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Madame Sans-Gêne, Tome 3: Le Roi de Rome

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Tous deux franchirent aisément le mur, et, couchant l'échelle afin de ne point donner l'éveil à quelque patrouille venant à passer, se hâtèrent de descendre le faubourg Saint-Antoine.

L'abbé Lafon portait le gros portefeuille contenant toutes les pièces fabriquées par Malet; le général, sous son manteau, tenait ses deux pistolets tout armés, prêt à faire feu sur quiconque lui aurait barré le passage.

Ils allaient ainsi isolés, aventureux, confiants, dans la nuit noire, à la conquête de Paris et du monde.

Don Quichotte-Malet et Sancho-Lafon déambulaient donc gravement, sans se douter de la folie de leur équipée, se retournant à peine de temps en temps pour s'assurer qu'ils n'étaient point suivis.

Ils allaient, emportés par leur rêve: le général évoquant la vision de Napoléon prisonnier, détrôné, fusillé peut-être; l'abbé voyant le roi Louis XVIII sacré à Reims et lui remettant la barrette de cardinal.

Ils n'échangeaient aucune parole, ayant hâte d'arriver et craignant d'être rejoints, si l'alarme avait été donnée chez Dubuisson.

Enfin ils atteignirent, sans avoir attiré l'attention de qui que ce fût, la rue Saint-Gilles, au Marais, proche la place Royale. Là, dans le cul-de-sac Saint-Pierre, était le logis du moine Camagno.

Malet et Lafon firent tomber dans la boîte, placée à la porte et s'ouvrant intérieurement, les deux fragments de la lettre qui devaient servir de signe de ralliement.

Presque aussitôt la porte s'entre-bâilla.

Le moine les attendait. Il avait une paire de pistolets passés à sa ceinture et sur l'épaule il portait un tromblon.

Rateau et Boutreux se trouvaient dans une salle basse.

Le moine, guidant Malet, lui fit voir trois chevaux attachés à des anneaux dans la cour.

Sur la table de la salle où se tenaient Boutreux et Rateau, des pistolets, une épée, un sabre, un costume de général de division et une ceinture tricolore, étaient rangés.

—Je vois que mes ordres ont été compris et exécutés... c'est d'excellent augure! dit Malet.

Et, tout en souriant, comme s'il s'agissait d'une promenade ou d'une soirée réclamant la grande tenue, Malet revêtit le costume de général apporté par sa femme. Il y ajouta les épaulettes de général de division; Malet n'était que brigadier.

Quand il fut habillé, il dit à Boutreux:

—Prenez cette ceinture et passez-la sous votre redingote... vous êtes commissaire de police du gouvernement national provisoire!...

Boutreux ceignit l'écharpe, donna un coup de poing sur son chapeau, et, prenant aussitôt l'air casseur d'un vieil argousin, l'ancien séminariste se déclara prêt à empoigner tout récalcitrant.

Le caporal Rateau était venu en manches de chemise. Il n'avait pu sortir de sa caserne habillé.

Malet lui montra dans une malle qui appartenait à Marcel, dont l'absence avait été annoncée par un billet envoyé à Camagno, un costume d'état-major.

—Je t'avais promis de l'avancement, mon garçon, dit Malet... Je tiens ma parole!... Te voilà capitaine... endosse cet uniforme: je te fais mon aide de camp!...

—Merci, mon général! vous n'aurez affaire ni à un clampin, ni à un traître... je vous le jure!...

—Bien, je compte sur toi... je compte sur vous tous, mes amis!... Ah çà! pourquoi le major Marcel n'est-il pas ici?... Est-ce que, par hasard, il aurait eu peur? demanda Malet. Sait-on les motifs de son manque de parole?... car il avait bien promis d'être des nôtres...

—Le billet qu'il m'a fait tenir, dit Camagno, ne contenait que ces deux lignes: «Ne m'attendez pas. Je reprends ma liberté d'action. J'ai rencontré le colonel Henriot. Brûlez ceci.»

—Pas autre chose?... c'est bizarre! fit Malet, soucieux. Que veut dire cette rencontre du colonel Henriot?... Est-ce que le colonel l'aurait dissuadé?... Bah! à nous cinq nous suffirons... il vaut mieux ne livrer le combat qu'avec des amis résolus et confiants... comme vous, compagnons!... Mais assez de paroles, agissons!... A cheval! et marchons sans plus tarder sur la caserne des Minimes... c'est à deux pas!...

—Impossible de sortir à présent! dit Lafon qui s'était rendu dans la cour. Écoutez! il pleut à torrents... j'ai dû faire rentrer les chevaux à l'écurie...

—La pluie! grommela Malet ironiquement. Ah! oui, on ne fait pas de révolutions en temps d'averse, c'est Pétion qui a dit cela... il s'y connaissait, le maire de Paris... Eh bien! attendons que la pluie cesse et soupons pour tuer le temps!

Le moine avait cave garnie et buffet suffisant.

On mangea, on trinqua, on alluma un bol de punch et l'on porta des santés qui étaient de véritables antiphrases, puisqu'on n'y parlait que de la mort des gens: Napoléon d'abord, puis Cambacérès, Rovigo; enfin les fidèles maréchaux, comme Ney et Lefebvre, étaient de ceux dont le peloton d'exécution débarrasserait la France. Marie-Louise serait renvoyée en Autriche et le petit roi de Rome confié à des corsaires qui en feraient un mousse, et plus tard sans doute un bon matelot, destiné à ignorer toujours sa naissance.

Cette beuverie intempestive, ce bavardage inutile firent perdre aux conspirateurs un temps précieux.

Il est presque certain qu'ils n'eussent pas réussi davantage en s'abstenant de boire et de causer jusqu'à trois heures du matin, mais leurs chances de surprendre les autorités endormies, les grands fonctionnaires isolés, ne pouvant communiquer entre eux, ni échanger leurs doutes sur la réalité de la nouvelle, eussent été plus fortes.

A trois heures et demie seulement, la pluie ayant enfin cessé, Malet, Rateau et Boutreux quittèrent le cul-de-sac Saint-Pierre.

L'abbé Lafon et Camagno devaient rester rue Saint-Gilles, attendant les événements et prêts à exécuter les missions que Malet leur confierait.

Camagno avait réclamé l'honneur d'être le premier à porter à Ferdinand VII la nouvelle de sa prochaine restauration, et l'abbé Lafon, tandis que Malet et ses deux acolytes parcouraient Paris, devait rédiger des brevets et copier des proclamations. Il s'était réservé d'informer le comte de Provence à Londres, et le pape à Fontainebleau, du changement, si favorable pour eux, qui s'accomplissait dans les destinées de la France.

Malet se rendit directement à la caserne Popincourt, qui était toute proche; c'était l'ancienne caserne des gardes françaises. Là se trouvait la 10e cohorte.

Rateau et Boutreux, aussi résolus que leur chef, car ils tentaient cette impossible aventure avec une hardiesse inconsciente autant admirable qu'extraordinaire, frappèrent rudement à la porte de la caserne.

Une sentinelle était placée à l'intérieur. Elle appela aux armes.

Le chef du poste accourut, effaré. Il reconnaissait un général, il crut à une ronde exceptionnelle. Il salua et attendit les ordres.

Malet lui commanda d'aller prévenir le colonel de la cohorte qu'un général—le général Lamotte—avait à lui parler.

Ce nom de Lamotte que prenait Malet, se dédoublant, était celui d'un officier, ignorant de la conspiration et de l'abus que l'on faisait de sa personnalité. Le véritable Lamotte eut, plus tard, beaucoup de peine à se disculper. On crut longtemps qu'il était au courant des projets de Malet. Celui-ci avait choisi ce nom au hasard sur la liste des généraux et sans connaître celui dont il empruntait l'identité.

Suivant le chef de poste, Malet gagna la chambre du colonel Soulier. Un brave homme, ce Soulier, pas très intelligent, ayant fait les campagnes d'Italie et qui, se souvenant du glorieux Premier Consul, aimait beaucoup l'Empereur. Il expia cruellement sa crédulité.

Réveillé en sursaut, surpris de la visite d'un général dans sa chambre, accompagné d'un aide de camp, et d'un commissaire de police, éclairés par un falot, Soulier demanda, en se frottant les yeux, ce qu'il y avait.

—Je vois que vous n'avez pas été averti, dit Malet d'une voix tranquille. Eh bien! l'Empereur est mort! Le Sénat, rassemblé cette nuit, a proclamé un gouvernement provisoire. Je suis le général Lamotte: voici des ordres que j'ai à vous transmettre de la part du général Malet, nommé gouverneur de Paris, et je dois m'assurer de leur exécution!...

Soulier était malade. La nouvelle qu'il apprenait si inopinément lui ôta toute présence d'esprit, tout raisonnement. Il fut le jouet d'une illusion qui lui sembla réelle et lui coûta la vie.

Le pauvre homme se leva tout abattu. Il cherchait ses vêtements, en proie à un trouble total et prenant un objet pour un autre, enfilant de travers caleçon et pantalon, se trompant de pied pour se chausser; il ne parvenait pas à s'habiller. Le commissaire de police improvisé lui donna lecture du sénatus-consulte, et d'une lettre signée Malet. Ce document portait que le général Lamotte devait lui transmettre les ordres nécessaires pour l'exécution du sénatus-consulte.

Il y était dit formellement: «Vous ferez prendre les armes à la cohorte dans le plus grand silence et avec le plus de diligence possible. Pour remplir ce but plus sûrement, vous défendrez qu'on avertisse les officiers qui seraient éloignés de la caserne. Les sergents majors commanderont les compagnies où il n'y aurait pas d'officiers.»

A ces ordres qui pouvaient présenter un caractère de vraisemblance, étant admise l'hypothèse de la mort de Napoléon exacte, se trouvait jointe une mention visant spécialement Soulier, et qui était susceptible de mettre en défiance le naïf colonel.

«Le général Lamotte, portait cet ajouté, vous remettra un bon de cent mille francs destiné à payer la haute solde accordée aux soldats et les doubles appointements aux officiers.»

Un second post-scriptum prescrivait au colonel Soulier de se rendre à l'Hôtel de Ville avec une partie de ses troupes, d'y remettre un pli au préfet de la Seine et de veiller à ce qu'une salle fût préparée pour recevoir le général Malet et son état-major, à huit heures du matin.

Le crédule Soulier ne conçut pas le moindre doute sur la vérité des événements qu'on lui annonçait ni sur la régularité des ordres qui lui étaient transmis. Le bon de cent mille francs et le brevet de général de brigade qui l'accompagnait avaient sans doute une force persuasive grande. Il ne fit aucune objection à cette étrange recommandation de ne pas prévenir les officiers ne couchant pas à la caserne.

Il manda son capitaine adjudant-major, nommé Antoine Picquerel, et lui communiqua la nouvelle avec l'ordre de faire prendre immédiatement les armes à la troupe.

Malet descendit avec le colonel dans la cour et fit former le cercle. Boutreux, solennellement, lut le sénatus consulte et la proclamation.

Il fut constaté et déclaré plus tard que Malet, en s'avançant au milieu des troupes, avait échangé des regards d'intelligence avec Picquerel, l'adjudant-major, avec un autre officier nommé Louis-Joseph Lefèvre, lieutenant.

Tous deux étaient vraisemblablement affiliés aux Philadelphes et connaissaient, au moins dans son but, les projets de Malet. Ces deux officiers nièrent devant le conseil de guerre toute connivence.

La lecture faite par Boutreux fut écoutée sans mouvement. Aucun cri, aucune protestation ne s'élevèrent. Le système de l'obéissance passive stricte a ses inconvénients. Le chef disait à ses hommes que l'Empereur était mort, ils le croyaient; c'était au rapport et tout ce qui se trouve au rapport est vrai; un autre chef, leur adjudant-major, leur colonel, leur faisait faire demi-tour et leur ordonnait de marcher sur l'Hôtel de Ville ou de suivre un général dont ils ignoraient le nom, mais dont ils reconnaissaient le grade, sans hésiter, sans réfléchir, sans discuter; ces machines à obéir obéissaient; on ne saurait ni leur en faire un crime, ni leur refuser même des compliments pour leur soumission aveugle à des ordres ayant l'apparence régulière. Un rouage n'est pas responsable de sa mise en mouvement. La bielle, le piston, le volant ne discutent pas avec la main qui tient le levier. Aucun soldat ne fut d'ailleurs inquiété par la suite, et si les officiers furent compromis, jugés et condamnés, ce fut par un abus de pouvoir, par une répercussion de la venette éprouvée et par une injuste sévérité. Ils n'avaient été qu'agents de transmission, et se croyaient à couvert par le grade supérieur du mécanicien.

Malet, dont l'énergie croissait avec les événements, enchanté de la tournure que prenaient les choses, assuré d'avoir une force armée à sa disposition, s'investit aussitôt du commandement d'une partie de la cohorte, mille hommes environ, et laissa une compagnie au quartier pour servir d'estrade à Soulier, qui devait se rendre à l'Hôtel de Ville.

Avec les soldats dont il se trouvait ainsi le chef, lui, prisonnier quelques heures auparavant, Malet se dirigea sur la prison de la Force. Là, devait s'accomplir un de ces coups hasardeux, qui, par son invraisemblance et aussi son inutilité, devait ajouter à la fantasmagorie de ce complot surprenant.

Les soldats sortirent de la caserne, inconscients, disciplinés, passifs, ne sachant où on les menait, mais disposés à y aller, tant est grande l'habitude de l'obéissance. Aucun ne songeait à discuter les ordres. Il y avait de la stupeur dans les esprits. La machine militaire fonctionnait avec sa régularité accoutumée. Rien ne semblait changé. L'impulsion était donnée par un général ayant le même costume, la même apparence que les chefs ordinaires dont on exécutait les ordres sans les examiner. Les hommes de la 10e cohorte, rompant avec toutes leurs habitudes, se dégageant de la seconde nature que l'uniforme, l'exercice, la caserne leur avaient donnée, pouvaient-ils délibérer? Jamais il ne leur était venu à l'idée de douter de la légitimité d'un ordre donné. La soumission aveugle était chez eux passée à l'état d'instinct. Ils se trouvaient accomplir journellement des actes impulsifs, où le jugement n'avait rien à voir. Pourquoi se seraient-ils transformés, ce matin-là, en logiciens, en analystes, en subtils policiers? Ce n'étaient point des baïonnettes intelligentes, c'étaient de bonnes, de fidèles baïonnettes. Qui pourrait leur reprocher leur docilité? Là est la marque de l'esprit supérieur de Malet, ayant calculé et prévu ce qu'on pouvait attendre de la discipline invétérée.

Tout au plus, en défilant dans les rues désertes de Paris endormi, l'un à l'autre, ces militaires, transformés à leur insu en insurgés, se disaient-ils avec étonnement, attristés sans doute, car la plupart adoraient et admiraient Napoléon, mais nullement défiants:

—Comme ça, l'Empereur, il est mort!... C'est bien malheureux! Qui donc, à présent, battra les ennemis?...

Ils allaient, mornes, résignés, passifs, un peu stupides, n'osant envisager les conséquences de la terrible nouvelle, incapables pour la plupart de raisonner, attendant les ordres comme les événements et s'occupant de marcher en cadence et de bien balancer les bras.

Les officiers, eux, réfléchissaient davantage. Ils tenaient la nouvelle pour exacte. L'Empereur n'était-il pas mortel? Son éloignement, la rareté des dépêches de Russie permettaient toutes les suppositions. «Il y a peut-être longtemps qu'il a été tué, disaient les plus malins; on nous a caché sa mort pour préparer un nouveau gouvernement!»

Les ordres reçus auraient pu les trouver plus récalcitrants. Ce sénatus-consulte disposant du pouvoir, l'Empereur mort, n'était-il pas un acte révolutionnaire? Le trône n'était pas vacant parce que Napoléon venait à disparaître. On n'était plus à l'époque où de la première Impératrice vainement un héritier était attendu. Le successeur de Napoléon existait: il se nommait le Roi de Rome. Tous ces soldats et tous ces officiers avaient entendu les salves et les carillons proclamant la naissance de celui qui devait s'appeler, son père mort, Napoléon II. Nul n'y songea. La dynastie n'avait pas pénétré l'esprit public. Napoléon était considéré comme seul soutien de l'Empire: le trône s'écroulait du jour où il n'y siégeait plus. Il apparaissait isolé, dans sa gloire, sans descendants comme il avait été sans aïeux.

Un des principaux auteurs de la conspiration Malet, le général Lahorie, complice inconscient aussi, l'avoua franchement devant le conseil de guerre:

—J'avais vu le 18 Brumaire, dit-il, une révolution qui s'était faite de la même manière; je croyais qu'il s'agissait de la formation d'un nouveau gouvernement, et j'y apportais mon concours, comme j'avais concouru au 18 Brumaire. Un sénatus-consulte pouvait, selon moi, en disposer à sa mort. Je ne suis pas légiste, je suis un soldat!...

Il était environ six heures du matin quand Malet, suivi de sa troupe, se présenta devant la Force.

XV
LE PORTRAIT

Au palais de Saint-Cloud, le 23 juillet 1812, un officier d'administration, en grand uniforme, attendait, dans un salon, au milieu de divers fonctionnaires, une audience de l'Impératrice.

C'était un homme jeune, assez grand, d'une corpulence déjà marquée, aux traits forts, mais dont la physionomie, en apparence vulgaire, était comme illuminée par un sourire étrange, profond, terrible...

Cette inoubliable puissance de ce sourire ironique, cruel, pénétrant comme une vrille, échappait d'ailleurs à la plupart des contemporains vivant côte à côte avec ce jeune officier, qui était attaché aux bureaux du comte Daru.

Un huissier de service appela:

—M. Beyle!

Aussitôt celui que la postérité devait glorifier sous le nom de Stendhal, l'illustre auteur de la Chartreuse de Parme et de Le Rouge et le Noir, pénétra chez l'Impératrice.

Il a écrit lui-même le récit de son audience:

«Je pars ce soir, mandait-il à sa sœur Pauline, pour les bords de la Duna. Je suis venu prendre les ordres de S. M. l'Impératrice. Cette princesse vient de m'honorer d'une conversation de plusieurs minutes sur la route que je dois prendre, la durée du voyage. En sortant de chez Sa Majesté, je suis allé chez S. M. le roi de Rome, mais il dormait, et madame la comtesse de Montesquiou vient de me dire qu'il était impossible de le voir avant trois heures. J'ai donc deux heures à attendre. Ce n'est pas commode en grand uniforme et en dentelles.»

Beyle devait voir le roi de Rome afin de donner à l'Empereur des renseignements oculaires sur l'état de son fils, sa santé, son aspect, sa précocité et son développement.

Il avait en outre une mission particulière de l'Impératrice. Il accompagnait M. de Bausset, l'un des chambellans, porteur du portrait du roi de Rome, que Marie-Louise envoyait à son mari au centre de la Russie.

Quand les deux messagers se présentèrent au quartier impérial, on était au 6 septembre. Le lendemain, le soleil pâle, obscurci par les fumées des canons, devait éclairer quatre-vingt mille cadavres dans cette plaine de Borodino, auprès de la Moskowa, que ces deux fonctionnaires civils atteignaient, de si loin, et après avoir traversé de mornes plaines où fumaient les cendres des villages incendiés, chargés du portrait d'un enfant.

Napoléon attendait avec impatience la rencontre formidable et peut-être décisive que lui offrait Koutousoff. Ses combinaisons n'avaient pas réussi et tout semblait tourner contre lui depuis le commencement de la campagne.

Il n'avait pu rejoindre le prince Bagration, il avait inutilement essayé de déborder Barclay de Tolly; après un mouvement hardi pour tourner les deux armées, Smolensk l'avait arrêté, sans qu'il retirât grand avantage de la prise d'une ville incendiée; enfin, au combat sanglant de Valoutina, où, dans une lutte acharnée à l'arme blanche, le brave général Gudin avait trouvé la mort, l'inertie de Junot, son obstination à ne pas secourir Ney, sa lenteur à traverser un marécage le séparant de l'armée russe qu'il pouvait prendre à revers et anéantir, tous ces insuccès accompagnant des batailles sans résultat sérieux, victoires sans doute, mais qui coûtaient cher et tiraient le meilleur du sang de l'armée, faisaient souhaiter impatiemment une action décisive.

Peut-être, s'il avait pu frapper un grand coup plus tôt, se fût-il rendu aux avis de ses généraux et eût-il séjourné à Smolensk ou à Witebsk. Mais il se disait que l'éclat, le prestige d'une grande et réelle victoire manquaient à sa campagne, et qu'il lui serait impossible de rentrer à Paris, laissant ses armées en Pologne et en Volhynie, sans être précédé de la nouvelle d'une écrasante défaite des Russes. Il lui fallait des drapeaux à accrocher aux Invalides et des canons russes à montrer aux Parisiens.

Napoléon avait pénétré le plan de retraite des Russes. Aussi avec quelle joie vit-il Koutousoff se masser en avant de la Moskowa et se disposer à lui disputer la route de Moscou!

Il se trompait dans ses calculs en livrant bataille, et les Russes ne faisaient pas une meilleure combinaison en l'acceptant. Car la position des Russes n'était pas assez formidable pour arrêter Napoléon, et la bataille perdue lui livrait Moscou, ce que les Russes voulaient éviter; d'un autre côté, une sanglante tuerie, comme celle qui s'annonçait, devait certainement affaiblir les Français et rendre plus difficiles les victoires ultérieures, presque impossible leur maintien en Russie. Des deux côtés, il y eut surprise, déception et faute.

Il est inexact de dire que les Russes avaient fortifié à l'avance Chevardino et Borodino. La grande redoute n'était pas un avant-poste, mais une défense de place. Le champ de bataille se trouva transporté de droite à gauche, par suite de la prise de la redoute de Chevardino.

La bataille n'en était pas moins désirée et considérée comme inévitable dans les deux camps.

En route, marchant sur la rivière Kolotcha, qui traverse le village de Borodino, un jeune Cosaque fut pris par l'escorte de Napoléon.

L'Empereur fit donner un cheval au prisonnier et l'interrogea, tout en chevauchant. Un interprète traduisait les réponses du Cosaque, qui ne se doutait nullement du rang de celui qui le faisait questionner. La simplicité du costume de Napoléon ne permettait pas à cet enfant des steppes, accoutumé aux broderies et aux panaches des chefs, de soupçonner qu'il parlait au glorieux souverain.

Avec une grande loquacité, le Cosaque répondit. Il déclara que prochainement on s'attendait à une grande bataille. La conviction de l'armée était qu'on allait à une défaite. Les Français étaient commandés par un général du nom de Bonaparte qui avait toujours battu ses ennemis. On ne pouvait lui résister qu'en fuyant devant lui. Plus tard, avec des renforts, et quand l'hiver aurait rendu les approvisionnements difficiles, peut-être serait-on plus heureux. Et avec le fatalisme oriental, le jeune cavalier du Don ajouta: «Quand Dieu voudra, il retirera la victoire à Napoléon Bonaparte, mais Dieu ne le veut pas encore!»

L'Empereur sourit de la naïve confidence du Cosaque, et il dit à l'interprète de lui révéler quel était le personnage auprès duquel il cheminait en bavardant si familièrement.

Quand le Cosaque eut appris qu'il se trouvait aux côtés de Napoléon, sa physionomie exprima une stupeur profonde; il sauta à bas de son cheval, se prosterna comme les fanatiques de l'Inde, baisa l'étrier de l'Empereur et, le regardant avec vénération, demeura comme fasciné par la présence de ce conquérant dont le nom, les batailles, la légende avaient, bien des nuits, tenu éveillés sous la tente les hardis cavaliers écoutant un conteur de steppe.

Napoléon, touché de l'admiration que lui témoignait le captif, ordonna qu'on le mit en liberté, et lui faisant donner un cheval avec des vivres et un peu d'argent:

—Va retrouver tes camarades, dit-il, et apprends-leur qu'après-demain l'empereur Napoléon traversera avec ses braves la Moskowa!... Tu es libre; conduis-toi en bon soldat parmi les tiens, et que Dieu te préserve de nos balles!...

La journée du 6 septembre s'écoula gaiement au camp français.

Les feux allumés, la soupe en train, les armes nettoyées, grognards et recrues s'abandonnèrent au plaisir de vivre. Pour combien d'entre eux cette veillée des armes, si insoucieusement passée, devait être le seuil de l'éternité! Quelques provisions chapardées aux détours des villages, une distribution plus abondante faite par le service des subsistances, la vue de l'Empereur, parcourant à cheval et la lunette à la main le champ de bataille désigné, la certitude d'être vainqueurs le lendemain, et l'espoir d'arriver à Moscou et de s'y reposer, mettaient la bonne humeur et l'animation partout dans le camp français.

Tout était sombre, au contraire, du côté des Russes. Le général ne comptait guère sur la victoire et les soldats priaient et se lamentaient, s'attendant tous à ne pas survivre au désastre du lendemain.

Bien que l'issue de la sanglante bataille dût prouver la vaillance de ces Russes, si accablés avant l'action, on ne semblait dans leur camp espérer le salut qu'en un secours extra-terrestre.

Une grande cérémonie religieuse fut ordonnée par Koutousoff. On promena devant le front de l'armée une Vierge sauvée de l'incendie de Smolensk, et à laquelle on attribuait le pouvoir de préserver la Russie. Les anges, disaient les chefs aux crédules soldats, pour empêcher que la sainte protectrice ne tombât aux mains des Français impies, avaient emporté la madone sur leurs ailes à travers les flammes de la ville prise d'assaut. Tant qu'ils conserveraient cette Vierge au milieu d'eux, les Russes seraient invincibles.

La procession, immense, majestueuse, imposante, se déroula d'un bout à l'autre de la ligne des Russes. Koutousoff, bien qu'au fond partageant l'incrédulité de ces philosophes français si bien reçus autrefois à la cour de l'impératrice Catherine, et avec lesquels il avait soupé jadis et fait profession d'athéisme, suivait tête nue, et l'air recueilli, la théorie des popes formant cortège à l'archimandrite, devant qui l'image miraculeuse était portée par des officiers, à travers les tentes et les bivouacs. Jusqu'à la tombée du jour elle se prolongea. Du camp français on pouvait apercevoir, dans les brumes du crépuscule, les flambeaux et les cierges des prêtres défilant, et les chants religieux, traversant la plaine, arrivaient jusqu'aux oreilles des troupiers de Napoléon, qui s'en moquaient.

Il est certain que l'Empereur, prenant avec méthode ses dispositions pour le combat du lendemain, et ses soldats festoyant pleins de gaieté, pareils à ces braves de l'antiquité qui s'attendaient à souper le soir chez Pluton, étaient plutôt dans la logique de la guerre. Mais la préparation superstitieuse des Russes avait sa raison d'être et sa force. Ce peuple dévot puisait une énergie et une confiance considérables dans la persuasion d'un secours céleste. La madone, en insufflant dans les âmes la possibilité d'être plus forts que la fortune et de triompher de Napoléon par la volonté divine, suppléait à l'insuffisance d'Alexandre et de ses généraux. Les popes, en usant de ce fétiche, réparaient la faute de Koutousoff qui, ayant par trop étendu sa ligne, s'exposait à être débordé par la gauche et ne s'apercevait pas que la prise par les Français de la redoute de Chevardino le mettait dans le plus grand péril. Tous les historiens, en désaccord sur des faits secondaires, sont unanimes à reconnaître que les dispositions de Koutousoff furent mal prises. Le plan de Davout, que Napoléon n'accepta point comme trop aventureux, et qui consistait à les tourner par la gauche, en traversant de nuit les bois d'Outitza, pouvait la forcer à s'acculer à la Moskowa, comme dans un sac dont la redoute était le fermoir. Devant être vaincu, par la force même des positions, s'il put éviter à son armée la destruction complète, si même il eut la possibilité de contester la victoire, ce fut seulement grâce au courage de ses troupes et à la prudence inattendue de Napoléon. La force morale acquise par les Russes au cours de cette procession fut donc pour beaucoup dans cette atténuation de la défaite. La crédulité peut surexciter les âmes. La croyance où un soldat se confie que des puissances célestes combattent à côté de lui et pour lui est de nature à faire pencher la balance. Le vieux Koutousoff sut habilement manœuvrer ce ressort grossier de l'âme russe. Si ses soldats s'étaient moins vaillamment battus, s'ils n'eussent pas si résolument défendu leurs positions et fait payer la victoire, Napoléon les eût certainement poursuivis et anéantis.

Ayant arrêté toutes ses dispositions, l'Empereur revenait vers sa tente quand deux personnages, dont la tenue civile au milieu de tous ces uniformes faisait contraste, frappèrent sa vue.

Il s'approcha avec curiosité. M. de Bausset et Henri Beyle, après avoir salué le souverain, s'acquittèrent de la mission qui leur avait été confiée par Marie-Louise.

Napoléon eut alors un tressaillement subit de joie naïve.

Il sauta vivement à bas de son cheval, se précipita vers la caisse que lui présentaient les deux envoyés de l'Impératrice et de ses mains voulut en faire sauter les barres.

Avec impatience, il laissa faire Roustan et son valet de chambre déclouant la caisse. Il les pressait, trouvant qu'ils n'en finissaient pas et se baissait pour examiner où ils en étaient de leur travail et si le précieux envoi de l'Impératrice allait être dégagé de ses enveloppes.

Enfin le portrait apparut, et les yeux si secs et si froids du grand despote s'humectèrent. Il se contint pour ne pas pleurer devant ses officiers et puisa, à petits coups, trois ou quatre prises dans sa tabatière fébrilement secouée.

Il demeura quelques instants, comme en extase, les bras allongés. On eût dit qu'il voulait faire venir à lui l'image de son fils et la serrer sur son cœur.

L'enfant, dans ce beau morceau de peinture du baron Gérard, était représenté assis dans son berceau, jouant avec un bilboquet.

L'un des messagers fit observer à mi-voix que la boule pouvait figurer le globe du monde et le bâton, le sceptre.

Cette flatterie entendue par Napoléon le fit sourire et l'arracha un instant à sa contemplation. Il ordonna qu'on portât le portrait dans sa tente. Aussitôt il s'y précipita, congédia tout le monde, et demeura seul, en tête à tête, avec les traits de son fils. Ce fut une profonde rêverie, délicieuse à coup sûr, mêlée aussi de sombres pressentiments. Retrouvant la petite tête blonde et bouclée de l'enfant, si éloigné de lui, qu'il ne devait plus revoir que deux fois, et en de courts épanchements, Napoléon cessait d'être empereur et redevenait homme. Peut-être, en cet instant d'attendrissement, concevait-il l'inanité de toute destinée, l'obstacle des choses, le trompe-l'œil de la grandeur, et se disait-il qu'il avait lâché imprudemment la proie du bonheur pour l'ombre de la puissance, et qu'il eût été plus heureux, loin du trône, l'épée au fourreau, passant ignoré, obscur, paisible, dans un chemin tranquille, tenant, père satisfait, son enfant par la main. Un doute lui vint-il alors sur le néant de la grandeur et sur la réalité des joies simples, les contentements du cœur, à la portée du plus humble de ses sujets, et qui lui étaient, à lui, interdits?

Dans sa joie de revoir la figure innocente et douce de son enfant, Napoléon, chassant la tristesse qui l'envahissait à la pensée de la distance énorme et des événements formidables le séparant de son fils, voulut que l'armée partageât son plaisir paternel.

Il donna donc l'ordre de placer le tableau hors de sa tente, sur une chaise...

Alors les maréchaux, les généraux, les officiers, par courtisanerie surtout, puis ensuite les soldats, tous ceux de Friedland et ceux de Rivoli, plus sincères dans leur rude enthousiasme, avec assez de fanatisme, défilèrent devant le portrait du roi de Rome, heureux de saluer l'image du fils de leur dieu.

Ce n'était plus la procession des Russes, la Madone miraculeuse devant laquelle s'agenouillait la superstition d'un peuple ignorant et farouche; c'était l'exaltation d'une armée qui se considérait comme une famille, dont l'Empereur était le père, venant demander la bénédiction d'un enfant.

Toute la journée, le portrait du roi de Rome demeura ainsi exposé à la vue des soldats.

L'Empereur, tout réjoui par la vue des traits de son fils, fut jusqu'au soir allègre et dispos. Il écouta de fort bonne humeur le récit que lui fit le colonel Sabvier, arrivé d'Espagne le jour même, de la fâcheuse campagne méridionale. Les nouvelles étaient peu satisfaisantes. La division du commandement, les fautes de Marmont, les succès des Anglais pouvaient indisposer Napoléon. Il ne montra aucun mécontentement et écouta, avec une grave sérénité d'esprit, le rapport de Sabvier sur la bataille de Salamanque. Il dit, en congédiant le colonel, qu'il allait réparer sur les rives de la Moskowa les maladresses commises par ses lieutenants aux Arapiles. Le roi de Rome, par son image, apaisait tout, adoucissait tout et lui rendait supportables des nouvelles, qu'en d'autres circonstances il eût accueillies avec des éclats de colère et des bourrades au mauvais messager.

Au coucher du soleil il jeta un dernier regard sur les positions des Russes et, ayant constaté qu'ils restaient fermes sur leurs lignes, et cette fois ne songeaient à se dérober devant lui, sûr de la victoire, puisque la bataille ne lui échappait pas, il rentra prendre un peu de repos dans sa tente.

Un silence profond s'étendit sur la plaine immense, aux médiocres ondulations, où les ombres, en grandes vagues, roulaient, bougeaient, ondulaient, se perdaient. Les feux des bivouacs çà et là piquaient de rouge ce fond noir, comme des barques voguant dans un océan brumeux. Les cantiques des Russes avaient cessé. Les refrains bachiques et les propos grivois des Français ne troublaient plus le repos du camp. Une petite pluie fine et froide tombait. Les gardes des avant-postes, roulés dans leurs manteaux, se blottissaient contre les maigres troncs des arbres et cherchaient un abri sous les buissons. Un vague soupir, la respiration de trois cent mille hommes endormis, montait doucement, comme une haleine d'enfant sommeillant dans un berceau. Ce calme, cette tranquillité, étaient le prélude du tumulte sauvage et du fracas sinistre du lendemain. Rien n'évoquait l'aspect de charnier sanglant, de cimetière lugubre que d'un soleil à l'autre allait prendre cette plaine muette, paisible, où comme des laboureurs, las du travail du jour et reposant leurs membres pour la pacifique besogne qu'on devrait reprendre à l'aube, fantassins, cavaliers, pontonniers, artilleurs s'étendaient insoucieux, béats, se gaudissant auprès des grands feux, rêvaient des jolies femmes et des vivres succulents qu'on trouverait à Moscou, les Russes battus.

Dans la dernière ronde qu'il avait voulu faire pour s'assurer que les Russes n'avaient pas bougé, surpris par la pluie glaciale, Napoléon fut transi et un gros rhume, qui devait le lendemain lui donner la fièvre et embarrasser son activité cérébrale, le saisit.

A trois heures du matin, selon les ordres de l'Empereur, les troupes prirent les armes en silence. Le brouillard était froid et épais. A la faveur de ce rideau, le prince Eugène se porta vis-à-vis du village de Borodino, en face de la grande redoute; la rivière Kolocha fut traversée; Ney et Davout prirent leurs positions; tandis que Friant avec le maréchal Lefebvre et la garde se massaient au centre, Poniatowski filait à droite par les bois et les canonniers debout, derrière les pièces de trois grandes batteries, attendaient le signal.

L'Empereur avait pris son cantonnement à la redoute de Chevardino. Murat passa devant lui et le salua théâtralement.

Ce cabotin héroïque était costumé, on pourrait dire déguisé, comme pour une représentation au Cirque. Il portait une tunique de velours vert où les passementeries d'or s'entre-croisaient, une toque polonaise à plumes, des bottes jaunes, oh! les belles bottes, armées d'éperons démesurés. Jamais les généraux de la Commune de Paris, si ridiculisés depuis, bien que les obus du Mont-Valérien qu'ils affrontaient fussent fort sérieux, n'arborèrent défroque si pompeuse et si carnavalesque. Murat avait jeté son sabre. Il brandissait une cravache, disant: «C'est assez bon pour chasser les Cosaques!»

Ce Murat, vulgaire, brutal, trop chamarré, plus saltimbanque en apparence que guerrier, fut cependant le héros de cette bataille de géants que les Russes nomment le Borodino et nous la Moskowa.

L'écuyer de cirque lança quatre fois des masses formidables de cavalerie—et par cavaliers! les cuirassiers de Latour-Maubourg, les carabiniers du général Defranc,—contre les carrés d'infanterie russe. Il fut tout, il fut partout. Il remplaçait Davout, le premier des lieutenants de Napoléon, souffrant, au début de la bataille périlleuse. Il fut aux côtés de Ney, le brave des braves, au plus fort de l'action. Il franchit le ravin que défendait la garde russe, enleva la légendaire redoute, occupa la position de Séménofskovié, et, devant l'histoire, affirma la victoire de la Moskowa, contestée plus tard par les Russes. Murat prouva qu'il était Français, puisque toujours coupant l'air de sa cravache fanfaronne, il poursuivit, sous le canon, les derniers bataillons de la garde russe retranchée dans Soski, le point extrême du champ de bataille, proche la rivière.

Murat se trouvait à la tête des premiers soldats du monde, la division Friant, quand cet illustre général fut transporté à l'ambulance où déjà son fils, blessé, était aux mains des chirurgiens. La phalange superbe se trouvait sans chef. Le cabotin sublime accourut: le chef d'état-major Solidet venait de prendre le commandement. Il s'empressa de le céder au beau-frère de l'Empereur. Un boulet passa entre eux deux, au moment où ils se serraient la main pour manifester l'échange du commandement.

—Il ne fait pas bon ici! dit Murat en souriant; ils ont failli me couper ma cravache! Bah! nous n'y resterons pas longtemps en ce mauvais endroit, les Russes vont nous faire de la place!

Et se tournant vers les soldats que les cuirassiers russes chargeaient.

—Formez deux carrés! cria-t-il de sa voix retentissante. Soldats de Friant, souvenez-vous que vous êtes des héros!

—Vive le roi Murat! crièrent les soldats de Friant, et manœuvrant comme dans la cour de l'École militaire, ils formèrent deux carrés dont les feux convergents abattirent en monceaux sanglants et désordonnés les superbes cuirassiers russes. La place était libre et le mauvais endroit devenait supportable.

Murat ne fit pas que charger à la tête des escadrons et commander des fantassins. Il dirigea aussi un feu foudroyant d'artillerie sur les corps russes de Doctoroff et d'Ostermann. Trois cents pièces de canon commandées par lui arrêtèrent les Russes en lui permettant de lancer ensuite sa formidable charge de cavalerie dans les ravins de Semenoffskoïe. En cette journée, où la mort multipliait ses coups, Murat fut vraiment le soldat-Protée; comme alléché, il changeait de costume selon les besoins de l'action et jouait un prodigieux rôle à transformations.

On se faisait des politesses sur le champ de carnage. Les cuirassiers du général Caulaincourt, qui fut tué dans cette charge, passant devant le 9e carabiniers que sabrait la garde russe à cheval, crièrent:

—Vive le 9e! Afin de ne pas humilier... ces braves qu'on débarrassait.

—Vivent les cuirassiers! reprirent les carabiniers, et la mêlée continua, affreuse et sans pitié.

Cette bataille fut atroce. Ney et Murat, comme les héros de l'antiquité, apparurent invincibles et invulnérables. Le massacre dépassa tout ce qu'on avait vu auparavant. Ni dans les temps anciens, ni dans les guerres modernes, malgré l'énergie du combat individuel, dans les guerres à l'arme blanche, et la puissance destructive de l'artillerie et des fusils à tir rapide dans les batailles contemporaines, l'intensité de la tuerie n'atteignit semblable horreur. Trente mille Français furent tués, soixante mille Russes restèrent sur le champ de bataille. Quarante-sept généraux et trente-huit colonels se trouvèrent hors de combat de notre côté. A côté de ces quatre-vingt-dix mille cadavres, vingt mille chevaux blessés erraient, avec des hennissements lugubres, parmi les caissons démontés.

Rien que la nomenclature des chefs atteints dans cette épouvantable collision prouve l'acharnement de la lutte: le général en chef de l'armée russe du Dniéper, le prince Bagration, avait été tué lors de l'assaut de la grande redoute. Dans nos rangs, le maréchal Davout, les généraux Friant, Morand, Rapp, Compans, Belliard, Nansouty, Grouchy, Saint-Germain, Bruyère, Pajol, Defranc, Bonamy, Teste, Guillerminet, furent grièvement blessés. Parmi les morts, on releva les généraux Caulaincourt, Montbrun, Romeuf, Chastel, Lanchère, Compère, Dunas, Dessaix, Canonville. Les subdivisions, au milieu de la journée, étaient commandées par des généraux de brigade.

Vers la fin de l'action, le brave Séruzier, général d'artillerie, le père aux boulets, comme on l'appelait familièrement, était occupé à reconnaître l'emplacement d'une batterie, selon lui portée trop en avant, et que menaçaient les Cosaques de Platow, quand une batterie aux champs arriva à ses oreilles.

C'était l'Empereur qui parcourait le champ de bataille et venait réconforter par sa présence les blessés, animer les survivants.

Séruzier s'approche de l'Empereur, qui lui commande de réunir à l'instant tous ses escadrons qu'il veut passer en revue.

—Sire, ce n'est pas le moment d'une revue, répond Séruzier, nous allons être chargés!...

Aussitôt, avec des clameurs sauvages, Cosaques et Baskirs se précipitent sur l'Empereur et les artilleurs. Cette charge formidable comprenait plus de vingt mille cavaliers. L'Empereur se trouvait en péril dans ce retour offensif et Murat n'était pas là.

Séruzier courut à ses canons. Il fit commencer le tir à boulets par les pièces paires, tandis que les impaires mitraillaient. Tous les coups de ce feu terrible portèrent dans la nuée des Cosaques. Le feu était aussi régulier qu'à l'exercice. Les chevaux des Cosaques en tel tas s'amoncelèrent devant les batteries, qu'ils formèrent un retranchement. L'Empereur souriait:

—Allons, dit-il à Séruzier, puisqu'ils en veulent encore, donnez-leur-en!...

Quatre cents bouches à feu tirèrent alors sur la cavalerie russe, qui se retira en désordre et atteignit la garde massée en arrière. On ne faisait plus de prisonniers. On tuait en masse.

Ce n'était plus l'époque où les savantes manœuvres du général Bonaparte et du Premier Consul enveloppaient les armées d'Alvinzy, de Milan et de l'archiduc Charles, et les forçaient à mettre bas les armes.

Perdu au milieu de cet immense empire russe, ayant tout tiré de la France pour se ruer sur le Nord, n'ayant ni renforts ni aide à espérer, c'était une guerre de farouche extermination que faisait Napoléon. Il se comportait, avec les cavaliers de Murat, avec les fantassins de Ney, avec les artilleurs de Séruzier, comme l'explorateur entouré des sauvages assaillants dans les bois d'Afrique: il ne pouvait se livrer un passage qu'en détruisant tout ce qui lui barrait la route. Terrible bûcheron, il se traçait un sentier rouge dans une forêt d'hommes.

Quand le canon de Séruzier eut refoulé les masses ennemies, l'Empereur voulut quand même passer la revue qu'il avait décidée, croyant l'action finie.

Il distribua des récompenses à tous les braves qui lui étaient signalés. Il manda Ney, déjà maréchal et duc d'Elchingen,—Tolstoï désigne ainsi le brave des braves: «Ney, se disant duc d'Elchingen»,—et aux applaudissements des troupes, le nomma prince de la Moskowa.

Quant à Séruzier, qui l'avait préservé de l'atteinte des Cosaques et avait achevé la déroute de l'ennemi, il lui demanda:

—Quel est le plus brave de tous ceux que tu commandes?

Séruzier répondit simplement:

—Ma foi, Sire, je n'en sais rien! Tout ce que je sais, c'est que je suis le plus capon!

Cette réponse fit rire l'Empereur. Après avoir donné croix et grades aux officiers et soldats de Séruzier, il lui dit:

—Il faut que je finisse par toi, puisque tu es, dis-tu, le plus capon: je te donne quatre mille francs de dotation et le titre de baron!

Napoléon savait récompenser les braves.

La nuit enfin était descendue sur le champ de bataille. La plaine de Borodino n'était qu'une immense ambulance avec, par places, des morgues où des milliers de cadavres gisaient, sanglants, fracassés, défigurés, horribles. Le ravin de Séménofskoié semblait un cercueil immense où l'on avait entassé pêle-mêle les morts. Là s'étaient réfugiés, pour s'abriter de la canonnade, les soldats russes, et Murat avait haché tout ce qui se trouvait de chair vivante sous sa cravache, pire que le marteau d'Attila. Rien ne respirait plus là où ce chevaucheur de la mort avait passé.

La mauvaise foi des Russes a contesté à Napoléon le gain de la bataille de Borodino ou de la Moskowa.

Koutousoff eut l'impudence d'écrire à Alexandre qu'il avait battu les Français et que s'il se retirait devant Napoléon, c'était pour conserver ou sauver Moscou, la ville sainte. Rostopchine, en brûlant la capitale moscovite, évacuée sans avoir été défendue, devait contredire cette audacieuse assertion.

L'armée française a couché sur les positions conquises de Borodino. Elle a occupé les redoutes élevées par les Russes. Koutousoff a reporté son armée en arrière. La bataille a été acceptée par les Russes pour couvrir et sauver Moscou, et si Napoléon est entré quelques jours après au Kremlin, l'évidence des faits prouve que Koutousoff a menti et que les Russes ont bien été vaincus le 7 septembre. Que la victoire ait été achetée cher, et qu'à la suite des désordres de la retraite hivernale, ses résultats aient été insignifiants, sauf pour les pauvres diables qui trouvaient la mort en ce champ funeste, ceci est indiscutable. La mauvaise foi slave a eu tort de nier les faits.

Le célèbre romancier russe, Tolstoï, qui est tombé depuis dans un complet gâtisme humanitaire et mystique, a prétendu que la bataille de Borodino «était la première que Napoléon n'ait pas gagnée».

Il a contesté avec sincérité l'influence du rhume de cerveau ayant paralysé le génie si actif de Napoléon; sans ce coryza, disait-on, la Russie eût été perdue et la face du monde aurait changé. Il a déclaré dans son ouvrage Napoléon et la campagne de Russie que le rhume de l'Empereur n'a pas plus d'importance historique que le rhume du dernier des soldats du train. Il reconnaît que le plan de Napoléon n'est en rien inférieur à celui des campagnes précédentes, mais il affirme que cette glorieuse et meurtrière rencontre ne pouvait qu'être inutile. «Le résultat immédiat de cette bataille, dit-il, fut pour les Russes d'accélérer la chute de Moscou, ce qu'ils redoutaient le plus au monde, et pour les Français de hâter la destruction de toute leur armée, ce qu'ils avaient raison de craindre par-dessus tout.»

Tolstoï ici a raison. La boucherie de Borodino ne livra pas la Russie à l'armée française, ne contraignit pas Alexandre à proposer la paix et elle affaiblit terriblement Napoléon.

Et ici, il faut rendre une fois de plus hommage à ce grand capitaine,—tout en déplorant au nom de l'humanité ces exterminations en masse reconnues infécondes par les historiens, par les philosophes, par les hommes d'État,—que jamais son génie ne fut plus puissant, plus universel, plus omnipotent qu'à la Moskowa.

Séparé de la France par d'énormes distances, sentant derrière lui remuer l'Allemagne prête à courir aux armes et à le frapper dans les reins s'il était vaincu, préoccupé de livrer une bataille décisive pour épouvanter l'empereur de Russie et ses conseillers, croyant que la paix lui serait offerte après cette hémorragie, il accepta le combat, mais, pour la première fois, il sentit la gravité des pertes subies.

Il dirigea toute la mêlée à distance, laissant faire Ney et Murat. Ce sont pourtant ses dispositions qui assurèrent la possession finale du champ de bataille.

Mais, penché sur la plaine, il regardait avec une angoisse indescriptible fondre et disparaître un à un ses régiments. Comment les remplacerait-il? Telle était la pensée qui le rongeait pendant l'action. Il était semblable au joueur hardi martingalant et qui se demande s'il lui restera assez d'or pour tenter la chance jusqu'au bout et forcer la fortune.

A dix heures du matin, on vint lui annoncer que la grande redoute avait été enlevée à la baïonnette par le 30e de ligne, commandé par le général Bonamy, de la division Morand. Ney et Murat envoyèrent alors Belliard demander à Napoléon de faire donner sa garde pour achever la déroute. Il refusa, et, sagement, trouvant que c'était tôt d'engager sa garde dans la matinée. Il accorda cependant la division Friant.

Après la prise du ravin, Ney et le vice-roi réclamèrent encore les secours de la garde. Napoléon ne consentit qu'à lancer la division Claparède, de la jeune garde.

Quand Poniatowski, ayant fini d'occuper les bois, enleva à droite Outitza, sur la vieille route de Moscou, et que l'armée russe débordée eut commencé son mouvement de retraite, l'Empereur répondit au maréchal Lefebvre qui le suppliait de lui permettre d'achever l'écrasement des Russes et de les f.... dans la Moskowa, la baïonnette de ses grenadiers au c...:

—Non, mon vieux camarade, je ne te laisserai pas te couvrir de gloire aujourd'hui... Tes grenadiers ont assez gagné de batailles!... Les Russes sont en désordre. Mais ce sont de bons soldats. Voici les meilleures troupes du czar devant nous battant en retraite. Ils ne sont que dix-huit mille environ ces survivants de la journée; mais dix-huit mille combattants solides et désespérés, acculés à une rivière, peuvent se défendre brillamment...

—Sire, nous les aurons! dit Lefebvre, impatient de combattre.

—Je le sais bien, par Dieu! que nous les aurons, répondit l'Empereur, mais combien de mes braves succomberont dans cette suprême lutte?... Je ne veux pas faire démolir ma garde!... à huit cents lieues de France on ne risque pas sa dernière réserve!... Duc de Dantzig, avant peu peut-être, je ferai appel à ma garde!... Pour le moment, qu'elle se contente d'admirer l'armée qui a vaincu et qu'elle se dise qu'après avoir fait une entrée triomphale dans Moscou, je ne puis rentrer à Paris, seul, comme un général vaincu!...

Il ne croyait pas ainsi prophétiser. Il faut reconnaître que sa sagesse et sa prudence furent alors dignes de son génie. Ce n'était plus le téméraire conquérant d'Égypte, l'audacieux vainqueur d'Italie, le confiant preneur de capitales; l'esprit de prévoyance lui venait. Il regardait en arrière. Embarqué pour un atterrissage inconnu, il se préoccupait du retour. S'il lui fallait livrer le lendemain une seconde bataille, avec quoi irait-il au combat? On ne remplace pas les hommes tués aussi facilement que les cartouches tirées. Il avait raison de ménager la poignée de braves qui lui restait, car si Koutousoff et les historiens russes ont dit juste, la victoire de Borodino a plus contribué à la perte de Napoléon qu'un insuccès. Si les Russes eussent arrêté sa marche en avant, Napoléon eût ramené ses troupes à Smolensk ou à Witebsk. Il eût pris ses cantonnements d'hiver et avec des soldats ravitaillés, refaits, endurcis au froid, il eût, en 1813, consommé l'occupation de la Russie et signé la paix à Pétersbourg.

Napoléon, le soir de la bataille, d'abord donna ses ordres pour le pansement des blessés et convertit en ambulance l'abbaye de Kolotskoï, visita le champ de bataille, où l'infatigable Larrey, pendant trois jours, banda les plaies, pratiqua les premières amputations, distribua des cordiaux et de la charpie aux malheureux râlant sur le sol fangeux. Puis il rentra, triste et pensif, sous la tente.

Le portrait du roi de Rome frappa ses regards.

—Enlevez, cachez ce tableau! dit-il vivement au général Gourgaud, ce pauvre enfant voit de trop bonne heure un champ de bataille... et quel champ de bataille!

Il se laissa tomber fatigué, découragé, pris de la fièvre de rhume, sur un pliant, vainqueur mécontent de sa victoire. Il était effrayé de la violence du carnage et surpris de ne point entendre s'élever du camp les vivats joyeux et les bruyantes acclamations par lesquelles ses soldats célébraient ses succès chaque soir de bataille. Jetant les yeux sur une carte déployée et plaçant son doigt sur la France, anxieux, secoué peut-être par un de ces pressentiments qui sont comme le mystérieux garde à vous! que lance dans la nuit de la conscience l'âme-sentinelle, Napoléon se demanda:

—Que disent-ils?... Que font-ils à Paris?... Peut-être a-t-on déjà répandu le bruit que j'étais mort!...

XVI
LA FÉERIE D'UNE CONSPIRATION

La conspiration Malet fut un conte de fées tragiquement achevé. Nous n'en sommes qu'à l'heure fantasmagorique où, comme les citrouilles qui se changent en carrosses, les prisonniers se métamorphosent en ministres, tandis que les ministres vont occuper les cellules évacuées. Paris fut pendant cette mémorable matinée le théâtre d'une prodigieuse et dramatique féerie.

Tandis que Napoléon envisageait, non sans inquiétude, la situation, et se préoccupait, le soir même de la bataille de la Moskowa, de ce que pensait, de ce que faisait Paris, tout en continuant sa marche téméraire sur Moscou, où il entra bientôt, la capitale de l'Empire s'éveillait, surprise par le coup audacieux de Malet.

Nous avons laissé l'étrange conspirateur se rendant, après les ordres donnés à Soulier, à la prison de la Force.

Cette vieille geôle parisienne, célèbre par les événements qui s'y accomplirent durant la Révolution et dont le souvenir s'est aussi perpétué dans les annales judiciaires, car les plus grands scélérats y furent détenus, s'élevait rue Pavée-au-Marais et rue du Roi-de-Sicile. C'était l'ancien hôtel de la famille de la Force. Ses bâtiments avaient été originairement élevés par Charles, roi de Naples et de Sicile. C'est Louis XVI qui transforma en prison l'ancien hôtel royal et ducal. Une propriété voisine, l'hôtel de Brienne, fut achetée par Necker, et servit de maison de détention pour les filles et les comédiens, le For-l'Évêque et le Petit-Châtelet ayant été supprimés. Cette prison, nommée la Petite-Force, subsista jusqu'au règne de Charles X, où elle fut remplacée par Saint-Lazare. Sous le second Empire, cette sinistre bâtisse fut démolie.

Quel motif pouvait pousser Malet à s'arrêter à la porte d'une prison, à s'en faire ouvrir les grilles, au lieu de poursuivre directement sa route vers les ministères, l'état-major, et de s'emparer le plus promptement possible des deux ou trois postes principaux du gouvernement: le commandement militaire, le ministère de l'Intérieur avec la police, l'Hôtel des Postes et l'Hôtel de Ville où devait se rassembler la Commission provisoire?

Malet s'interrompait dans sa marche de risque-tout et faisait ce détour par la rue du Roi-de-Sicile pour délivrer deux prisonniers, deux généraux, nommés Lahorie et Guidal.

Ces deux officiers étaient connus depuis longtemps de Malet, mais n'avaient eu avec lui aucune correspondance, aucune intelligence. Ils étaient, comme lui, gens d'insubordination, mécontents, inquiets, sans grandes opinions de parti, mais prêts à se ranger du côté où soufflerait la révolte. Ils haïssaient l'Empereur, comme ils avaient jalousé le général Bonaparte, et devaient être disposés à seconder les projets de quiconque s'armerait pour renverser le régime impérial.

Lahorie, originaire de la Mayenne, avait quarante-sept ans. Il était de famille noble et se nommait Alexandre Fanneau de Lahorie. Tout jeune, il avait atteint les hauts grades. Général de brigade à trente ans, il était devenu chef d'état-major de Moreau. Les traîtres s'attirent. Moreau avait sans doute apprécié en lui un instrument utile pour ses complots futurs. Compromis dans l'affaire de son général, qu'il voulait retrouver aux États-Unis, Lahorie fut emprisonné à la Force.

Il ignorait certainement les projets de Malet et ne fut pas mis au courant de la supposition imaginée par son ancien camarade. Il crut, lui aussi, à la vérité de la nouvelle de la mort de l'Empereur et pensa concourir à un coup d'État.

Malet avait pu assez facilement surprendre la crédulité de Soulier, le commandant de la 10e cohorte, et les hommes de cette cohorte le suivaient sans hésitation; mais il lui fallait des chefs hardis, des militaires professionnels, capables de maintenir, d'entraîner les troupes, et sur lesquels il pût compter au moment de l'action. Il faut remarquer, en effet, que les hommes de la caserne des Minimes, qui formaient à Malet sa première force armée, étaient de simples gardes nationaux. Napoléon avait emmené en Russie tout ce qu'il possédait de soldats disponibles. La France se trouvait non gardée. Pour assurer le service intérieur de défense et de sûreté, il organisa trois bans de garde nationale. Le premier, composé des hommes non mariés, de vingt à vingt-six ans, qui n'avaient pas été appelés à faire partie des derniers contingents, fut divisé en cent cohortes. Chaque cohorte se composait de onze cents hommes, dont une compagnie d'artilleurs. Les cohortes ne devaient pas sortir des frontières.

Mais les hommes qui faisaient partie de cette armée territoriale ne se dissimulaient pas que Napoléon, le terrible consommateur d'hommes, ne se priverait pas de les envoyer renforcer ses régiments en Espagne, en Allemagne, en Russie, quand il aurait besoin de boucher des vides. Ces gardes nationaux, arrachés à leurs professions civiles, troublés dans leurs affections et dans leurs intérêts, formaient une armée de mécontents. Ils seraient enclins à favoriser le renversement du régime qui faisait d'eux des soldats et les exposait aux sanglantes et lointaines rencontres. Commandées par des chefs ayant réputation militaire, et animés contre l'Empire, ces cohortes fourniraient le levier suffisant pour soulever et abattre le colosse napoléonien. Lahorie et Guidal, sur l'énergie et la haine desquels Malet pouvait compter, seraient les poignées de ce formidable levier humain.

Il est possible que ces deux généraux, Lahorie surtout, ayant été lié avec Moreau, président d'une loge de Philadelphes aux États-Unis, eussent avec Malet d'antérieures relations secrètes, et que la pensée lui vint de les embaucher, à raison de leur affiliation et de la garantie qu'ils lui offraient comme tels. Mais, à l'époque où éclata la seconde conspiration de Malet, les Philadelphes n'avaient plus la même activité qu'en 1808. Lahorie et Guidal, détenus, ne pouvaient pas être des frères bien actifs, et les membres de l'association, les ayant perdus de vue, ne devaient plus guère les compter que comme des affiliés honoraires.

Guidal, âgé de quarante-huit ans, était un Méridional à l'aspect d'homme du Nord. Né à Grasse, il était grand, robuste, avec les yeux bleus et les cheveux blonds. Mis en réforme, il fut compromis dans des troubles qui se produisirent dans le Var, en 1811. On l'accusa, sans preuves certaines, d'avoir voulu livrer nos flottes et nos arsenaux de la Méditerranée aux Anglais. Plus tard, sa veuve intrigua auprès de Louis XVIII pour obtenir une pension. Elle fit valoir les services récents que son mari aurait rendus aux Bourbons, d'abord avec M. de Frotté en 1794, en soulevant des rébellions dans l'Orne, et en favorisant la chouannerie dans ce département, où il commandait. Elle produisit ensuite un certificat surpris probablement à la bonne foi de l'amiral anglais, lord Eymouth, attestant que son prédécesseur, l'amiral Cotton, avait été en rapports avec un agent français, du nom de Guidal, travaillant pour le rétablissement de la royauté. La seule chose qui paraît démontrée, en ces obscures allégations, ayant cependant une apparence sérieuse, puisque la veuve de Guidal s'en autorisait pour solliciter une pension des Bourbons, dont la police pouvait aisément vérifier si oui ou non le général les avait secrètement servis en conspirant sous le Consulat et sous l'Empire, c'est que le fils de Guidal servait à bord des vaisseaux anglais. Lord Eymouth copiant sa déclaration sur les registres du bord ne pouvait se tromper. Ceci d'ailleurs importe peu: le général Guidal, en entrant dans la conspiration de Malet, a plus nui à l'Empereur et a été plus utile aux Bourbons que s'il avait pointé les canons britanniques.

Comme Lahorie, le général Guidal ignorait tout des combinaisons de Malet. Il se montra, comme lui, surpris et joyeux de sa délivrance soudaine, qu'il attribuait également à un coup de force militaire, avec l'appui du Sénat.

Boutreux, continuant à remplir avec dignité et énergie ses fonctions de commissaire de police, s'était fait ouvrir les cellules des deux prisonniers. Il leur notifia gravement un acte de mise en liberté. Tous deux furent étonnés et crurent d'abord à un ordre dissimulé.

Ils pensèrent qu'on leur cachait la vérité, et qu'il s'agissait d'un transfèrement ayant pour but la déportation. Lahorie mit beaucoup de lenteur à s'habiller. Guidal descendit, sa valise à la main, ce qui n'est guère une tenue pour marcher à la tête de troupes rebelles contre le gouvernement établi.

Leur stupéfaction fut grande en trouvant dans la cour Malet, qu'ils savaient être en prison, libre, en grand uniforme, entouré d'officiers et donnant des ordres. Évidemment, pour eux, une révolution s'était accomplie, dont les victimes du système impérial profiteraient.

Malet les embrassa et leur apprit rapidement qu'ils étaient libres, appelés à un commandement, et que l'Empereur était mort. Rien ne leur parut invraisemblable en ces nouvelles.

Guidal s'était lié, dans la prison, avec un Corse, nommé Bocchéiampe, détenu pour complot contre l'Empire. Il demanda à Malet de le mettre aussi en liberté. Boutreux reçut l'ordre de procéder sur-le-champ à l'élargissement de ce brave homme, qui, tout ahuri, fut ainsi englobé dans une conspiration dont il ignora tout, à laquelle il ne comprit rien, si ce n'est que, croyant recouvrer la liberté, il trouva la mort. Tout est fantastique en cette aventure.

—Tu es ministre de la police, dit Malet à Lahorie, tu vas te rendre à ton poste, tu prendras possession de l'hôtel et tu m'arrêteras Savary, mort ou vif.

Lahorie, toujours persuadé qu'il s'agissait d'un second dix-huit brumaire, accepta et s'en fut, on peut le dire, les yeux fermés, à l'hôtel de Savary.

Boutreux et Bocchéiampe avaient mission de se diriger vers la Préfecture de police, dont le titulaire était le baron Pasquier.

Rendez-vous général fut donné à neuf heures à l'Hôtel de Ville où Malet devait se trouver dès huit heures pour l'installation du gouvernement provisoire.

—Allez, dit Malet, en leur remettant des papiers contenant leurs brevets et des ordres pour les chefs de poste, il n'y a pas un moment à perdre, mettez-vous en mouvement!

Un simple planton fut dépêché par Malet à la caserne de la rue de Babylone, où se trouvait la garde municipale.

Le colonel, nommé Rabbe, vieux soldat, dévoué à l'Empereur, et qui avait fait partie de la cour martiale dans l'affaire du duc d'Enghien, vit entrer chez lui, vers sept heures et demie, un adjudant, tout essoufflé.

—Mon colonel, dit l'adjudant, du seuil de la chambre, nous avons beaucoup de nouveau aujourd'hui...

Le messager tremblait, ne trouvait pas ses mots, remuait fébrilement des papiers qu'il tenait.

A la fin, il finit par maîtriser son émotion et apprendre au colonel la mort de l'Empereur, à Moscou, tué d'un coup de feu sur un rempart, disait-on, et il lui lut les ordres qui lui étaient donnés.

Rabbe, très troublé, murmura:

—Nous sommes perdus! qu'allons-nous devenir!

Il ne douta pas une seconde de la vérité de la nouvelle. Il ne songea pas à discuter les ordres transmis. Il fit prendre aussitôt les armes à son régiment, s'habilla à la hâte et se rendit avec un bataillon à l'hôtel de la place, où il était mandé.

Tandis que le brave et naïf Rabbe court ainsi à la mort, le restant de son régiment occupe les postes qui lui sont assignés. Personne ne soupçonne la fraude. Aucune suspicion ne vient aux soldats et aux officiers. On accepte le fait qui s'accomplit. L'obéissance et la discipline triomphent partout.

Lahorie et Guidal s'étaient rendus au ministère de la police générale. Les hommes du poste les laissèrent passer. Pouvaient-ils s'opposer à l'introduction de deux généraux en uniforme, suivis d'un bataillon?

Le ministre de la police était Savary, duc de Rovigo, ancien général de l'armée de la Moselle, aide de camp de Napoléon; il était tout dévoué à l'Empire et à l'Empereur.

Savary était couché quand les conspirateurs le surprirent.

C'était un grand travailleur, et bien souvent il passait les nuits à traduire des dépêches de l'Empereur et à expédier les instructions qu'il avait reçues du quartier général impérial sur tous les points de l'Empire.

Il avait écrit jusqu'à l'aube, cette nuit du 23 octobre, et il se couchait à peine quand il entendit un grand tumulte dans la cour de son hôtel. Un piétinement de chevaux, des voix d'hommes, un remuement d'armes lui parvenaient aux oreilles. Il ne savait à quelle cause attribuer ce bruit, quand son valet de chambre se précipite tout bouleversé:

—Monseigneur! monseigneur! cria-t-il, on vient vous arrêter!

—Quelle folie! dit Rovigo. Voyons, que signifie cette plaisanterie?... J'ai besoin de dormir, qu'on me laisse!...

—Mais, monseigneur, c'est très sérieux, reprit le domestique. L'hôtel est plein de soldats. Il y a en bas un général qui vous demande. Il dit qu'il vient pour vous arrêter... Entendez-vous, ils montent le grand escalier!... Ils montent, monseigneur!...

Et le valet de chambre courut à la porte mettre le verrou, en disant:

—Je suis venu prévenir monseigneur... pensant que monseigneur avait peut-être des papiers à mettre en sûreté...

Savary avait repoussé les draps, et se tenait, immobile, hésitant, pensif, assis sur le bord du lit, ses jambes nues pendantes, ayant à la main le caleçon, que le domestique, en tremblant, lui avait passé, et qu'il ne songeait point à enfiler.

Le duc de Rovigo murmurait, très abattu, en homme qui s'interroge et cherche l'explication d'une accusation imprévue, imméritée:

—Qu'ai-je donc fait à Sa Majesté?... pourquoi a-t-elle donné l'ordre de m'arrêter?... Et il ajouta, entre les dents: Je parie que c'est encore quelque canaillerie de Fouché!... L'Empereur écoute donc toujours ce fourbe, ce coquin!...

La première pensée du ministre de la police était donc qu'on venait, au nom de l'Empereur, s'assurer de sa personne. Il s'efforçait, dans son trouble, de deviner la cause de cette rigueur si soudaine et ne trouvait aucune raison vraisemblable à la mesure de rigueur qu'on lui annonçait.

Un tapage considérable se produisait dans la chambre voisine, et l'empêcha de s'arrêter plus longtemps à cette recherche. On n'allait pas tarder sans doute à lui apprendre pourquoi on venait l'arrêter.

—Au nom de la loi, ouvrez! cria une voix.

Et en même temps, sous la lourdeur des crosses, la porte céda.

Le panneau d'en bas fut enfoncé, et, par cette ouverture, un soldat, baïonnette au canon, pénétra dans la chambre. Puis un autre, puis un troisième surgirent devant le duc, le couchant en joue.

Enfin la porte toute grande fut ouverte et Savary, stupéfait, vit s'avancer un général, apparition surprenante: c'était Lahorie qu'il avait fait coffrer, et qu'il croyait bien gardé, à la Force. Il était pourtant réellement en face de lui, vêtu en général, l'épée au côté, commandant à des soldats qui paraissaient lui obéir, ce prisonnier d'État. Que se passait-il donc? Savary semblait emporté dans un cauchemar, et cependant il se dit qu'il était bien éveillé. S'il ne rêvait pas, c'est que le monde était renversé. Les détenus se promenaient et arrêtaient les gens. C'était à ne pas croire ses yeux.

—Sacré nom de D...! dit Lahorie, familièrement, presque gaiement, ta chambre est comme une forteresse?... Ah çà! mon vieux Savary, tu es étonné de me voir, n'est-ce pas?

Le duc de Rovigo ne put que balbutier:

—C'est donc vous, Lahorie?... que faites-vous ici?... Comment n'êtes-vous plus à la Force?...

—Le gouvernement m'a mis en liberté et remis le commandement de ces braves! dit Lahorie, toujours allègre, l'air plutôt bon enfant.

—Quel gouvernement?... Je ne comprends pas...

—Eh bien! voilà!... L'Empereur est mort!... Le peuple nomme ses magistrats...

—Ah! mon Dieu!... le pauvre Empereur!... s'écria Savary, et, la douleur l'accablant, car il aimait sincèrement Napoléon, il se laissa tomber à la renverse sur son lit.

Il demeura quelques secondes évanoui, puis, sa raison, sa lucidité d'esprit reprirent le dessus. Il devina sur-le-champ une machination. Ce n'était pas qu'il mît en doute la mort de l'Empereur. Cet accident terrible et désastreux était malheureusement dans les choses possibles. Que de fois, durant cette longue et nécessaire campagne de Russie, l'absence de nouvelles avait fait envisager aux amis, aux fidèles de Napoléon, l'hypothèse effrayante de sa mort dans un combat, ou à la suite d'une foudroyante maladie! Le silence gardé par Napoléon depuis plusieurs jours pouvait rendre vraisemblable une catastrophe survenue sous les murs de Moscou. Mais Savary réfléchissait que ce n'était pas un personnage encore en prison la veille, comme Lahorie, qui devait lui notifier un si grand événement. Lui, ministre de la police, aurait dû être prévenu le premier. La délivrance d'un conspirateur détenu ne pouvait avoir été obtenue que par un attentat. L'Impératrice, l'archichancelier Cambacérès avaient donc imaginé, en apprenant la mort de l'Empereur, de le faire arrêter, lui, son ami, son serviteur, le défenseur désigné du roi de Rome? Et puis, qui pouvait leur avoir donné l'idée de mettre en liberté un adversaire du pouvoir impérial comme Lahorie? Il y avait, dans ce coup de théâtre, un mystère et une invraisemblance qui lui firent aussitôt douter de la réalité de la mission de celui qui venait l'arrêter, et de la loyauté du pouvoir au nom duquel Lahorie prétendait agir.

Guidal, qui accompagnait Lahorie, observait, du coin de l'œil, le travail intérieur qui s'accomplissait dans la conscience de Savary, tout à fait réveillé, et reprenant visiblement son sang-froid.

Il se pencha à l'oreille de son camarade et lui conseilla sans doute de tuer Rovigo.

Et il commanda, se tournant vers les soldats:

—Un sergent?...

Puis, comme nul ne répondait:

—Où est le petit Noirot?... reprit Guidal avec un regard sinistre, cherchant autour de lui le sous-officier qu'il avait réclamé, sans doute plus exalté et plus sûr que les soldats présents, qui se chargerait de donner le coup de grâce au ministre.

Un officier, le nommé Fessard, croit-on, qui avait sans doute eu à se plaindre de Savary, dit alors à haute voix, en le désignant de la pointe de l'épée:

—On embroche cela comme une grenouille!...

Savary fit un haut-le-corps et vivement se retrancha derrière une chaise.

Il crut surprendre une expression d'indignation sur la martiale figure de Lahorie.

Il s'approcha de lui et d'une voix émue lui dit:

—Lahorie, mon vieux camarade, nous avons mangé ensemble le pain de munition, campé, bivouaqué, donné des coups de sabre aux Autrichiens ensemble... Souviens-toi de l'armée de la Moselle! Nous avons affronté bien des fois la mort côte à côte, tu ne l'as pas oublié?... On n'oublie pas ces moments-là!... Tu ne vas pas me laisser assassiner?... je suis, comme toi, un soldat, tu ne peux pas être devenu un assassin, je ne puis pas être aujourd'hui ta victime...

Lahorie fit un mouvement d'énergique dénégation:

—Qui parle d'assassiner?... Moi! je ne suis pas un assassin, Savary... où vois-tu ici des assassins?...

—Ces hommes que tu commandes ont des allures de coupe-jarrets... je ne sais ce qui les anime!... Mais toi, Lahorie, tu ne dois pas avoir perdu le souvenir de ce que j'ai fait pour toi, lors de l'affaire Moreau... je t'ai sauvé la vie, alors!

—C'est vrai! murmura Lahorie, remué par ce souvenir et subissant l'influence de la camaraderie évoquée par son ancien compagnon d'armes.

S'avançant rapidement vers Savary, il lui prit la main, la secoua énergiquement, en disant:

—N'aie pas peur, mon vieux!... tu tombes dans des mains généreuses!... Allons! finis de t'habiller, on va te conduire dans un endroit où tu seras en sûreté!...

En tremblant, Savary mit ses vêtements.

Lahorie donna l'ordre au général Guidal de conduire le ministre, avec Desmarets, chef de la haute police, que Boutreux venait d'arrêter, à la prison de la Force.

Ce fut une grosse faute, car si l'on hésitait à tuer le ministre de la police, il fallait au moins le garder comme otage dans son hôtel, et ne pas se priver de Guidal et des hommes d'escorte.

Savary fut conduit en cabriolet à la Force. Il tenta de sauter hors de la voiture sur le quai de l'Horloge, mais il tomba sur le pavé. Des badauds, qui regardaient curieusement passer le cortège, reconnurent le ministre de la police, très peu populaire, s'emparèrent de lui, et, loin de faciliter son évasion, le remirent aux mains des gardes.

Arrivé à la Force, Savary dit au concierge surpris d'avoir le ministre à écrouer, mais obéissant à ce qu'il pensait l'ordre émané d'une autorité régulière supérieure:

—Mon ami, je ne sais ce qui se passe. C'est étrange, c'est inconcevable! Qui sait ce qui en résultera!... Place-moi dans un cachot écarté, donne-moi des vivres et jette la clef dans le puits!...

Boutreux, pendant l'arrestation de Savary, prenait possession de l'hôtel de la police, et arrêtait Desmarets et le préfet, le baron Pasquier. Il installait, comme successeur, le Corse Bocchéiampe, le détenu libéré, trimbalé depuis l'aube parmi les conspirateurs, ne comprenant pas grand chose à ce qui s'accomplissait autour de lui, marchant cependant avec entrain derrière Guidal et Malet vers un but encore mystérieux, et qui, pour ce malheureux embarqué comme un matelot un peu ivre sur un port inconnu, devait être la plaine sinistre de Grenelle.

Pasquier était un poltron et une pauvre cervelle. Il se laissa emmener. Il ne comprenait rien, lui non plus, à cette aventure, mais il ne songea pas un instant à résister, à appeler ses agents, à démasquer l'imposteur qu'il devait au moins soupçonner.

Tout semblait réussir du côté de Malet. La police avec ses deux grandes administrations, le ministère de la Sûreté générale et la Préfecture, la garde de Paris, les gardes nationaux de la 10e cohorte; enfin, le personnel de l'Hôtel de Ville et celui de la préfecture de la Seine, obéissaient aux conspirateurs.

Le colonel Soulier avait occupé, conformément aux ordres de Malet, la préfecture de la Seine. Le préfet était absent.

Le comte Frochot avait l'habitude d'aller coucher tous les soirs à sa maison de campagne à Nogent-sur-Marne. Il n'était pas encore de retour.

Les employés furent rassemblés par Soulier qui leur donna lecture du sénatus-consulte. Personne ne protesta. La nouvelle semblait aussi vraisemblable aux civils qu'aux militaires. Pas une voix ne s'éleva pour demander ce que faisaient Marie-Louise et son fils, ni ce que l'on faisait d'eux. L'Empereur tombé, rien ne restait debout de ce qui l'entourait. Cette constatation, qui n'ôte rien à la grandeur, au prestige de l'Empereur, au contraire, prouve combien le régime était anormal, monstrueux, et affirme l'impossibilité de recommencer sans crime, la folie, après la restauration désastreuse du second Empire, d'espérer jamais un troisième essai.

Un des chefs de bureau de la préfecture, homme érudit sans doute, et voulant user pour communiquer avec son supérieur hiérarchique d'un langage non accessible à l'oreille vulgaire, se hâta d'informer le préfet de ce qui se passait, par un exprès porteur d'un billet où se trouvaient écrits ces deux laconiques termes latins: Fuit Imperator (L'Empereur a vécu). C'était la formule consacrée à Rome pour annoncer qu'un César devenait dieu.

L'exprès rencontra, dans le faubourg Saint-Antoine, Frochot qui revenait de Nogent, au pas de son cheval, l'air tranquille et le regard indifférent.

Frochot lut mal le billet d'abord et ne comprit pas le Fuit. Il lui semblait qu'il y avait écrit: fecit, ce qui n'offrait aucun sens.

Il pressa son cheval cependant et arriva à la préfecture, où Soulier le reçut avec égards; sa troupe rangée sur la place de Grève rendit les honneurs militaires.

Ici se passa une scène véritablement inattendue et comique.

Soulier, répétant passivement la leçon de Malet, apprit à Frochot la mort de l'Empereur, la réunion du Sénat, la déchéance de la dynastie impériale prononcée, la nomination du général Malet au commandement supérieur de Paris et la formation du gouvernement provisoire qui devait se réunir à neuf heures du matin à l'Hôtel de Ville. En même temps, Soulier transmit au préfet l'ordre d'avoir à préparer une des salles de l'Hôtel de Ville pour la séance de la commission du gouvernement dont il lui donna les noms.

Frochot était un ancien membre de la Constituante. Il avait été, à l'immortelle assemblée, le collègue, l'âme et l'exécuteur testamentaire de Mirabeau. Il eut peut-être alors, à cette heure de surprise, où on lui apprenait si soudainement et la mort de l'Empereur et une sorte de révolution qui en était la conséquence, un revenez-y républicain. Il se crut peut-être reporté aux journées de la liberté naissante. Il est permis aussi de supposer qu'en lui s'élevait cet esprit de désertion et cette préoccupation de se concilier le pouvoir nouveau, qui se manifesta si vif, si honteux et si misérable par la suite, aux jours des désastres, dans tout l'entourage de l'Empereur, parmi les fonctionnaires les plus serviles et même chez ses compagnons de bataille les plus gorgés de faveurs. Frochot, bien que fait comte par Napoléon, pouvait oublier les bienfaits du souverain, du moment que le bienfaiteur avait péri misérablement et ne reviendrait plus pour le combler à nouveau. Et puis, on l'avait désigné pour faire partie du gouvernement provisoire, et ce choix devait lui donner certaine confiance dans l'ordre nouveau qui lui était annoncé.

Non seulement le trop crédule préfet ne fit aucune objection aux ordres communiqués, mais il se hâta de les exécuter. Avec un empressement, qui par la suite parut fort risible au public, et peu méritoire aux yeux de Napoléon ressuscité, il manda les tapissiers, les décorateurs de la ville, et stimula le zèle de tout le personnel pour disposer fort convenablement un des salons de l'Hôtel de Ville, afin que le gouvernement provisoire annoncé pût, à neuf heures, ouvrir sa séance.

Le gouvernement ne vint pas. Son inventeur était arrêté et Frochot, qui apprenait enfin qu'il avait été dupe et que l'Empereur n'était pas mort, s'écria: «Est-ce qu'un si grand homme pouvait mourir!» Il supporta par la suite une disgrâce suffisamment justifiée.

Guidal, lui, avait gaspillé un temps inestimable en consignant Savary à la Force, un sous-officier suffisait pour cette conduite.

Ses instructions lui enjoignaient de se rendre au ministère de la Guerre et de s'assurer de Clarke, duc de Feltre.

Quand il arriva au ministère, Clarke, averti de l'arrestation de Rovigo, avait décampé, attendant en sûreté les événements. Il avait eu, toutefois, la présence d'esprit de signer l'ordre aux élèves de Saint-Cyr de se transporter immédiatement en armes à Saint-Cloud, afin de protéger l'Impératrice et le roi de Rome.

Clarke avait couru chez l'archichancelier Cambacérès.

Cet important personnage qui, en l'absence de l'Empereur, remplissait un peu les fonctions de régent, avait été négligé par Malet. Sans doute il pensait que Cambacérès, n'ayant sous ses ordres directs aucune force, ne pouvait ni le servir, ni l'arrêter. Peut-être aussi suffirait-il, avec sa connaissance du caractère versatile de l'archichancelier, que ce courtisan du succès se garderait bien de protester contre le fait accompli et se rallierait aux nouveaux maîtres.

Ce fut le comte Réal qui vint le mettre au courant. Réal, conseiller d'État, au premier bruit d'un mouvement de troupes dans Paris, s'était rendu à la place pour prendre des renseignements auprès du général Hullin, son ami.

Les soldats de Malet venaient d'arriver. On lui barra le passage. Il se nomma.

—Je suis le comte Réal! dit-il avec hauteur.

—Il n'y a plus de comtes! lui répondit un des officiers de la 10e cohorte, le sous-lieutenant Lefèvre.

Réal, surpris, et ne demandant pas à approfondir la situation, redescendit en hâte l'escalier et courut chez Cambacérès l'informer qu'une révolution commençait et qu'on abolissait les titres de noblesse conférés par l'Empereur.

L'archichancelier était un personnage souple, rusé, très sceptique et fort intelligent, mais entièrement dépourvu de courage, même civique.

En apprenant les nouvelles que lui apportait Réal, il fut pris d'un tremblement convulsif, une pâleur subite couvrit son visage. Le propos du sous-lieutenant, rapporté par Réal, lui fit supposer que les jacobins s'emparaient du pays.

—C'est la Terreur qui recommence! murmura-t-il.

Plusieurs fonctionnaires étaient accourus aux nouvelles. Il donna l'ordre de les faire entrer. Et, s'armant d'énergie, il essaya de rassurer tous ces trembleurs.

—Va me chercher mon barbier, dit-il à son valet de chambre, qu'il me fasse vite la barbe... Ma tête ne sera peut-être plus ce soir sur mes épaules, n'importe! on la trouvera du moins en bon état!...

Et tandis qu'on l'accommodait, il se mit à recueillir les propos divers qui arrivaient à son hôtel, cherchant à démêler dans les récits contradictoires la part de l'exagération et celle de la vérité.

Guidal, sans se préoccuper du duc de Feltre, qui ne l'avait pas attendu, se campa dans le fauteuil vacant du ministre de la Guerre, s'y complut, et perdit son temps à donner des ordres insignifiants, à recevoir des chefs de service, à échanger avec eux des politesses oiseuses, et dans un tel moment, fort périlleuses. Il se prenait pour titulaire réel et durable du ministère et agissait, comme s'il eût régulièrement remplacé Clarke.

Lahorie tomba dans le même travers. Il joua, lui aussi, au vrai ministre de la police. Après avoir passé une grande heure à se faire reconnaître et saluer par ses subordonnés, il parcourut les rapports, tranquillement, comme s'il eût été depuis de longs jours installé, distribua des ordres secondaires; il manda ensuite un tailleur et se fit prendre mesure d'habits de cérémonie. Il occupa, en outre, ses loisirs à commander des invitations pour un grand dîner qu'il se proposait de donner. Ne trouvant sans doute plus rien de bien urgent à décider, il donna l'ordre d'atteler la voiture qui était à la disposition du ministre et se fit conduire à l'Hôtel de Ville, dans le but de rendre une visite officielle au préfet de la Seine. Il revint ensuite à l'hôtel et s'occupa de la rédaction d'une circulaire annonçant aux divers fonctionnaires placés sous ses ordres sa nomination au ministère de la police.

Ces enfantillages compromirent tout le succès du complot.

Malet ne fut pas secondé, et ses acolytes précipitèrent la chute, d'ailleurs inévitable, de son autorité éphémère.

Malet, pendant cette prise de possession de l'Hôtel de Ville par Soulier, et l'arrestation de Savary par Lahorie et Guidal, avait conduit sa petite troupe à l'hôtel du général Hullin, commandant la place de Paris.

Cet hôtel était situé place Vendôme, en face de l'hôtel de l'état-major général.

En route, Malet fit faire halte à ses hommes et s'avança vers une boutique de marchand de vin, située rue Saint-Honoré, en face de l'église Saint-Roch.

Il avisa le patron, debout sur sa porte, attiré par le passage des soldats.

—N'avez-vous pas dans la maison, demanda-t-il, un cordonnier nommé Ladré?

—Oui! c'est ici que loge en effet Ladré... Mais il est sorti... il ne va probablement pas tarder à rentrer... Qu'est-ce que vous lui voulez? répondit le débitant, légèrement surpris qu'un général en grande tenue, à la tête de ses troupes, fît halte devant son comptoir pour s'informer d'un cordonnier.

Malet, contrarié par l'absence de l'homme qu'il cherchait, cria brusquement au marchand de vin en donnant à sa troupe le signal de se remettre en route:

—Dites à Ladré qu'il vienne me rejoindre à la place Vendôme! Il demandera l'aide de camp du général Malet...

Ce Ladré est demeuré un personnage mystérieux. Tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il chaussait Malet. Il venait à la maison de santé et bavardait en apportant ses bottes. Malet l'avait sans doute pressenti, et il devait être en rapport avec quelques bourgeois et commerçants du quartier, royalistes ou républicains, également mécontents du régime impérial et impatients d'une paix durable. Malet, croit-on, voulait conférer à Ladré une fonction civile, probablement la mairie de son arrondissement, destinée à être le quartier général du nouveau pouvoir. Ladré et le marchand de vin étonné qui avait fait la commission furent par la suite inquiétés.

Au coin de la rue Saint-Honoré, Malet s'arrêta de nouveau. Il envoya porter, par Rateau, un ordre avec un uniforme de général à l'un de ses amis, le général Desnoyers, qui demeurait près de là, et dont il voulait faire le chef d'état-major de la place. Desnoyers ne bougea pas et sauva ainsi sa vie.

Sur la place, Malet divisa sa troupe en deux pelotons. Un lieutenant, nommé Provost, fut chargé d'occuper avec un de ces pelotons l'hôtel de l'état-major. La consigne était de ne laisser sortir personne. Une lettre fut remise au lieutenant pour le colonel chef d'état-major, nommé Doucet. Cette lettre contenait le brevet de général de brigade pour Doucet et l'ordre de mettre en arrestation le sous-chef d'état-major Laborde, que Malet considérait comme dangereux et suspect de dévouement à l'Empereur.

Ces dispositions prises, Malet, à la tête du second peloton, se porta vers l'hôtel du général Hullin, qui commandait la place de Paris et la première division en l'absence de Junot, gouverneur de Paris, alors en Russie.

Hullin, le comte Hullin, était ce fameux volontaire faubourien qui, le 14 juillet 1789, avait entraîné le peuple à l'assaut de la Bastille. C'était à ce vainqueur populaire de l'ancien régime, fait comte par Napoléon, et qui avait toute sa confiance, puisqu'il avait été chargé de présider le conseil de guerre jugeant le duc d'Enghien, que la garde de Paris était confiée. L'Empereur n'avait pas mal choisi.

Hullin était au lit avec sa femme quand Malet se présenta.

Après avoir attendu quelques instants que le général fût levé, Malet pénétra dans un salon, accompagné d'un capitaine et de quatre gardes nationaux. Hullin vint aussitôt. Il avait passé à la hâte une robe de chambre. Il ne connaissait pas Malet.

Malet répéta son boniment sur la mort de l'Empereur, le sénatus-consulte, sa nomination et la formation d'un gouvernement provisoire, puis il ajouta:

—Je suis chargé d'une mission qui m'est pénible... Vous êtes destitué, général, je vous remplace... veuillez me remettre votre épée!... J'ai l'ordre de vous arrêter...

Hullin devint très pâle. C'était un homme d'une grande énergie. Il ne se laissait pas facilement intimider.

Surpris cependant par cette avalanche de nouvelles, il balbutia:

—Vous m'arrêtez?... pourquoi?...

Et, se remettant presque instantanément, il ajouta avec une grande présence d'esprit qui déconcerta une seconde Malet:

—Général, je demanderai à voir vos ordres...

—Volontiers, passons dans votre cabinet!... répondit Malet s'efforçant de paraître indifférent et correct.

L'énergique Hullin avait repris tout son sang-froid. Il avait fixé un œil calme et sévère sur Malet et le conspirateur s'était troublé. La méfiance s'éveillait dans l'esprit d'Hullin. La pensée d'une fraude lui vint. N'était-il pas invraisemblable qu'on le mît en état d'arrestation? pour quelle faute? Et puis est-ce Malet qu'on eût chargé de le conduire en prison? Le soupçon d'un complot grandit dans sa pensée. Malet n'était qu'un audacieux imposteur, mais comment l'arrêter? Il devait avoir des hommes avec lui et Hullin, en robe de chambre, n'ayant aucune force à sa disposition, se trouvait isolé, dans son appartement, à la merci de cet aventurier qui prétendait avoir contre lui un mandat régulier.

Pour gagner du temps, Hullin avait demandé à voir les ordres.

Il ouvrit donc la porte de son cabinet où Malet le suivit, et se dirigea vers son bureau.

Il ne pensa pas à user de sa force herculéenne, car il avait six pieds et Malet était faible et de taille moyenne, mais il voulut s'armer pour tenir en respect l'intrus, jusqu'à l'arrivée du secours.

Se dirigeant rapidement vers son bureau, Hullin entr'ouvrit le tiroir pour y prendre une paire de pistolets chargés qui s'y trouvait.

Malet surprit son mouvement.

En prenant ses armes, Hullin avait dit d'un ton bref:

—Eh bien! ces ordres?...

—Les voici! répondit Malet en lui déchargeant un pistolet à bout portant.

Hullin tomba la mâchoire fracassée. Il ne mourut pas, mais il garda de sa terrible blessure une difformité à la joue gauche, qui lui valut des Parisiens gouailleurs le surnom de Bouffe-la-Balle.

Malet laissa Hullin étendu sur le tapis, perdant beaucoup de sang. Il crut l'avoir tué. C'était un dangereux adversaire de moins. Un brave, sans doute et un enfant du peuple héroïque, ce Hullin, qui presque à lui seul avait pris la Bastille.

—Mais on ne fait pas d'omelettes sans casser d'œufs, ni de révolution sans casser de caboches! dit philosophiquement le général, en remettant son pistolet fumant dans sa poche.

Tout réussissait donc à Malet jusque-là. Paris allait être à lui. Pour couronner sa victoire et achever de mettre dans ses mains tous les services publics, il ne lui restait plus qu'à occuper l'hôtel de l'état-major.

Ce devait être tâche facile. L'hôtel était en face. Il n'y avait qu'à traverser la place. Il comptait que le colonel Doucet, ayant reçu son brevet de général, avait exécuté ses ordres et mis en arrestation le sous-chef d'état-major Laborde. La prise de possession de l'état-major n'était plus qu'une formalité.

Alors il se dirigea, seul, vers l'hôtel, passant au milieu de la place Vendôme, où se rangeaient les détachements de la garde de Paris envoyés par le colonel Rabbe. Au moment où il allait franchir le seuil de l'hôtel, il aperçut un homme de très haute taille, portant un costume moitié civil, moitié militaire, longue redingote boutonnée, pantalon à la hussarde, un bonnet de police sur la tête et une énorme canne pendue, par un cuir, à son poignet. L'homme avait, sur sa redingote, la croix d'honneur.

—Il me semble connaître cette tête-là!... se dit Malet. On dirait un ancien tambour-major, nommé La Violette; serait-il des nôtres?...

Il eut un instant l'intention de s'arrêter et de parler à ce vieux soldat, en qui il supposait un partisan, mais les moments étaient à compter; il ne s'était que trop arrêté en chemin, pour Ladré et le général Desnoyers; à présent il avait hâte d'achever son entreprise audacieuse et d'avoir un siège légal en prenant possession de l'état-major. De là il dirigerait, à sa guise et pour ses desseins, toutes les troupes restées en France et la garde nationale, force armée mécontente, prête à soutenir de ses baïonnettes délibérantes le gouvernement insurrectionnel. L'état-major, c'était son palais des Tuileries. Là il régnerait, là seulement il serait son maître et tiendrait dans ses mains tous les fils du pouvoir.

Malet s'avançait, triomphal, dans son rêve étourdissant. Oh! l'étonnante féerie qui continuait, que rien ne venait interrompre!

Le prisonnier de la nuit commandait à présent à des troupes, donnait des ordres, nommait à des emplois. Il avait supprimé le gouverneur de Paris. Il logeait à la Force le ministre et le préfet de police, dont les détenus évadés, ses complices inconscients, occupaient les hôtels. Nulle part ne s'élevaient de protestations; personne ne mettait en doute les pouvoirs du remplaçant d'Hullin. Encore un petit effort, et à l'hôtel de l'état-major, la féerie devenait réalité, le conte de fées fabuleux se changeait en événement mémorable, et la nuit fantasmagorique finirait par une grande journée historique...

Rien ne semblait plus à redouter, et Malet, relevant la tête, superbe, orgueilleux, confiant, résolu, ne connaissant plus d'obstacles, entra dans l'hôtel de la place Vendôme, en se disant, la main sur son épée:

—Napoléon n'est plus rien et je possède sa baguette magique!...

Il ne se doutait pas qu'au poignet de ce vieux soldat, géant à grosse canne, qu'il avait cru reconnaître dans la foule des badauds, se balançait la véritable baguette qui allait changer la féerie, rendre aux carrosses merveilleux la forme des citrouilles et substituer aux palais improvisés les prisons.

XVII
LE CAFÉ DU MONT SAINT-BERNARD

Henriot, en quittant le général Malet, revint lentement à pied par le faubourg Saint-Antoine, indifférent aux hommes et aux choses rencontrés. Ni l'animation du vieux quartier révolutionnaire et laborieux, ni les gentilles ouvrières croisées, sortant de l'atelier et regagnant leurs demeures, ni le va-et-vient de la chaussée où les voitures, les chevaux, les diligences, les pataches se pressaient, se bousculaient, s'accrochaient, car la nuit approchait et l'heure du souper pressait voyageurs, bourgeois, artisans.

Il cheminait comme écrasé sous le poids des pensées qu'il portait en lui.

Les ombres du passé voltigeaient autour de lui. Il faisait noir dans son cœur comme il faisait sombre sur la ville. Dans la mélancolie assourdissante de cette fin de journée d'octobre il allait, inquiet, absorbé, chagrin, mécontent de lui-même et des autres.

S'interrogeant, il se demandait s'il avait bien et droitement agi en communiquant à Malet le mot d'ordre de la nuit.

Malet ne pouvait faire de cette communication un usage nuisible à la défense du pays. On n'était pas aux avant-postes. Et puis le général, bien qu'ennemi acharné de l'Empereur, était incapable, il l'avait dit, de commander et d'accomplir une action déshonorante. La possession de ce mot d'ordre lui servirait à recouvrer sa liberté. Il n'y avait là aucune déloyauté, aucune trahison. On ne lui avait pas confié à lui, Henriot, la garde des prisonniers. Aider un captif politique, comme l'était Malet, à tromper la surveillance de ses geôliers et à franchir les frontières, ne serait jamais considéré comme une action vile et criminelle.

Aux yeux de bien des gens ce serait même acte méritoire. Henriot cependant ne se sentait pas en repos. Sa conscience parlait et lui reprochait d'avoir confié à Malet ce mot qui lui était donné, à lui, pour le service et non pour faire évader des prisonniers d'État. Le général ne lui avait jamais fait part de ses projets, mais il était permis de supposer qu'il avait noué des relations avec tous les ennemis de Napoléon. Peut-être une conspiration était-elle en préparation, et le général, en s'échappant de la maison de santé, cherchait sans doute à se rapprocher de ses amis. Il devait gagner l'Angleterre, avait-il dit, puis de là s'embarquer pour les États-Unis. Peut-être resterait-il sur cette terre anglaise qui abritait les plus acharnés adversaires de Napoléon, les Bourbons, les émigrés, les anciens chefs de la chouannerie.

Henriot éprouvait comme un remords d'avoir ainsi facilité à Malet les moyens d'ébranler la sûreté de l'État, de troubler la France, d'y propager la révolte, à une époque aussi périlleuse, aussi menaçante.

Sa haine pour Napoléon n'avait pas diminué. Il détestait aussi fortement le tout-puissant souverain qui n'avait pas hésité à lui voler son bonheur, à lui enlever Alice; mais, il l'avait déclaré à Malet, soldat et Français avant tout, il ne voulait rien entreprendre contre l'Empereur, tant qu'on était sans nouvelles de l'armée, tant qu'il se trouvait, au milieu des plaines de Russie, le champion de la patrie, incarnant en lui la gloire et peut-être le salut de l'armée. Tant que Napoléon combattait, il était sacré à ses yeux. Il avait suspendu sa haine et ajourné sa vengeance. Quand, à la tête de ses légionnaires superbes, Napoléon rentrerait triomphant dans sa capitale en fête, alors il verrait, il aviserait, mais jusque-là l'Empereur devait être pour lui inviolable: sa vie n'était-elle pas liée à l'existence même de la France?

Un instant Henriot, cinglé par ces reproches intimes, eut la pensée de courir à la place et de dire qu'une indiscrétion ayant divulgué le mot d'ordre de la soirée, il conviendrait peut-être de le changer.

Mais il réfléchit que cette déclaration attirerait inévitablement l'attention sur lui-même, qu'on le suspecterait, et que, soumis à une surveillance probablement continue, il ne pourrait, au retour de Napoléon vainqueur, accomplir ses derniers desseins et se venger de l'amant d'Alice. En outre, son avertissement avait pour premier résultat de faire arrêter aux barrières le général Malet. Surpris s'évadant, le malheureux prisonnier verrait sa captivité, douce relativement, se transformer en dure détention, peut-être le déporterait-on aux îles Seychelles. Il ne devait pas trahir ainsi ce prisonnier d'État qui s'était fié à lui. Il ne pouvait que se taire et laisser s'écouler cette nuit favorable à l'évasion de Malet. Le lendemain, si le général n'avait pu exécuter sa tentative pour une cause ou pour une autre, il ne lui ferait aucune communication. Il s'alarmait sans doute à tort, Malet ne choisirait peut-être pas cette soirée même pour sa fuite. Il n'y avait qu'à laisser aller les choses.

Sa conscience n'était cependant qu'imparfaitement apaisée. Le pressentiment, qui n'est que la surexcitation alarmiste de la pensée, d'une grave responsabilité, d'une participation indirecte et inconsciente à quelque fait, encore inconnu, mais sérieux, terrible peut-être, le hantait.

Pour se distraire, pour chasser ces angoisses qui l'assaillaient, car tout en réfléchissant et en s'examinant ainsi il était parvenu au Palais-Royal, le jeune colonel pénétra sous les fameuses galeries de bois.

Le Palais-Royal alors, c'était une ville dans la ville. On y rencontrait tout ce que la fantaisie, le caprice, le luxe, la débauche, la cupidité peuvent souhaiter à côté des œuvres de l'art, des produits de l'industrie. Cette nécropole actuelle, avec ses arcades sonores et désertes rappelant les Procuraties de Venise, et qui, comme Venise est un spectre, alors était une cité grouillante, passionnée, fiévreuse, où le tintement de l'or, le pétillement du champagne, les baisers, les chants, les jurons, formaient une symphonie heurtée, bizarre et puissante, où parfois le pistolet d'un décavé se faisant sauter la cervelle sous un marronnier formait le point d'orgue.

L'ancien Palais-Cardinal, où le régent avait, avec ses roués, donné des soupers orgiaques, où Camille Desmoulins, arrachant à un arbre une cocarde couleur d'espérance, entraînait le peuple à la Bastille, était devenu, sous le nom de Palais du Tribunat, le rendez-vous des étrangers, des oisifs, des militaires, des nouvellistes, des spéculateurs et des filles. Le Tout-Paris viveur, dépensier, frivole, se donnait rendez-vous dans ce jardin attirant et dans ses annexes. Le Palais-Royal, dans son ensemble, était beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui. Les galeries de bois, remplacées par la galerie vitrée et dallée dite d'Orléans, présentaient l'aspect de nos boulevards durant la semaine du premier janvier. Des échoppes, des baraques en planches y formaient un champ de foire perpétuelle. Le sol sablé, défoncé, détrempé, les jours de pluie, se transformait en marécage. La foule piétinait avec fureur ce terrain fangeux. Les libraires, les marchandes de modes, les coiffeurs, étaient les occupants de ces boutiques primitives. Balzac, dans son Grand Homme de province à Paris, a tracé un magistral tableau de ces galeries littéraires, où les jeunes auteurs venaient feuilleter les nouveautés et discuter les derniers ouvrages parus. On appelait ces galeries le Camp des Tartares.

Les marronniers du Palais-Royal, bien que le fameux arbre de Cracovie eût été abattu lors des agrandissements et constructions entrepris par le duc de Chartres, avaient toujours la spécialité d'abriter les colporteurs de nouvelles, les badauds désireux de politiquer en plein vent et les boursicotiers misérables. On voyait là les groupes minables et comiques qui se retrouvent présentement sous les arbres de la Bourse, en face de la rue de la Banque. Le jardin avait à peu près l'aspect actuel. A la place du bassin central s'élevait un cirque en bois qu'un incendie détruisit.

Le jeu et les filles formaient la grande attraction du Palais-Royal et y amenaient tout ce que Paris contenait de filous, de déclassés et de chevaliers des Grieux à la recherche d'une Manon. L'éclairage, qui nous semblerait bien terne, semblait féerique aux prunelles d'alors. Tout est relatif; cent quatre-vingts réverbères, suspendus aux cent quatre-vingts arcades, illuminaient les galeries. Les cafés, restaurants, salles de jeux avaient pour luminaire de vulgaires quinquets, alors dans toute leur nouveauté.

Les maisons de jeu étaient nombreuses. Le 113, parmi elles, est resté légendaire, mais c'était un tripot de bas étage. La mise de quarante sous était acceptée. Frascati et le Cercle des Étrangers représentaient les palais du hasard. La roulette, le trente et quarante, le biribi, le pharaon, le vingt et un, étaient les jeux en faveur. Le maximum n'existait pas. Il se jouait parfois des coups de cinquante mille francs. Toutes les classes de la société, appâtées et confondues par le jeu, se rassemblaient donc au Palais-Royal.

Un millier de femmes, chaque soir, balayaient de leurs jupes plus ou moins crottées le Camp des Tartares et les galeries. Beaucoup de ces «nymphes» du Palais-Royal, comme on les désignait dans le style mythologique en honneur au temps de Delille, de Luce de Lancival et de Chênedollé, se promenaient en toilette de bal, décolletées, avec de grosses verroteries au cou et aux bras, imitant grossièrement perles et diamants. On répartissait ces «sirènes», autre nom de la Fable à elles conféré, en demi-castors,—on voit que le terme, rajeuni de nos jours, est fort vénérable,—en castors et en fins castors. Cette dernière catégorie, la plus huppée, fréquentait principalement les théâtres et ne se commettait qu'accidentellement avec la tourbe féminine des galeries de bois.

On a compté au Palais-Royal de l'Empire dix-huit maisons de jeu, onze monts-de-piété, sans les maisons clandestines de prêts sur gages et une trentaine de restaurants. Les sous-sols donnaient asile à mille industries foraines, à des spectacles et à des curiosités variés. Les chambres et les mansardes étaient peuplées de filles. Les cafés-billards, les confiseurs, les pâtissiers, les glaciers, les marchands de comestibles abondaient. Il y avait un marchand de gaufres renommé, un cabinet de lecture tenu par Jorre très fréquenté, où l'on trouvait une quarantaine de journaux; enfin la boutique d'une association de décrotteurs achalandés portait cette enseigne: Aux Artistes réunis.

Parmi les spectacles et divertissements, on n'avait que l'embarras du choix: le Théâtre-Français d'abord, puis le théâtre de la Montansier qui a gardé le nom de théâtre du Palais-Royal, les Ombres Chinoises de Séraphin, les MarionnettesPyrame et Thisbé attira longtemps la foule, le Caveau, le concert du Sauvage, etc.

Les cafés du Palais-Royal sont demeurés longtemps fréquentés et plusieurs ont gardé une renommée dans l'histoire: tels le café de Foy, rendez-vous des promeneurs aristocratiques, où le garde Pâris tua le conventionnel Lepelletier de Saint-Fargeau; le café Lemblin, fréquenté sous la Restauration par les officiers bonapartistes en demi-solde et où tant de duels furent décidés; le café de Valois, rendez-vous des royalistes; le café Borel, où on écoutait un ventriloque; le café des Mille-Colonnes, dont les glaces habilement disposées rappelaient à l'infini les douze colonnes de cristal, et le café du Mont Saint-Bernard, où le hasard avait fait asseoir Henriot, courbaturé moralement et un peu las aussi de sa longue marche pédestre, en quittant la maison de santé du docteur Dubuisson.

Le café du Mont Saint-Bernard était agencé un peu comme nos cabarets artistiques et nos tavernes décoratives. Des grottes, des pans de rocs, des cabanes, des routes et des précipices y étaient figurés. On y était servi pas des garçons costumés en montagnards italiens ou suisses. Des abris, simulant des excavations dans la montagne, permettaient aux consommateurs de s'isoler, sans perdre le coup d'œil général, en même temps qu'ils pouvaient suivre sur une petite scène, disposée au fond du café, les grimaces et les contorsions de deux ou trois pitres, dont les exercices acrobatiques coupaient les morceaux joués par un orchestre de quatre musiciens.

Henriot cherchait une table libre et parcourait l'un des sentiers cachés de ce café alpestre, quand, passant devant une des grottes, il aperçut un homme et une femme qui firent un mouvement en le voyant:

—C'est le colonel Henriot!

—Le major Marcel!...

Ces deux exclamations se croisèrent, on se reconnut, on se serra la main.

Marcel invita Henriot à s'asseoir à sa table et lui présenta sa femme Renée.

Henriot était venu par désœuvrement au Palais-Royal. Rien ne l'y avait entraîné que le désir d'échapper, dans le tumulte et dans la foule, aux reproches de sa conscience et aux bourdonnements de l'anxiété. Il connaissait depuis longtemps le major Marcel, et aussi Renée, dont madame Sans-Gêne et ce bon La Violette lui avaient conté les aventures; il n'avait aucune raison pour ne pas accepter l'invitation faite cordialement.

Il s'assit donc à leur table.

On échangea divers propos indifférents tout en donnant un coup d'œil à une scène burlesque jouée par deux comiques sur le petit théâtre du fond.

L'un des deux pitres, costumé en Anglais comique, avec pantalon de nankin, habit bleu à boutons d'or, gilet rouge et chapeau jaunâtre à longs poils, imitait dans la perfection le ridicule insulaire dont la salle s'égayait. De grands favoris filasse lui pendaient le long des joues. Il les tortillait en accomplissant ses gambades et ses contorsions.

Les trois consommateurs ne prenaient qu'un médiocre plaisir à ce spectacle.

Tous trois semblaient absorbés. Ils ne riaient que du bord des lèvres. La tristesse était au fond des yeux de Renée; Marcel et Henriot avaient dans le regard de l'inquiétude, et, si leurs corps se trouvaient réellement attablés à l'un des guéridons du Mont Saint-Bernard, leur âme était ailleurs.

A un moment Marcel tira sa montre et la consulta.

—Oh! ne t'en va pas encore! il n'est pas l'heure que tu m'as dite!... supplia Renée retenant son amant.

—J'ai encore un quart d'heure, ma chère!... puis il faudra, tu le sais, que j'aille retrouver mes amis...

Un éclair de frayeur dans le regard, un geste de vague supplication montrèrent que Renée, inquiète, se résignait et comptait en soupirant les minutes.

—Cette journée a été bien courte et bien longue pour moi!... murmura Renée à l'oreille de Marcel, bien longue parce que tu m'as laissée seule si longtemps, bien courte puisque tu me dis que peut-être je serai plusieurs jours sans te revoir...

—Oui... oui! fit Marcel impatienté, cherchant à arrêter une confidence possible, une indiscrétion à prévoir...

—C'est triste ce voyage dont tu ne veux pas me dire le but, ni la durée, reprit Renée insistant. Elle parlait cette fois assez haut pour que Henriot entendît. Sais-tu bien, ajouta-t-elle, que je pourrais être jalouse!...

—Folle que tu es! dit Marcel lui prenant la main pour la calmer et peut-être pour l'engager à se taire, en présence d'Henriot.

Mais les femmes ont la curiosité tenace, et les recommandations du silence ne font qu'exciter leur verve causeuse.

Renée, avec vivacité, reprit:

—Qu'est-ce qu'il peut vouloir encore te dire, la nuit, ce général Malet... avec lequel tu as passé toute la journée!...

Marcel serra énergiquement la main de Renée:

—Tais-toi!... tais-toi! je t'en prie! dit-il vivement, en accompagnant son mouvement d'un coup d'œil mécontent.

Renée se recula d'un air boudeur.

Henriot avait entendu.

—Vous connaissez le général Malet? demanda-t-il à Marcel.

—Oui... un peu... dit celui-ci, visiblement contrarié de la question.

—Je le connais aussi, reprit Henriot, sans affectation... j'ai même été le visiter aujourd'hui dans la maison de santé où il est gardé...

—Vous?... Mais j'y pense, dit tout à coup Marcel baissant la voix, le général a parlé, oh! discrètement, d'un officier, du service de la place, avec lequel il était en relation... serait-ce vous?...

—Ce doit être moi, répondit tranquillement Henriot.

—Alors vous êtes des nôtres?...

—Oui et non... dit évasivement le colonel.

Cette réponse ne parut pas satisfaire entièrement Marcel. Il ne savait pas de quels éléments Malet disposait dans l'armée; or, tous les conjurés étaient inconnus les uns des autres, sauf les cinq personnages qui s'étaient trouvés rassemblés dans la journée même chez Malet. Le général leur faisait croire qu'il disposait de ressources considérables, de partisans nombreux disséminés dans tous les rangs sociaux, principalement dans l'armée: Marcel ne douta plus qu'Henriot ayant eu, le jour même, une entrevue avec Malet, ne fût comme lui entré dans la conspiration. L'attitude prudente et les paroles réservées d'Henriot n'étaient point pour lui ôter ce soupçon.

Il résolut de savoir aussitôt à quoi s'en tenir.

Tirant de sa poche le fragment de la lettre déchirée par Camagno et qui devait servir aux conspirateurs de signe de ralliement, il le présenta à Henriot, en lui disant:

—Vous connaissez cela?...

Henriot regarda le morceau de papier, sans paraître frappé par ce signe. Évidemment il n'était pas dans le secret. Marcel, très contrarié, remit le fragment dans sa poche, sans mot dire.

Mais Henriot tout à coup s'écria:

—Attendez donc!... ce bout de papier déchiré que vous me présentez là... est-ce qu'il ne viendrait pas...

Et sans achever sa pensée, il sortit à son tour la lettre de Camagno, ramassée chez Malet, et, la tendant à Marcel tout à fait surpris:

—On dirait que ce bout de papier provient de cette lettre... regardez donc! dit-il.

—En effet! murmura Marcel... comment avez-vous donc ce papier?

—Je l'ai trouvé dans le couloir, chez le général Malet... Je supposais qu'il n'avait aucune importance... cependant je l'avais conservé de peur qu'il ne tombât sous des yeux indiscrets... car si le fragment déchiré est blanc, l'autre moitié de la lettre est couverte d'écriture... voyez plutôt!...

Et machinalement, comme pour rapprocher les deux fragments et vérifier la déchirure, Henriot, fixant son regard, parcourait la page écrite...

A peine avait-il lu quelques mots, qu'il tressaillit, et faisant un mouvement comme pour froisser la lettre, il murmura, en regardant secrètement Marcel stupéfait:

—C'est grave! dit-il.

—Quoi donc?... que venez-vous d'apprendre, colonel?... C'est une lettre de Malet?...

—Non!... un brouillon sans doute... une initiale pour signature...

—Et qu'y a-t-il donc d'écrit? vous m'effrayez!... puis-je voir?...

—Lisez! dit Henriot. Puisque vous connaissez le général Malet, vous devinerez peut-être l'entier de cette lettre... peut-être vous trouverez-vous au courant du secret qu'elle révèle...

—Donnez! dit froidement Marcel.

Il prit la lettre que lui tendait Henriot, et voici ce qu'il lut:

«Très cher Ximenès,

»Tout décidément prend bonne tournure; si, comme nous l'espérons, Malet se décide à profiter des circonstances favorables, plus que jamais Jupiter-Scapin, comme l'a si bien baptisé ce cher de Pradt, est embourbé dans les marécages de la Pologne, dans les terres inondées de la Moscovie. Il ne sera pas de sitôt ici. L'Impératrice, au premier tapage, s'enfuira à la cour de papa. Le roi de Rome ne sera pas un obstacle. Un gentilhomme fort intelligent et dévoué, M. de Maubreuil, s'offre à lui servir de précepteur. Entre ses mains, le prétendu roi de Rome ne nous donnera pas longtemps d'inquiétude.

»Votre général Malet est un niais. Il nous est facile de le jouer. Continuez à tout promettre, engagez le roi, mais les parlements,—ils ont parfois du bon, n'ayant rien promis, rien enregistré, rien autorisé,—feront bonne justice de tous ces misérables impénitents ou soi-disant repentants. Tous ceux qui demanderont des garanties seront pendus, on exilera les autres. Quant à nous, n'ayons aucune crainte: j'aurai la charge de grand écuyer, dont le prince de Lambege a promis la démission; Fouché sera fait premier ministre, le roi lui a promis cette place bien due à son intelligence, à d'autres considérations éminentes. Pour vous, un évêché, celui de Mirepoix ou d'Auch, sera mis à votre disposition, avec cent mille francs pour balayer vos dettes. Le roi Ferdinand VII, rétabli sur son trône, contribuera aussi, sans doute, à vous récompenser de vos loyaux services, mais Ferdinand n'est pas riche et je vous conseille de rester en France, où l'épiscopat est lucratif et sûr.

»Quant au sieur Malet, attendu qu'il est bon gentilhomme et qu'il va rendre un grand service à Sa Majesté et à la France, il sera maintenu dans son grade de maréchal de camp, avec le brevet de commandeur de Saint-Louis, une pension de mille louis reversible par moitié sur sa femme. Mais, si au lieu de servir fidèlement lui aussi veut des exigences, s'il s'avisait de persister dans ces sottises républicaines dont il fait volontiers parade et qui ne sont bonnes qu'à lui attirer les sympathies de la plèbe, on l'enverra pourrir à Pierre-Encise ou au château d'If. Du reste, promettez tout, acceptez tout, ne refusez rien de ce que vous demanderont Malet et ses affidés, faites-leur croire même qu'on les laisserait travailler pour la République, Mgr de Clermont-Tonnerre prétend que ce n'est pas péché véniel que de combattre les jacobins avec leurs propres armes.

»Agissez donc et poussez votre Malet. Jamais l'heure ne sera plus propice.

»T...»

—C'est signé d'un T... Qui peut ainsi écrire cela? demanda Henriot.

—T... Talleyrand, parbleu! oh! le double traître... Mais, colonel, vous plairait-il que nous allions faire un tour de promenade dans le jardin?... ce papier renferme des choses trop graves pour que nous n'échangions pas nos idées... Renée nous attendra un instant en regardant le spectacle...

—Je vous suis, dit Henriot, très impressionné.

Quand ils furent seuls sous les marronniers, Marcel dit avec un accent douloureux:

—Ainsi Malet conspire avec les royalistes!... le saviez-vous, colonel?

—Je ne savais rien des projets du général Malet... Je connaissais ses griefs contre les ministres qui le tenaient en prison, sa haine même contre l'Empereur auquel il reprochait le 18 brumaire, le couronnement, son pouvoir absolu... mais j'ignorais, je vous le jure, qu'il fût à la tête d'un complot tout organisé, tout prêt à éclater, comme cette lettre l'indique...

—Et un complot avec Talleyrand, avec Fouché, avec Clermont-Tonnerre, avec tous les suppôts du fanatisme, de l'intolérance, qui voudraient nous ramener, avec leur roi, le régime de la féodalité... Ah! c'est infâme!... Et moi qui pensais servir, en m'alliant à Malet, la cause sacrée de l'indépendance des nations et préparer l'avènement de la fédération des États européens!...

—Le général Malet ne soupçonne peut-être pas que les royalistes le prennent pour instrument...

—Il devrait s'en douter! De qui s'entoure-t-il? de Lafon, un abbé; de Boutreux, un échappé de séminaire; les Polignac sont ses amis; qui a-t-il mis au premier rang de sa commission provisoire? Alexis de Noailles, Montmorency, deux ducs, deux représentants incorrigibles de l'ancien régime... Cette lettre, tombée de la poche d'un convive, achève de dissiper mon illusion... J'avais fait un rêve... je m'éveille brusquement!... Je vous laisse libre, colonel, de continuer à suivre Malet; moi, je me sépare de lui...

—Mais je n'avais nullement l'intention de le seconder dans ses projets... je le lui ai déclaré à lui-même aujourd'hui...

—Ah! vraiment?... Alors ce soir... cette nuit... vous ne saviez rien?...

—Rien du tout... Le général ne m'a mis au courant que d'une chose... son projet de quitter, cette nuit probablement, la maison de santé où il est détenu...

—Il ne vous a pas dit ce qu'il comptait faire, une fois évadé?

—Non... je ne saurai que ce que vous voudrez bien m'apprendre, car vous paraissez être fort informé des desseins de Malet...

—Il vaut mieux pour vous, colonel, que vous gardiez votre ignorance... Vous ne tenez plus à servir les royalistes, à renouer en France l'odieux pouvoir royal?...

—Non... je ne veux même pas, en ce moment où il combat pour la France devant Moscou, entreprendre quoi que ce soit contre Napoléon...

—Ceci vous regarde, mais, croyez-moi, allons retrouver Renée qui doit s'impatienter en notre absence et ne nous mêlons en aucune façon des entreprises de Malet... Laissons-le, avec son moine, conspirer pour nous ramener les Bourbons... à la fois dupe et complice des Talleyrand et des Fouché... Venez, colonel, ni vous, ni moi ne devons être les jouets de ces fourbes aux mains desquels Malet n'est qu'un misérable pantin dont ils tiennent la ficelle... ils le font ainsi mouvoir dans l'ombre, mais, s'il échoue, ils l'étrangleront au grand jour!...

Et Marcel, indigné, contenant de son mieux son irritation, entraîna Henriot vers le café du Mont Saint-Bernard.

Une grande agitation emplissait l'établissement. On entendait des cris, le bruit d'une querelle. Les consommateurs, en partie debout, masquaient la petite scène, disposée au fond de la salle, et d'où partaient des cris et des jurons.

Marcel avait dit quelques mots à l'oreille de Renée qui s'était levée aussitôt.

—Excusez-nous, fit alors l'aide-major en tendant la main à Henriot. Il faut que nous partions... ce que je viens d'apprendre, ajouta-t-il à voix basse, me force à prévenir Malet qu'il n'ait plus à compter sur moi, en aucune façon...

—Vous pouvez également parler en mon nom... quoique je n'aie pas donné ma parole à Malet...

—Je dirai simplement que je vous ai vu. Il devinera... Oh! brûlez ce papier qui pourrait nous compromettre inutilement, s'il venait à s'égarer encore une fois!

—Comme vous êtes prudent!...

—C'est que j'ai beaucoup conspiré déjà, reprit en souriant Marcel, mais pour longtemps c'est fini... Renée vient d'apprendre que son père adoptif, La Brisée, l'ancien garde du comte de Surgères, était mort, lui laissant un joli petit bien dans la Mayenne... Elle devait se rendre seule à Laval pour recueillir l'héritage... Nous irons ensemble!... et, là-bas, en plantant nos choux et en cueillant nos pommes, nous attendrons que l'heure sonne de la délivrance des peuples et de la disparition des frontières... N'est-ce pas, ma Renée?...

—Oh! que je suis heureuse! s'écria celle qui, jadis, dans les armées de la République, s'était nommée le Joli Sergent.

Et elle embrassa Marcel, certaine de n'être point remarquée au milieu du tumulte qui allait croissant autour d'elle.

La querelle dégénérait en bataille. Les tabourets et les verres volaient à travers la salle. Les cris redoublaient et l'on entendait la dame du comptoir, éplorée, au milieu de ses petits tas de sucre, dire à ses garçons:

—Allez donc chercher la garde!

—Partons! Partons! dit vivement Marcel à sa compagne. Les choses peuvent se gâter, et je n'ai pas le droit à l'heure présente de me trouver fourré, malgré moi, dans une bagarre... j'ai le devoir d'avertir de mon abstention qui vous savez... Adieu, colonel Henriot!...

—Adieu!... Au revoir plutôt!... car on vous reverra un jour ou l'autre?...

—Je resterai à la campagne, perdu, oublié, paisible, mais non indifférent... jusqu'au jour où la République universelle m'appellera!... Allons!... viens, Renée!...

Et tous deux sortirent du café du Mont Saint-Bernard, où le tapage et le désordre avaient attiré au fond, vers la scène, tous les consommateurs.

Henriot s'était lui aussi rapproché, désireux de connaître la cause de cette rixe.

Il poussa tout à coup ce cri:

—Mais c'est La Violette!...

Il venait d'apercevoir entouré de gens le poussant, le tirant, cherchant à lui arracher un homme qu'il tenait serré à la gorge, en passe d'être étranglé, l'ancien tambour-major des grenadiers, son précepteur à l'armée de Rhin-et-Moselle, son sauveur, lorsqu'il était prisonnier à Dantzig, le factotum dévoué de la maréchale Lefebvre. Que faisait-il dans cette bagarre?

La Violette, en reconnaissant la voix d'Henriot, lâcha l'homme qu'il retenait, et fit un pas pour s'avancer vers son élève, qu'il n'avait pas vu depuis la journée du mariage interrompu au château de Combault.

Le prisonnier, dégagé, voulut se relever et s'enfuir.

Mais La Violette, de sa poigne solide, le saisit par un pan de sa souquenille.

C'était l'un des pitres de la farce qu'on venait de représenter, l'homme qui faisait l'Anglais si ridicule.

Il se trouvait dans un piteux état. L'un de ses favoris en filasse avait été arraché. L'autre pendait tout défrisé. Son chapeau cabossé avait roulé à terre, son gilet rouge était dégrafé. Dans sa lutte avec La Violette, sa perruque s'était décrochée. Il apparaissait, tremblant de peur, sous son fard.

Décoiffé, avec sa face rasée, il montra sa véritable physionomie.

Tous les assistants et Henriot lui-même ne purent s'empêcher d'être frappés par la ressemblance extraordinaire de ce queue-rouge avec Napoléon.

—Mais c'est l'Empereur!... cria-t-on autour de lui.

—Oui, ce coquin se permet encore de voler à notre Empereur son auguste visage! dit La Violette avec une indignation comique, et comme prenant à témoin le cercle des spectateurs qui avait paru blâmer sa violence et vouloir lui ôter des mains le pitre qu'il maltraitait. Si encore il n'avait volé que cela!...

—Moi pas voleur!... Moi artiste!... Moi, Samuel Walter, sujet britannique!... clamait le faux Napoléon cherchant à se dégager de l'étreinte de La Violette, et quêtant un appui parmi l'assistance.

—Tu es un voleur!... reprit avec force l'ex-tambour-major; imaginez-vous, mon colonel, fit-il en s'adressant à Henriot, comme s'il était le seul dans cette foule de pékins qui méritât une explication, que j'avais recueilli ce chimpanzé-là, une nuit, au château de Combault...

—Assis!... assis!... criaient les spectateurs éloignés, qui voulaient voir, tandis que les premiers rangs et l'auditoire improvisé, s'amusant fort à cet intermède non prévu au programme, se serraient, impatients d'entendre la suite.

Sans se laisser intimider par les cris, par les lazzis, La Violette continua:

—En faisant ma ronde je trouve donc ce particulier, qui rôdait dans le parc... il veut faire le méchant... je l'envoie d'un coup de pied je ne sais pas où..., mais ça avait porté!... je l'entends qui geint... je le ramasse... je ne lui en voulais pas autrement, je l'emmène... je le soigne... Bref! il se remet sur ses pattes. Savez-vous ce qu'il fait, le gredin, pour me payer mon hospitalité?... il décampe un beau jour en m'emportant des habits, un peu d'argent, et ma belle croix d'honneur que m'a donnée l'Empereur!... Il était parti sans me laisser son adresse. Heureusement l'un des cochers de la maréchale m'avait dit l'avoir aperçu de ces côtés-ci, au Palais-Royal... Alors, je me suis mis à battre tous les musicos du quartier... J'ai retrouvé mon gaillard ici... je n'ai pas pu m'empêcher de lui mettre le grappin dessus... et voilà toute l'histoire, mon colonel!...

L'auditoire riait de plus belle. Tout à coup un mouvement se produisit vers la porte.

On entendit un bruit de pas cadencés, puis un maniement d'armes.

Quatre hommes conduits par un caporal, qu'il avait été requérir au poste voisin, apparurent. Le caporal dit à Sam Walter:

—Suivez-nous!... et plus vite que cela!...

On l'escorta, tout frissonnant, entre les quatre gardes.

—Vous êtes le plaignant... venez avec nous au poste! fit le caporal se tournant vers La Violette.

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