Madame Sans-Gêne, Tome 3: Le Roi de Rome
The Project Gutenberg eBook of Madame Sans-Gêne, Tome 3
Title: Madame Sans-Gêne, Tome 3
Author: Edmond Lepelletier
Émile Moreau
Victorien Sardou
Release date: October 19, 2013 [eBook #43980]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Madame
SANS-GÊNE
ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
EDMOND LEPELLETIER
Madame
Sans-Gêne
ROMAN TIRÉ DE LA PIÈCE
DE MM. VICTORIEN SARDOU ET ÉMILE MOREAU
Le Roi de Rome
PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8
Tous droits réservés
MADAME
SANS-GÊNE
CINQUIÈME PARTIE[1]
LE ROI DE ROME
I
LE 20 MARS
Le 20 mars 1811, l'empereur Napoléon, au faîte de la puissance, à l'apogée de la gloire, apparaissait dominateur en Europe, maître des destinées du restant du monde, arbitre de la paix et de la guerre, et rien ne semblait pouvoir ébranler son trône étagé sur cinquante victoires, autour duquel les sabres glorieux des maréchaux illustres et les baïonnettes terrifiantes des grenadiers formaient une haie éblouissante et solide.
[1] L'épisode qui précède a pour titre: Madame Sans-Gêne.—La Maréchale.
Les rois consternés, les successeurs fictifs de Louis XVI, las d'attendre une restauration de plus en plus improbable, oubliés du peuple en leurs exodes prolongés, écartés par les monarques comme des cousins ruinés et compromettants, les anciens conspirateurs proscrits, pourchassés, démoralisés, renonçaient à leurs tentatives reconnues vaines et s'engourdissaient dans une résignation découragée;—tous ces ennemis de l'Empire, si abattus, si rampants, mais qui devaient se redresser bientôt furieux et impitoyables, dans la vapeur sanglante des désastres, alors n'avaient plus qu'un espoir, qu'une pensée: non plus la chute violente du colosse, mais la mort soudaine de l'homme.
«Ah! si Napoléon pouvait mourir!» tel était le vœu farouche de tous ceux que l'Empereur gênait. Un implacable et opiniâtre ennemi soufflait cette espérance à toutes les oreilles favorables et propageait dans chaque cour d'Europe la possibilité de cette éventualité.
Cet ennemi mortel, c'était le comte de Neipperg, et l'on verra dans les pages qui vont suivre qu'il chuchotait ce présage sinistre jusque dans le palais même de Napoléon, où Marie-Louise, sans épouvante comme sans indignation, en recueillait la rumeur.
La mort de l'Empereur, c'était le centre de ralliement de toutes les haines, de toutes les vengeances, de toutes les représailles et de toutes les convoitises accumulées autour du nouveau Charlemagne.
Il n'avait pas d'héritier direct. Sa succession disputée s'éparpillerait en des conflits féroces. De sanglantes funérailles d'Alexandre livreraient l'Empire immense au partage. Les généraux, les frères, les alliés de Napoléon se tailleraient une part dans la superbe dépouille. La curée serait ouverte à tous et l'on viendrait de loin. La mort de Napoléon, c'était pour les monarques vaincus la revanche, pour les nations asservies la délivrance, la restauration redevenue possible aux Bourbons abandonnés, effacés de la liste des rois.
La nouvelle que Marie-Louise donnerait prochainement un enfant à l'Empereur anéantissait ces projets, détruisait ces espérances.
Encore une fois la fortune servait son persistant favori.
Le rêve de Napoléon s'accomplirait donc entièrement!
Véritablement n'était-il pas alors trop heureux, trop insolemment heureux?
Victorieux partout, jouissant pour la première fois de la paix générale avec confiance, n'ayant guère que l'épine de l'Espagne au pied, il attendait avec une fiévreuse impatience la délivrance de l'Impératrice.
Malgré les soins les plus attentifs, Marie-Louise avait eu une grossesse difficile.
A la minute suprême, l'angoisse s'établissait silencieuse et profonde autour de son lit.
Corvisart, inquiet, fit appeler l'Empereur.
Le potentat qui avait introduit à sa cour une étiquette asiatique, et qu'on n'approchait qu'avec un cérémonial rigoureux, ne craignit pas de déférer sur-le-champ à l'invitation du premier médecin.
Sans chambellan, sans dame d'annonce, nu-tête et l'œil troublé, celui qui n'avait pas eu un tressaillement de la face dans le cimetière d'Eylau parut, visiblement démonté, sur le seuil de la chambre de Marie-Louise:
—Sauvez la mère!... cria-t-il. Ne laissez pas périr ma Louise!... Corvisart, sur votre tête, vous me répondez de la vie de l'Impératrice!...
—Sire, j'essaierai de sauver aussi l'enfant... mais il faudra peut-être recourir aux forceps.
Napoléon fit un geste douloureux, donnant pleins pouvoirs à l'homme de science.
Puis avisant Dubois, accoucheur réputé et qui devait opérer la délivrance, il remarqua son trouble:
—Gardez votre sang-froid, monsieur! Morbleu! ajouta-t-il avec une rondeur familière, tel que s'il devait encourager ses grognards marchant au feu, comportez-vous comme si vous étiez au lit d'une paysanne!
Il se retira au bout d'un quart d'heure de contemplation anxieuse et passionnée, après avoir pressé avec amour la main moite de Marie-Louise, pâle et haletante sous ses dentelles dans le combat des premières douleurs. Il rentra dans son cabinet, comptant les minutes, nerveux, agité, incapable de tenir en place.
Non seulement il redoutait les complications de l'enfantement que lui annonçait Corvisart, mais cette crainte pour la vie de l'enfant s'accroissait d'inquiétudes cruelles pour le salut de la mère.
Il était de plus tourmenté, en admettant que les choses eussent un heureux résultat, par l'incertitude du sort de la naissance: l'enfant serait-il mâle, l'Empire allait-il avoir un Napoléon II? Une fille, sans doute son cœur l'accueillerait avec plaisir, mais sa venue, en première parturition, dérangerait ou, tout au moins, ajournerait toutes ses combinaisons, toutes ses espérances. Et si la santé de Marie-Louise, ébranlée par la naissance de cette fille, si son organisme, secoué par cette délivrance laborieuse, ne lui permettait plus d'être mère une seconde fois, c'était le retour à l'incertitude, l'héritage impérial compromis ou dévolu à des mains trop débiles pour le recueillir, pour le conserver...
Ah! le moment était lourd de préoccupations et l'attente poignante...
Comme un joueur qui, penché sur la table, guette le coup de cartes qui doit le ruiner ou l'enrichir, Napoléon couvait de son œil d'homme de proie la chambre de l'Impératrice, frémissant chaque fois que la porte s'ouvrait pour les allées et venues des gens de service, tressaillant au moindre bruit que son oreille percevait.
Il avait des fébrilités d'amant inquiet sous la fenêtre, guettant l'aimée, redoutant la déception cruelle, et maudissant la lenteur des minutes.
Pour distraire son impatience, il se dirigeait de temps à autre vers l'une des croisées de son cabinet et regardait la foule énorme stationnant dans le Carrousel, les yeux tournés avec avidité vers les Tuileries.
Le peuple, comme lui, avait la fièvre.
Ce 20 mars 1811, l'anxiété planait aussi sur le pays, et les sujets n'étaient pas moins impatients que le souverain de connaître ce que la nature allait accomplir dans la chambre de l'accouchée.
La naissance du fils de l'Empereur semblait pour tout le monde le gage de la paix, le maintien de la puissance française, la garantie de l'avenir.
La majorité raisonnait ainsi. Les dissidents, pareillement, ne cachaient pas l'importance qu'avait à leurs yeux l'événement qui se préparait. Les ennemis de Napoléon, les partisans des princes, ceux qui conspiraient avec les Chouans et préparaient dans l'ombre le retour des Bourbons, espéraient que l'enfant ne naîtrait pas viable. Les mauvaises nouvelles colportées dans la ville les réjouissaient. Si l'enfant venait, par hasard, bien portant, ils souhaitaient, comme consolation, que ce fût une fille. Un mâle déconcerterait leurs calculs qui reposaient tous sur la mort brusque de Napoléon sans héritier, sans successeur possible.
Les Philadelphes, dispersés, emprisonnés ou en exil, à l'approche de la délivrance de l'Impératrice s'étaient concertés. Ceux qui étaient libres avaient tout tenté pour se réunir.
Le 20 mars 1811, nous retrouvons les principaux d'entre eux attablés dans un petit cabaret du Carrousel attenant à l'hôtel de Nantes.
Là, dans un étroit cabinet, le major Marcel, mis en liberté à la suite de la démarche faite par Renée auprès de l'Empereur, causait avec trois personnages différents par l'âge et par les allures, mais ayant un air d'analogie visible: ce caractère professionnel qui permet aux militaires, aux acteurs, aux ecclésiastiques de se reconnaître entre eux, même sous des costumes pouvant dérouter l'observation.
Le premier, le plus jeune, se nommait Alexandre Boutreux. Il avait vingt-huit ans. Natif d'Angers; frère d'un prêtre du séminaire de Beauveau, près Saumur, il était précepteur dans une famille royaliste et en relation avec des amis des princes et des personnages influents de l'émigration.
Le second, rasé et de manières douces, comme Boutreux, mais avec plus d'acuité dans le regard et de réserve dans le sourire, s'appelait l'abbé Lafon. Il avait été condamné à Bordeaux comme chef d'une association de jeunes gens très attachés au pape. L'abbé Lafon était un ardent royaliste. Il avait trente-huit ans.
Le troisième personnage, petit, trapu, le teint bistré, dardait à droite et à gauche des yeux noirs et perçants. Une barbe rude et noire couvrait ses joues et son menton. C'était un moine espagnol nommé Camagno. Une tête d'inquisiteur avec l'âme d'un bandit. Camagno était un clérical violent. Il rêvait de recommencer la Vendée, et sa haine contre Napoléon était surtout motivée par les persécutions dont le pape avait été l'objet.
Ces trois conspirateurs donnaient à Marcel des renseignements sur les efforts que faisaient les Philadelphes pour se reconstituer, à Bordeaux, dans le Poitou et dans les régions de l'Est.
On n'attendait qu'une occasion, et le signal d'une insurrection serait donné.
Tout en trinquant à leurs espérances, les quatre Philadelphes tendaient l'oreille, attendant le canon qui devait annoncer la naissance de l'enfant impérial.
Pour eux aussi cette nativité était importante. Napoléon sans héritier serait plus vulnérable. Un fils, en consolidant le trône, en apparaissant aux yeux de l'armée et du peuple comme l'héritier légal du nom formidable de Napoléon, comme le continuateur de son œuvre, de sa puissance, ôtait bien des chances de réussite aux plans des conjurés.
Ils achevaient d'échanger leurs vues et de formuler leurs projets, quand un coup de canon retentit...
Une immense clameur s'éleva en même temps du Carrousel...
Mille poitrines anxieuses lançaient un confus rugissement où il y avait de l'espoir, de l'acclamation, de la joie, du brouhaha instinctif et dépourvu de son précis. On se détendait les nerfs, on se soulageait de l'irritation de l'attente dans ce long et rauque murmure.
Le canon des Invalides avait parlé... l'enfant impérial était né!...
Était-ce un prince?... L'épée de Napoléon tombait-elle en quenouille?
Un second coup venait d'éclater, après un intervalle d'une minute...
Nouveau déchaînement sourd des assistants, coupé de cris brefs, d'injonctions brutales.
—Taisez-vous!... faites silence!... Chut! Chut!... Vive l'Empereur!...
Troisième coup.
Dans le silence devenu presque général, où l'on ne percevait qu'une suite continue de murmures, semblable à un jaillissement d'eau très lointain, on entendit des voix qui comptaient et disaient:
—Trois!...
Marcel et ses compagnons s'étaient avancés sur le seuil pour mieux entendre, pour suivre aussi les impressions des curieux.
A quelques pas d'eux se trouvaient deux hommes paraissant désireux de ne pas attirer l'attention, car ils s'étaient placés derrière le contrevent du cabaret, repoussé par la pression de la foule.
—Je connais cette figure... dit Marcel à voix basse à l'abbé Lafon, il était des nôtres...
—Un traître?... un espion?
—Non!... un agent du comte de Provence... le marquis de Louvigné... Il s'est séparé d'avec nous... lorsqu'il a su que notre but était le rétablissement de la République...
—Oh! oh!... Malet n'a pas dit son dernier mot, fit l'abbé, et j'espère bien, avec le père Camagno, lui faire accepter la royauté, seul gouvernement possible en France... N'est-ce pas votre avis, mon révérend?...
—Peu m'importe le nom du gouvernement que nous substituerons à celui de Buonaparte, dit le moine d'un ton farouche, pourvu que ce pouvoir rétablisse l'Église dans sa gloire...
—Je ne partage pas vos idées, mon père, dit alors Boutreux, en ce qui concerne le retour d'un roi qui me paraît bien problématique...; je crois que si Napoléon est enfin abattu par nous, c'est la République qui s'impose!... mais, où je me retrouve d'accord avec vous, c'est que j'entends que cette République soit non pas impie, mais chrétienne... Jésus-Christ était républicain... croyez-moi, ne mêlez pas trop le pape à nos affaires... l'Église française, voilà ce qu'il nous faudrait; n'est-ce pas votre avis, major?
Marcel hocha la tête:
—Il faut la République universelle, dit-il, tous les peuples frères!... plus de frontières!... la guerre abolie! La concorde remplaçant la rivalité, l'échange libre des produits, et les idées comme les marchandises affranchies des douanes, de l'autorité, du fisc, de la police; voilà mon idéal, à moi, et voilà pourquoi je veux renverser Napoléon! accentua-t-il avec une sombre exaltation.
Son visage d'apôtre s'illuminait alors d'une clarté douce. Ses yeux prenaient une froide extase. Il semblait, grisé par son rêve, être déjà le contemporain de cette société idéale, fondée par la fraternité avec la paix pour régime, où les hommes de ce globe ne seraient plus que les enfants d'une famille habitant la même maison.
Le canon continuait à tonner.
Et la rumeur grandissante de la foule accompagnait les salves, au nombre encore mystérieux.
—Dix-sept!... ça approche, mon cher Maubreuil, dit M. de Louvigné à son compagnon, assez haut pour être entendu de Marcel et de ses amis.
Ce compagnon du marquis de Louvigné, inquiétant personnage, avec ses allures de chercheur de querelles et de coureur d'aventures, son œil fauve et sa lèvre mince, mauvaise, murmura:
—Encore quatre minutes!... Ah! Napoléon, ton étoile va-t-elle enfin s'éteindre!...
—Si, par malheur, nous avons encore quatre-vingt-quatre fois à entendre ce maudit canon... si c'était un garçon qui naissait à Bonaparte, quel parti devraient prendre nos princes, monsieur de Maubreuil?
—Faire ce que j'ai toujours conseillé: supprimer le tyran...
—Ce n'est pas commode...
—Il suffit d'un bon poignard...
—Et d'un homme pour le manier...
—L'homme existe... il est prêt...
—Vous le connaissez?...
—Sans doute!... c'est moi!
Et une expression de haine féroce contracta la physionomie de cet aventurier sinistre, Guerri, marquis d'Orvault, comte de Maubreuil, qui reçut mission, par la suite, de Talleyrand et des Bourbons, d'assassiner Napoléon avec ses frères Jérôme et Joseph, et aussi d'enlever le roi de Rome et la reine de Westphalie,—l'un des personnages les plus étranges et les plus infâmes de l'histoire impériale.
—Vingt!... c'est le vingtième coup... murmuraient les voix de la foule...
Un silence général écrasa tous les bruits, tous les chuchotements.
Le vingt et unième coup de canon était tiré...
L'artillerie des Invalides allait-elle demeurer muette, n'ayant plus d'autre événement à annoncer? Les vingt et un coups réglementaires pour la naissance d'une princesse étaient-ils accomplis?
Toutes les poitrines étaient oppressées. Il sembla que l'intervalle fût plus prolongé, et déjà certains se disaient: «C'est tout! Napoléon n'aura pas d'héritier...»
Mais une détonation éclate, suivie d'un immense hourra...
Quelques assistants hésitent à partager l'allégresse unanime. Ils insinuent que peut-être l'on s'est trompé dans le compte des salves. Ils espèrent encore que Napoléon n'aura pas le fils qu'il attend; mais un autre coup de canon, puis un autre retentissent. Il n'y a plus à douter: un enfant mâle est né.
Les acclamations, les cris, les chapeaux lancés en l'air, les serrements de mains, les propos exubérants échangés, toute la joie populaire se manifestait en ce jour unique de bonheur pour Napoléon.
Il avait éprouvé de cruelles émotions. L'effort pour les cacher à tous l'avait brisé.
Après avoir dit à l'accoucheur Dubois qu'il s'en remettait à lui et qu'il lui demandait de traiter l'Impératrice comme s'il eût à délivrer une fermière, il s'était retiré et plongé dans un bain pour calmer sa nervosité et prendre un peu de repos.
Dubois, avec sang-froid et habileté, s'était mis à seconder le travail de la nature, dont la lenteur et le péril ne lui avaient pas échappé.
L'Impératrice, en proie aux grandes douleurs, gémissait, se tordait, poussait de rauques geignements et, l'œil épouvanté devant le forceps qu'approchait Dubois, criait qu'elle ne voulait pas, qu'elle comprenait bien que l'Empereur avait ordonné qu'on la sacrifiât pour sauver son héritier, ce qui était faux: Napoléon avait, comme on l'a vu, dans un élan passionné, crié à Dubois, le prévenant des difficultés de ce laborieux accouchement: «Avant tout, sauvez la mère!» Et Marie-Louise, dans sa souffrance, lançait un regard sournois et haineux vers le cabinet de son mari. On peut dire que cette torture de la maternité influa sur ses sentiments, et qu'à partir de ce jour, Napoléon, qu'elle n'avait jamais aimé, qui lui était apparu en épouvantail, en vilain homme méchant et grossier, dans ses imaginations apeurées de jeune princesse allemande, devint pour elle, en cet instant où sa sensibilité se trouvait hyper-surexcitée, où son âme était endolorie comme sa chair, un objet secret de répulsion et d'animosité. Quant à l'enfant qui lui causait ces intolérables douleurs, elle ne l'aima jamais. Cet infortuné dont toute la vie ne fut qu'un printemps court, morose comme un automne pluvieux, devait végéter, orphelin de père et de mère vivants. Les guerres, la France envahie à défendre, la captivité et l'agonie lente dans une île lointaine empêchèrent le père d'embrasser son fils. La mère était retenue au bras du comte de Neipperg et devait avoir d'autres enfants à caresser.
Quand Dubois approcha les fers de l'utérus en travail, on alla de nouveau chercher l'Empereur.
Napoléon, redevenu calme, maîtrisant son angoisse, assista à toute l'opération. Il se penchait vers l'Impératrice en sueur, toute frissonnante, poussant des sanglots saccadés, haletante, au supplice. Il lui prenait le front dans ses mains; il l'embrassait doucement, tendrement, craintivement; il lui murmurait à l'oreille d'affectueuses paroles qu'elle n'entendait point ou qui ne pouvaient ni l'émouvoir, ni lui donner l'énergie et la patience que la situation grave commandait.
L'accoucheur, cependant, avait commencé à introduire le forceps. L'enfant se présentait par les pieds, il s'agissait de dégager la tête.
Un grand silence emplissait la chambre, où se trouvaient, avec l'Empereur et Dubois, madame de Montesquiou, la garde veillant l'Impératrice, madame de Montebello, première dame d'honneur, et madame de Lucay, dame de service ce jour-là au palais, l'archichancelier Cambacérès et Berthier, prince de Neufchâtel, ces derniers mandés comme témoins.
Au dehors montait comme une rumeur marine, le murmure confus de la foule s'animait sous l'attente de l'événement. De bouche en bouche, d'oreille en oreille, de l'Impératrice aux salles des gardes, du vestibule aux factionnaires, et de ceux-ci au public, la nouvelle s'était répandue que les souffrances de l'Impératrice augmentaient et que la naissance de l'enfant était périlleuse. On se taisait, de peur d'accroître les douleurs de la mère et l'anxiété de l'Empereur.
Enfin Dubois, longtemps penché, se retira vivement, relevant sa tête courbée; très pâle, il se tourna vers l'Empereur, tenant dans ses mains une petite chose, pâle, informe, inerte et sanguinolente...
—Sire, c'est un garçon! dit-il à voix étranglée.
Un soupir de délivrance, où il y avait tout un grondement de joie intérieure contenue, s'échappa de la poitrine du père.
Enfin!... la fortune ne l'abandonnait pas!... Il avait un héritier... Le monde allait compter avec Napoléon II!...
Il fit un mouvement pour s'élancer vers le praticien et prendre son enfant. Dubois l'arrêta d'un geste impatient, impérieux et, d'un regard inquiet, il enveloppa le petit être toujours inerte, au corps violacé...
Il n'avait pas salué d'un de ces cris aigus, qui sont la diane de la vie, sa venue à la lumière, cet enfant chétif, dont aucun membre ne tressaillait et qui semblait un paquet de chair morte tiré du ventre d'une mère mourante...
Napoléon éprouva subitement une contraction aiguë de tous ses nerfs. Il avait compris la perplexité et le doute du médecin. Mordant ses lèvres, crispant ses doigts, il s'efforça de conserver la sérénité impériale dont il avait jusque-là fait montre. N'avait-il donc tant espéré que pour désespérer davantage, et la fortune, comme pour le narguer, ne lui avait-elle donné la vue de cet enfant si désiré que pour le lui enlever aussitôt?
En silence, il suivait, l'œil fixe et sombre, tous les mouvements de l'accoucheur s'appliquant à ranimer l'enfant.
«J'aurais préféré, dit-il plus tard, me retrouver dans le cimetière d'Eylau!...»
Dubois, cependant, frictionnait le petit corps mou et décoloré; il insufflait de l'air dans les poumons, en appuyant ses lèvres sur la petite bouche immobile et froide; il tapotait doucement les reins et berçait avec précautions le nouveau-né.
Sept minutes s'écoulèrent ainsi sans qu'un cri, sans qu'une manifestation de la vie vînt rassurer le père torturé...
Tout à coup, la bouche de l'enfant s'entr'ouvrit et son premier cri, aux oreilles de l'Empereur plus délicieux qu'une fanfare de triomphe, s'éleva dans le silence angoisseux de la chambre...
L'héritier de l'Empire était vivant, bien vivant!...
Malgré toute sa force de concentration et tant de puissance d'impénétrabilité, Napoléon ne put s'empêcher de pousser comme un grognement de joie, farouche ainsi qu'un rugissement de fauve amoureux et vainqueur.
Il saisit l'enfant qu'on venait d'emmailloter à la hâte, il se précipita vers le salon voisin où attendaient tous les députés de l'Empire, les maréchaux, les princes. Avec une ostentation brutale et dans un accès de joie orgueilleuse et vulgaire, empereur satisfait et père bien heureux, il présenta le nouveau-né en disant:
—Messieurs, voici le Roi de Rome!...
Puis, tandis qu'au signal parti du château, le bourdon de Notre-Dame et les salves du canon des Invalides annonçaient la venue au monde de Napoléon II, dans l'exaltation de son bonheur paternel et de son triomphe de fondateur de dynastie, il accourut au balcon des Tuileries, devant lequel, retenue par un simple cordeau, attendait la foule immense...
Alors, comme un trophée, comme un signe de victoire et de glorieux avenir, il éleva l'enfant impérial au-dessus de sa tête et le montra au peuple...
Tels les premiers rois francs hissés sur le pavois, le fils de Napoléon, au milieu des acclamations, dans le fracas de l'artillerie et la sonorité des cloches, reçut l'investiture nationale.
Cette couronne vivante qui venait se superposer aux diadèmes impériaux et royaux que déjà ceignait Napoléon fut saluée de ce cri encore terrible pour l'ennemi, encore joyeux pour la France:
«Vive l'Empereur!...»
A peine fut-il couvert par les sourdes imprécations des rares partisans des Bourbons, disséminés dans la foule. Le marquis de Louvigné et le comte de Maubreuil s'éloignèrent rapidement de l'hôtel de Nantes, en maudissant le sort trop favorable. Le major Marcel, l'abbé Lafon, le moine Camagno et le précepteur Boutreux quittèrent peu après le cabaret, mécontents, irrités, désappointés, et, hochant la tête avec anxiété, ils se dirent:
—Allons à la maison de santé consulter Philopœmen... Cette naissance va-t-elle changer ses plans?...
Et tous les quatre, de plus en plus pensifs et déconcertés, se dirigèrent vers l'établissement du docteur Dubuisson, où était interné le général Malet.
Nul ne prévoyait alors que la naissance du roi de Rome ne serait ni un obstacle aux audacieux projets de Malet, ni une garantie de paix pour la France.
Personne ne pouvait deviner la destinée malchanceuse et touchante de cet enfant, que son père ne pourrait embrasser que tout petit et dont la jeunesse devait s'étioler dans une prison royale, hors de cette France dont on lui interdirait le langage, dont on lui cacherait la gloire.
Les cloches sonnant à toutes volées, l'artillerie proclamant l'heureux avènement, étourdissaient, grisaient, enivraient le peuple et la cour; l'étranger s'inclinait, respectueux encore, devant cette faveur nouvelle du destin.
Le comte de Provence, en Angleterre, murmurait avec un sourire contraint, au reçu de la nouvelle: «Il est dit que je ne coucherai jamais aux Tuileries.»
Le 20 mars 1811 fut le jour de triomphe, la date culminante de la vie de Napoléon.
Le versant de la jeunesse, de la victoire, de l'ascension hardie et puissante, était franchi:—après un court arrêt sur le sommet, la descente lente, puis précipitée, la dégringolade, la chute, le gouffre avec toute son horreur, Fontainebleau et le suicide entrevu, la trahison, l'abdication, Sainte-Hélène et les outrages du geôlier anglais, voilà ce qui était réservé au maître éphémère du monde, si joyeux d'être père en cette matinée de confiance et d'espoir.
II
L'AGENT DES PRINCES
Le comte de Maubreuil, en quittant le marquis de Louvigné, lui avait serré significativement la main, en lui disant:
—La fortune ne servira pas toujours Napoléon!... Nous nous reverrons, marquis!...
M. de Louvigné hocha la tête et murmura:
—Je ne le pense pas... ou du moins pas de sitôt... Je pars...
—Et y a-t-il quelque indiscrétion à vous demander le motif de votre voyage?
—Tant que Buonaparte sera là, dit le marquis en montrant le poing aux Tuileries, je resterai éloigné de France... Oh! j'ai l'habitude de l'exil, moi!
—Et vous allez?
—A Londres... auprès de nos maîtres légitimes...
Maubreuil parut réfléchir profondément.
Puis un sourire éclaira son visage tourmenté:
—Vous êtes accrédité, je le sais, auprès des princes, mon cher marquis?... On vous écoute, là-bas? Parfois on vous consulte, je crois?
—Leurs Altesses Royales ont su apprécier mon dévouement dans l'émigration... Le comte de Provence veut bien m'honorer d'une bienveillance particulière et le comte d'Artois a daigné me confier à plusieurs reprises des missions difficiles dont il m'a témoigné satisfaction...
—Vous avez quelque peu conspiré, marquis?
—J'ai été de toutes les conspirations, monsieur, répondit vivement M. de Louvigné... C'est ainsi que j'ai servi d'intermédiaire aux princes avec MM. de Cadoudal, Pichegru, Fouché, Talleyrand, Moreau. Bernadotte, notre dernier espoir, s'est singulièrement refroidi... Il travaille à présent pour lui, le prince de Ponte-Corvo; c'est un ambitieux et un ingrat!... il ne faut plus compter sur cet intrigant... Oh! les hommes sûrs deviennent rares...
—Il s'en trouve d'autres... Fouché et Talleyrand seront toujours avec ceux qui réussiront... Mais, je vous le disais tout à l'heure, en écoutant ce maudit canon, il n'y a qu'un moyen, un seul, qui puisse nous débarrasser de l'Empire...
—C'est d'en finir avec l'Empereur... Nous y avons pensé... nous avons cherché...
—Mal! Usé, dangereux, trop incertain, le vieux moyen des conspirations civiles et militaires... ces maladroits de Philadelphes, dont vous êtes...
—Dont j'étais!... Je me suis retiré.
—Vous avez bien fait!... ils n'ont réussi qu'à se faire tuer à l'ennemi, car on les postait aux endroits les plus dangereux...; les plus favorisés se sont mis à l'abri dans les prisons... Il faut aborder le tyran face à face et le frapper... Voilà mon moyen!... Voulez-vous me faciliter l'occasion de le soumettre aux princes?...
—Vous avez un plan?
—J'en aurai un... Emmenez-moi à Londres...
—Je veux bien vous introduire auprès de Leurs Altesses, car vous me paraissez un homme résolu...
—On me jugera à l'œuvre! dit froidement Maubreuil.
—Mais il demeure entendu que je ne sais rien; aujourd'hui, comme demain, comme dans dix ans, j'ignore tout de vos projets... Vous m'accompagnerez à Londres... vous êtes Français, vos sentiments de fidèle sujet me sont connus, vous désirez être admis à l'honneur de présenter vos hommages et vos vœux à vos souverains légitimes, je vous donne l'introduction de leur hôtel, voilà tout... Vous ne m'aurez fait part d'aucune de vos intentions... c'est bien convenu?
—Vous avez ma parole!...
—Vous la mienne.
—Quand partons-nous?
—Demain, si vous le voulez... J'ai remarqué aux alentours de mon logis des figures suspectes et je ne tiens pas à être logé, aux frais du tyran, à Bicêtre ou à Sainte-Marguerite...
—Marquis, je vais boucler ma valise et demain en route pour Calais...
—Dites-moi, monsieur de Maubreuil, vous haïssez donc bien Napoléon? demanda M. de Louvigné, regardant avec attention l'aventurier.
—Oui, je le hais... et je veux me venger!... dit avec une énergie terrible le comte de Maubreuil.
—Vous étiez pourtant presque de sa maison... N'aviez-vous pas charge d'écuyer à la cour de son frère, ce Jérôme Bonaparte qu'il a eu l'audace de faire roi de Westphalie... Ce faquin faire des rois! n'est-ce pas une pitié! dit en haussant les épaules le marquis indigné.
—Ah! vous avez entendu raconter mon histoire?... fit avec un geste cavalier Maubreuil... Oh! une aventure banale!... La reine m'avait témoigné quelque bonté... Jérôme en prit de l'ombrage... Il conta sa mésaventure conjugale à son frère; celui-ci, au lieu d'en rire et de conseiller à ce mari malheureux la philosophie qui est de mise en semblable occurrence, se fit le vengeur de l'honneur de Jérôme... J'étais à la veille d'obtenir l'emploi fort avantageux de commissaire aux frontières d'Espagne... Napoléon, d'un trait de plume, me ruina...: il biffa mon nom sur sa liste de présentation et défendit qu'on lui parlât de moi désormais... Je crois qu'il était jaloux pour son compte et qu'il avait eu des intentions sur la reine de Westphalie... Pauvre Catherine de Wurtemberg! Ah! je la plains bien... et c'est elle aussi que je veux venger en abattant le maudit Corse!... Marquis, j'ai hâte de mettre mon énergie et ma haine au service de nos princes!...
—Je vous y aiderai... mais soyons prudents... La police de Buonaparte a des oreilles partout... Adieu, à demain, cour de l'hôtel des Messageries...
—A demain!... Vive Dieu! marquis, quelle fortune inespérée que notre rencontre et je ne trouve plus cette journée si détestable!...
—Vous pardonnez au roi de Rome d'être né?
—Le roi de Rome?... Oh! ce roitelet aussi aura son tour... Qu'il tombe jamais entre mes mains!...
—Vous le tueriez aussi? dit M. de Louvigné impressionné par le ton sinistre et l'éclair féroce luisant dans les prunelles de Maubreuil...
Et il ajouta entre ses dents, comme pris d'avance de pitié pour le petit roi:
—Un enfant!... Vous ne reculez devant rien! Ah çà! vous êtes un homme terrible!
—On le dit, fit le scélérat, joyeux comme d'un compliment, et avec un rictus cruel, il murmura:
—L'enfant grandira... Le lion abattu, ce serait folie que de laisser vivre le lionceau... A demain et bernique pour les agents du Corse!...
Cinq jours après cette entente, Maubreuil, sur la recommandation du marquis de Louvigné, était introduit près du comte de Provence, qui devait s'appeler un jour dans l'histoire: Louis XVIII.
Le futur roi de France habitait une élégante résidence du comté de Buckingham, qu'on nommait Hartwell.
Là, dans tout le confort d'une demeure seigneuriale de la vieille Angleterre, Stanislas-Xavier, comte de Provence, attendait, sans trop de confiance, que la France, revenant de ses erreurs révolutionnaires, chassât l'usurpateur et lui rendît la couronne de son frère Louis XVI.
Homme fin, esprit lettré, politique prudent, le comte de Provence ne se dissimulait pas les difficultés d'une restauration.
Il avait si souvent entendu murmurer à ses oreilles des paroles de découragement, il avait vu tant de lassitude se manifester dans son entourage, qu'il n'écoutait plus que distraitement les rares pronostics d'un retour prochain au palais des Tuileries que lui ronronnaient, d'ailleurs sans grande conviction et comme un compliment commun et une formule de politesse obligatoire, les fidèles royalistes, de plus en plus clairsemés, venus dans sa solitude apporter leurs hommages rancis et offrir leur épée rouillée.
Il assistait à l'enivrement de la France glorieuse. Le fracas des victoires, sans l'étourdir, lui couvrait la voix des flatteurs prédisant perpétuellement la chute de Napoléon.
Il ne croyait plus au succès des complots ou des rébellions. Il dénombrait, sans tristesse, avec une philosophie résignée et un sourire sceptique, les dévouements inutiles, les sacrifices d'existences hardies. Il ne cherchait nullement à susciter des imitateurs à ces vaillants partisans, les Cadoudal, les Frotté, dont la race d'ailleurs lui semblait éteinte. Il n'accordait qu'une médiocre créance aux projets des conspirateurs, ces maladroits qui se faisaient toujours prendre avant d'agir ou dont les machines, fussent-elles infernales, rataient infailliblement à l'instant favorable. Un moment il avait mis quelque espoir dans ce maréchal Bernadotte qu'on lui avait dépeint comme un intrigant et un adroit personnage, jalousant terriblement Napoléon, prêt à le trahir et à disposer contre lui de son grand commandement, de ses anciennes attaches avec les militaires restés indépendants et de son prestige sur les rares républicains qui respectaient en lui le général venu en civil au rendez-vous de Bonaparte le matin du dix-huit brumaire. Bernadotte ne pouvait avoir la prétention de ceindre la couronne. Cromwell renversé, il serait Monk et rappellerait le roi légitime.
Mais ce rêve favorable s'évanouissait. Bernadotte avait coupé court aux pourparlers engagés. On assurait qu'il cherchait, quelque part en Europe, une principauté, peut-être un royaume, où, s'affranchissant de toute sujétion vassale, de toute reconnaissance aussi envers Napoléon, il s'attacherait plutôt à consolider son jeune trône en l'appuyant aux vieilles monarchies.
Mais, pour l'époque présente du moins, il n'y avait rien à fonder sur cet ambitieux sergent, devenu maréchal de l'Empire et prince de Ponte-Corvo. Que pouvait lui donner, lui promettre même, le prince en exil, dont les chances de retour apparaissaient si problématiques?
Et l'avisé comte de Provence se répétait, avec une grimace ironique, les noms de tous ces anciens serviteurs de sa famille, les fils des courtisans de Louis XV et de Louis XVI, les descendants des preux héroïques, qui avaient peu à peu accepté des charges, des dotations, des commandements, quelques-uns même de nouveaux titres nobiliaires de ce gentillâtre corse devenu leur maître.
Alors, sans récriminer à haute voix, sans dénoncer les défaillances, sans regretter les abandons, se sentant oublié des Français, dédaigné des rois de l'Europe, traité avec égards, mais sans aucune promesse d'appui, par l'Angleterre, Stanislas-Xavier, déjà obèse, répugnant à tout exercice physique, dans l'attente du bon dîner qu'il allait faire, car comme tous les Bourbons il était gros mangeur, s'enfonçait tranquillement dans son fauteuil, ne pensait plus à la couronne, et prenant son Horace, texte latin, édité par Elzévir et coquettement relié, relisait une ode qu'il annotait dans la quiétude parfaite d'un érudit revenu des affaires du monde.
Quand le marquis d'Orvault, comte de Maubreuil, lui eut été annoncé, le comte de Provence, sans quitter son Horace ni déposer le crayon qui lui servait à inscrire ses réflexions en notes marginales, se rehaussa sur son fauteuil, remontant sa volumineuse corpulence, reprenant de la majesté...
Puis, dévisageant dans une glace le personnage qu'on lui annonçait, il murmura avec un plissement de lèvres ironique:
—Voilà une bonne figure de sacripant!...
Tandis que Maubreuil saluait et que M. de Blacas énumérait rapidement les titres de ce Français, venu exprès en Angleterre pour déposer ses hommages aux pieds de celui qu'il reconnaissait pour son souverain, le comte de Provence se disait:
—On va encore me leurrer avec quelque complot de caserne, une échauffourée de garnison!... Ce gentilhomme, qui semble avoir surtout fréquenté les grands chemins, ou sera pris, fusillé, à moins qu'on ne préfère le plonger dans quelque cachot bien lointain et bien ténébreux, ou il s'échappera, et n'ayant pas réussi, n'aura rien à obtenir et n'osera rien demander... Des deux façons je serai débarrassé de lui... Je puis donc l'écouter, cela n'engage à rien et fait tant de plaisir à mon dévoué Blacas!... J'aurais pourtant préféré mon tête-à-tête avec Horace!...
Le duc Casimir de Blacas d'Aulps, descendant de ce fameux Blacas, ami des troubadours, grand escrimeur, grand preneur de forteresses et grand assaillant aussi des belles Provençales, était le confident, l'ami, le secrétaire du comte de Provence. Il l'avait suivi partout, à Coblentz, à Saint-Pétersbourg, à Londres, durant ses pérégrinations de prince errant. Fidèle écuyer, Blacas se comparait souvent à Sancho Pança, avec cette différence qu'il apparaissait maigre, efflanqué, le visage ascétique et les yeux caves à côté de son royal maître offrant au contraire la rotondité abdominale et la plénitude faciale du bon gouverneur de Barataria.
Blacas était l'introducteur ordinaire des conspirateurs.
Il remplissait plus fréquemment ces fonctions que celles de chambellan ou de maître des cérémonies auprès d'envoyés des souverains. Le prince exilé ne recevait guère dans sa cour singulièrement réduite d'Hartwell. Quelques intimes visiteurs, familiers de l'abandon, courtisans du malheur, s'y rencontraient à de longs intervalles avec des gaillards à mine suspecte, tannés, bistrés, balafrés, au visage recuit par les soleils et gaufré par les bises, exhibant des certificats, montrant parfois des blessures, qui racontaient leurs coups d'affût hasardeux dans les marais du pays de Machecoul et leurs embuscades patientes dans les halliers du Cotentin. Ces enfants perdus de la chouannerie maudissaient la République et se vantaient d'en finir avec le Bonaparte; ils offraient de recommencer la guerre des bois, assurant Sa Majesté qu'il suffisait d'un signal pour soulever six départements de l'Ouest et d'un homme énergique pour ramener le roi à Paris, à la tête de bataillons fleurdelysés de paysans vainqueurs.
Invariablement, Sa Majesté ayant répondu que le moment lui paraissait peu favorable à une descente sur les côtes normandes et qu'elle préférait attendre, le visiteur se retirait, non sans avoir sollicité quelque indemnité pour ses chevaux tués et ses bagages pillés par les diables déchaînés des colonnes infernales.
L'audience se terminait ainsi: Blacas, tout en rechignant, versait l'indemnité, et Stanislas-Xavier, se rencoignant dans son fauteuil, reprenait son Horace et annotait les odes.
Ce jour-là cependant, la physionomie caractéristique de Maubreuil, son allure décidée, ses traits durs, son nez d'oiseau de proie qui le faisait ressembler au grand Condé, et la façon militaire dont il se présentait, disposèrent favorablement le prince.
Il pensa: Peut-être cet homme-ci n'est-il pas un extravagant et un chercheur de folles équipées, comme les autres; écoutons-le!...
Et avec le sourire qui lui était habituel, mais aussi en se départant momentanément du scepticisme qui cuirassait son caractère, Stanislas-Xavier indiqua d'un signe un siège à son visiteur.
Maubreuil s'inclina, ne s'assit pas et attendit que le prince lui adressât la parole.
—Vous venez de Paris, monsieur? demanda le prétendant, se recueillant et toussotant légèrement comme un prêtre s'apprêtant à confesser, quelles nouvelles nous en apportez-vous? mauvaises, n'est-ce pas?
—Détestables, monseigneur!
—Le général Bonaparte est toujours victorieux, acclamé, populaire?...
—La fortune vient de le favoriser une fois encore, hélas! et la naissance de cet enfant, qu'il désigne comme son héritier, semble consolider son trône pourtant instable et chancelant...
—Vous jugez ainsi, monsieur, et je vous félicite de votre clairvoyance: cet Empire, fondé sur la violence, sur l'abus de la force, sur le mépris des libertés et des droits de la conscience aussi, ne saurait durer; mais les Français, oublieux, ingrats et séduits, sont loin d'avoir vos excellents sentiments...; les Français ne se souviennent plus guère de leurs anciens rois et vous êtes une exception, vous, monsieur, qui venez ici nous apporter dans l'exil l'hommage de votre fidélité!... Oh! vous trouverez peu d'imitateurs, ajouta le comte de Provence avec un sourire désabusé, et vous avez dû, en traversant mon antichambre, vous apercevoir que les hôtes tels que vous sont rares...
—Un événement brusque peut emplir ces salons d'une foule empressée!...
—Quel événement? je ne comprends pas bien...
—La mort de Bonaparte! dit Maubreuil d'une voix forte.
—Croyez-vous que cet événement, comme vous dites, soit de nature à amener un tel changement?... Bonaparte a pour lui l'armée, une administration considérable et que tout permet de supposer dévouée, des maréchaux autour de lui, dont les épées protégeraient son fils, son héritier... Êtes-vous donc d'avis, monsieur, que l'Empire soit une œuvre fragile? Oseriez-vous affirmer qu'il n'y ait pour ses institutions qu'une durée périssable comme l'existence de son auteur?...
—L'Empereur mort, l'Empire tombera en poussière, monseigneur! L'armée, lasse de combattre et d'être transportée du sud au nord et des bords du Tage aux rives de la Vistule, ne réclame que la paix, n'attend que le repos... La mort de Napoléon lui donnera l'un sur-le-champ, lui garantira l'autre dans l'avenir, en lui laissant dans le passé la gloire... L'armée n'en exigera pas davantage. Les maréchaux, divisés, jaloux, envieux, fatigués aussi, et dont la lassitude est à la fois physique et morale, ne pourront s'entendre pour le partage de l'autorité, en cas de régence. La plupart sont, plus que les soldats, désireux de déposer enfin les armes. Ils ont des terres, des châteaux, des femmes jeunes et veulent jouir des années de vigueur relative et de santé fragile qui leur restent: ils n'iront pas follement se remettre en selle et guerroyer contre l'Europe et peut-être contre les Français, pour assurer au fils de Napoléon l'héritage disputé, impossible à recueillir en entier, et qui doit revenir aux maîtres légitimes! Les maréchaux, enchantés d'être traités par Votre Altesse Royale comme des grands vassaux de la couronne, tout fiers de voir leur noblesse de batailles reconnue l'égale de la noblesse de race,—car il faudra bien admettre cette égalité,—seront les plus fermes soutiens de votre trône restauré!... Quant à l'enfant qu'on appelle roi de Rome, il ne pourra de son front débile supporter la couronne; il sera écrasé par le nom même du soldat si longtemps redoutable dont il devra continuer les aventures et les coups de force; ce ne sera qu'une ombre d'empereur, qu'un fantôme de roi... Napoléon mort, personne, croyez-moi, prince, n'oserait garantir qu'il puisse revivre sous les traits d'un bambin!...
—Vous avez peut-être raison, monsieur, dit le comte de Provence réfléchissant profondément, et dont l'ironie fit place à une gravité d'homme d'État: l'Empire tombera le jour où celui qui est tout, dans cet immense État, ne sera plus debout... Mais comment l'abattre?... sa santé semble vigoureuse... il est jeune encore, beaucoup plus jeune que moi... Auriez-vous par hasard comme une intuition de cet événement considérable et problématique, auquel vous faisiez allusion, et qui amènerait le grand changement dans les destinées de la France que vous me dites si vivement souhaiter?...
—Votre Altesse Royale a deviné, mais j'ai plus qu'une intuition... c'est dans mon âme une certitude... il ne faudrait pour cela...
—Suffit, monsieur! dit vivement le comte de Provence. Il ne m'appartient pas d'en entendre davantage. Je vis ici à l'écart, paisible, loin des agitations de la politique, attendant sans impatience un retour de la fortune, en tête à tête avec mon vieux Blacas et mon Horace toujours jeune... Je ne veux pas m'occuper d'événements incertains, désirables sans doute, mais dont il m'est impossible de précipiter la venue... Si vous avez quelques espérances, quelques notions permettant d'augurer leur réalisation plus ou moins prompte, faites-en part à M. de Blacas... il s'intéresse à ces hypothèses heureuses, lui; quant à moi, monsieur le comte, j'en suis revenu, tout à fait revenu!... parlons donc d'autre chose, s'il vous plaît?... Avez-vous vu jouer à Paris la tragédie de Marius à Minturnes? il s'y trouve de fort beaux vers et je regrette de ne pouvoir y applaudir Talma qui s'y est montré, m'a-t-on dit, admirable.
La conversation continua quelque temps sur des sujets indifférents, puis le comte de Provence fit un mouvement comme pour indiquer que l'audience était terminée et que l'annotation d'Horace le réclamait.
Maubreuil prit respectueusement congé.
M. de Blacas l'accompagna, et proposa de lui montrer les superbes allées du parc.
Tous deux s'enfoncèrent sous les voûtes ombreuses de chênes centenaires, sous lesquels bondissaient des daims gracieux et craintifs.
Maubreuil, qui avait parfaitement compris la réserve du comte de Provence, s'ouvrit tout entier au confident. Sans détour aucun il fit part à M. de Blacas de ses sinistres projets. Il fallait tuer l'Empereur et enlever le roi de Rome; alors, au milieu du désarroi général, une restauration pourrait être tentée...
M. de Blacas l'écouta sans répugnance. Il n'osa pas donner son approbation au complot. Il se contenta de ne pas dissuader l'aventurier et de ne point témoigner d'indignation à l'audition de son infâme projet. Visiblement, le comte de Provence et son secrétaire, peu certains de la réussite, voulaient pouvoir se dégager de toute connivence avec l'assassin, s'il échouait dans sa tentative criminelle. Au fond du cœur ils souhaitaient son succès et ne le décourageaient pas.
—Et que demandez-vous, monsieur de Maubreuil, pour vous-même? dit Blacas au moment de quitter l'aventurier à la barrière du parc.
—Rien... que la reconnaissance de mon roi, le jour où, ma main ayant délivré la France du tyran qui l'opprime, Sa Majesté viendra aux Tuileries s'asseoir sur le trône de ses ancêtres!...
—Allez donc, monsieur, et que la divine Providence vous assiste!... Votre entreprise est hardie, mais le Seigneur qui a encouragé Judith frappant Holopherne, au milieu de son camp, et qui a soutenu Judas Macchabée contre Antiochus, favorisera vos desseins... puisqu'ils ont pour but la délivrance d'un peuple asservi, puisqu'ils ne tendent qu'à la restitution au maître légitime de l'autorité usurpée par un bandit qui est aussi un impie!... A l'honneur de vous revoir et au plaisir de recevoir de vos nouvelles, monsieur le comte!...
Les deux hommes se saluèrent très cérémonieusement et se séparèrent.
Maubreuil, sur la route, en regagnant à pied son auberge, se dit assez perplexe:
—Il fallait m'attendre à ces évasives façons!... Des paroles vagues, des promesses en l'air, mais rien de précis, rien de net ni de sincère!... ni un ordre franc, ni même une approbation claire!... Ah! ils ont peur de se compromettre, les princes!... avec cela, pas un écu tiré de leur bourse...
Il fit un geste d'insouciance, puis murmura avec une grimace:
—Voyons! je leur ai promis que l'Empereur avant peu serait mort... Ma promesse a paru dérider notre Altesse ventrue et a fait sourire son maigre écuyer, tous deux ont paru avoir confiance en moi... à présent il s'agit de prouver que je n'ai pas parlé en gascon!... Bonaparte est vivant et acclamé, comment m'y prendre pour qu'avant un mois il soit mort et exécré?... Comment vais-je le faire mourir?... Bah! entrons toujours à l'auberge et soupons avec tranquillité... les idées me viendront en savourant le solide repas que l'hôtesse a dû me préparer!... la bonne bedaine du prince m'a inspiré des idées de gourmandise!...
Et Maubreuil, dégagé de tout souci, confiant dans son audace, sûr de ses ressources, et assuré de trouver promptement le moyen de tuer l'empereur Napoléon, pénétra de fort belle humeur dans la taverne du Royal-Oak (Chêne-Royal), en criant dès le seuil, en mauvais anglais:
—Holà! mistress Betsy, le souper est-il prêt?... Allons! qu'on m'apporte une coupe de vin des Canaries et que je le boive à votre enseigne, charmante mistress Betsy, comme dit cet excellent sir John Falstaff, le plus grand homme de toute votre Angleterre!...
—Sir John Falstaff? dites-vous, répondit l'hôtesse, je ne le connais pas... Il vient pourtant beaucoup de lords et de baronnets, ici, ajouta-t-elle en se rengorgeant, et elle précéda Maubreuil dans la salle de la taverne, où nul souper ne fumait attendant le convive.
III
NAPOLÉON AU CHÊNE-ROYAL
Mistress Betsy Chestnut, la patronne de la taverne du Chêne-Royal, une gaillarde à la poitrine rebondie comme une carène, haute comme un mât, et dont la mâchoire saxonne s'avançait telle que des sabords braquant l'artillerie d'une formidable dentition, devina le mécontentement du gentleman français.
Elle s'excusa de n'avoir point servi le souper. La faute en était à son mari, Billy Chestnut, excellent père de famille, très considéré dans la paroisse, mais qui avait la fâcheuse habitude de s'enivrer chaque fois qu'un hôte de distinction descendait au Chêne-Royal.
Cette occasion lui était fournie souvent, le séjour du comte de Provence au château attirant nombre d'étrangers de distinction, et aussi des Français, très aimables, très causeurs; ceux-ci venaient régulièrement s'informer de la santé du comte, de ses habitudes, des visiteurs qu'il recevait, et des lettres qu'il expédiait. Ces Français-là, qui d'ailleurs semblaient ne pas vouloir indiscrètement troubler la solitude du château et ne demandaient jamais à voir l'Altesse exilée, faisaient beaucoup de dépenses; ils étaient presque tous d'un caractère jovial et peu exigeants: ils se montraient seulement désireux d'être renseignés très exactement sur tout ce qui se passait dans la résidence du comte de Provence. Ils ne dédaignaient pas de causer longuement avec les servantes pour être au courant des moindres actions des princes royaux, et des plus petites particularités de leur existence. Sans doute des Français bien attachés à leurs souverains dans le malheur! conclut l'excellente Betsy.
—Des espions de Napoléon! pensa Maubreuil, et il ajouta tout haut: Est-ce qu'il est venu un de ces Français-là aujourd'hui, pour que votre mari, miss Betsy, se soit enivré et que le souper tarde?
—Justement, sir, il y a là un gentleman, que je suppose Français... il est accompagné de son domestique...
—Ah! fit Maubreuil désagréablement surpris, la police serait-elle si vite à mes trousses, et Rovigo m'a-t-il déjà expédié un de ses agents?... Bah! nous le verrons, ce limier, et s'il a le flair trop fin ou les crocs trop longs...
Un geste expressif compléta la pensée du peu scrupuleux aventurier.
—Peut-on le voir, ce Français? demanda-t-il à l'hôtesse.
—Il est là dans la salle voisine... il se chauffe, en attendant le souper... son domestique dort à l'écurie. Voulez-vous que je l'appelle?...
—Je vais parler au maître... je saurai bien m'annoncer moi-même! dit Maubreuil.
Et il poussa résolument la porte de la salle où se tenait, près de la cheminée, le voyageur, des papiers à la main.
Maubreuil se disait: «Ou j'ai affaire à un agent de Rovigo lancé sur mes talons, et alors il sait qui je suis; ou bien cet étranger est un hobereau royaliste venu, par ferveur et peut-être par calcul, offrir ses hommages au comte de Provence, par conséquent ne me connaissant pas... Alors, inutile de me cacher...»
Il s'avança donc délibérément et salua avec aisance le voyageur, un homme d'allure élégante, aux traits réguliers, paraissant la quarantaine, et lui dit:
—Vous êtes Français, monsieur, m'a appris notre hôtesse; moi aussi... Le hasard nous rassemblant si loin de notre pays, me ferez-vous la grâce de partager mon souper, qui semble s'être fait attendre pour que nous puissions nous attabler de compagnie. En faisant connaissance, nous prendrons plus aisément patience... Je me nomme le comte de Maubreuil...
L'étranger s'était soulevé à demi sur sa chaise. Il salua de la tête et, ramassant précipitamment ses lettres qu'il semblait vouloir cacher aux regards de cet inconnu, répondit avec politesse:
—J'accepte volontiers votre offre courtoise, monsieur; souper en votre compagnie me sera fort agréable. Mais il faut tout d'abord que vous sachiez que je n'ai pas l'honneur d'être votre compatriote: je suis le comte de Neipperg, ministre plénipotentiaire de S. M. l'Empereur d'Autriche... pour le moment en congé. Je voyage pour mon plaisir...
—Comme moi pour ma santé! répondit vivement Maubreuil qui ne crut pas un instant à ce voyage d'un diplomate entrepris par plaisir, dans le voisinage de la résidence des princes.
—Eh bien! monsieur, je me félicite du hasard qui nous fait nous rencontrer, et je m'en rapporte à vous pour presser notre hôtesse, car le voyage m'a aiguisé l'appétit...
—Je vais donner un coup d'œil aux fourneaux, gourmander Betsy et réveiller, si je puis, son ivrogne de mari...
—Faites, monsieur; je finirai, en vous attendant, la lecture de ces lettres... des lettres de famille que j'ai trouvées avant-hier à Londres, ajouta négligemment Neipperg.
Maubreuil, en s'éloignant pour s'acquitter de la tâche de majordome qu'il avait prise, murmura:
—Hum! ces lettres de famille sur ce grand papier, avec un aigle et une couronne... du papier impérial!... elles me semblent suspectes!... Ce prétendu comte de Neipperg appartiendrait-il à la famille de Napoléon?...
Tout à coup Maubreuil se frappa le front et s'arrêtant, sur les marches de la cour, d'où montait un ronflement sonore décelant la présence de Billy Chestnut achevant de cuver la bienvenue du voyageur français, il se dit:
—Imbécile que je suis!... je perds donc la mémoire, à présent!... Le comte de Neipperg, parbleu! c'est ce diplomate autrichien dont les gazettes de Londres et de La Haye ont tant parlé autrefois... il était amoureux de Marie-Louise et il fut surpris, dit-on, dans sa chambre, une nuit, par Napoléon... Ah! la rencontre est bonne, et, si, l'ale et le whisky de notre hôtesse aidant, la langue démange à l'amoureux de l'Impératrice de conter ce soir ses aventures galantes, il trouvera une paire d'oreilles disposées à l'écouter!... Il ne doit pas aimer Napoléon, non plus, cet amant évincé... nous pourrons peut-être nous entendre!... Mais que diable vient-il faire ici? Bah! il me l'apprendra ou je le devinerai... les coudes sur la table!...
Et, en ajournant au cours du souper les investigations qu'il se proposait d'entreprendre, Maubreuil, pénétrant dans la cave, bouscula l'hôte endormi, le ramena tout étonné au jour, et le poussa à la cuisine d'une bourrade entre les omoplates. Il entreprit ensuite la solide Betsy, il l'activa, l'éperonna, et finalement revint vers la salle où l'attendait Neipperg, précédant triomphalement un énorme roastbeef cuit à point, entouré d'une blanche couronne d'appétissantes pommes de terre.
Les deux voyageurs se mirent en mesure de faire honneur au repas, qui fut copieux et arrosé d'une ale excellente, servie dans de grandes pintes de grès par l'honnête Billy Chestnut enfin dégrisé, prêt à recommencer ses libations à l'arrivée de tout nouvel hôte que la Providence enverrait au Chêne-Royal.
Les deux convives, s'observant, mesuraient leurs paroles et ne parlaient que de sujets très généraux: la différence entre la vie anglaise et l'existence qu'on menait en France et en Autriche, les difficultés de se faire comprendre des postillons et des gens de service qui, de leur côté, estropiaient leur idiome, supprimaient des syllabes et mâchaient le commencement des mots pour se rendre intentionnellement inintelligibles et forcer le montant des guides. Puis on en vint à examiner les conditions de la paix et les probabilités d'une guerre nouvelle. La Russie faisait des armements. De son côté, Napoléon semblait guetter une occasion pour se remettre en campagne...
C'était la première fois que le nom de Napoléon se trouvait prononcé.
Maubreuil surprit un éclair dans les yeux de Neipperg.
—Vous semblez ne pas admirer énormément Buonaparte? dit-il tranquillement, en entamant le plum-pudding chaud et gras que mistress Betsy venait de placer sur la table.
—Moi, je le hais! dit avec énergie Neipperg. Je ne sais, monsieur, reprit-il plus froidement, si vous êtes ami ou ennemi de cet homme; mais je suis en Angleterre, pays de liberté, et je ne saurais renfoncer dans mon âme les sentiments que j'éprouve chaque fois que devant moi l'on évoque le nom, la personne, les actes de ce monstre!...
—Vous pouvez donner libre cours à votre juste animosité, monsieur de Neipperg; moi aussi je suis un ennemi de Napoléon... Est-ce que vous avez eu personnellement à vous plaindre du tyran? demanda Maubreuil en affectant une ignorance complète de l'aventure du palais de Compiègne, dont l'amoureux de Marie-Louise avait été le piteux héros.
—Oui... dit avec effort Neipperg. Il m'a pris ce qui était plus que ma vie...
—Votre patrie?... fit Maubreuil avec une naïveté bien jouée. Je vous croyais Autrichien; seriez-vous Italien, Espagnol, Saxon, Wurtembergeois, Hollandais ou Français?... L'Autriche, heureusement, comme l'Angleterre, échappe encore à l'étreinte de ce vorace vautour qui se donne pour un aigle!...
—Mon pays est jusqu'ici à l'abri de ses rapts, mais Napoléon m'a humilié, répondit Neipperg... il m'a fait une de ces mortelles injures qu'on ne pardonne pas... il m'a frappé au visage, il m'a fouetté les épaules avec les aiguillettes de mon uniforme qu'il m'avait arrachées, tandis que ses mamelucks me tenaient renversé...
—Frapper un gentilhomme tel que vous, un officier, un ambassadeur!... c'était grave...
—Rien ne l'a arrêté... mais il m'a fait une insulte plus irréparable... J'avais pu, en me dégageant, tirer mon épée... on m'a désarmé à temps.
—Et vous êtes parvenu à échapper à ses mamelucks, à sa vengeance?
—Oui, il m'a fait grâce! dit Neipperg d'une voix sombre... je lui dois la vie... on allait me fusiller... brusquement un secours m'est venu... on m'a permis de m'évader et j'ai dû promettre à la personne qui s'intéressait si fortement à moi de ne pas chercher à me venger, de ne pas tenter de nettoyer dans le sang de Napoléon mon honneur souillé!...
—Vous tiendrez votre serment?...
—Oui... je le dois!... dit avec effort Neipperg. J'ai promis... et devant témoin... encore!...
—Diable!... et ce témoin?...
—Une amie sans pareille... qui deux fois m'a sauvé la vie... la meilleure et la plus brave des femmes aussi, dans le sens héroïque du mot, la maréchale Lefebvre...
—Madame Sans-Gêne?... C'est elle qui a votre promesse de ne rien entreprendre contre Napoléon?...
—Oui, c'est elle qui m'a arraché aux mamelucks de Napoléon, aux policiers de Rovigo, aux grenadiers du peloton d'exécution que devait fournir son mari... Je lui ai promis, je tiendrai! dit avec effort Neipperg... Si jamais vous voyez la maréchale...
—Je la connais un peu; je compte aller lui rendre mes devoirs aussitôt arrivé à Paris.
—Dites-lui bien que je n'ai pas oublié mon serment...
—Je m'acquitterai très volontiers de ce message, mais, reprit-il après un court silence, la personne au nom de qui l'on a exigé de vous cette promesse, elle du moins pourra vous en délier?...
—Non!... elle n'autorisera jamais un acte direct de moi contre Napoléon... Hélas! pour moi surtout, la vie de cet homme est sacrée!... dit avec accablement Neipperg.
Maubreuil pensa:
—Ce gaillard-là n'est pas l'homme qu'il me faut! Il déteste Napoléon, plus que moi, pour d'autres motifs que moi... mais il a un fil à la patte!... quand il faudrait marcher, il resterait en route... Parbleu! Marie-Louise est là! il ne veut pas se rendre impossible en jetant entre lui et sa belle impératrice le cadavre de l'ogre corse... Eh! eh! grogna-t-il en souriant, M. de Neipperg voudrait sans doute succéder à Napoléon... mais pas au même endroit que cet excellent comte de Provence... C'est le lit impérial et non le trône qui l'attire... Après tout, il a peut-être raison!... Les femmes, c'est aussi dangereux que les conspirations, et c'est quelquefois plus agréable!... Ne pensons plus à nous associer M. de Neipperg; ce n'est qu'un amoureux, et il n'y a rien à entreprendre de sérieux en politique avec ses sensitifs-là... Au beau moment ils s'évanouissent ou se tuent... J'agirai seul!...
Et Maubreuil, entamant avec énergie le plum-pudding succulent, dit à Neipperg, toujours sombre:
—Versez-moi, comte, un bon verre de ce vigoureux whisky... nous en arroserons le pudding de Betsy et, selon la vieille mode française, nous choquerons nos verres à la chute, à la mort du tyran!...
—La mort est le secret de la Providence, mais la chute de Napoléon dépend des hommes... Avant peu, nous y assisterons!...
—Vraiment?... délicieux, ce whisky! il brûle le gosier comme un fer rouge... Ah! vous croyez que le Buonaparte n'en a pas pour longtemps?... dit Maubreuil d'un ton dégagé.
—J'en suis sûr!... vous ne voyez donc pas ce qui se prépare? L'Espagne est un volcan mal éteint qui de nouveau va faire éruption, ensevelissant sous sa lave les meilleurs soldats de l'Empire... L'Angleterre a appris au Portugal à combattre et à vaincre ces légions réputées invincibles... l'Allemagne frémit, impatiente de chasser l'étranger... les poètes soufflent à la jeunesse l'amour de la patrie et le désir des vengeances... Napoléon va avoir bientôt devant lui, non plus une soldatesque plus ou moins aguerrie, cherchant à retrouver les secrètes tactiques du grand Frédéric, mais un peuple tout entier, debout, courant aux armes, comme autrefois votre France de 1792...
—Ce sera dangereux!
—Ce sera terrible! Oh! le sublime spectacle! je l'attends... je le prépare! dit avec une sorte de fièvre orgueilleuse Neipperg; mais cela ne suffirait pas encore peut-être pour abattre le colosse.
—Que prévoyez-vous donc de plus?
—Un piège que Napoléon se tend à lui-même et où il tombera infailliblement...
—Où est-il ce piège?
—Au Nord!
—La Russie?... Napoléon ferait-il cette folie?... Le pensez-vous?
—Elle est faite. Grisé par la gloire, la tête perdue comme les hommes au bord de la cuve où fermente le vin, se croyant tout permis, tout possible, le voilà tout prêt à provoquer l'empereur Alexandre...
—Son ancien ami? Mais S. M. Alexandre n'embrassa-t-elle pas Bonaparte à Erfurt?
—C'était pour apprendre à l'étrangler. Le czar est un Oriental, il sait se défendre avec la ruse. Napoléon, follement entraîné à propos de ce pauvre prince d'Oldenbourg, injustement arrêté, s'est emporté, en pleine réception, aux Tuileries, contre l'empereur Alexandre... il a fait valoir devant Kouriakin, l'ambassadeur russe tout décontenancé, sa force, son génie, son prestige... il a ridiculement lâché mille vantardises... il a voulu faire peur de loin à l'ours du Nord... L'ours l'attirera, en marchant à reculons jusqu'au fond de sa caverne, et là le dévorera!...
—Vous jugez donc la guerre inévitable et devant se terminer par un désastre?
—Oui... heureusement pour la France, bientôt délivrée, pour l'Europe, débarrassée d'un cauchemar, pour le comte de Provence, avec qui j'ai échangé de nouvelles espérances et qui redonnera à votre malheureuse nation, avec la paix, le régime qui fit si longtemps son bonheur.
—Alors, vous serez vengé plus tôt que vous ne l'espériez? dit Maubreuil; tous mes compliments...
—Oh! j'étais à bout de forces, s'écria nerveusement Neipperg... cet homme triomphait trop!... Songez donc qu'à tout instant je l'ai rencontré devant moi, me barrant la route, me blessant, m'accablant de l'insolence de sa fortune... aux préliminaires de Léoben, à Campo-Formio, où je me trouvais assistant M. de Cobentzel, plus tard à Vienne, enfin, dernièrement, à une époque pour moi douloureuse...
—A Paris?
—Oui... à Paris, à Compiègne aussi, dit avec émotion M. de Neipperg, partout j'ai rencontré Napoléon... Oh! je commençais à désespérer de ma revanche! Je ne pouvais prévoir ni à quelle époque ni de quelle façon il me serait permis de connaître la douceur de la vengeance; et, savez-vous, fit en changeant brusquement d'attitude, en modifiant le son de sa voix, en devenant presque gai, le morne diplomate qui se mordait les lèvres de s'être montré si bavard, emporté par la haine, et d'avoir ainsi déshabillé son âme devant cet inconnu, savez-vous, cher monsieur, comment je la trompais, cette vengeance, toujours ajournée, de quelle façon je forçais ma haine à patienter? Oh! c'est amusant et vous en rirez de franc cœur avec moi!... Vous ne soupçonnez pas mon moyen, mon invention drolatique, et peu majestueuse, j'en conviens; mais avec Jupiter-Scapin, comme le faquin Joseph appelle son digne frère, un peu de comédie est de mise et la farce est tolérée... Voyons, trouvez-vous? devinez-vous?...
—Ma foi non!
—Eh bien! je vais vous apprendre mon tour... Oh! pour vous ce sera pure folie, pour moi c'est une satisfaction profonde, un assouvissement de tous les instants... Vous rirez peut-être... Cela me réjouira d'avoir un spectateur pour ma pantalonnade, dont Napoléon est le pitre!...
Et Neipperg, devenu tout à fait joyeux, de l'air d'un écolier achevant une niche, se leva, ouvrit la porte et cria par deux fois:
—Napoléon!... Napoléon!...
—Est-il fou? pensa Maubreuil, ou bien est-ce le whisky de mistress Betsy qui lui chauffe la tête?
—Vous allez voir... c'est fort plaisant! dit Neipperg se tournant vers Maubreuil... Regardez!... écoutez!...
Alors, dans l'embrasure de la porte, se dessina une silhouette étrange...
La lueur rougeâtre des bûches calcinées s'éteignant dans l'âtre, et la flamme frissonnante des chandelles fumeuses dont le suif coulant se figeait en stalactites jaunes sur le cuivre des flambeaux, éclairaient l'apparition fantastique...
Sur le seuil, s'avançait lentement, un peu voûté, le front légèrement incliné, les mains croisées derrière le dos, un homme enveloppé de la redingote grise, coiffé du petit chapeau, avec l'habit vert traditionnel, le gilet blanc, la culotte de casimir, les bottes... Rien ne manquait à l'exactitude du costume.
—Pardieu! l'on dirait l'empereur Napoléon en personne! murmurait Maubreuil surpris, et il ajouta en lui-même: L'amour aura rendu fou ce galant Autrichien... Que diable signifie cette mascarade?...
—Vous n'avez pas tout vu, dit Neipperg avec un sourire où se mêlait une expression vive de haine rayonnante, regardez bien, monsieur de Maubreuil... Allons! Napoléon, fais la révérence à monsieur! commanda-t-il ensuite du ton d'un montreur de bêtes.
L'apparition se décoiffa et fit deux ou trois profonds saluts de théâtre.
Quand le personnage énigmatique eut remué la tête et que ses traits, bien éclairés en face, apparurent dans leur réalité à Maubreuil, celui-ci poussa un cri de stupéfaction:
—Oh! quelle ressemblance inouïe! murmura-t-il... Vraiment, si je ne savais que nous sommes à la comédie et que vous m'offrez un spectacle inattendu et curieux, monsieur le comte, je jurerais que l'empereur Napoléon en personne se trouve présentement avec vous et moi au Chêne-Royal...
—N'est-ce pas que ce misérable, ce coquin que j'ai ramassé dans les bouges de Londres, mêlé aux pires voleurs et aux prostituées de Whitechapel, ressemble à s'y méprendre à votre glorieux empereur?... Avance un peu, drôle, dit Neipperg haussant la voix, puisque la nature a fait de toi l'image vivante du scélérat couronné que je n'ai pas encore traité comme il le mérite, approche, et qu'il subisse en effigie, sur ta vile personne, le commencement du châtiment qui se prépare pour lui... Allons! ton derrière, Napoléon!...
Et Neipperg, ivre de fureur, surexcité par sa passion, dans un coup de folie que provoquait chez lui, chaque fois qu'elle se présentait, l'apparition de son rival, se précipita sur l'infortuné sosie, qui courbait comiquement les reins. Il lui appliqua alors un grand coup de pied au derrière en répétant dans une obsession vindicative et brutale:
—Tiens, voilà ton salaire, Napoléon!... Misérable Napoléon... Lâche Napoléon!... Tiens! Tiens! Voilà pour toi!...
Et il retomba épuisé, soulagé, dans son fauteuil.
Maubreuil, en assistant à cette scène où il y avait comme l'aberration de la haine et de la colère, réfléchissait profondément.
Une idée étrange aussi, un projet vague mais attirant, se dessinait dans son esprit inventif...
Il dissimula sous un sourire approbatif la combinaison, probablement scélérate, qui se développait dans son cerveau.
L'homme cependant qui avait servi à tromper la jalouse animosité de l'amoureux de Marie-Louise s'était redressé; comme un acteur qui, son rôle fini, s'en vient avec ses camarades familièrement causer et boire, déposant la couronne du roi ou le poignard du traître, il s'approcha de la table, prit sans façon un gobelet, y versa une large lampée de whisky, l'avala, et reposa le verre en disant à Neipperg:
—Votre Honneur a tapé un peu fort aujourd'hui... Votre Honneur était en verve... C'est sans doute la présence de monsieur qui la disposait si bien... Avec la permission de Votre Honneur, je prendrai un second verre de whisky... et puis j'aurais grand besoin que Votre Honneur me fît l'avance de ma guinée d'après-demain... celle d'hier était dans la poche de mon gilet, en mauvais état sans doute, elle a dû tomber sur le chemin... la guinée d'aujourd'hui, je l'avais mise par précaution dans la poche de ma culotte... elle n'était probablement pas en meilleur état, cette poche maudite, que celle du gilet, et ma seconde guinée aura rejoint la première sur la route...
Neipperg, avançant le bras, fit un mouvement vague. Il n'écoutait pas ce que lui débitait cet homme, méprisable sosie sur lequel il passait sa colère et dérivait sa haine. Son explosion de fureur passée, il redevenait sombre, un peu honteux de l'excentricité de sa vengeance par procuration. Il se disait: Ce comte de Maubreuil va avoir une singulière opinion de moi! Bah! J'avais besoin d'un témoin pour cette petite exécution en effigie... Si d'aventure la chose s'ébruite, on se moquera un peu de moi, à Paris et à Londres, on me traitera de fou, de maniaque, mais on se moquera bien davantage de Napoléon!...
Et cette perspective rassurait Neipperg et ne lui faisait nullement regretter l'incartade accomplie en la présence de Maubreuil.
L'aventurier cependant, qui n'avait pas cessé de fixer son regard sur l'étonnant ménechme de l'Empereur, dit tout à coup, quand Neipperg eut congédié le plastron après lui avoir donné la guinée qu'il implorait:
—Je vais vous faire une proposition, monsieur de Neipperg...
—Laquelle? dit celui-ci comme sortant d'un rêve.
—Il faut me céder Napoléon... votre Napoléon, bien entendu, ce drôle enfin!
—Qu'en voulez-vous faire?... voudriez-vous lui administrer, vous aussi, une correction qui soulage et permet de trouver le temps moins long du châtiment effectif?
—Il y a beaucoup mieux...
—Quoi donc?...
—Permettez-moi de vous demander quelques semaines de crédit... Si vous m'accordez votre Napoléon, oh! moyennant le remboursement d'une partie de ce que son entretien et sa livrée vous ont déjà coûté, je vous donne ma parole de gentilhomme que votre vengeance n'en ira que plus vite, n'en sera que plus complète...
—Quel projet avez-vous donc?
—Je ne puis aujourd'hui vous l'expliquer... mais vous apprendrez bientôt, comme tout l'univers, le résultat de l'entreprise que je vais tenter avec l'aide de cet admirable coquin... Vous consentez, monsieur le comte?...
—Emmenez-le donc, dit Neipperg, s'il peut contribuer à nous venger du bandit corse... aussi bien je devais me séparer de ce ruffian dont la nature a fait le jumeau de Napoléon... Je l'avais rencontré dans une taverne infâme de Whitechapel où je cherchais à recruter quelques gaillards sans scrupules pour parcourir les routes de France où circulent les courriers...
—Ah! oui!... ces compagnons qui arrêtent les malles-postes, et vident les sacoches contenant les dépêches sans négliger les envois d'argent aux armées?... des gens précieux, bien qu'ils oublient trop souvent de transmettre aux comités royalistes le numéraire saisi avec les dépêches... Et ce garçon était de ces braves?
—Non pas!... Un simple grime, un acteur de bas étage, courant les tavernes et, pour quelques shillings, distrayant les habitués de ces repaires... Au cours de ses gambades et de ses chansons, il vint à parodier l'allure et l'attitude de Napoléon... Bien qu'il se fût barbouillé entièrement le visage de noir de fumée, je fus frappé de sa ressemblance étrange, prodigieuse avec mon ennemi... l'idée baroque me vint alors de l'engager à mon service: je lui achetai une défroque rappelant celle de l'homme dont il portait sur sa face la physionomie, et je m'amusai à le garder ainsi près de moi, durant mon séjour en Angleterre... Je suis à la veille de repartir... je ne puis dans le voyage que j'entreprends, et, surtout, dans le milieu où je dois agir, traîner derrière moi un aussi compromettant portrait... Je vous abandonne donc, très volontiers, mon cher comte, le peu honorable Samuel Barker... puisse-t-il vous procurer, comme à moi, d'agréables moments de satisfaction!... Mais il se fait tard et nos lits nous attendent!
Et Neipperg se leva, après avoir tendu la main à Maubreuil.
—Merci, comte, de votre cadeau!... Oh! vous ne tarderez pas à avoir des nouvelles de Samuel Barker... ce singulier acteur, dirigé par moi, me paraît destiné à un véritable succès dramatique...
—Que comptez-vous donc lui faire jouer? sera-ce un personnage comique?...
—Un rôle tragique...
—Diable!... vous m'intriguez! et Napoléon, pas ce coquin-ci, l'autre, le vrai, le pire?...
—Oh! je ne l'oublie pas... D'autres que moi pensent aussi à lui. Il y a en ce moment à Paris, dans les prisons, en province, dans divers régiments, dit Maubreuil avec gravité, de braves jeunes gens exaltés et quelques conspirateurs émérites qui attendent, eux aussi, la délivrance de la France!... Ils tablent sur des projets audacieux, mais impraticables ou dont la réussite paraît invraisemblable.
—Vous ne croyez pas au succès de ces conspirations militaires?
—Moi, pas du tout, répondit froidement Maubreuil. J'aurai plus de fonds à faire sur cette guerre que vous prévoyez... La Russie est un pays redoutable, inconnu, dont on ignore les forces réelles, les ressources, les défenses... Vous avez peut-être de ce côté quelque chance...
—C'est, si je ne me trompe, l'espoir du comte de Provence...
—Notre prince a aussi une autre espérance...
—Il vous l'a confiée?...
—Je l'ai devinée...
—Et de quelle nature?...
—Impossible même de vous en donner l'ombre d'une idée... Sachez cependant que pour la réaliser,—oh! je n'ai pas encore dans ma tête tout le plan de la pièce,—mais votre Samuel Barker y aura un rôle important qu'il remplira, j'en suis sûr, consciencieusement... d'autant plus qu'il n'en saura le premier mot!... Bonne nuit, monsieur de Neipperg, et merci de l'instrument que vous venez de me confier en la personne du très peu recommandable Sam Barker...
—Un instrument, dites-vous?
—Oh! une partie d'instrument tout au plus!... Quelque chose comme la gaine dissimulant le poignard... Encore une fois merci, et good night, mylord!...
—Vraiment, ce comte de Maubreuil est plus excentrique, plus fou que moi!... Parfait gentleman d'ailleurs et détestant cordialement Napoléon, murmura Neipperg, regardant l'aventurier s'éloigner dans le corridor, précédé du digne Billy Chestnut passablement gris, et portant un candélabre avec un balancement inquiétant, comme si le plancher de l'auberge eût été le pont d'un navire.
Et Neipperg ajouta en pénétrant dans sa chambre:
—Que diable veut-il faire de ce faux Napoléon?
IV
MAMAN QUIOU
Le roi de Rome était né au milieu des acclamations de l'armée et des bons souhaits du peuple, auxquels répondaient sourdement des imprécations et des appels à la mort, dans les rangs des royalistes et des agents de l'Angleterre.
Quelques républicains, du genre de Malet, maudissaient la venue de cet enfant qui consolidait l'édifice impérial.
Mais l'immense majorité de la nation éprouvait joie et confiance en voyant Napoléon, radieux, tenir dans ses bras, comme un nouveau trophée de gloire et d'espérance, ce fils qui pour lui devait s'appeler Napoléon le Désiré.
La félicité paternelle n'étourdit pas Napoléon au point de lui faire négliger l'éducation toute spéciale de son héritier. On dut le préparer dès le plus jeune âge au rôle d'empereur qu'il lui faudrait un jour tenir, quand son père ne serait plus là et qu'il s'agirait de contenir vingt peuples alliés, rassemblés sous les aigles françaises, lorsqu'il lui appartiendrait d'administrer l'Europe des bouches de l'Escaut aux confins des steppes de la Dalmatie, et de maintenir, avec la paix, les conquêtes et la gloire dans la succession du moderne Charlemagne. O rêves magnifiques! ô splendeurs illusoires d'un mirage menteur, entrevu à côté de ce berceau, où, dans les dentelles, dormait celui qu'on supposait encore l'héritier désigné de la moitié du globe.
Une gouvernante fut donnée au jeune prince. Elle se trouvait être une femme de rare mérite, madame de Montesquiou,—maman Quiou, comme l'appelait le petit roi en son parler enfantin.
Madame de Montesquiou n'eut pas l'heur de plaire à Marie-Louise. Celle-ci réservait toutes ses faveurs à madame de Montebello, dont elle avait utilisé la complaisance lors de l'aventure de Neipperg, et la veuve de Lannes était jalouse de la gouvernante.
Bonne, attentive, dévouée, madame de Montesquiou remplaça Marie-Louise auprès du fils de Napoléon, car l'Impératrice n'eut jamais qu'une affection fort modérée pour son enfant. Elle le voyait à peine dix minutes par jour et encore trouvait-elle le moyen d'effrayer et de faire crier le bébé, lorsqu'elle venait l'embrasser en descendant de cheval, balançant sur sa grosse tête un lourd panache de plumes d'autruche.
La véritable mère du roi de Rome fut maman Quiou.
Elle s'était efforcée de réprimer le caractère volontaire et irritable de son pupille, subissant la formidable hérédité paternelle. Des consignes sévères avaient été données pour que le jeune prince ne pût jamais sortir sans être accompagné de sa gouvernante.
Un matin que l'enfant blond accourait seul vers le cabinet de l'Empereur, il trouva la porte fermée.
—Ouvrez-moi! je veux voir papa!... dit-il avec un petit ton impératif à l'huissier qui répondit:
—Sire, je ne puis ouvrir à Votre Majesté...
—Pourquoi cela? je suis le petit roi!
—Mais Votre Majesté est toute seule, je ne puis lui ouvrir!
Le jeune Napoléon ne dit rien. Ses yeux se remplirent de larmes. Il attendit, immobile, madame de Montesquiou, qu'il avait devancée dans sa course. Quand la gouvernante arriva, il lui saisit la main et dit à l'huissier:
—Ouvrez, maintenant! le petit roi le veut!...
Alors l'huissier, s'inclinant, ouvrit la porte à deux battants et annonça:
—Sa Majesté le roi de Rome!...
Il entra, tout impressionné, dans le cabinet impérial et courut se jeter dans les bras de son père.
Le conseil finissait. Il y avait là tous les ministres.
Napoléon, bien qu'ému à l'approche de son fils, se contint, prit un air sévère et dit:
—Vous n'avez pas salué, Sire!... Allons! saluez ces messieurs!... Les Français ne voudraient jamais de vous pour leur empereur si vous manquiez de politesse!...
L'enfant rougit, s'arrêta, et de sa petite main envoya un gracieux baiser aux ministres.
L'Empereur, dont le sourire remplaça la sévérité apparente, prit alors le petit roi dans ses bras et dit à ses ministres:
—J'espère, messieurs, qu'on ne dira pas que je néglige l'éducation de mon fils... Il sait très bien sa civilité puérile et honnête...
Le roi de Rome alors expliqua le motif de sa brusque venue.
Il se promenait dans le jardin des Tuileries avec sa gouvernante, à l'heure du conseil, quand une femme en deuil, accompagnée d'un jeune garçon à peu près de son âge, vivement s'était approchée malgré les gardes et avait fait tendre par son enfant une pétition que le petit roi avait prise.
—Remettez cela à l'Empereur, avait dit la femme; c'est de la part de la veuve d'un de ses soldats!...
La sensibilité du prince avait été émue par l'aspect de cette mère et de cet enfant aux sombres vêtements, et il avait grande hâte de remettre la pétition à son père.
—Tiens, papa, dit-il avec gravité, le salut aux ministres accompli, voilà ce que m'a donné pour toi un petit garçon dans le jardin. Il est habillé tout en noir. Son papa a été tué à la guerre et sa maman demande une pension... je la lui ai promise!...
—Ah! mon gaillard, tu donnes déjà des pensions, toi!... Diable! tu commences de bonne heure!... Enfin, c'est accordé... là, es-tu content?...
Et Napoléon, serrant son fils contre sa poitrine, l'embrassa longuement.
A l'époque où reprend notre récit, le roi de Rome n'est pas encore en âge de solliciter et d'obtenir des pensions pour ses protégés. Ce n'est qu'un bel enfant blond, promenant sa royauté en cheveux bouclés, dans une petite calèche traînée par des moutons habilement dressés par Franconi, à la grande joie des promeneurs des Tuileries.
Au retour de la promenade, la gouvernante, qui savait que l'Empereur, lorsqu'il avait un instant de libre, ne manquait jamais de lui faire signe pour qu'elle lui amenât son fils, qu'il caressait avec effusion, et qu'il gardait auprès de lui durant quelques instants, prolongea son attente sous les fenêtres du cabinet impérial.
Napoléon, tout en dictant à son secrétaire Méneval, allait et venait, de la cheminée à la fenêtre de la pièce, selon son habitude.
Il aperçut la gouvernante, et, aussitôt, interrompant la dictée, il lui fit signe de monter.
Après avoir étreint avec amour son fils, l'Empereur fit un signe comme pour congédier madame de Montesquiou et son pupille, puis il se tourna vers Méneval pour reprendre la dictée.
La gouvernante, bien qu'ayant parfaitement compris l'intention de l'Empereur, ne bougea pas. Après avoir confié le roi de Rome à l'une des femmes de service, qu'elle savait à la portée du cabinet impérial, elle demeura silencieuse, immobile, droite, un peu comme en faction.
Surpris, Napoléon fronça d'abord le sourcil, puis dit avec brusquerie:
—Voyons, maman Quiou, que se passe-t-il? Votre élève n'est-il pas sage?... Non? ce n'est pas cela? Avez-vous donc quelque chose à me demander? Eh bien! parlez!... je suis pressé et je ne sais pas deviner ce qui s'agite dans la cervelle des femmes...
La gouvernante, un peu troublée, fit d'abord une grande révérence, puis dit avec quelques balbutiements:
—Sire, j'ai reçu ce matin la visite de madame la duchesse de Dantzig, qui m'a priée de solliciter une grande faveur de Votre Majesté!...
—La maréchale Lefebvre désire une grâce de moi?... Parbleu! n'est-elle pas assez grande personne pour la demander elle-même? Lui faut-il des ambassadrices, à présent, ou bien est-ce que je lui fais peur?... On ne la nomme donc plus la Sans-Gêne? Oh! oh! elle a peur de quelque chose, cette luronne?... voilà qui me surprend... Alors, ajouta l'Empereur, c'est donc bien grave?...
—Non, Sire, mais la maréchale a craint d'importuner Votre Majesté!... et puis elle assure que vous ayant déjà demandé une grande faveur, elle craint d'être trop indiscrète.
—Vraiment?... la duchesse de Dantzig est une excellente femme que j'aime beaucoup... Je ne partage pas du tout, à son égard, les sentiments railleurs des gens de ma cour qui se moquent de ses façons un peu rondes, par trop familières, j'en conviens... Dame! c'est une vaillante fille du peuple que j'ai connue autrefois, dans ma jeunesse, et qui a bravement fait son service sur les champs de bataille... Elle écorche, il est vrai, la langue française, ses expressions pittoresques sentent le faubourg et la caserne plus que le faubourg Saint-Germain et l'Académie, c'est encore exact. Elle ne se tient pas très correctement assise dans un salon, et dans son manteau de cour ses jambes s'embarrassent... je le reconnais avec tout le monde ici. N'importe! Je l'estime, cette bonne maréchale, et j'entends que tout le monde, à ma cour comme ailleurs, ait pour elle les plus grands ménagements, les plus absolus respects... Il ferait beau voir, reprit l'Empereur, s'animant et semblant s'adresser à Méneval, mais se parlant à lui-même, qu'on osât se montrer plus délicat que moi pour les manières, et plus difficile que je ne veux l'être pour le bon ton des femmes de mes meilleurs serviteurs... Lefebvre, je le lui ai déjà dit, a peut-être eu tort de se marier sergent, mais je lui ai pardonné... A elle aussi, la bonne Sans-Gêne, j'ai promis d'oublier qu'elle avait été blanchisseuse... A présent, maman Quiou, faites-nous vite connaître cette mission... Que désire la duchesse de Dantzig?
—Sire, son fils adoptif, le commandant de hussards Henriot, se marie.
—Ce brave officier qui m'a pris Stettin avec un peloton de cavaliers? Oh! je ne l'ai pas oublié. Et qui épouse-t-il?
—La fille d'un officier des armées de la République, sous les ordres duquel le maréchal Lefebvre, alors sergent, avait servi.
—Le nom de cet officier?
—Beaurepaire.
—Il fut de mes amis! dit vivement l'Empereur. Il a défendu héroïquement Verdun et s'est donné la mort, dit-on, plutôt que de rendre la ville dont il avait la garde. S'il avait survécu, je l'eusse fait comte et général. Ma foi! je suis bien aise de cette alliance. Voilà une famille qui se fonde sur de glorieux souvenirs. A quand le mariage?
—Après-demain, Sire... Je dois servir de mère à Alice de Beaurepaire, qui est orpheline, et la duchesse de Dantzig a espéré que Votre Majesté consentirait à signer au contrat...
—J'accepte! dit avec bonne humeur l'Empereur. Assurez la maréchale Lefebvre de ma présence... Nous assisterons à la cérémonie... Mais j'y pense, la duchesse de Dantzig ne doit pas être loin d'ici... ni votre jeune fiancée non plus?... Toutes deux doivent attendre près d'ici une réponse...
—Votre Majesté a deviné juste.
—La duchesse de Dantzig n'est pas seulement une énergique et bonne femme, digne du brave soldat dont elle a partagé les peines et la gloire, c'est aussi une femme intelligente, qui comprend à demi-mot et sait la conduite qu'il convient de tenir dans les circonstances embarrassantes... Ma foi! non, ce n'est pas une sotte... je le lui ai dit à elle-même, fit l'Empereur se souvenant de son intervention adroite durant cette nuit de Compiègne, qui avait failli devenir tragique, où Neipperg fut par lui surpris et envoyé au peloton d'exécution, la maréchale Lefebvre, ajouta-t-il en souriant; a craint de se trouver déplacée à ma cour... elle a pris trop à la lettre peut-être certaines observations par moi faites à son mari au sujet de sa tenue, de ses allures... volontairement elle s'est retirée dans son château de Combault, ne voulant pas s'exposer aux railleries des personnages de ma cour et aux façons méprisantes de leurs hautaines épouses qui ne la valent certes pas... je lui sais grand gré de cette déférence pour ce désir que je n'avais pas même exprimé... je veux lui en témoigner, moi-même, toute ma satisfaction... Allez, Montesquiou, allez me chercher la duchesse de Dantzig et la fiancée du brave commandant Henriot... je me souviens parfaitement de ma promesse de signer à son contrat, je la tiendrai... vous, Méneval, achevez cette note à M. de Lauriston: il faut en finir avec les atermoiements et les finasseries de mon cher cousin l'empereur Alexandre!...
Et Napoléon, dont la voix s'était enflée et avait repris le ton de l'irritation, continua la dictée de sa dépêche à son ambassadeur auprès du czar, tandis que Montesquiou courait chercher la duchesse de Dantzig et Alice de Beaurepaire...
—Ah! c'est vous, madame Sans-Gêne! dit, avec une jovialité qu'il savait prendre quelquefois, l'Empereur allant au-devant de la maréchale, un peu inquiète, malgré les assurances de madame de Montesquiou, sur l'accueil qui lui était réservé. Eh bien! vous me boudez donc?
—Non, Sire, répondit Catherine, regardant bien en face son empereur, vous savez bien que Lefebvre et moi nous nous ferions pour vous hacher menu comme chair à pâté... Mais voyez-vous, l'air de la campagne nous est recommandé... Moi, ça n'allait pas, oh! mais pas du tout, dans vos salons...; à Combault, je suis dans mon élément: il y a des paysans qui nous aiment, des anciens soldats qui admirent mon Lefebvre comme ayant été partout, sous la mitraille, à vos côtés, et puis je vis au milieu des vaches, des moutons, des prairies, des arbres, qui ne valent pas les beaux sapins de mon Alsace, mais enfin nous les préférons, Lefebvre et moi, à vos antichambres et à vos collidors tout dorés...
—Corridors! souffla madame de Montesquiou.
—Eh bien! oui, vos couloirs, reprit Catherine, ne comprenant pas bien l'observation... Moi, j'en avais assez de faire le pied de grue à la porte de votre salon... ça ne m'empêchait pas de vous aimer, Sire... de près comme de loin vous êtes notre empereur, et puis, soyez tranquille, le jour où vous lui ferez signe, Lefebvre ne sera pas long à graisser ses bottes et à venir vous rejoindre... Mais, quand on ne se bat pas, vous n'avez pas besoin de lui, n'est-ce pas? Qu'est-ce que vous en feriez à Paris, d'un vieux grognard comme lui... vous pouvez bien me le laisser, pas vrai?... Il plante ses choux à présent, auprès de moi. Mais que vous lui disiez: Ici, Lefebvre... on va encore se frotter sur la Vistule, sur le Danube, au tonnerre de... pardon! enfin, Votre Majesté comprend bien ce que je veux dire... eh bien! il ne sera pas long à me tirer sa révérence, à oublier son jardinage, et à vous répondre: Présent! quand vous crierez: En avant!...
—Oui, dit l'Empereur toujours souriant, gardez-le, soignez-le, aimez-le, dorlotez-le, mon brave Lefebvre!... profitez du bon temps présent, ma chère duchesse!... et, d'une voix plus grave, il ajouta: Peut-être aurai-je en effet bientôt besoin de vous enlever encore une fois votre mari...
—Alors, on va se battre, Sire? demanda vivement Catherine.
—Je n'en sais rien et personne non plus, répondit l'Empereur; moi, je veux la paix... sera-t-on de mon avis en Europe? L'Angleterre intrigue toujours et le czar est mal conseillé... Madame la duchesse, ne parlez de rien jusqu'à nouvel ordre. Inutile d'inquiéter votre mari... Cette lettre qu'écrit Méneval, fit-il en désignant d'un coup d'œil son secrétaire, contient une demande. Nous verrons la réponse qui sera faite... Dans cette dépêche, il y a la paix ou la guerre!...
—Ah! vraiment? murmura Catherine dont le front s'assombrit. Et elle lança un regard à Méneval, penché sur sa petite table et recopiant la lettre dictée à paroles hachées par Napoléon.
Elle ne pouvait comprendre que ce bout de papier, avec ces pattes de mouches dessus, contînt si grave résolution. Et elle avait presque l'envie de courir à Méneval et de lui dire: Ah çà! fiston, tu ne vas pas écrire de bêtises et nous brouiller avec l'empereur de Russie!
Napoléon, cependant, examinait attentivement Alice de Beaurepaire, timide colombe effarouchée baissant les yeux sous le perçant regard de l'aigle.
—Et c'est cette jolie personne, reprit-il avec une certaine hésitation, qui va devenir l'épouse du commandant Henriot?... Vraiment, ce commandant est un trop heureux gaillard!...
S'approchant alors de la jeune fille avec sa rapidité et sa brusque décision, il lui prit la tête à deux mains, approcha de ses lèvres en feu le front rougissant d'Alice, y déposa un baiser et dit:
—Ce baiser tout paternel vous portera bonheur, mademoiselle... vous êtes d'une ancienne famille je crois. Élégante, belle et douce, vous serez une femme charmante... il faudra venir à ma cour... je vous ferai inviter aux réceptions de l'Impératrice... Je vous reverrai après-demain, mademoiselle, à votre contrat!... Madame la duchesse, et vous, maman Quiou, retirez-vous... Méneval n'a pas fini sa lettre, et le courrier, ce bon Moustache, s'impatiente, tout botté dans la cour!
Les deux femmes s'inclinèrent cérémonieusement, et il sembla à Alice, qui avait salué moins majestueusement, que l'Empereur continuait à lui sourire et ne la quittait pas des yeux.
Madame de Montesquiou, après avoir reconduit la maréchale Lefebvre et Alice jusqu'au bas de l'escalier dominant la terrasse des Tuileries auprès du quai, se disposa à rentrer dans ses appartements.
L'audience impériale lui avait donné un peu de fièvre. Napoléon troublait tous ceux qui l'approchaient. Elle résolut de faire encore deux tours de promenade avant de rentrer.
Au moment où elle embrassait Catherine Lefebvre s'apprêtant à monter en voiture, il lui sembla qu'un homme, grand, de haute mine, le chapeau enfoncé sur les yeux, portant une redingote à pèlerine, s'était éloigné du valet de pied de la duchesse, avec lequel il paraissait avoir lié conversation. Que pouvait vouloir cet inconnu bien mis? Il semblait s'être embusqué non loin de la porte particulière par laquelle sortait l'Empereur dans ses courses privées quand il courait la ville incognito. Avait-il de mauvais desseins? Un instant, la gouvernante fut sur le point de signaler au factionnaire cet équivoque observateur.
Tout à coup elle crut s'apercevoir que cet inconnu lui faisait un signe discret d'intelligence.
Elle tressaillit, n'osa pas avancer, cherchant à dévisager à distance le personnage.
Celui-ci s'était rapproché rapidement. Il souleva légèrement le rebord de son feutre, et dit, d'une voix teintée d'ironie:
—Vous ne me reconnaissez pas, chère madame?... la disgrâce change donc bien les gens?
—M. de Maubreuil! s'écria madame de Montesquiou, témoignant une vive surprise de la rencontre.
Elle avait autrefois connu l'aventurier. Bien que son âge et son caractère la missent à l'abri de toute tentative de séduction, Maubreuil lui avait fait une cour assez assidue, par passe-temps, par cupidité peut-être, car à cette époque la gouvernante devait recueillir d'un oncle descendant des d'Artagnan, et royaliste ultra, un riche héritage qui lui fut d'ailleurs retiré en raison de son adhésion à l'Empire. Ayant repoussé les hommages du peu scrupuleux adorateur, elle avait cependant conservé à son endroit une assez favorable inclination. Quelle femme n'est flattée d'être désirée, n'eût-elle aucune prétention et nul goût amoureux?
Elle n'accueillit donc point durement Maubreuil, s'informant des péripéties de son existence depuis la défaveur dont il s'était trouvé l'objet à la suite de ses intrigues à la cour du roi de Westphalie. L'aventurier fit un récit plus ou moins véridique de son séjour à l'étranger, se gardant bien de manifester le sentiment de haine qu'il portait à Napoléon. Il s'enquit seulement de la duchesse de Dantzig, dont il avait reconnu la livrée, témoignant d'un grand désir de la voir en particulier; il avoua qu'un ami très cher à la duchesse, avec lequel il s'était entretenu en Angleterre, l'avait chargé d'une commission pour elle, et qu'il souhaitait la remplir au plus vite.
Madame de Montesquiou, parfaitement rassurée sur les intentions de celui qu'elle avait pris, dans le premier étonnement, pour un conspirateur aposté, passa aussitôt de la réserve inquiète à la grande confiance. Elle offrit à son ancien adorateur de le présenter à la duchesse de Dantzig. Malheureusement, celle-ci quittait Paris et retournait dans sa terre de Combault.
Maubreuil remercia et répondit qu'il attendrait le retour à Paris de la duchesse.
—C'est que la maréchale Lefebvre demeurera peut-être longtemps dans son domaine, dit madame de Montesquiou, de plus en plus décidée à obliger Maubreuil. Et elle ajouta: Pourquoi ne vous rendriez-vous pas à Combault? On y célèbre un mariage. A une cérémonie de ce genre, les présentations sont aisées. D'ailleurs, je serai là...
—Je n'ai guère besoin d'aller aux champs, dit Maubreuil, déclinant avec un sourire l'offre qu'il jugeait sans intérêt. Il ne voulait aborder la maréchale Lefebvre que pour obtenir d'elle, en se servant du nom et de l'amitié de Neipperg, quelque intelligence avec Marie-Louise. Il pensa que madame de Montesquiou suffirait. La gouvernante des enfants de France, qu'il avait sous la main, qui se mettait à sa disposition, pourrait, aussi bien que la maréchale, lui faciliter une entrevue avec Marie-Louise. Une fois admis auprès de l'Impératrice, il s'efforcerait de gagner sa confiance, il se dirait l'ami, l'envoyé du comte de Neipperg, il parlerait de l'amour persistant de l'absent, et si Marie-Louise ne se montrait point courroucée, s'il n'était pas chassé aux premières allusions, si elle semblait l'écouter avec intérêt, le reste le regardait... Introduit dans la place, il saurait manœuvrer... On était bien venu à bout d'Henri IV, avec l'aide consciente ou non de Marie de Médicis! Pour l'instant, la nécessité ne lui apparaissait nullement d'aller relancer à vingt lieues de Paris la maréchale Lefebvre: madame de Montesquiou le conduirait à la chambre de l'Impératrice, et de là, à la poitrine de Napoléon, il n'y aurait qu'une porte à ouvrir, qu'un rideau à écarter...
Et son sourire, plus satisfait, plus gracieux, accompagna son refus d'aller à Combault.
—Vous avez tort, dit madame de Montesquiou, plus désireuse peut-être qu'elle n'osait se l'avouer de retrouver la compagnie de Maubreuil, Lefebvre et la maréchale sont d'excellentes gens qui nous recevront avec tout leur cœur... et puis la fête sera fort belle, l'Empereur a promis d'y assister...
Maubreuil, si maître qu'il fût de lui-même, ne pût s'empêcher de pousser un cri de surprise:
—Comment, Napoléon sera présent à ce mariage?... il se dérangera!... Lui, à Combault?
—Il l'a promis...
—Quel intérêt peut-il avoir à ce déplacement fatigant, lui si profondément égoïste, si insensible aux joies comme aux douleurs des peuples, des individus aussi?...
—Oh! ne dites pas de mal de l'Empereur! s'écria vivement madame de Montesquiou, effrayée, regardant du côté du factionnaire, immobile, indifférent, considérant vaguement sa guérite.
Maubreuil haussa légèrement les épaules.
—Je m'étonne simplement, dit-il, reprenant son sang-froid, que Napoléon quitte son palais, ses affaires, ses plaisirs même, dans le seul but de signer, dans un village, au contrat d'un simple chef d'escadron avec une orpheline sans situation, sans aïeux, dont la généalogie et l'apparentage ne pourront donner à sa cour récente ce lustre d'ancien régime qu'il recherche.
—Mademoiselle Alice de Beaurepaire est la fille du vaillant défenseur de Verdun...
—Hum! petite noblesse, toute petite... Est-elle jolie au moins, la fiancée?
—Charmante!... Sa Majesté, qui vient de l'entrevoir, à l'instant même, dans son cabinet, ne la quittait pas des yeux... Je ne voudrais pas, à mon tour, calomnier Sa Majesté, mais il me semble que les beaux yeux de la fiancée ont été pour quelque chose, pour beaucoup peut-être, dans la précieuse décision de l'Empereur.
Maubreuil avait la pensée prompte. C'était un gaillard de coups de main et coups de tête également rapides.
—J'irai à ce mariage, dit-il brusquement... je compte sur vous, excellente amie, pour me faciliter les présentations...
—Venez donc, dit avec bonne humeur madame de Montesquiou, je suis bien heureuse de vous avoir décidé... un jour de fête, les souverains ont l'âme généreuse: peut-être rentrerez-vous en grâce auprès de l'Empereur... après tout, votre crime n'était-il pas bien grand?...
—Napoléon ignore ce que j'ai fait, ou du moins ce qu'on a pu me reprocher à la cour de Westphalie.
—Alors, tout est pour le mieux, rendez-vous donc à Combault... et si vous n'avez pas de honte à donner le bras à une douairière telle que moi, je vous ferai visiter toutes les agréables choses que renferme ce domaine...
—J'irai, je vous le promets, et nous ferons des promenades sentimentales... comme autrefois!...
—Voulez-vous bien vous taire, vilain moqueur! dit en riant madame de Montesquiou... Allons! à Combault!... je compte sur vous... Adieu! il faut que j'aille retrouver mon petit roi...
Et maman Quiou, rajeunie par le souvenir des galanteries discrètes de jadis, enchantée de sa rencontre avec Maubreuil pour lequel elle avait conservé une affection quasi-maternelle,—toujours les sacripants ont été adorés des femmes vertueuses,—remonta joyeuse, légère comme à trente ans, l'escalier des Tuileries.
Maubreuil, dont le voyage projeté avait modifié les plans, s'éloignait en songeant:
—Bonaparte doit vouloir posséder cette jolie fiancée!... Dubois, Corvisart, tous les médecins, à la suite des couches difficiles de Marie-Louise, lui ont ordonné un peu de modération; il est sans doute encore épris de sa femme, mais elle, qui ne l'aime guère, profite de l'ordonnance calmante... Privé de femmes en ce moment, n'osant à sa cour se donner de nouveau quelque lectrice, craignant de s'engager en une fâcheuse liaison avec une dame du palais, ne voulant pas, de peur d'une indiscrétion dans les gazettes qu'on lit à Vienne, commander à Constant de retourner flâner dans les théâtres et de lui amener, au petit entresol des Tuileries, la superbe Georges, la belle Bourgoing, l'opulente Grassini, ou quelque autre reine de la scène, Bonaparte se jettera avidement sur cette jeune chair tentante... Une fraîche épousée, cela ne l'arrêtera guère, au contraire! la robe nuptiale le séduira... le lieu est propice... dans un château, à la campagne, au milieu du relâchement d'une noce joyeuse, un souverain est plus libre, moins surveillé...
Maubreuil s'arrêta. Sa physionomie s'éclaira d'un reflet mauvais, et il continua:
—Dans ce domaine vaste, mal gardé, courant le guilledou, la nuit, Bonaparte cherchant la volupté peut trouver la mort... Oh! oui!... j'irai à Combault et j'emmènerai avec moi Samuel Barker... son masque de sosie peut servir!...
V
LE MARIAGE D'HENRIOT
Dans le grand salon du château de Combault, le contrat de mariage d'Henriot et d'Alice fut signé.
L'Empereur, comme il l'avait promis, y assista, accompagné de Duroc et de quelques autres officiers de sa cour.
Alice, ravissante dans son costume blanc, rayonnait de bonheur.
Henriot, bien heureux aussi, ne quittait des yeux sa jeune épousée que pour adresser des regards chargés de reconnaissance au maréchal Lefebvre et à la duchesse de Dantzig, dont les physionomies franches et bonnes témoignaient de la vive satisfaction qu'ils éprouvaient, en voyant enfin unis les deux enfants qui avaient grandi côte à côte, et dont le sommeil avait été bercé par le bruit du canon. La joie du marié était encore accrue par le brevet de colonel d'un régiment de chasseurs, que l'Empereur venait de lui faire tenir, comme cadeau de noces.
Après la cérémonie, Lefebvre et la maréchale emmenèrent les jeunes fiancés et quelques invités de choix dans le parc du château de Combault.
Là, dans ce beau domaine, que Lefebvre avait reçu de l'Empereur, des réjouissances et des fêtes populaires commençaient qui durèrent pendant plusieurs jours.
On mangea formidablement et l'on versa de multiples rasades à la santé de l'Empereur, du roi de Rome, des jeunes époux. Bien entendu, Lefebvre et la maréchale ne furent pas oubliés.
A l'une des tables dressées devant le château, sur la pelouse, et où des paysans étaient attablés, un homme mince, long, dépassant de la tête tous les convives, pérorait, environné d'un cercle de têtes curieuses, d'oreilles penchées, de bouches béantes.
Il portait une longue redingote bleue à boutons de métal, strictement boutonnée, et était coiffé d'un bicorne campé de travers. Un bout de ruban rouge était passé dans sa boutonnière.
Une haute et forte canne était accrochée par une martingale de cuir à l'un des boutons de sa redingote.
Par moments il se levait de table, décrochait sa canne et lui faisait accomplir de prestigieux moulinets qu'il accompagnait de trois ou quatre cris de: «Vive l'Empereur!... Vive le maréchal! Vive la duchesse!...»
Puis, satisfait, calmé, il replaçait sa canne au bouton, reprenait sa place à table et se remettait à manger, à boire et à pérorer, objet de l'admiration de toute sa cour d'hommes champêtres.
L'un des convives se risqua à l'interpeller:
—Alors, comme ça, m'sieu La Violette, dit ce civil considérant avec une stupéfaction narquoise l'un des héros de la grande armée, vous y avez parlé à l'Empereur?...
—Comme je te parle, naïf croquant!...
—Et quoi qu'il vous a dit, l'Empereur, m'sieu La Violette?...
—D'abord, appelez-moi gouverneur!... Ne savez-vous pas, bons villageois, paisibles naturels de la Queue-en-Brie, de Tournan et autres lieux, que j'ai l'honneur d'être le gouverneur de ce château de Combault, seigneurerie du maréchal Lefebvre, duc de Dantzig... ne l'oubliez pas... A présent, vous voulez savoir ce que l'Empereur il m'a dit?...
—Oui! oui! crièrent les paysans.
—Eh bien... une fois... il m'a trouvé à un endroit où il faisait chaud, et cependant c'était en hiver, le 15 novembre 1796... j'avais quinze ans de moins, les enfants!...
—Vous étiez aussi grand, m'sieu La Vio... pardon! m'sieu le gouverneur? dit le paysan qui avait interrogé l'ancien tambour-major.
—Un peu plus, conscrit!... Pour lors, nous nous trouvions à patauger dans des marais du côté de Vérone, en Italie.
—C'est loin l'Italie?...
—Oui... beaucoup plus loin encore! Les Autrichiens nous entouraient, ils voulaient nous faire régaler les sangsues des marais... Alvinzy, l'Autrichien, n'attendait plus qu'un renfort de 40,000 hommes pour nous tomber dessus... alors qu'est-ce que fait le général?...
—Napoléon?... pas vrai, m'sieu le gouverneur?
La Violette regarda de travers son interrupteur:
—Oui, le général Bonaparte, devenu notre Empereur... homme rustique, tu sauras que bien qu'il y ait d'autres généraux et qu'il y ait encore d'autres empereurs dans le monde, quand on dit le général, c'est Bonaparte que ça veut dire, et quand on dit l'Empereur tout court, c'est Napoléon dont on a parlé... Allons! encore un verre de vin, pour arroser la leçon, et écoute la suite de l'histoire... A la santé du maréchal!...
La rasade avalée, La Violette reprit:
—Le général nous dit donc: «Mes enfants, nous n'avons pas le nombre pour nous... il faut avoir la malice... tous ces marais sont traversés de chaussées, où une colonne d'hommes énergiques peut résister et passer... l'ennemi, bien plus fort que nous, perdra l'avantage numérique, obligé de se serrer au lieu de déployer ses bataillons... enfilons ces mauvais chemins-là... vous voyez ce village là-bas, il s'appelle Arcole... je veux y aller déjeuner: en avant, les enfants!...» et nous voilà partis!...
—Arcole?... c'est là où il y avait un pont? demanda l'un des voisins de La Violette.
—Et un fameux!... il était défendu par quarante pièces de canon, sans compter les tirailleurs, la cavalerie, la réserve... Bref, quand nous y arrivons, un feu du diable nous accueille... les plus solides commencent à vaciller... la fusillade et la mitraille couvrent le pont d'une pluie de balles. Impossible d'avancer!... c'était terrible et surprenant, ce pont vide, tout environné de fossés, où personne n'osait passer... Augereau ne savait que faire pour enlever ses troupes, quand tout à coup un grand brouhaha s'élève à la tête du pont... C'est le général Bonaparte qui arrive... Aussitôt il s'informe... il voit par ses yeux le danger, l'hésitation des soldats, la bataille perdue... alors il descend de cheval et crie: «—Un drapeau!... Qu'on m'apporte un drapeau!...» On lui apporta le drapeau de la 32e demi-brigade... Il porta à ses lèvres l'étoffe sacrée, puis, saisissant l'étendard par la hampe, il s'élança sur le pont, en criant: En avant!... On le suivit, pêle-mêle... en désordre, ivres, furieux, aveugles et fous, nous allions!... On courait sur le pont, enveloppés d'une pluie de balles... Le drapeau déployé au-dessus de la tête de Bonaparte semblait la voile d'un bateau battu par la tempête... Lannes, Bon, Muiron s'étaient jetés au-devant du général pour essayer de le protéger de leurs corps... Muiron, son aide de camp, tomba frappé d'une balle qui lui était destinée... C'est alors que je m'avançai...
La Violette fit une pause. Il semblait recueillir ses souvenirs et chercher un mot qui lui échappait. Bientôt il reprit:
—Ah! voilà!... Muiron était tué, Lannes s'était jeté à droite vers Bonaparte, pour parer de sa poitrine la fusillade qui venait de la gauche du pont... De ce côté-là le général n'était pas protégé... je me trouvais avec mes tapins, des enragés, des gamins de dix-huit ans, toujours au premier rang... quelquefois plus près encore de l'ennemi... et, ma foi! pour soutenir le général, je faisais battre la charge à tour de bras... Voyant Muiron tomber, je me précipite vers le général et je me redresse... derrière moi, il était à l'abri... l'avantage de la taille... vous comprenez?... c'est alors que le général m'a parlé...
Comme un artiste qui prend des temps et pose ses effets, La Violette s'arrêta, promenant sur son auditoire un regard dominateur...
—Or donc, reprit La Violette, satisfait de l'attentif silence qui l'environnait, le grand homme il me dit comme cela, au milieu de la pétarade: «Imbécile...—oui, je crois bien que c'est imbécile qu'il a dit, on n'entendait pas très bien à cause de la fusillade endiablée—baisse-toi donc, tu vas te faire tuer?...» Alors, je lui répondis, en faisant les marques de respect dues aux supérieurs: «Mon général, je suis là pour ça... si je suis tué, on battra la charge sans moi; mais si vous étiez tué, vous, qui donc battrait les Autrichiens?»
—C'était bien dit... et qu'est-ce qu'il a répondu, le général?... fit le paysan qui avait questionné La Violette.
—Rien..., il n'a pas eu le temps... Une furieuse décharge d'artillerie nous jetait tous dans le marais, en démolissant une partie du pont... Oh! ce que nous barbotions dans la vase, mes enfants!... mais c'est égal, je faisais toujours battre la charge à mes petits tambours, et le général tenait toujours son drapeau déployé au-dessus de sa tête... On a fini par le passer tout de même ce diable de pont, et l'on a culbuté Alvinzy dans les marais où il voulait nous donner comme pitance aux sangsues!... Voilà, mes amis, la première fois que j'ai causé à Napoléon... Nous avons ensuite parlé ensemble à la bataille d'Iéna... à Dantzig... à Friedland... et ça n'est pas fini, j'espère bien que ça n'est pas fini!... dit La Violette en cherchant autour de lui l'assentiment des paysans pour ses pronostics belliqueux.
Un certain silence avait suivi ses dernières paroles. L'un des paysans, nommé Jean Sauvage, fermier du maréchal Lefebvre, robuste cultivateur approchant de la quarantaine, en levant son verre en signe d'amitié, dit à La Violette:
—A la vôtre, gouverneur! Je bois à un brave, à un vrai Français, et nous autres paysans de la Brie, nous avons la prétention d'être de notre pays... Nous avons écouté votre beau récit, et croyez bien que notre cœur bat au souvenir de tous ces grands combats dont vous avez été l'un des acteurs... Bonaparte, au pont d'Arcole, a été d'une bravoure téméraire... Il a entraîné l'armée, lui, dont la place n'est pas en première ligne, dans les combats, et qui a autre chose à faire que de risquer sa vie comme un simple soldat; il a montré qu'il savait, à l'occasion, risquer sa peau et braver la mort stupide... Nous l'admirons donc comme général, nous l'aimons comme Empereur... Mais nous commençons à trouver qu'il a suffisamment acquis de gloire comme cela et qu'il est temps de se reposer sur ses lauriers... Voilà notre sentiment, à nous autres, cultivateurs briards, monsieur le gouverneur La Violette.
—Et vous avez raison, mes amis, de vouloir le maintien de la paix! dit une voix forte derrière eux; j'espère que rien ne viendra plus vous arracher à vos champs, à vos foyers...
C'était Lefebvre qui, ayant au bras Alice, la future mariée, conduisait ses invités à travers la prairie, où les tables dressées et les tonneaux défoncés donnaient l'aspect d'une joyeuse kermesse des pays flamands.
La Violette s'était levé en reconnaissant la voix du maréchal.
Il se mit au port d'armes avec sa canne et grogna:
—Alors on ne se battra plus?... On est donc rouillé?
—Que grommelles-tu dans ta moustache? dit Lefebvre. La France, mon vieux La Violette, a acquis assez de gloire pour ne plus vouloir chercher de nouvelles occasions de victoires. A tenter trop la fortune, on risque de tout perdre... Je crois que l'Empereur, dont tous les désirs sont satisfaits, qui vient d'éprouver la grande joie d'être père et dont la dynastie est désormais à l'abri des éventualités et des revers, comprendra qu'il est temps de donner à son peuple le repos, la tranquillité, les bienfaits de la vie paisible et laborieuse... C'est d'ailleurs le sentiment de tous les compagnons d'armes de Sa Majesté... Qu'il consulte ses maréchaux, il verra bien que personne ne veut plus la guerre!
—Parbleu! grogna La Violette, mal convaincu, tous les maréchaux sont devenus gras comme des chanoines... ils ont des châteaux, des fermes, de l'argent, ils ne demandent qu'à jouir de tout cela, à loisir... enfin!... la consigne est de désarmer, allons! vive la paix!... vivent la joie et les pommes de terre!...
Et La Violette fit tournoyer sa canne avec une vélocité où il y avait du dépit et de l'ironie.
Jean Sauvage, le paysan qui avait déjà parlé, reprit la parole:
—Monsieur le maréchal a raison, dit-il, quand il déclare, lui, un vaillant, lui, un héros, qu'il est sage de laisser souffler la France et qu'il est temps de suspendre le fusil au râtelier... Si l'on consultait le pays, encore plus que les maréchaux, il voudrait la paix... Puisse la naissance du fils de l'Empereur nous l'accorder!
A ce moment, la maréchale Lefebvre, à qui le commandant Henriot donnait le bras, s'avança en tendant la main à Jean Sauvage:
—Bien dit, garçon!... Tu es paysan, moi je suis aussi une fille de la terre, je sais combien c'est douloureux pour ceux qui l'ont cultivée de voir un champ foulé par les chevaux, piétiné par les hommes, labouré par les roues de l'artillerie... Je sais aussi qu'après la guerre, les souverains se réunissent et se font mille fêtes entre eux, tandis qu'on pleure dans les villages et que des femmes en deuil s'agenouillent devant des croix représentant des fosses lointaines, des tombes inconnues, en Espagne, en Moravie, en Pologne... Oui, vous avez raison, mes amis, de vouloir la paix, mais soyez assurés qu'un peuple qui s'amollit est bien vite obligé de subir la pire des guerres, celle qu'on lui impose, qu'il fait à contre-cœur, sans élan ni enthousiasme...
Elle s'arrêta un instant, puis continua, plus animée:
—L'Europe, en ce moment, est traversée par des courants souterrains menaçants. Une explosion brusque peut avoir lieu d'un instant à l'autre... Napoléon est toujours redouté des rois de l'Europe, mais il en est haï aussi... Pour eux, il est le soldat audacieux qui a fondé un trône non seulement sur la victoire, mais aussi sur la Révolution française... il est le champion de l'égalité, cette chose odieuse aux monarques du droit divin... il n'y a qu'en France qu'il est possible de voir maréchal et duc un paysan comme Lefebvre, maréchale et duchesse une paysanne comme moi, qu'on nommait jadis la Sans-Gêne!... Mes amis, réjouissons-nous d'avoir la paix, profitons de ses bienfaits, mais ne tremblez pas le jour où il faudra reprendre le fusil... vous devrez tous peut-être avant peu l'armer, non plus pour acquérir de la gloire et grandir encore le nom de Napoléon, mais pour préserver votre champ et sauver la patrie!...
Jean Sauvage se leva, et, solennel, se découvrant, dit alors d'une voix forte:
—Madame la maréchale, et vous tous qui êtes ici, célébrant le mariage du commandant Henriot, le fils adoptif de notre maître aimé, qui a conduit à la victoire plusieurs d'entre nous, bien haut nous le disons, nous faisons tous des vœux pour l'Empereur et pour le roi de Rome, nous espérons qu'il saura maintenir à la France son rang dans le monde et lui garder ses frontières de la République... mais nous désirons, nous, les humbles, les petits, les travailleurs des champs, qui formons la grande masse de la nation, ne plus entendre le son du canon que pour célébrer les joyeux événements... nous souhaitons que la France puisse enfin cesser d'être un camp tout assourdi du fracas des armes... le sang de notre jeunesse a assez coulé sur cent champs de bataille... N'est-ce pas, les enfants? ajouta-t-il, en se tournant vers les paysans, cherchant leur approbation, et tous s'écrièrent:
—Oui! oui!... c'est bien cela!... Jean Sauvage, tu as raison!...
—Mais si nous voulons la paix, il faut que l'Empereur sache bien que nous ne sommes pas de mauvais citoyens, reprit Jean Sauvage avec assurance. Le jour où, par malheur, la victoire nous abandonnerait, le jour où l'ennemi, prenant sa revanche, viendrait, comme autrefois, jusque dans nos demeures insulter à nos courages inutiles, le jour où à notre tour nous connaîtrions les humiliations de la défaite et les horreurs de l'invasion, alors, j'en fais le serment, ici, devant vous, monsieur le maréchal, nous nous lèverions tous en masse, nous abandonnerions nos chevaux, nos sillons, nos femmes, nos enfants, et chacun de nous ferait alors son devoir... nous montrerions aux envahisseurs étonnés ce que peuvent les paysans de France courant aux fourches!...
—Je transmettrai à l'Empereur vos vœux et vos patriotiques paroles, mon ami, dit Lefebvre d'une voix émue... mais j'espère qu'il ne sera jamais nécessaire de vous les rappeler... Nous avons nos sabres et nos fusils pour repousser l'ennemi, si jamais il osait se présenter par ici; gardez vos fourches pour remuer le foin, vos fléaux pour battre le grain!... Au revoir, Jean Sauvage! mes amis, plaisir et bonne santé à tous!...
Et le maréchal s'éloigna avec ses invités, au milieu des acclamations réitérées des paysans.
Catherine Lefebvre cependant, bien qu'impressionnée par l'attitude et par les paroles de Jean Sauvage, car elle sentait que ce paysan briard exprimait les craintes, les pressentiments et les alarmes de tous les Français, voulut dissiper les inquiétudes qui s'étaient répandues parmi les invités.
—Venez faire un tour dans les galeries du château! dit-elle gaiement. On ne vous a pas tout fait voir, et nous avons, comme tout seigneur, notre galerie des ancêtres à montrer!... Allons, Henriot, donne le bras à ta fiancée; moi, je m'en vais avec Lefebvre, bras dessus, bras dessous, comme autrefois...
—Comme toujours, ma bonne Catherine! répondit Lefebvre, offrant avec empressement son bras à sa femme.
Et tous deux, guidant le cortège des invités, comme à une noce villageoise, montèrent processionnellement le perron du château.
Là, après avoir parcouru vestibules, salons d'honneur, chambres de gala et salles à manger de grande réception, la maréchale conduisit le cortège vers une galerie, sur la porte de laquelle était peinte une épée à coquille simple, épée ancienne, de simple garde ou de sergent, croisée d'un bâton de maréchal avec une couronne ducale et un chapeau de vivandière au-dessus, armoiries singulières et naïves.
On entra. La pièce était nue. Une série d'armoires fermées garnissait seulement les murailles.
Catherine ouvrit la première de ces armoires.
Accrochée, une robe de toile, à petits bouquets fanés, pendait auprès d'un jupon court, surmontée d'un bonnet à barbes de dentelles.
—Mon costume de blanchisseuse, celui que je portais quand je connus Lefebvre, dit avec simplicité la maréchale. Ah! c'était l'époque où l'on prenait les Tuileries d'assaut, où l'on chassait les tyrans!
—Et où tu me faisais sauver la vie à un chevalier du poignard! ajouta Lefebvre à mi-voix.
—Chut! dit Catherine montrant Henriot, tu sais bien qu'on ne doit parler ni ici, ni chez l'Empereur, de celui qui n'est plus pour nous qu'un ami, mort depuis longtemps... Ah! reprit-elle à haute voix, en ouvrant la seconde armoire, voici mon uniforme de cantinière, celui que je portais à Verdun, à Fleurus... Tenez, regardez la déchirure produite par la baïonnette d'un Autrichien...
Tous les invités s'approchèrent et contemplèrent avec une curiosité respectueuse le costume qui évoquait tant de combats passés, la blessure de Catherine et la gloire de son mari.
—Cette troisième armoire, continua Catherine, poursuivant le voyage à travers son passé, contient ma belle robe de maréchale, lorsque je fus au camp de Boulogne où Lefebvre reçut de la main de l'Empereur la plaque de grand-aigle de la Légion d'honneur...
On fit quelques pas.
—Passons à d'autres vêtements qui rappellent de grands souvenirs, dit-elle... Voici ma robe de sacre... mon manteau de cour, pour ma présentation à l'Impératrice..., ma pelisse de voyage lorsque j'allai retrouver Lefebvre à Dantzig!...
Elle énumérait ainsi successivement tous ses costumes qu'elle avait conservés pieusement, en ouvrant successivement les placards où ces témoins de sa vie avaient été alignés et rangés.
Arrivant enfin à une dernière armoire, Catherine dit en souriant:
—Nous regarderons celle-ci tout à l'heure... au tour de la défroque de Lefebvre à présent!...
Et, comme elle l'avait fait pour elle, successivement, elle fit voir l'uniforme de garde-française qu'avait porté Lefebvre avant la Révolution, son sabre de lieutenant de la garde nationale au 10 août, son costume de voltigeur au 13e léger, puis son uniforme de général, quand il avait remplacé Hoche à l'armée de la Moselle, son habit de sénateur, son grand uniforme de maréchal de France...
Les broderies ternies, les passementeries fanées, les brûlures faites par la poudre, les trous témoignant du passage d'une lance russe ou d'un sabre autrichien, faisaient de ce vestiaire domestique comme le musée de la gloire, le reliquaire de la piété patriotique...
Tous les assistants étaient émus et nul ne songeait à railler, quand, ouvrant la dernière armoire qu'elle avait réservée, Catherine offrit à leurs regards deux costumes de paysans alsaciens, l'un d'homme, l'autre de femme: