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Madame Sans-Gêne, Tome 3: Le Roi de Rome

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—Un diplomate autrichien, qui est en même temps général... M. le comte de Neipperg, répondit Koutousoff... Que Votre Majesté fasse venir M. de Neipperg et l'interroge, il lui développera son plan que j'admire et que j'approuve... C'est le seul que je suivrais si Votre Majesté me faisait l'honneur de me confier le commandement en chef de ses armées et la responsabilité du salut de la Russie! ajouta avec gravité le vieux guerrier, dont les paroles et l'attitude surprirent tous les assistants de ce décisif conseil.

Au dehors des cris, des rumeurs s'élevaient de la foule. Le bruit de la guerre déclarée et de l'arrivée prochaine des Français sur le Niémen s'était propagé à la suite du passage du courrier extraordinaire.

—Vive notre père le Czar!... A bas Barclay!... Vive Koutousoff!... Que Koutousoff soit chef!...

Voilà ce que criait cette foule sous les fenêtres du palais où délibérait Alexandre.

L'acclamation populaire lui désignant Koutousoff comme généralissime fit une impression assez vive sur son esprit. La fermeté avec laquelle l'émule de Souwaroff avait conseillé d'attendre Napoléon et non de se porter imprudemment au-devant de lui le décida à examiner de plus près le projet de Koutousoff.

—J'interrogerai M. de Neipperg, dit-il, je le savais homme très bien informé des affaires d'Europe; il m'a donné des indications intéressantes déjà, dans un mémoire qu'il m'a remis, sur l'état des esprits en France et sur les dispositions de la cour d'Autriche à l'égard du dangereux gendre de notre bien-aimé frère François; mais j'ignorais qu'à ses talents de diplomate il ajoutait des connaissances d'art militaire... Sur votre avis, général, je prendrai donc aussi conseil de M. de Neipperg et je soumettrai son plan à votre examen à tous, messieurs, conclut Alexandre en levant la séance.

—Faites venir également, Sire, M. d'Armsfeld, l'émigré suédois, et avec lui le comte Rostopchine, dit Koutousoff en se retirant, tous les trois sont d'accord sur le danger qu'il y aurait à aller à la rencontre de Napoléon, sur l'avantage qui résultera de l'attente!

Alexandre aussitôt manda près de lui les trois personnages désignés par le vieux général.

Il leur répéta la question qu'il avait posée au conseil des généraux, s'adressant d'abord à M. de Neipperg.

M. de Neipperg, après avoir remercié l'empereur Alexandre de sa flatteuse interrogation, lui confirma le plan qu'il avait imaginé et dont Koutousoff avait indiqué les grandes lignes.

Bien loin de songer à s'avancer au-devant de Napoléon, selon le projet de Neipperg, soumis et concerté avec M. d'Armsfeld et le général Rostopchine, il fallait au contraire reculer, reculer sans cesse devant lui, faire le désert, en face, sur les côtés, derrière, partout autour de lui... en l'attirant dans l'intérieur de l'immense empire, on le vouait, lui et son armée, à une destruction complète!... Ce n'était pas d'un seul coup et brillamment, dans la fumée et le tapage d'une grande bataille, qu'on anéantirait sa puissance, mais on l'émietterait... par bribes on lui arracherait le sceptre des combats... Il faudrait éviter autant que possible les grandes rencontres et faire la guerre d'escarmouches... régiments par régiments, compagnies par compagnies, homme par homme, on lui dévorerait son armée... comme une bande de loups qui laisse passer le troupeau et se jette sur les traînards, sur les isolés, on rongerait ses magnifiques corps d'armée. Ce que l'Espagne avait si héroïquement tenté et si grandement réussi avec ses guérillas et ses partisans, on pourrait l'oser avec les Cosaques... Platoff, leur hetman, n'était-il pas là, prêt à cette guerre de ruses, de surprises, de brusque irruption, puis de fuite soudaine et de retour rapide et inattendu... une guerre d'oiseaux de proie au vol tournoyant, fondant sur les victimes à dépecer, disparaissant au fond de l'horizon, quand elle bouge et fait mine de les chasser, pour revenir bientôt la harceler plus faible, moins capable de résister. Les Parthes et les Scythes ainsi se défendaient en attaquant, poignée de moustiques aux prises avec le lion... Les lances des Cosaques seraient les aiguillons de ces moustiques... le lion, impuissant et ensanglanté, s'en retournerait honteux et blessé... la gloire était dans le succès final et non dans les moyens de l'obtenir... Par l'espace, par la fuite, par la solitude, voilà comment il fallait défendre le sol russe. C'était une fosse immense qu'il s'agissait de creuser devant la Grande Armée... elle y coulerait, et ne se relèverait d'une de ces tombes de neige que pour trébucher et s'enterrer dans la suivante. La terre russe se défendrait d'elle-même: dans ses steppes invincibles, imprenables et contre lesquels le canon, comme le génie de Napoléon, seraient impuissants, elle engloutirait jusqu'au dernier Français, si ce Français s'obstinait à ne point battre en retraite!...

Neipperg développa avec précision ce plan véritablement génial et terrible que lui avait inspiré sa haine contre Napoléon.

Le czar, frappé par les raisons qui lui étaient fournies, approuva silencieusement les idées de M. de Neipperg. Puis, se tournant vers M. d'Armsfeld, à son tour il l'interrogea.

L'agent suédois appuya le plan de M. de Neipperg. La retraite, la fuite même étaient glorieuses, comme une marche en avant, si la victoire était au bout. On reviendrait alors sur la route parcourue et l'on reconduirait les Français, au delà du Niémen, au delà de l'Oder, au delà du Rhin, peut-être!...

M. d'Armsfeld ajouta que Sa Majesté pouvait compter sur l'appui de la Suède. Bernadotte, fidèle aux engagements pris envers la Russie, se dégageait complètement de la cause française. Pour accentuer la rupture avec Napoléon, il avait réclamé la cession de la Norvège que gardait le Danemark, et renoncé à la Finlande que Napoléon lui offrait au détriment de la Russie. Il avait en outre demandé un subside de vingt millions. Napoléon avait, comme s'y attendait le prince royal, refusé d'accepter ces conditions. Bernadotte serait donc l'allié de la Russie et il s'engageait à suivre jusqu'au bout la fortune de ses nouveaux amis, à combattre, jusqu'à la victoire finale, Napoléon.

Alexandre écouta avec grand plaisir la communication de M. d'Armsfeld. L'appoint des Suédois n'était pas à négliger. Le prestige de Bernadotte comme homme de guerre était très grand en Russie. Par des bouches intéressées, Bernadotte faisait mousser ses capacités militaires. Il se donnait comme l'égal de Napoléon, insinuait que c'était lui l'auteur principal de ses victoires et prétendait qu'il était le seul homme de guerre en Europe capable de le battre. Le prestige des lieutenants de Napoléon était si grand alors que tout le monde en Russie et en Suède ajoutait foi aux gasconnades du perfide maréchal de l'Empire. Cet envieux et intrigant personnage n'était encore que prince royal de Suède; en servant la Russie et en trahissant son Empereur, qui avait fait maréchal, prince de Ponte-Corvo, et avait comblé de dignités et d'argent son ancien camarade des armées de la République, il comptait bien recevoir, pour prix de sa trahison, la couronne. Judas, fréquemment, encaisse plus de trente deniers.

—Eh bien! messieurs, reprit le czar, en présence des observations et renseignements pleins d'intérêt de M. le comte d'Armsfeld, je me rends entièrement à vos idées... J'adopte le plan si inattendu, si simple et si grand à la fois de M. de Neipperg... Nous écouterons notre vieil et illustre Koutousoff, et nous nous en rapporterons à lui pour l'exécution... Ainsi nous reculerons devant les Français... nous les laisserons s'aventurer et se perdre en notre empire... partout les habitants devront céder la place aux envahisseurs!...

Alexandre tout à coup s'arrêta. Une objection, forte sans doute, venait de se présenter à son esprit très lucide. Il la soumit aussitôt à ses trois conseillers improvisés:

—Mais les Français, messieurs, dit-il avec vivacité, si nous leur laissons l'accès libre, si nous ne livrons que les batailles qu'il sera impossible d'éviter, finiront par atteindre les grandes villes où existent des approvisionnements considérables, où les habitants, plus sédentaires et plus riches que ceux des villages, se refuseront peut-être à évacuer l'enceinte de la cité, à abandonner leurs maisons, les richesses qu'elles renferment, que ferons-nous si Napoléon arrive jusqu'à Moscou? Ne lui disputerons-nous pas les trésors, les provisions, les richesses de toute nature et les abondants magasins que contient cette antique capitale? Croyez-vous qu'il faille aussi reculer une fois là et laisser l'envahisseur entrer dans Moscou portes ouvertes?

Le troisième personnage, le comte Rostopchine, qui n'avait pas encore dit un mot, toussa légèrement comme pour attirer l'attention du czar et hasarda d'une voix flûtée:

—En ma qualité de gouverneur de Moscou, je désirerais répondre!

—Comte Fédor Rostopchine, nous vous écoutons, dit Alexandre avec bienveillance.

Le gouverneur de Moscou était un homme fort élégant, très lettré. Il avait alors quarante-sept ans. Officier distingué, ayant servi sous l'illustre Souwaroff, gentilhomme de la chambre, confident et ami du czar Paul, il ne voulut accepter aucune dignité d'Alexandre, à la suite de l'assassinat de son maître. Il se livra, dans une studieuse retraite, à l'histoire et aux lettres. Il était de beaucoup supérieur comme culture et comme état intellectuel à ces Russes, moitié hommes, moitié ours, qui l'entouraient et dont il disait plaisamment: «Je suis forcé de donner raison à un Anglais qui affirmait, en parlant des Russes, qu'on n'avait qu'à fendre la veste pour sentir le poil.» Alexandre, à l'approche de Napoléon, et sur l'instante recommandation de la comtesse Potassof, la parente de Rostopchine et amie de la grande-duchesse Anne, avait fait appel à son patriotisme: il lui avait confié la défense de Moscou, la ville sainte de l'empire.

Le gouverneur, de sa voix aux inflexions aristocratiques, reprit la phrase d'Alexandre:

—Votre Majesté s'inquiète du sort de Moscou, si l'ennemi parvient jusqu'à ses murs?... Que Votre Majesté s'en repose sur moi!... Napoléon ne trouvera dans la ville dont la garde m'est confiée que péril et honte... Plutôt que de lui abandonner les vivres, les munitions, les ressources de toute nature dont est remplie la cité, ses magasins, ses maisons particulières, plutôt que de le voir se ravitailler dans les bazars et s'abriter derrière les remparts sacrés du Kremlin, je ferai sauter moi-même ces murailles vénérées! Afin de contraindre les habitants à abandonner leurs périssables richesses, pour les entraîner à la suite de l'armée, s'il était nécessaire, je saurai recourir à la force pour cette offrande à la patrie et à l'Empereur; je les obligerai à se retirer avec nous, fût-ce jusqu'aux bouches de la Volga, ou par delà les roches inaccessibles du Caucase, ou encore dans les ténèbres blanches des solitudes sibériennes! Oui, pour exécuter jusqu'au bout le plan le plus admirable, le plan sauveur que Votre Majesté vient d'approuver, Sire, avec la grâce de Dieu et la permission de votre conseil, sûr de l'approbation de tout ce qui a le cœur russe, comptant sur l'admiration des générations, réclamant d'avance l'absolution de l'histoire, je renouvellerai l'exemple des héroïques défenseurs de Sagonte; sans remords comme sans faiblesse, je le jure ici, en présence de l'Empereur, plutôt que de voir Napoléon et ses soldats parader et se réconforter dans Moscou, moi, Rostopchine, je brûlerai Moscou!...

Cette menaçante prophétie, ce sauvage système défensif, avaient été formulés doucement, sans éclat de voix, comme un simple fait énoncé posément, dans une conversation, entre amis. Neipperg et d'Armsfeld ne purent s'empêcher de tressaillir en écoutant Rostopchine. Le patriotisme exaspéré jusqu'à la frénésie luisait dans ses yeux indécis, d'un gris bleu terne, tels que ceux des chats-tigres.

Alexandre était retombé dans sa méditation. Sa tête se penchait sur sa poitrine. Ses paupières abaissées ne laissaient filtrer aucun regard. Tout son corps demeurait immobile et comme figé. On eût dit qu'il s'était assoupi sur son fauteuil durant la délibération.

Lentement il releva la tête, et son regard s'anima.

Il se tourna vers Rostopchine.

—Ainsi, gouverneur, c'est par le feu que vous comptez combattre les Français.

—Avec le feu et le froid, Sire!... Comme lieutenants de Koutousoff, supérieurs à lui peut-être, vous aurez pour repousser l'ennemi et garder le sol de la sainte Russie deux généraux invincibles: le général Incendie et le général Hiver... n'est-il pas vrai, monsieur d'Armsfeld?

Le Suédois, que Rostopchine appelait à son aide, ajouta aussitôt:

—Il faut ajouter un troisième général aussi redoutable... En attirant Napoléon dans les plaines que le général Hiver saura rendre intenables, en le faisant chasser de l'abri des villes par le général Incendie, il succombera infailliblement, lui et son troupeau d'hommes, sous les coups d'un troisième adversaire, le général Famine!... Sire, nous n'avons rien à craindre: en suivant le plan que M. de Neipperg, le comte de Rostopchine et moi avons eu l'honneur de vous soumettre, la Russie sera le tombeau de cette Grande Armée qui s'avance imprudemment vers elle... Les Français pourront franchir le Niémen, bien peu le repasseront...

—Il leur faudrait la barque à Caron, car le Niémen sera pour eux plus infranchissable au retour que l'Achéron, dit en souriant Rostopchine qui, grand admirateur des poètes du dix-huitième siècle en honneur à la cour de Catherine II, se plaisait fort aux comparaisons mythologiques.

—J'accepte l'augure favorable, dit Alexandre; mais, messieurs, malgré les excellentes prévisions que vous m'exposez, un doute, une anxiété pour moi subsistent toujours... Je crois que le plan que vous m'exposez si clairement est d'une réussite certaine... une seule chose m'arrête, vous ne parlez pas de Napoléon!... Vous oubliez ce que vaut cet homme extraordinaire... à lui seul il est une armée... partout où il va, docile comme un chien dressé, la victoire accourt et lui rabat les armées, les peuples, les souverains... Il est de taille à lutter à lui seul contre votre général Famine, d'Armsfeld, contre vos généraux Hiver et Incendie, Rostopchine... Il faudrait contre lui, contre sa personne même, un autre général... plus fort que les trois autres, et nous ne l'avons pas!

—Cet auxiliaire que Votre Majesté invoque existe, dit alors Neipperg.

—Vraiment... et il se nomme?

—La Mort!...

Alexandre eut un mouvement de surprise, presque un frisson.

—Mais Napoléon, dit-il, est en fort bonne santé, d'après les derniers renseignements venus de Paris et de Dresde... Rien ne peut vous autoriser, comte de Neipperg, à faire entrer en ligne défensive cet allié quelque peu lugubre...

—Sire, mes derniers renseignements à moi me permettent de supposer l'intervention probable de cet allié...

—Et sur quoi fondez-vous cette prévision?

—Votre Majesté n'ignore pas que depuis longtemps, au sein de l'Empire français, des associations redoutables et ténébreuses ont noué des intrigues, réuni des complices, préparé des attentats soudains...

—Oui, je sais, les jacobins...

—Il n'y a pas que les détestables survivants de l'infâme Révolution qui soient les instigateurs de complots contre Napoléon, Sire. Tous les partis ont fourni des éléments à une vaste association nommée les Philadelphes, dont les membres se recrutent principalement dans l'armée... Le général Moreau, du fond des États-Unis, leur a promis son appui... Un général, républicain celui-là, mal récompensé, aigri, puni d'ailleurs de l'emprisonnement, le général Malet, est le chef actuel de cette formidable armée souterraine où s'enrôlent les mécontents, les partisans de la légitimité, les catholiques fidèles indignés des mauvais traitements infligés au vénérable Pontife, prisonnier à Fontainebleau... Sire, voilà pour vous des auxiliaires plus précieux, peut-être, que ceux dont parlaient mon ami M. d'Armsfeld et le comte Rostopchine...

—Mais ce complot est-il sérieux? Est-il près d'aboutir? Ce général Malet, dont j'entends prononcer le nom pour la première fois, représente-t-il une force?

—Des avis particuliers que je tiens d'un Français très animé contre Napoléon et fort dévoué à ses princes légitimes,—il se nomme M. d'Orvault, comte de Maubreuil,—me permettent d'affirmer à Votre Majesté, bien que le général Malet soit fort circonspect et ne révèle ses projets à personne, qu'il saura mettre à profit l'absence de Napoléon... Tandis que, privé de communications avec la France, perdu dans l'immensité de votre empire, Bonaparte s'enlisera de plus en plus dans les neiges, Malet et ses amis s'armeront et donneront le signal de la révolte...

—Le projet est audacieux! dit Alexandre pensif.

—Le général Malet est un homme d'une rare ténacité, reprit Neipperg encouragé par un geste du czar. Il a une première fois, au mois de juin 1808, tenté de soulever le peuple français et d'abolir l'Empire. Napoléon était absent, retenu à Bayonne par les affaires d'Espagne. Malet, à la tête d'un comité siégeant à Paris, rue Bourg-l'Abbé, imagina de répandre le bruit que Napoléon avait trouvé la mort en Égypte, et à l'aide du sénatus-consulte, fabriqué par lui, de proclamer la déchéance de la famille impériale et l'établissement d'un gouvernement provisoire dont faisaient partie des hommes d'opinions diverses modérées: les sénateurs Garat, Destutt de Tracy, Lambrecht, le général Moreau, l'ancien directeur Carnot, et Malet lui-même qui ne s'était pas oublié. Le général Lafayette recevait le commandement de la garde nationale, Masséna était nommé généralissime...

—J'ai entendu parler de cette histoire, dit le czar. Le complot a avorté... La nouvelle de la mort de Napoléon, d'ailleurs, avait pu être facilement démentie... Malet ne pouvait réussir... Bayonne n'est pas loin de Paris...

—La Russie est plus lointaine, plus mystérieuse que l'Espagne. Si Malet, durant cette campagne, recommence sa tentative, je crois qu'il a de grandes chances... Il pourrait se faire aussi qu'un des affidés, profitant du désarroi d'une guerre lointaine, parvînt à s'approcher de Napoléon et à rendre réelle la nouvelle supposée de la mort de votre ennemi, du tyran de la France et de l'Europe...

Alexandre s'était levé brusquement:

—L'existence des princes, comme le salut des nations, dit-il gravement, est dans la main de Dieu... N'ayons pas l'impiété, messieurs, de diriger les desseins de la Providence... L'empereur Napoléon est, comme tout ce qui respire, tributaire de la mort... mais il ne nous appartient ni de souhaiter ni de favoriser les sinistres projets de ceux qui tenteraient de hâter le destin et d'anticiper sur les arrêts mystérieux du Seigneur... Messieurs, je vous remercie de vos renseignements; je conférerai avec le général Koutousoff et avec les autres généraux... Gardez le secret et que Dieu protège la Russie!...

Le sort tournait sa roue. Napoléon, vainqueur perpétuel, allait connaître la défaite. Le plan terrible et simple que Neipperg, Rostopchine et d'Armsfeld avaient imaginé, et qui consistait à reculer sans cesse devant Napoléon et à battre l'immortelle Grande Armée avec le froid, avec la famine, avec l'incendie,—plan dont après coup plusieurs personnages se sont attribué le mérite,—n'allait pas tarder à recevoir un commencement d'exécution.

Le 23 juin 1812, ayant couché dans une cabane, au milieu de la forêt de Wilkowisk, Napoléon parut sur les bords du Niémen, au-dessus de la ville de Kowno, à un endroit qu'on appelait Poniemoff.

Le général Haxo, sur l'ordre de Napoléon, s'approcha et tous deux traversèrent le Niémen dans une barque.

Napoléon avait ôté sa traditionnelle redingote et changé son petit chapeau. Il avait revêtu le manteau et coiffé le shapska d'un lancier polonais.

Ainsi déguisé, par crainte des coureurs ennemis pouvant le reconnaître et s'acharner sur lui, il traversa la plaine, sa lunette à la main.

Il semblait prendre ainsi possession paisible de l'empire des czars.

Une barque montée par des sapeurs escortait l'esquif impérial.

Les sapeurs débarquent. Au loin, une petite troupe à cheval galope dans la plaine.

C'est une patrouille cosaque. L'officier s'avance et demande en allemand:

—Qui êtes-vous?

—Sapeurs du général Eblé! répond le lieutenant.

—Pourquoi venez-vous en Russie? demande alors en français l'officier cosaque.

—Pour vous faire la guerre!

—Malédiction sur vous! répond le Russe, et il décharge son pistolet vers la barque. Les sapeurs tirent. Le Cosaque et ses hommes ont disparu dans la forêt. Rien ne répond. Aucun bruit de chevaux ou d'armes qu'on apprête. Le silence noir.

L'Empereur descend à terre. Un cheval a été transbordé. Il le monte. La bête fait un faux pas et s'abat sur la berge.

—Mauvais présage! murmure le général Haxo.

Napoléon hausse les épaules et part au hasard vers la forêt.

Là se trouve une petite éminence. Il y grimpe. Il braque sa lunette. Il fouille l'étendue. Il cherche l'armée d'Alexandre, les tentes, le camp, les chevaux russes. Il ne voit que la forêt et la plaine à perte de vue. La forêt noire et muette, la plaine brune et déserte. Tout se tait.

Tout à coup l'Empereur prête l'oreille. Il tressaille. Sa physionomie s'anime. Il a cru entendre le canon. C'est un orage formidable qui gronde au loin. Promenant sa lunette sur un autre coin de l'horizon, dans les ombres déjà grandissantes du crépuscule il a cru découvrir les feux d'un bivouac. Sans doute l'armée d'Alexandre est campée là... alors demain ce sera la bataille!... Et son visage s'illumine de contentement et d'espoir. Mais il examine plus attentivement. Ces flammes de bivouac ont une activité suspecte. Il ne tarde pas à reconnaître leur nature: c'est un hameau, le premier sur la route, auquel en s'enfuyant les habitants ont mis le feu. Rostopchine a été compris et déjà obéi.

Partout la solitude, le vide, l'abîme, le gouffre, l'inconnu; partout l'ombre et le silence, avec çà et là le jaillissement soudain des flammes...

Le plan fatal était rigoureusement suivi. L'armée russe s'évanouissait comme une nuée qui disparaît et se fond sous l'horizon; elle s'effaçait confondue dans la ligne monotone et grise des plaines se déroulant, triste tapis sans fin. L'étendue allait capter la Grande Armée. A son tour, on la verrait fondre et se dissoudre dans le creuset perfide de ces steppes. Cette terre boirait ce demi-million d'hommes comme le sable du désert les cours d'eau qui s'y perdent.

Les soldats russes, les habitants même semblaient entraînés dans une déroute fantastique; mais les trois sinistres chefs qui devaient changer en retour victorieux cette panique apparente, le Froid, la Faim, le Feu, bientôt prendraient l'offensive.

Napoléon, comme si déjà il eût entrevu ces visions terribles et pressenti l'épouvantable destinée, revint, sombre et soucieux, au pas de son cheval, vers son armée.

Mais le lendemain, 24 juin 1812, le magnifique spectacle offert à ses yeux chassa les présages funèbres de la veille.

A trois heures du matin, sur trois ponts jetés pendant la nuit par des voltigeurs de la division Morand et par les pontonniers d'Eblé, commença le majestueux passage de cette formidable armée de six cent mille hommes dont une poignée à peine, comme l'avait annoncé d'Armsfeld, retournerait sur l'autre rive.

Le Niémen franchi, l'empire russe s'ouvrait béant comme un entonnoir devant Napoléon et ses braves: l'humiliation de la défaite, les souffrances du froid et de la faim, les épouvantes des villes enlevées et le retour lamentable à travers le cimetière des neiges, voilà les parois de cet entonnoir sinistre au fond duquel étaient l'invasion, la captivité, Sainte-Hélène et la mort.

Comme poussés par une puissance mystérieuse et funeste, le Niémen traversé, Napoléon et la France étaient en route vers l'abîme.

XI
LA MAISON DE SANTÉ

La maison de santé du docteur Dubuisson était à la fois un établissement thérapeutique où l'on soignait des pensionnaires atteints de diverses affections chroniques et une annexe des prisons d'État, où l'on recevait des détenus spéciaux.

Certains condamnés politiques obtenaient, en arguant d'infirmités ou en invoquant des maladies que le complaisant certificat d'un médecin ami savait aggraver par l'emploi de termes scientifiques terrifiants, la faveur d'être transférés chez le docteur Dubuisson et de subir leur peine en ses chambres plus confortables et plus saines que les cellules des prisons de l'Empire.

Sous tous les gouvernements, il y eut ainsi des prisonniers privilégiés. Pendant le second Empire, l'établissement hydrothérapique du docteur Pascal, la maison du docteur Béni-Barde, bien d'autres hôtels médicaux analogues reçurent les journalistes et les orateurs de réunions publiques désireux d'échapper au régime, relativement bénin d'ailleurs, de Sainte-Pélagie. Cette faveur est continuée sous la République.

Ce fut Napoléon qui inaugura ce système mixte, plein de tolérance et d'humanité pour des adversaires politiques rarement dangereux et qu'un retour de fortune peut brusquement porter au pouvoir. Que de ministères se sont, chez nous, recrutés dans les prisons!

Mais on remarquera que, sous les pouvoirs qui succédèrent à l'Empire, les détenus admis à jouir du transfèrement hospitalier n'étaient frappés que de condamnations légères et n'avaient commis que des délits de plume ou de parole. Les autres subissaient le régime pénitentiaire commun. Parfois même les forteresses du Taureau, de l'île d'Aix, de Joux, les maisons centrales de Fontevrault, de Doullens, de Clairvaux, les villes d'Afrique comme Lambessa, les bagnes aussi, gardaient les auteurs de complots ou les chefs d'émeutes vaincues. Le terrible despote que fut Napoléon se montra souvent, envers des hommes qui avaient tenté de l'assassiner, plus clément.

Dans l'établissement du docteur Dubuisson, situé en haut du faubourg Saint-Antoine, proche la barrière du Trône, au milieu d'une demi-campagne, avec des arbres, du bon air, le quartier voisin porte encore le nom de Bel-Air, parmi de riantes maisonnettes et proche le bois de Vincennes, des ennemis redoutables et personnels de l'Empereur subissaient une captivité assez douce.

Là se trouvaient incarcérés pour des causes diverses, outre le général Malet, deux frères, les princes Armand et Jules de Polignac, arrêtés à la suite de la conspiration de Georges Cadoudal, le marquis de Puyvert également royaliste, enfin l'abbé Lafon, le conseiller, le confident de Malet, mais qui croyait de bonne foi que le général travaillait pour les Bourbons et pour le pape.

L'abbé Lafon que nous avons vu, le jour de la naissance du roi de Rome, attendre avec impatience, dans le petit cabaret de l'hôtel de Nantes, la nouvelle qui pouvait hâter ou retarder ses espérances de conspirateur royaliste, avait été écroué depuis. Protégé par le comte Dubois, préfet de police, il avait obtenu de subir sa peine en la maison de santé de la barrière du Trône.

Malet prit sur-le-champ l'abbé en affection. Il ne tarda pas à lui donner toute sa confiance.

Le général Claude-François Malet avait alors cinquante-huit ans. Il était né à Dôle, dans le Jura, d'une famille noble; il s'engagea à l'âge de seize ans et se trouvait capitaine de cavalerie aux premières heures de la Révolution. Délégué à la fête de la Fédération en 1790 par son département, il fut élu chef du bataillon franc-comtois et commanda la place de Besançon. En 1799, il fut envoyé comme général de brigade à l'armée d'Italie et servit sous Championnet et Masséna. Il se trouva, dans les premières promotions, nommé commandeur de la Légion d'honneur. Il avait adhéré à la constitution de l'Empire, avec quelques réserves: «Citoyen Premier Consul, écrivait-il à Bonaparte, en lui envoyant son vote et celui de ses soldats, nous réunissons nos vœux à ceux des Français qui désirent voir leur patrie heureuse et libre. Si l'Empire héréditaire est le seul refuge qui nous reste contre les factions, soyez Empereur...»

Il y avait en ce militaire plein de révoltes et aussi de rêves aventureux, soldat médiocre d'ailleurs, perpétuel mécontent, subordonné aigri, qui voyait d'un œil irrité l'avancement brusque de camarades beaucoup plus jeunes que lui, une âme de conspirateur et des calculs de traître. Le mémorable complot qui porte son nom n'était pas son coup d'essai. Toute son existence fut agitée par des projets ténébreux de coups de main, d'émeutes de casernes, de pronunciamentos dans les camps, avec de romanesques combinaisons d'enlèvement. On retrouvait en lui le condottiere des petites républiques d'Italie et le franc-juge teutonique. Les généraux espagnols contemporains ont reproduit son tempérament.

Il s'était affilié de bonne heure à des associations militaires dont le but était le renversement de tout chef voulant s'emparer du pouvoir et changer la forme républicaine. Ces sociétés portaient différents noms. Leurs adhérents se nommaient Miquelets dans la région des Pyrénées, Barbets dans les Alpes, Bandoliers dans le Jura, Frères bleus dans le Centre et l'Ouest. Ces groupes divers parvinrent à se fondre dans la société des Philadelphes, qui avait des ramifications à l'étranger, et sur laquelle nous avons donné quelques détails dans l'épisode intitulé: La Maréchale. Malet portait le nom de Léonidas, chez les Philadelphes dont il devint le chef à la mort du colonel Oudet (Philopœmen), tué à Wagram.

Commandant le camp de Dijon en 1799, Malet, avec les Philadelphes, combina un plan d'enlèvement du Premier Consul, qui devait passer par Dijon pour aller gagner la bataille de Marengo et sauver la France.

Cent hommes résolus, apostés par Malet qui leur avait donné une consigne en apparence insignifiante, pouvaient entourer le cortège de Bonaparte dans les défilés du Jura et le faire prisonnier. Quelle aubaine pour l'Autriche si Malet eût réussi! Son plan consistait à profiter de la confusion suivant la mort du Premier Consul pour marcher sur Paris à la tête des troupes du Jura. Le complot fut éventé. Le Premier Consul évita les défilés suspects et put parvenir sur le champ de bataille de Marengo. La fortune tournait le dos aux Autrichiens.

Malet fut alors soupçonné, mais non convaincu de trahison. Le chef de la haute police, Desmarets, dit en ses curieux et précieux Témoignages: «Je crus le voir affilié alors à certain projet d'enlèvement du Premier Consul à son passage à Dijon. L'explication que j'ai eue avec lui mit fin à quelques relations que nous avions conservées de l'armée d'Italie.»

D'Angoulême, où il avait été détaché, il passa à Rome où, à la suite d'actes d'insubordination affichant son désaccord avec le général Miollis, il fut révoqué.

Cette mesure ne fut point pour calmer ses idées de rébellion. Il voua une haine vigoureuse à l'Empereur. Il chercha donc avec une tenace patience à profiter de tous les événements, à les susciter s'il était possible, à les supposer au besoin, pour s'emparer de l'armée, soulever le peuple et renverser son ennemi.

Cette haine, plus que le passé de Malet, explique ses sentiments républicains qui sont incontestables, quoiqu'il ait cherché des alliés parmi les royalistes.

Il tenta, comme nous l'avons vu, en 1807, avec le comité de la rue Bourg-l'Abbé dont le jacobin Demaillot était le mineur, de détrôner Napoléon. Son plan consistait à profiter de l'éloignement de l'Empereur, pour répandre le bruit de sa mort. Le complot fut dénoncé et Malet ne tarda pas à être emprisonné.

Nous avons reproduit la lettre, pleine de soumission, par laquelle il demandait sa grâce à l'Empereur, offrant de quitter la France et d'aller vivre de l'existence du colon à l'île de France.

A la suite de la démarche faite par Renée, accompagnée de La Violette, et sollicitant, à Saint-Cloud, la grâce de Malet et du major Marcel, compromis dans son complot, l'Empereur avait accordé remise de sa peine au major et autorisé Malet à séjourner dans la maison du docteur Dubuisson.

C'est là que nous le retrouvons le jeudi 22 octobre 1812,—le jour même, à jamais tragique, où Napoléon évacuait Moscou et commençait, avec la Grande Armée en haillons, la sinistre étape dans les neiges.

Malet, même en prison, n'avait pas cessé de conspirer. En 1809, il avait voulu recommencer sa tentative, c'est-à-dire répandre le bruit que l'Empereur avait été tué à Wagram; puis, à la faveur du désarroi général, marcher sur Notre-Dame,—il avait choisi le 29 juin, où l'on y célébrait un Te Deum. Là, il se serait emparé des autorités civiles et militaires rassemblées pour la cérémonie. Un Italien nommé Sorbi, détenu avec lui à la Force, avait surpris en partie son plan. Malet conçut des doutes sur la fidélité de cet homme. Il donna contre-ordre à ses affidés. Le Te Deum de Wagram se passa donc sans incidents.

Ce conspirateur opiniâtre avait une idée fixe: profiter de la stupeur qui suivrait la nouvelle de la mort de l'Empereur, brusquement proclamée, et se rendre maître, à la faveur de la confusion universelle, de divers postes et du suprême pouvoir militaire. Il évoque ainsi la physionomie sombre et restée quelque peu mystérieuse d'un autre prisonnier d'État, Auguste Blanqui, comme lui cherchant le renversement du pouvoir par des coups de surprise, des émeutes faites à petit nombre, et l'usurpation des ministères, de l'Hôtel de ville, de la police, soit par la force, soit à l'aide de faux cachets et d'actes fabriqués.

Malet a-t-il conspiré seul, en 1812, avec les quelques compagnons qui figurèrent à son procès; ou bien était-il soutenu par des complices puissants, restés secrets et indemnes? Comptait-il sur l'appoint de ce qui restait des Philadelphes, sur le secours immédiat des officiers révoqués partageant ses rancunes et n'attendant qu'une occasion de se jeter dans une insurrection? Tout porte à le croire, mais la preuve historique de cette double complicité n'a pas été faite, et l'on ne peut, en toute sécurité, donner à Malet d'autres auxiliaires que ceux qui furent connus par la suite.

Le règlement de la maison de santé permettait aux pensionnaires de recevoir des visites toute la journée.

Malet accueillait donc chaque jour un certain nombre de visiteurs. Rien d'insolite ne marqua ses réceptions du jeudi 22 octobre.

Dans sa chambre, se trouvaient réunis l'abbé Lafon, le moine Camagno, le séminariste Boutreux, l'ex-médecin-major Marcel, et un jeune militaire, le caporal Rateau, de la garde de Paris.

Rateau avait vingt-huit ans. Il était le fils d'un fabricant de liqueurs de Bordeaux et était parent du baron Rateau, procureur général à la Cour de Bordeaux.

Quand les cinq complices furent seuls en face de leur chef, qui les avait retenus sous des prétextes divers, Malet dit d'un ton bref:

—Il faut en finir, mes amis... l'Empire a trop duré, et l'Empereur a trop vécu!... voici l'heure de frapper le grand coup... Êtes-vous prêts à me suivre?...

Il les interrogea du regard rapidement. Tous répondirent affirmativement.

L'abbé Lafon fit cette réserve:

—Il est entendu, mon cher général, qu'il s'agit seulement de renverser l'Empire et non de rétablir la République?

Malet eut un geste d'impatience.

—Nous réservons la forme de gouvernement, dit-il; les Français, redevenus libres, choisiront le régime qui leur paraîtra le meilleur...

—Soit, dit le moine Camagno, avec sa face bistrée de forban et ses yeux où luisait la flamme du fanatisme, nous marcherons avec vous, général, fût-ce au supplice, mais vous me garantissez à moi, pour que je puisse le confirmer à mes amis, que tous vos efforts, si vous réussissez, tendront à rétablir sur son trône le roi d'Espagne, Ferdinand VII?

—Nous nous occuperons des affaires d'Espagne quand nous en aurons fini ici avec le tyran,—répondit avec brusquerie Malet. Personne n'a plus d'objection à faire? reprit-il en lançant un regard impérieux à la ronde.

—Nous ne devons pas seulement nous armer pour démolir un trône, dit, de sa voix calme de sectaire, l'ex-major Marcel, l'humanitaire disciple d'Anacharsis Clootz, mais bien pour fonder la république universelle, la fédération pacifique des États-Unis d'Europe. Je vous demande donc, général, de profiter de l'immense élan généreux que votre grand acte va donner à tous les peuples, pour délivrer les nations dans les fers... La Pologne, l'Irlande, la Grèce, attendent de nous leur délivrance... Il faut décréter la révolution au nom du principe des nationalités; il faut que la France donne une patrie à ceux qui n'en ont pas, et affranchisse les humains encore esclaves... Voilà pour quel noble but je marche avec vous, général!

—Nous nous occuperons de nous fortifier, en nous créant des alliés parmi les peuples asservis, c'est entendu! dit Malet; mais avant de songer à l'affranchissement des Polonais, des Irlandais et des Grecs, il faut délivrer les Français... On n'a plus rien à ajouter?

—Pardon, général, dit timidement le séminariste Boutreux, il ne faudra pas oublier notre saint Pontife, qui est en prison...

—C'est convenu! Je l'ai déjà dit... Mais Napoléon d'abord, le pape après! fit Malet avec une irritation croissante. Et toi, ajouta-t-il en s'adressant au caporal, as-tu quelque roi ou quelque pape à me recommander? Tu es le seul qui n'ait pas ouvert la bouche...

—Mon général, répondit en rougissant Rateau, je voudrais bien devenir sous-lieutenant...

La figure de Malet s'éclaira:

—A la bonne heure! tu demandes quelque chose pour toi, au moins... tu es le plus raisonnable... Sois heureux, mon garçon, tu auras tes épaulettes!... A présent, mes amis, écoutez-moi attentivement, continua Malet; les heures sont brèves, et cette nuit même, nous allons tenter la partie...

Un certain frémissement parcourut les auditeurs. Aucun ne tremblait. C'était plutôt une fièvre de plaisir, un de ces frissons d'attente qui font vibrer délicieusement les nerfs des joueurs et des amoureux. Les conspirateurs connaissent cette titillation. Le désir, l'anxiété, l'inconnu leur communiquent d'étranges et puissantes secousses. Le sang accélère, à ces moments-là, sa course dans les veines, et l'on vit double.

Malet, profitant de l'émotion de ses affidés, développa froidement, posément, son plan, qui était encore plus insensé que hardi.

Il en avait avec précision et méthode agencé les diverses parties. Seul, il le portait tout entier. Nul des hommes subalternes auxquels il se confiait n'en avait eu connaissance. On savait seulement que l'on chercherait à renverser l'Empire, et qu'on descendrait dans la rue, quand Malet donnerait le signal.

Il commença par leur faire remarquer combien le moment était propice pour agir. Dès qu'il avait vu Napoléon s'engager, avec toute son armée, sur la route périlleuse des solitudes du Nord, son espoir de recommencer avec succès les deux tentatives de 1807 et de 1809 lui était revenu plus vivace. Cette fois il semblait sûr du succès. Son idée fixe, sa marotte, la supposition de la mort de l'Empereur, allait prendre corps et apparaître la réalité.

Il y avait sept jours que Paris était sans nouvelles de Napoléon et de la Grande Armée. Les bruits les plus sinistres trouvaient créance. Le commerce paralysé, le travail arrêté, la récolte mauvaise,—la comète de 1812, favorable à la vigne, avait produit une sécheresse exceptionnelle,—l'impopularité de Marie-Louise, car le peuple regrettait Joséphine et n'avait pu s'accoutumer à cette Autrichienne, rappelant Marie-Antoinette, tout ce malaise et toute cette inquiétude favorisaient les desseins audacieux de Malet.

L'entreprise sans doute était folle et téméraire. Elle prouvait cependant chez son auteur une sorte d'intuition très pénétrante de ce qui se passait dans la conscience populaire, une perception très juste de l'état des esprits, des défaillances prochaines, des trahisons naissantes et des surprises possibles.

L'abbé Lafon qui, en sa qualité de royaliste et de clérical, prévoyait l'insuccès et aurait souhaité que Malet agît franchement au nom des Bourbons, arborant la cocarde blanche et proclamant le souverain légitime, Louis XVIII, après avoir entendu l'exposé rapide de son plan, lui demanda:

—Comptez-vous sur l'appui du Sénat? avez-vous pressenti quelques-uns de ses membres?

Malet répondit avec franchise:

—Aucun! vous seuls connaissez mon projet. Mais les sénateurs, au moins en grande majorité, sont las de servir l'Empire. Des grondements précurseurs des révoltes s'élèvent des deux grands corps délibérants. Le Sénat, qui hésiterait sans doute à prendre l'initiative d'une insurrection, ratifiera avec ensemble le fait accompli. Dès que les sénateurs seront persuadés que Napoléon est mort, ils s'empresseront de voter l'abolition de son régime. Il se passera ce qui s'est vu, sous l'ancienne monarchie, quand Louis XIV et Louis XV sont descendus dans la tombe. On déchirait leurs testaments, on se refusait à exécuter leurs volontés avant-dernières, on poursuivait les rares courtisans restés fidèles après la mort. L'humanité est lâche, mes amis; elle subit la force d'où qu'elle vienne, mais seulement tant qu'elle est la force. Quand un pouvoir nouveau surgit, les pires valets du pouvoir ancien se redressent de leur platitude, courent à la puissance qui apparaît et s'efforcent de se faire pardonner leur servilité passée en promettant une domestication plus complète... Tout avènement est beau. La foule salue les acteurs neufs qui paraissent sur la scène du monde et oublie ceux qu'on a forcés à rentrer dans la coulisse. L'Empereur mort, ou cru tel, c'est l'Empire enterré. Personne, demain, ne voudra plus avoir été bonapartiste. Oh! je connais ce peuple et ceux qui le mènent!... Nous aurons le Sénat pour nous, j'en suis certain!... J'ai, d'ailleurs, d'avance compté sur son concours!... voyez plutôt...

Et Malet, déployant un papier à en-tête, lut la pièce suivante, très habilement fabriquée par lui, et qui pouvait, par ses apparences d'authenticité, tromper des yeux non prévenus.

C'était un sénatus-consulte, destiné à être affiché, lu aux troupes de la garnison, envoyé aux préfets et aux commandants de places, et montré, s'il le fallait, aux généraux, aux ministres, aux divers agents de l'autorité, requis par Malet, au nom du pouvoir sénatorial.

L'original de cette pièce, publiée pour la première fois sous la Restauration, est aux Archives.

Ce sénatus-consulte fictif portait l'en-tête suivant:

SÉNAT CONSERVATEUR

Séance du 22 octobre 1812.

Présidence de M. Sieyès.

«La séance s'est ouverte à huit heures du soir sous la présidence du sénateur Sieyès.

»Le Sénat, réuni extraordinairement, s'est fait donner lecture du message qui lui annonce la mort de l'empereur Napoléon qui a eu lieu sous les murs de Moscou, le 7 de ce mois.

»Le Sénat, après avoir mûrement délibéré sur un événement aussi inattendu, a nommé une commission pour aviser, séance tenante, aux moyens de sauver la Patrie des dangers imminents qui la menacent, et après avoir entendu les rapports de la commission,

»A discuté et nous ordonne ce qui suit...»

Suivait le dispositif du sénatus-consulte en 19 articles.

Le premier article portait que le gouvernement impérial n'ayant pas rempli l'espoir de ceux qui en attendaient la paix et le bonheur des Français, ce gouvernement, ainsi que ses institutions, était aboli.

La Légion d'honneur était conservée.

Un gouvernement provisoire de quinze membres était établi et composé ainsi:

Le général Moreau était nommé président. Ce traître célèbre se trouvait encore aux États-Unis; mais ses ramifications avec les Philadelphes, ses relations anciennes avec les royalistes, ses offres de service aux Russes et aux Prussiens, dans les rangs desquels il devait, l'année suivante, trouver la mort en combattant la France, à Dresde, indiquent bien que Malet, s'il agissait seul, avait des accointances puissantes et aurait eu des alliances—s'il avait réussi—auprès des Bourbons et dans les cours d'Europe.

La vice-présidence avait été dévolue à Carnot. Les autres membres étaient: général Augereau; Bigonnet; Destutt de Tracy, sénateur; Florent-Guyot, ancien conventionnel; Frochot, alors préfet de la Seine; Jacquemont; Lambrecht, sénateur; Mathieu, duc de Montmorency, royaliste; général Malet; Alexis, duc de Noailles, royaliste; Truguet, vice-amiral; Volney et Garat, sénateurs.

On voit que ce gouvernement était mixte et que si Carnot, Malet, Augereau y représentaient avec Florent-Guyot et Jacquemont l'élément républicain, le préfet Frochot, le vice-amiral Truguet, Volney, Lambrecht, Garat, Destutt de Tracy figuraient les anciens républicains ralliés à l'Empire, tandis que les ducs de Montmorency et de Noailles marquaient la place de la royauté. Les sénateurs impériaux pouvaient, le cas échéant, se rattacher aux royalistes, s'il s'était agi de délibérer sur l'offre de la couronne. En outre, la présidence confiée au général Moreau, déjà en pourparlers avec les futurs chefs de la coalition, donnait à la restauration de Louis XVIII les plus grandes chances, si le coup tenté par Malet eût été suivi de succès.

Malet, c'est entendu, était républicain. Mais son républicanisme était celui d'un général. Il devait fort bien s'accommoder d'une royauté avec une charte. Les historiens favorables à Malet ont été embarrassés pour justifier la présence de royalistes et de législateurs alliés à l'Empereur dans cette commission insurrectionnelle. M. Ernest Hamel, qui a écrit l'apologie de Malet et de ses conspirations, a été obligé de reconnaître que si le complot de 1808 (comité de la rue Bourg-l'Abbé) avait un caractère démocratique prononcé, avec le rétablissement de la République pour but, la seconde conspiration offrait un objectif moins absolu. En 1812, la forme de gouvernement est réservée et un élément royaliste se trouve introduit parmi les membres chargés de préparer et de présenter à l'acceptation du peuple français une constitution nouvelle.

Avec Moreau à sa tête, la commission eût certainement fait les affaires des Bourbons et des rois d'Europe, qui avaient encore plus peur de la République que de Napoléon.

Aux termes de ce sénatus-consulte, les ministres étaient destitués; les fonctionnaires continuaient leurs fonctions; une amnistie était accordée aux déserteurs, déportés et émigrés,—cette dernière catégorie ne comprenait plus guère que les princes, leur entourage et les derniers chouans à la solde de l'Angleterre.

L'article 7 établissait qu'une députation serait envoyée «à Sa Sainteté le pape Pie VII, pour le supplier, au nom de la nation, d'oublier les maux qu'il avait soufferts et pour l'inviter à visiter Paris avant de retourner à Rome».

Malet, on le voit, n'avait eu garde de négliger l'élément religieux. Il comptait sur l'appui du pape et du clergé. Cet article avait dû plaire à ses complices de la première heure: l'abbé Lafon, le moine Camagno et le séminariste Boutreux.

Les gardes nationaux, que les levées extraordinaires avaient appelés aux armées, étaient autorisés à rentrer dans leurs foyers, mesure qui devait certainement, si on affaiblissait nos corps de troupes aux prises avec l'ennemi, acquérir de la popularité au nouveau gouvernement. Enfin, le général Lecourbe était nommé commandant en chef de l'armée de Paris. Le général Malet remplaçait le général Hullin dans le commandement de la place de Paris.

Le sénatus-consulte était signé de: Sieyès, président, Lanjuinais et Grégoire, secrétaires; contresigné par Malet, «général de division, commandant en chef la force armée de Paris et les troupes de la première division militaire».

Une proclamation, rédigée en même temps par Malet, devait être lue dans les casernes et affichée sur les murs de Paris.

On lisait dans cet appel d'une véhémence extrême des phrases comme celles-ci, faisant des Cosaques vainqueurs, et sous la lance desquels Napoléon, disait-on, avait succombé, les sauveurs de la France et du monde:

«Citoyens et soldats, Bonaparte n'est plus! Le tyran est tombé sous les coups des vengeurs de l'humanité. Grâces leur soient rendues! Ils ont bien mérité de la patrie et du genre humain!...»

Après ce tribut de reconnaissance aux ennemis victorieux, le factieux attaquait et insultait le fils de l'Empereur.

«Si nous avons à rougir d'avoir supporté si longtemps à notre tête un étranger, un Corse, nous sommes trop fiers pour y souffrir un enfant bâtard...»

Si l'insulte à la Corse, île française, était inutile et peu habile, l'outrage au pauvre petit roi de Rome était fou. Mais Malet n'était pas homme à observer aucune mesure. Ne flétrissait-il pas, dans la fin de sa proclamation, sans doute pour complaire aux anciens valets de Thermidor devenus les sénateurs de Bonaparte, qu'il embauchait, le grand citoyen qui avait incarné la Révolution et la République, jusqu'à la réaction de la Cabarrus et de son amant, le méprisable Tallien:

«Prouvez à la France, s'écriait Malet, que vous n'étiez pas plus les soldats de Bonaparte que vous ne fûtes ceux de Robespierre!»

Quand la lecture des pièces fut achevée, Malet distribua à ses complices leurs rôles.

Puis il collationna, signa et scella divers brevets nommant à des emplois et à des commandements ceux qu'il se proposait d'entraîner avec lui.

Ces dispositions prises, il leur donna à tous successivement la main, en leur disant d'un ton de commandement:

—C'est pour ce soir!... onze heures!... Soyez prêts!...

Tous répondirent:

—A ce soir!...

—Et le lieu du rendez-vous? demanda l'abbé Lafon... ce ne peut être ici: la maison de l'excellent docteur Dubuisson n'ouvre pas, de nuit, ses portes à nos amis.

—Sans doute, fit Malet, il faut nous réunir chez l'un de nous...

—Chez moi, si vous le voulez, dit le moine Camagno; j'habite une maison tranquille, cul-de-sac Saint-Pierre, rue Saint-Gilles, au Marais.

—Accepté! décida Malet. Vous avez entendu, messieurs, à onze heures, rue Saint-Gilles?...

—Nous y serons!... dirent les conjurés.

—Attendez, reprit le moine. Pour vous faire reconnaître, car il pourrait se faire que vous fussiez surveillés et suivis, vous ferez tomber dans la boîte de la porte un morceau de papier... je n'ouvrirai que sur ce signe de ralliement...

Et le moine, tirant de la poche de sa robe une lettre froissée, visiblement un brouillon, la déchira en cinq morceaux qu'il présenta à Malet, à l'abbé Lafon, à Boutreux, à Marcel et au caporal Rateau.

Chacun serra précieusement ce morceau de lettre.

Reconduits par le général jusqu'à la porte, les trois visiteurs quittèrent la maison de santé sans avoir attiré l'attention ni des pensionnaires du docteur Dubuisson, ni des agents de Rovigo susceptibles de rôder aux alentours.

XII
COMPIÈGNE-CONSPIRATION

Le général Malet, demeuré seul, réfléchit profondément quelques instants, tournant et retournant les papiers étalés sur la table, qu'il enferma ensuite dans un portefeuille à serrure.

Là se trouvait toute la conspiration. Avec ces feuilles de papier ministre, ces faux cachets, ces signatures imitées, cet homme, faible, isolé, captif, n'ayant ni argent ni prestige, ignorant tout de Paris, oublié des soldats, inconnu de la population civile, allait un instant suspendre la vie publique, arrêter le mécanisme puissant de l'organisme impérial et, détournant à son usage les ressorts réguliers de l'administration, substituerait pendant quelques heures brèves, mais si remplies de faits extraordinaires, sa volonté à toute autorité établie et sa personnalité même à celle du grand Empereur éloigné.

Cet incroyable complot—en laissant de côté les alliances royalistes, les secours extérieurs et les adhésions des fonctionnaires et du peuple qui ne seraient venues qu'après la réussite complète et l'affermissement du nouveau pouvoir—prouve la force qui gît dans la volonté humaine.

L'idée fixe, la convergence de toutes les facultés, de toutes les sensations, de toutes les volitions vers un seul objectif: le renversement de l'Empire par le fait de la mort soudaine et lointaine de l'Empereur, voilà ce qui fit la seule réalité de cette fantasmagorie.

Il est évident que la nouvelle avait contre elle toutes les chances de crédibilité; qu'il suffisait de la défiance en éveil d'un esprit plus réfléchi, s'avisant qu'il était invraisemblable que la nouvelle de la mort de l'Empereur fût ainsi répandue et se demandant d'où sortait ce général Malet investi tout à coup par le Sénat du commandement de Paris, pour donner le soupçon de la fraude et empêcher le sénatus-consulte et les pièces fabriquées d'avoir le moindre effet; qu'un seul des fonctionnaires dont le concours était indispensable à Malet se refusât à le prendre au sérieux et à lui obéir, et tout son château de cartes s'écroulait. Ce fut d'ailleurs ce qui arriva.

Mais il est toutefois admirable que la cervelle d'un homme, en prison et dénué de toutes ressources, ait pu projeter une si étrange folie et lui donner une consistance apparente telle que la plupart des historiens l'ont discutée comme une conception réalisable et qui n'avait avorté que par des concours de circonstances accidentelles, demeurées d'ailleurs assez mystérieuses. Car pourquoi, comme on le verra par la suite, le préfet de la Seine, Frochot, dont le dévouement à l'Empereur ne peut faire de doute, crut-il Malet sur parole, lui prêta-t-il son concours et mit-il à sa disposition l'Hôtel de Ville, tandis que le général Hullin, dont l'habitude de l'obéissance passive et la persuasion d'être couvert par un ordre supérieur pouvaient expliquer la soumission aux ordres à lui transmis, se refusa-t-il à céder la place à Malet? Jamais histoire vraie ne tint plus du roman. Cette conspiration, absurde en ses détails, et abracadabrante dans sa conception, fut donc avant tout un chef-d'œuvre de volonté.

Elle a d'ailleurs abouti, plus que ne le pensait son auteur, après l'insuccès. La disproportion entre l'assaillant faible et le colossal Empire, une matinée mis en péril, fit trop bien voir la fragilité du trône impérial. Elle affirma la possibilité d'un écroulement, si l'Empereur venait à disparaître. En même temps elle accoutuma les esprits à ne pas considérer le roi de Rome comme l'héritier du pouvoir de Napoléon. On peut dire que c'est la conspiration Malet qui a préparé la France à la substitution, en 1814, d'une autre dynastie à Napoléon et à son fils. Alexandre de Russie, le roi de Prusse, Wellington, Blücher, comprirent dès lors que la France était vulnérable. Il fallait frapper l'invincible nation, non pas au cœur, mais à la tête. Napoléon n'était qu'un vainqueur éphémère. Fouché, Talleyrand se disaient qu'il fallait s'assurer d'un maître dont le trône fût plus solide. L'empereur d'Autriche conçut des doutes sur la valeur de son gendre. Malet a empêché Napoléon II.

Malet, qui avait clos sa porte, pour classer et ranger ses précieux papiers, entendant frapper, alla ouvrir. Il prit un air indifférent pour recevoir le visiteur.

Un jeune homme, à figure énergique et franche, portant la longue redingote boutonnée, le chapeau à bords relevés, les bottes et la grosse canne, ayant toute l'apparence d'un officier en civil, parut.

La figure de Malet s'anima. Évidemment le nouveau venu l'intéressait, l'inquiétait peut-être.

—Ah! c'est vous, colonel Henriot, dit-il vivement... Soyez le bienvenu!... Quelles nouvelles?...

—Ne dites pas mon nom, fit très bas le visiteur...

—Personne ne peut nous entendre, rassurez-vous!... Les murs sont épais, les portes closes, et les maisons comme celle-ci fort discrètes... Je vous demandais: quelles nouvelles; j'ai tant de hâte de savoir si une dépêche est arrivée...

—Aucun courrier n'est encore venu de Russie...

—L'Impératrice?

—Toujours dans la plus vive inquiétude sur le sort de son mari... elle se trouve au palais de Saint-Cloud avec son fils... elle aussi attend un courrier...

—Alors les dieux sont pour nous!... dit gaiement Malet, peut-être, mon cher colonel, Napoléon est-il mort, à l'heure qu'il est, dans les neiges de la Moscovie?...

—Non!... je suis sûr qu'il vit!... répondit Henriot avec amertume, un démon le protège...

—Vous êtes d'un cœur solide, colonel, et votre haine contre Napoléon vous défend contre toute faiblesse... Vous m'aviez confié une partie de vos souffrances... eh bien! soyez déjà à demi consolé, vous n'allez pas tarder à être vengé!...

—Est-ce possible?... dit Henriot en secouant la tête; je commence, voyez-vous, à désespérer, et ne suis plus le même homme qui s'est ouvert à vous... Écoutez-moi, général je voulais partir avec l'armée, suivre Napoléon dans cette lointaine Russie, et là, un jour, l'attendre, le surprendre et le frapper... au cœur, comme il m'avait atteint, moi!... mais le comte de Maubreuil m'a dissuadé de tenter cette aventure, il m'a représenté que vous pourriez plus sûrement m'aider à me venger... il m'a conseillé de vous voir, de vous fournir les renseignements qui vous seraient utiles pour un but que je soupçonne, mais que vous m'avez caché... j'ai obéi à Maubreuil, je suis venu vous trouver, et me mettant à votre disposition, je vous ai communiqué tous les renseignements que vous me demandiez...

—Et vous avez été un aide fort précieux, mon cher Henriot; avant peu, mes amis et moi, nous saurons reconnaître vos services...

—J'ignore ce que vous voulez, je ne puis deviner vers quel but mystérieux vous marchez, reprit Henriot avec émotion, je vous ai suivi, comme un homme qui a les yeux bandés et qu'on dirige à tâtons dans un endroit ténébreux... pour vous, pour vous servir, car je pensais servir en même temps ma vengeance, j'ai consenti à séjourner en France... prétextant une maladie interne, une faiblesse toute physique, alors que c'était à l'âme qu'était mon mal, j'ai pu, grâce à la protection du maréchal Lefebvre, rester en France, à Paris... Tandis que mes camarades donnent des coups de sabre aux Russes, prennent des villes, gagnent des batailles, acquièrent des grades et se couvrent de gloire dans cette guerre gigantesque, moi, je demeure, l'arme au fourreau, devant une écritoire, plumitif obscur, assis paisiblement dans un bureau de la place, auprès du général Hullin, gouverneur de Paris...

—Un poste d'honneur et de confiance!... ne vous plaignez pas!... c'est là que vous êtes surtout utile à la cause!

Henriot baissa la tête. Un vif combat semblait se livrer dans sa conscience. Il continua avec un trouble croissant:

—Mon emploi auprès du commandant de l'armée de Paris me permettait de connaître exactement les forces disponibles, les contingents des postes, les noms des chefs et leur situation... Vous m'avez demandé de vous livrer ces renseignements, je l'ai fait... c'était une trahison, général!...

—Vous employez là un bien gros mot, dit Malet avec un air de bonhomie destiné à calmer les remords visibles du jeune colonel. Soyez assuré, reprit-il avec plus d'énergie, que vous ne trahissez ni vos devoirs ni votre pays... je ne vous ai rien demandé qui fût un forfait à l'honneur! Le général Malet est incapable de commander à qui que ce soit une action déshonorante!...

—Je vous crois, général!... Mais si, dans le premier moment de la colère, de la douleur aussi, en écoutant Maubreuil, j'étais prêt à tout braver, à tout entreprendre contre l'Empereur... c'était pour me venger de lui...

—Et à présent... vous êtes moins emporté... votre colère s'est évanouie... votre douleur s'est apaisée?... demanda Malet, et presque ironiquement il ajouta: Vous estimeriez-vous déjà vengé, parce que l'on est sans nouvelles de Napoléon et que le bruit de sa mort sous les murs de Moscou peut tout à coup nous parvenir?...

—Ma douleur est aussi vive, ma colère aussi ardente qu'auparavant, et ma vengeance est toujours altérée...

—Eh bien! d'où proviennent ces scrupules, ces hésitations, mon jeune camarade?

—Général, écoutez-moi... j'ai voué une haine violente et terrible à Napoléon... Mais c'est Napoléon seul que je cherche, c'est sa personne que je vise, c'est lui, c'est l'homme même que je veux frapper... L'Empereur m'est toujours sacré!... En lui je respecte le chef de notre armée, le bouclier de la France, l'épée de notre grande nation marchant à la gloire...

—Enfant, murmura Malet hochant la tête, l'Empereur et Napoléon ne font qu'un...

—Pas pour moi! Réfléchissant à ce qui se dit dans Paris, aux alarmes répandues, à l'absence de nouvelles qui permet de supposer des désastres pour l'armée, je me demande si je puis conserver ma haine, comme une arme chargée braquée sur la poitrine de celui qui porte la France en croupe de son cheval...

—Napoléon n'est pas la France! accentua énergiquement Malet. Il a trahi la cause de la liberté. C'est un despote qui a tout sacrifié à son ambition. Il a fait couler, par cent canaux sur tous les champs de l'Europe, le plus pur sang de notre jeunesse. Il emmène avec lui en ce moment dans les déserts béants comme des fosses la nation valide presque entière, elle s'y engloutira!... il suit sa route funeste au milieu des ossements... La France a besoin d'air, et elle étouffe de liberté, et elle est bâillonnée; de paix, et elle est poussée dans des combats sans fin... Non! la France n'est pas Napoléon et vous ne pouvez confondre le tyran et l'esclave, le bourreau et la victime!...

Malet avait prononcé avec force ce réquisitoire. Henriot, à qui le conspirateur n'avait rien révélé de ses projets, gardait le silence, les yeux fixés sur le carreau de la chambre.

Après l'avoir observé quelques instants, Malet reprit avec fermeté:

—Vous êtes venu à moi, colonel... je ne vous ai ni cherché ni sollicité... prisonnier, n'ayant pas à me louer de l'Empereur, républicain n'aimant pas l'Empire, militaire privé de son commandement et comme tel enclin à s'entourer de mécontents, je vous ai accueilli avec plaisir, avec confiance, avec espoir aussi, quand, recommandé par le comte d'Orvault de Maubreuil que j'ai connu à la cour de Westphalie, l'on vous a adressé a moi... je ne vous ai pas interrogé, vous m'avez étalé votre cœur; je ne vous ai rien demandé, vous m'avez offert de me seconder si j'entreprenais quelque chose contre Napoléon... sans vous engager, sans vous initier au moindre des projets que je pouvais avoir, je vous ai seulement indiqué que je serais heureux de posséder certains détails sur l'organisation de la place de Paris, que d'ailleurs je pouvais facilement me procurer par ailleurs...

—Je vous ai fourni les renseignements.

—Vous en repentez-vous?...

—Non... puisque je vous en apportais d'autres, aujourd'hui même...

—Quel autre renseignement?

—Celui que vous m'avez fait demander par ce billet qui me fut passé hier à la place...

Un éclair de joie brilla dans les yeux gris et ternes de Malet.

—Attendez! dit-il, je ne veux pas violenter votre conscience... je vous rappelais tout à l'heure comment vous étiez venu me trouver, et les services que vous m'aviez rendus, nullement compromettants du reste, et qui ne sauraient être qualifiés de trahisons... Ceci dit, je ne prétendais ni vous imposer de nouvelles communications, ni vous entraîner plus avant avec moi vers un but qui vous effraie...

—Un but que j'ignore, général!

—Vous ne tarderez pas à le connaître... Oh! n'ayez aucune crainte, vous serez au courant de mes actions, bientôt, et sans être mêlé à aucune d'elles...

—Général, je n'ai pas peur...

—Si!... vous avez peur de nuire à Napoléon!...

Henriot releva la tête qu'il avait gardée constamment baissée.

—Eh bien! oui, vous avez raison, général, j'ai peur de combattre la patrie en combattant Napoléon; j'ai peur de blesser la France en frappant son Empereur; j'ai peur d'achever à Paris la déroute de mes frères d'armes que là-bas transpercent les lances des Cosaques... Mais cette crainte ne saurait m'empêcher de tenir vis-à-vis de vous les promesses que j'avais pu vous faire, et, en vous étant utile, je suis assuré de ne pas servir les ennemis, de ne pas aggraver la défaite qui, dans les solitudes russes, s'accomplit peut-être à l'heure où nous parlons!

—D'où vous viennent donc, aujourd'hui, de si grandes appréhensions?... fit Malet dardant son regard sur le jeune colonel; serait-ce la demande contenue dans ce billet qui vous fut remis hier?... oh! par une personne tout à fait sûre, ma femme!...

—Oui, général, c'est bien cette demande qui m'alarme, qui me trouble, qui me force à m'arrêter sur les bords d'un précipice, que je ne vois pas, mais que je devine... Vous m'avez prié de vous faire tenir ce soir le mot d'ordre qui serait distribué par la place aux chefs de poste...

—Je pouvais me procurer ce mot d'ordre par des indiscrétions, par des amis que je compte dans la garnison de Paris; j'ai pensé à vous, comme étant plus à même par votre fonction auprès d'Hullin de me donner ce mot... Vous craignez de vous compromettre en me le communiquant, libre à vous... je vais m'enquérir ailleurs...

—Général, je vous l'apportais ce mot d'ordre... je vais vous le donner...

—A votre aise! dit Malet, affectant une grande indifférence. Ah! je ne vous contrains nullement, camarade!

—En vous communiquant le mot, général, je ne sollicite de vous qu'une chose, c'est de me donner votre parole que vous ne comptez pas vous en servir pour une entreprise susceptible de valoir un avantage à l'ennemi... Je ne chercherai même pas à savoir pour quel usage vous désirez être en possession du mot...

—Parbleu! fit Malet jouant la bonne humeur, vous n'imaginez pas que je vais livrer ce mot aux avant-postes des Cosaques?... La Russie est trop loin, et avant qu'on sache à Moscou le mot d'ordre de Paris distribué dans la nuit du 23 octobre, trente nouveaux mots auront été donnés et changés... Tenez, colonel, je vais abattre mon jeu devant vous... je n'ai rien à vous cacher... je suis certain que vous ne me trahirez pas...

—Je vous jure...

—Ne jurez pas! c'est inutile!... Apprenez donc que, cette nuit, je compte sortir de cette prison... Bien que la maison de santé soit en somme d'un séjour supportable, et qu'à la table de cet excellent docteur Dubuisson on rencontre aimable compagnie, je suis las d'être verrouillé chaque soir... Donc, une occasion favorable s'étant présentée, j'en profite... Cette nuit, qui me paraît sombre et pluvieuse à souhait, je me donne de l'air...

—Et où irez-vous, général?

—En Amérique... c'est un tour de liberté... j'ai des amis aux États-Unis...

—Je vous souhaite de réussir!...

—J'espère, à pareille heure demain, être bien près de Boulogne, où je compte m'embarquer pour l'Angleterre... Là je trouverai un passage pour New-York ou Philadelphie... Mais, pour arriver à Boulogne, il faut franchir les barrières de Paris... là se trouvent des postes de gardes nationaux... Ces bons militaires peuvent me demander des passeports que je n'ai point... voyageant en tenue, voyez, mon uniforme est là tout préparé,—et Malet, soulevant un divan, montra dans le coffre un costume complet de général,—il me suffira, pour rassurer les zélés gardes nationaux et éviter toute anicroche, de donner au chef de poste le mot d'ordre; ils me laisseront passer en me portant les armes... Voilà pourquoi, mon cher Henriot, je vous ai prié de m'apporter ce mot!...

Malet parlait avec un tel accent de sincérité que le doute n'était pas possible sur son projet d'évasion. Henriot, qui de plus en plus concevait de l'inquiétude et presque de l'horreur pour un projet visant l'Empereur, en ce moment-là aux prises avec l'ennemi dans les plaines russes, ne pouvait éprouver aucune répugnance à aider un prisonnier politique à reprendre sa liberté. Favoriser l'évasion d'un détenu, dont la garde ne vous est pas confiée, n'a jamais passé pour une forfaiture, surtout quand la cause de la détention n'a rien de déshonorant.

Henriot n'hésita donc plus.

—Puisqu'il ne s'agit que de votre liberté, général, je ne crois pas manquer à l'honneur, dit-il, en vous aidant à la reprendre... le mot d'ordre pour cette nuit est: Compiègne-Conspiration.

—Merci! fit vivement Malet, et il serra la main d'Henriot.

Une lueur de triomphe égayait la physionomie sévère du conspirateur. Le mot d'ordre lui donnait l'accès des postes. Il tenait déjà la clef de la place: Paris allait être à lui.

Répétant les deux vocables qui lui étaient donnés, il murmura:

—Compiègne!... c'est de là que doit venir le régiment de dragons qui est avec nous... voilà qui est de bon augure. Conspiration!... Ma foi! le mot est bien choisi et prouve que nous avons des amis en haut lieu...

Puis, redevenant maître de lui-même, Malet, tendant de nouveau la main à Henriot, lui réitéra ses remerciements et ajouta comme le timbre venait de sonner:

—Permettez-moi de vous quitter, mon cher colonel, cette sonnerie m'avertit que madame Malet vient d'arriver... Je ne puis la faire attendre... J'ai aussi mes préparatifs à faire... excusez-moi et embrassez-moi!...

Henriot, qui ne concevait plus aucun doute sur la réalité de l'évasion annoncée, reçut l'accolade du général, et lui souhaita de nouveau bonne chance.

Tandis que tous deux se tenaient embrassés, madame Malet entra.

Le courant d'air de la porte souleva un chiffon de papier traînant à terre, le morceau de la lettre que Camagno avait tirée de sa robe, et dont les fragments déchirés avaient été distribués aux conjurés comme moyen de reconnaissance à l'huis de la rue Saint-Gilles.

Madame Malet, voyant son mari avec un visiteur, voulut se retirer.

Dans ce mouvement, sa jupe balaya la lettre du moine et la refoula dans le corridor.

Henriot s'était excusé et retiré, après une dernière poignée de main échangée avec le général; madame Malet pénétra dans la chambre, dont la porte fut soigneusement refermée derrière elle.

Dans le corridor, Henriot poussa du pied le chiffon de papier, et, machinalement, se baissant, le ramassa. Il allait le rejeter, mais cette réflexion lui vint que ce papier pouvait contenir quelque détail sur l'évasion du général. Il rebroussa donc chemin dans l'intention de frapper à la porte de Malet et de lui remettre cette moitié de billet qui l'intéressait peut-être et qui était susceptible de tomber entre des mains hostiles.

Mais le valet de chambre attaché au service du général s'avançait dans le corridor pour éclairer et reconduire le visiteur.

Henriot, ne voulant donner aucun éveil, car son insistance pour rapporter ce tortillon de papier sans importance apparente pouvait faire naître des soupçons, serra tranquillement la paperasse dans sa poche et suivit le domestique.

XIII
MARCHE! MARCHE!

A l'heure où Malet se préparait à franchir les murs de sa geôle médicale et à s'élancer de sa chambre du faubourg Saint-Antoine vers l'Hôtel de Ville, but convergent de ses pensées, et vers les bureaux du gouvernement militaire de Paris, objectif de son audacieux projet, voici ce qu'il advenait de Napoléon et de la Grande Armée dans les plaines de Russie.

Le Niémen avait été franchi le 24 juin. Napoléon s'était avancé dans la direction du nord-est par Kowno, Wilna et Witebsk.

La Grande Armée comprenait 10 corps, plus la cavalerie de réserve de la garde impériale.

Ces 10 corps étaient composés comme suit:

1er corps.—Maréchal Davout, prince d'Eckmühl:

Divisions Moreau, Friant, Gudin, Desaix, Compans; environ 200,000 hommes. Ces troupes étaient les meilleures de l'Empire.

2e corps.—Maréchal Oudinot, duc de Reggio:

Divisions Legrand, Verdier, Merle; 40,000 hommes.

3e corps.—Maréchal Ney, duc d'Elchingen:

Divisions Ledru, Razout; division wurtembergeoise (général Marchand). Les divisions françaises étaient les anciennes troupes de Lannes et de Masséna; 57,000 hommes.

4e corps.—Le prince Eugène, vice-roi d'Italie:

Divisions Delzon et Broussier, les anciennes troupes de l'armée d'Italie. Division italienne (Pino, général). Cavalerie de la garde royale italienne; 45,000 hommes.

5e corps.—Le prince Poniatowski:

L'armée polonaise, moins une division donnée à Davout. Divisions Sambrousky, Zayouschek, Fischer; 36,000 hommes.

6e corps.—Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr:

Corps bavarois, divisions Deroi et de Wrède; 25,000 hommes.

7e corps.—Le général Reynier:

Corps saxon, divisions Lecoq et Reschen; 20,000 hommes.

8e corps.—Le roi Jérôme—commandement donné plus tard au général Junot, duc d'Abrantès:

Corps westphaliens et hessois, divisions Ochs et Damas; 18,000 hommes.

9e corps.—Le maréchal Victor, duc de Bellune:

12e division française et bataillons de dépôt. Le 9e corps devait garder l'Allemagne. Le maréchal Victor était nommé commandant de Berlin; 38,000 hommes.

10e corps.—Le maréchal Macdonald, duc de Tarente:

Division Grandjean, corps prussien d'York, troupes des petits princes allemands; 26,000 hommes.

Il fallait ajouter à ces dix corps deux troupes qui valaient dix armées: la cavalerie de réserve et la garde impériale.

La cavalerie de réserve avait à sa tête l'Achille de l'Iliade moderne, le chevaleresque Murat, roi de Naples. Sous lui, les généraux Nansouty, Montbrun, Grouchy, Latour-Maubourg; 17,000 hommes.

L'empereur d'Autriche avait fourni à son gendre 30,000 hommes de cavalerie commandés par le prince de Schwartzenberg qui, plus tard, devait marcher à la tête des armées de la coalition. Cette cavalerie était placée sous le commandement supérieur de Murat.

Enfin la garde impériale, qui à elle seule était une véritable armée, puisqu'elle comprenait, outre ses tirailleurs et voltigeurs (jeune garde), ses chasseurs et ses grenadiers (vieille garde), 6,000 cavaliers, 3,000 artilleurs, 200 bouches à feu, et la légion de la Vistule, les légendaires lanciers polonais.

La vieille garde était commandée par le maréchal Lefebvre, duc de Dantzig.

La jeune garde, par le maréchal Mortier, duc de Trévise.

La cavalerie de la garde, par l'héroïque Bessières, duc d'Istrie.

Il convient de compter encore les troupes détachées dans les places, à Stettin, Glogau, Erfurt, les 9,000 cavaliers à pied venus de Hongrie se remonter en Hanovre, et les quatrièmes bataillons tirés d'Espagne, ainsi que les bataillons de dépôt, le tout formant le corps de réserve placé sous les ordres du maréchal Augereau, duc de Castiglione. Enfin, une division danoise avait été mise à la disposition de Napoléon par le Danemark, pour faire face à Bernadotte, dans le cas où le déloyal Français aurait accompli sa menace de faire une descente sur les derrières de l'armée de son pays.

La Grande Armée comprenait donc plus de 600,000 hommes. C'était la plus formidable masse de guerriers qu'on eût vus rassemblés depuis les invasions des barbares.

On remarquera que l'élément étranger était en nombre. Il y avait 50,000 Polonais, 20,000 Italiens, 10,000 Suisses, 30,000 Autrichiens, et 150,000 Prussiens, Bavarois, Saxons, Wurtembergeois, Westphaliens, Croates, Hollandais, des Espagnols et même des Portugais.

Sauf les Polonais, au dévouement admirable comme la bravoure, et les Suisses, dont la fidélité une fois promise était inébranlable, tous ces régiments étrangers étaient peu sûrs. Non seulement ils étaient prêts à lâcher pied, et même à fusiller dans le dos les Français, comme le firent par la suite les Saxons, mais encore, dans les marches, dans les campements, ils introduisaient l'indiscipline, le désordre, parfois la révolte. Ils donnaient l'exemple et le goût de la maraude et du pillage à nos troupes.

Avant les hostilités, lors du mouvement en avant ordonné par Napoléon, de l'Oder à la Vistule, les Wurtembergeois, du corps de Ney, avaient ravagé les États prussiens qu'ils traversaient, volant, brûlant, détruisant, et poussant à l'exaspération les peuples de la Prusse, avec lesquels on n'était pas en guerre. Cette sauvage conduite des Wurtembergeois, qui se moquaient des cris de douleur et des clameurs de haine escortant leur passage, car c'était les Français qu'on maudissait, a été pour beaucoup dans le réveil du patriotisme allemand et dans la fureur de vengeance qui, dès l'année 1813, devait se manifester contre nous, en Prusse, où, malgré les victoires passées, le nom français n'était pas exécré; nos soldats avaient même été généralement bien reçus et bien traités par les populations prussiennes.

L'antagonisme de ces soldats exotiques était si manifeste, que l'on dut renoncer à faire commander les Bavarois et les Saxons par des généraux français. Ils se refusaient à exécuter les ordres qui ne leur étaient pas donnés par des officiers allemands.

Il n'y eut donc guère en Russie qu'un peu plus de la moitié de soldats français d'engagés: 370,000 environ, mêlés à 250,000 étrangers.

A cette cause de démoralisation et de désorganisation vint s'ajouter l'énorme embarras d'un matériel immense. Les charrois étaient innombrables; les caissons, les voitures légères destinées au transport des vivres, car on savait que le pays vers lequel on se portait n'offrirait aucune ressource, encombraient les routes; les troupeaux de bœufs que les divisions emmenaient avec elles pour se ravitailler, les équipages de ponts formaient des files interminables; les voitures des états-majors venaient encore ajouter à ces obstacles matériels et arrêter la marche des convois. Outre l'état-major de l'Empereur, le roi de Naples, le roi Jérôme, le prince Eugène, les maréchaux Davout, Ney, Oudinot, traînaient après eux des fourgons et des chariots chargés de vaisselle, de vêtements, de mobilier même. Non seulement le fastueux Murat, mais presque tous les chefs de corps, à l'exception du sobre et modeste Lefebvre, avaient une suite d'aides de camp, d'officiers, de secrétaires, de domestiques, dont les bagages venaient encore allonger la file démesurée des convois serpentant parmi les terres marécageuses. Qu'ils étaient loin et démodés les bataillons indigents d'Italie ou du Rhin! Le grand luxe des généraux de l'Empire avait sa répercussion jusque chez le plus simple capitaine. A chaque étape on faisait dresser des tables somptueuses garnies de pièces d'orfèvrerie. Des tapis, des lits élégants, des canapés, des coffres contenant des costumes et du linge à profusion, suivaient ces états-majors trop riches. Ce n'était plus une armée de combattants qui s'avançait vers la Russie, mais une sorte de caravane formidable, composé de toutes les nations, où les idiomes se mélangeaient en un brouhaha confus, où tous les uniformes défilaient, où les marchandises, les produits, même les œuvres d'art, de vingt nations, s'empilaient ainsi qu'en un monstrueux bazar mouvant. Le camp prenait l'aspect d'une foire du monde; et, lorsque le signal de lever le camp donné, lourdement, péniblement, lentement, tout cet amas d'hommes se remettait en route, on avait le spectacle d'une de ces grandes émigrations de l'antiquité, l'exode d'un peuple abandonnant sa terre natale, sans espoir de retour, et emportant, avec ses armes, ses trésors et ses dieux. Pour la plupart de ces émigrants, hélas! la route était véritablement sans retour, l'exode définitif.

Derrière le fouillis des états-majors, s'avançait toute une horde, déjà dépenaillée et lamentable, de cantiniers, de mercantis, de juifs, de brocanteurs, avec des femmes, des enfants, des animaux. Toute cette cohue grouillante, destinée à s'engloutir dans la Bérésina, se juchait sur de méchantes carrioles, poussait de fantastiques attelages, se remorquait avec des bœufs, parfois à bras d'hommes tirant à tour de rôle les cordeaux de véhicules étranges rappelant les chars sauvages des Vandales et des Huns.

Napoléon eut une peine énorme à alléger son armée de ce poids mort paralysant sa marche. Il fit un règlement sévère limitant le nombre des voitures selon le rang et le grade, depuis les rois jusqu'aux généraux; il désigna la quantité de bagages qu'il serait permis à chaque officier d'emmener; enfin il congédia les diplomates, les aides de camp amateurs, les secrétaires qui s'étaient joints aux états-majors par curiosité, par attrait de la nouvelle conquête, et aussi, car la plupart étaient étrangers, dans le but d'espionnage pour le compte de leur gouvernement. Il coupa son quartier général en deux: le grand service ne devait le suivre qu'à distance et le rejoindrait dans les villes où l'on stationnerait; le petit service qu'il conserva n'était composé que de ses aides de camp indispensables. Pour lui, toujours simple au milieu du faste de ses créatures, il couchait sur son étroit lit de fer et n'avait retenu, comme bagage, que quatre grandes caisses où se trouvaient ses cartes et tout le matériel topographique qui ne le quittait jamais.

Le plan redoutable que Neipperg, Rostopchine et le Suédois d'Armsfeld avaient conseillé à Alexandre, s'exécutait rigoureusement; le général Barclay de Tolly, plein de sang-froid et de fermeté, mais impopulaire, avait reçu l'ordre de refuser sans cesse la bataille. Il se conforma donc fidèlement à ce plan temporisateur, qui dans l'antiquité valut à Fabius sa gloire, mais qui ne pouvait ni passionner les foules ni frapper l'imagination contemporaine. On avait sagement abandonné le système proposé par l'Allemand Pfuhl, d'établir un camp retranché à Drissa, dans la boucle de la Duna. Les Russes reculaient à mesure que les Français avançaient. Ils se défendaient avec l'espace.

Napoléon avait combiné une manœuvre hardie. L'armée russe était divisée en deux corps: l'un, celui de Barclay de Tolly, occupait le nord,—c'est-à-dire les régions qu'arrose la Duna, cours d'eau qui se jette dans la Baltique, et s'étendait de Witebsk à Dunabourg; l'autre, le corps du prince Bagration, au sud—avait sa ligne sur le Dniéper, qui se jette dans la mer Noire, et s'avançait jusqu'à Grodno sur le Niémen. Le plan de Napoléon consistait donc à empêcher la jonction de Barclay de Tolly et du prince Bagration et à les battre séparément. Il devait franchir soudainement la Duna sur la gauche de Barclay de Tolly et envelopper son armée dans le camp retranché de la Drissa, véritable poche où le général russe s'était blotti. Une fois là, il serait maître des routes de Saint-Pétersbourg et de Moscou, et les couperait, tandis que les corps du maréchal Davout et du roi Jérôme, opérant leur jonction, battraient le prince Bagration sur le Dniéper.

Cette double opération était admirablement conçue, mais il fallait pour sa réussite que l'ennemi livrât bataille. Et l'ennemi continuait l'exécution du plan et se dérobait.

Il se produisit, en même temps, un conflit funeste dans l'armée française. Mécontent du retard que le roi Jérôme avait, selon lui, apporté à joindre le corps du maréchal Davout, l'Empereur retira à son frère son commandement et le plaça sous les ordres du maréchal. Le roi de Westphalie ne voulut pas supporter cette disgrâce. Il se démit de son commandement. Ce conflit entre Davout et Jérôme se prolongea assez pour permettre au prince Bagration d'échapper et de profiter de six à sept jours d'avance pour descendre le Dniéper. La première partie du plan, l'écrasement du corps d'armée du sud et l'interception des communications entre Bagration et Barclay de Tolly, avait ainsi avorté. Restait la seconde manœuvre, la plus importante: l'enveloppement de l'armée du nord dans le cul-de-sac de la Drissa.

Mais déjà l'armée russe avait renoncé à l'idée d'ailleurs si mauvaise de se retrancher dans le camp de la Drissa; l'Allemand Pfuhl, qui s'était rallié au plan d'exécution proposé par Neipperg et d'Armsfeld, insista auprès d'Alexandre pour que l'on évacuât la position. Napoléon, devant qui l'ennemi persistait à faire retraite, dut alors le poursuivre.

La chaleur était accablante. On était au mois de juillet. L'armée suait, souffrait de la soif autant que du soleil, durant cette poursuite en des plaines où bientôt la neige allait étendre son linceul. Ah! nul ne prévoyait sur les bords verdoyants de la Bérésina, où les soldats couraient se désaltérer et se baigner, qu'avant six mois cette rivière, solide et glacée, s'entr'ouvrirait comme un tombeau de marbre pour recevoir, par charretées, les corps raidis, sanglants, broyés de ces lurons qui chantaient à pleine voix et réclamaient de l'ombre, de la pluie, du froid, en rageant contre le soleil moscovite rappelant aux anciens les coups de cuisson d'Aboukir et de Jaffa!

Et aussi impatients de rencontrer l'ennemi que Napoléon même, les grenadiers et chasseurs se demandaient, chaque matin, s'il allait enfin luire, le jour de la grande bataille. On se souvenait de la façon dont les choses s'étaient passées en Italie, en Hollande, en Autriche, en Prusse, et l'on ne doutait pas qu'une journée comme Marengo, Austerlitz ou Friedland ne livrât la Russie entière à l'Empereur. Il n'y avait plus qu'à se mettre à astiquer les buffleteries et à fourbir les plaques des ceinturons, afin de défiler proprement sous les yeux des belles Moscovites, le fameux jour de l'entrée joyeuse et brillante dans la capitale des czars.

La bataille cependant se faisait désirer. On eut un matin l'espoir que l'ennemi aurait la politesse de se laisser aborder et battre.

Il y avait eu sur quelques points de rapides engagements, au moulin de Fatowa, à Mohilew, à Ostrowno, mais ce n'étaient que des escarmouches, des chocs accidentels. Leur issue, bien que favorable aux Français, ne pouvait compter sérieusement. En avant de Witebsk, le 27 juillet, on eut un instant l'illusion qu'une grande bataille commençait.

On apercevait les clochers de la ville. Witebsk, chef-lieu du gouvernement de ce nom, est une assez grande ville, sur la Duna; elle contenait huit à dix couvents et plusieurs églises, romaines et grecques, ainsi que des synagogues. Les juifs y sont au nombre de quinze mille. La campagne environnante est belle. Une vaste plaine, au delà du ravin, s'étend à l'est, traversée d'une petite rivière. Derrière ce cours d'eau on aperçut, massée, l'armée russe. Enfin on allait donc s'aborder! Près de cent mille hommes paraissaient prêts à entrer en ligne dans la plaine de Witebsk. L'armée poussa de vigoureux vivats. Il semblait que déjà, au bout des fusils, on tînt la victoire.

Napoléon monta à cheval et prit en personne la direction de l'affaire, qui s'annonçait comme importante.

Tandis qu'on réparait le pont, sur un ravin, pour permettre à la cavalerie de Nansouty de passer, trois cents hommes se portèrent en avant, sur la gauche. Ils furent aussitôt enveloppés par une nuée de Cosaques. Ces deux compagnies, encadrées dans l'armée russe, semblaient des épaves entraînées dans un fleuve débordé. Mais ces fiers lapins ne se débandèrent pas. Cette poignée de braves environnée d'une armée serra les rangs en tiraillant sans discontinuer. Les Cosaques s'abattaient, sans entamer cette redoute marchante, d'où partait un feu terrible.

Napoléon, la lunette à la main, s'aperçut du péril où se trouvaient ces trois cents soldats isolés, perdus, noyés dans la cavalerie russe. Il s'avança avec le 16e chasseurs, au delà du ravin, dispersa les Cosaques et dégagea les aventureux éclaireurs.

—Qui êtes-vous, mes braves enfants? leur demanda l'Empereur tout joyeux de les voir sortir vivants de cette forêt de lances et de sabres.

—Voltigeurs du 9e de ligne, tous enfants de Paris! répondit le sergent.

—Eh bien! mes petits Parisiens, vous avez tous mérité la croix, dit l'Empereur rayonnant. A présent, suivez-moi!... la route de Moscou est ouverte... En avant!...

Mais déjà, derrière son rideau de Cosaques, l'armée russe reculait, s'abritait, s'effaçait, disparaissait...

La grande bataille n'était pas encore pour ce jour-là.

Le front de Napoléon se rembrunit, et ce fut tout alourdi de fâcheux pressentiments qu'il fit son entrée dans Witebsk, capitale de la Russie blanche.

Comme toujours en se retirant, les Russes mettaient le feu à la ville évacuée. Mais l'avant-garde les poussa si vivement qu'ils eurent à peine le temps, cette fois, d'incendier quelques maisons des faubourgs.

La Grande Armée se remit en marche. La route était morne, l'accablement profond. Le thermomètre Réaumur marquait 27 degrés. L'eau devenait rare. Le pain manquait. L'armée souffrait de la marche, de la chaleur, de l'incuriosité de l'étape. La sinistre retraite dans les champs de neige a effacé les souvenirs de la marche en avant, mais à cette époque la fatigue était grande et les souffrances vives. Le fastidieux chemin s'allongeait de toutes les misères de la soif, de la faim, de la lassitude. Les chevaux tombaient sur la route et les traînards devenaient légion. En même temps l'armée se décourageait. On se rendait compte que jamais on n'atteindrait et l'on n'envelopperait Barclay de Tolly.

La campagne de Russie, longue suite de stations douloureuses, n'a pas eu que le retour de Moscou de terrible. Ce calvaire eut deux versants et si la descente fut pire, la montée fut mauvaise; et si la lugubre odyssée du recul, seule, est restée dans la mémoire des hommes, les désastres de la marche en avant méritent d'être rappelés. Il est vrai qu'à l'aller, le désert parcouru se trouvait coupé d'oasis, qui étaient de courtes batailles, et que l'espoir, étoile bientôt éteinte, guidait par-ci par-là les conquérants égarés.

Les officiers, les maréchaux même, se montraient aussi abattus que les soldats.

Berthier, prince de Wagram et major général, était l'un des plus disposés aux plaintes et aux récriminations.

Ce major général dont le rôle a été fort gratuitement étendu par certains historiens, qui lui ont même attribué des talents militaires qu'il n'a pas eu l'occasion de montrer, n'était en réalité qu'une sorte de secrétaire militaire de Napoléon. Il n'a jamais donné un ordre de lui-même, ni écrit une dépêche qui n'eût été dictée par l'Empereur. Non seulement les grosses entreprises, les plans, les importantes décisions, mais aussi les détails dans l'organisation ou la marche de l'armée, lui échappaient. L'Empereur faisait tout, savait tout, voyait tout, ordonnait tout. Berthier a sans doute connu plusieurs de ses combinaisons, le premier. Mais jamais Napoléon ne l'a consulté; jamais le major général ne se serait d'ailleurs permis de contrôler ou de contrecarrer une opération militaire jugée utile par l'Empereur. En cela, Berthier faisait preuve de bon sens. Ce scribe militaire, cet homme de confiance du grand stratégiste, a d'ailleurs, en 1814, abandonné à Fontainebleau celui à qui il devait tout. La reconnaissance et la fidélité, cela ne faisait pas partie des bagages du chef d'état-major après la défaite de son général.

A Witebsk, où Napoléon avait ordonné une halte pour reposer les troupes et donner aux traînards le temps de rejoindre, le maréchal Lefebvre entra dans la maison où logeait le prince de Wagram.

Lefebvre quittait l'Empereur. Il venait de recevoir les derniers ordres pour la mise en mouvement de la garde.

—Allons, prince!... Allons, mon vieux soldat, dit gaiement Lefebvre sur le seuil de la chambre, il faut boucler son sac et repartir du pied gauche...

—Encore en route! dit Berthier avec découragement; et où l'Empereur nous emmène-t-il?

—A Smolensk!

Le major général, qui s'était levé pour recevoir le duc de Dantzig, se laissa tomber sur une chaise devant la table où se trouvait la carte de Russie déployée.

—A quoi bon, murmura-t-il, m'avoir donné quinze cent mille livres de rentes, un bel hôtel à Paris, une terre magnifique, pour m'infliger le supplice de Tantale?... je mourrai ici à la peine... le simple soldat est plus heureux que moi!...

Et comme Lefebvre faisait un geste où il y avait du fanatisme et qui semblait mimer l'insouciance du soldat prêt à suivre son chef aveuglément, au nord, au sud, partout où il lui plairait planter sa tente et porter son drapeau, Berthier ajouta avec un soupir où il y avait bien de la mélancolie visible:

—Ah! que je voudrais donc être à Grosbois!

Grosbois était une terre superbe, aux environs de Paris, don de l'Empereur à son ami Berthier.

Ainsi les libéralités même du souverain, les récompenses magnifiques dont il avait accablé ses lieutenants, tournaient contre son œuvre et ôtaient, à ceux sur l'énergie desquels il comptait le plus, la ténacité et l'endurance, nécessaires plus que jamais dans cette téméraire chevauchée à travers l'Europe, aboutissant aux fondrières et aux steppes russes.

Berthier, «cet oison dont j'ai tenté de faire un aigle», a dit Napoléon, ayant appelé ses secrétaires, Salomon et Ledru, en rechignant donna les ordres pour la mise en marche de l'armée.

Puis il suivit Lefebvre chez l'Empereur qui l'attendait.

Ils trouvèrent Napoléon pensif et sombre.

La retraite lamentable semblait déjà prévue dans son cerveau qui embrassait, avec le présent, l'avenir. La sinistre clairvoyance des désastres promis luisait dans son œil irrité. Il commençait à comprendre que la fortune, lasse de le suivre, changeait de camp. Une voix, en lui, s'élevait qui lui criait: «Arrête-toi! il est temps! il le faut!» Mais une autre voix, non moins puissante, plus écoutée, celle de l'orgueil, de l'audace, de la confiance, la voix qui avait caressé son oreille de l'Adige au Nil et du Tage à la Vistule, lui murmurait, sirène funeste: «Marche! Marche! Toujours plus avant enfonce-toi dans ton rêve, et recule, s'il le faut, les confins du monde pour accomplir ta mission!» Semblable à l'homme que Bossuet montre poussé par une force irrésistible et ne s'arrêtant qu'au fossé où une chute commune, égale, rassemble tous les êtres que la grandeur et les circonstances ont pu séparer un moment, il allait, il allait, les yeux perdus dans l'immensité de sa vision. C'était alors un poète, un illuminé, un fakir de la conquête, un derviche dont la cervelle tournait dans l'axe du monde et qui, dans le tourbillon où il se mouvait, perdait l'équilibre et la notion des réalités.

Il accueillit avec moins de brusquerie que de coutume, mais avec une tristesse qui ne lui était pas ordinaire, ses deux maréchaux.

—Eh bien! mes amis, que dit-on dans l'armée? est-on content de marcher en avant et d'en finir avec cette terrible guerre? fit-il interrogeant du regard Berthier et Lefebvre.

Berthier, courtisan toujours, s'inclina et répondit:

—Sire, l'armée est heureuse de savoir Votre Majesté en bonne santé et compte qu'une grande victoire bientôt vous permettra d'obtenir une paix glorieuse et de nous faire retourner en France...

—La paix!... je la voudrais, murmura l'Empereur, je l'ai toujours voulue, quoi qu'on en ait dit; mais pouvais-je ramener sans combat mes troupes en arrière, évacuer honteusement l'Allemagne, comme l'exigeait Alexandre?... Je ne peux traiter de la paix que dans une capitale, Pétersbourg ou Moscou... Nous sommes sur la route de Moscou... nous irons à Moscou!... Est-ce ton avis, Lefebvre?

—Moi, je suis toujours de l'avis de Votre Majesté, dit Lefebvre avec une hésitation qui ne lui était pas commune, cependant...

—Cependant quoi?... Voyons! dis ce que tu as sur les lèvres... sur le cœur... Tu sais bien, mon vieux compagnon, que tu as toujours eu ton franc-parler avec moi... que ce soit à l'hôtel de la rue Chantereine, le matin du 18 brumaire...

—Où Votre Majesté m'a donné son sabre!...

—Oui... après Iéna, devant Dantzig...

—Où Votre Majesté m'a donné un titre... Oh! je n'oublie aucun de vos bienfaits, aucune de vos marques d'amitié, Sire, s'écria le duc de Dantzig avec élan; c'est pourquoi, ce que je sais, je le garde pour moi, et ce que je crains, je me mords la langue pour ne pas le laisser échapper...

Napoléon vint à Lefebvre et, lui plaçant familièrement la main sur l'épaule, lui dit dans un de ces mouvements d'abandon, de confiance, et d'expansion avec ses lieutenants, qu'il n'eut qu'en Russie:

—Tu as tort, mon bon Lefebvre, de retenir ta langue et de comprimer ton âme devant moi... Va! je sais tout entendre!... Depuis que j'ai mis le pied dans cette maudite Russie, je ne suis plus le même homme... Avant je doutais des autres, à présent je doute de moi... je ne me sens plus aussi maître des événements... quelque chose m'échappe... je suis comme un dormeur éveillé qui se débat dans un cauchemar, et ne sais où commence la réalité, où finit le rêve... Il faut m'aider, me soutenir, me faire voir clair dans ces vapeurs, vous, mes anciens fidèles, mes camarades de vingt ans de batailles... Voyons, prince, quel est l'état de l'armée? je veux le savoir!...

—Sire, le moral est toujours excellent, dit Berthier; cependant les désertions sont nombreuses, les traînards partout colportent le pillage et l'insubordination...

—Fusillez-en quelques-uns, pour l'exemple!... Mais les bons, les solides, les vaillants, ils ne songent, eux, ni à marauder, ni à abandonner le drapeau?

—Non, Sire, mais ils grognent...

—Parbleu! ce sont mes grognards, mes chers grognards! dit Napoléon souriant; il faut les laisser se plaindre à leur façon, dire même du mal de moi... Ils grognent, mais ils me suivent!... Ils me traitent de fou, d'insensé, d'ambitieux, d'extravagant... oh! je me rends justice!... mais ils me gagnent des batailles... Maréchal, vous commandez ma garde... que dit-elle, ma garde? que veut-elle?...

—Ma foi! Sire, puisque vous l'exigez et que vous savez déjà qu'elle grogne, la garde, et qu'elle n'est pas seule à grogner, je vous dirai qu'on est las de courir après ces Russes qui détalent à notre approche...

—Oh! nous les rejoindrons!...

—Qui sait?... Chaque jour on attend la bataille et c'est toujours partie remise... On se dit: Ce sera pour demain... Quand viendra-t-il, ce demain-là?...

—Nous allons le hâter!... A Smolensk, probablement, à Moscou, assurément, nous rencontrerons les Russes et nous les battrons! dit Napoléon avec conviction.

Il était, à ce moment-là, en présence de la contradiction des faits, comme le chercheur de chimères, à qui l'on ose contester la possibilité de sa poursuite. Poète en action, romancier de l'épée, il concevait comme réalisables et voyait comme accomplis les projets les plus hardis; les hypothèses invraisemblables prenaient en lui l'aspect de la certitude; il s'embarquait avec sérénité pour des voyages à travers l'impossible et, dès le départ, se considérait comme ayant atterri. Il était, dans ce moment-là, pour lui analogue à l'échauffement cérébral de l'auteur composant son poème, à la fascination du joueur devant le tapis chargé d'or, à l'extase de la dévote contemplant le tabernacle, il était le hâbleur de bonne foi, et, comme le menteur légendaire, ce grand imaginatif tenait pour condensées en faits exacts et pour résolues en événements réalisés les nuées qui flottaient devant sa pensée, les extraordinaires inventions de son cerveau déréglé.

Lefebvre avait secoué la tête en entendant Napoléon annoncer avec cette certitude une bataille probable sous les murs de Moscou.

—En attendant, dit-il, ces sacrés mangeurs de chandelles f... le camp devant nous! Mais leur fugue ne me dit rien de bon... ils partent pour revenir plus nombreux, plus redoutables, peut-être! Ces Cosaques ressemblent aux moucherons des soirs d'été: ils nous assaillent, ils tournaillent autour de nous... On lève la main pour les chasser... ils s'enfuient... Nous nous endormons tranquilles, confiants, en essaim plus serré le vol revient... et vous êtes, durant votre sommeil, piqué, saigné, sucé!... Nous nous épuisons à ne pas combattre, Sire; quand ils nous verront diminués, affaiblis, affamés, ils tourbillonneront plus acharnés sur nous ces damnés moustiques!... Voilà le danger, Sire, et chacun le prévoit!...

—Vous vous laisseriez abattre par des moucherons!... vous, des braves, des héros!...

—Sire, il faut peu de chose, trop de chaleur ou de froid, pas assez de nourriture ou de sommeil, pour changer une armée de vaillants en une bande misérable de traînards et d'éclopés!... La Russie, voyez-vous, c'est trop grand!... Nous n'usons pas que des souliers à les poursuivre... On voit bien leur calcul à présent: trop faibles pour résister, n'ayant pas de soldats à mettre en ligne, ils nous combattent par la dérobade... Mais ils sont chez eux, ils se nourrissent, ils trouvent des renforts tout en se repliant; nous autres, nous sommes à six cents lieues de chez nous, et nous ne pouvons que nous émietter, que nous diminuer, comme une miche qu'on a trimballée sur le sac durant des semaines... Sire, le temps, ce grand maître, comme on dit, nous affaiblit et donne à nos ennemis de la force... L'armée russe et la nôtre, cela fait deux boules de neige, seulement la nôtre fond et la leur grossit...

—Il y a du vrai dans ton dire, Lefebvre. Mais proposes-tu quelque chose?... As-tu un plan..., une idée?...

Le brave Lefebvre eut un geste de désespoir comique.

—Une idée... un plan!... moi!... oh! non! C'est votre affaire à vous, qui êtes notre Empereur... Dites-nous ce qu'il faut faire, et nous le ferons!...

—Et vous, Berthier, en votre qualité de major général, vous avez peut-être une manière de voir particulière, une conception à vous sur la façon de conduire cette guerre et de la terminer en profitant des avantages acquis? demanda Napoléon.

—Je suis de l'avis de Lefebvre, répondit Berthier, et, comme lui, je vois le danger que nous courons en avançant toujours... nos effectifs sont réduits de près de moitié et nous n'avons pas livré de bataille!... La chaleur nous a fait plus de mal que les lances des Cosaques et que les boulets de l'artillerie russe!...

—Et l'on disait qu'il faisait froid en Russie!... murmura Lefebvre... Ah! bon sang! quand donc le vent tournera-t-il au nord!...

—Plus tôt que toi et moi ne le voudrons alors! dit Napoléon, mais voyons, prince de Wagram, je vous demande avis, que me conseillez-vous?

—Je crois qu'il serait plus sage de nous arrêter pendant qu'il est temps encore! répondit Berthier, s'enhardissant à donner le conseil que toute l'armée semblait souhaiter voir suivre.

—C'est aussi ton avis, Lefebvre?

—Oui, Sire... faire halte n'est pas fuir!... Nous voici aux limites de la Pologne et de la Moscovie, nous sommes parvenus au seuil de la vraie Russie... Fortifions-nous ici... il y a des vivres, du fourrage, l'armée se retrempera... Nous serons à l'abri de tout retour offensif des Russes, étant appuyés sur la Duna et sur le Dniéper... nous pourrons, pour occuper nos hommes, faire une marche au nord et prendre Riga qui n'est pas défendu comme le fut Dantzig, pousser au sud sur la Volhynie et, tout en nous cantonnant pour l'hiver, organiser la Pologne...

—La Pologne!... voilà le grand mot lâché! s'écria Napoléon. Parbleu! vous croyez que c'est facile d'organiser la Pologne... Vous allez me demander, n'est-ce pas, de reconstituer le royaume des Polonais?...

—Sire, dit Lefebvre, avec un ton plus énergique, les Polonais se sont bravement battus dans nos rangs, vous leur devez quelque chose... Le partage de leur patrie a été un crime des rois... il nous appartient de le réparer: vous devez rendre à ces exilés chez eux, la terre où sont les ossements de leurs pères... Ce n'est pas seulement une question d'humanité, de justice, de reconnaissance, c'est aussi une question de salut pour l'Occident, de sécurité pour la France, de gloire éternelle pour Votre Majesté!...

Napoléon, en entendant s'exprimer avec cette fermeté le maréchal Lefebvre, en qui survivait le vieux républicain de l'an II, le volontaire des armées de la République courant à la délivrance des peuples opprimés, eut un mouvement de vif mécontentement.

—Rétablir le royaume de Pologne, dit-il, le puis-je?... Oui, je sais quelle barrière infranchissable serait la Pologne reconstituée, si jamais, le sort des armes nous devenant favorable, Alexandre voulait reprendre l'offensive et marcher, à travers l'Europe ouverte, sur la France affaiblie, en proie aux factions... Moi mort, qui oserait prévoir ce qu'il peut advenir de cet immense empire que je laisserai à cet héritier, peut-être encore enfant?... Oui, la Pologne serait la sauvegarde de mon trône et le rempart de mon empire, mais les Polonais sont divisés... des haines profondes dévorent ce vaillant pays... les soldats sont pour nous, les bourgeois, les paysans nous voient avec défiance... Les nobles sont tous en guerre les uns contre les autres... les plus sages ne peuvent s'entendre entre eux... leur diète générale n'a abouti qu'à la confusion et à la déroute... et puis, n'ai-je pas des engagements à tenir envers l'empereur d'Autriche?... Je l'ai déclaré aux députés de la Confédération de Pologne à Wilna: j'ai garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de ses États et je ne saurais autoriser aucune manœuvre ni aucun mouvement qui tendrait à le troubler dans la paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises... Non, il ne peut être question pour le moment du royaume de Pologne!... Que les Polonais attendent la victoire... c'est à Moscou que leur sort se décidera!

Moscou! comme un refrain fatidique, ce nom sonnait dans les rêves de Napoléon, tintait dans sa pensée, vibrait dans ses paroles.

Moscou l'étourdissait, le grisait, couvrait en lui la voix de la raison, de la politique, de la prévoyance.

Ainsi se trouvait formulée, décidée, consommée la grande faute. La campagne de Russie suspendue, l'entrée à Moscou ajournée, peut-être abandonnée, la Grande Armée, se ravitaillant et se refaisant à Witebsk, avait pour s'approvisionner durant l'hiver les riches dépôts de Wilna, de Varsovie. L'armée russe fuyant, démoralisée, Alexandre réduit à battre en retraite sans espoir de retour victorieux, et par-dessus tout la Pologne rendue à elle-même, offrant un territoire énorme et seize millions d'habitants résolus à lutter pour l'indépendance jusqu'à la mort, en cas d'offensive des Russes, voilà ce que la fortune offrait encore à Napoléon. A Witebsk rien n'était perdu, rien même n'était compromis, mais il fallait s'arrêter sur la route de Moscou, il fallait ne pas craindre de faire rendre gorge aux souverains recéleurs du vol monstrueux de 1768, il fallait oser refaire de la Pologne une puissance.

Tout devait pousser Napoléon à prendre ce sage parti. Malheureusement les conséquences fatales du mariage autrichien allaient peser de tout leur poids dans la balance et emporter les destins de la France.

Pour reconstituer la Pologne, pour anéantir l'odieux acte de partage du siècle précédent, on devait enlever à la Russie et à la Prusse les provinces qui avaient constitué leur part de dépouilles. S'il n'y avait eu en cause que ces deux copartageants, Napoléon n'aurait sans doute éprouvé aucun scrupule. Mais il s'agissait aussi de faire restituer par l'Autriche sa part de sa complicité dans la rapine. Que dirait Marie-Louise, quand son père se plaindrait à elle d'être dépouillé de sa Gallicie par Napoléon? Les rois d'Europe ne trouveraient-ils pas indigne la conduite de ce gendre amoindrissant la couronne de son beau-père? N'apparaîtrait-il pas alors à ces monarques, dont il avait la sottise, la folie plutôt, de rêver l'amitié, la considération, comme le jacobin sur le trône, le Robespierre à cheval qu'il ne voulait plus être? Il était parvenu à pénétrer, un peu avec effraction et en casseur de portes, dans la famille des rois; il avait cette naïveté de se croire des leurs et de s'imaginer qu'on lui pardonnerait d'avoir emporté d'assaut, comme une ville, une fille d'empereur authentique; par cette alliance trompeuse, provisoire, qui tenait au cheveu de la victoire continue, de la puissance persistante, il se croyait obligé à des ménagements, à des égards, presque à une complicité rétrospective dans le crime du partage; vainqueur des rois, il s'estimait des leurs; il ne pouvait, pensait-il sottement, leur confisquer des provinces pour les donner à des insurgés. Quand il faisait de ses frères des rois, il affermissait sa dynastie, il procédait comme les fondateurs des grands empires, il ne servait pas la cause contraire aux rois. En s'alliant avec les Polonais, en démembrant non seulement l'empire russe et la Prusse, mais l'empire d'Autriche, il trahissait les intérêts des monarques à la tête desquels il se plaçait! Tant pis pour les Polonais, mais le père de Marie-Louise ne pouvait être sacrifié pour eux, et ses domaines étaient sacrés!... Ainsi s'aveuglait le soldat heureux. Il ne devinait pas l'horreur des rois pour lui, égale à leur crainte et à leur bassesse.

Ce funeste raisonnement devait entraîner Napoléon sur la pente qu'il ne pourrait plus remonter. L'abîme se rapprochait. Marie-Louise, femme fatale, de Saint-Cloud, contribuait à la perte de son mari, et arrachait la couronne du front bouclé du roi de Rome.

Napoléon, sans avouer franchement que son principal motif de refuser le rétablissement du royaume de Pologne avait sa source dans sa crainte de déplaire à Marie-Louise et aussi dans le désir d'être agréable à son beau-père,—qui trois ans plus tard, sans une protestation, sans un mot de clémence jeté aux rois ses alliés, le laisserait déporter sur un roc désolé et mourir dans le plus cruel abandon,—répondit à Lefebvre et à Berthier qu'il comprenait leurs raisons, qu'il les admettait même en majeure partie, mais qu'il ne pouvait se résoudre à interrompre sa marche ni à se cantonner à Witebsk.

—Les cantonnements d'abord, dit-il avec vivacité, ne sont point si aisés que vous le supposez. La Duna et le Dniéper nous couvrent en été; mais, l'hiver venu, ces cours d'eau gelés seront des routes ouvertes aux Russes. Les Français sont disposés à l'action. Ils ne pourront demeurer immobiles durant de longs mois d'hiver. C'est alors que les désertions, les maraudages se multiplieraient. Les effectifs déjà réduits deviendraient à rien. On est au mois d'août. La campagne ne fait que commencer. Que pensera la France en apprenant qu'on s'arrête au début? N'est-elle pas habituée à une autre rapidité? On me croira malade, affaibli, épuisé, chef dégénéré d'une armée démoralisée, réclamant le repos de Capoue, avant d'avoir approché Rome. L'Europe va douter du succès. L'Espagne, qui s'agite, profitera de notre stagnation lointaine et l'Angleterre rendra inutile, aux bords du Guadalquivir, le passage du Niémen. Et puis, les partis qui n'ont jamais désarmé ne chercheront-ils pas à fomenter des troubles, en propageant des bruits alarmants?... Il est impossible que le chef d'un grand empire demeure une année loin de sa capitale, sans que le tapage des victoires vienne annoncer aux peuples qu'il est toujours présent, toujours vainqueur, toujours vivant!... Non! mes amis, il m'est interdit également de stationner ici et de reculer... La gloire et le salut pour nous sont en avant... Berthier, préparez les ordres de marche pour demain! Lefebvre, que ma garde prenne les armes... dans quinze jours elle entrera avec moi à Smolensk! dans un mois je donne rendez-vous à mes braves au Kremlin!

Le coup de dés était jeté et la France avait perdu.

Le 16 août, on campait devant la citadelle de Smolensk.

Smolensk, située sur le Dniéper, au pied de coteaux, était entourée en partie de murailles avec de grands faubourgs. Un pont joignait la vieille et la nouvelle ville. Des tours flanquaient son antique enceinte. Une cathédrale byzantine dominait palais, édifices et maisons. Smolensk, une des plus anciennes cités russes, était presque aussi vénérée que Moscou. Aussi Barclay de Tolly, qui n'exécutait qu'avec une visible répugnance le plan de retraite constante qui lui avait été imposé, résolut-il de faire un simulacre de défense de la ville.

Les Russes opposèrent une héroïque résistance. Ils avaient affaire à Davout, avec les divisions Gudin, Morand et Friant, la fleur de l'armée française, et Napoléon, en personne, dirigeait l'attaque.

Après un combat de six heures, la nuit étant venue, on remit au lendemain matin l'assaut.

Le général Haxo avait reconnu dans les remparts une ancienne brèche, la brèche Sigismonde: par là devaient pénétrer les braves de la division Friant.

Mais, au milieu de la nuit, une aube sinistre grandit et tout à coup envahit le ciel. On avait cru d'abord à un phénomène céleste, météore traversant l'espace, aurore boréale aux lueurs venues du pôle. Mais tout s'empourpra dans une clarté lugubre et grandissante. Barclay de Tolly, à qui des ordres précis étaient parvenus, obéissait à l'inspiration terrible qui avait dicté à la Russie le plan de son salut. Il s'était décidé à reprendre son mouvement de retraite, et à laisser Napoléon encore une fois devant l'espace libre et menaçant. En évacuant Smolensk, il y avait porté, comme arrière-garde protectrice, la flamme de ses torches, embrasant édifices et maisons. Le général Incendie, comme avait dit Rostopchine, accomplissait son œuvre. La route de Moscou s'éclairait ainsi de brasiers volontaires. Plutôt que de laisser prendre leur ville, les Slaves la brûlaient. Pendant la nuit, tandis que des incendiaires patriotes propageaient le feu dans les maisons vides, les habitants, sur l'ordre de Barclay de Tolly, fuyaient, emportant avec eux ce qu'ils pouvaient transporter de leur mobilier et de leurs hardes. La retraite rouge s'accomplissait. La Russie se faisait bûcher avant de se transformer en sépulcre blanc. Les combattants, les habitants se perdaient dans les plaines interminables; les maisons, les villages, les villes se transformaient en décombres fumants. Partout la Grande Armée, en avançant, rencontrait la ruine, la solitude, et ne conquérait que des cadavres et des cendres.

L'entrée de Napoléon et de ses soldats dans la ville, évacuée au milieu des flammèches, ne ressemblait aucunement aux triomphales prises de possession de jadis. A Smolensk, il eut la vision et comme la répétition de la tragédie de Moscou.

Là encore, après cette bataille, qui était une victoire, et devait au loin apparaître encore plus considérable qu'elle ne l'était, Napoléon pouvait s'arrêter.

Mais il était presque aux portes de Moscou. Avait-il donc conduit si loin, et après tant de fatigues, de dangers, de victoires, ses soldats invincibles, pour se contenter d'un demi-triomphe et s'engourdir dans la torpeur d'un cantonnement d'hiver? Les jours étaient encore longs et chauds. Les Russes avaient perdu beaucoup d'hommes dans les divers combats livrés depuis un mois. Ils ne pouvaient reculer perpétuellement ainsi. A Moscou, d'ailleurs, on tiendrait la paix. Alexandre, dépossédé de la ville sainte de son empire, ne pourrait se résoudre à une fuite sans fin. Il traiterait dans la capitale des czars; on pourrait y prendre ses quartiers d'hiver. L'Europe serait frappée d'admiration en recevant des décrets datés du Kremlin. La nouvelle que la Grande Armée et le grand Empereur s'étaient confinés dans Smolensk, une bourgade désormais en ruines, ne produirait qu'une impression de défiance et l'on douterait de la victoire finale.

Une autre raison vint raffermir Napoléon dans son idée de marcher sur Moscou.

Il venait d'apprendre que Koutousoff, nommé généralissime, remplaçait Barclay de Tolly. Pour donner satisfaction au patriotisme russe qui s'étonnait de voir les armées d'Alexandre se retirer sans combattre et s'indignait à la prévision de l'entrée des Français dans Moscou, presque sans avoir vaincu, le nouveau général avait résolu d'attendre la Grande Armée sur les collines qui protègent la route de cette ville. Là une bataille, qui deviendrait probablement décisive, serait livrée. Le sort de Moscou et de la Russie, dans ce choc gigantesque, se déciderait par les armes. Le soir de cette journée, la Russie délivrée acclamerait son empereur ou bien Alexandre serait obligé de demander la paix.

Tous les généraux, Ney en tête, fournirent cependant des rapports défavorables. Ils essayèrent de faire revenir Napoléon sur sa résolution. Les pertes étaient considérables. Les chevaux tombaient par milliers. On ne pouvait plus les nourrir. L'artillerie s'embourbait dans les marécages. Les pluies détrempaient tout. La fièvre faisait des ravages pires que ceux des boulets. Pourquoi ne pas rétrograder sur Smolensk?

Napoléon parut un instant céder aux observations de ses lieutenants, il leur dit enfin:

—Oui, la saison ne nous est guère favorable... ce pays est véritablement désolé et intolérable avec ses terres fangeuses... Si le temps ne change pas, dès demain je donne l'ordre de retourner à Smolensk!...

Le temps malheureusement changea. Le lendemain, 4 septembre, un soleil radieux dorait les tentes de la Grande Armée et faisait gaiement briller les armes. Un air vif séchait les routes. L'espoir et la gaieté revenaient avec le soleil.

—On ne peut pas reculer par un temps pareil! dit Napoléon joyeusement, saisissant le prétexte de retirer la promesse faite, heureux de la marche en avant rendue possible... Allons! Murat, Davout, un peu de nerf, morbleu!... Marchons sur les Russes... Nous finirons bien par les joindre et nous nous reposerons à Moscou!

Alors, redevenu confiant, il donna l'ordre de se porter sur les rives de la Moskowa, rivière qui traverse Moscou et serpente dans les plaines avoisinantes. La bataille devait être livrée vers un village nommé Borodino, où Koutousoff l'attendait avec toute l'armée russe.

Le soleil, comme plus tard la neige, se faisait l'allié des Russes.

Si la pluie eût persisté, en constatant l'impossibilité pour son artillerie de traverser les marécages, Napoléon se fût probablement décidé à retourner prendre ses cantonnements à Smolensk. A défaut de la paix, la guerre se serait prolongée en 1813, et dans des conditions beaucoup plus favorables.

Mais la destinée était autre. Le soleil d'Austerlitz avait changé de camp.

XIV
L'EMPEREUR EST MORT

Le général Malet était resté dans sa chambre avec sa femme, après le départ d'Henriot.

Madame Malet était au courant de ses projets, mais sans en connaître les détails. Elle savait seulement que le but que se proposait son mari était le renversement de l'Empire. Elle ignorait de quelle façon il comptait amener ce grand bouleversement.

Malet lui dit brusquement:

—C'est décidé!... Ce soir, je m'évade, ma chère femme, et je vais essayer de délivrer ce peuple asservi!...

Madame Malet poussa un léger cri, mais ni larmes, ni supplications ne lui échappèrent. Elle ne voulait pas, en faiblissant, paralyser l'action de son mari. Elle lui demanda seulement, inquiète et redoutant l'insuccès:

—As-tu des chances de réussite?... Tu as donc du nouveau?

—Beaucoup de nouveau!... l'Empereur est mort!...

—Est-ce possible! murmura madame Malet.

—J'ai reçu la nouvelle... de Russie... d'un ami sûr... répondit vivement Malet. Le gouvernement ne sait rien encore. Dans la nuit, le matin peut-être seulement, il apprendra ce grand événement. Oh! j'aurai mis à profit la nuit et la connaissance anticipée de cette heureuse catastrophe.

—Que comptes-tu donc faire?

—Profiter de la surprise des uns, de l'irritation des autres... rallier les bonnes volontés... faire appel à l'énergie des patriotes, à la sagesse des anciens partis qui me laisseront faire, dans l'espoir de tirer avantage, plus tard, des troubles possibles... Oui, je vais enlever le pouvoir aux incapables et aux séides de Bonaparte, qui se cacheront d'ailleurs au premier signal et se hâteront de faire leur soumission... et à la faveur de ce désordre, de cet interrègne, je compte cette nuit, au plus tard demain matin, à l'aube, proclamer un gouvernement nouveau...

—Mon ami, prends garde!... Tu veux être Bonaparte ou Monk!

—Ni l'un ni l'autre... Washington peut-être!... Je suis républicain et je ne réclame pas la puissance pour moi-même... Une commission de gouvernement délibérera sur le régime qu'il conviendra le mieux de proposer au peuple... Si les factions et les intérêts particuliers l'emportaient et refusaient de rendre à la France la République, je me retirerais... je n'abuserai pas de la force qui va m'être confiée; si je ne puis l'employer au bien de la France, si les résistances sont trop fortes, je quitterai, après avoir assuré l'ordre, mon commandement, et je m'en irai, avec toi, ma bonne amie, loin de l'Europe même, aux colonies, le cœur tranquille et le front haut, croyant avoir assez fait pour mon pays en le délivrant du despote militaire qui l'opprime et le saigne!... Mais, rassure-toi, je suis presque sûr d'être suivi par tous... Ces Français d'aujourd'hui se lient avec bonheur à la servitude, et c'est par la force qu'il faut leur ôter leur collier... par la force et par la ruse encore! dit Malet avec un sourire énigmatique. Et il ajouta presque gaiement: Je saurai bien les contraindre à accepter la République!

Bien qu'ayant toute confiance dans sa compagne, Malet ne lui avait pas dit que la mort de l'Empereur était imaginée par lui. Il calculait qu'il était préférable que même les personnes, dont il ne pouvait mettre en doute le dévouement, crussent la nouvelle exacte. Leur bonne foi donnerait plus de sincérité à leur accent, quand elles répéteraient le bruit et le propageraient dans la ville.

Après avoir recommandé à madame Malet de garder le secret sur ce qu'elle venait d'apprendre, jusqu'à ce qu'elle entendit la rumeur publique colporter la nouvelle de graves événements survenus dans la nuit, il la chargea de porter chez le moine Camagno, rue Saint-Gilles, son uniforme de général.

Puis, comme l'heure était venue de la clôture du parloir, c'est-à-dire qu'aucun visiteur ne pouvait rester dans la maison de santé redevenue prison, Malet embrassa à deux reprises sa femme qui s'éloigna lentement, s'efforçant de dissimuler ses pleurs en passant devant le portier.

Malet la reconduisit jusqu'à la grille intérieure, limite de la promenade des pensionnaires-prisonniers et, avec bonne humeur, à travers les barreaux, il jeta cet adieu à la visiteuse qui se retournait éplorée:

—A bientôt, ma bonne!... à bientôt!...

Il ne devait plus la revoir.

La cloche du dîner sonnait. Il était six heures.

Malet entra dans la salle à manger et se mit à table tranquillement avec ses convives ordinaires.

Il mangea, but, causa comme d'habitude. Rien ne révéla la gravité des résolutions qu'il avait prises. Son empire sur lui-même était tel et sa force de dissimulation si intense qu'il put, après le dîner, passer au salon et faire sa partie de cartes, comme tous les soirs, sans qu'une préoccupation, un tressaillement nerveux ou quelque marque d'impatience eussent pu laisser supposer qu'il allait entamer une autre partie, dont sa tête était l'enjeu.

A dix heures, il se leva de la table de whist: il avait battu tous les joueurs. Il compta son gain d'un air satisfait, souhaita le bonsoir et meilleure chance à ses adversaires malheureux, puis monta se coucher, en même temps que tout le monde.

A onze heures, la maison de santé était plongée dans le sommeil. Aucune lumière ne luisait aux fenêtres. Le quartier devenait silencieux.

Malet sortit doucement de sa chambre, gagna par l'escalier de service l'office dont il s'était procuré la clef.

Surpris, car il prévoyait tout, par quelque domestique éveillé en sursaut, il eût allégué une fringale le saisissant et le poussant à rechercher au garde-manger quelque relief du dîner.

Il traversa le jardin, s'approcha du mur, où l'abbé Lafon l'attendait, avec l'échelle du jardinier.

Lafon, qui couchait dans un petit pavillon au fond du jardin, n'avait eu qu'à se laisser couler par la fenêtre le long d'un treillage supportant des rosiers grimpants.

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