Madame Sans-Gêne, Tome 3: Le Roi de Rome
—Avec ces humbles vêtements, Lefebvre et moi nous voulons être enterrés, dit-elle... cette jupe, je l'ai portée paysanne, cette blouse fut celle de Lefebvre quand il était au moulin, dans son village... avec ces modestes habits nous irons dormir ensemble pour toujours!...
—Oui... c'est mon vœu le plus cher! dit Lefebvre; vous le voyez, mes amis, voilà nos armoiries à nous et nos galeries d'aïeux!... L'Empereur nous a faits duc et duchesse, nous sommes restés ce que nous étions... et quand on enterrera Lefebvre, le soldat, et Catherine, la cantinière, dépouillés alors de leurs dignités, de leurs habits de cour, nous voulons qu'on dise d'eux tout simplement:
—Lefebvre et sa femme, la Sans-Gêne, n'avaient point de portraits généalogiques à montrer... leurs parchemins c'étaient leurs habits de travail ou de combat... ce n'étaient point des descendants, eux, ce furent des ancêtres!...
VI
L'EMPEREUR AMOUREUX
Pendant la visite à l'armoire aux reliques domestiques que Lefebvre et Catherine avaient dirigée, Napoléon s'était retiré dans le pavillon séparé mis à sa disposition par ses hôtes.
Il avait annoncé son intention de passer la nuit sous le toit hospitalier de Lefebvre et de ne retourner que le lendemain matin à Paris, après la cérémonie religieuse qui devait être célébrée dans la chapelle du château.
Un service de courriers et d'estafettes avait été organisé, et l'Empereur, qui avait emmené son secrétaire Méneval, continuait à expédier ses affaires courantes. Il travaillait partout et partout se trouvait chez lui.
Jusqu'à l'heure du dîner, l'Empereur parut distrait. Il s'informait de l'heure. Il marchait fiévreusement dans la pièce qui lui servait de cabinet, ouvrant brusquement la porte du salon voisin comme s'il devait y rencontrer quelqu'un d'attendu et la refermant avec la même vivacité, ainsi qu'à la suite d'une fausse joie, montrant un éclair de désappointement dans les yeux.
Son secrétaire s'apercevait de son impatience, mais il ne pouvait en deviner la cause. Il attribuait aux nouvelles équivoques reçues de la cour de Russie la visible inquiétude de Napoléon.
A la fin, comme n'y tenant plus, l'Empereur s'écria:
—En voilà assez pour cette après-midi, Méneval... vous pouvez vous retirer et prendre votre part des réjouissances que prodigue le duc de Dantzig à l'occasion du mariage de son pupille, le colonel Henriot... Amusez-vous, Méneval, c'est de votre âge... et puis une fête nuptiale dispose toujours à la gaieté!...
Il cherchait ses mots, comme s'il avait une question à poser qui l'embarrassait. Il reprit bientôt, tandis que le secrétaire rassemblait ses papiers, bouchait l'écritoire et serrait dans un portefeuille fermant à clef les notes et les originaux de la correspondance:
—Tout le monde ici semble être fort joyeux... Le bal sera animé... il me semble qu'il y a de fort jolies femmes... Avez-vous remarqué la mariée, Méneval, elle m'a paru fort piquante?...
—C'est une des plus charmantes femmes qui se puisse trouver à votre cour, Sire, et le colonel Henriot a fait bien des jaloux...
—Ah! vous la trouvez jolie?... c'est aussi mon avis, dit l'Empereur avec vivacité, puis aussitôt, sur le même ton, désireux de cacher une impression secrète, en profond comédien qu'il était, même dans l'intimité, dissimulant même avec ses plus dévoués serviteurs: Avant de vous retirer, dit-il, préparez-moi donc, mon cher Méneval, un ordre... c'est pour un officier que je puis d'un moment à l'autre envoyer à Paris au ministère de la Guerre afin d'en rapporter le portefeuille F contenant les états de situation des troupes cantonnées dans la région de la Baltique...
—Voici l'ordre, Sire, dit Méneval... il n'y a plus qu'à y inscrire le nom de l'officier que Votre Majesté veut envoyer...
—Laissez-le en blanc... signez par ordre et remettez-moi ce papier... A présent, vous pouvez vous retirer... Ah! envoyez-moi Constant!
Le secrétaire se retira et Constant, en habit noir, l'allure obséquieuse et l'air câlin, se présenta devant son maître, qui lui ordonna de l'habiller.
Constant, fort au courant des habitudes de Napoléon, car il était à son service depuis le Consulat, se dirigea vers le cabinet de toilette, y prit une savonnette, un rasoir, un petit miroir et sur un réchaud à esprit-de-vin fit chauffer l'eau pour la barbe. Ces préparatifs accomplis en silence, il s'approcha de Napoléon et commença à le dévêtir. Il fallait l'habiller, le brosser, le peigner comme un enfant. Il ne touchait à rien et se laissait faire passivement. On eût dit un automate bien réglé. Sa pensée fatiguait loin durant cette inertie physique.
Quand l'eau commença à chanter dans la bouilloire, Constant, sur la pointe du pied, se dirigea vers la porte du cabinet, l'entr'ouvrit, fit un signe muet.
Une ombre haute apparut, raide, se mouvant lentement. L'ombre portait un turban avec aigrette, des pantalons larges, une veste ronde, le cimeterre lui pendait au côté et deux pistolets à pommeaux d'or luisaient à sa ceinture de soie filigranée d'or.
C'était Roustan, le fidèle mameluck,—dont la fidélité, d'ailleurs, comme celle des maréchaux, ne devait pas persister dans les jours de malheur. Cet Oriental, comblé de bienfaits par son maître, qui avait en lui la plus grande confiance, qui ne s'en remettait qu'à lui du soin de sa sécurité, ne voulut pas se déranger après l'abdication. Le climat de l'île d'Elbe ne convenait pas à sa santé. Et puis les Bourbons lui offraient un bureau de loterie. Il le négocia avec fruit et se rendit en Angleterre. Là il se fit voir pour de l'argent. Wellington, qui s'était déjà donné la peu noble satisfaction d'acheter l'ancienne maîtresse de Napoléon, la Grassini, ne manqua pas d'offrir le spectacle du mameluck de l'Empereur, aux fêtes qu'il donnait à l'aristocratie anglaise en l'honneur de Waterloo. A partir du déclin, quand la roue de la fortune tourna et que l'Empereur descendit la pente vertigineuse de la défaite, on ne rencontre plus dans son entourage que des âmes lâches et des faces de traîtres. Roustan, esclave géorgien, musulman fataliste et soumis à la religion du plus fort, eut pourtant une excuse à sa trahison, que ne sauraient invoquer les maréchaux gavés et les courtisans repus qui mordirent si cruellement la main prisonnière qu'ils avaient si patiemment, si complaisamment léchée alors qu'elle tenait encore le sceptre et l'épée. On est presque tenté d'atténuer la perfidie des Anglais en évoquant celle de certains Français, quand les jours noirs furent venus et que l'étoile impériale eut définitivement disparu du ciel d'Europe.
Mais, au château de Combault, Roustan n'avait aucune idée de sa future défection. Qui l'eût prédit se serait exposé à la fureur du mameluck. Il servait ponctuellement et aveuglément son maître. Jamais il ne s'écartait de lui et les assassins devaient s'attendre à le trouver sur leur passage. La nuit, il couchait en travers de la porte de l'Empereur. Maubreuil n'avait pas négligé ce vigilant gardien du seuil, et c'est pourquoi il s'était précautionné, dans un but encore mystérieux, de son auxiliaire Samuel Barker, le sosie napoléonien, susceptible de tromper Roustan et d'égarer sa vigilance.
S'approchant de Constant qui portait la savonnette, Roustan prit le petit miroir et le maintint, applique vivante, devant l'Empereur. Celui-ci, debout, saisit alors le rasoir que Constant lui présenta tout ouvert et repassé. Napoléon se rasait lui-même. Il procéda avec rapidité à l'opération. Puis il se précipita vers le cabinet de toilette, se débarbouilla, se lava les mains, polit ses ongles et revint se confier aux soins de Constant. Celui-ci lui ôta alors sa chemise, son gilet de flanelle, et lui frotta tout le corps avec de l'eau de Cologne. Ce massage terminé, le valet de chambre allait lui passer son caleçon et sa culotte, quand, le repoussant, Napoléon s'élança vers la cheminée, y jeta impatiemment deux énormes bûches, en disant:
—Ah çà! maître drôle, vous voulez donc me faire mourir de froid!
Et il lui pinça l'oreille, selon son habitude, aux moments de belle humeur.
L'Empereur était excessivement frileux. Il lui fallait du feu dans tous ses appartements, même pendant l'été. En toute saison on le voyait charger son lit, la nuit, de chaudes couvertures. Les souffrances du froid durant la campagne de Russie furent pour lui insupportables et en quelque sorte paralysèrent son activité et congelèrent son génie.
Égayé par la flamme claire qui jaillissait de l'âtre ravivé, Napoléon pinça de nouveau l'oreille de son valet de chambre, en disant:
—Vous allez me faire beau aujourd'hui... je désire plaire!...
Et un sourire, où il y avait plus d'ironie que de contentement de soi, glissa entre ses lèvres. Il connaissait trop les hommes, les femmes aussi, pour ne pas savoir que ces soins d'élégance étaient superflus. N'était-il pas l'Empereur? Pour parure il avait sa gloire, son attrait était dans sa puissance. Mais, avec un grand désordre et une indifférence complète pour le luxe personnel, Napoléon avait le goût du costume spécial, des vêtements peu ordinaires, le signalant aux regards, et le faisant se détacher, simple, sans galon ni passementerie, sur le fond d'or de ses généraux et de ses courtisans. L'orgueil flottait dans les pans de la modeste redingote grise et rien que la forme inusitée de son petit chapeau sans plumet ni ganse révélait son soin de paraître différent, même par la coiffure, des autres hommes.
Constant acheva donc d'habiller son maître. Il lui mit aux pieds de légères chaussures, lui passa un gilet de flanelle, sa chemise, puis lui enfila des bas de soie blancs sur un caleçon de toile très fine. Renonçant ce jour-là à la culotte de casimir blanc qu'il portait avec des bottes à l'écuyère, Napoléon désira mettre un pantalon à l'anglaise, très collant, de casimir blanc avec de petites bottes qui lui montaient au milieu du mollet. Elles étaient éperonnées, ces bottes de salon, avec de mignons éperons d'argent, presque invisibles. Ensuite Constant lui ajusta un col en soie noire, une cravate de mousseline, un gilet rond de piqué blanc; l'habit de chasseur que portait ordinairement Napoléon était tout prêt. Il le repoussa et demanda un habit de colonel de grenadiers de sa garde, qu'il mettait plus rarement.
—Le colonel Henriot, dit-il, sera en chasseur, moi en grenadier, cela fera une différence...
Et son énigmatique sourire reparut sur ses lèvres.
Il ajouta presque aussitôt, comme incapable de se contenir, et d'empêcher les paroles qui se pressaient dans sa gorge de s'échapper...
—Elle est fort gentille la jeune épousée... Qu'en dites-vous, maître Constant?
Le valet de chambre qui comprenait à demi-mot, quand son maître, désireux de donner quelques instants à l'amour, lui désignait quelque beauté de la cour qu'il songeait à honorer de ses hommages, fit une grimace où il y avait de l'étonnement et un blâme discret.
—Votre Majesté a fort bon goût, dit-il d'un ton doucereux... cette jeune femme est vraiment digne d'attirer les regards... et dans toute autre circonstance je suis assuré que Votre Majesté n'aurait qu'à lui témoigner de la bonté pour qu'elle s'efforçât de reconnaître sur-le-champ la haute faveur qui lui serait réservée... Mais aujourd'hui... ici, dans ce château, la veille même de son mariage... je crois qu'il vaut mieux que Votre Majesté tourne ses regards et son attention ailleurs...
—Alors, vous croyez inutile toute démarche? demanda l'Empereur naïvement, un peu honteux, comprenant parfaitement les très plausibles objections de son valet de chambre.
—Je crois que Votre Majesté perdrait ses hommages... au moins pour le moment, répondit nettement Constant.
Et il ajouta aussitôt:
—Si Votre Majesté est désireuse de prendre quelques distractions, il y a ici nombre de dames qui seront fort heureuses de dédommager leur empereur de cette petite déconvenue et de lui faire prendre patience...
Et, avec la familiarité qui était permise à Constant, introducteur ordinaire des amoureuses de Napoléon dans le petit entresol des Tuileries, où jadis logeait Bourrienne et qui communiquait par un couloir sombre avec la chambre officielle, le valet de chambre, Mercure en titre, se hâta de dire:
—Il y a en ce moment à Combault madame de Rémusat... madame de Luçay...
Napoléon fit un geste d'impatience.
—Laissez ces dames coqueter avec mon aide de camp... Voyons! suis-je prêt?... ma toilette est achevée... Eh bien! prenez ce flambeau... le dîner est servi et l'on m'attend depuis longtemps!...
Constant, voyant ses offres de galants services refusées, demeura surpris du ton de l'Empereur. Il prit le flambeau en hochant la tête et précéda Napoléon dans la pièce où l'attendait l'officier de service. Il murmurait, avec sa profonde expérience des boutades amoureuses de son maître:
—Le colonel Henriot fera bien de monter la garde, cette nuit, à la porte de sa fiancée, s'il veut demain la conduire à l'autel dans sa robe nuptiale!
Au dîner qui fut somptueux et longuement servi, on remarqua avec la plus grande surprise que l'Empereur demeura, jusqu'au troisième service, à table, lui qui se levait d'ordinaire aussitôt les premiers plats servis.
Il prolongea le dîner, lançant au grand maréchal, placé auprès d'Alice de Beaurepaire, des questions et des regards qui s'adressaient surtout à sa jolie voisine.
Duroc répondait de son mieux, facilitant le manège de l'Empereur qu'il n'avait pas tardé à surprendre. Tous les généraux, tous les courtisans de Napoléon étaient un peu ses pourvoyeurs. Lorsqu'il avait jeté son dévolu sur quelque dame réputée aimable, susceptible d'être, entre deux dépêches, entre deux audiences, presque entre deux portes, honorée de l'amour instantané et tout physique dont il était en ces occasions capable, c'était à qui s'empresserait de deviner, de favoriser, de devancer les désirs du maître. Les maris, indirectement, par leur surveillance molle, encourageaient leurs femmes à l'auguste adultère; les amants, négligeant leurs maîtresses, les poussaient à une si flatteuse trahison; les pères laissaient orgueilleusement leurs filles s'égarer du côté du canapé impérial. Ces élégants proxénètes portaient, les uns, des titres sonores de la plus vieille aristocratie française; les autres, des noms retentissants que la victoire avait blasonnés; mais tous, également inconscients et asservis, ne pensaient qu'à se montrer complaisants domestiques. Constant avait des ducs et des maréchaux pour collègues dans le service du petit entresol.
Ceux qui ont reproché à Napoléon son immense orgueil, son dédain des sentiments ordinaires de l'humanité et le souverain mépris des hommes qui perçait dans ses actes, dans ses paroles, dans ses regards, n'ont-ils pas vu que les choses autour de lui justifiaient le dédain et l'orgueil? Quant au mépris, les hommes qui l'approchaient ne le sollicitaient-ils pas? Quel homme résisterait au désir de se trouver grand au milieu d'une foule agenouillée? Durant quinze années de vraie puissance, Napoléon ne vit autour et devant lui que des nuques inclinées. Patience! viennent l'Anglais, le Prussien, le Russe et l'Autrichien enfin victorieux, et toutes ces échines courbées se redresseront, les anoblis d'hier avec les hobereaux de jadis iront faire la courbette devant le ventre de Louis XVIII, et, pour faire oublier leurs services d'alcôve et leurs fonctions d'antichambre, tous ces auxiliaires de Constant s'efforceront de reléguer bien loin, dans l'Afrique australe, celui dont la vue seule évoquerait leur ancienne domesticité.
Le charme qu'éprouvait visiblement l'Empereur en la présence de la fiancée d'Henriot, à la ronde des courtisans et des dignitaires, par des clins d'yeux significatifs, des coudes poussés, des toussements étouffés, et des prises de tabac offertes avec malice et acceptées d'un air entendu, bien vite fut signalé, constaté et commenté; seul, Lefebvre, très occupé par ses devoirs de maître de maison, comme le futur mari, ne s'était aperçu de rien. Cécité naturelle. Ordre logique.
Mais la préoccupation de Napoléon, si visible quand Duroc se penchait vers Alice, semblant lui traduire la pensée d'amour et de convoitise qui jaillissait en éclairs des yeux si vifs, si étranges de son maître, puis l'embarras inattendu que témoignait l'amoureux despote quand il adressait directement la parole à la fiancée d'Henriot, tout ce manège révélateur n'avait pas échappé à la maréchale.
Elle frémissait d'impatience. Sous la table ses pieds agités et nerveux se heurtaient, comme des cymbales sourdes, rythmant sa nervosité. Elle sentait le sang empourprer ses joues. Elle aurait voulu se lever, lâcher ses convives, intervenir, parler, et avec le sans-façon dont elle avait fait montre deux ou trois fois, dans des entrevues mémorables, apostropher Napoléon, lui reprocher son dessein, l'en détourner, et, avec audace, comme lors de la terrible scène de nuit du palais de Compiègne, où il s'était agi de sauver Neipperg, préserver l'honneur d'Alice et garder à Henriot le cœur de sa femme. Oh! elle savait bien ce qu'il fallait dire! Elle connaissait l'art de prendre Napoléon, de le surprendre surtout. Mais il fallait l'aborder, se trouver face à face avec lui. Et l'étiquette la clouait sur sa chaise, devant l'Empereur. Elle mâchonnait avec rage son pain, sans toucher aux plats qu'on lui passait et, par moments, pour se soulager, elle décochait des regards furieux à Lefebvre, qui, ne comprenant rien à l'émotion de sa femme, roulait autour de lui de gros yeux ahuris et se disait avec inquiétude:
—Est-ce que j'aurais, sans m'en apercevoir, lâché quelque sottise?... L'Empereur n'a pourtant pas son air des mauvais jours... jamais, au contraire, il ne m'a paru de meilleure humeur... Pourquoi donc Catherine me regarde-t-elle ainsi? Pour sûr il y a quelque chose, mais quoi?...
Cette sérénité impériale qu'il constatait le rassurait un peu. Pourtant, il ne parvenait pas à deviner le motif qui rendait Catherine si visiblement irritée. Oh! il la connaissait bien, sa bonne femme! Il ne se trompait jamais à sa physionomie. «Elle a mis son bonnet de travers, ce matin! murmurait-il; gare la bourrasque!» Et il se faisait tout doux, tout gentil, laissant passer la trombe et grêler l'averse. Mais quel accroc à la réception, quelle anicroche, quel contretemps avaient pu troubler ainsi la maréchale? Tout ne se passait-il pas admirablement? Les invités se montraient ravis, la fête bien ordonnée n'attirait que des compliments, et l'Empereur souriait. Qui diable avait dérangé, en une si belle journée, le bonnet ou plutôt le diadème à plumes de la Sans-Gêne!... Et cette anxiété gâtait au bon maréchal sa satisfaction de maître de maison, sa joie de voir l'Empereur content.
Le dîner s'acheva sans que le pauvre Lefebvre eût trouvé la cause de la tempête qu'il voyait fondre sur lui.
Voulant éviter une explication devant ses invités, car il savait de longue date que rien n'arrêtait Catherine quand elle avait une chose sur le cœur, et qu'il s'agissait de répandre ce trop-plein, il se glissa derrière les courtisans empressés autour de l'Empereur debout, adossé à la cheminée, tenant à la main la tasse de café brûlant que venait de lui tendre Alice, la joue en feu, les yeux brillants.
La jeune épousée avait compris, elle, sinon la colère de la maréchale, du moins la vive impression ressentie par Napoléon, à son aspect. Le grand maréchal avait d'ailleurs facilité par ses très brèves mais très nettes confidences, chuchotées au cours du dîner, l'explication des regards, des soupirs et des attitudes aimables de l'Empereur.
Le café pris, Napoléon passa dans le petit salon qui lui avait été réservé, et où personne ne pouvait pénétrer sans avoir été appelé.
Tout le monde s'était écarté. L'Empereur fit signe à Duroc de le suivre.
Après quelques minutes d'entretien loin des regards et des oreilles, on vit reparaître le grand maréchal.
Il semblait chercher quelqu'un dans la foule brillante des uniformes et des robes décolletées.
Catherine, alors, quitta brusquement madame de Montesquiou, qui lui présentait un des invités, le comte de Maubreuil. Elle n'avait pas perdu de vue le grand maréchal qui disparaissait avec l'Empereur. Elle voulait savoir les instructions confidentielles que le duc de Frioul avait pu recevoir.
—Que complotent-ils là tous les deux? pensa-t-elle. Pour sûr, il s'agit d'Alice!... Ah! mais ça ne se passera pas comme cela!... je suis là, moi! je veille et Napoléon ne me fait pas peur!...
Quand elle vit Duroc, traversant le salon, se diriger vers le fauteuil où se tenait Alice, ayant auprès d'elle Henriot, elle n'y put tenir... elle jeta à Maubreuil et à la gouvernante cette brève excuse:
—Pardon!... un mot urgent à dire au duc de Frioul!...
Puis elle marcha droit vers Duroc. Mais celui-ci, déjà, s'était éloigné du fauteuil d'Alice. Empoignant Henriot sous le bras, il l'avait entraîné vers le petit salon de l'Empereur.
Déconcertée, Catherine prit une résolution brusque. Quittant à son tour le salon comme si quelque ordre intérieur à donner l'eût appelée à l'improviste, elle passa dans la salle à manger, gagna un couloir qui contournait les grands appartements et s'approcha, sur la pointe des pieds, d'une petite porte qui donnait accès dans le salon réservé.
—Ça n'est pas très digne ce que je fais là, d'écouter aux portes, murmura-t-elle en retroussant sa traîne qui l'embarrassait; si l'on me surprenait, on me prendrait pour une camériste... Mais la fin justifie les moyens, comme me disait l'autre jour Talleyrand à qui je reprochais une de ses canailleries... Présentement, il s'agit de sauver Alice... sans parler de ce pauvre Henriot qui ne se doute guère de l'aigrette que Duroc veut lui planter sur le front... Tant pis! je saurai à quoi m'en tenir, au moins!...
Et se penchant, anxieusement, fiévreusement, elle colla son oreille au panneau...
L'Empereur parlait:
—Vous allez partir cette nuit même, disait-il de son ton saccadé... vous pourrez continuer à faire votre cour à votre charmante fiancée... D'ailleurs, il est inutile que personne ici sache la mission que je vous confie, et votre absence peut être inaperçue. La fête sera vraisemblablement terminée dans une heure, chacun sera rentré chez soi... et vous pourrez vous mettre en route sans être remarqué... Vous avez bien compris?
—Parfaitement, Sire! répondit une voix que la maréchale reconnut pour être celle d'Henriot.
—Une de mes voitures attend tout attelée sous la remise... vous la prendrez... Le duc de Frioul vous conduira... Combien faut-il d'ici Paris, Duroc?
—Avec les chevaux de Votre Majesté, quatre heures! dit une autre voix qui était celle du grand maréchal.
—Bien. Colonel Henriot, reprit l'Empereur, vous vous rendrez directement au ministère de la Guerre... Vous vous ferez remettre par l'officier de service au cabinet le portefeuille F, coté no 26, contenant diverses pièces et états, avec une série de cartes... L'étui est en maroquin et porte les indications suivantes: Varsovie—Vilna—Vitepsk... vous le reconnaîtrez facilement... Je compte sur vous!
—Sire, je ferai de mon mieux...
—Vous me rapporterez ce portefeuille, en grande hâte... Vous serez de retour demain dans les premières heures de la matinée, je pense... Je regrette—ajouta Napoléon avec une inflexion de voix plus douce, qui surprit Catherine et lui arracha cette exclamation: «Ah! le coquin! comme il l'enjôle!»—de vous éloigner à la veille de votre heureuse union, mais une absence d'aussi courte durée ne saurait que vous rendre plus agréable le retour. Vous reviendrez demain assez tôt pour conduire votre jolie fiancée à l'autel, plus dispos, plus satisfait, ayant servi votre Empereur, et vous justifierez ainsi la confiance que je mets en vous et le nouveau grade que vous venez d'obtenir...
—Sire! pour vous on va au bout du monde!...
—Très bien!... mais je ne vous demande pour le moment que d'aller jusqu'à Paris... ce n'est qu'à dix lieues d'ici... Ah! prenez cet ordre... il vous donnera l'accès du ministère... A demain, colonel!
Et l'Empereur, ayant remis à Henriot l'ordre qu'il avait fait préparer par Méneval, congédia le jeune officier, fier de la mission qui lui était accordée, ravi de la faveur que lui témoignait le souverain, et dont il était bien éloigné de soupçonner la véritable cause.
La maréchale, ayant surpris cet entretien, s'était redressée, le visage empourpré, le cœur battant, en proie à une de ces violentes explosions qui lui avaient valu jadis, dans le quartier Saint-Roch et aux camps avec Lefebvre, sa réputation et son sobriquet.
Elle avait éloigné son oreille de la cloison, Napoléon ayant alors parlé à voix basse à Duroc, qui s'était bientôt retiré pour faire place à M. de Narbonne, aide de camp de service, donnant à l'Empereur des renseignements sur l'attitude, dans les salons de Paris, de l'ambassadeur de Russie, et relatant les propos qu'il avait tenus dans un dîner où assistait Talleyrand.
Il n'y avait plus rien à entendre. Elle en savait assez, beaucoup trop même.
—Mille bombes! grommela-t-elle en se campant le poing sur la hanche, retrouvant une de ses attitudes de cantinière de Sambre-et-Meuse, au milieu du corridor sombre et désert, comme si elle se fût adressée à un auditeur invisible, non! cela ne se passera pas ainsi!... Il ne sera pas dit que cet imbécile d'Henriot se trouvera jobardé comme cela la veille de ses noces... Il n'y a vu que du feu, l'innocent, à cette histoire de portefeuille... Heureusement, je veille au grain, moi!... Mais que faire? Avertir Henriot, c'est amener du bruit, peut-être rompre le mariage... et puis, il a l'air si content, ce garçon, pourquoi lui faire de la peine... Qu'il ignore tout, cela vaudra mieux... c'est Alice qu'il faut avertir...
Elle avait fait quelques pas; elle se ravisa, s'arrêta...
—Non! Alice n'a pas à savoir ce que je ferai... les jeunes femmes sont coquettes, légères, inconscientes, elles ne s'aperçoivent que lorsqu'il est trop tard, des imprudences commises... elle aime certainement Henriot... mais l'empereur est si puissant!... peut-être est-elle flattée de son attention... Quelle femme aurait l'énergie de lui résister?...
Un sourire éclaira sa physionomie bouleversée, et ses traits irrités s'adoucirent:
—Moi, ça m'est arrivé, c'est vrai!... fit-elle en se dandinant, mais ça ne compte pas!... je ne suis pas une femme, moi, j'ai servi aux grenadiers... Cette mauviette d'Alice n'a pas de force... si elle tombe dans les pattes de l'Empereur, elle est prise... La prévenir, c'est la pousser droit au piège... Non! j'agirai seule; mais comment?... Henriot ne doit pas partir sur-le-champ, l'Empereur lui a recommandé d'attendre... J'ai une heure devant moi, au moins; c'est suffisant... j'vas toujours prévenir Lefebvre!
Et, retroussant cavalièrement sa longue jupe de riche lampas de Lyon, Catherine parcourut vivement le couloir, passa dans la salle à manger, traversa plusieurs salons, interrogeant, demandant si l'on avait vu le maréchal.
A la fin, dans l'embrasure d'une fenêtre, elle découvrit Lefebvre causant avec cet ancien écuyer du roi de Westphalie, M. de Maubreuil, dont elle avait si brusquement quitté la compagnie après que madame de Montesquiou le lui eut présenté.
Elle s'approcha vivement, s'efforçant de masquer sous un air riant son anxiété, et s'adressant à Maubreuil:
—Vraiment, monsieur, je joue de malheur avec vous... il y a un instant, je fus forcée de vous quitter pour une affaire... d'intérieur, très urgente... Vous comprenez cela, n'est-ce pas? avec tant de monde à recevoir en présence de Sa Majesté, et vous m'aurez certainement excusée... Je vous retrouve ici, mais voici qu'il faut que je vous enlève le maréchal, interrompant votre conversation... Mon Dieu! vous me pardonnerez cette fois encore; un jour comme celui-ci, des maîtres de maison ne s'appartiennent pas!...
Elle ponctua son congé d'une belle révérence, pour indiquer à Maubreuil que l'entretien était terminé. En même temps qu'elle tirait la jambe et qu'elle tendait le buste selon les principes savants enseignés par maître Despréaux pour les saluts de cérémonie, elle faisait des signes réitérés à Lefebvre pour lui indiquer de s'en aller, lui aussi, de la rejoindre à l'écart.
Maubreuil, avec une grave politesse, se hâta de répondre que c'était à lui d'être excusé, importunant ses hôtes au milieu d'une réception. Il ne disait d'ailleurs au maréchal que des choses qui pouvaient être ajournées. On reprendrait, dans un moment plus propice, la conversation.
—Oui, cher monsieur, nous reparlerons de votre étrange, de votre invraisemblable conviction, dit Lefebvre avec son ordinaire bonhomie; croirais-tu, ma chère, que M. le comte de Maubreuil, qui revient de Londres, est persuadé que nous allons avoir la guerre avec la Russie?... Voyons! est-ce croyable?... est-ce que l'empereur Alexandre n'est pas l'ami, l'admirateur, l'élève, comme il l'a dit, de notre Empereur?... Alexandre ne jure que par Napoléon... D'abord, je les ai vus s'embrasser, moi, à Erfurt!...
—Ah! monsieur prévoit une guerre avec les Russes?... M. de Maubreuil pourrait être meilleur prophète que tu ne le crois! répondit Catherine d'un ton sérieux. Les paroles de Napoléon, lors de l'audience aux Tuileries, lui revenaient à la mémoire.
—Pardonnez-moi, madame la duchesse, reprit Maubreuil avec une grâce parfaite, je ne veux pas attrister votre fête par des présages fâcheux... j'espère me tromper, et M. le maréchal me pardonnera de l'avoir retenu pour de si incertaines conjectures...
Et, saluant Lefebvre, il s'avança vers Catherine et très bas lui dit:
—C'est à vous, surtout, madame la duchesse, que je désirais parler... Je suis envoyé par M. de Neipperg, qui est à Londres... Où et quand puis-je vous voir, loin des indiscrets?... Ce que j'ai à vous dire a de l'importance et ne doit pas être entendu ni deviné ici... Nous sommes trop près...
Et Maubreuil, d'un coup d'œil, désigna le salon réservé à Napoléon.
Au nom de Neipperg, la maréchale avait tressailli. Elle soupçonnait quelque nouvelle intrigue dont Marie-Louise était l'objet.
Inquiète, elle dit rapidement, à voix basse, à Maubreuil:
—M. de Neipperg n'est pas à Paris, au moins?...
—Non, madame, je l'ai laissé à Londres... il se disposait à se rendre à Saint-Pétersbourg, avec une mission de son gouvernement.
—Vous me rassurez!... Eh bien, monsieur le comte, pour que nous puissions parler librement de notre ami, allez m'attendre dans mon appartement... j'irai vous rejoindre aussitôt que l'Empereur se sera retiré...
—Votre appartement? dans quelle partie du château se trouve-t-il? Il est inutile que je m'informe. On pourrait s'étonner de ma présence à cette heure tardive chez vous...
—Il est facile de vous orienter... Mon boudoir, où je vous prierai de vouloir bien prendre patience jusqu'à ce que je vous rejoigne, donne sur le salon où sont exposés les cadeaux et la corbeille de noces de la mariée... vous le traverserez... Ah! reprit en riant la maréchale, n'allez pas vous tromper au moins et pénétrer chez la jeune épousée... D'ailleurs, je vais vous y faire conduire!...
La maréchale fit signe à un valet de pied et lui donna une brève instruction. Maubreuil, après avoir salué profondément, suivit ce domestique. Son sourire mauvais des jours de grandes coquineries avait reparu sur ses lèvres minces.
Catherine prit alors son mari par le bras et l'emmena vers la fenêtre:
—Écoute, lui dit-elle, il y a du nouveau...
—Quoi?... la guerre avec la Russie?...
—Il ne s'agit pas de cela pour le moment.. mais d'Henriot... d'Alice...
—Est-ce qu'ils sont malades... ou brouillés?
—C'est bien pis! l'Empereur trouve Alice à son goût... il la veut...
—Diable!... une drôle d'idée qu'il a là, par exemple, l'Empereur!
—Tu trouves cela une drôlerie, toi! s'écria Catherine dardant des yeux furibonds sur Lefebvre, qui recula, intimidé.
—Mais qu'est-ce que tu veux que j'y fasse! dit-il, en haussant les épaules, est-ce qu'il me consulte sur ses amours, l'Empereur?... est-ce que je peux l'empêcher de se toquer d'Alice, moi?...
—Non!... mais tu peux, tu dois te mettre entre lui et Alice... C'est la femme d'Henriot, Lefebvre, ce sont nos deux enfants... Nous est-il possible de ne pas les défendre contre le malheur qui les menace?...
—C'est-à-dire les défendre contre l'Empereur!...
—Tu hésites... tu as donc peur, toi, Lefebvre!...
—Oui... j'ai peur... tu sais bien de qui? Il n'y a que lui, en Europe, qui soit capable de me faire cet effet-là... Aussi, quand je le vois, je ne suis jamais à mon aise, quoique je l'aime bien... Rien qu'en me regardant, tu sais, avec ses yeux!...il me retourne la peau, cet homme-là!... enfin, je ne me vois pas du tout empêchant Napoléon de prendre une ville ou une femme si ça lui plaît... Non! Catherine, je me fourrerais dans un caisson, plutôt que d'oser dire: «Sire, vous ne ferez pas cela!...» D'abord, il m'enverrait promener...
—Eh bien! moi, je le lui dirai... et il ne m'enverra pas du tout où tu dis...
—Tu auras cette audace?
—Pardine! oui, je l'aurai... Avec cela que je ne lui ai pas déjà parlé plusieurs fois à l'Empereur... il ne m'a jamais empêchée de lui dire ce que je pensais, moi!...
Lefebvre regarda sa femme avec une admiration mélangée de stupeur, comme on contemplerait un audacieux explorateur qui va entrer dans le gîte d'un lion ou descendre dans un volcan en éruption.
—Prends garde, au moins, de ne pas me brouiller avec l'Empereur! recommanda-t-il, fort inquiet sur la démarche de Catherine.
La maréchale leva à deux reprises son épaule gauche et dit:
—Tu n'es qu'un imbécile!
—Tu parles comme Napoléon! murmura Lefebvre en recevant ce compliment.
Mais déjà Catherine l'avait planté là, car elle venait de voir un mouvement se produire dans la foule des invités vers le petit salon: l'Empereur allait probablement se retirer, il fallait saisir le moment et lui parler, seule, face à face, bravement.
C'est au gîte qu'il fallait aborder le lion.
VII
SANS-GÊNE EMBRASSE NAPOLÉON
L'Empereur accueillit gracieusement la maréchale. Il était tout à fait dans ses bonnes lunes. Il la félicita sur l'ordonnance de sa fête et lui adressa même un compliment, qui, en d'autres moments, l'eût particulièrement flattée, sur sa bonne grâce et son excellente façon de recevoir ses hôtes.
Comme Napoléon débitait ses agréables propos, en manière de congé, tout en faisant signe à Duroc de commander son service pour la rentrée dans ses appartements, la maréchale, avec un léger tremblement dans la voix, lui dit:
—Sire, vous êtes trop bon de nous témoigner votre satisfaction... Nous avons fait ce que nous avons pu, Lefebvre et moi, pour vous offrir une hospitalité qui ne fût pas trop indigne de vous...
—Et vous avez réussi en tout point, madame la duchesse!
—Merci, oh! merci!... mais, écoutez-moi, à présent, Sire, fit-elle d'une voix de suppliante, j'ai une grâce à vous demander...
—Une grâce? dit l'Empereur surpris, et laquelle?... parlez!...
—Sire, je n'ose..., j'ai si grande crainte d'offenser Votre Majesté...
—Est-ce donc si grave que cela?... Voyons, finissons-en! de quoi s'agit-il?...
—Du colonel Henriot, Sire!
La voix de Catherine tremblait en prononçant ce nom.
Elle regarda, avec angoisse, l'Empereur, dont les sourcils s'étaient contractés.
Il n'avait plus du tout sa bonne physionomie des jours contents et la lune avait changé.
—Eh bien! qu'y a-t-il pour le colonel Henriot?... Vous l'avez peut-être vu se mettre en route?... avez-vous besoin de lui?... ce n'est pas vous qui l'épousez, que je sache!
—Non, Sire, c'est mademoiselle Alice de Beaurepaire, mon Alice, que j'aime comme ma fille... C'est le bonheur d'Henriot que je défends, c'est peut-être la vie d'Alice que je viens vous demander, à genoux, Sire!... grâce!... soyez bon! soyez généreux!...
—Que voulez-vous dire? Auriez-vous, dans l'étourdissement de cette fête, perdu un peu de ce jugement que je me plaisais à reconnaître et à louer en vous, duchesse? fit l'Empereur, légèrement troublé et cachant sa confusion sous une brusquerie ironique.
—J'ai toute ma raison et Votre Majesté sait trop bien que, s'il y a une folie quelque part, ce n'est pas moi qui suis à la veille de la commettre...
—Vous êtes bien audacieuse de me parler ainsi... Qui vous en a donné le droit?
—Vous, Sire!... Oh! écoutez-moi!... vous êtes grand, vous êtes puissant... la terre vous admire... tout le monde est à vos genoux et nul n'ose braver la moindre de vos volontés... Pour tout l'univers vos désirs sont des ordres, et vos fantaisies ne trouvent que des complaisants... Seule, je risque votre colère en vous disant ce que personne n'aurait le courage de formuler en votre présence...
—Non, personne, en vérité, n'aurait cette audace, cette insolence!... mais continuez, je veux savoir jusqu'où ira votre impertinence... vous vous croyez donc tout permis, madame?...
—Sire, je puise ma témérité dans l'amour que j'ai pour vous, pour votre gloire... J'ai pénétré vos desseins... je sais que vous avez conçu une passion... est-ce bien une passion? c'est un caprice, une curiosité d'un instant, j'en suis certaine... Oh! ne vous abandonnez pas à cette fantaisie... puisque vous pouvez tout, commandez à vous-même... ne vous laissez pas entraîner quand vous êtes assez fort pour ne point céder à ce qui gouverne les autres hommes!... Que Votre Majesté ne change pas une journée de joie en une longue suite d'années de deuil... Alice est une innocente et douce jeune fille, Henriot un bon soldat, un de vos dévoués serviteurs, il l'a prouvé, Sire; ne faites pas à tous deux leur malheur, et après les avoir comblés de votre faveur, ne les accablez pas du poids de votre volonté... respectez le bonheur de ces deux jeunes gens, Sire, vous le devez, et vous le pouvez!
—Cette femme est folle, en vérité! grommela Napoléon, un peu décontenancé.
Et, pour se remettre, il tira sa tabatière et y puisa nerveusement deux larges pincées de tabac, qui, en s'éparpillant, atteignirent la maréchale et la firent éternuer:
—A vos souhaits! dit machinalement Napoléon, continuant à remuer son tabac.
—Merci, et vous pareillement, Sire! répondit Catherine, et, reprenant aussitôt le fil de sa supplique, elle retraça, avec émotion, la naissance hasardeuse des deux enfants, leur enfance côte à côte dans un berceau qui souvent reposait sur l'affût d'un canon... Ils avaient été bercés par la fusillade de l'armée de Sambre-et-Meuse, et Henriot avait tenu un fusil avant d'avoir perdu ses dents de lait... Alice, séparée de lui, l'avait retrouvé au cours de la glorieuse campagne d'Allemagne... leurs amours d'enfance s'étaient ravivées et le mariage avait été décidé après la victoire... L'Empereur n'avait-il pas promis de signer au contrat de ce jeune officier, qui lui avait pris la ville de Stettin avec un peloton de cavaliers?... Tant de grâce, de jeunesse, de vaillance devaient inspirer à l'Empereur un sentiment de bienveillance et de protection, les jeunes gens en étaient dignes... Venu dans ce château, que tenaient de sa bonté deux anciens serviteurs, un soldat des premiers jours comme Lefebvre, une amie des heures de jeunesse, comme sa femme, Napoléon ne pouvait y payer son hospitalité par le désespoir et le déshonneur...—Sire, vous n'infligerez pas ce châtiment à votre vieille Sans-Gêne de maudire l'inspiration qu'elle eut de solliciter de vous l'honneur de votre présence au mariage de ceux qu'elle considère comme ses deux enfants!... termina-t-elle, en se jetant aux pieds de l'Empereur.
—Relevez-vous, duchesse!... on pourrait vous surprendre dans cette posture, car j'attends le duc de Frioul, et cette situation ferait naître de fâcheux commentaires... on se demanderait quelle grâce je pouvais refuser à la femme de mon vieux camarade Lefebvre...
Et avec gravité, l'œil redevenu clair, le front reprenant sa sérénité, Napoléon aida Catherine à se relever.
L'espoir donnait de l'aplomb à la maréchale. Elle sentait qu'elle avait trouvé le moyen d'émouvoir l'Empereur et que sa cause se trouvait à moitié gagnée. Elle résolut de revenir à la charge. Le cœur, comme le fer, demande à être battu quand il est chaud.
—En renonçant à cette amourette, qui détruirait le bonheur de deux êtres dignes de votre protection, Sire, vous ne vous montrerez pas seulement humain et bon, vous serez en même temps habile et prévoyant...
—Que voulez-vous dire, duchesse? des menaces, à présent?...
—Non... des avis tout au plus, Sire!... Vous êtes au faîte de la puissance et vous ne trouvez autour de vous que louanges et acclamations; mais votre trône, si solide qu'il soit, est sapé par la trahison... Dans toutes ces foules dorées qui s'inclinent et vous font cortège, je devine bien des langues qui mentent, bien des regards qui luisent faux, et plus d'une échine qui n'attend qu'une circonstance pour se redresser... Vous avez le talon sur la tête de ces serpents chamarrés, et pas un n'ose mordre, mais qu'un événement se produise...
—Vous voulez parler de ma mort?... dit avec calme Napoléon... Oh! j'y suis préparé... oui, quand je ne serai plus là, tous ceux que j'ai contenus, dominés, écrasés peut-être, se relèveront pleins de venin... et mon fils aura à se défendre contre eux... Eh bien! après?... qu'y voulez-vous faire et où tend ce langage irrespectueux, que je pardonne à cause de l'intention, mais que je ne saurais entendre plus longtemps?
—Au nom de votre enfant, Sire, ne découragez pas, ne blessez pas vos meilleurs serviteurs... Croyez-vous que si vous me repoussez, si malgré tout, vous donnez suite à vos desseins, le bruit ne se répandra pas de cette aventure et qu'elle n'aura pas pour conséquence la désaffection d'un certain nombre de ceux qui déjà, peut-être, regardent par delà les frontières en cherchant un prétexte, une excuse à des défections, à des trahisons que vous ne soupçonnez pas, Sire, mais que nous devinons, que nous voyons, que nous savons, Lefebvre et moi, parce que nous vous aimons!...
—Vous savez des trahisons et vous ne me nommez pas les traîtres!
—Votre Majesté ne me croirait pas si je lui donnais les noms...
—Parbleu! je vois où vous voulez en venir... Fouché, Talleyrand... toujours les mêmes!... J'ai les oreilles rebattues de dénonciations contre eux! fit avec impatience Napoléon.
—Je souhaite que l'avenir ne se charge pas de justifier les courageux dénonciateurs, répondit Catherine avec fermeté; mais, Sire, considérez qu'il y a aussi vos généraux, vos anciens compagnons d'armes. Beaucoup parmi ceux-ci sont las de vous suivre sur tous les champs de bataille où vous les menez; d'autres sont fatigués de toujours voir remettre au lendemain le moment où ils pourront jouir tranquillement de ce qu'ils ont acquis, de ce qu'ils ont entassé dans leurs poches, dans leurs châteaux, où ils sont comme des voyageurs descendus à l'hôtellerie entre deux chevauchées... Enfin, il en est qui, pour se justifier d'une impatience qui déjà se lit dans leurs yeux, ne craignent pas de répandre sur vous mille bruits calomnieux; des gazetiers sans scrupules les reproduisent dans des feuilles que vos ennemis se prêtent et se disputent à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg... Oh! n'allez pas fournir un nouveau virus à ces plumes empoisonnées!...
—Vous êtes bien osée de me parler ainsi, dit l'Empereur, faisant un pas vers Catherine en dardant sur elle son œil fixe et terrible, mais j'aime la franchise, et votre sermon, quoique rude, peut me profiter... Oui, je sais qu'il s'imprime et qu'il se colporte à l'étranger des libelles infâmes où l'on me dépeint souillé de tous les crimes, où j'apparais comme un monstre ajoutant l'inceste à l'assassinat, et complétant l'adultère par des sauvageries dignes de ce fou qui écrivit Justine et pour la délivrance duquel les Parisiens ont pris la Bastille... Vous avez peut-être raison! Je dois tenir compte des trahisons qui rampent autour de moi, dans l'ombre, des pamphlétaires qui me diffament dans toutes les cours de l'Europe... il me faut aussi garder précieusement pour mon fils l'amitié et la fidélité de mes braves, de ceux qui ne m'ont marchandé ni la fatigue, ni la souffrance, ni parfois leur vie... Comme je ne veux pas, reprit Napoléon après une brève interruption, faisant un geste de protestation comme pour mieux convaincre, que vous, duchesse, votre mari, et les autres vieux soutiens de ma couronne vous puissiez conserver le moindre doute sur mes intentions... je vais donner l'ordre au capitaine Henriot de ne pas se rendre à Paris, cette nuit, comme il devait le faire pour un service commandé... Il restera dans cette maison, puisque ce contre-ordre vous fait si grand plaisir; sous le même toit que sa fiancée, il passera cette nuit précédant son union... ainsi aucun soupçon ne pourra effleurer cette femme, aucun doute ne saurait pénétrer dans l'âme de ce vaillant officier... Est-ce bien ce que vous voulez, duchesse?
—Ah! Sire, vous êtes grand et vous êtes bon!...
—Attendez! ce n'est pas tout... Ma présence à la cérémonie de demain est inutile... Elle pourrait être pénible... pour moi! car cette jeune mariée est bien séduisante, duchesse, et bien dangereuse...
—Sire, ce n'est pas de sa faute.
—Sans doute, dit l'Empereur se reprenant à sourire, mais le danger, pour ceux qui s'y trouvent exposés, n'en est pas moins certain... Il est des périls en face desquels le courage consiste à fuir... ou du moins à ne pas accepter le combat... Vous avez compris? la mission d'Henriot se rapportait aux plus grands intérêts de l'État... vous savez à présent ma résolution, j'espère que vous la tiendrez secrète?...
—Oui, Sire... d'autant plus facilement me tairai-je, que j'ignore tout à fait le secret que Votre Majesté m'ordonne de garder...
—Vraiment?... Le colonel Henriot avait pour mission de rapporter du ministère de la Guerre un portefeuille dont j'ai besoin de consulter le contenu avant d'expédier un courrier à M. de Pradt, à Varsovie... Eh bien! ce portefeuille, Henriot restant ici n'aura pas à me l'apporter... comme Mahomet à la montagne, je vais aller au portefeuille... Avez-vous compris, cette fois? Je pars... je ne reverrai plus cette redoutable et charmante épousée en présence de laquelle je ne répondrais pas que tinssent les bonnes résolutions que vous me faites prendre, duchesse!... C'est donc entendu!... Mon départ, justifié par d'importantes nouvelles reçues dans la nuit, ne saurait surprendre personne... il n'inspirera aucune fâcheuse réflexion sur votre excellente hospitalité, ma chère maréchale, ni sur mes sentiments à l'égard de votre mari... Ma présence toute la journée aux fêtes, aux réjouissances que vous avez si bien su organiser tous deux, fera passer sur mon absence demain; je devais d'ailleurs me mettre en route après une rapide apparition à la chapelle... Vos jeunes gens se marieront peut-être plus joyeusement sans moi... Allez donc, rassurée et heureuse! ne craignez rien sur le bonheur de votre enfant adoptif... et pour que vous n'ayez plus cette nuit aucune inquiétude, aucune arrière-pensée, allez me chercher le colonel Henriot... je veux lui retirer moi-même sa mission et, afin qu'il ignore tout et ne prenne pas ce contre-ordre pour une disgrâce, je désire en personne lui renouveler mes bons souhaits!...
Catherine regardait avec ahurissement l'Empereur, ne pouvant encore s'imaginer avoir si complètement gagné son cœur.
L'Empereur jouissait de sa surprise et de sa joie.
—Eh bien! ma bonne Sans-Gêne, dit-il alors, est-ce que vous êtes contente de moi?...
—Ah! Sire!... Ah! mon Empereur, si je ne me retenais pas...
—Que feriez-vous donc?
—Sire, je vous sauterais au cou et je vous embrasserais!...
—Bah!... Nous sommes seuls... personne ne saurait trouver à redire et Lefebvre ne sera pas jaloux... Puisque le cœur vous en dit, ne vous gênez pas, duchesse!
Et Napoléon, dans un de ces accès de bonne et familière humeur qui lui survenaient assez fréquemment, tendit ses bras à Catherine qui s'y précipita...
—Maintenant, duchesse, dit-il en se dégageant et en lui pinçant le lobe de l'oreille, allez vite chercher le colonel Henriot et envoyez-moi Duroc...
La maréchale revint presque aussitôt, la physionomie décontenancée.
Le grand maréchal l'accompagnait.
—Eh bien! qu'y a-t-il? demanda Napoléon.
—Sire, vous avez fait appeler le colonel Henriot, mais il vient de partir... Selon les ordres de Votre Majesté, il roule depuis vingt-cinq minutes sur la route de Paris... Il va être onze heures et demie, ajouta Duroc.
—C'est juste!... nous avons bavardé avec la duchesse de Dantzig et le temps a passé... Duroc, faites galoper sur-le-champ un de mes guides, qu'il rejoigne ma voiture et qu'il fasse rebrousser chemin au colonel Henriot... sa mission est terminée... Quant à nous deux, nous allons nous glisser, mon cher duc, à la faveur des ombres de la nuit, nous quitterons sans bruit ce château et nous cheminerons jusqu'au village, incognito, ainsi que le calife Haroun-al-Raschid en compagnie de son fidèle vizir Giaffar, qui parcourait les rues de Bagdad endormie... Duchesse, vous direz à Roustan qu'il nous amène une des voitures de Lefebvre sur la route de la Queue-en-Brie... nous monterons tranquillement dans le carrosse, avec Roustan sur le siège à côté du cocher, et, tandis qu'on nous croira paisiblement endormis ici dans nos lits, nous trotterons vers les barrières de Paris... Au petit jour, je surprendrai l'Impératrice aux Tuileries, elle sera ravie!... Adieu, duchesse! tous mes compliments d'hôte très satisfait... En route, Duroc; madame la maréchale va couvrir notre retraite!...
Et il sortit vivement, suivi de Duroc, par la petite porte à travers laquelle Catherine, espionnant, avait surpris l'entretien avec Henriot.
—Ah! comment ne pas l'aimer, cet homme-là! s'écria Catherine, encore sous le coup de l'admiration; ce qu'il a fait là, c'est plus beau qu'une bataille... Mille bombes! on voudrait avoir dix existences pour lui en faire cadeau!...
Et elle envoya, en signe d'adieu, deux gros et expressifs baisers à travers la porte, discrètement refermée sur les pas de Napoléon, s'éloignant au bras du grand maréchal.
VIII
LE RETOUR D'HENRIOT
Napoléon quittant Alice, comme il l'avait décidé, mais non sans un regret mélangé de dépit qu'il se garda bien de manifester à Duroc, la jeune fille, préservée d'un danger qu'elle n'avait qu'entrevu, pouvait se donner tout entière à la joie d'appartenir le lendemain à son époux.
Cette union, si longtemps désirée, enfin avec le jour s'accomplirait. Encore quelques tours d'aiguille sur le cadran de la grande horloge du château de Combault et elle serait la femme de son ami d'enfance, devenu un vaillant jeune homme, un des brillants officiers de l'Empereur, un colonel à qui peut-être était réservée la gloire des Lasalle, des Nansouty, des Murat,—pourquoi, comme Lasalle, ne deviendrait-il pas général? Était-il impossible même qu'il fût un jour roi comme Murat, qui l'était déjà, comme Soult, qui avait failli l'être, comme Bernadotte qui le serait bientôt? Reine?... Et pourquoi pas? Est-ce qu'il y avait quelque chose d'interdit à l'espoir, à l'ambition, sous Napoléon?
Alice, tout en disant qu'il était improbable que son rêve pût atteindre ces hauteurs éblouissantes, se souvenait que les plus audacieuses suppositions étaient permises aux jeunes filles qui épousaient des officiers comme son Henriot. Ainsi que dans les contes de fées, l'Empereur, magicien surhumain, changeait en manteaux de cour les sarraux, en couronnes les bonnets de paysannes, et les chaumières en palais. Dès qu'il touchait de son sceptre un meunier comme Lefebvre, une bergerie comme la maison natale de Catherine, il faisait de la bergerie un château, et du meunier un duc. Voilà qui dépassait les prodiges des bonnes fées de Perrault!
Et Alice ajoutait, à peu près comme Catherine:
—Qu'il est puissant, qu'il est bon, l'Empereur! Qu'on est fier de le servir! Qu'on est heureux de l'aimer!...
Quand la maréchale, après l'avoir reconduite dans la chambre où elle devait dormir sa dernière nuitée de jeune fille, l'eut laissée à ses rêveries et à ses préoccupations de future épouse, sa songerie se reporta, non sans une sensible et vaniteuse satisfaction, sur la personne de l'Empereur. Durant cette journée de fête, qu'il avait été aimable, empressé, galant presque! On le disait parfois si bourru, si impatient, si brutal même, avec les femmes. Auprès d'elle, il n'avait eu que paroles douces, et qu'agréables compliments...
Alice faisait ainsi son examen de minuit, la fenêtre ouverte, dans l'attente où elle se trouvait d'Henriot qui devait, comme chaque soir, venir lui murmurer quelques doux propos d'amour avant de regagner son logis. Elle regardait les grands arbres du parc dont la ligne noire, barrant l'extrémité du jardin, se trouvait éclairée en diagonale par les clartés venues des chambres du château. Elle reprenait un à un, l'œil perdu vers le fond sombre du parc, les menus faits de la journée. Elle se souvenait, non sans un peu d'orgueil, que l'Empereur avait même poussé fort loin pour elle l'amabilité. Ce que les yeux si expressifs du souverain semblaient lui exprimer avec une certaine réserve: qu'il la trouvait jolie et que si elle n'était pas destinée à ce brave Henriot, il la courtiserait, le grand maréchal le lui avait plus nettement formulé.
Usant d'une franchise assez embarrassante, le duc de Frioul lui avait demandé, adoucissant par un sourire la brutalité de la sollicitation, si elle consentirait à venir retrouver l'Empereur, cette nuit-là même, dans son appartement. Sa Majesté avait tant de choses à lui dire! Elle craignait de s'entretenir trop longuement avec elle, devant les invités du maréchal Lefebvre qui ne perdaient jamais de vue un colloque impérial. Oh! Sa Majesté n'avait d'autre intention que de lui présenter plus librement ses hommages et de mieux lui témoigner tout le plaisir qu'elle lui ferait, quand, devenue l'épouse du colonel Henriot, elle viendrait aux Tuileries ou à Saint-Cloud animer de sa grâce et de sa jeunesse les réceptions impériales.
Elle avait ri de la singularité de la proposition, considérée comme un badinage, et d'un refus, donné en riant, elle s'était excusée de ne pouvoir accorder à Sa Majesté l'entretien qu'elle lui faisait l'honneur de demander. Si les curiosités en éveil et les malignités en suspens avaient à s'exercer lorsque l'Empereur se montrait galant et attentif en public auprès d'une jeune femme, c'était offrir aux médisants une trop belle et trop vraisemblable occasion que d'accepter un rendez-vous de Sa Majesté. Sûre d'elle-même, défendue par l'amour qu'elle éprouvait pour celui qui allait être son mari, Alice n'avait pas pris très au sérieux le langage de Duroc. Elle n'en avait même pas saisi complètement la portée. Son âme innocente, sa pensée pure, n'allaient pas au delà d'une galanterie verbale, d'une conversation enjouée avec des compliments et des fadeurs, une distraction sans gravité, sans danger non plus, que l'Empereur voulait prendre après les solennités de la journée. On disait qu'il avait parfois de ces désirs de la causerie en tête à tête avec des jeunes femmes, et qu'il avait ainsi fait appeler plusieurs fois, soit des princesses de sa famille, la reine Hortense, la grande-duchesse Stéphanie, voire de simples dames de la cour, madame de Brignole, madame de Luçay, pour s'entretenir et deviser avec elles à l'issue de cérémonies religieuses ou de longues réceptions diplomatiques.
Elle ne soupçonnait donc nullement le coup de désir qui avait un instant fouetté les sens de Napoléon. Sa pensée de pauvre petite colombe ignorante du danger n'allait pas jusqu'à supposer la convoitise de l'aigle.
En lui, elle n'avait vu innocemment que l'homme aimable, non l'amoureux. Peut-être n'entrait-il pas dans son esprit que Napoléon pût devenir un amoureux?
Duroc, penché vers elle, à l'issue du dîner, lui avait pourtant murmuré une parole assez étrange:
—Prenez garde, mademoiselle, avait-il dit d'un ton presque sérieux, ce que l'Empereur veut, il le veut fortement, et toujours il l'obtient... Si vous ne venez pas à lui, comme il vous y invite par mon entremise, eh bien! Sa Majesté est capable de se déranger cette nuit afin de vous trouver, seule, dans votre chambre... Or, cela peut faire scandale et occasionner à Sa Majesté plus d'un ennui... Réfléchissez, mademoiselle, soyez bonne autant que vous êtes jolie... soyez aussi intelligente et discrète!...
Elle avait ri franchement à l'idée du grand maréchal: son annonce d'une visite nocturne de Napoléon ne l'effraya nullement, et sa réponse fut donnée, en manière de plaisanterie:
—Eh bien! moi, monsieur le duc, je ne me dérangerai pas... Dites bien à Sa Majesté que j'attendrai qu'elle me fasse l'honneur de me rendre visite, sur le coup de minuit, comme un héros de roman!...
Duroc avait alors salué et, tout satisfait de cette réponse, qu'il prenait pour formelle, s'était éloigné afin de remplir l'office de sa charge de grand maréchal. Alice n'avait plus guère pensé, dans le tourbillon de la fête, à cette supposition de l'Empereur venant frapper à la porte de sa chambre, en pleine nuit.
Cette conversation lui revenait, à présent, dans la paix rafraîchissante de la soirée silencieuse. Elle s'en trouvait plus impressionnée. Elle comparait certaines attitudes, elle se remémorait les regards significatifs de Napoléon. Évidemment, à ce dîner, il ne la regardait pas de la même façon que les autres convives. Pour elle, ses yeux si beaux, si étrangement lumineux parfois, s'étaient illuminés d'une clarté qu'ils n'avaient point quand ils se fixaient par exemple sur la maréchale Lefebvre ou sur madame de Montesquiou. Elle commençait à deviner une partie de la vérité...
Une rougeur pudique l'envahit. Était-il possible que l'Empereur l'aimât? Avait-il donc pu penser qu'elle trahirait Henriot, qu'elle renoncerait à son amour?...
Cette découverte la troubla. En même temps elle éprouva comme un sentiment nouveau de défiance et presque de dédain pour cet Empereur qu'elle voyait jusqu'alors si haut, si grand, si au-dessus des mesquines passions des hommes. Napoléon amoureux d'elle, cela ne la grandissait pas et le diminuait, lui.
Toute son âme se repliait, froissée. L'Empereur se dressait devant son imagination sous un aspect inattendu. C'était une autre crainte, que celle qu'il avait coutume d'inspirer à tout le monde, qui alors s'empara d'elle.
Si Duroc avait dit vrai? Si cette plaisanterie de la visite nocturne, qu'elle avait reçue en riant, se transformait en tentative sérieuse? Que ferait-elle? Que répondrait-elle? Lui faudrait-il appeler? Si l'Empereur insistait pour être reçu? S'il voulait, par hasard, pénétrer de force chez elle, qu'arriverait-il? Ce qu'elle savait de son caractère violent, de son habitude de voir tout obstacle s'abîmer devant lui, autorisait toutes les hypothèses, suscitait toutes les anxiétés...
La nuit avançait. Une à une les bandes de lumières balafrant la rangée d'arbres du parc s'étaient fondues dans le noir large et profond du massif. Un mur de ténèbres, à droite, à gauche, se dressait. La dernière chambre éclairée aux étages supérieurs du château était devenue sombre. Seule, Alice veillait dans le silence impressionnant de cette nuit sans lune.
De nouveau elle dirigea un regard inquiet vers le parc...
En même temps elle tendit l'oreille...
Il lui semblait avoir entendu marcher...
Avec une angoisse croissante elle murmura:
—On dirait qu'on s'approche... Oh! mon Dieu! Si c'était l'Empereur!...
On pouvait du perron, en se haussant à l'aide de la barre d'appui, enjamber la croisée et pénétrer dans sa chambre.
Elle voulut alors fermer la fenêtre, mais elle s'arrêta, se disant:
—Je suis folle!... Personne ne peut venir, personne autre qu'Henriot... Comment n'est-il pas déjà venu?... Chaque soir, avant de se retirer dans sa chambre, il vient ainsi me dire quelques douces paroles qui me font faire des rêves charmants et me mettent de la joie dans mon sommeil... Il devrait déjà être là... Mais la maréchale m'a prévenue que l'Empereur lui avait donné un ordre à porter... de là sans doute son retard... Je dois l'attendre. Que croirait-il s'il trouvait ma fenêtre close et ma lampe éteinte quand il sera de retour au château?... Il ne saurait tarder, puisqu'il n'a dû se rendre, m'a dit la maréchale, qu'à la ville voisine... Comme il serait triste s'il voyait que je n'ai pas eu la patience de veiller une heure en pensant à lui...
Et résolument, elle revint vers la fenêtre, et s'accoudant sur l'appui, elle continua à interroger la nuit, auscultant le silence, scrutant l'ombre de son clair regard. Elle se dit alors, riant presque et moins effrayée:
—J'étais folle avec mes terreurs! personne ne viendra qu'Henriot... et puis, si l'Empereur se présentait, eh bien! c'est Henriot qui le recevrait et je ne crois pas que Sa Majesté soit d'humeur à se priver de sommeil pour causer devant une fenêtre avec un colonel de hussards!...
Elle riait tout à fait et se retrouvait pleinement rassurée...
Tout à coup le sourire s'arrêta sur ses lèvres et devint une grimace effrayée, ses doigts se crispèrent sur l'appui de la fenêtre; elle voulait bouger, puis se réfugier dans la chambre; ses jambes, molles et vacillantes, se perdaient sous elle; elle essaya de crier, sa voix s'étrangla dans sa gorge...
Elle renversa son buste en arrière, la main toujours cramponnée à l'appui...
Un homme—qu'elle reconnut avec un redoublement d'effroi,—ne portait-il pas le petit chapeau et un habit de colonel de chasseurs, le costume ordinaire bien connu du souverain?—cherchait à escalader la fenêtre, sans parler.
Elle sentait l'évanouissement la gagner. Ce seul mot, comme un reproche et comme une plainte, s'échappa de ses lèvres décolorées:
—Sire...
Mais aussitôt la voix lui revint avec la force...
Ses yeux brillaient, tout son visage contracté sous l'épouvante se détendait dans un accès subit de joie...
Elle cria, joyeuse:
—Henriot!... Henriot!
Un cri sourd, une exclamation gutturale suivirent cet appel.
Elle vit s'effondrer sous la fenêtre le petit chapeau et l'habit de chasseurs disparaître.
Puis quelque chose de sombre, de confus qui s'esquivait, qui s'évanouissait dans la nuit.
Henriot était devant elle, hagard, le sabre dégainé...
Il demeurait comme anéanti et, d'un œil affolé, considérait la fenêtre ouverte et la place d'où venaient de s'échapper le petit chapeau et l'habit de chasseur...
Alice, encore toute bouleversée, le regardait, ne comprenant rien à son attitude:
—Henriot!... Mon Henriot! dit-elle doucement.
En entendant son nom, celui-ci parut tiré d'un rêve.
Il remit avec rage son sabre dans le fourreau et, montrant le poing à la fenêtre où se penchait Alice l'attendant, l'implorant:
—Salope! cria-t-il.
Et dans cet outrage immérité ayant craché son désespoir, sa fureur et l'affolement de son amour trahi, éperdu, vaguement épouvanté de son action comme d'un parricide, car c'était l'Empereur qu'il pensait avoir frappé, Henriot bondit dans l'épaisseur des ombres du parc. Son pas et sa silhouette bientôt se perdirent dans la profondeur noire, tandis qu'Alice, inanimée, tombait sur le carreau de sa chambre, auprès de la fenêtre béante à la nuit.
IX
L'AMOUR ET LA HAINE
Dans le massif bordant la terrasse du château, à vingt mètres environ du cercle lumineux que traçait sur le sable, devant la chambre d'Alice, la lampe, seule clarté perçant les ténèbres du parc, un homme penché se tâtait les membres, se palpait la poitrine.
Cet examen corporel consciencieusement accompli, il poussa un soupir de satisfaction:
—Allons! je m'en tire pas trop mal pour cette fois, murmura-t-il en anglais, rien de cassé!... J'ai cru que ce sacré hussard allait me fendre comme une bûche, quand j'ai vu son sabre briller sur ma pauvre tête et comme un fléau sur le grain s'abattre... Je l'ai vraiment échappé belle!... Il tapait comme un diable, le hussard... Ah! ce n'est pas toujours comique de jouer les empereurs Napoléon à la ville! Que je regrette mes bonnes et joyeuses tavernes de la cité!...
Et l'étrange personnage qui, vêtu de l'uniforme de colonel de chasseurs, coiffé du petit chapeau, avait tenté d'escalader la fenêtre d'Alice, le digne Samuel Barker, le sosie de Napoléon emprunté par Maubreuil à M. de Neipperg, se trouvant complètement rassuré, sifflota un air de gigue. Puis, après s'être orienté du regard, il se dit:
—Les coups de sabre doivent se payer à part... le patron ne m'avait pas dit qu'il y eût des estafilades à recevoir... je les lui mettrai sur la note... Mais à présent il faudrait filer d'ici... By God! (par Dieu!) que j'ai soif!... ce combat m'a desséché la gorge... je donnerais une des vingt livres que m'a promises le patron pour un grog... un simple grog au whisky... pour moins que cela!... je donnerais de grand cœur cette livre, et c'est pourtant difficile et parfois dangereux à gagner une livre!... oui, une guinée, pour une méchante pinte d'ale!... Mais, pas la moindre taverne dans ce damné pays! et la nuit est plus noire que le fond de ma poche!...
Samuel Barker fit quelques pas en avant, au hasard, puis il s'arrêta, un léger frisson aux jambes. Il avait cru entendre marcher.
—Est-ce que le hussard reviendrait? pensa-t-il, le hussard avec son sabre; cela n'entre point dans nos conventions... Le mieux est de déguerpir d'ici au plus vite!...
Et il chercha à retrouver son chemin dans la nuit. Il allait tâtonnant les charmilles, palpant la rondeur des troncs en bordure de l'allée.
—Ah! voilà l'arbre où j'ai caché ma défroque, se dit-il, en s'approchant d'un gros orme, au pied duquel se trouvait un paquet de vêtements.
Il ôta rapidement l'habit de chasseur et la culotte blanche, et il endossa une longue houppelande à pèlerine.
—Me voilà transformé... méconnaissable, je pense! reprit-il avec satisfaction... et s'il était possible de me voir dans cette ombre, je ne pourrais discerner en moi présentement l'ex-empereur des Français qui, tout à l'heure, affrontait les coups de sabre du hussard... Oh! ces coups de sabre! ils me faisaient aimer les honnêtes, les inoffensifs coups de pied de mon ancien patron, le digne gentleman autrichien, M. de Neipperg... mais je suis redevenu Samuel Barker, le bon Sam, le joyeux Sam, le camarade Sam... je défie qui que ce soit de prétendre que j'ai jamais eu la moindre accointance avec celui qu'on nomme Napoléon... voilà tout ce qu'il reste du Napoléon que j'étais!...
Et Sam poussa du pied avec dédain l'uniforme, la culotte et le petit chapeau qui lui avaient servi à jouer le rôle que Maubreuil lui avait assigné dans la comédie, à dénouement sinistre, qu'il avait charpentée.
Sam allait s'éloigner tranquillement, mais il se ravisa.
—Le patron, se dit-il, m'avait bien recommandé de laisser, quelque part dans la chambre de la demoiselle, le petit chapeau... je n'ai pas eu le temps... Le sabre du hussard m'en a empêché... Que faire?
Le complice inconscient de Maubreuil réfléchit un instant.
—Pourquoi fallait-il abandonner ce petit chapeau dans la chambre? Je n'en sais rien, se dit-il, assez perplexe, sans doute une lubie du patron... Il m'avait aussi ordonné de jeter dans la pièce d'eau, qui se trouve près d'ici, sur la droite, m'a-t-il indiqué, le costume de chasseur, et la culotte de casimir blanc de mon emploi... ma foi! je vais envoyer le tout dans la mare... tant pis pour le petit chapeau!... Il n'y a plus qu'à trouver l'endroit...
Ramassant les vêtements qui complétaient l'illusion napoléonienne de son masque, Samuel Barker lentement, sous les grands arbres de l'allée, chercha la pièce d'eau. Après quelques tours et détours il entendit le clapotis d'un ruisseau formé par le trop-plein de l'étang. Guidé par le bruit de l'eau se déversant dans une rigole, il se dirigea vers le petit lac qui s'étendait au milieu d'une vaste pelouse. Là, se postant sur une passerelle qui le surmontait à son extrémité, il lança, lesté d'une pierre, le paquet de vêtements dans l'eau, et s'en fut, avec la conscience heureuse du serviteur ayant correctement fait son ouvrage et bien gagné son salaire.
—Le patron m'a prescrit de me rendre à Brie-Comte-Robert, en marchant toujours sur la route, reprit-il, une fois qu'il eut rejoint la grande allée du parc... là, je trouverai de l'argent et un passeport à l'auberge du Soleil-d'Or... bien!... mais il faut d'abord sortir de ce maudit parc... Ah! j'aperçois un mur, pas trop élevé, fait à souhait pour l'escalade... voilà le moment de me souvenir des leçons d'évasion gymnastique qui me furent données par cet honorable voleur de Newgate, vétéran des prisons d'Angleterre...
Et Sam, de plus en plus satisfait, son petit sifflement d'air de gigue aux lèvres, s'apprêta à grimper lestement sur la crête de la muraille...
Déjà il avait levé le genou gauche et empoigné d'une main le rebord du pignon avec agilité, tandis que son pied droit, s'enlevant de terre, allait se poser sur une aspérité du mur, quand une poigne solide s'abattit sur lui. Il se sentit enlever ou plutôt arracher du mur, en même temps qu'une voix forte s'écriait:
—Nom de nom! Qu'est-ce que tu fiches là, toi, à cette heure-ci?...
Sam avait roulé à trois mètres. Il se releva, tout abasourdi, en baragouinant un juron en anglais:
—Un goddam! redit la même voix, un espion des Anglais, sans doute? Ah! nous allons voir ta frimousse, écrevisse de mer!...
Samuel Barker s'était rapidement remis. Il avait une certaine frayeur des sabres, des lances, des baïonnettes, et généralement de toutes les choses perforantes et saillantes; mais une lutte avec les armes naturelles ne lui répugnait point. Il avait appris à boxer avec les voleurs de Londres et se piquait d'une certaine force dans l'art de tambouriner un adversaire, après l'avoir pris en chancellerie, c'est-à-dire en lui maintenant la tête serrée sous le bras, offrant ainsi une surface inerte où faire rouler les coups de poing.
Dans l'ombre, il avait reconnu que son antagoniste ne portait aucun sabre, et, de plus, qu'il était d'une très haute taille, un désavantage à la boxe. La partie était donc plus qu'agréable. Sam estima qu'il ne devait point reculer et qu'il y allait de son honneur d'accepter le combat qui lui était offert. Il ne pouvait d'ailleurs guère le refuser. L'homme qui l'avait assailli, et si rudement descendu de la crête du mur, lui barrait le passage et marchait sur lui pour le saisir à nouveau.
Sam, qui avait interrompu l'air de gigue, se remit à siffler; l'aplomb lui était revenu. Il se campa résolument sur ses jambes arquées, arrondit les coudes, espaça ses poings et, au moment où l'homme s'approchait de lui, avec l'intention visible de le prendre au collet, il détendit, comme un ressort qu'on fait jouer, son avant-bras et détacha deux très beaux coups de poing qui atteignirent en poitrine l'assaillant et le firent trébucher.
Celui-ci poussa un grognement:
—Nom de nom! tu cognes dur, mon bon goddam!... Attends un peu, je vais t'apprendre, moi, la boxe nationale des Français, la savate, ou, si tu aimes mieux, le chausson... Attention! J'annonce la gueule!... Pare-moi celui-là!...
Et, pirouettant, en même temps qu'il gouaillait ainsi l'Anglais, l'homme lançait son pied avec vitesse et appliquait sa semelle, comme un emplâtre, sur la bouche et le nez de Samuel Barker.
Le sang jaillit et Sam, étourdi, tomba.
—C'est ce que nous appelons le coup de figure... l'as-tu compris? reprit le grand diable qui avait rompu et s'était remis en garde, se tenant sur la défensive; j'ai peut-être tapé un peu fort, mais j'avais annoncé la tête, il fallait parer, et puis, tu n'avais pas négligé tes poings non plus, et si je n'avais pas le coffre aussi solide... Ah! bien! quoi qu'il y a... tu ne te relèves pas?... Ce n'est pas une frime, par hasard?... Vrai! tu ne bouges pas?... Mille cartouches! c'est donc sérieux?...
Et vivement il s'approcha de Sam qui, inerte sur le sol, poussait de sourds gémissements.
Il le secoua sans brutalité. Sa voix s'était adoucie.
—Mais, qu'as-tu?... remets-toi!... un peu de vigueur...
—Grâce!... Pardon!... balbutia Sam en gémissant.
—Tu n'as pas besoin de demander grâce... tu as ton compte... Jamais La Violette, ex-tambour-major des grenadiers de la Garde, n'a frappé un ennemi à terre, entends-tu bien? Allons, goddam, lève-toi!...
Et La Violette—car c'était le brave régisseur du château de Lefebvre qui, faisant par prudence une ronde du côté du pavillon, qu'il croyait encore occupé par l'Empereur, avait surpris Samuel Barker escaladant le mur—après s'être penché de nouveau vers l'Anglais, à qui, en échange de son assaut de boxe, il avait donné une si formidable leçon de chausson, grommela:
—Allons! bon!... tu ne peux pas te lever, à présent... je ne t'ai pourtant pas démoli les pattes?... Eh bien! tant pis! puisque je t'ai abîmé comme cela, je vais essayer de te réparer ta façade... Ça ne sera rien, va! Les coups à la tête, ça ne compte pas... j'en ai reçu huit ou neuf pour ma part, dont un coup de lance à Eylau, un éclat d'obus à Wagram et un coup de couteau à Tarragone... et ça ne se voit pas trop... Allons! laisse-toi faire, je vais te convoyer... Ah! j'en ai assez trimballé des camarades qui étaient plus mal arrangés que toi... n'aie donc pas peur et cramponne-toi à mon cou...
Alors La Violette, avec cette générosité qui est coutumière au soldat français, saisit Samuel Barker évanoui et l'emporta jusqu'à son logis.
Là, le concierge et sa femme, éveillés par les appels retentissants de La Violette, soignèrent l'Anglais; on lui lava la figure qui était toute saignante, l'hémorragie du nez ayant été abondante, et l'on disposa un bandeau sur ses joues tuméfiées.
La Violette surveillait ce pansement. Il avait examiné de près les plaies. Il avait constaté avec plaisir qu'il n'y avait aucune blessure sérieuse. Une forte contusion devant avoir pour seule conséquence le nez grossi et l'œil poché, voilà toute l'avarie de Samuel Barker.
—Elle te reconnaîtra pas de sitôt, la belle à laquelle tu allais sans doute conter fleurette, dit La Violette en riant, quand Sam ranimé commença à ouvrir les yeux et à se reconnaître.
Sam parlait très difficilement le français, mais il le comprenait.
Revenu de sa stupeur, rassuré par les bons traitements dont il se voyait l'objet, il se reprenait à réfléchir et se demandait quelle explication il pourrait fournir de sa présence dans le parc, au pied d'un mur à moitié enjambé, quand son adversaire, après l'avoir soigné, l'interrogerait. Il était traité en malade, mais, guéri, on le considérerait comme un prisonnier. Pour pouvoir sortir de cette maison, pour s'en aller, sans être inquiété ni suivi, pour regagner cette auberge du Soleil-d'Or, à Brie-Comte-Robert, où se trouvaient les vingt-cinq livres qui lui étaient destinées, il fallait donner un motif à sa promenade nocturne dans le parc de Combault. La phrase que venait de lancer La Violette, il la ramassa. N'était-ce pas la plus plausible, la meilleure des explications qu'une escapade amoureuse? Si l'on admettait qu'il venait d'une bonne fortune et cherchait à s'esquiver, devant quelque mari en éveil, il était hors de tout soupçon. Les Français admettent volontiers les histoires d'amour et sont pleins d'indulgence pour les amants en péril.
Il essaya donc de sourire, sous les bandages qui s'entre-croisaient sur sa face, et baragouina, en s'efforçant de placer un doigt sur sa bouche aux lèvres gonflées, dans la pose classique du dieu du silence:
—Pas parler... rien dire!... mari... là-bas!...
La Violette rit de bon cœur:
—Tu as beau t'exprimer comme un nègre, mon vieux goddam... sois tranquille! je ne te trahirai pas!... Ah! mon gaillard, tu venais faire tes farces au château... tu as ravagé le cœur d'une des femmes de chambre de madame la maréchale, je parie! Serait-ce la grosse Augustine... ou la petite Mélanie?...
Sam multipliait les gestes de dénégation et replaçait son doigt barrant les lèvres en répétant:
—Rien dire... Mari!... Pas parler!...
—Dors, repose-toi, refais-toi du sang! continua La Violette avec bonhomie, je t'ai dit que tu n'avais rien à craindre... Garde ton secret et guéris ta bobine, car tu ne ferais pas de conquêtes en ce moment, mon bon goddam!... tu es blessé, tu as posé les armes, tu es un vrai frère, pour moi!... tu peux rester ici tant que tu voudras... Tant que ta binette sera comme une poire tapée... on te soignera bien... Quoique vous autres, Englische, vous soyez féroces, à ce qu'on dit, pour les camarades qui moisissent là-bas sur vos pontons!...
Samuel Barker fit un signe désespéré pour témoigner qu'il était profondément innocent de ce qui se passait sur les atroces bagnes insulaires.
La Violette le rassura encore une fois, et, boutonnant sa redingote d'uniforme à brandebourgs, sortit pour reprendre et achever sa ronde interrompue, avant de se mettre au lit.
Tandis que Samuel Barker, surpris par l'attaque d'Henriot, détalait, puis, ayant immergé le costume impérial dans la pièce d'eau, au moment d'enjamber le mur du parc, recevait de La Violette, en réponse à ses coups de poing de boxeur, ce solide coup de chausson en pleine figure, qui pour longtemps devait changer sa physionomie et lui enlever son caractère napoléonien, voici ce qui se passait au carrefour de la route de la Queue-en-Brie et des chemins d'Emerainville et de Combault:
Un homme, nu-tête, essoufflé, comme au terme d'une longue course, les vêtements en désordre, gesticulant et proférant des paroles entrecoupées de sanglots, semblable à un aliéné qui se serait échappé d'un asile, s'arrêtait auprès de la borne indiquant les distances et les directions. Là semblait se trouver le but de sa marche désordonnée dans la nuit. Alors, dégrafant avec violence l'uniforme militaire qu'il portait, il écartait sa chemise d'une main convulsive, puis tirait le sabre qui lui battait les jambes...
Ensuite, empoignant l'arme par la lame, il enfonça la poignée dans le sol, et ramenant le buste en arrière, comme pour prendre de l'élan, sans lâcher la lame maintenue penchée, il s'apprêta à se précipiter sur la pointe, poitrine en avant...
Tout à coup le sabre tomba...
En même temps un bras, s'interposant, força l'homme qui allait ainsi se donner la mort à reculer.
—Qui êtes-vous, demanda-t-il furieux, pour vous permettre d'arrêter mon bras?
—Qui je suis?... un ami! répondit une voix bien timbrée.
—Vous ne le prouvez guère en ce moment... Qui que vous soyez, passez votre chemin!... laissez-moi accomplir ce que j'ai résolu...
—Colonel Henriot, ne faites pas cette folie.
—Vous me connaissez? demanda le malheureux fiancé d'Alice, car c'était lui, qui, apercevant celui qu'il avait pris, trompé par le costume et par les traits du visage, pour l'Empereur sortant de la chambre de la jeune fille, s'était enfui, comme un fou, à travers la campagne.
—Je vous connais et je viens vous empêcher de mourir...
—Que faites-vous? de quel droit voulez-vous empêcher un malheureux d'achever une existence désormais misérable et sans but?... Vous ne savez pas quelle fatalité ni quel affreux désespoir me poussent à la mort?...
—Peut-être suis-je plus instruit que vous ne le supposez sur des motifs qui vous entraînent à commettre une irrémédiable sottise, reprit la voix. Je suis, colonel Henriot, un ami inconnu... je me nomme le comte de Maubreuil... j'ai l'honneur de connaître quelque peu la duchesse de Dantzig, et c'est elle qui m'a mis sur votre trace... Je l'ai quittée, il y a une heure à peine...
—La duchesse ne peut apprécier ma conduite... j'ai été indignement trahi... la vie m'est insupportable... Si vous avez quelque humanité, ne retardez pas plus longuement l'heure de la délivrance et de l'oubli qui va sonner pour moi... Merci, comte de Maubreuil, de votre généreuse intervention, mais vous ne pouvez rien pour moi... continuez votre route et permettez-moi de m'affranchir de ma souffrance!...
—Il sera toujours temps de vous abandonner quand vous m'aurez écouté, reprit Maubreuil d'une voix persuasive... Moi aussi je connais la trahison et je sais ce que c'est que la douleur... mais, croyez-moi, on ne se repent jamais d'avoir retardé de quelques instants une funeste résolution comme la vôtre... Si vous êtes toujours dans les mêmes intentions, quand je vous aurai parlé, je vous donne ma parole de ne plus chercher à retenir votre bras... je m'éloignerai sur-le-champ... mais j'espère rester, ou plutôt continuer ma route avec vous, quand vous m'aurez entendu...
—Parlez donc... mais ne comptez pas me faire revenir sur mon projet... Moi aussi je veux que vous m'entendiez, et vous jugerez après si la mort n'est pas pour moi un bienfait, la seule issue à une impasse terrible où je me suis follement et fatalement engagé!...
—Eh bien! asseyons-nous là, sur cette borne, et causons comme deux vieux amis, comme deux frères, colonel Henriot, car je me sens pour vous une irrésistible sympathie et je veux vous sauver d'abord... vous aider à vous venger ensuite!...
—Me venger! s'écria Henriot, changeant de ton et comme se raccrochant à un espoir soudainement entrevu... Oui, vous avez raison, reprit-il d'une vois plus accablée, la vengeance ordonne de vivre... elle donne la force de supporter bien des blessures... c'est elle qui fait se soulever l'homme frappé à mort et lui rend une minute d'énergie suffisante pour empoigner son pistolet et, appuyé sur le coude, soutenant d'une main ses entrailles, viser l'ennemi, l'abattre et retomber à côté de son corps expirant... Mais la vengeance même m'est impossible... et je dois mourir tout de suite!...
—Qui sait? dit Maubreuil gravement.
Et avec autorité, il ajouta, prenant Henriot par le bras:
—Venez vous asseoir là, vous dis-je... et ouvrez-moi votre cœur!
Tous deux se campèrent sur la borne et Henriot se confessa.
Le choc avait été, pour lui, terrible de reconnaître Napoléon devant la fenêtre d'Alice.
Comme Maubreuil, l'arrêtant dès les premières paroles de son récit, lui demandait hypocritement s'il était bien certain d'avoir reconnu l'Empereur, car des méprises étaient toujours possibles, la nuit, et les amants ont souvent de mauvais yeux, Henriot persista dans son affirmation.
Aucun doute n'était permis, c'était bien l'Empereur qu'il avait eu sous les yeux. Que venait faire le souverain, la nuit, à cette fenêtre où Alice se tenait, sinon posséder la jeune fille? Mais entrait-il ou s'échappait-il, ceci importait peu. Depuis longtemps peut-être elle était sa maîtresse. Alice, d'ailleurs, avait crié quand, tout joyeux de sa mission abrégée, il était accouru dans l'espoir d'apercevoir du moins sa fenêtre. Eh! quel aveuglement de sa part, quelle coquinerie de la sienne! Se pouvait-il que tant de perfidie et de vice fussent abrités sous un masque aussi candide? Il ne pouvait encore croire à la trahison. Cependant il avait vu, réellement vu. Et il douterait?... Ah! le niais!...
Son premier mouvement avait été la colère, la fureur... Il s'était rué sur son rival, le sabre haut...
Il ne connaissait plus l'Empereur alors, il ne voyait qu'un homme qui lui volait son Alice, un assassin qui tuait son bonheur...
Il avait frappé...
Mal, sans doute! L'arme n'avait fait qu'effleurer les habits. Il lui avait semblé que son rival s'enfuyait...
Tout cela tremblotait, comme les figures d'un cauchemar, dans sa cervelle. La seule chose dont il se souvenait, c'est qu'il n'avait pas tué...
Affolé, inconscient, dans un élan impulsif il s'était enfui à travers la campagne. Il avait atteint, au bout de sa course fiévreuse, ce carrefour et cette borne qu'il avait envisagés comme le terme de sa fuite et de sa vie...
Durant cette marche folle, une idée fixe: mourir, s'était dégagée du tourbillon de fureur, de désespoir, d'exaspération qui l'enveloppait.
Il s'arrêtait par moments dans son étape saccadée: il essayait de lier des raisonnements. Oh! la situation était claire et nettement lui apparaissait, dans toute sa navrante étendue, son malheur. Alice l'avait trompé. Elle ne l'aimait donc pas? Alors elle lui avait menti et encore menti! Toute cette camaraderie d'enfance, si délicieuse à son souvenir, l'émoi d'Alice le retrouvant à Berlin, après la victoire d'Iéna, l'attente charmante, depuis son retour en Prusse auprès de la maréchale Lefebvre, de cette union que leurs deux cœurs avaient déjà formulée, avant que la loi et l'Église en eussent reçu le serment, les sourires qui lui étaient prodigués, les paroles douces, les gentils projets, les espérances et les rêves qu'on avait jusqu'à cette nuit fatale si passionnément échangés, tout cela n'était qu'illusion, fumée, mensonge et duperie!...
Ainsi Alice en aimait un autre! Et quel autre! Celui-là seul qui ne pouvait être un rival pour aucun homme: l'Empereur! Cela était-il possible? Alice avait donc été séduite par la gloire, par la toute-puissance, par la force rayonnante et la majesté dominatrice de l'Empereur? C'était croyable. Que de femmes, avant elle, avaient subi l'ascendant du maître, que d'autres le subiraient par la suite, car l'Empereur n'éprouvait certainement pour elle qu'un caprice passager, qu'un désir éphémère; d'une main distraite il la cueillait, en passant, comme une fleur qui tente au bord du chemin, et bientôt, il la rejetterait, avant même que sa fraîcheur eût passé et que se fût fanée sa jeunesse. On comprenait qu'Alice eût succombé à cette tentation. Ne pouvait-elle résister? parfois une femme se refusait à l'Empereur: il y avait des exemples, il suffisait que cette femme eût un amour au cœur! alors elle était forte, elle était invincible...
—Mais Alice ne m'aimait pas! répétait-il avec fureur et souffrance. Elle ne pouvait que céder!
Irrité, il reprenait sa course dans la nuit, ruminant des projets étranges, échafaudant des desseins impossibles.
A un nouvel arrêt, reprenant haleine, sondant vaguement l'épaisseur noire d'alentour, comme s'il cherchait un endroit propice à l'accomplissement d'une résolution encore mal formulée, il repassait les faits un à un, et les rattachait par le fil de son désespoir. Il égrenait ce chapelet douloureux en énumérant tous les menus détails de l'épouvantable soirée. Oh! il comprenait tout à présent! Des minuties qui lui avaient échappé se représentaient devant ses yeux dans un grossissement fantastique. Ainsi il se souvenait qu'à table, au grand dîner du maréchal, regardant Alice, et de loin cherchant à lui transmettre par les yeux son amour, son impatience d'être auprès d'elle, son ennui de toute cette brillante société qui érigeait un mur d'uniformes, de soie, de broderies et de diamants entre elle et lui, son regard n'avait pas trouvé le sien. Alice avait les yeux fixés sur l'Empereur. C'était excusable. L'Empereur est si grand, si magnifique et sa présence est si accaparante! Mais l'Empereur lui aussi avait son œil fixé sur Alice; alors il n'y avait fait aucune attention; ces vagues impressions de défiance et de jalousie reviennent après plus nettes quand la triste vérité s'est révélée; à présent il comprenait cet échange de coups d'œil. Si une jeune fille pouvait, à la rigueur, demeurer comme fascinée par le regard de Napoléon, il n'avait pas, lui, l'Empereur glorieux, à subir d'éblouissement en présence d'Alice. S'il la regardait, comme lui, Henriot, amant inquiet, la couvait, la suivait de sa prunelle ardente, c'est qu'il y avait communication secrète et entente concertée entre eux!
Il comprenait ensuite certains regards ironiques et il s'expliquait les compliments excessifs de généraux, de courtisans, le félicitant sur son bonheur avec une insistance à laquelle il n'avait alors porté aucune attention, vantant la beauté de sa fiancée, qui ne pouvait manquer, disaient ces insolents flatteurs, de faire sensation aux réceptions des Tuileries où l'Empereur ne tarderait pas à l'inviter. Ces complimenteurs n'étaient pas dans le secret, mais ils devinaient, ils voyaient peut-être!...
Et cette pensée le torturait plus fort, que son infortune pouvait être d'avance prévue et se trouvait presque divulguée.
Il recousait, l'un après l'autre, les lambeaux de son enquête mentale. Il se rendait compte du motif qui lui avait fait donner cette mission, sans doute inutile, puisqu'on l'avait décommandée ensuite et qu'un cavalier avait été lancé après lui pour le faire revenir. On avait voulu l'éloigner pour permettre à l'entrevue de s'accomplir. Seulement il était revenu trop tôt...
Alors, il était tenté de maudire sa précipitation qui lui avait fait surprendre l'Empereur s'évadant, à son approche signalée par un cri d'Alice, de la chambre où il avait possédé la jeune fille. Il éprouvait la sensation déchirante de la vision corrosive de la possession par autrui de la chair aimée, convoitée, jusque-là respectée, devenant la proie, la chose d'un autre. Si par bonheur, pensait-il, revenu tardivement, il eût laissé le temps à son formidable rival de disparaître... il ignorerait encore... il pourrait peut-être encore se trouver heureux...
Pourtant il valait mieux qu'il eût surpris la trahison. Il aurait tôt ou tard découvert la réalité. Il était préférable que ce fût ainsi. Prise sur le fait, Alice ne pouvait songer à nier. Elle n'avait d'ailleurs pas cherché à le faire. Son malheur était immense, mais n'eût-il pas été pire s'il eût appris, le lendemain, une semaine, un mois plus tard, que la femme qu'il avait épousée était la maîtresse de Napoléon! On l'eût peut-être soupçonné d'un infâme calcul. Oui, le hasard l'avait servi en le faisant arriver à temps sous la fenêtre d'Alice. C'était un de ces caprices d'amant qui n'ont aucune explication raisonnable. Il était persuadé qu'il trouverait Alice endormie derrière ses volets clos et toute lumière éteinte. A tout hasard, il voulait passer par là. C'est déjà une joie pour un amoureux que la vue de la demeure où repose la bien-aimée, et combien, sans espoir du sourire ou du regard jeté du balcon, ont chanté de secrètes et tacites sérénades sous la fenêtre inexorablement fermée!...
Oui, il avait eu raison de venir... il savait... il avait vu... il tenait la preuve!... Aucun doute n'était admissible... Aucune réparation non plus! Alice était perdue pour lui à jamais, et ce refrain, dans sa monotonie tragique, lui remontait du cœur aux lèvres: Il faut mourir!...
Maubreuil avait silencieusement écouté l'aveu, entrecoupé de plaintes et de sanglots, qu'il avait su arracher à Henriot. Il souriait cyniquement dans l'ombre, le perfide conseiller! sa machination réussissait. Le premier moment d'exaltation était passé pour Henriot. Quand la souffrance se fait moins aiguë, on la raconte. Les paroles soulagent. Avec elles s'évapore la fermentation désespérée d'où le suicide peut se dégager. Il n'y avait plus à craindre d'explosion brusque. Henriot lui appartenait. Il dirigerait à son gré la fureur débordante, que la trahison d'Alice avait condensée. Comme un éclusier habile, il tenait le levier qui soulève ou abaisse les vannes, laissant s'échapper le flot ou le contenant. Henriot ferait ce qu'il voudrait; il l'avait amené au point psychologique qu'il avait calculé. L'amour trahi, l'amour-propre irrité, tous les sentiments généreux et confiants du jeune homme froissés, faussés, dénaturés, faisaient de lui un naufragé qui, ballotté sur un radeau désemparé, s'accroche convulsivement à l'amarre qui lui est jetée tout à coup, au hasard, dans la nuit. Maubreuil se disposait à lancer la corde. Le naufragé la saisirait-il, ou, inerte et définitivement perdu, se laisserait-il couler, dédaigneux de la lutte et n'ayant plus la force de vouloir conserver sa misérable existence?
Mais un autre mobile, encore, la persuasion où Henriot se trouvait d'avoir commis un attentat de lèse-majesté, et par conséquent d'être hors la loi, hors le monde, sans pardon possible, sans asile, sans appui, réduit à fuir, à se cacher, contraint de renoncer à l'armée, à la société, ainsi que la certitude où il était de n'avoir d'autre repos et d'autre avenir que dans la tombe, pouvaient lui livrer, âme et corps liés, le malheureux qui se noyait.
Avec circonspection, mais en précisant les faits, Maubreuil, après avoir essayé de prouver au jeune homme qu'il était insensé celui qui, pour punir une femme de son infidélité, faute si fréquente et si prévue, se condamnait à mourir, aborda le point grave, selon lui: la colère de Napoléon. Il ne lui dissimula pas qu'il courait un grand danger. Jamais Napoléon ne pardonnerait à un officier de son armée d'avoir levé le sabre sur lui. C'était un forfait qui paraîtrait digne des plus atroces supplices. Oh! il ne s'agirait pas d'affronter le peloton d'exécution. On éviterait le bruit, le scandale. Des policiers dévoués, prêts à toutes les besognes sinistres, la nuit s'empareraient de lui. Ils l'expédieraient sous bonne garde vers quelque forteresse obscure, aux îles Sainte-Marguerite, à l'île d'Aix. Là, il demeurerait enseveli dans une ombre profonde. Personne jamais n'entendrait plus prononcer son nom. Il serait effacé de la liste des vivants. Ses plaintes, des murs épais les étoufferaient; sa mort, s'il essayait de franchir les murs de sa prison et de tuer un geôlier, s'accomplirait dans les ténèbres et dans le silence. Voulait-il donner cette joie à Napoléon d'avoir abusé d'une jeune fille, fiancée à l'un de ses officiers, d'avoir rompu le pacte d'amitié qui devait l'unir à l'un des plus fidèles parmi ses serviteurs, et de punir celui à qui il avait infligé une si cruelle offense, le loyal soldat dont il n'avait pas hésité à briser la vie? Il faisait bon marché de cette existence à jamais empoisonnée, soit! Mais n'y avait-il pas quelque lâcheté à disparaître ainsi sans s'être vengé, sinon d'Alice, qui avait sans doute cédé aux puissantes sommations impériales, qui avait subi la contrainte du pouvoir suprême, du moins de celui qui lui prenait sa femme et ne lui laissait pour avenir que la honte, s'il acceptait l'outrage, la prison, s'il se révoltait contre la trahison, le suicide, s'il s'abandonnait à la tristesse et au désespoir.
—Un homme fort, un brave, n'agirait pas comme vous pensez le faire, colonel Henriot! dit en terminant le tentateur, prenant le ton de la sévérité et du blâme.
—Que feriez-vous à ma place? demanda faiblement Henriot, se laissant dominer.
—Je vous l'ai dit: je me vengerais! articula nettement Maubreuil.
—Me venger!... le puis-je?... On ne se venge pas de Napoléon...
—Si fait..., quand on le veut bien...
—Admettez que je le veuille...
—Il faut vouloir avec énergie...
—J'aurai de l'énergie!... accentua alors résolument Henriot.
L'âme humaine est un prisme mobile. Toutes les lueurs de la passion s'y colorent tour à tour dans une révolution chromatique. La rouge vengeance apparaissait, chassant les noirs rayons du suicide. Peu à peu, Henriot se sentait reprendre à la vie. Il retrouvait un but et sa course ne devait pas se terminer dans ce fossé de grande route. L'existence lui semblait, tout en demeurant douloureuse, supportable avec la vengeance au bout. Les paroles de Maubreuil lui montraient sous un autre aspect la destinée. Oui, Napoléon l'avait trahi; sans égard pour ses services, sans crainte de ternir la pureté d'une âme virginale, comme celle d'Alice, sans délicatesse et sans retenue, il avait séduit, capté, abusé, souillé celle qui l'aimait, qui allait être sa femme. La pauvre enfant n'était peut-être pas si coupable qu'elle le paraissait. Qui pouvait dire sous quel amas de promesses, de flatteries, de mensonges, de menaces aussi, elle avait succombé?
Peu à peu, Henriot se démunissait de colère contre Alice et s'armait de haine contre Napoléon.
Maubreuil observait ce déplacement lent des forces de l'âme, qu'il avait prévu et dont il calculait le jeu comme un mécanicien, sûr de ses contre-poids et de ses ressorts, attend, penché sur la machine, le mouvement de va-et-vient qu'il a réglé. A présent, il ne doutait plus de la réussite. L'âme d'Henriot évoluait selon ses calculs. Le jeune homme était dans sa main, déjà résigné, presque docile, et passivement il obéissait.—Qu'on place entre ses doigts, naguère crispés, et maintenant soumis, un poignard, un pistolet, une fiole de poison, et qu'on laisse aller droit devant soi cet homme, devenu instrument, la fiole, le pistolet, le poignard iront au but et peut-être, si la chance nous favorise, en aura-t-on fini avec toi, Napoléon!... se disait Maubreuil triomphant; et il ajoutait, avec son sourire méchant: Allons, Samuel Barker, je le vois, a bien rempli son rôle, et M. de Neipperg n'aura pas à se repentir de m'avoir confié cet utile coquin!...
Aussi fut-ce avec la certitude de la victoire prochaine qu'il releva la parole qui venait de s'échapper des lèvres frémissantes d'Henriot affirmant qu'il aurait de l'énergie.
—L'énergie ne suffit pas, dit-il lentement. Il faut, pour qui veut se venger, outre une âme forte, une volonté bien trempée et qui ne casse pas au dernier moment comme un mauvais acier; enfin, il est nécessaire d'avoir un plan, une organisation, une méthode... Que comptez-vous faire, mon jeune ami?
—Je vous écoute et vous obéirai... Donnez-moi vos conseils... ce que vous me direz, je le ferai... Je veux me venger de Napoléon, voilà tout!
—C'est fort bien, je vous approuve. Mais je serais un misérable si je vous encourageais ainsi sans vous raisonner les difficultés de l'entreprise. Vous êtes encore sous l'influence d'une légitime indignation, vous ne prévoyez aucune difficulté. L'esprit est prompt et saute par-dessus les obstacles. Moi qui suis plus calme et n'ai pas les mêmes motifs de précipitation, je devine les dangers, je vois les murs qui se dresseront devant vous, au premier pas, barrant la route et couvrant le but que vous voulez atteindre...
—A qui hait comme moi, à qui veut comme moi sa vengeance, nul obstacle n'est infranchissable, et aucun péril n'est suffisant pour empêcher la volonté de parvenir là où elle a décidé de vous conduire. J'ai fait le sacrifice de ma vie, comte; sans vous, sans cet espoir que vous m'avez fait luire, comme un phare, et qui va désormais me guider dans mon naufrage, je serais étendu là, sur la route, le corps percé... A qui est décidé à donner existence pour existence, l'ennemi quel qu'il soit appartient!... Tout homme qui veut frapper est assuré de réussir, s'il ne regarde pas derrière lui, mais devant, s'il renonce à la fuite, au salut, à l'espoir, et si d'avance il a décidé de faire l'échange de deux vies...
—Napoléon est bien gardé. Vous ne sauriez aisément aujourd'hui approcher de lui. Ne pensez-vous pas que votre nom donné à la police de Rovigo, votre signalement transmis à tous les officiers, à tous les gendarmes, à tous les agents de l'Empire, suffiraient à vous interdire cet accès, ce combat corps à corps que vous souhaitez? Croyez-moi, mon jeune ami, un tyran comme Napoléon ne s'attaque pas de face et au grand jour, mais par derrière et dans l'ombre. Renoncez à votre idée chevaleresque d'offrir votre sang en sacrifice. Ne cherchez pas à aborder votre ennemi, fuyez-le plutôt et attendez votre heure!
—Je ne puis pas attendre... mon sang bout et ma haine veut être assouvie, brûlante...
—Je ne vous dis pas de renoncer à votre énergique dessein, je vous conseille de combiner plus froidement le châtiment que vous voulez infliger à celui qui vous a si cruellement atteint.
—Que faut-il faire?... Avez-vous une idée?... Vous avez peut-être le projet, vous aussi, de frapper cet homme?... Oh! peu importe que ce soit au visage ou dans les reins! C'est dans l'ombre qu'il m'a blessé, moi, ce n'est pas à face découverte qu'il m'a volé mon Alice... Il s'est glissé, la nuit, comme un brigand, et c'est dans un lâche guet-apens que j'ai succombé... Parlez, comte, je suis dans vos mains, je vous appartiens...
—Eh bien! sachez qu'il existe depuis longtemps des centaines de braves qui, comme vous, sont animés du désir de faire disparaître Napoléon. Pour n'être pas aussi personnelle que la vôtre, notre haine est vigoureuse et persistante. Ce sont pour la plupart des mécontents; il y a parmi eux d'anciens républicains, des jacobins non convertis ou qu'on a négligé de pourvoir d'une baronnie, d'un siège au Sénat ou d'une dotation; il s'y rencontre aussi des philosophes qui rêvent une fédération des nations d'Europe comme cela se voit parmi les États américains, et avec eux des royalistes sincères, comme votre serviteur, car je ne dois pas vous cacher le motif qui me pousse à détester Napoléon et à souhaiter la fin de sa terrible dictature... Je veux rétablir Sa Majesté le Roi de France sur le trône de ses pères... Nous ne sommes guère que trois qui ayons en ce moment cette idée fixe et la persuasion de la réussite prochaine: moi, M. de Vitrolles et M. de Neipperg.
—Je ne m'occupe pas de politique, répondit Henriot vivement. Jusqu'à ce jour j'ai servi fidèlement Napoléon et j'ai eu peu de temps, je l'avoue, au milieu des champs de bataille, pour examiner si son pouvoir était légitime ou non, si la façon dont il l'exerçait était nuisible ou heureuse... Ne me parlez donc pas des idées, des plans de gouvernement de ces ennemis de Napoléon... Je n'ai rien de commun avec eux... Je suis un homme qui cherche à se venger d'un autre homme, voilà tout!
—Je l'entends bien ainsi! reprit Maubreuil, inquiet, redoutant de voir lui échapper cette âme, accessible à la vengeance, rebelle à la trahison. Ce que je vous dis de nos sociétés secrètes, qui ont déjà à plusieurs reprises montré leur force et leur audace aux sbires de Napoléon, c'est pour vous indiquer des compagnons, des amis, qui au besoin sauraient vous offrir un asile, vous guider, et qui vous permettront d'accomplir, seul, si vous le voulez, votre hardi dessein. Rien de plus.
—J'accepte cet appui, s'il en est ainsi.
—Vous garderez toute liberté avec les Philadelphes; c'est le nom qu'ont pris les ennemis de Napoléon. Je vous l'ai dit: toutes les opinions sont admises chez eux. Entre eux un lien commun, la haine de Napoléon, et un but unique vers lequel tous tendent: la disparition du tyran!...
—Où pourrai-je me rencontrer avec ces Philadelphes?
—Actuellement la mort, la prison, la proscription ont fait de graves ravages dans leurs rangs. L'un de leurs chefs principaux était le colonel Oudet...
—Je l'ai connu. C'était un beau, alerte et brillant cavalier. On le disait tout occupé des femmes...
—C'était une façon à lui de déguiser la gravité de ses projets. Il a été tué à Wagram dans une embuscade, dit-on. Depuis, c'est le général Malet qui est le chef des Philadelphes, le centre de tout ce qui est attiré dans la lutte contre Napoléon, le foyer de toute haine et de toute vengeance rayonnant vers le trône des Tuileries...
—J'irai trouver le général Malet, dit résolument Henriot. Où puis-je le voir?
—Vous vous rendrez à la maison de santé du docteur Dubuisson...
—A quel endroit?
—En haut du faubourg Saint-Antoine, tout proche la barrière du Trône...
—Bien. Mais comment y pénétrer?
—Le docteur Dubuisson n'est pas un geôlier. Le général prisonnier est l'objet de certaines faveurs. Il peut recevoir des visites. Seulement Rovigo veille aux portes. Vous ferez attention à ne pas attirer la surveillance des agents qui observent et dépistent ceux qui se rendent chez le général.
—Comment Malet me recevra-t-il? Il est prisonnier, il a déjà conspiré, et déjà il fut victime de la trahison. Qui lui donnera confiance en moi?...
—Vous vous présenterez en disant: «Je viens de Rome et je veux aller à Sparte...»
—C'est le mot d'ordre?
—Oui. Ne l'oubliez pas.
—Ce mot d'ordre, n'est-ce pas le point de départ de ma vengeance?... Je n'aurai garde de l'oublier... Mais, vous-même, comte de Maubreuil, ne faites-vous point partie des Philadelphes?
—Je suis de cœur avec eux. Les conspirateurs, je vous le dirai franchement, m'ont toujours découragé des conspirations. On parle beaucoup, et l'on agit peu dans ces conciliabules. Et le bavardage ne cesse que lorsqu'une oreille indiscrète en ayant recueilli les échos, la police survient et envoie tout le monde en prison... Les Philadelphes avaient du bon, je ne dis pas... Mais leur chef, le général Malet, ruminait des conceptions vraiment trop extraordinaires... il attendait d'un événement guerrier le signal du soulèvement qu'il projetait... il comptait sur un boulet autrichien ou russe pour en finir avec l'Empereur... Il y a mieux et plus sûr!... pour abattre le tyran, un homme vaut mieux qu'un canon... Tant qu'il n'y avait du côté de Malet que l'espoir en l'artillerie, j'augurais mal de sa réussite; à présent je suis plus confiant, je suis presque certain de son succès...
—Pourquoi cela, comte?
—Parce que, plus heureux que Diogène, et cela sans lanterne, il a, un peu grâce à moi, trouvé un homme...
—Qui donc?
—Vous!...
Henriot prit la main de Maubreuil et la serra énergiquement.
—Je serai l'homme sur lequel vous comptez! Les Philadelphes trouveront en moi l'arme qu'il faut... j'en fais le serment!... A présent je veux vivre; oui, vivre pour me venger!... Comte, que faut-il faire cette nuit... demain? quand dois-je agir? je me laisse guider par vous, comme un enfant...
—Eh bien! venez!... La nuit s'éclaircit et l'aube bientôt va rendre les routes dangereuses pour ceux qui conspirent... Suivez-moi jusqu'à la ville voisine; là vous trouverez des vêtements civils, là nous nous séparerons...
—En vous quittant, j'irai à la maison de santé du docteur Dubuisson... Mais quand nous reverrons-nous?
—Quand il le faudra... au jour de votre vengeance!...
—Ce sera bientôt... Ah! comte, je suis bien malheureux!
Et Henriot, dont les nerfs alors se détendirent, incapable de surmonter plus longtemps la crise nerveuse qui le secouait, suivit le tentateur en pleurant silencieusement sur la route.
Maubreuil, tout à fait satisfait, murmurait en regardant blanchir la cime des arbres au loin:
—Ce rêveur de général Malet va enfin avoir ce qui lui manquait... un bon poignard emmanché dans une main solide!...
X
EN ROUTE VERS L'ABIME
Wilna,—en russe Vilno,—l'ancienne capitale de la Lithuanie, où s'élevait jadis le temple du Jupiter tonnant de l'Olympe Scandinave, était en fête et le canon faisait vibrer les vitraux de la cathédrale de Saint-Stanislas.
Sur l'emplacement de l'autel païen où la chrétienne basilique dressait victorieusement ses deux tours byzantines, les hardis navigateurs normands venaient invoquer la divinité farouche qui disposait de la foudre et présidait aux combats. Puis ils détachaient leurs barques étroites et s'enfonçaient dans les brumes et dans l'inconnu, les proues en col de cygne tournées vers ces villes opulentes de l'Occident, vers ces monastères emplis d'orfèvrerie et ces villages entourés de champs fertiles, qu'on devait rencontrer et piller, des embouchures de la rivière de Seine au pont de bois de Paris, fabuleuse cité, proie tentante des aventuriers du Nord.
De Wilna, cité sainte, comme des vagues, l'une poussant l'autre, peuplades, tribus, nations, emportées par un courant mystérieux et puissant, s'étaient répandues sur l'ouest. Jusqu'au ras des murs de Paris que défendirent héroïquement Eudes, comte, et Gozlin, évêque, aidés des bourgeois et du menu peuple, leurs flots barbares étaient venus battre. Puis ces marées humaines, laissant derrière elles quelques alluvions, comme en terre neustrienne, dans un reflux non moins étrange et irrésistible, s'étaient trouvées reportées au marécage originel, aux fiords, aux côtes basses et aux archipels embrumés des mers septentrionales et des plages boréales.
Il semblait qu'un travail secret agitât perpétuellement ces lointains océans humains, et qu'un mouvement de va-et-vient fatal dût les ramener une fois encore vers ces terres occidentales où jadis les fils d'Odin, vêtus de peaux de bêtes, avaient enfoncé l'avant de leurs barques et planté le fer de leurs lances.
De Wilna, de nouvelles hordes n'allaient pas tarder à dévaler sur l'Europe centrale et rouler leurs masses torrentueuses jusqu'au pied des tours de Notre-Dame de Paris.
Le fracas de l'artillerie que les cloches de Saint-Stanislas accompagnaient de leurs cadences argentines, les roulements sourds des tambours, le déchirement aigu des trompettes et le cliquetis sonore des sabres, des fusils, des lances, des arcs, des carquois entre-choqués dans la marche pesante d'un corps de troupe défilant, donnaient à la petite ville bourgeoise et savante, riche de bibliothèques, de musées et de gymnases, un aspect martial et joyeux.
Sur le château flottait l'étendard des czars.
La foule, de la route de Saint-Pétersbourg à la cathédrale, dès les premières heures, s'était portée; groupée, campée, entassée, juchée sur des escabeaux, perchée aux échelles, agglutinée aux fenêtres, accrochée même aux poteaux des lanternes et suspendue en grappes aux grilles du château, la paisible population cherchait par tous les moyens possibles à voir de son mieux et au plus près S. M. Alexandre Ier, empereur de toutes les Russies, faisant son entrée solennelle dans sa belle ville de Wilna.
Un peu avant midi, le czar parut. Il était entouré d'un brillant état-major. On se montrait dans son cortège le ministre de l'Intérieur, prince Kotchoubey; le ministre de la police, le plus important des fonctionnaires, Ballachoff; le grand maître du palais, comte Tolstoï; M. de Menchode, envoyé extraordinaire auprès de l'empereur des Français, revenu de sa mission. Rapportait-il la paix ou la guerre? on l'ignorait encore. Derrière ces personnages venait le général allemand Pfuhl, tacticien émérite, précédant un groupe de généraux, diversement célèbres, et à qui la population fit des ovations différentes. Là chevauchaient Barclay de Tolly, ancien pasteur de Livonie devenu général, stratégiste consommé, mais vieilli et peu aimé; Beningsen, le général qui avait été vaincu dans la précédente guerre de Pologne; le prince Bagration, commandant l'armée du Dniéper; et enfin le vieux Koutousoff, que Napoléon avait battu à Austerlitz et qui s'était justifié de sa défaite en prouvant qu'on n'avait pas écouté son avis qui consistait à ne pas livrer bataille tant que l'archiduc Charles ne serait pas arrivé.
La foule, en apercevant Koutousoff, redoubla d'acclamations. Ce général était considéré comme l'élève et le successeur du célèbre Souwaroff. On lui attribuait des secrets stratégiques merveilleux. Il profitait de l'énorme impopularité de l'Allemand Barclay de Tolly.
Un peu à l'écart du groupe des généraux, s'entretenant, le sourire aux lèvres, de choses frivoles ou insignifiantes, échangeant des remarques sur la population lithuanienne rangée en files profondes tout le long du parcours du cortège impérial, parlant peut-être des dernières modes de Paris ou d'Atala, le touchant roman de M. de Chateaubriand, trois personnages, élégants, d'aspect plus policé que la plupart des fonctionnaires et des militaires composant cette escorte demi-barbare, fermaient la marche et précédaient les troupes.
Ces trois cavaliers étaient le comte d'Armsfeld, envoyé de Suède, le confident du traître Bernadotte; le prince Rostopchine, gouverneur de Moscou, et le comte de Neipperg, envoyé secret d'Autriche.
Ces trois hommes, également funestes pour la France, distingués et souriants, devisant sur des sujets mondains en caracolant derrière les généraux d'Alexandre, devaient être les fossoyeurs de la Grande Armée. Dans la cité d'Odin, l'antique ville des corbeaux, ils étaient les sinistres oiseaux noirs qui allaient arracher les premières plumes à l'aigle blessé.
Après le service religieux à la cathédrale, l'empereur Alexandre se rendit au château et reçut les députations des notables et des propriétaires de Wilna.
Au cours de la réception, un courrier extraordinaire fut annoncé.
Alexandre, surpris de l'arrivée de ce messager, suspendit la réception et donna l'ordre qu'on l'introduisît sur-le-champ.
Il se nommait Dividoff et était l'un des principaux secrétaires de l'ambassade de Russie à Paris. L'ambassadeur l'envoyait pour informer le czar d'un incident fâcheux survenu à Paris.
M. de Czernicheff, chargé d'une mission en France et que Napoléon traitait avec amitié, avait profité de ses relations dans le haut personnel administratif français, et de la complaisance nuisible et coupable avec laquelle on le laissait pénétrer dans les bureaux, pour corrompre un employé du ministère de la Guerre et lui faire livrer, moyennant espèces, des pièces fort importantes, concernant la situation des places, les approvisionnements et l'organisation de l'armée ainsi que les places d'attaque, en prévision d'une guerre avec la Russie. Malheureusement, M. de Czernicheff avait laissé tomber aux mains de la police une lettre contenant le nom du traître et des révélations précises sur ses coupables agissements. Un des domestiques de l'ambassade russe, qui avait servi d'intermédiaire, était en prison, et le prince Kourakin, l'ambassadeur, avait vainement réclamé son serviteur en invoquant les privilèges diplomatiques.
M. Dividoff était donc envoyé spécialement pour expliquer à l'empereur Alexandre cette situation. Napoléon était furieux et ne doutait pas que la Russie, tout en multipliant les envoyés et les assurances de paix, ne se préparât secrètement à la guerre et ne cherchât à en rejeter sur lui la responsabilité aux yeux de l'Europe et devant l'histoire. Cette découverte lui avait fait brusquer la mise en mouvement de ses troupes.
Et M. Dividoff ajouta:
—Sire, le maréchal Davout, qui commande le 1er corps, est déjà en route!
—Vous l'avez vu? demanda vivement Alexandre.
—De mes yeux vu, au delà de la Vistule, frontière de Prusse, à Elbing...
—Combien d'hommes?...
—Le maréchal Davout, Sire, avait sous ses ordres, quand je l'ai croisé, me rendant à Pétersbourg aussi vite que les chevaux et les chemins me le permettaient, quatre corps de troupes: les divisions Morand, Friant, Gudin, Desaix et Compans... en tout 63,000 hommes!
—Et des hommes comme ceux qui composent les divisions Morand et Friant, commandés par le prince d'Eckmühl! dit Alexandre devenu pensif.
Il ajouta aussitôt, un éclair de fierté aux yeux:
—C'est donc la guerre!... Le prince d'Eckmühl, après avoir amené ses troupes de l'Oder à la Vistule, marche vers le Niémen... la frontière russe ne va pas tarder à être violée... Oui, c'est bien la guerre!... je m'y attendais... je m'y suis préparé et la Russie me trouvera prêt à supporter, avec l'appui de Dieu, le choc terrible que vous m'annoncez... Merci, monsieur, de votre renseignement, il est précieux; quant à la saisie des papiers importants que le colonel Czernicheff s'était habilement procurés à Paris, rassurez-vous; cette saisie a été heureusement tardive... Ces documents inestimables, je les ai... ils me serviront à contrôler les notes confidentielles que vous nous apportez de la part de notre fidèle ambassadeur, le prince Kourakin.
Ayant félicité ainsi M. Dividoff, l'empereur Alexandre fit aussitôt mander près de lui les généraux qui composaient son état-major et les ministres qui l'avaient accompagné à Wilna.
Un peu surpris de cette brusque convocation qui interrompait les réceptions et les fêtes, les généraux et les ministres prirent place à ce conseil de guerre improvisé en se lançant les uns aux autres des regards soupçonneux. En Russie, où le caprice du souverain est tout, les plus hauts fonctionnaires ne sont jamais à l'abri d'une disgrâce, bientôt suivie d'un ordre d'exil, et la rivalité était grande entre les généraux. Chacun accusait secrètement son collègue de l'avoir dénigré auprès du maître et de préparer son renvoi.
Alexandre fit part des nouvelles que M. Dividoff apportait. Le corps de Davout était en marche, et s'avançait à travers la Prusse orientale vers la Russie. Dans quelques semaines, peut-être avant, le Niémen serait franchi et le sol russe verrait pour la première fois les terribles soldats de Napoléon fouler ses étendues vierges d'invasions. On pouvait considérer la guerre comme déclarée. Il n'y avait plus d'illusions pacifiques à entretenir. Chacun devait se préparer à une lutte opiniâtre, et la paix ne s'établirait que sur un champ de bataille désastreux, où la Russie serait irrévocablement écrasée, ou bien à Paris!...
—Oui! oui! à Paris! crièrent les généraux enthousiasmés, portant la main à leurs épées, prêts à s'engager par un serment solennel.
Alexandre Ier était un jeune empereur, mais il avait des desseins mûris et possédait un sang-froid politique de vieux diplomate. Il laissa tomber l'élan tapageur de ses généraux, et se plongea dans une profonde méditation.
La nouvelle de la marche en avant du corps de Davout ne le surprenait guère. Il prévoyait depuis longtemps cette guerre, et l'on peut affirmer qu'il l'avait cherchée, provoquée, pour ainsi dire rendue forcée, nécessaire et presque inévitable, assurément. N'avait-il pas notamment réclamé l'évacuation de la Prusse par les troupes de Napoléon? Qu'aurait-il exigé de plus de la France vaincue? Bien que Napoléon ait gardé aux yeux de la postérité la responsabilité d'une provocation téméraire adressée à ce colosse du Nord, et tout en reconnaissant que, confiant dans sa force, grisé par le vin de la gloire bu à toutes les coupes de l'Europe, entraîné par la fureur conquérante et acquisitoire, semblable à la folie du joueur emballé, qui risque ses gains et son avoir sur une dernière carte, il n'ait pas très énergiquement tenté de conserver la paix, il est certain que depuis longtemps Alexandre s'attendait à ce formidable duel et qu'il s'était exercé, préparé, armé en vue du combat qu'il prévoyait et qu'il ne fit rien pour l'empêcher.
A Tilsitt, à Erfurt, dans ces grandes parades pompeuses et étourdissantes, il avait sans doute témoigné envers Napoléon d'une admiration profonde. Il était sincère alors, le jeune empereur, et son exaltation élogieuse n'avait pas le caractère d'une menteuse flatterie. Son enthousiasme, manifesté publiquement et à plusieurs reprises, pour son glorieux hôte du radeau du Niémen et du palais de Berlin, n'eut jamais le caractère d'une trompeuse comédie. Mais tout en admirant réellement le grand soldat victorieux, tout en se montrant fier et même heureux de son intimité avec lui, ravi et grandi, se trouvant traité par le puissant César de France comme un égal, comme un associé au partage du monde, Napoléon ayant l'Occident et Alexandre l'Orient, son âme slave s'ouvrait à la fois à l'admiration et à l'envie: plus il trouvait grand Napoléon, plus il souhaitait le rabaisser et l'abattre. En même temps que son orgueil était satisfait de cette égalité souveraine, un autre sentiment envahissait l'âme du jeune czar. Il se disait que Napoléon renversé, battu, proscrit, tué, sa puissance serait détruite, son prestige de gloire évanoui pour longtemps, pour toujours peut-être en France, et qu'avec la chute de l'Empereur s'accomplirait aussi l'effondrement de cette nation vaillante et dangereuse, qui représentait la Révolution, se révélait impie ou peu croyante dans tous ses actes, et qui n'avait pas craint, après avoir proscrit les prêtres de sa religion et renversé les autels, de couper la tête à un roi, à Louis XVI, son maître légitime.
Et Alexandre se disait aussi qu'il lui appartenait d'être le justicier de son époque. Il châtierait les Français de leur révolte contre leur souverain, il effacerait dans le sang des batailles la souillure révolutionnaire, et à Napoléon qui n'était qu'un Robespierre plus puissant, plus terrible que l'homme de la guillotine, vrai boucher de l'Europe, régicide à sa façon, frappant les souverains à coups de canon et promenant des rives du Tage au bord du Niémen son drapeau tricolore qui était celui des jacobins, il ôterait, si Dieu prêtait force à ses armes, ce pouvoir immense, véritable outrage aux monarques tenant leur couronne de Dieu, menace perpétuelle pour tous les trônes.
En même temps qu'il rêvait de devenir l'arbitre du monde, le roi des rois d'Europe,—car quel potentat pourrait rivaliser avec lui s'il venait à bout de Napoléon?—un certain ressentiment familial lui tenait au cœur: Napoléon, résolu à divorcer afin d'épouser une princesse susceptible de lui donner un héritier, avait laissé presque officiellement pressentir qu'une alliance avec la Russie lui serait précieuse. La grande-duchesse Anne, sœur d'Alexandre, avait même été avertie des démarches de Napoléon. Le mariage russe était déjà annoncé, quand brusquement, en prenant le prétexte d'une question de rites, et paraissant s'effrayer de l'introduction au Palais des Tuileries d'un pope et d'une liturgie grecque, Napoléon avait rompu les pourparlers, en hâte décidé et conclu son mariage avec l'archiduchesse d'Autriche.
Tous ces éléments divers avaient modifié l'état d'âme d'Alexandre à l'égard de Napoléon. Il l'admirait toujours, il n'en était que plus ardent à vouloir le vaincre. Plus tard il devait le haïr d'une aversion profonde, et, vaincu, l'accabler.
Il calculait alors, outre les avantages de la position et l'importance des forces dont il disposait, le bénéfice d'un apport moral considérable résultant de la lassitude visible qui s'emparait de la nation française, épuisée par vingt ans de combats; il tablait également sur l'hostilité sourde mais certaine de tous les petits rois et des principicules que Napoléon avait absorbés dans son Empire, dont il avait éteint le rayonnement en son éclatant foyer de gloire.
Il possédait à l'égard de ces forces morales des données aussi exactes, aussi précises que celles que M. de Czernicheff lui avait procurées sur l'état des armées françaises, en échange d'un peu d'or compté à un commis des bureaux de la Guerre.
Ce n'était donc pas à la légère qu'il se résolvait à la bataille, refusant les dernières propositions que Napoléon lui avait fait transmettre par M. de Narbonne et par M. de Lauriston. Mais, au moment d'engager un si formidable combat, l'émotion le prenait: l'adversaire était si fort, si glorieux, si habitué à vaincre, et il traînait avec lui toute une nation qui ignorait la retraite! La Victoire, ailes déployées, ne semblait-elle pas faire partie de l'avant-garde française? De là, l'air soucieux avec lequel il accueillait l'explosion d'enthousiasme patriotique des généraux, et la méditation où il s'abîma à la suite.
Quand il rompit le silence que personne n'avait osé interrompre, ce fut pour demander aux militaires rassemblés en conseil s'ils avaient un plan à lui soumettre, un projet à discuter, et quelle tactique ils conseillaient de suivre pour répondre à la marche sur le Niémen du corps de Davout.
Le général Barclay de Tolly exposa, le premier, son plan. Il consistait à ne pas attendre Napoléon en personne. On n'avait affaire, quant à présent, qu'au prince d'Eckmühl, il fallait lui barrer la route et anéantir son corps, avant qu'il fût rejoint par ceux de Ney ou de Victor. L'immense armée de Napoléon était éparpillée en Espagne, en Hollande, en Prusse, en Italie; il ne fallait pas lui donner le temps de se réunir, et la bataille devait être livrée, avec la concentration de tous les corps en route, de la Vistule à l'Oder.
C'était la tactique ordinaire de Napoléon. Elle lui avait assuré la victoire à Austerlitz, comme à Wagram. Le secret de son génie militaire consistait à se porter en avant, à attaquer avec des forces supérieures l'ennemi divisé, à empêcher sa jonction et à se retourner ensuite sur le second tronçon, en bénéficiant de l'élan, de la confiance issue de la victoire, en accablant un adversaire affaibli et démoralisé.—Il faut battre Napoléon avec les armes de Napoléon, conclut Barclay de Tolly: c'est à force d'être vaincus par lui que nous aurons appris à le vaincre. Montrons-lui que, s'il est bon professeur, nous ne sommes pas mauvais écoliers!...
Le prince Bagration, l'Allemand Pfuhl, le général Beningsen approuvèrent leur collègue.
Tous conseillèrent la marche en avant: il ne fallait pas accorder à Napoléon le temps de s'organiser, on devait surprendre Davout, le refouler, envahir le grand-duché de Varsovie, puis la Prusse, et livrer combat successivement à tous les corps qu'on rencontrerait. On n'aurait qu'à achever la victoire quand le maréchal Ney arriverait avec ses soldats de Mayence et du Rhin; le prince Eugène qui amenait ses troupes de plus loin encore, de la Lombardie, serait obligé de se rendre sans pouvoir livrer bataille. Enfin, puisqu'on avait terminé la guerre avec les Turcs et qu'on disposait de l'armée du Danube commandée par l'amiral Tchikackoff et de l'armée de Volhynie commandée par le général Tormasoff, on prendrait à revers les débris des corps successivement écrasés en marchant par Lembey et Varsovie sur le flanc des Français. Rien alors ne pourrait plus arrêter l'armée russe, décuplée par ses victoires successives, et si l'on rencontrait Napoléon vers Dresde ou Leipsick, on lui livrerait bataille avec des contingents bien supérieurs. Cette fois, il serait vaincu.
Ce plan séduisit tout d'abord Alexandre. Il correspondait à des idées hardies que sa vaillance aimait et la marche en avant ne pouvait déplaire à un jeune empereur, impatient de gloire et assoiffé de revanche. La possibilité de vaincre Napoléon en employant sa tactique, en tombant successivement sur ses corps isolés, flattait son amour-propre: le mirage d'une destruction complète de l'armée française et peut-être d'une marche sur Paris à travers l'Allemagne reconquise, grâce à l'appoint des armées du Danube et de Volhynie, séduisait son imagination orientale.
Il remercia et félicita ses généraux, se réservant dans une seconde délibération, après avoir reçu des renseignements militaires précis sur la position de divers corps français et sur la mise en mouvement du corps du prince d'Eckmühl, d'arrêter définitivement le plan de combat.
Il remarqua seulement qu'un seul des chefs militaires n'avait pas parlé.
—Et vous, prince, vous ne dites rien? N'avez-vous donc aucun plan à nous proposer ou bien vous ralliez vous simplement à l'avis qui vient d'être exprimé? demanda Alexandre à Koutousoff.
Le vieux général hocha la tête et répondit d'une voix sombre, avec un mouvement d'épaules significatif:
—On est mal venu, lorsque la trompette a déjà sonné, et que l'épée est à moitié hors du fourreau, de conseiller d'interrompre la sonnerie et de faire retomber, au moins pour un temps, l'épée dans sa gaine...
—C'est donc cela que vous me conseillez? dit vivement Alexandre, la paix, l'humiliation... Napoléon vous fait peur!
—Je pourrais avoir peur d'une lutte avec Napoléon sans être pour cela un poltron, Sire, dit le vieux guerrier froissé. J'ai écouté en silence mes jeunes collègues parler d'envahir le grand-duché, de traverser la Prusse, même de nous promener à travers l'Allemagne et de gagner ainsi les frontières de France, d'atteindre Paris peut-être... Ce sont là des rêves! Je ne dis pas qu'ils soient irréalisables, mais pas à présent... Plus tard!... Quand Napoléon aura été vaincu... car il peut l'être; mais à la condition de ne pas se jeter étourdiment au-devant de lui, de ne pas se précipiter dans le piège toujours ouvert de son génie et de son incomparable audace que la fortune a jusqu'ici récompensés...
—Un poète latin, je crois, a dit cela, général, interrompit Alexandre avec un léger sourire, et il pensait: Ce vieux brave radote!
—Un autre poète a dit aussi, répondit vivement Koutousoff, un fabuliste français, qu'il ne fallait pas vendre la peau de l'ours vivant... Napoléon est toujours debout... vous le peignez à terre, mais, pour le moment, il est toujours vainqueur et le plus formidable général triomphant qui soit... Rien qu'à son nom les armées s'enfuient et les villes s'ouvrent... Vous serez à la merci d'une bataille si vous allez au-devant de Napoléon... Ce que je dis là, ce n'est pas moi qui l'ai vu et compris le premier... j'en ai fait mon profit, je souhaiterais, Sire, que tout le monde ici en fût comme moi persuadé.
—Et qui donc vous a donné des leçons, à vous, éminent stratégiste? demanda ironiquement le czar.