas non plus exactement l'amateur : celui-ci, riche et peu pressé, entreprend souvent de longs et pénibles ouvrages, qui eussent rebuté notre marquis. Mascarille se montre trop occupé d'autre part du parfum de ses gants, de l'embonpoint de ses plumes, comme de la guerre qu'il prétend avoir faite avec Jodelet, pour être tout à fait un homme de lettres ; et il aime bien trop aussi, pour un véritable homme du monde, les petits vers, les ruelles où l'on cause, les mots, les pointes, et ce qu'il croit le talent… Non, c'est Mascarille, l'éternel et fade fantoche, le snob, sottement spirituel, « enniaisant », le pousseur de sentiments rares, le bluffeur en dentelles, Mascarille enfin… Et il dure encore, vous dis-je, mis à notre mode et transformé selon notre goût. Allons dans un salon, tenez : le voici.
[22] Il y eut en Angleterre une société de Dilettanti, fondée en 1733. Ce furent de riches gastronomes, délicatement épris d'art antique. Ils rendirent d'immenses services en patronnant et en aidant de leurs deniers de savants archéologues comme Stuart et Revett, qui publièrent le grand ouvrage Antiquities of Athens, ou Rob. Wood, qui explora Balbeck et Palmyre (1753 et 1757).
Ah! en vérité, il est exquis! Rien de plus… confidentiel, semble-t-il, que sa mine et son ton de voix. On le devine, dès son entrée, le familier, l'habitué des femmes : il vient encore d'en quitter une tout à l'heure, sans doute, et connaît plus d'un secret… C'est un assez joli garçon, non point trapu comme un grossier joueur de foot-ball, certes, ni bellâtre comme un officier de cavalerie, mais plutôt frêle au contraire, ou bien un peu gras, et généralement pas très bien portant, légèrement gastralgique ou appendiciteux, sinon sujet aux névralgies, indisposition distinguée entre toutes. Il s'habille avec goût, un tantinet en retard sur la dernière mode, juste ce qu'il faut pour éviter une affectation ridicule.
Sa conversation n'a point cette abondance entreprenante et agressive des bavards qui parlent sur tout et toujours ; mais il excelle à répondre, en quelques mots qu'on a peine à remarquer, tant ils témoignent d'une pudeur charmante de sa pensée. Ou bien il glisse çà et là dans l'entretien général, avec une concision mystérieuse, un paradoxe discret, un mot de Tristan Bernard, une anecdote de Guitry. Par contre, il est capable de murmurer pendant deux heures d'horloge dans un petit coin, tête à tête avec une dame de lettres, une jeune femme en instance de divorce, ou une fillette malheureuse et persécutée. Et regardez-le donc, alors : Dieu! qu'il a l'air fin! Ses yeux se plissent, son sourire s'aiguise, son silence même devient inquiétant, et la moindre phrase qu'on lui adresse prend une signification savoureuse à être écoutée ainsi. On lui en sait gré. N'est-ce pas juste?
Que fait il dans la vie, présentement? Des visites. Que fera-t-il un jour? Un roman, c'est fatal, ou une pièce en collaboration. Comment se délasse-t-il de ses travaux intellectuels? En jouant au bridge ou au tennis. N'a-t-il pas une passion avouée? L'automobile. Qu'aime-t-il encore à la folie? La musique, vous pensez bien. Et où ira-t-il cette année? En Norvège et en Egypte.
Mais le suprême entre tous ses mérites, la plus incontestable qualité qu'il ait, c'est assurément de pouvoir avaler du thé à toute heure du jour, sans trêve ni plainte, mieux que cela même, le sourire aux lèvres et comme en se jouant. A Paris en hiver, à Puteaux au printemps, à Deauville au mois d'août, en Touraine pendant l'automne, il ne cesse de boire du thé. De frêles mains lui en apportent des tasses pleines, qu'il accepte avec grâce et qu'il épuise… Ah! nos Mascarilles, au XXe siècle, ne portent ni perruques insolentes, ni scandaleuse petite oie. Ils ne dansent plus la pavane, et ne font plus de madrigaux extravagants. Que non! Ils sont bien plus nuancés, bien plus délicatement ridicules. Ils sont couleur de lune, pour ainsi dire, couleur de thé, ils sont thé comme la lune…
Qui ne sent donc à quels abominables snobismes littéraires ils doivent se vouer tout naturellement? On ne parle pas sans cesse impunément d'art aux jeunes femmes, une tasse fragile aux doigts, on ne fait pas renaître la vieille tradition falote du dandysme, hélas, sans être prêt à aimer éperdument les psychologues en 1888, Oscar Wilde en 1889, les socialistes russes en 1890, les poètes symbolistes en 1892, les romanciers italiens en 1894, les prophètes anarchistes en 1896, les dreyfusards en 1897, les antidreyfusards en 1898, etc. etc.
Car Mascarille est éternel, parbleu! Qu'il se montre impudent ou réservé, qu'il sable le bourgogne ou s'enivre de thé, qu'il arbore des rubans ou revête un veston de tennis, il n'a de goût que pour la « tricherie », que pour ce qu'on n'entend pas très bien, que pour le pathos et la poudre aux yeux. Il aime à lire :
Ou bien :
Ou bien encore :
Notre jeune homme thé ne se dit point qu'un papillon ne peut pas davantage virer dans un lys, celui-ci fût-il bleu, qu'une campanule aller mettre de l'odeur sur un mouchoir, même de tulle ; que l'image de la mouette et des récifs s'accorde au plus mal avec un cœur et des pointes de seins ; qu'au lieu de « flagellé des vagues », il fallait écrire « flagellé par les vagues » ; que « sans voir » est du charabia, et que si l'on peut, par exemple, « faire prendre aux enfants de la bouillie », on ne saurait pourtant « faire noyer aux flots quelque chose » ; qu'au surplus, la première strophe ci-dessus est un concetto indigne de l'abbé Cotin lui-même, et que les deux dernières ne signifient à peu près rien.
Mais à d'autres! Le bel esprit, qui sait tout sans avoir appris grand'chose, le bel esprit prétend aux sentiments les plus rares, au goût le plus fin. Aussi, pour bien démontrer l'un et faire état des autres, quelles complaisances attendries, quelles pensives extases devant la campanule qui « sonne ses clochettes », non moins que devant les hideux fantômes exposés chaque année au Salon par M. Rodin, non moins que…
Les amateurs, les dilettantes, les dandys, les demi-artistes, tous ces modernes Mascarilles enfin, constituent pour le goût français un péril continuel : ils forment — révérence parler — de véritables foyers d'infection. Il serait patriotique de les envoyer tous coloniser l'Indo-Chine ou le Maroc.