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Madame Sans-Gêne, Tome 3: Le Roi de Rome

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Les quatre hommes, emmenant leur prise, s'éloignèrent. La Violette marchait derrière, expliquant son affaire au caporal.

Quand on fut dans le jardin, Henriot, qui de loin avait suivi la petite troupe, se rapprocha du caporal. Il se nomma:

—Laissez aller cet homme, j'ai besoin de l'interroger, dit-il; s'il y a lieu, moi et La Violette nous suffirons à vous le ramener.

Le caporal hésita un instant, mais le grade de colonel lui en imposait énormément; il se contenta de demander à La Violette:

—Retirez-vous votre plainte?

—Je la retire! dit majestueusement le tambour-major sur un signe d'Henriot.

—Alors! grenadiers, demi-tour! commanda le caporal à ses hommes.

Et les cinq bourgeois, après avoir pivoté, se dirigèrent au pas, sans grand soin de cadencer le pas et de marcher deux par deux, vers un estaminet voisin, où ils s'engouffrèrent avec leurs armes et leurs bonnets à poils, profitant de l'occasion pour déboucher quelques canettes de bière, avec des échaudés.

Sam Walter demeura, tout frissonnant, entre La Violette, prêt à lui poser sa forte main sur l'épaule s'il faisait mine de s'enfuir, et Henriot fixant sur lui un regard inquisiteur.

—Cet homme t'a donc volé? demanda Henriot à La Violette. Et tu l'avais recueilli chez toi, là-bas, au château?

—J'avais fait cette bêtise, mon colonel, répondit avec humilité La Violette. Que voulez-vous, on est faible!... je lui avais administré une correction sérieuse, l'ayant surpris qui rôdait dans le parc, j'ai eu pitié de lui... j'ai voulu réparer un peu son individu que j'avais endommagé... Au fond, je ne lui en voulais plus... j'avais tapé un peu fort... et voilà comment monsieur est devenu mon hôte et a pu me voler... Oh! brigand! tu me rendras ma croix ou je me paierai sur ta peau!...

Et La Violette ponctua sa phrase d'une bourrade qui fit ployer sur les genoux Sam, fort inquiet de cette reddition de compte dont il lui était parlé, la nuit, dans le jardin désert.

—Un bienfait est souvent perdu! mon pauvre La Violette, reprit Henriot, mais tu ne m'as pas fait connaître comment ce drôle se trouvait, la nuit, dans le parc de Combault? Qu'y venait-il faire?...

—Cela je l'ignore, mon colonel... j'ai supposé qu'il était venu pour courtiser une des filles de cuisine de la maréchale... C'est du moins ce qu'il m'a raconté... Mais j'ai soupçonné depuis qu'il mentait...

—Qui t'a donné cette idée?

—Imaginez-vous, mon colonel, que quelques jours après l'entrée de ce chinois-là sous mon toit, Thomas, l'aide-jardinier, en retirant les feuilles mortes tombées dans la pièce d'eau et obstruant la petite rivière, a ramené avec son râteau une défroque singulière... Il y avait une redingote grise, un uniforme de chasseur, un petit chapeau... On aurait dit, révérence parler, que notre Empereur avait pris un bain dans la pièce d'eau et que, surpris, il y avait oublié ses habits...

—C'est étrange!... et t'es-tu expliqué la provenance de ces vêtements semblables à ceux de l'Empereur?...

—En aucune façon... j'allais demander à ce particulier s'il savait quelque chose là-dessus, mais, à la première nouvelle de la trouvaille, il avait décampé m'emportant ce que vous savez...

—Il y a donc un rapport entre ce costume impérial et la présence de cet homme dans le parc, la nuit même où l'Empereur se trouvait à Combault?... soupçonnes-tu ce qui peut l'avoir attiré?...

—Non... mon colonel... pourtant, j'avais remarqué déjà à Combault, malgré le bandeau qui lui couvrait la moitié du visage, combien ce paltoquet-là se permettait de ressembler à Sa Majesté...

—C'est extraordinaire, en effet, cette ressemblance!...

—Tout à l'heure, le reconnaissant dans ce bastringue, j'ai sauté dessus... oh! ça, c'était plus fort que moi!... impossible de me retenir... je suis tombé comme un obus au milieu des saltimbanques... en allongeant le bras dans le tas, la perruque de ce pierrot m'est restée dans la main... j'ai reculé de surprise, mon colonel!... Vrai! ça ne devrait pas être toléré par la police de ressembler comme cela à l'Empereur...

Henriot réfléchissait profondément. Une lueur commençait à poindre en lui, éclairant des événements ténébreux.

—Tu es un voleur? dit-il en regardant sévèrement Sam Walter...

—Je suis sujet anglais!... balbutia le grime.

—L'un n'empêche pas l'autre!... grommela La Violette.

—Nos lois punissent les voleurs, qu'ils soient Anglais ou Français, reprit Henriot. Je t'ai soustrait pour un instant à ces braves gardes nationaux t'emmenant au poste, mais il suffit de moi et de La Violette que voici, dont tu connais la poigne, pour te conduire au poste... De là tu feras connaissance avec les prisons de France...

—Je les connais!... elles se ressemblent toutes, les prisons!... murmura Sam.

—Veux-tu les éviter?...

—Que faut-il faire? demanda hardiment l'agent de Maubreuil. Vous me tenez, gentleman, vous pouvez faire de moi ce qu'il vous plaira... Si ça n'est pas trop difficile, pour que vous me lâchiez, je vous promets d'exécuter vos ordres...

—Soit, dit Henriot. Nous allons voir... Eh bien! fais-moi savoir le motif de ta présence dans le parc de Combault?...

—Vous ne demandez que cela?... dit Sam joyeusement.

Il s'attendait à une rançon plus pénible.

—Fais attention de ne pas me tromper!

—Pourquoi mentirais-je à Son Honneur? je n'ai aucune crainte à dire la vérité... Une seule chose peut m'effrayer, c'est que Votre Honneur ne voudra pas croire à mon explication...

—Parle toujours, nous verrons après!

—C'est que la chose est si simple, si peu importante... Votre Honneur a promis quand même de me laisser aller après...

—Je te confirme cette promesse... confesse-toi!...

—Il faut que Votre Honneur sache d'abord que j'étais au service, en Angleterre, d'un personnage... un général qui était quelque chose aussi comme diplomate, ambassadeur...

—Français?

—Non, Autrichien...

—Ah! et le nom de ce militaire-ambassadeur?...

—Le comte de Neipperg.

Henriot poussa un cri étouffé et porta la main à sa poitrine.

Neipperg!... son père! Comme un fantôme, la physionomie du fonctionnaire autrichien à Dantzig lui révélant sa naissance et l'engageant à quitter le drapeau de la France se dressait devant lui. Certes, il se sentait libre de tous devoirs envers M. de Neipperg qui ne l'avait ni élevé, ni aimé, et dont tout le séparait. Son vrai père, c'était le maréchal Lefebvre qui l'avait accueilli enfant, qui avait fait de lui un homme, un soldat, un Français; et sa famille, c'était la bonne Catherine Lefebvre, le brave La Violette, Alice enfin... Il n'avait rien à se reprocher à l'égard de M. de Neipperg, mais à l'évocation de son nom, la vision du diplomate lui ouvrant tout à coup ses bras, dans cette ville prussienne où il allait être fusillé, troublait douloureusement Henriot.

Il maîtrisa cependant son émotion et demanda à Sam quel rapport il pouvait y avoir entre M. de Neipperg et sa présence dans le château du maréchal Lefebvre.

Sam expliqua alors avec une sincérité visible le genre de services qu'exigeait de lui M. de Neipperg, utilisant sa ressemblance avec Napoléon pour satisfaire une haine singulière et une vengeance excentrique. Il narra le déguisement qu'il devait endosser pour que la ressemblance fût alors complète et les coups de pied ignominieux qu'il recevait comme sosie impérial.

—C'était frappant! dit La Violette à mi-voix.

—Arrive au fait, reprit Henriot, car je ne vois aucun lien entre les coups de pied, ce déguisement, et le château de Combault...

—Voici, Votre Honneur!... M. de Neipperg avait fait la connaissance d'un gentilhomme français... M. de Maubreuil...

—Lui! s'écria Henriot surpris. Tu connais M. de Maubreuil!...

—J'ai eu l'honneur d'être au service de M. le comte... c'est lui-même qui m'a envoyé au château...

—En effet... il s'y trouvait... et c'est lui qui t'a commandé de reprendre ton déguisement peut-être?... Ah çà! est-ce que M. de Maubreuil aimait, comme ton autre maître, à donner des coups de pied à Napoléon en effigie?...

—Non!... M. de Maubreuil ne s'amusait pas à cela... il m'avait fait habiller, comme vous savez, dans un autre but...

—Lequel? dit Henriot d'une voix frémissante d'impatience.

—Eh bien! Votre Honneur ne me croira peut-être pas, car c'était bien étrange, et bien peu intéressant ce que m'avait ordonné M. de Maubreuil... je devais tout bonnement, une nuit, vêtu comme Napoléon, pénétrer dans le parc, m'avancer jusqu'à une fenêtre qui serait ouverte, et là...

—Une fenêtre au rez-de-chaussée?... achève, misérable! dit Henriot haletant, secouant vigoureusement Sam, de nouveau effrayé et ne comprenant pas ce que ce récit pouvait présenter de si grave pour motiver la violence du jeune colonel.

—Je finis, Votre Honneur!... mais ne m'étranglez pas!...

—Que comptais-tu faire, une fois devant cette fenêtre... Oh! ne mens pas, sinon!...

—Quel intérêt aurais-je à mentir, puisque je n'ai rien fait du tout?... Un officier est arrivé au moment où, selon les instructions de M. de Maubreuil, je devais m'introduire dans la chambre de cette jeune fille, et y laisser mon petit chapeau... Je n'ai pas eu le temps... je me suis sauvé tout de suite et j'ai jeté dans la pièce d'eau ma défroque inutile et peut-être dangereuse à porter... Voilà toute la vérité, honorable gentleman!...

Henriot s'était jeté dans les bras de La Violette, pleurant, riant, étouffant.

Il murmurait dans sa joie:

—Ah! voilà donc l'affreuse méprise!... La Violette, elle était innocente... et moi qui osais la soupçonner... moi qui calomniais l'Empereur... Oh! vite, partons... Allons retrouver Alice... je veux me mettre à ses pieds... lui demander pardon!... Crois-tu que je l'obtiendrai?...

—Je pense que ce drôle aurait bien dû dégoiser tout cela à Combault, quand je l'ai accommodé d'un coup de chausson dans le parc... Enfin! suffit!... Le mal est réparable... mon colonel, mam'zelle Alice vous aime toujours... Elle a pleuré toutes les larmes de ses yeux depuis qu'on était sans nouvelles de vous...

—Tu penses qu'elle me pardonnera?

—J'en suis sûr... Elle me disait souvent: «La Violette, que fait-il?... je sais qu'il n'est pas parti pour l'armée... il est resté en France... Je suis sûre qu'il va revenir...»

—Elle disait cela, mon Alice?...

—Oui, mon colonel, et elle en pensait encore plus long qu'elle gardait pour elle...

—Je comprends tout, à présent... sauf une chose: pourquoi Maubreuil avait-il combiné cette machination? Dans quel but?... oh! je le saurai... mais pour le moment, le plus pressé c'est d'aller chercher mon pardon... La Violette, peux-tu trouver des chevaux, nous allons nous rendre à Combault sur-le-champ...

—Vous voulez courir la campagne, la nuit?... mais on ne nous laissera pas franchir les barrières... il faut le mot d'ordre.

—Je l'ai, dit vivement Henriot.

Et, en même temps, le souvenir du général Malet auquel il l'avait confié traversa son esprit. Le remords qu'il avait déjà éprouvé s'accrut au souvenir de la lettre lue avec Marcel et de l'indignation que l'ex-major avait montrée en découvrant les espérances que les royalistes fondaient sur Malet. Peut-être ne s'évadait-il que pour tenter quelque coup de main avec l'alliance des Anglais et des émigrés. Il résolut de réparer en partie sa faute. Il n'avait plus de motifs pour se venger de Napoléon, puisque l'innocence d'Alice comme celle de l'Empereur lui étaient à présent démontrées.

—Je veux être revenu demain dans la matinée, dit-il. Il peut se passer à Paris des événements graves et je dois être à mon poste, à l'état-major, demain...

—Soit, mettons-nous en route, mon colonel... je sais où trouver des chevaux... rue du Bouloi... à deux pas d'ici... Mais, c'est égal, je ne comptais pas, en venant au Palais-Royal, passer la nuit à cheval sur les routes! dit La Violette en hochant la tête.

—Tu reviendras... le Palais-Royal est encore là, demain et après...

—C'est possible... mais mon voleur pincé, je pensais retrouver des amis... des anciens... j'en ai aperçu en passant... et l'on aurait festoyé quelque peu... ça ne m'arrive pas si souvent, la maréchale n'aime pas qu'on se dérange!...

—La Violette, je te ferai avoir huit jours de congé, que tu passeras si tu le veux au Palais-Royal, mais quand j'aurai revu Alice et qu'elle m'aura pardonné!... Il faut que tu viennes avec moi à Combault, ne serait-ce que comme témoin de ce que tu as entendu...

—C'est compris, mon colonel. Allons chercher nos montures... Ah! et ce paillasse-là, qu'est-ce que nous en faisons?...

—Tu vas voir!... Tenez! dit Henriot sortant deux napoléons de sa bourse, voilà pour boire à ma santé...

—Vive Votre Honneur! cria Sam enthousiasmé.

—Attends!... tu en auras deux autres si tu rends à ce brave soldat la croix d'honneur que tu lui as volée...

—Je sais où elle est... Le brocanteur qui me l'a achetée ne l'a pas encore vendue... Où faudra-t-il la remettre?

—Donne-nous ton adresse, dit La Violette, on peut avoir besoin de toi!...

Sam hésita un instant, puis, rassuré par les deux napoléons qu'il palpait dans son gousset:

—Je demeure rue d'Argenteuil, no 14, dit-il. Je me fie à vous, gentlemen; ne donnez pas mon adresse!...

—Sois tranquille. Après-demain j'irai te porter les deux napoléons promis... et jusque-là ne te fais pas arrêter, surtout!...

—Oh! j'y veillerai... Vivent Vos Honneurs! dit gaiement Samuel Walter.

—Crie plutôt: Vive l'Empereur! dit La Violette; ça signifie quelque chose, ce cri-là.

Enflant ses joues, Sam lança dans la nuit, avec son accent de cabotin forain, un retentissant: Vive l'Empereur!

—Ça fait toujours plaisir d'entendre crier ça, hein, mon colonel? dit La Violette portant la main à son bonnet de police.

—Oui! oui!... répondit Henriot ému, ça fait du bien!... Il y avait longtemps que j'avais envie de le crier et que je n'osais pas!...

Alors, comme ils s'engageaient dans un passage désert qui conduisait à la cour des Fontaines, Henriot répéta à mi-voix, comme une incantation magique, comme une formule sacrée:

—Oh!... oui!... vive l'Empereur!... vive Napoléon!...

XVIII
LA PLAINE DE GRENELLE

Malet avait pénétré seul à l'État-Major. Il montait allègrement l'escalier. Tout lui réussissait. Il n'avait plus qu'à donner une poignée de main au chef d'état-major Doucet, à lui confirmer son grade de général, et à travailler, avec le successeur du sous-chef Laborde, à l'expédition des nouvelles instructions aux chefs de corps.

Donc une simple formalité, une prise de possession rapide et sans obstacles prévus.

La rencontre qu'il venait de faire sur la place de ce vieux soldat, l'ancien tambour-major de la garde, lui semblait d'excellent augure. Les anciens troupiers de la République, les grognards de Napoléon venaient à lui. On était décidément las du despote et le cri: A bas le tyran! comme à Rome, au jour de la mort de César, allait s'échapper de toutes les poitrines.

Ce fut en souriant qu'il entra dans le cabinet du chef d'état-major Doucet.

Il lui tendit la main et lui dit:

—Général, je viens m'entendre avec vous pour les mesures à prendre...

Doucet, assis, paraissait hésitant. Il soupçonnait l'imposture.

Le sous-chef d'état-major Laborde, très suspect aux yeux de Malet, parut tout à coup.

—Que faites-vous ici, monsieur? s'écria Malet, je vous avais ordonné de vous rendre aux arrêts forcés?...

—Général, je ne puis sortir, les troupes m'ont barré le passage, dit Laborde, en faisant un signe d'intelligence à Doucet.

Malet surprend cette indication. Il se sent soupçonné, il se voit perdu.

Il veut recourir à la force qui lui a si bien réussi chez Hullin. Il porte la main à sa poche et prend un pistolet.

Mais une glace le trahit. Doucet se lève, Laborde s'élance. Tous deux crient: Au secours! aux armes!...

Malet veut tirer, mais une ombre géante s'interpose...

Un coup de bâton violent s'abat sur son bras.

Saisi vivement par une main vigoureuse, il ne peut se servir de son pistolet.

Il est maîtrisé par une sorte de géant...

Il reconnaît l'ex-tambour-major aperçu dans la foule devant l'hôtel.

C'est La Violette qui le maintient désarmé, impuissant.

Laborde cependant a répété son cri: Aux armes! sur le palier.

Des gendarmes accourent. Ils envahissent la pièce. Ils se précipitent sur Malet qui, en un instant, est garrotté.

—Messieurs, prenez garde, s'écria Malet, cherchant à en imposer encore à ceux qui démasquaient en lui le conspirateur, le faussaire, il vous arrivera malheur, si vous me retenez... prenez garde!

—Qu'on le bâillonne! commanda Laborde, qui fut en cette circonstance rempli d'énergie et montra une vive présence d'esprit.

L'ordre est exécuté. Le fidèle Rateau survient, attiré par le tumulte. Il veut défendre son général et tire son épée. En un instant il est saisi, lié, et bâillonné comme son chef.

Il était dix heures. La conspiration Malet était terminée. Elle avait juste duré, depuis l'évasion de la maison de santé, douze heures. Le roman d'une nuit.

Après une courte délibération, Doucet, Laborde et La Violette prirent le parti de faire paraître sur le balcon Malet et Rateau, liés, entourés de gendarmes.

—Ces hommes sont des imposteurs!... L'Empereur n'est pas mort! Votre père vit encore! cria Laborde.

Et La Violette, portant son bonnet de police au bout de sa canne, fit le simulacre du commandement du roulement.

Ces soldats, rassemblés sur la place Vendôme, ne comprenaient pas très bien. Ils crièrent quand même avec ensemble: «Vive l'Empereur!»

Il se produisit alors dans Paris un va-et-vient étrange et presque comique. Les troupes furent renvoyées dans leurs casernes. Il y eut des mutations dans les prisons. Les vrais ministres, Savary, Pasquier, furent tirés de la Force; Malet, Guidal, Lahorie, les remplacèrent.

Les soldats de la garde de Paris et les hommes de la 10e cohorte regagnèrent avec docilité leurs casernements, commentant ces allées et venues, ces ordres contradictoires, et se demandant si, cette fois, on ne les abusait point, et soupçonnant une conspiration, un coup d'État dans les nouvelles arrestations qui se produisaient.

Le colonel Rabbe fut surpris par ce revirement comme il l'avait été par la nouvelle de la mort de l'Empereur. Il n'avait pas encore eu le temps de finir de s'habiller pour rejoindre ses hommes: «Qu'avez-vous donc fait, colonel Rabbe? lui dit Doucet, et comment avez-vous pu, sans un ordre de la place, envoyer vos compagnies se promener à droite et à gauche?» Rabbe ne put que confesser qu'il avait perdu la tête en apprenant la mort de l'Empereur.

Guidal et Lahorie se laissèrent arrêter sans résistance. Tous deux croyaient à la réalité du pouvoir de Malet, issu d'un sénatus-consulte. Lahorie se faisait prendre mesure d'un habit de cérémonie, et Guidal déjeunait tranquillement au restaurant quand on les empoigna. Ils s'étaient crus ministres réguliers. Ils avaient conspiré sans le savoir. Aussi n'avaient-ils pris aucune précaution, tenté aucune action. Les soldats de Lahorie n'avaient pas de pierres à leurs fusils; des morceaux de bois, comme à l'exercice, tenaient lieu de l'amorce.

Boutreux et le Corse Bocchéiampe furent arrêtés sans difficulté.

A midi tout était fini. Le rideau était tiré sur cette farce émouvante. Comme à la fin d'une féerie, acteurs et spectateurs se demandaient comment on avait pu être dupe d'une semblable illusion.

Cambacérès se rendit aussitôt au palais de Saint-Cloud. Il apprit à l'Impératrice la conspiration et son rapide dénouement.

Marie-Louise se montra fort peu émue. Elle se disposait à monter à cheval, et parut contrariée seulement de la visite de l'archichancelier, qui retardait sa promenade.

—Eh bien, monsieur, dit-elle d'un ton calme, qu'auraient pu faire de moi vos conjurés, de moi, la fille de l'empereur d'Autriche?

Et elle congédia Cambacérès, sans paraître attacher aucune importance aux événements qu'il lui annonçait.

L'apathie de Marie-Louise ici pouvait n'être qu'une feinte. Elle était peut-être, sinon dans le secret de la conspiration, du moins avertie que quelque chose se tramait contre son mari.

La désaffection qu'elle témoignait déjà s'accrut d'un certain mépris pour ce trône impérial, que des inconnus, évadés de prisons, avaient pu mettre un instant en péril.

Le comte Frochot paya par la suite d'une révocation justifiée la crédulité avec laquelle il avait accueilli la nouvelle de la mort de l'Empereur, et le zèle qu'il avait mis à faire préparer un salon à l'Hôtel de Ville pour la séance du nouveau gouvernement.

Il eut beau s'écrier quand on lui révéla l'imposture de Malet et la fausseté du bruit de la mort de Napoléon: «Je me disais bien qu'un si grand homme ne pouvait mourir!» Il fut destitué.

Les conjurés, leurs complices, et aussi les militaires, coupables surtout d'avoir obéi trop passivement à des ordres hiérarchiques qu'ils croyaient réguliers, furent déférés le 27 octobre à un conseil de guerre.

La commission chargée de juger les accusés, au nombre de vingt-quatre, fut ainsi composée: comte Dejean, grand officier de l'Empire, premier inspecteur général du génie, président; le général de brigade baron Deriot, le général baron Henry, le colonel Géneval, le colonel Moncey, le major Thibault, juges; le capitaine Delon, rapporteur.

La séance s'ouvrit à sept heures du matin. A quatre heures du matin, l'arrêt fut rendu.

Malet eut une attitude très ferme, prenant tout sur lui, assumant toutes les charges, revendiquant toutes les responsabilités.

Le rapporteur eut cette interruption qui montre le sang-froid de Malet devant ses juges: «Je prie monsieur le président d'imposer silence à Malet qui dicte les réponses à tous les accusés.»

Malet s'était écrié, au cours de l'interrogatoire de Soulier:

—J'ai pris tous les moyens pour prouver que j'agissais d'après des ordres supérieurs; je crois que Soulier devait obéir comme il l'a fait. C'est moi qui ai mis M. le commandant dans l'erreur, j'ai usé pour cela de tous mes soins, comme ma déposition le constate.

Il eut au cours de son interrogatoire une réponse mémorable.

—Ces officiers sont innocents, dit-il; à leurs yeux j'obéissais à des ordres supérieurs, ils ont dû exécuter les miens.

—Quels étaient donc vos complices, dans cela? demanda imprudemment le président.

—La France entière! vous-même, monsieur, vous tous, mes juges, si j'avais réussi!

A l'unanimité furent condamnés, comme coupables de crime contre la sûreté de l'État, d'attentat dont le but était de détruire le gouvernement et l'ordre de successibilité au trône, et d'excitation aux citoyens, aux habitants à s'armer, à la peine de mort et à la confiscation des biens: Malet, Lahorie, Guidal, généraux; Soulier, chef de bataillon; Steenhover, Piquerel, Borderieux, capitaines; Lepars, Fessart, Régnier, Bleumont, lieutenants; Lefèvre, sous-lieutenant; Rateau, caporal.

A la majorité de six voix contre une, Rabbe, colonel, à la même peine.

A la majorité de cinq voix contre deux, Bocchéiampe, à la même peine.

Furent acquittés: Girard, Rouff, capitaines; Lebas, Prevost, lieutenants; Gomont, dit Saint-Charles, sous-lieutenant; Viallavieilhe, Caron, Limozin, adjudants sous-officiers; Dulin et Caumette, sergents-majors.

Malet, Rabbe, Soulier, Piquerel, Borderieux, qui étaient décorés, furent exclus séance tenante de la Légion d'honneur.

Le jugement fut exécuté le 29 octobre, à quatre heures du soir, dans la plaine de Grenelle.

Le colonel Rabbe et le caporal Rateau obtinrent un sursis et virent leur peine commuée.

Vers trois heures de l'après-midi, sur la place de l'Abbaye, où des gendarmes à pied, à cheval, et un demi-escadron de dragons étaient rangés en bataille, sept fiacres vinrent s'aligner.

Les portes de la prison s'ouvrirent et les condamnés furent conduits deux par deux dans les fiacres. Ils furent placés au fond ainsi; dans chaque voiture, deux gendarmes se tenaient sur la banquette de devant.

Le lugubre convoi se mit en route par les rues Sainte-Marguerite (aujourd'hui rue Gozlin), Tavanne, Grenelle-Saint-Germain, les Invalides, l'avenue La Motte-Piquet; il longea l'École militaire, traversa le Champ de Mars et passa à l'endroit où avait été fusillé Babœuf.

Durant le trajet, Malet, placé dans le premier fiacre avec Lahorie, lui dit simplement:

—Général, c'est votre indécision qui nous a mis ici!

Le reproche n'était qu'en partie fondé. Si Malet avait prévenu Lahorie qu'il n'était qu'un ministre d'insurrection, celui-ci eût agi plus sérieusement qu'il ne l'a fait. Il se croyait fonctionnaire régulier, stable; de là son temps perdu à essayer des vêtements et à lancer des invitations à dîner.

Très ferme, très héroïque fut Malet jusqu'au dernier moment. Il y eut même de la pose et de l'emphase théâtrale dans ses dernières paroles:

—Jeunes gens, souvenez-vous du 23 octobre! dit-il en apercevant un groupe d'étudiants.

Devant l'École militaire, il salua en criant par la portière:

—Soldats! je tombe, mais je ne suis pas le dernier des Romains!

Un cordon de troupes contenait les curieux. Quand les voitures débouchèrent de la barrière de Grenelle, on cria: A bas les chapeaux! Chacun se découvrit: c'est l'usage devant les suppliciés; on salue la mort qui passe et préside. A moins que ce ne soit seulement la curiosité qui fasse pousser aux spectateurs des premiers rangs ce cri forçant les mieux placés à se découvrir, pour leur permettre de mieux voir.

Il tombait une pluie fine et froide. La foule s'éclaircit, les guinguettes qui avoisinaient l'École militaire et la barrière se remplirent. Toutes les fenêtres furent occupées.

Les voitures s'étant arrêtées dans le carré, les tambours battirent aux champs. Les condamnés marchèrent d'un pas ferme, pour la plupart, à l'endroit désigné pour l'exécution.

Malet était le premier; le pauvre Corse Bocchéiampe, fourré dans cette passe, sans qu'il y eût la moindre volonté de sa part, traînait la jambe le dernier. Il réclamait un prêtre.

Quelques-uns de ces malheureux parlèrent en cette minute affreuse.

—Ma pauvre famille! mes pauvres enfants! sanglotait Soulier.

—Quelqu'un d'entre vous pourrait-il me faire l'amitié de me dire pourquoi on me fusille? demanda tranquillement Piquerel s'adressant aux soldats du peloton.

—Misérable! criait Guidal au capitaine rapporteur Delon s'approchant pour lire la sentence, les trois quarts de ceux que tu as fait condamner sont innocents, tu le sais bien!

—Monsieur le gendarme, disait au garde qui le tenait par le bras Bocchéiampe, j'avais demandé un confesseur.

—Je suis né sous les drapeaux, j'ai toujours été dévoué à l'Empereur, moi... Pourquoi me fusilles-tu? Vive l'Empereur! s'écriait Borderieux.

—Ton Empereur! lui dit Lahorie se tournant vers lui, s'il avait été dans mon cœur, il y a longtemps que je me fusse poignardé!...

—Silence dans les rangs! dit alors Malet d'une voix forte. C'est ici à moi de parler!

Et faisant un pas vers l'officier de gendarmerie:

—Monsieur, en ma qualité de général et comme chef de ceux qui vont mourir ici pour moi, je demande à commander le feu!

L'officier inclina la tête en signe d'assentiment.

Malet jeta un coup d'œil sur les troupes. Le carré était composé de 120 hommes. Le peloton d'exécution comprenait 30 hommes, tous vieux soldats. Le carré était formé de très jeunes soldats.

Les condamnés étaient placés sur un seul rang, adossés à un mur.

Dans l'encoignure du mur étaient quatre charrettes attelées chacune d'un seul cheval, destinées à emporter les corps. Ce lugubre équipage était accompagné d'infirmiers du Val-de-Grâce, vêtus de vestes grises à collets bleus, qui devaient procéder à l'inhumation.

L'officier de gendarmerie fit battre un ban.

Puis Malet, regardant bien en face les soldats immobiles:

—Peloton, attention! commanda-t-il d'une voix sonore. Portez armes!... apprêtez armes!...

Il s'arrêta:

—Cela ne vaut rien, dit-il, nous allons recommencer!... L'arme au bras, tout le monde!

Il y eut un tressaillement parmi les soldats. Puis les armes furent replacées.

Malet reprit:

—Attention, cette fois!... Portez... armes!... apprêtez... armes!... à la bonne heure!... C'est bien!... joue!... feu!...

Trente coups de feu partirent. Les malheureux condamnés tombèrent tous, excepté Malet. Il n'était que blessé. Plusieurs soldats avaient hésité à tirer sur lui.

Il resta debout. Il porta la main à sa poitrine d'où le sang coulait. Puis, reculant jusqu'au mur, il s'adossa:

—Et moi donc, mes amis, cria-t-il, vous m'avez oublié!...

—Moi aussi! dit Borderieux se soulevant tout ruisselant de sang, et il murmura: Vive l'Empereur!...

—Pauvre soldat, fit Malet, ton Empereur a reçu comme toi le coup mortel!...

Puis il reprit:

—A moi le peloton de réserve!

—En avant la réserve! commanda l'officier de gendarmerie.

A cette seconde décharge, Malet, face en avant, tomba.

L'exécution était achevée. Il était quatre heures et demie. Les corps furent emportés à Clamart.

L'abbé Lafon et le moine Camagno seuls avaient échappé. Ils furent en faveur sous la Restauration.

Louis XVIII fit une pension à la veuve de Malet et donna les épaulettes de sous-lieutenant de chasseurs au fils du général, Aristide Malet, en reconnaissance du mal que son père avait voulu faire à Napoléon et du grand service qu'il avait rendu aux Bourbons en prouvant que si l'Empereur mourait ou disparaissait, les pouvoirs publics, l'armée, les citoyens ne semblaient pas se souvenir de l'existence du roi de Rome.




—Ils sont morts en braves! disait le soir de l'exécution La Violette aux gens de Combault... Je ne regrette pas d'avoir contribué à arrêter Malet, car il avait conspiré contre l'Empereur et travaillé ici pour les Cosaques... Mais ces pauvres officiers, ces soldats qui ont cru obéir à des ordres réguliers, à des chefs hiérarchiques, je donnerais la moitié de mes membres pour les voir ici, vivants et graciés!...

Et ce bon La Violette, du revers de sa manche, essuya une larme indiscrète.

Puis, pour changer ses idées sombres, il se leva et considéra avec attendrissement Henriot, joyeux, heureux, qui s'avançait sous les arbres, donnant le bras à Alice qui lui parlait, amoureusement penchée vers lui.

Derrière eux, sa bonne figure éclairée d'une joie maternelle, la maréchale Lefebvre regardait les deux jeunes gens enfin réunis et dont le bonheur était désormais stable et définitif.

Le malentendu s'était promptement dissipé.

Henriot, en arrivant à Combault avec La Violette, s'était confessé à l'excellente madame Sans-Gêne. Il avait avoué son erreur, la nuit, lorsqu'il avait cru surprendre l'Empereur auprès d'Alice, puis sa fuite, ses désirs de vengeance et enfin la révélation de la vérité au Palais-Royal, lors de la rencontre de La Violette et de Samuel Walter, le sosie impérial.

Catherine rit de la méprise et de la façon dont elle avait été reconnue, puis elle dit à Henriot, en lui désignant Alice:

—Allez embrasser votre femme!

Henriot cependant se montrait inquiet. Les projets de Malet que la lettre du nommé Camagno dénonçait en partie lui troublaient sa joie. Que se passait-il à Paris? Malet s'était-il évadé? Pourquoi l'ex-major Marcel, en s'éclipsant brusquement du Palais-Royal, avait-il paru si accablé, si pressé d'avertir quelqu'un de sa cachette et de contremander quelque chose? Henriot, malgré tout son désir de rester auprès d'Alice, voulait se rendre à Paris.

La Violette lui offrit alors de faire le voyage. Il irait à l'État-Major et lui enverrait un exprès, s'il y avait du nouveau.

Le tambour-major, en approchant de l'Hôtel de Ville, fut surpris du mouvement des troupes qui s'exécutait.

Il chercha à s'informer. Parmi la foule il aperçut un inspecteur de police, nommé Pâques, qu'il avait connu au régiment. L'agent lui apprit les nouvelles, la mort de l'Empereur et l'installation du nouveau gouvernement, avec le général Malet pour commandant militaire.

Au nom de Malet, La Violette, mis au courant par Henriot des projets d'évasion du général, comprit aussitôt la fraude. Résolu à couvrir Henriot dont l'absence, à l'État-Major, en un pareil moment, pouvait par la suite être gravement interprétée, il demanda à son camarade de lui prêter sa carte d'inspecteur. Il la lui rapporterait dans la journée, après s'en être servi comme laissez-passer.

N'étant point de service, l'inspecteur consentit. Muni de la carte et sous le nom de Pâques, La Violette pénétra donc dans l'hôtel de l'État-Major et contribua, comme on l'a vu, à l'arrestation de Malet.

Quand, informé de sa participation à cette défense des institutions impériales, l'archichancelier Cambacérès voulut récompenser La Violette, celui-ci ne demanda qu'une chose: de l'avancement et une gratification pour l'inspecteur Pâques dont il avait pris la carte et l'emploi.

Le mariage d'Henriot et d'Alice fut célébré sans éclat dans la chapelle de Combault quelques jours après. La Violette était témoin, et le jour de la cérémonie, rentré en possession de sa croix volée, il remit à Samuel Walter les deux napoléons promis par Henriot, plus deux autres qu'il ajouta. Sam, enchanté, déclara à La Violette qu'entre eux c'était à la vie, la mort, qu'il pourrait peut-être un jour prouver sa reconnaissance,—et avec les quatre napoléons, le faux Empereur courut s'enivrer consciencieusement dans un des bouges du Palais-Royal.



Les désastres cependant avaient succédé aux désastres pour la Grande Armée.

Le 14 septembre 1812, à deux heures de l'après-midi, Napoléon était parvenu en vue de Moscou.

A cheval sur une butte dominant Moscou, comme Montmartre Paris,—Moscou, avec sa Moskowa dont le cours sinueux ressemble à la Seine, a une figuration analogue à Paris,—il contemple la ville aux coupoles dorées. Ses clochetons, ses dômes, ses coupoles, ses maisons où le rose, le jaune, le vert, mettaient leurs bariolages, son Kremlin, ville dans la ville, ses bazars, ses palais, étincelait dans une gloire. C'était Venise et Byzance enveloppées d'une buée d'or. Le rêve du conquérant s'accomplissait. Il avait atteint son but, saisi son rêve. Devant lui s'ouvrait l'Asie. Un éblouissement d'orgueil le saisit devant la magnificence du spectacle, et pendant que l'armée, partageant l'émotion de ce sublime tableau, levait les armes, agitait les drapeaux, portait les bonnets à poils au bout des baïonnettes, secouait la crinière des casques, et criait d'une seule voix, comme les pèlerins tombant à genoux en acclamant Jérusalem: Moscou! Moscou!...

Quel sinistre coucher, dans une rougeur effrayante, sur cette belle ville radieuse, ce soleil automnal d'un après-midi de triomphe devait avoir!

Ce ne fut point l'entrée superbe des capitales jadis prises ou rendues. Napoléon ne put croire tout d'abord aux rapports de ses officiers lui affirmant que Moscou était déserte. Pas un factionnaire ne vint pourtant au-devant de lui, le saluer et le précéder dans la cité conquise. Il réclama avec colère les «boyards». Où sont les boyards? Qu'on aille me chercher les boyards! criait-il. Aucune réponse. L'ordre ne pouvait être exécuté. Les boyards fuyaient avec Rostopchine, et des hommes sinistres, en guise d'illuminations, des torches à la main, déjà parcouraient les rues et les maisons, propageant l'incendie.

Napoléon avait poussé un soupir de soulagement en voyant à ses pieds la capitale des czars: «La voilà donc enfin, cette fameuse ville, dit-il à Beillac. Il était temps!»

L'incendie de la ville détruisit le prestigieux effet de la vision féerique.

Moscou allait se briser, s'effriter entre ses doigts. Il ne tiendrait bientôt plus qu'un tison éteint, et sur ses cendres il ferait avancer son cheval.

Le plan de Rostopchine s'accomplit. Bientôt les flammes de tous côtés surgirent, disputant aux Français le sol sacré.

Rostopchine, par la suite, a repoussé l'honneur de cet acte d'héroïsme sauvage qui servit la Russie et perdit Napoléon.

Les preuves surabondent cependant pour démontrer que l'incendie fut non pas accidentel, ni mis par les Français, mais volontaire et exécuté comme une manœuvre stratégique: d'abord l'entassement des matières inflammables, pétards enfouis dans l'hôtel de Rostopchine; son explication de pièces d'artifice emmagasinées pour des fêtes prochaines n'est pas sérieuse. L'époque ne convenait guère aux réjouissances pyrotechniques. Son palais épargné presque seul dans la conflagration générale, ce qui fit que, par la suite, pour effacer cette exception accusatrice, il mit le feu de ses mains à sa maison de campagne; l'ordre d'évacuation signifié aux habitants; l'enlèvement des pompes à incendie, au nombre de cent treize,—une armée en retraite n'avait guère besoin de pompes et de pompiers; enfin l'incendie porté auparavant et par ordre, non seulement dans Smolensk, au moment de sa prise d'assaut, mais dans tous les villages que les Français occupaient, établissent surabondamment la sauvagerie et la gloire de Rostopchine. La Russie envahie se défendait, selon la tactique conseillée par Neipperg, d'Armsfeld et Rostopchine, par le feu en attendant le froid.

La comtesse Lydia Rostopchine, publiant les œuvres de son père, objet de son pieux respect, a expliqué le secret du problème contesté: «Mon père, dit-elle, ne donna jamais d'ordre direct à personne de mettre le feu à Moscou, mais il prit d'avance les mesures pour que cela arrivât.»

La distinction est subtile. L'œuvre n'en est pas moins constatée dans cette précaution si longtemps niée par Rostopchine. La comtesse Lydia ajoute que son frère accompagnait Rostopchine au moment où le gouverneur de Moscou sortit à cheval par la porte de Riazan, tandis que les cavaliers de Murat entraient à l'autre extrémité. Le gouverneur ôta son chapeau et, s'étant retourné, dit à son fils Serge:

—Salue Moscou pour la dernière fois, mon fils, dans une demi-heure elle sera en flammes!

Pourquoi Rostopchine a-t-il repoussé la gloire du patriote qui se résout, pour sauver son pays, à accomplir une action barbare et sublime? Pourquoi s'est-il lavé comme d'une souillure d'une réputation qui ne pouvait, même aux yeux des Français vaincus, que lui mériter admiration et respect? La comtesse Lydia a modifié cette dénégation: les Moscovites, dans les premiers temps, applaudirent à la destruction de leurs maisons, mais, rentrés dans leur capitale, ils commencèrent des plaintes contre l'auteur de ce désastre. Rostopchine, irrité, désillusionné, nia le fait qui eût dû lui valoir la reconnaissance et l'amour de ses compatriotes sauvés. Il écrivit alors: «Puisque les Moscovites se plaignent de cette auréole de gloire dont j'ai ceint leurs têtes, eh bien, je la leur ôterai!» L'histoire la leur a rendue.

Pendant trente-cinq jours, Napoléon demeura au Kremlin, environné des décombres et des débris fumants de la ville mal éteinte. On lui a reproché son inaction. Il était nécessaire cependant de laisser son armée, épuisée, affamée, se refaire et se ravitailler. Il se proposait tout d'abord d'élever un grand camp retranché, d'y passer l'hiver, de faire saler les chevaux qu'on ne pourrait nourrir, d'attendre le printemps et avec la belle saison des renforts qui permettraient d'achever la conquête.

Mais la préoccupation de l'opinion en France lui faisait écarter ce projet. «Que dirait Paris? s'écria-t-il soucieux. On ne saurait s'accoutumer à mon absence. On a besoin de me revoir!»

Le 18 octobre, il décide la retraite. Le 23 octobre, à une heure et demie du matin, à l'heure où le général Malet, sorti de la maison de santé, donnait ses premiers ordres et se préparait à entraîner les hommes de la 10e cohorte, une explosion formidable ébranla Moscou, en même temps que l'avant-garde franchissait la porte du sud-ouest. C'était le maréchal Mortier, qui, selon les ordres de Napoléon, faisait sauter le Kremlin évacué.

La retraite lamentable était commencée. Deux routes étaient ouvertes. Celle du sud-ouest ou de Kelunga était nouvelle, et pouvait offrir des ressources. Après s'y être engagé, Napoléon, trouvant devant lui et sur ses côtés l'armée russe, donna l'ordre de reprendre l'ancienne route de Smolensk; autant il avait désiré, en avançant, entendre le canon russe et rencontrer l'ennemi, autant il voulait l'éviter dans la retraite et recherchait les plaines silencieuses.

La route déjà parcourue pouvait aussi tromper l'opinion et faire croire à une retraite toute volontaire et organisée.

L'heure fut tragique et douloureuse. Au général Incendie, vint s'adjoindre le général Gelée (Morosow). Le thermomètre descendit le 6 novembre à 18 degrés au-dessous de zéro. La neige, comme un drap mortuaire, couvrait les régiments endormis. Beaucoup ne se réveillaient pas. Trente mille chevaux périrent dans une seule nuit. On fut obligé d'abandonner cinq cents bouches à feu.

Le général Famine, comme Neipperg et les deux autres conseillers d'Alexandre l'avaient prédit, acheva la déroute. Ces fiers soldats, tremblant pour la première fois, disputaient aux oiseaux de proie les débris de chevaux morts déjà dépecés qu'on retrouvait sur la route parcourue.

Les Cosaques, tourbillonnant autour de ces débris grelottants, faillirent surprendre et enlever Napoléon. Il dut mettre l'épée à la main.

La catastrophe de la Bérésina acheva de réduire à une poignée de fuyards délabrés ce qui avait été la Grande Armée.

Napoléon marchait, à pied, un bâton à la main, sombre et pourtant ne désespérant pas.

Une estafette le trouva à Dorogobourg et lui apporta la nouvelle surprenante de la conspiration de Malet. Le même courrier annonçait l'exécution de douze condamnés.

Napoléon fut accablé par ces nouvelles qui lui montraient la précarité de son pouvoir, l'instabilité de sa dynastie. Il ne pouvait croire à cette facilité avec laquelle tous ces fonctionnaires avaient oublié son fils et leurs serments.

—Eh! quoi! dit-il à Lariboisière, le consultant sur Lahorie qui avait servi sous ses ordres, on ne songeait donc point à mon fils, à ma femme, aux institutions de l'Empire!

Et, se promenant à grands pas dans la cabane où lui parvenaient ces affligeantes dépêches, il murmurait:

—Triste reste de nos révolutions! Au premier mot de ma mort, sur l'ordre d'un inconnu, des officiers mènent leur régiment forcer les prisons, se saisir des premières autorités! Un concierge enferme les ministres sous ses guichets! Le préfet de la capitale, à la voix de quelques soldats, se prête à faire arranger la grande salle d'apparat pour je ne sais quelle assemblée de factieux! Tandis que l'Impératrice est là, le roi de Rome, les princes, les ministres et tous les grands pouvoirs de l'État! Un homme est-il donc tout ici? les Institutions, les serments, rien?

Puis, désapprouvant les exécutions rapides, mécontent de la précipitation apportée à ce supplice:

—Ces imbéciles de ministres! grogna-t-il, après s'être laissé prendre, ils cherchent à se rattraper auprès de moi en faisant fusiller les gens par douzaines!...

Napoléon blâma sévèrement à son retour l'archichancelier Cambacérès d'avoir si rapidement et sans l'avoir attendu fait exécuter l'arrêt qu'il eût voulu examiner.

La conspiration Malet, bien que terminée dans la plaine de Grenelle, décida Napoléon à rentrer précipitamment en France. Il ne voulait pas laisser son trône à la merci d'un nouveau coup de main. Le 5 décembre, à la nuit, il réunit Murat, le vice-roi Eugène, Berthier, Lefebvre, Davout et quelques autres compagnons d'armes, et leur fit part de sa résolution de retourner en France.

Personne ne le désapprouva. Alors il les embrassa tous les uns après les autres, comme si jamais plus il ne dût les revoir,—la lance d'un Cosaque ne pouvait-elle l'arrêter à la première verste?—et il monta en traîneau accompagné de Duroc, avec le mameluck Roustan pour seule garde. Le comte Wosorwich, placé sur le devant du traîneau, lui servait d'interprète.

Dans un autre traîneau Caulaincourt, le comte Lobau, le général Lefebvre-Desnouettes le suivaient.

Le thermomètre marquait 30 degrés Réaumur, c'est-à-dire 35 degrés centigrades au-dessous de zéro.

Après avoir échappé au froid, aux Cosaques, à tous les dangers qu'offrait cette course à travers l'Europe, Napoléon arriva le 18 décembre, dans la nuit, aux Tuileries.

L'Impératrice était couchée. Elle n'était pas prévenue.

Entendant du bruit, elle se leva, fort inquiète...

Peut-être n'était-elle pas seule?

L'Empereur, non sans difficulté, se fit ouvrir.

Il serra dans ses bras Marie-Louise, qui lui rendit fort paisiblement ses caresses.

Brusquement, se séparant de l'Impératrice, il courut à la chambre où reposait le roi de Rome.

L'enfant dormait. Au bruit il s'éveilla.

Reconnaissant son père, il tendit ses petits bras en criant joyeusement: Papa! papa!...

Napoléon enleva l'enfant hors de son lit; il le serra, l'étreignit sur sa poitrine.

Le petit roi disait en son parler enfantin:

—Papa! Papa!... As-tu battu les vilains Cosaques?

L'Empereur ne répondit rien. Il embrassait avec une joie silencieuse et farouche son fils. Alors, pressentant l'avenir tragique, entrevoyant peut-être la défaite continue succédant à la victoire perpétuelle, l'exil, les outrages, la haine et la vengeance des rois donnant pour tombeau, au père Sainte-Hélène, à l'enfant le palais de Schœnbrunn, et tombeau pire, à Marie-Louise, devenue femme Neipperg, l'alcôve du palais de Parme, c'était lui, Napoléon, qui pleurait.

FIN

TABLE DES MATIÈRES


CINQUIÈME PARTIE
LE ROI DE ROME
I. Le 20 mars 1
II. L'agent des princes 22
III. Napoléon au Chêne-Royal 41
IV. Maman Quiou 64
V. Le mariage d'Henriot 85
VI. L'Empereur amoureux 102
VII. Sans-Gêne embrasse Napoléon 129
VIII. Le retour d'Henriot 142
IX. L'amour et la haine 153
X. En route vers l'abîme 187
XI. La maison de santé 223
XII. Compiègne-conspiration 245
XIII. Marche! marche! 261
XIV. L'Empereur est mort 298
XV. Le portrait 316
XVI. La féerie d'une conspiration 344
XVII. Le café du mont Saint-Bernard 376
XVIII. La plaine de Grenelle 413

ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY

Au lecteur:

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Corrections:

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7 «l'Impétrice» par «l'Impératrice» (la délivrance de l'Impératrice).
7 «différent» par «différents» (trois personnages différents par l'âge et par les allures).
80 «conscient» par «consciente» (avec l'aide consciente ou non de Marie de Médicis).
136 «vous» par «vos» (des feuilles que vos ennemis se prêtent).
141 «la» par «le» (nous monterons tranquillement dans le carrosse).
154 «god» par «God» (By God!).
190 «Pfulh» par «Pfuhl» (le général allemand Pfuhl).
200 «Pfulh» par «Pfuhl» (l'Allemand Pfuhl).
216 «s'enlizera» par «s'enlisera» (Bonaparte s'enlisera de plus en plus).
231 «affirmativememt» par «affirmativement» (Tous répondirent affirmativement.)
248 «Tayllerand» par «Talleyrand» (Fouché, Talleyrand se disaient).
259 «visisiteur» par «visiteur» (voyant son mari avec un visiteur).
270 «Wetsphalie» par «Westphalie» (Le roi de Westphalie ne voulut pas supporter).
337 «bataile» par «bataille» (le gain de la bataille de Borodino).
369 «inquétés» par «inquiétés» (furent par la suite inquiétés).
378 «'Empereur» par «l'Empereur» (rien entreprendre contre l'Empereur).
408 «peut être» par «peut-être» (défroque inutile et peut-être dangereuse).
420 Lefebvre par Lefèvre (Lefèvre, sous-lieutenant).

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