Manuscrit de mil huit cent quatorze, trouvé dans les voitures impériales prises à Waterloo, contenant l'histoire des six derniers mois du règne de Napoléon
MANUSCRIT
DE
MIL HUIT CENT QUATORZE.
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE Ier.
ARRIVÉE DE NAPOLÉON A CHÂLONS-SUR-MARNE.
(Fin de janvier 1814.)
Le comte Bertrand monte dans la voiture de Napoléon et prend place à côté de lui; il réunit, en l'absence du duc de Vicence, les fonctions de grand écuyer à celles du grand maréchal, et tous les services de voyage sont sous ses ordres26.
Note 26: (retour) 26: Les aides de camp qui accompagnent Napoléon sont les généraux Drouot, Flahaut, Corbineau, Dejean.Le général Drouot fait les fonctions de major général de la garde. Aux aides de camp il faut ajouter les officiers d'ordonnance Gourgaud, Mortemart, Montmorency, Caraman, Pretet, Laplace, Lariboissière, Lamezan, et Desaix.
Les chefs des différents services de la maison impériale sont, pour cette campagne:
Le comte de Turenne, premier chambellan, et maître de la garde-robe;
Le baron de Canouville, maréchal des logis;
Le baron Mesgrigny, écuyer;
Le baron Fain, maître des requêtes, premier secrétaire du cabinet;
Le général Bacler-d'Albe, directeur du cabinet topographique;
Et le baron Yvan, premier chirurgien.
On distingue encore parmi les autres personnes de la maison les auditeurs Jouanne et Rumigny, premiers commis du cabinet; l'auditeur Lelorgne-d'Ideville, secrétaire interprète; le lieutenant-colonel du génie Athalin, et l'ingénieur-géographe Lameau, attachés au cabinet topographique; les chevaliers Fourreau et Vareliand, médecin et chirurgien de quartier; enfin les fourriers du palais Deschamps et Jongbloëdt.
Le service personnel de l'empereur se réduit aux valets de chambre Constant, Pelart et Hubert, au mameluck Roustan, au piqueur Jardin, et au contrôleur de la bouche Colin, qui sont des hommes de confiance.
Presque tous se sont rendus d'avance à Châlons.
Napoléon n'a avec lui que cinq voitures de poste. Il déjeûne à Château-Thierry, et le soir du jour de son départ il arrive à Châlons pour dîner.
L'approche de l'ennemi avait jeté sur la route une espèce de stupeur, que le passage de Napoléon a suspendue tout-à-coup; c'est l'effet ordinaire de sa présence. Dans le danger commun, son arrivée à l'armée offre les seuls moyens de salut auxquels l'imagination des peuples puisse se confier. A chaque relai, les femmes et les enfants se groupaient autour des voitures; les hommes, formés à la hâte en garde nationale, s'ajustaient de leur mieux sous les armes, et peignaient plus vivement que tous les discours à quelles extrémités on était réduit. Bientôt une confiance naïve et bruyante a succédé à l'inquiétude; et les vignerons de Dormans, de Château-Thierry et d'Épernay, ne craignent plus d'ajouter aux cris mille fois répétés de vive l'empereur! cet autre cri qui laisse échapper leurs voeux les plus secrets: à bas les droits réunis!
Le quartier impérial à Châlons était marqué chez le préfet: en descendant de la voiture, Napoléon fait appeler le prince de Neufchâtel, le duc de Valmy, le duc de Reggio, le maire, etc. Le prince de Neufchâtel arrive des avant-postes pour rendre compte de l'état dans lequel il a trouvé l'armée; vingt ans auparavant le duc de Valmy a gagné le titre de son duché dans ces mêmes plaines où nos bataillons vont manoeuvrer de nouveau contre les Prussiens; le duc de Reggio connaît parfaitement le pays, il est de Bar-sur-Ornain. Napoléon emploie donc la plus grande partie de la soirée à recueillir, dans la conversation des personnes qui l'entourent, les renseignements dont il a besoin.
Voici le résumé de ce qu'il apprend: la grande armée autrichienne du prince Schwartzenberg, descendue des Vosges par plusieurs routes, dirige sa plus forte colonne sur Troyes; elle pousse devant elle le corps de vieille garde dont le duc de Trévise a le commandement. Celui-ci dispute le terrain pied à pied; et, malgré les désavantages d'une retraite, les combats de Colombey-les-deux-églises et de Bar-sur-Aube ont conservé l'honneur de la garde dans tout son lustre; mais la ville de Troyes n'en court pas moins un pressant danger.
Du côté des Prussiens, le maréchal Blücher a dépassé la Lorraine; il vient d'occuper Saint-Dizier, et s'avance diagonalement sur l'Aube.
Le duc de Vicence, au milieu de ces grands mouvements de troupes, n'a pu parvenir jusqu'au quartier général des alliés. Retenu d'abord à Lunéville par les avant-postes qui lui barraient le chemin, il a été forcé de rétrograder avec nos troupes jusqu'à Saint-Dizier; mais enfin, dans cette dernière ville, les lettres du prince de Metternich lui étaient parvenues: Châtillon-sur-Seine lui était indiqué comme lieu de réunion du congrès, et aussitôt il avait quitté Saint-Dizier pour se rendre à Châtillon.
Quant à nos troupes, elles sont autour de Châlons. Le duc de Bellune et le prince de la Moskowa, après avoir évacué Nancy, se sont retirés par Void, Ligny et Bar, sur Vitry-le-Français; le duc de Raguse est derrière la Meuse, entre Saint-Michel et Vitry.
Nos avant-postes sont donc à Vitry. Déjà les fuyards commençaient à paraître dans les rues de Châlons; mais ils s'y croisent avec les troupes qui arrivent de Paris. Ces soldats, qui naguère étaient disséminés le long du Rhin, depuis Huningue jusqu'à Cologne, après vingt jours de retraite sur tant de routes différentes, se reconnaissent tous dans la même plaine, ne formant plus qu'une seule armée réunie autour de Napoléon. Aussitôt le mouvement rétrograde cesse, et l'ordre rentre dans les rangs.
CHAPITRE II.
L'ARMÉE REPREND L'OFFENSIVE.--BATAILLE
DE BRIENNE.
C'est d'abord sur l'ennemi qui est le plus près que Napoléon veut marcher; il ordonne dans la nuit que toute l'armée prenne la route de Vitry.
Le duc de Valmy reste à Châlons pour y réunir les traînards et recevoir le duc de Tarente, dont la marche a été retardée dans les Ardennes. Le vainqueur de Valmy doit encore une fois défendre les gorges de l'Argonne et la route de Paris.
Napoléon ne s'est pas arrêté plus de douze heures à Châlons: les équipages de sa maison ont filé dans la nuit avec la garde impériale, et le lendemain 26 janvier le quartier général s'établit de bonne heure à Vitry.
Vitry est donc redevenu place frontière; on a relevé à la hâte les brèches de ses vieilles murailles, et quelques canons protègent les barricades qu'on a plantées devant les portes.
Napoléon, impatient de voir clair dans les mouvements qui l'environnent, faisait courir de tous côtés aux nouvelles. A peine arrivé à Vitry, il interroge le sous-préfet, le maire, le juge de paix, l'ingénieur, les notables de la ville. On lui amène successivement tous les gens de la campagne qui rentrent dans Vitry; quand ce n'est pas Napoléon lui-même qui les questionne, c'est le général Bertrand: Bacler-d'Albe et Athalin tiennent note de chaque rapport, et couvrent la feuille de Cassini d'épingles qui indiquent les différents points de l'horizon où les coureurs de l'ennemi se font voir. Le duc de Reggio envoie par la traverse des émissaires à Bar-sur-Ornain sous prétexte de savoir ce qui se passe chez lui. Le maire, le sous-préfet, envoient d'autres émissaires dans la plaine qui s'étend entre la Marne et l'Aube.
On apprend que le duc de Trévise et la vieille garde se retirent de Troyes par la route d'Arcis-sur-l'Aube: des officiers d'ordonnance sont aussitôt envoyés de ce côté pour aviser ce maréchal de la marche de Napoléon. Un pont est rapidement jeté sur la Marne à Vitry, et facilite ces différentes communications.
Pendant la nuit nos troupes ont marché: le 27, au point du jour, elles rencontrent, entre Vitry et Saint-Dizier, la tête des colonnes de l'ennemi. Le général Duhesme engage le combat contre le général russe Lanskoï; Napoléon y accourt, et, dès huit heures du matin, il rentre à Saint-Dizier à la tête des premières troupes.
Cette ville n'avait été occupée que peu de jours par l'ennemi; mais, dans ce court intervalle, les habitants n'avaient eu que trop le temps d'apprendre, par les fanfaronnades des alliés, toute l'étendue des dangers que courait la patrie. Ils avaient entrevu le cercle qui se développait autour de la capitale; les maux que l'ennemi leur avait apportés s'aggravaient encore par le désespoir du salut et de la vengeance... Soudain ces mêmes alliés, la veille encore si confiants, se retirent avec précipitation; ils fuient en criant que l'empereur Napoléon les poursuit, qu'il arrive derrière eux, qu'il est là! A cette nouvelle, les malheureux habitants de Saint-Dizier sortent de leur abattement. Napoléon leur apparaît: ils ne peuvent en croire leurs yeux; ils se précipitent autour de son cheval pour le toucher; la foule le porte jusqu'à la maison du maire, où son logement est marqué. Désormais c'est à qui poursuivra l'étranger, qu'on ne veut plus craindre; l'enthousiasme gagne de proche en proche, et se répand dans les villages du Barrois et de la forêt du Der. Partout les paysans déterrent leurs armes, courent sur l'ennemi, et font à l'envi des prisonniers, qu'ils amènent eux-mêmes à Napoléon.
Les déclarations des habitants et des prisonniers sont unanimes: le corps ennemi auquel l'avant-garde française vient d'avoir affaire appartient à l'armée prussienne; le maréchal Blücher et le corps du général Sacken ont passé les jours précédents, et doivent être en ce moment du côté de Brienne, marchant sur Troyes pour y donner la main aux Autrichiens. Le corps du général Lanskoï, qui est celui que l'on vient de combattre, suivait le corps de Sacken; enfin les troupes du général York, restées un moment en arrière pour contenir la garnison de Metz, étaient attendues à Saint-Dizier après celles du général Lanskoï. Tels sont les renseignements que Napoléon recueille en mettant pied à terre. Ainsi sa première marche a surpris l'armée de Blücher au moment où elle passait de Lorraine en Champagne, et l'a coupée en deux parties.
Continuerons-nous notre route sur la Lorraine pour tenir tête à l'arrière-garde prussienne? ou bien, traversant les colonnes de Blücher, pousserons-nous jusqu'à Chaumont et Langres, pour couper aussi la marche du prince de Schwartzenberg? ou bien enfin redescendrons-nous vers Troyes, pour nous mettre sur les traces du maréchal Blücher?
Napoléon s'arrête à ce dernier parti, qui doit prévenir la jonction des Prussiens avec l'armée autrichienne; qui peut sauver Troyes, et qui, dans tous les cas, va faire tomber nos premiers coups sur l'ennemi le plus acharné.
Le chemin le plus court, de Saint-Dizier à Troyes, est par la forêt de Der; mais c'est une traverse très difficile en tous temps, et dans laquelle il n'est pas présumable qu'une armée s'engage au mois de janvier. Puisque cette route est à la fois la plus courte et la moins prévue, Napoléon la préfère. D'ailleurs le trajet de Saint-Dizier à Brienne par la forêt n'est que de deux marches, et à Brienne on retrouvera la chaussée; l'armée est fraîche et animée, l'artillerie est bien attelée, et le temps promet de la gelée.
Dans la soirée du 27, les têtes de colonnes qui s'étaient avancées au-delà de Saint-Dizier se replient. La nuit, l'armée passe la Marne; et, continuant ce mouvement rétrograde, se jette à droite dans la forêt du Der. On ne laisse à Saint-Dizier qu'une faible arrière-garde pour couvrir notre marche; et des officiers sont envoyés à Arcis-sur-Aube au duc de Trévise, pour qu'il revienne sur Troyes, et concoure ainsi avec sa vieille garde au mouvement que l'armée va faire de ce côté.
Le 28, il ne gèle pas; il pleut, et l'armée a grande peine à continuer sa route; mais la joie des habitants, qui se croient sauvés en voyant nos troupes sur les pas de l'ennemi, fait diversion à ces premières fatigues et soutient les espérances. Napoléon s'arrête au petit bourg d'Éclaron, pendant que les sapeurs en rétablissent le pont; les habitants l'entourent; ils ont pris des Cosaques dans la nuit, ils remettent leurs prisonniers à nos troupes; ils portent tout ce qui leur reste de provisions sur le passage du soldat, et de tous côtés ils allument des feux pour le sécher. En s'éloignant de ces braves gens, Napoléon leur accorde des fonds pour le rétablissement de leur église, et donne la croix de la légion au chirurgien du pays, qui a fait la campagne d'Égypte.
L'armée s'enfonce de plus en plus dans les boues de la forêt. On arrive très tard à Montier-en-Der. Le quartier général s'y établit chez le lieutenant-général Vincent, retiré dans cette ville depuis plusieurs années.
Napoléon passe la nuit à recevoir les habitants des environs qui viennent lui apporter des nouvelles de l'ennemi. Il lui en arrive de toutes les directions. Un habitant de Chavange se distingue par tant de zèle et d'intelligence, que Napoléon veut en faire un notaire, et crée pour lui un second notariat dans le canton. De leurs différents rapports il résulte que Blücher a été retenu à Brienne par la nécessité de rétablir le pont de Lesmont-sur-l'Aube, et que son arrière-garde n'est qu'à trois lieues de nous. Au point du jour, on reprend le chemin de Brienne; et le 29, dès huit heures du matin, la cavalerie du général Milhaud rencontre l'ennemi dans les bois de Maiziéres. On délogeait les hussards prussiens de ce village, lorsque le curé s'en échappe et vient se jeter à la botte de Napoléon, qui retrouve en lui un de ses anciens maîtres de quartier du collége de Brienne. Napoléon le prend aussitôt pour guide; Roustan le mameluck met pied à terre, et cède son cheval au curé.
A mesure qu'on approche de Brienne, le combat s'engage plus vivement.
Le maréchal Blücher, averti de notre marche, avait réuni ses forces; quelque diligence que nous eussions faite, il était déjà en communication avec les Autrichiens par Bar-sur-Aube. Il voulait tenir dans la position de Brienne jusqu'à leur arrivée; et, dans tous les cas, il avait fait ses dispositions pour se ménager une retraite vers eux s'il y était forcé... Il occupait fortement la colline sur laquelle la ville de Brienne est bâtie; ses troupes d'élite étaient rangées sur les belles terrasses du château qui dominent la ville; les Russes, commandés par le général Alsufief, étaient chargés de défendre les rues basses de Brienne.
C'est sur les terrasses du parc que notre attaque la plus vigoureuse se dirige; le général Château, chef d'état major, et gendre du duc de Bellune, conduit les troupes. Il enlève la position si vivement, que le feld-maréchal Blücher et son état major ont à peine le temps d'en sortir. Sur ces entrefaites, le contre-amiral Baste forçait l'entrée de la ville basse, au pied de la montée du château; il y reçoit la mort; ses troupes n'en soutiennent pas moins vigoureusement le combat. En montant la rue du château, nos tirailleurs se trouvent tête à tête avec un groupe d'officiers prussiens, qui descendaient en toute hâte dans la ville; on fait main-basse sur plusieurs: dans le nombre des prisonniers se trouve le jeune d'Hardemberg, neveu du chancelier de Prusse; et l'on apprend par lui qu'il vient d'être pris au milieu de l'état major général prussien, à côté du maréchal Blücher lui-même. Notre vieil ennemi l'a échappé belle! Ce n'est pas la dernière faveur de ce genre que la fortune lui réserve dans cette campagne.
Le gros de l'armée ennemie sort enfin de Brienne pour se porter, sur la route de Bar-sur-Aube, à la rencontre des Autrichiens; mais l'arrière-garde prussienne, qui reste maîtresse d'une partie de la ville, s'obstine à reprendre le château. Nos troupes s'y défendent avec la même obstination, et la nuit qui survient ne peut mettre fin au combat.
Tandis que cette position nous était ainsi disputée, l'armée française établissait ses bivouacs dans la plaine qui est entre Brienne et les bois de Maizières. Nos convois d'artillerie filaient dans la grande avenue, pour aller prendre les positions qui leur étaient assignées; et Napoléon, après avoir donné ses derniers ordres, retournait par cette même avenue à son quartier général de Maizières; il précédait ses aides de camp de quelques pas, écoutant le colonel Gourgaud, qui lui rendait compte d'une manoeuvre; les généraux de sa maison suivaient, enveloppés dans leurs manteaux. Le temps était très noir, et, dans la confusion de ce campement de nuit, on ne pouvait guère se reconnaître que de loin en loin, à la lueur de quelques feux. Dans ce moment, une bande de Cosaques, attirée par l'appât du butin et le bruit de nos caissons, se glisse à travers les ombres du camp, et parvient jusqu'à la route. Le général Dejean se sent pressé brusquement, il se retourne, et crie Aux Cosaques! En même temps il veut plonger son sabre dans la gorge de l'ennemi qu'il croit tenir; mais celui-ci échappe, et s'élance sur le cavalier en redingote grise qui marche en tête. Corbineau se jette à la traverse; Gourgaud a fait le même mouvement, et, d'un coup de pistolet à bout portant, il abat le Cosaque aux pieds de Napoléon. L'escorte accourt, on se presse, on sabre quelques Cosaques; mais le reste de la bande, se voyant reconnu, saute les fossés et disparaît.
Il est dix heures du soir quand Napoléon est de retour à Maizières. Le prince de Neufchâtel arrive après tout le monde. On le ramène couvert de boue: il était tombé dans un fossé. Le curé de Maizières était également méconnaissable sous la boue qui couvrait sa soutane; il avait eu son cheval tué d'une balle derrière Napoléon.
Le 30, à la pointe du jour, l'armée française se trouve entièrement maîtresse de la position de Brienne, et les Prussiens sont en pleine retraite sur Bar-sur-Aube.
Tandis que nos forces se concentrent à Brienne, le duc de Trévise, qui est revenu à Troyes, a ordre de couvrir cette ville, en se portant en avant sur la route de Vandoeuvres.
C'est dans ce moment que le duc de Bassano, parti de Paris quelques jours après Napoléon, rejoint le quartier impérial27. On venait de se loger au château de Brienne: cette belle habitation était saccagée; les balles avaient cassé toutes les vitres; les souterrains servaient encore de retraite aux principaux habitants, que le concierge y avait cachés.
Napoléon, élevé à Brienne, ne peut échapper aux souvenirs que ce lieu lui rappelle; il reconnaît les principaux points de vue de la campagne, et les retrouve en proie aux désastres de la guerre: il cherche du moins, à force de libéralités sur sa cassette, à soulager les nombreuses infortunes qui l'environnent. La dévastation du château et l'incendie de la ville l'affligent au-delà de toute expression. Le soir, retiré dans son appartement, il fait le projet de rebâtir la ville; d'acheter le château, d'y fonder, soit une résidence impériale, soit une école militaire, soit l'une et l'autre: le sommeil vient le surprendre dans les calculs et les illusions de ce projet!
Cependant, à la nouvelle du combat de Brienne, le prince Schwartzenberg était accouru à Bar-sur-Aube avec toutes ses forces, et la jonction de la grande armée autrichienne avec celle du maréchal Blücher venait de se faire. D'un autre côté, le général York était venu précipitamment à Saint-Dizier pour rétablir sa communication avec son général en chef.
Le 31 janvier, le prince Schwartzenberg et le maréchal Blücher font avancer leurs armées réunies, et viennent présenter la bataille dans la plaine qui est entre Bar-sur-Aube et Brienne. Il ne dépend guère de nous de la refuser: le pont de Lesmont, qui doit être notre principal moyen de retraite, est rompu; il a été coupé pour arrêter Blücher lorsqu'il marchait sur Troyes: cet obstacle nous arrête à notre tour dans les manoeuvres que nous voudrions faire pour repasser l'Aube. On demande encore vingt-quatre heures pour achever de le rétablir: nos sapeurs redoublent d'activité; mais, en attendant, il faut se préparer à recevoir l'ennemi. Le reste de la journée se passe de part et d'autre en dispositions.
Nous sommes enfin à la veille d'un événement décisif; mais combien le début de la campagne est déjà différent de celui qu'on s'était promis! Au moment où nous croyions surprendre Blücher, coupé de son arrière-garde et réduit à moitié de ses forces, il nous échappe, trouve le secours de la grande armée autrichienne, revient sur nous, et c'est lui qui nous engage dans une bataille où nos cinquante mille hommes vont en avoir au moins cent mille à combattre.
La bataille se donne le 1er février: sur notre gauche, à Morvilliers, est le duc de Raguse; il a devant lui les Bavarois, qui arrivent de Joinville. Entre le duc de Raguse et le centre est le corps du duc de Bellune, qui occupe Chaumenil et la Gibérie; il combat contre les Wurtembergeois et le corps de Sacken.
La jeune garde impériale est au centre, à la Rothière; les troupes d'élite du maréchal Blücher et de l'armée autrichienne, ainsi que la garde russe, lui sont opposées.
Enfin sur notre droite, vers la rivière, est le corps du général Gérard, qui défend le village de Dienville contre les attaques du corps autrichien de Giulay.
Nos troupes ne sont pour la plupart que de nouvelles levées, conduites par des vétérans; mais partout elles soutiennent le combat avec intrépidité. C'est au centre, vers la Rothière, qu'on est le plus acharné; Napoléon y commande, les souverains alliés y sont aussi. La nuit seule met fin à l'action, et retrouve notre armée à peu près dans les mêmes positions qu'elle occupait le matin; mais nous n'avons pu enlever la victoire: l'ennemi a une supériorité marquée; plus d'audace le rendrait entièrement maître du champ de bataille.
A huit heures du soir Napoléon revient au château, et de là il ordonne la retraite sur Troyes par le pont de Lesmont, dont la réparation est à peine terminée. Tandis que l'armée effectue ce mouvement à la faveur de l'obscurité, Napoléon n'est pas sans crainte que l'ennemi, profitant de ses avantages, ne fasse une attaque de nuit et ne vienne mettre de la confusion dans nos marches. A chaque instant il demande s'il n'y a rien de nouveau; il va lui-même à la fenêtre, d'où l'oeil domine sur toute la ligne des bivouacs du champ de bataille. Les coups de fusil avaient entièrement cessé; nos feux brûlaient tels que nous les avions allumés à la fin de la bataille; l'ennemi ne faisait aucun mouvement; les collines dont le rideau couvre la vallée de l'Aube, en arrière de Brienne, masquaient parfaitement notre retraite, et ce n'est que le lendemain à la pointe du jour que l'ennemi reconnaît l'abandon de nos lignes. Napoléon avait quitté le château de Brienne à quatre heures du matin.
CHAPITRE III.
RETRAITE DE L'ARMÉE FRANÇAISE.--CONDITIONS
DICTÉES PAR LE CONGRÈS.
(Commencement de février 1814.)
Le 2 février, à onze heures du matin, l'armée française avait repassé l'Aube; et le pont de Lesmont, coupé encore une fois, nous séparait de l'ennemi; mais le duc de Raguse, resté sur l'autre rive pour protéger notre mouvement, se trouvait dans une situation difficile. Le général Wrède, à la tête des Bavarois, s'était chargé de le tourner et de lui couper toute retraite: c'est la même entreprise, la même manoeuvre, le même ennemi qu'à Hanau. Ce souvenir de Hanau ranime le courage des troupes françaises: elles trouvent l'ennemi barrant le passage de la Voire au village de Rosnay; le duc de Raguse met aussitôt l'épée à la main; à sa voix, les braves s'élancent la baïonnette en avant; et tout le corps d'armée passe sur le ventre des vingt-cinq mille Bavarois! Si, de temps à autre, la muse de l'histoire croit devoir arracher quelques feuillets de son livre, qu'elle conserve du moins pour l'honneur du duc de Raguse la page où le combat de Rosnay se trouve inscrit! Cette journée suffira pour justifier la confiance que Napoléon mettait dans l'intrépidité de Marmont.
Tandis que ce maréchal effectue victorieusement sa retraite par la rive droite de l'Aube vers Arcis, le gros de l'armée continue la sienne par la rive gauche, sur la grande route de Troyes.
On couche au village de Piney. Le 3, de bonne heure, l'armée arrive à Troyes: la vieille garde, commandée par le duc de Trévise, est sortie de la ville pour venir au-devant de nous; elle prend position sur la route, devient notre arrière-garde, et d'une main ferme arrête l'ennemi au moment où il croyait entrer derrière nous dans Troyes.
Napoléon loge au centre de la ville, dans la maison d'un négociant nommé Duchâtel-Berthelin: il y trouve quelques moments de repos dont il profite pour lire ses courriers.
Depuis le départ de Paris, on n'avait pas encore envoyé de bulletin de l'armée; l'espérance de débuter par une victoire avait fait différer le départ des nouvelles jusqu'après l'issue de la marche entreprise contre le maréchal Blücher. On ne peut plus retarder cet envoi davantage mais la chance a tourné de telle manière que c'est le récit de la bataille perdue à Brienne qui commence la série des bulletins de cette campagne. Les premiers courriers qui partent de Troyes pour Paris en sont porteurs.
Moins les événements militaires étaient favorables, plus on désirait avoir des nouvelles du duc de Vicence: on en reçoit enfin; le congrès va se tenir à Châtillon-sur-Seine, il doit s'ouvrir le 4 février: le comte Stadion y représentera l'Autriche; le comte Razumowski, la Russie; le baron de Humboldt, la Prusse; et lord Castlereagh, l'Angleterre. De combien de délais cette forme de négociation nous menace encore! Napoléon voudrait les abréger; il apprend que le sieur La Besnardière, premier commis des affaires étrangères, arrive de Paris et va rejoindre le ministre à Châtillon; il profite aussitôt de cette occasion pour faire connaître au duc de Vicence les modifications que le mauvais début de la campagne doit apporter à ses instructions. M. de La Besnardière se remet en route dans l'après-midi même du 3 février; le 5, de nouvelles instructions sont encore envoyées à Châtillon: ce dernier courrier porte définitivement carte blanche au duc de Vicence. Napoléon lui donne tout pouvoir pour conduire la négociation à une heureuse issue, sauver la capitale et éviter une bataille où sont les dernières espérances de la nation.
Les seules nouvelles de l'intérieur qui soient un peu rassurantes viennent des bords de la Saône. Les Lyonnais ont fait bonne contenance devant les troupes que le général autrichien Bubna avait fait avancer jusqu'aux barrières de la ville; ils ont donné le temps à nos troupes du Dauphiné d'arriver à leur secours, et l'armée autrichienne s'est repliée sur la Bresse.
Après avoir donné au repos de l'armée les journées du 3, du 4 et du 5 février, Napoléon se décide à évacuer Troyes: les vieilles murailles de cette ancienne capitale de la Champagne, et les nombreux canaux entre lesquels la Seine y divise son cours, nous offraient à la vérité de grands moyens pour tenir tête à l'ennemi; mais les alliés pouvaient tourner cette position, et s'avancer de toutes parts sur Paris. Le temps devenait trop précieux pour le perdre en opérations défensives; et une résistance obstinée sur ce point pouvait n'avoir d'autres résultats que l'incendie et la ruine de Troyes, dont toutes les maisons sont en bois. D'ailleurs, les secours attendus des Pyrénées approchaient: la première division, commandée par le général Leval, devait être le 8 à Provins: en continuant sa retraite pour se rapprocher de Paris, l'armée allait en même temps au-devant d'un précieux renfort.
Jusqu'au dernier moment, nos troupes ont fait une telle contenance en avant de Troyes, que l'ennemi croit devoir se préparer à une seconde bataille. Le corps de Lichtenstein, qui s'était avancé le 3 jusqu'au pont de Cléry, y avait été battu par le duc de Trévise; le 4 février, les généraux Colloredo, Nostiz et Bianchi, avaient été repoussés dans une attaque qu'ils avaient risquée contre les ponts de la Barce; le général Colloredo y avait été blessé. Enfin, le 5 février, Napoléon ayant fait faire au-delà de la Barce une forte démonstration pour donner le change à l'ennemi sur le mouvement de retraite que nous devions faire le lendemain, les alliés avaient cru voir toute l'armée française débouchant pour reprendre l'offensive; ils avaient aussitôt reculé d'une marche, et leur quartier général, établi le 4 à Lusigny près Vandoeuvres, avait été reporté, le 5 au soir, à Bar-sur-Aube.
Cette vigueur dans de simples opérations d'avant-poste est remarquable après une bataille perdue. Ceux qui ont porté à quatre mille prisonniers et à soixante-neuf pièces de canon les trophées de l'ennemi à Brienne, et jusqu'à vingt mille le nombre des déserteurs de l'armée française dans cette retraite, ont-ils réfléchi que plus ils exagéraient nos pertes, plus ils augmentaient la gloire des chefs qui savaient lutter avec cette énergie contre de telles circonstances?
Le 6, l'armée quitte Troyes et prend la route de Paris: après son départ, les autorités municipales ne tiennent leurs portes fermées que le temps nécessaire pour obtenir de l'ennemi la garantie d'une capitulation.
Napoléon couche au hameau des Grès, qui est à moitié chemin de Troyes à Nogent.
L'abandon de Troyes et la prolongation de notre retraite dissipaient nos dernières espérances: le soldat marchait dans une tristesse morne qu'on ne saurait décrire. Où nous arrêterons-nous? Cette question était dans toutes les bouches.
Le 7, on arrive à Nogent: on fait créneler les maisons qui donnent sur la campagne; on prépare ce qu'il faut pour faire sauter le pont si l'on est forcé dans la ville; en peu d'heures, Nogent est mis à l'abri d'un coup de main. Pour plus de célérité, Napoléon a fait, de sa cassette, l'avance des fonds nécessaires aux travaux. Dans cette position, on s'arrête pour disputer le passage de la Seine au prince Schwartzenberg.
Les courriers qui viennent nous rejoindre à Nogent continuent d'apporter des nouvelles défavorables: du côté du nord, les ennemis ont occupé Aix-la-Chapelle et Liége, aussitôt après le départ du duc de Tarente; l'armée anglo-prussienne bloque Anvers, mais le général Carnot est arrivé à temps pour en prendre le commandement: il y est entré le 2 février, au moment où les portes se fermaient devant l'ennemi. Le général Bulow, après avoir tenté une vaine attaque sur la place, y a laissé en observation les Anglais et les Saxons; avec ses Prussiens et ses Russes, il s'avance sur la Flandre: le 2, son avant-garde est entrée à Bruxelles; la Belgique est perdue. Le général Maison effectue sa retraite sur notre ancienne frontière.
Les lettres de Paris, et les aides de camp du duc de Tarente, viennent annoncer un danger encore plus pressant: c'est la marche du maréchal Blücher, qui s'avance sur la capitale par la grande route de Châlons.
Après la bataille de Brienne, Blücher s'est aussitôt séparé de l'armée autrichienne; il a rallié à lui, entre Arcis-sur-Aube et Châlons, les diverses parties de son armée, dont il avait été un moment coupé par notre excursion de Saint-Dizier; et, toutes ses forces réunies, il s'est chargé de descendre la Marne, tandis que les Autrichiens descendront la Seine. Le général York est entré à Châlons le 5 février. Le corps du duc de Tarente s'y trouvait, arrivant du pays de Liége; mais ce maréchal, poussé par toute l'armée prussienne, n'avait pu opposer qu'une faible résistance. Il se retirait sur Épernay, sans prévoir où il pourrait s'arrêter, et demandait des ordres et des secours. Ainsi l'ennemi est maître de Châlons et peut-être d'Épernay.
Ces nouvelles ajoutent à la stupeur qui s'est emparée des esprits; Napoléon lui-même ne paraît pas inaccessible à l'inquiétude générale. C'est dans ce moment qu'il reçoit de Châtillon le protocole du 7, contenant28 les conditions que les alliés prétendent lui dicter; elles ne se ressentent que trop de l'influence des événements de Brienne. «Les alliés disconviennent des bases proposées à Francfort... Pour obtenir la paix, il faut rentrer dans les anciennes limites de la France.»
Napoléon, après avoir lu ses dépêches, se renferme dans sa chambre et garde le plus morne silence. Le prince de Neufchâtel et le duc de Bassano arrivent jusqu'à lui, il leur tend le papier qu'on lui envoie de Châtillon; ils lisent: un nouveau silence succède à cette pénible lecture. Cependant il faut une réponse pour le duc de Vicence, les alliés la demandent catégorique et prompte; le courrier l'attend! Napoléon persistant à ne faire aucune réponse, le prince de Neufchâtel et le duc de Bassano réunissent leurs instances; l'oeil humide, ils parlent de la nécessité de céder... Napoléon est enfin forcé de s'expliquer. «Quoi! leur dit-il avec vivacité, vous voulez que je signe un pareil traité, et que je foule aux pieds mon serment29! Des revers inouïs ont pu m'arracher la promesse de renoncer aux conquêtes que j'ai faites; mais que j'abandonne aussi celles qui ont été faites avant moi; que je viole le dépôt qui m'a été remis avec tant de confiance; que, pour prix de tant d'efforts, de sang et de victoires, je laisse la France plus petite que je ne l'ai trouvée: jamais! Le pourrais-je sans trahison ou sans lâcheté?... Vous êtes effrayés de la continuation de la guerre, et moi je le suis de dangers plus certains que vous ne voyez pas. Si nous renonçons à la limite du Rhin, ce n'est pas seulement la France qui recule, c'est l'Autriche et la Prusse qui s'avancent!... La France a besoin de la paix; mais celle qu'on veut lui imposer entraînera plus de malheurs que la guerre la plus acharnée! Songez-y. Que serai-je pour les Français quand j'aurai signé leur humiliation? Que pourrai-je répondre aux républicains du sénat, quand ils viendront me redemander leurs barrières du Rhin!... Dieu me préserve de tels affronts!... Répondez à Caulaincourt, puisque vous le voulez; mais dites-lui que je rejette ce traité. Je préfère courir les chances les plus rigoureuses de la guerre!»
Note 29: (retour) Le serment que Napoléon avait prononcé à son couronnement était ainsi conçu: «Je jure de maintenir l'intégrité du territoire de la république... et de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français.» (Art. 53 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII.)
Après ce premier mouvement, Napoléon se jette sur un lit de camp, le duc de Bassano reste auprès de lui, il passe une partie de la nuit debout, à son chevet; et, profitant d'un moment plus calme, il obtient enfin la permission d'écrire au duc de Vicence dans des termes qui lui permettent de continuer la négociation30.
Note 30: (retour) Napoléon était à Nogent-sur-Seine: le grand maréchal Bertrand et le duc de Bassano, qui se trouvaient près de lui, le pressèrent d'accéder à la demande du duc de Vicence, en le laissant toutefois libre de s'écarter de ses instructions, et d'user de la carte blanche qui lui avait été donnée. Napoléon, rentré dans son cabinet, eut, avec son ministre, une conférence qui dura fort avant dans la nuit. Il fut décidé qu'on ne devait pas hésiter à abandonner la Belgique, et même la rive gauche du Rhin, si l'on ne pouvait avoir la paix qu'à ce prix; mais que, s'il était possible de traiter au moyen d'une seule de ces concessions, il fallait commencer par l'abandon de la Belgique, quelque désir qu'eût Napoléon de conserver cette belle province, parce que les ministres anglais, dont le but principal aurait été atteint, pourraient craindre d'exposer un résultat aussi national pour eux, en soutenant les autres concessions qui seraient demandées, et que, d'un autre côté, dans des temps plus prospères, on pourrait reprendre la Belgique, en ne s'exposant qu'à une guerre maritime qui ne compromettrait pas le sort de l'empire, tandis qu'on ne tenterait pas de reconquérir la rive gauche du Rhin sans exciter une guerre continentale. Les instructions du plénipotentiaire furent rédigées dans ce sens: offrir d'abord l'abandon de la Belgique, ensuite celui de la rive gauche du Rhin, s'il était reconnu indispensable. L'Italie, le Piémont, Gênes, l'état de possession à établir en Allemagne, même les colonies, étaient des sacrifices faits d'avance.
Au surplus, Napoléon veut que les conditions de l'ennemi soient envoyées à Paris; que tous les membres du conseil privé se réunissent pour en prendre communication; que chacun donne son avis motivé, et qu'un procès verbal recueille avec soin toutes les opinions.
CHAPITRE IV.
SECONDE EXPÉDITION CONTRE LE MARÉCHAL BLÜCHER.--COMBAT
DE CHAMPAUBERT.--BATAILLE
DE MONTMIRAIL.--COMBAT DE CHÂTEAU-THIERRY
ET DE VAUCHAMPS.
(Du 9 au 15 février.)
La marche de Blücher à travers la Champagne avait jeté l'alarme dans la capitale. D'heure en heure, les estafettes les plus inquiétantes arrivaient de Paris. Blücher était entré dans la Brie champenoise; il s'avançait à marches forcées; le duc de Tarente se retirait sur la Ferté-sous-Jouarre; les fuyards arrivaient à Meaux.
Cette audacieuse incursion de l'ennemi ranime Napoléon; il veut du moins faire payer cher aux Prussiens leur témérité, et il prend la résolution de tomber sur leurs flancs à l'improviste. Napoléon était encore étendu sur ses cartes, les parcourant le compas à la main, lorsque le duc de Bassano se présente avec les dépêches qu'il a passé le reste de la nuit à préparer pour Châtillon. «Ah! vous voilà, lui dit Napoléon. Il s'agit maintenant de bien d'autres choses! Je battais Blücher de l'oeil; et je le tiens s'il avance par la route de Montmirail: je pars; je le battrai demain, je le battrai après-demain; si ce mouvement a le succès qu'il doit avoir, l'état des affaires va entièrement changer, et nous verrons alors! En attendant, laissez Caulaincourt avec les pouvoirs qu'il a.»
Aucune route de poste n'établit de communication entre la grande route de Troyes, où se trouve l'armée française, et celle de Châlons, que les troupes du maréchal Blücher parcourent avec tant d'assurance. Les vastes plaines de la Brie champenoise séparent ces deux avenues de la capitale; et de Nogent à Montmirail, par Sezanne, on ne compte pas moins de douze grandes lieues de traverse, que les gens du pays s'accordent à regarder comme très difficiles en cette saison. Un tel obstacle n'est pas suffisant pour arrêter Napoléon. Il laisse à Nogent le général Bourmont, sous les ordres du duc de Bellune; il laisse au pont de Bray-sur-Seine le duc de Reggio; il leur recommande de retenir les Autrichiens le plus long-temps qu'ils pourront au passage de la Seine; et aussitôt se dérobant, avec l'élite de l'armée, derrière le rideau que forme notre arrière-garde, il entreprend sa seconde expédition contre l'armée prussienne. Dès le 8 au soir, la garde impériale avait fait une marche vers Villenoxe; le 9, Napoléon part de Nogent, et va coucher, avec le gros de ses troupes, à Sezanne.
Ce soir même, nos coureurs rencontrent quelques cavaliers prussiens sur les bords de la rivière du Petit-Morin, entre Sezanne et Champaubert.
Les nouvelles des habitants sont que le duc de Tarente est en retraite sur Meaux; que les Prussiens couvrent les routes depuis Châlons jusqu'à la Ferté et au-delà; qu'ils marchent dans une sécurité parfaite.
Nous n'avons plus que quatre lieues à faire pour les surprendre! mais les coups de sabre qu'on vient de se donner aux avant-postes peuvent avoir averti l'ennemi; l'escarpement de la vallée du Petit-Morin, les marais de Saint-Gond, les bois et les défilés qui s'y trouvent, vont peut-être offrir de grands obstacles à une armée embourbée, que l'artillerie ne peut rejoindre... La vivacité et la hardiesse de notre mouvement maîtrisent les hasards qui nous auraient été défavorables. Nous ne trouvons devant nous qu'un petit corps de troupes, qui se garde mal, et qui a pris nos sabreurs de la veille pour des maraudeurs égarés.
Cependant le duc de Raguse, qui commande l'avant-garde, a trouvé les chemins trop mauvais: il revient sur ses pas......................... Napoléon le force aussitôt à recommencer son mouvement; on requiert des chevaux de tous côtés, on double les attelages, et la volonté du maître s'exécute...
Le 10 au matin, le duc de Raguse passe les défilés de Saint-Gond sous les yeux de Napoléon, et enlève à l'ennemi le village de Baye. Dans l'après-midi, l'armée parvient au village de Champaubert, débouche sur la grande route de Châlons, et y bat à plate couture les colonnes que le général Alsufief (le même qui défendait Brienne) a ralliées trop tard contre nous. La déroute est telle que les forces de l'ennemi se séparent: les uns fuient du côté de Montmirail, et sont poursuivis par la cavalerie du général Nansouty, les autres fuient sur Étoges et Châlons, et sont poursuivis par le duc de Raguse.
Maître de Champaubert, Napoléon s'y loge dans une chaumière qui est sur la route, au coin de la grande rue du village. C'est là qu'on lui amène les généraux ennemis qui viennent d'être pris: il les fait dîner avec lui.
Depuis l'ouverture de la campagne nous avions toujours été malheureux; avec quelle joie nous voyons enfin briller sur nos armes cette première lueur de succès! Napoléon sent renaître bien des espérances. L'armée prussienne, coupée encore une fois dans sa marche, n'oppose plus que deux tronçons dont il compte tirer bon parti; et déjà il craint que le duc de Vicence, usant de la latitude que lui donnent les pouvoirs qui lui ont été expédiés de Troyes, ne mette trop d'empressement à signer le traité. Il lui fait écrire qu'un changement brillant est survenu dans nos affaires, que de nouveaux avantages se préparent, et que le plénipotentiaire de la France peut prendre au congrès une attitude moins humiliée.
Le maréchal Blücher, de sa personne, n'avait pas encore dépassé Champaubert; il était avec son arrière-garde aux Vertus, entre nous et Châlons. Le duc de Raguse reste chargé de le contenir, tandis que Napoléon va se mettre sur les traces des généraux York et Sacken, qui sont entre nous et la capitale.
C'était à qui seraient les premiers à Paris, des soldats de Blücher, et de ceux de Schwartzenberg. Les Prussiens s'efforçaient de prendre les devants sur tous; déjà le général York voyait les clochers de Meaux. Le général russe Sacken, qui le soutenait, était à la Ferté. Deux marches encore, et ils bivouaquaient au pied de Montmartre! Tout-à-coup les Prussiens s'arrêtent; les Russes les rappellent à grands cris; la nouvelle du combat de Champaubert leur est arrivée avec la rapidité de la foudre; et toutes ces colonnes, reployées en grande hâte les unes sur les autres, ne pensent plus qu'à se rouvrir un passage vers leur général en chef. Notre armée, qui s'avançait au-devant d'elles, les rencontre le 11 au matin; notre avant-garde sortait de Montmirail par la route de Paris; elle les arrête, et le combat s'engage aussitôt: il est sanglant. A trois heures après midi le duc de Trévise, qui était resté en arrière avec la vieille garde, rejoint l'armée par la route directe de Sezanne à Montmirail. Napoléon ordonne alors une attaque générale et décisive. A droite de la route, en regardant Paris, le maréchal Ney et le duc de Trévise se mettent à la tête de la garde, et enlèvent la ferme des Grénaux31, utour de laquelle l'ennemi s'était établi en force; à gauche, le général Bertrand et le duc de Dantzick vont mettre fin au combat que le général Ricard soutient depuis le commencement de la bataille au village de Marchais. Les Russes et les Prussiens renoncent alors au projet de forcer le passage par Montmirail; ils se retirent à travers champs sur Château-Thierry, dans l'espoir de rentrer en communication avec le maréchal Blücher par la seconde route de Châlons, qui côtoie la Marne.
Napoléon couche sur le champ de bataille, dans cette même ferme des Grénaux où le combat a été si opiniâtre. Les valets de pied enlèvent les morts de deux petites pièces où le quartier impérial s'établit; et ce qui reste de paille et d'abri dans cette ruine est consacré à l'ambulance.
Le 12, on poursuit les vaincus; notre cavalerie les disperse et les sabre jusque dans les avenues de Château-Thierry; on leur coupe la retraite sur laquelle ils comptaient par la route de Châlons: ils n'ont alors d'autre parti à prendre que de se jeter dans la ville. Ils veulent couper le pont, afin de mettre la Marne entre eux et nous; mais nos troupes pénètrent pêle-mêle avec eux dans le faubourg de Château-Thierry. Le duc de Trévise les poursuit au-delà du pont, sur la route de Soissons. Pendant le combat, Napoléon arrive sur les hauteurs qui dominent la vallée; il y passe la nuit dans une petite maison de campagne isolée, qui dépend du village de Nesle.
Le 13 au matin, Napoléon descend à Château-Thierry, et prend son logement dans le faubourg de Châlons, à l'auberge de la poste. Sept Prussiens s'étaient cachés dans cette maison; on en trouve six; le septième, blotti dans un grenier à linge, n'a été découvert que trois jours après le départ du quartier impérial.
Les alliés s'étaient horriblement conduits à Château-Thierry; aussi, dans leur retraite, l'acharnement des habitants contre eux était-il extrême. La joie d'être délivrés, la présence presque magique de Napoléon au milieu d'eux, tandis qu'ils le croyaient du côté de Troyes, le tumulte du combat qui venait de se livrer dans les rues de la ville, la confusion inséparable de tels événements, toutes ces circonstances avaient jeté dans l'esprit des habitants une exaltation qui tenait du délire: les hommes ne parlaient que par imprécations et par menaces; les femmes riaient et pleuraient à la fois; on en a vu, dit-on, sacrifiant à leur vengeance des blessés prussiens tombés sur le pont, et les jetant à la rivière.
Les récits qu'on fait à Napoléon se ressentent de cette émotion générale; ils sont fort exagérés. L'ignorance de la langue allemande, et des marques distinctives des grades chez l'ennemi, ajoute encore aux méprises; chacun, dans la déroute qu'il a vue sur le pont, voit encore la destruction totale des alliés; chacun, dans sa liste particulière des morts et des blessés, transforme innocemment les capitaines en colonels, les colonels en généraux; et quiconque a logé un général blessé n'hésite pas, d'après la consommation des domestiques, à croire que c'est le général en chef.
Débarrassé pour le moment de cette partie de l'armée prussienne, Napoléon songe aussitôt à se retourner contre l'autre, qu'il a laissée entre Champaubert et Châlons. Le maréchal Blücher, contenu de ce côté, avait appelé à son secours les corps de Kleist et de Langeron, que de nouvelles troupes avaient relevés devant Mayence et devant les places de la Lorraine; le duc de Raguse ne pouvait plus barrer le chemin à des forces aussi disproportionnées.
Dans l'après-midi du 13, l'armée quitte Château-Thierry pour aller rétablir l'équilibre de ce côté. Napoléon reste encore quelques heures sur la Marne; il donne ses dernières instructions au duc de Trévise, qui est sur la route de Soissons, poursuivant dans cette direction les fuyards des corps de Sacken et d'York; il fait compléter l'armement des gardes nationales de la vallée avec les fusils prussiens, dont les routes sont couvertes; des officiers sont détachés pour réunir ces braves gens en partisans; d'autres ont ordre d'établir des postes d'observation le long de la rivière jusqu'à Épernay; des travaux défensifs sont tracés à Château-Thierry, sur les hauteurs de l'ancien château, qui dominent le pont; enfin, le brave général Vincent reste chargé du commandement de cet arrondissement. Après avoir ainsi pourvu à la défense de la Marne, Napoléon monte à cheval à minuit, pour suivre le mouvement de sa garde, et rejoindre le duc de Raguse. Les demandes de secours deviennent d'heure en heure plus pressantes de la part de ce maréchal; il vient d'évacuer la position de Champaubert, et recule encore.
Le 14 au matin, le maréchal Blücher était au moment d'arriver à Montmirail, lorsque le duc de Raguse fait faire tout-à-coup volte-face à son corps d'armée, et prend position dans la plaine de Vauchamps. Nos troupes de Château-Thierry arrivaient; bientôt l'ennemi aperçoit derrière le duc de Raguse toute l'armée française se déployant pour livrer bataille. A huit heures du matin, les cris des soldats signalent la présence de l'empereur lui-même, et la bataille commence.
Dans le premier moment, le maréchal Blücher avait voulu éviter le combat; mais il n'était plus temps. En vain sa retraite est protégée par d'habiles manoeuvres d'infanterie; les charges de notre cavalerie culbutent tous les carrés qui nous sont opposés; chaque pas rétrograde accélère la retraite de l'ennemi, et bientôt ce n'est plus qu'une fuite. Dans la soirée, le maréchal Blücher, enveloppé plusieurs fois avec son état major, ne parvient à se dégager qu'à coups de sabre, et ne nous échappe qu'à la faveur de l'obscurité, qui n'a pas permis de le reconnaître. Le duc de Raguse le poursuit toute la nuit.
Du champ de bataille de Vauchamps, Napoléon revient coucher au château de Montmirail.
Six jours se sont à peine écoulés depuis qu'il a quitté Nogent; mais le prince de Schwartzenberg, mettant à profit son absence, est parvenu à passer la Seine; il est urgent de revenir de ce côté. Napoléon abandonne donc les Prussiens aux ducs de Trévise et de Raguse; il se fait suivre par son infatigable garde, et par le corps d'armée du duc de Tarente. Tandis qu'on va chercher du côté de Meaux une route pavée qui nous ramène plus facilement dans la vallée de la Seine, des officiers d'ordonnance courent à franc étrier prévenir les ducs de Bellune et de Reggio que le lendemain 16 Napoléon débouchera derrière eux par Guignes.
Le quartier impérial arrive en effet le 15 au soir à Meaux, mais très tard; et l'on ne s'établit que pour quelques heures à l'évêché.
Depuis le départ de Troyes, la rapidité des opérations militaires n'avait pas permis d'envoyer à Paris des nouvelles officielles; la proximité où l'on se trouve de la capitale permet de rendre aux communications toute leur activité. On en profite pour expédier dans la nuit les trois bulletins de cette glorieuse semaine; et bientôt on les fait suivre par une colonne de huit mille prisonniers russes et prussiens, que tout Paris voit défiler sur les boulevards.
CHAPITRE V.
RETOUR SUR LA SEINE.--COMBATS DE NANGIS ET
DE MONTEREAU.--POURSUITE DES AUTRICHIENS
JUSQU'AU DELA DE TROYES.
(Du 16 au 23 février.)
Ces victoires, ces convois de prisonniers, ne peuvent plus rassurer les Parisiens; de nouveaux sujets d'alarmes occupent les esprits. C'est maintenant la grande armée autrichienne qu'on redoute: jamais inquiétudes n'ont été mieux fondées.
L'armée de Schwartzenberg, après avoir forcé les ponts de Nogent, de Bray et de Montereau, s'avançait sur Nangis. Les Bavarois du général Wrède, et les Russes du général Vitgenstein formaient l'avant-garde ennemie qui entrait dans la Brie; de l'autre côté de la Seine, Sens, malgré la belle résistance du général Alix, avait été forcé. Le corps autrichien de Bianchi marchait sur Fontainebleau, et les Cosaques de Platow répandaient la désolation entre l'Yonne et la Loire.
Le 16 au matin, Napoléon quitte Meaux et se dirige sur Guignes, à travers la Brie, par le chemin de Crécy et de Fontenay. Cette route est couverte aussitôt de charrettes sur lesquelles les habitants des villages voisins font doubler les étapes à nos soldats harassés. Le bruit du canon se fait entendre du côté vers lequel on marche, et redouble les efforts qu'on fait pour arriver. Notre artillerie court la poste.
Depuis midi l'on se bat dans la plaine de Guignes. Les ducs de Bellune et de Reggio, poussés toujours par l'ennemi, lui opposaient toujours la plus vive résistance, cherchant à conserver jusqu'au soir le chemin de Chaulnes, par lequel Napoléon a promis d'arriver; mais lorsque les têtes de nos colonnes se présentent à Chaulnes, elles y trouvent les tirailleurs de l'ennemi. Les bagages, pour parvenir plus sûrement jusqu'à Guignes, sont forcés de faire un détour, et de descendre la petite rivière d'Yeres jusqu'au pont des Seigneurs; une heure plus tard, la jonction de nos forces eût été compromise.
L'arrivée de Napoléon rend à l'armée de la Seine toute son énergie.
Dans cette première soirée, on se contente d'arrêter les alliés devant Guignes; le quartier impérial passe la nuit dans ce village, toutes les troupes qui le suivent défilent jusqu'au jour; et au même moment les dragons du général Treillard, tirés de l'armée d'Espagne, se présentent par la route de Paris; ce renfort de cavalerie ne pouvait arriver plus à propos.
Pendant la nuit, les courriers se multiplient pour porter à Paris des nouvelles rassurantes; ils entrent dans les faubourgs, escortés d'une foule de curieux que l'inquiétude avait réunis à Charenton, autour des voitures du grand parc; car les gros équipages du duc de Bellune et du duc de Reggio avaient été poussés jusqu'à cette dernière position!
Le 17 au matin, toute l'armée quitte Guignes et se reporte en avant; par la vigueur du choc, les alliés apprennent que Napoléon est de retour, et tout cède à l'impulsion que donne sa présence. L'infanterie du général Gérard, l'artillerie du général Drouot, la cavalerie de l'armée d'Espagne, font des merveilles. Les colonnes de l'ennemi sont culbutées les unes sur les autres, et leur déroute couvre les chemins de morts et de débris, depuis Mormans jusqu'à Provins.
Les Russes se retirent sur Nogent, poursuivis par le duc de Reggio et le comte de Valmy; le duc de Tarente poursuit l'ennemi dans la direction de Bray, le général Gérard pousse les Bavarois l'épée dans les reins par delà Villeneuve-le-Comte et Donne-Marie; enfin, le duc de Bellune s'avance dans la direction de Montereau, avec ordre de s'emparer le soir même du pont... La garde impériale bivouaque autour de Nangis. L'empereur couche au château.
Dans la soirée, le prince de Neufchâtel vient lui annoncer qu'un officier autrichien se présente de la part du prince de Schwartzenberg. C'est le comte de Parr: sa mission a pour objet d'obtenir une suspension des hostilités, et il attend réponse aux avant-postes. Napoléon, encouragé par les avantages militaires qu'il vient d'obtenir, conçoit l'espoir d'échapper enfin aux lenteurs d'un congrès; l'envoi d'une lettre de l'impératrice à son père, et cette mission du comte de Parr, lui offrent l'occasion d'écrire lui-même directement à l'empereur d'Autriche: il la saisit. Le conseil privé, consulté à Paris sur les propositions de Châtillon, a été unanimement de l'avis de s'y soumettre32; mais Napoléon croit que le moment est venu de mettre de côté des prétentions que notre échec de Brienne a pu seul inspirer aux alliés. Dans cette lettre qu'il écrit lui-même de Nangis à l'empereur d'Autriche, il parle vivement du désir qu'il a d'entrer promptement en accommodement; mais il fait entendre qu'après les changements favorables survenus dans l'état de ses affaires, il compte bien être traité sur des bases plus conciliantes que celles qui ont été posées à Châtillon. Napoléon fait écrire en même temps au duc de Vicence que, quand on lui a donné carte blanche, c'était pour sauver la capitale, et que Paris est sauvé; que c'était aussi pour éviter une bataille, mais que cette bataille a eu lieu; qu'ainsi ses pouvoirs extraordinaires n'ont plus d'objet, qu'on les révoque, et que désormais la négociation devra suivre la marche ordinaire.
On voit que toutes les pensées de Napoléon se sont tournées entièrement vers la négociation directe qu'il venait d'entamer avec son beau-père... De nouveaux succès militaires vont encore ajouter à ses espérances...
Le 18 au matin, Napoléon, apprenant que le pont de Montereau n'est pas encore occupé par le duc de Bellune, se porte aussitôt de ce côté; les gardes nationales bretonnes, et la cavalerie du général Pajol, reçoivent en même temps l'ordre d'arriver sur Montereau par la route de Melun.
Le duc de Bellune fait de vains efforts pour leur enlever la position. Son gendre, le brave général Château, est mortellement blessé dans cette première attaque. Cependant le général Gérard arrive à temps pour soutenir le combat: bientôt après Napoléon arrive lui-même pour décider la victoire.
On s'empare des hauteurs de Surville, qui dominent le confluent de la Seine et de l'Yonne; on y place en batterie l'artillerie de la garde, qui foudroie les Wurtembergeois dans Montereau. Napoléon pointe lui-même les pièces, commande lui-même les décharges; l'ennemi fait de vains efforts pour démonter nos batteries, ses boulets sifflent sur le plateau de Surville comme les vents déchaînés: mais le soldat murmure de ce que Napoléon, cédant à l'attrait de son ancien métier, reste ainsi exposé aux coups de l'ennemi: c'est dans cette circonstance qu'il leur dit gaiement ce mot que tous les canonniers de l'armée ont retenu: «Allez, mes amis, ne craignez rien; le boulet qui me tuera n'est pas encore fondu.»
Le feu de nos pièces redouble, et pas une des vitres du petit château de Surville ne résiste à la commotion. Protégées par cette redoutable artillerie, les gardes nationales bretonnes s'emparent du faubourg de Melun; et le général Pajol enlève le pont par une charge de cavalerie tellement vive, que l'ennemi n'a pas même le temps de faire sauter une arche. Les Wurtembergeois appellent en vain les Autrichiens à leur secours; entassés dans Montereau, ils y sont écharpés. Ce combat est un des plus brillants de la campagne.
Tandis que nos succès réjouissent la constance infatigable des soldats, redoublent l'ardeur civique des habitants des campagnes, et portent jusqu'à l'exaltation le dévouement de nos jeunes officiers, on remarque avec inquiétude qu'un retour d'espérance n'a pas encore pénétré dans le coeur de la plupart des chefs de l'armée. Plus les événements viennent de nous être favorables, plus ils craignent l'avenir. Chez eux, la prudence a grandi avec la fortune: les plus pauvres sont au contraire les plus confiants. Cette différence dans la résolution avec laquelle chacun mesure ainsi les événements offre des contrastes pénibles pour le bienfaiteur, et il en ressent toute l'amertume.
Il a se plaindre des plus braves!... Au combat de Nangis, un mouvement de cavalerie, qui aurait été fatal aux Bavarois, a manqué, et on en a fait reproche à un général connu par son intrépidité, le général L'Héritier. La nuit dernière, l'ennemi nous a surpris quelques pièces d'artillerie au bivouac, et elles étaient sous la garde du brave général Guyot, commandant les chasseurs à cheval de la garde! A Surville, au moment le plus chaud du combat, les batteries ont manqué de munitions; et cette négligence, qui est un crime selon les lois rigoureuses de l'artillerie, semble retomber sur un de nos officiers d'artillerie les plus distingués, sur le général Digeon! La forêt de Fontainebleau vient d'être abandonnée sans résistance aux Cosaques; et le général qu'on accuse de n'avoir tiré aucun avantage, ni d'une pareille position, ni de tels adversaires, c'est Montbrun! Enfin, peut-être le combat de Montereau n'aurait-il pas été nécessaire, et tant de sang répandu aurait-il été épargné, si la veille on eût marché assez vite pour surprendre le pont; mais la fatigue a empêché d'arriver; et c'est le duc de Bellune, autrefois l'infatigable Victor, qui a le malheur d'avoir à donner cette excuse!
Napoléon ne peut plus contenir son mécontentement. Rencontrant en route le général Guyot, il lui reproche, à la face des troupes, d'avoir si mal gardé son artillerie. Non moins violent envers le général d'artillerie Digeon, il ordonne qu'on le fasse juger par un conseil de guerre; enfin, il envoie au duc de Bellune la permission de se retirer chez lui, et il donne aussitôt son commandement au général Gérard, dont l'activité sait surmonter toutes les difficultés de cette pénible campagne. C'est ainsi que Napoléon s'abandonne à une sévérité qui l'étonne lui-même, mais qu'il croit nécessaire dans des circonstances aussi impérieuses.
Le général Sorbier, commandant l'artillerie de l'armée, laisse passer le premier mouvement de vivacité, et vient ensuite rappeler les bons et anciens services du général Digeon. Napoléon l'écoute, et déchire lui-même l'ordre qu'il avait dicté pour le jugement par un conseil de guerre.
Le duc de Bellune a reçu avec la plus vive douleur la permission de quitter l'armée. Il monte à Surville, et, les larmes aux yeux, il vient réclamer contre cette décision. En le voyant, Napoléon donne un libre cours à son mécontentement; il en accable le malheureux maréchal. Il lui reproche de servir de mauvaise grâce, de fuir le quartier impérial, de ne pas même dissimuler une secrète opposition, qui sied mal dans un camp. Les plaintes s'adressent à la maréchale elle-même: elle est dame du palais, et elle s'éloigne de l'impératrice, que la nouvelle cour semble abandonner.
En vain le duc de Bellune veut répliquer; la vivacité de Napoléon lui en ôte les moyens. Cependant le maréchal parvient à élever la voix pour protester de sa fidélité. Il rappelle à Napoléon qu'il est un de ses plus anciens compagnons, et qu'à ce titre il ne peut quitter l'armée sans déshonneur. Les souvenirs d'Italie ne sont pas invoqués en vain; la conversation se radoucit. Napoléon ne parle plus au duc que du besoin qu'il semble avoir d'un peu de repos. Ses nombreuses blessures, et ses souffrances, suites inévitables de tant de campagnes, ne lui permettent peut-être plus l'activité de l'avant-garde, ni les privations des bivouacs, et forcent trop souvent ses fourriers à s'arrêter de préférence aux lieux où l'on trouve un lit.
Mais c'est inutilement que Napoléon entreprend de déterminer le maréchal à se retirer. Celui-ci insiste pour rester, et paraît ressentir plus vivement les reproches à mesure qu'ils sont plus adoucis. Il veut même entamer sa justification sur les lenteurs de la veille: mais aussitôt ses larmes l'interrompent; s'il a fait une faute militaire, il la paie bien chèrement par le coup qui a frappé son malheureux gendre... Au nom du général Château, Napoléon l'interrompt avec la plus vive émotion; il s'informe si l'on conserve encore quelque espoir de le sauver; il n'écoute plus que la douleur du maréchal, et la ressent tout entière. Le duc de Bellune, reprenant confiance, proteste de nouveau qu'il ne quittera pas l'armée: «Je vais prendre un fusil, dit-il; je n'ai pas oublié mon ancien métier: Victor se placera dans les rangs de la garde.» Ces derniers mots achèvent de vaincre Napoléon: «Eh bien, Victor, restez, dit-il en lui tendant la main. Je ne puis vous rendre votre corps d'armée puisque je l'ai donné à Gérard, mais je vous donne deux divisions de la garde; allez en prendre le commandement, et qu'il ne soit plus question de rien entre nous...»
Le lecteur vient d'assister à une de ces terribles scènes dont il a été tant question dans les libelles. C'est ainsi que Napoléon se fâchait; c'est ainsi qu'on l'apaisait.
On retrouve dans le bulletin daté de Montereau la teinte des sentiments dont Napoléon vient d'être affecté. Les fautes des généraux L'Héritier et Montbrun y sont consignées. Le passage relatif à la blessure mortelle du général Château est surtout remarquable après ce que nous venons de raconter: «Le général Château mourra! il mourra du moins accompagné des regrets de toute l'armée! mort bien préférable pour un militaire à une existence dont il n'aurait acheté la prolongation qu'en survivant à sa réputation, ou en étouffant les sentiments que l'honneur français inspire dans les circonstances où nous sommes!»
Napoléon couche le 18 au soir au petit château de Surville; il y passe la journée du 19. Tous les maires des environs accourent au quartier impérial; la plupart sortent des bois où ils se sont réfugiés, et parmi eux on distingue M. Soufflot de Mercy, qui fait une vive peinture du pillage auquel le prince de Wurtemberg laisse ses gens s'abandonner. Bientôt on voit autour de Napoléon presque autant d'écharpes tricolores que d'épaulettes. Une députation de Provins vient encore augmenter le nombre des fonctionnaires fidèles qui s'empressent d'apporter à l'armée des ressources de tous genres, et à Napoléon des renseignements importants sur la fuite de l'ennemi.
La journée du 19 est employée à expédier des ordres pour que, sur toutes les routes, les différentes colonnes de l'ennemi soient harcelées sans relâche dans leur retraite, et qu'un mouvement général des nôtres les poursuive sur Troyes. Le général Gérard se met en marche sur les pas de la colonne autrichienne échappée de Fontainebleau, qui se sauve par la route de Sens. La garde impériale chasse devant elle, entre la Seine et l'Yonne, ce qui reste des corps ennemis qui ont défendu Montereau. Les ducs de Tarente et de Reggio s'avancent sur Bray et Nogent, et nettoient la rive droite de la Seine.
Napoléon pense que le moment est venu de faire entrer l'armée de Lyon dans les combinaisons militaires. C'est cette armée qui doit achever la campagne; elle peut couper la retraite à l'ennemi, et rendre nos derniers succès décisifs. Désormais les espérances de Napoléon vont reposer sur elle.
Déjà les levées en masse du Dauphiné sont venues au secours de celles de la Savoie; elles combattent sous les ordres des généraux Marchand, Desaix, Seras, et viennent de rétablir l'importante communication du Mont-Cenis.
Le général Bubna a évacué Montluel et les environs de Lyon. Les rives de la Saône sont libres; et les Autrichiens, réduits à garder la défensive, se concentrent sur Genève. Après de tels commencements, obtenus par des levées en masse, que ne doit-on pas attendre d'une armée de troupes de ligne? Napoléon ordonne au duc de Castiglione de remonter la Saône, de culbuter tous les détachements qu'il trouvera devant lui, de pénétrer dans les Vosges, de s'y établir sur les derrières de l'ennemi; de faire une guerre acharnée à ses convois, à ses bagages, à ses détachements isolés; de soulever tous les habitants des campagnes, et de porter enfin l'alarme chez les alliés, en menaçant leur ligne d'opérations et leur route de retraite.
Mais cette armée de Lyon, qui doit se composer principalement de troupes tirées de l'Italie et de la Catalogne, ne sera pas aussi nombreuse que Napoléon l'avait d'abord calculé. Ce qui se passe en Italie dérange cette importante combinaison. Le roi de Naples vient de lever le masque. «Quoique uni à Napoléon par les liens du sang, et lui devant tout, il se déclare contre lui: et dans quel moment? lorsque Napoléon est moins heureux!» Ces reproches semblent échappés à la plume de l'histoire; ce sont les dernières paroles d'une proclamation du prince Eugène; elles retentissent dans toute l'Europe: Le jeune vice-roi, environné d'ennemis, développe un caractère égal au danger; combat les Autrichiens sur le Mincio, les Napolitains sur le Taro, et fait face à tout...; mais il ne peut plus envoyer à Lyon les troupes promises, qui devaient donner une supériorité décisive à l'armée du maréchal Augereau. C'est un malheur; cependant la vigueur peut quelquefois suppléer au nombre: déjà le maréchal Augereau a sous ses ordres deux divisions aguerries, venues de Catalogne, et commandées par les généraux Musnier et Pannetier. On espère que le duc de Castiglione, électrisé par l'importance du rôle qu'il est appelé à jouer, retrouvera son ancienne audace, et fera quelque exploit digne de son âge héroïque. Napoléon ne veut négliger aucun moyen de stimuler l'énergie de son ancien compagnon; il charge l'impératrice elle-même d'aller voir la jeune duchesse de Castiglione, et de l'engager à concourir au salut public par toute l'influence qu'elle a sur le coeur de son mari.
Pendant les vingt-quatre heures qu'on a passées au château de Surville, on n'a cessé de rassurer Paris, où le canon de Montereau avait retenti. D'abord des estafettes ont porté les premières nouvelles de nos succès; aux estafettes a succédé le départ d'un bulletin; ce dernier envoi est suivi de près par M. de Mortemart, l'un des officiers d'ordonnance les plus distingués, qui va porter à l'impératrice les drapeaux de Nangis et de Montereau.
Dans la journée du 20, Napoléon avec le gros de ses troupes remonte la rive gauche de la Seine par la route de Montereau à Nogent; il déjeune à Bray, dans la maison que l'empereur de Russie a quittée la veille; et le 20 au soir il se retrouve à Nogent, avec le corps d'armée du duc de Reggio, qui arrive par la route de Provins. Nogent avait cruellement souffert. Le général Bourmont et les braves troupes qu'il commandait y avaient disputé, pendant les journées du 10, du 11 et du 12, le passage de la Seine à toute l'armée du prince de Schwartzenberg; ils n'avaient cédé qu'à la dernière extrémité. Aussi la ville n'offre-t-elle plus que des débris d'incendie, des murs percés par des créneaux et des boulets, et çà et là quelques habitants qui n'ont plus que la vie à perdre! Au milieu de ce désastre, les soeurs de la charité de Nogent étaient restées dans leur hôpital; elles avaient recueilli les blessés! Le dévouement imperturbable de ces bonnes soeurs leur avait valu l'estime et le respect des généraux ennemis, et nos blessés s'en étaient ressentis. Napoléon veut voir les soeurs et le curé; il les fait appeler, les remercie au nom de la patrie, et leur accorde, sur sa cassette, un premier secours de cent napoléons.
Le 21, on envoie à Paris un nouveau bulletin, pour satisfaire, autant que possible, à l'avidité avec laquelle on attend les résultats des derniers combats. Napoléon passe la journée à faire avancer les troupes qui défilent; et le 22 au matin, il se remet en marche pour suivre l'ennemi vers Troyes. La retraite des alliés se changeait en déroute à mesure que leurs colonnes venaient aboutir sur le grand chemin: l'accroissement de leur masse dans ce défilé, au lieu de réunir plus de forces, donnait lieu à plus d'encombrement et de désordre; l'effroi se propage dans toutes les directions. La peur a des ailes, et bientôt les routes des Vosges se couvrent de voitures, de charretiers, de blessés et de fuyards, qui reculent jusqu'au Rhin! Cent mille hommes fuient devant Napoléon, qui n'a pas quarante mille Français pour les poursuivre.
Cependant, sur la gauche, entre la Seine et l'Aube, un corps ennemi se présente, qui ne paraît pas entraîné dans la retraite générale des alliés. L'avant-garde de cette troupe vient se présenter aux portes de la petite ville de Méry, au moment même que les fourriers y entraient pour faire le logement du quartier impérial. Le général Boyer s'y porte aussitôt avec une division de la garde; mais il trouve au pont une résistance à laquelle il était loin de s'attendre. L'ennemi soutient notre attaque pendant le reste du jour et une partie de la nuit. Il ne se décide à abandonner la position qu'après que l'acharnement du combat a réduit cette malheureuse ville en cendres.
Quel est cet ennemi si obstiné? D'abord on s'imagine que c'est Witgenstein; qu'il veut rallier les Russes dans la presqu'île du confluent de l'Aube, et que, dans ce dessein, il attache une grande importance à rester maître du pont de Méry; mais pendant le combat on apprend que c'est aux Prussiens qu'on a affaire, et ce n'est pas sans quelque surprise qu'on retrouve si promptement les troupes du maréchal Blücher. Les rapports étaient vagues. Ce mouvement de l'armée prussienne semble n'être qu'une forte reconnaissance que Blücher inquiet a fait faire pour savoir ce que devenait Schwartzenberg. Maintenant que les Prussiens n'ont plus à douter du mauvais état de l'armée autrichienne, on conjecture qu'ils vont s'abandonner à ce mouvement général de retraite que leurs échecs de Montmirail et de Vauchamps ont commencé, et que les combats de Nangis et de Montereau viennent de rendre également nécessaire pour Schwartzenberg. On se garde donc bien de se laisser détourner, par cette rencontre, du parti qu'on a pris de poursuivre les Autrichiens à outrance. On se contente de faire observer les troupes de Blücher dans leur retraite: bientôt on est certain qu'elles ont repassé l'Aube à Baudemont et à Anglure. On croit qu'elles ne font ce détour que pour reprendre plus sûrement la route de Châlons, et l'on ne pense plus qu'à arriver promptement à Troyes.
Le quartier impérial, n'ayant pu s'établir à Méry, était revenu sur la grande route, et s'était arrêté au hameau de Châtres. Napoléon y avait passé la nuit du 22 au 23 dans la chaumière d'un charron.
Le 23 au matin, le prince Wenszel-Lichtenstein se présente de la part du prince Schwartzenberg, dont il est aide de camp. Napoléon le reçoit entre les quatre murs du charron. Cet envoyé apporte la réponse à la lettre que Napoléon a écrite le 17, de Nangis, à son beau-père. Son langage est pacifique. Il ne dissimule pas combien les plans des alliés viennent d'être dérangés. Il avoue qu'on a reconnu de nouveau Napoléon aux coups qu'il portait, et c'est de la bouche même de cet ennemi que sortent les premiers éloges, peut-être les seuls que cette campagne mémorable ait valus personnellement à son auteur! Napoléon, mettant à profit les formes conciliantes que montre l'aide de camp autrichien, engage avec lui une conversation assez longue. Il lui parle des bruits qui se répandent depuis quelque temps sur un nouveau système qu'on prête aux alliés: il lui demande s'il est vrai que la querelle que nous fait l'Europe ait en effet changé de nature; si c'est maintenant à sa personne, à sa dynastie qu'on en veut; et si, conformément au plan favori de l'Angleterre, c'est maintenant de la famille des Bourbons qu'on s'occupe. Le prince Lichtenstein rejette vivement ces bruits, comme n'étant pas fondés: mais Napoléon lui fait sentir qu'ils n'ont que trop de consistance par la présence du duc d'Angoulême au quartier général des Anglais dans le midi; par l'arrivée du duc de Berry à Jersey, dans le voisinage de nos départements de l'ouest; et surtout par le voyage du comte d'Artois, qui est déjà en Suisse, et qui s'annonce comme devant continuer sa route à la suite du quartier général des alliés.
Napoléon témoigne combien il lui répugne de croire que son beau-père puisse entrer dans de pareils projets: M. de Lichtenstein continue de répondre par les protestations les plus tranquillisantes. Il ne veut considérer le rôle qu'on fait jouer aux Bourbons que comme un moyen de guerre, à l'aide duquel on espère opérer quelques diversions dans nos provinces; mais il assure qu'il n'y a rien de sérieux à cet égard; que l'Autriche d'ailleurs ne s'y prêterait pas;.... .......................................................... ..................; et qu'enfin on n'en veut ni à l'existence de l'empereur ni à sa dynastie; qu'on désire la paix, et que la preuve en est dans la mission qu'il vient remplir.
Napoléon prévient M. de Lichtenstein qu'il compte coucher le soir même à Troyes, et le congédie, en promettant d'envoyer dès le lendemain un général français aux avant-postes pour négocier l'armistice.
Ces pourparlers sont l'heureux présage de la cessation prochaine des hostilités; ils nous promettent une négociation plus franche, et des conditions meilleures qu'à Châtillon: ils doivent réjouir tout le monde, et cependant les flatteuses espérances, qui déjà se répandent dans l'armée, ne dissipent pas les inquiétudes de ceux qui approchent Napoléon! C'est peut-être l'effet d'une circonstance dont nous allons rendre compte.
Le baron de Saint-Aignan, le même qui, au mois de novembre précédent, avait été chargé des propositions de Francfort, venait d'arriver de Paris. Napoléon le reçoit immédiatement après l'aide de camp autrichien, et dès les premiers mots laisse échapper la confiance que cette démarche des alliés lui inspire. M. de Saint-Aignan se trouvait chargé par divers personnages de présenter à Napoléon le tableau vrai des angoisses que la capitale éprouve encore. Les victoires de Montmirail et de Vauchamps n'ont pas rassuré; celles de Nangis et de Montereau ne rassurent pas davantage. On redoute de nouveaux revers; on redoute également de nouveaux succès; on craint que, dans l'un et l'autre cas, Napoléon ne se confie trop facilement à son épée; et ce qu'on voudrait surtout, c'est qu'il employât davantage la voie des négociations. M. de Saint-Aignan vient donc l'entretenir des voeux que l'on forme à Paris pour qu'il se décide à des concessions. Une pareille conversation allait faire un contraste assez brusque avec la précédente; mais cette considération, loin d'arrêter M. de Saint-Aignan, l'encourage au contraire à parler, puisqu'il va être entendu dans un moment décisif: il s'acquitte de sa mission avec toute la franchise et toute la loyauté qui le distinguent. Rien n'est négligé par lui pour faire sentir que, dans l'état actuel des affaires, il y a nécessité de tout sacrifier à la conclusion de la paix. «Sire, s'écrie en terminant M. de Saint-Aignan, la paix sera assez bonne, si elle est assez prompte!--Elle arrivera assez tôt si elle est honteuse!» réplique Napoléon. Son front se rembrunit, et M. de Saint-Aignan est brusquement congédié. Bientôt ces derniers mots se répètent. On monte à cheval, et chacun suit en silence la route de Troyes33.
Note 33: (retour) Lettre de Napoléon au duc de Feltre, du 22 février 1814.«Quant au conseil que vous me donnez de faire la paix, c'est trop ridicule. C'est en s'abandonnant à de pareilles idées qu'on gâte l'esprit public. C'est au reste me supposer bien fou ou bien bête, que de croire que, si je pouvais faire la paix, je ne la ferais pas.
»C'est à cette opinion qu'on a propagée, que je peux faire la paix depuis quatre mois, mais que je ne la veux pas, que sont dus tous les malheurs de la France. Je pensais mériter qu'on m'épargnât au moins la démonstration de pareils sentiments.»
CHAPITRE VI.
L'ARMÉE FRANÇAISE RENTRE DANS TROYES.--SECOND
SÉJOUR DE NAPOLÉON DANS CETTE VILLE.--NÉGOCIATION
DE L'ARMISTICE A LUSIGNY.
(Du 23 au 27 février.)
L'armée arrive devant Troyes dans l'après-midi du 23 février; mais elle trouve les portes fermées et barricadées. Les Russes, qui n'ont pas entièrement évacué la ville, prétendent nous la disputer pour quelques heures, et le combat s'engage. Cependant la nuit survient; l'ennemi en profite pour demander, par un aide de camp, que la remise des portes soit différée jusqu'au lendemain matin, à la pointe du jour. Napoléon préfère le salut de Troyes à toute considération militaire; il fait suspendre l'attaque, consent à l'arrangement proposé, et se retire, avec ses principaux officiers, dans une maison du faubourg des Noues.
Malgré cette espèce de trève, le canon continue de se faire entendre de temps en temps; les troupes, qui se sont répandues de nuit dans les faubourgs de la route de Paris, dévastent les habitations et les jardins; du côté opposé, l'ennemi met le feu au faubourg par lequel il effectue sa retraite; plusieurs villages brûlent dans la campagne, et l'horizon n'est éclairé de toutes parts que par la lueur des bivouacs et des incendies. Dans l'intérieur de la ville, le départ nocturne de cette foule de soldats de diverses nations donne un libre cours aux scènes de désordre et de violence.
Le jour paraît enfin; l'avant-garde de l'armée française prend possession des postes, et Napoléon entre avec les premières troupes dans la ville. Avant de se rendre à son logement, il veut faire le tour des murs, reconnaître en quel état la ville lui est rendue, faire occuper les postes les plus importants, et présider lui-même au bon ordre, pendant que l'armée traverse les rues; mais il peut à peine se faire passage dans la foule qui se précipite autour de lui; on l'accueille par les acclamations les plus vives; c'est à qui pressera ses bottes et baisera ses mains: on dirait que la paix est signée, que tous les maux de la guerre sont finis, et que Troyes, désormais affranchi de toute crainte, improvise un triomphe à son libérateur!
Cependant, au milieu de l'expansion générale, des plaintes s'élèvent: on parle de traîtres, on dénonce des coupables; et ces cris ne sont pas seulement ceux du peuple, ils sont répétés par des personnes qui paraissent appartenir aux classes les plus honorables du commerce et de la bourgeoisie.
Les habitants de Troyes venaient de passer dix-huit jours sous le joug des armées ennemies: quelque adoucissement que la présence des souverains alliés eût apporté parmi eux au poids de la guerre, une telle situation avait paru affreuse à de paisibles citoyens, pour lesquels elle était si nouvelle et si imprévue. Ce peuple, exaspéré par les violences et les humiliations, avait vu d'un oeil mécontent que quelques uns de ses compatriotes ne partageassent pas son ressentiment contre les étrangers; il allait jusqu'à comprendre dans ses soupçons ceux que des circonstances particulières avaient mis dans le cas de reconnaître, par des respects, les qualités personnelles des souverains alliés. La haine publique poursuivait surtout quelques habitants qui, désavouant les couleurs sous lesquelles la France combattait, avaient osé arborer la cocarde blanche. L'indignation publique n'avait attendu que le retour de nos troupes pour éclater. Napoléon, forcé par la foule de s'arrêter à chaque pas, apprend ainsi, au milieu des rues, du haut de son cheval, et de la bouche des principaux habitants dont il est entouré, le sujet du mécontentement qui agite le peuple; il partage ce mécontentement, promet hautement de faire prompte justice; et à peine est-il descendu à son logement, que, jetant ses gants sur la table, et le fouet encore à la main, il ordonne qu'on réunisse un conseil de guerre.
La tentative que quelques royalistes venaient de se permettre à Troyes se rattachait aux menées secrètes par lesquelles les partisans de la maison de Bourbon voulaient rappeler à la fois sur elle l'attention des Français et celle des souverains alliés: des Français, en accréditant dans nos provinces l'opinion que les couleurs blanches pouvaient seules désarmer l'inimitié des alliés; des souverains, en leur présentant cette ombre d'un parti royaliste comme un parti réel, et ces couleurs sous lesquelles un petit nombre de gens intimidés couraient se réfugier, comme un appel de l'opinion publique en faveur de l'ancienne famille. Ce que la peur avait ainsi commencé dans quelques départements malgré les peuples, une influence ennemie semblait vouloir l'achever malgré les alliés eux-mêmes. Quoi qu'en ait dit le prince de Lichtenstein, l'Angleterre avait entrepris sérieusement la restauration des Bourbons, et de tous côtés les intrigues de ses agents prenaient un caractère plus grave. Il devenait urgent d'intimider leur audace, en déployant contre eux la sévérité des lois. Dans de pareilles circonstances, l'autorité, toujours ombrageuse, punit quelquefois jusqu'aux apparences; dans celle-ci, un prince faible ou cruel n'aurait eu que trop de prétextes pour faire couler des flots de sang!.... Mais Napoléon s'était jusqu'alors refusé à sévir, tant le remède des supplices lui inspirait de dégoût! La raison d'état parle enfin si haut qu'il est forcé de l'entendre. On vient d'apprendre l'entrée du comte d'Artois en Franche-Comté. Non seulement ce prince et ses fils, placés sur les frontières les plus opposées, semblent se présenter pour agiter la France d'une extrémité à l'autre; mais le chef de leur maison, Louis XVIII lui-même, est parvenu à faire circuler dans Paris ses paroles, ses insinuations, ses pardons, et ses promesses. Du fond de sa retraite de Hartwell, en Angleterre, il a écrit aux principaux fonctionnaires de l'empire, aux sénateurs, aux membres du conseil et de la magistrature: ses lettres viennent d'arriver mystérieusement à leur adresse; et déjà quelques uns de ceux qui les ont reçues rêvent aux chances d'une révolution nouvelle34! Des rumeurs souterraines commencent à se faire entendre dans la capitale, tandis que la conjuration éclate dans les provinces occupées par l'ennemi, et surtout dans le midi... Telle est la substance des derniers rapports qu'on reçoit de toutes parts. Cet état de choses n'aggrave que trop l'affaire des royalistes de Troyes. Il faut se décider à punir; et peut-être, pour qu'on prenne ce parti, n'est-ce pas trop de l'influence du champ de bataille qui nous environne. Chaque jour, à chaque instant, quelques uns des nôtres tombent sous les coups de l'ennemi: au milieu de cette destruction continuelle, la vie d'un obscur conjuré pèse à peine dans les balances sanglantes de la guerre. Parmi les noms des coupables que la clameur publique vient de désigner, on a retenu ceux de deux anciens émigrés, que toute la ville accuse, non seulement d'avoir porté la cocarde blanche et repris la croix de Saint-Louis, mais encore d'avoir fait publiquement des démarches auprès de l'empereur de Russie en faveur de la cause des Bourbons. Ce sont les sieurs Gouaut et Vidranges; ce dernier s'est réfugié à Chaumont, mais Gouaut est resté; la foudre qu'il a voulu braver tombe sur lui: il est traduit au conseil de guerre, et servira d'exemple.35
Note 34: (retour) Extrait d'une déclaration datée de Buckingham, le 1er janvier 1814.«Une destinée glorieuse appelle le sénat à être le premier instrument du grand bienfait qui deviendra la plus solide comme la plus honorable garantie de son existence et de ses prérogatives...» (Voir dans l'ouvrage du sénateur Lambretchs, pag. 69.)
Note 35: (retour) Il résulte de la note que M. Vidranges a fait insérer dans l'ouvrage de M. Beauchamp, tome Ier, page 241 et suivantes, que «la présence des alliés dans l'ancienne capitale de la Champagne avait ranimé l'espoir des partisans des Bourbons; que l'un d'eux, M. de Vidranges, gentilhomme lorrain, résolut d'entraîner cette ville; qu'il fut secondé par M. Gouaut, chevalier de Saint-Louis; que le comte de Rochechouart, et le colonel Rapatel, leur ayant donné la nouvelle de l'arrivée des princes sur le continent, et leur ayant dit qu'il était temps de se prononcer, ils s'étaient sentis électrisés; qu'ils avaient rattaché la croix de Saint-Louis à leur boutonnière; que le prince de Wurtemberg les ayant encouragés à s'adresser à l'empereur de Russie, ils étaient allés trouver ce prince au nom des principaux royalistes de Troyes, et qu'ils lui avaient présenté une adresse dans laquelle ils sollicitaient le rétablissement des Bourbons sur le trône de France.» M. de Vidranges finit par un aveu encore plus remarquable: c'est que l'empereur de Russie ne put s'empêcher de leur dire «qu'il trouvait leur démarche un peu prématurée; que les chances de la guerre étaient incertaines; et qu'il serait fâché de les voir sacrifiés...»
L'affaire de l'armistice emploie le reste de la matinée. Un autre aide de camp du prince de Schwartzenberg arrive de Bar-sur-Aube, où le quartier général des alliés s'est d'abord retiré. Il vient proposer le village de Lusigny, près Vandoeuvres, pour la réunion des généraux qui auront à négocier l'armistice. Il annonce que le général Duca est nomme commissaire pour l'Autriche; que les autres commissaires sont, pour la Russie, le général Schouvaloff, et, pour la Prusse, le général Rauch.
Napoléon de son côté désigne le général Flahaut, son aide de camp; il s'occupe aussitôt de le faire partir, dicte ses instructions, et les lui remet à la suite d'un long entretien.
Après le départ du général Flahaut, Napoléon, harassé de fatigues, venait de se retirer dans sa chambre, lorsque la famille éplorée de Gouaut se présente aux portes pour demander grâce. Napoléon ne savait pas résister à ces cris de miséricorde; des rémissions éclatantes et nombreuses attestent assez sa clémence: mais cette fois, déterminé à ne pas se laisser fléchir, il avait pris des précautions contre lui-même, et n'avait trouvé d'autres moyens que de ne pas se laisser approcher. Cependant l'écuyer de service est des environs de Troyes, c'est Mesgrigny. Il veut servir ses compatriotes; tout ce qui est de service avec lui le seconde. A peine Napoléon est réveillé que le placet de Gouaut est présenté; mais est-il encore temps de sauver ce malheureux. On court à l'état major; le prince de Neuchâtel répond que la sentence doit être exécutée. Napoléon veut du moins qu'on s'en assure. Un officier d'ordonnance y court. Bientôt cet officier revient: il est trop tard. Napoléon garde un long silence, et le rompt enfin en disant: «La loi le condamnait!»
Pendant les journées des 25 et 26, l'attention est entièrement concentrée sur les conférences de Lusigny. On reste dans une alternative continuelle de craintes et d'espérances. Des courriers, des ordonnances, des aides de camp, se succèdent incessamment sur la chaussée de Vandoeuvres. Tantôt on croit voir arriver la nouvelle de la cessation des hostilités, tantôt on entend parler de nouveaux combats. Le 27 au matin, aucune nouvelle décisive n'était encore arrivée de la part du général Flahaut: Cependant la question militaire était trop simple en elle-même pour présenter de grandes difficultés; mais la politique s'était emparée de la négociation et l'avait singulièrement compliquée.
Dans ces pourparlers, l'ennemi ne se proposait qu'une suspension d'armes; mais Napoléon, portant ses vues plus loin, cherchait à profiter de l'occasion pour poser les bases de la paix définitive. Il désirait garder Anvers et les côtes de la Belgique: c'était le prix qu'il se promettait de ses derniers succès. Mais Anvers était pour l'Angleterre la négociation toute entière; et, par l'influence anglaise, cette concession devait être obstinément refusée au congrès de Châtillon. Il était dès lors indispensable de faire traiter ce point sur un autre terrain. Anvers devait perdre de son importance aux yeux désintéressés des généraux russes, autrichiens et prussiens: Napoléon s'était donc proposé de faire préjuger la question dans la conférence militaire de Lusigny; mais tant qu'elle serait indécise, il ne voulait pas se priver, par une trêve prématurée, des avantages que la poursuite des Autrichiens semblait lui promettre pour compléter la défaite des alliés. Aussi l'armée française n'avait-elle pas cessé un moment de pousser les Autrichiens l'épée dans les reins. Le quartier général ennemi rétrogradait jusqu'à Colombey; la garde russe était en retraite sur Langres; le corps de Lichtenstein, sur Dijon. Les souverains alliés s'étaient retirés à Chaumont en Bassigny; nos troupes s'emparaient de Lusigny au moment où les commissaires pour l'armistice s'y réunissaient. Cette occupation militaire de Lusigny avait même donné lieu à des difficultés dès les premiers pourparlers; mais de plus graves obstacles s'étaient élevés bientôt après, lorsqu'on en était venu à disputer la ligne de l'armistice.
Les généraux ennemis avaient proposé le statu quo des deux armées.
Le général Flahaut, conformément à ses instructions, avait demandé que la ligne s'étendît depuis Anvers, où nous avions le général Carnot, jusqu'à Lyon, où nous avions le duc de Castiglione. Cette ligne devait placer les forces de la France sur un seul front, depuis l'Escaut jusqu'aux Alpes. Les commissaires russe et prussien, affectant de se mettre hors de l'influence des derniers événements, trouvaient que c'était payer trop cher quelques délais dont l'armée autrichienne avait besoin pour reposer ses colonnes. Le général autrichien était plus conciliant; mais, par suite de la forme diplomatique que les conférences avaient prise, chaque commissaire s'était trouvé dans la nécessité de demander de nouvelles instructions, et le temps se perdait à les attendre.
Ce sont pourtant des moments bien précieux que ceux qui s'écoulent ainsi: notre horizon s'est tout-à-coup chargé de nuages sombres qu'un armistice seul aurait pu dissiper. Nous sommes arrivés à l'époque critique de la campagne.
CHAPITRE VII.
TROISIÈME EXPÉDITION CONTRE LE MARÉCHAL BLÜCHER.--RETOUR
DE NAPOLÉON SUR LA MARNE.
(Fin de février.)
Lorsque Napoléon dictait ses prétentions au commissaire qu'il envoyait à Lusigny, la suspension d'armes demandée par les alliés était généralement considérée comme ne pouvant être profitable qu'à l'armée autrichienne, dont elle aurait arrêté la déroute. On était loin de penser que l'armistice pouvait offrir à l'armée française un avantage équivalent, en suspendant les opérations du maréchal Blücher. On apprend enfin, mais trop tard, la diversion que les Prussiens ont entreprise, et dont il nous reste à rendre compte.
Pour conserver la liaison des faits, nous reviendrons un moment sur nos pas.
Après le combat de Vauchamps, nous avons laissé le maréchal Blücher séparé de ses lieutenants, battu comme eux, faisant en toute hâte retraite vers Châlons-sur-Marne, et ne sachant trop où cette déroute pourra le mener. La fortune ne lui a pas tenu long-temps rigueur. Dès le lendemain, Napoléon, rappelé vers Nangis et Montereau, a cessé de peser sur lui. Blücher n'a plus été poursuivi que par le duc de Raguse, et bientôt ce dernier a été obligé lui-même de lâcher prise, pour revenir sur Montmirail combattre un corps de troupes que le prince Schwartzenberg avait fait avancer de ce côté au secours des Prussiens. Tandis que le duc de Raguse, occupé à poursuivre cette troupe, est allé prendre position à Sezanne, Blücher a mis les moments à profit, en ralliant à lui les corps de Sacken et d'York.
Ceux-ci avaient échappé de leur côté à la poursuite du duc de Trévise, par un concours de circonstances non moins heureuses que celles qui avaient débarrassé leur général en chef. Les corps prussiens de Bülow et les divisions russes de Wintzingerode et de Woronzoff, après avoir pris possession de la Belgique, avaient franchi notre ancienne frontière du nord. Leur avant-garde, pénétrant à travers les Ardennes, s'était avancée jusqu'aux portes de Soissons. A défaut de bonnes murailles et d'une nombreuse garnison, Soissons avait le général Rusca pour commandant; mais ce brave officier avait été tué d'une des premières décharges, et sa mort avait promptement livré la place au général Wintzingerode. Les Russes y étaient entrés le 13 février, précisément pour recueillir les fuyards de Sacken et d'York, qui s'échappaient du combat livré la veille à Château-Thierry. Ces troupes ayant appris, en se ralliant à Soissons, que leur général en chef, Blücher, ralliait lui-même ses forces du côté de Châlons, s'étaient aussitôt mises en marche pour aller le rejoindre par la route de Reims. Les Russes auraient voulu se conserver la possession importante de Soissons; mais dès le 19 février le duc de Trévise avait repris cette ville.
Le maréchal Blücher, peu de jours après ses défaites, était donc parvenu à réunir toutes ses forces, et se voyait au moment d'en recevoir de nouvelles qui lui arrivaient par les routes du nord et de la Lorraine. Le 18 février, il s'était trouvé en état de courir à son tour au secours de Schwartzenberg; des bords de la Marne, il était venu camper avec cinquante mille hommes au confluent de l'Aube et de la Seine; il avait reçu en route, le 19, au bivouac de Sommesous, un nouveau renfort de neuf mille hommes appartenant au corps de Langeron: il espérait qu'une réunion générale de toutes les forces des alliés en ayant de Troyes arrêterait Napoléon, et produirait les mêmes résultats qu'à Brienne. Ce n'était donc pas seulement un détachement de l'armée de Silésie que nous avions rencontré à Méry, ainsi que nous l'avions cru pendant quelques jours; c'était l'avant-garde de toute cette armée. Blücher s'était trouvé de sa personne au combat du pont de Méry; il y avait été blessé à la jambe. Il n'avait pris le parti de la retraite qu'après s'être convaincu de ses propres yeux qu'il était impossible de rallier l'armée de Schwartzenberg en avant de Troyes, et que la réunion projetée était désormais inutile. Dès lors il s'était décidé à repasser l'Aube; mais sa retraite cachait un des plus hardis projets de la campagne. Encouragé par les renforts qui ne cessaient de lui arriver, soit qu'il eût reçu des ordres de son cabinet, soit qu'il n'eût pris conseil que de son audace, Blücher avait résolu de s'avancer encore une fois sur Paris, pour tenter une grande diversion en faveur de l'armée autrichienne. Ainsi, pendant que le gros de l'armée française était autour de Troyes, occupée d'armistice et de paix, les troupes prussiennes descendaient rapidement sur les deux rives de la Marne. Le duc de Raguse, forcé le 24 d'abandonner Sezanne, se retirait, par la Ferté-Gaucher, sur la Ferté-sous-Jouarre. De l'autre côté de la Marne, le duc de Trévise, après avoir laissé garnison dans Soissons, se retirait également sur la Ferté-sous-Jouarre.
Napoléon ne reçoit ces nouvelles que dans la nuit du 26 au 27; en peu d'heures, elles ont changé tous ses plans. Le 27 au matin, il quitte Troyes précipitamment pour se porter, par Arcis-sur-Aube et Sezanne, sur les traces de l'armée prussienne. Il ne laisse en avant de Troyes que deux corps d'armée, celui du duc de Reggio et celui du duc de Tarente; c'est le duc de Tarente qui commandera en chef. Au moment où ces deux maréchaux sont ainsi abandonnés à eux-mêmes, le premier est engagé dans un combat très vif sur les hauteurs de Bar-sur-Aube, le second est en marche vers Châtillon. Mais il ne s'agit plus de poursuivre les Autrichiens; désormais les troupes qui restent opposées à celles de Schwartzenberg doivent borner leurs efforts à les contenir, et surtout à masquer le grand mouvement que notre armée fait sur Blücher. Dans cette intention, le duc de Reggio et le général Gérard, qui sont aux prises avec l'ennemi, font faire sur toute la ligne les acclamations qui signalent ordinairement l'arrivée de Napoléon. Ces cris sont entendus de la ligne opposée; et tandis que Napoléon s'éloigne de Troyes à marche forcée, Schwartzenberg croit qu'il est arrivé devant lui.
Le 27 février, Napoléon arrive vers midi à Arcis-sur-Aube; il s'y arrête quelques heures dans le château de M. de La Briffe, son chambellan, pour donner le temps aux troupes de défiler, et de passer l'Aube. En sortant du pont d'Arcis, l'armée prend à gauche, et suit la route de traverse qui conduit à Sezanne. Le soir, on bivouaque sur les confins des départements de l'Aube et de la Marne, non loin de la Fère champenoise; Napoléon entre chez le curé du petit village d'Herbisse, et y passe la nuit.
Arrêtons-nous-y un moment avec le quartier impérial. Après les peines de la journée, la gaieté française jetait encore de temps en temps quelques lueurs sur le repos du soir: cette soirée d'Herbisse est peut-être la dernière de ce genre que je puisse mettre sous les yeux du lecteur.
Le presbytère se composait d'une seule chambre et d'un fournil: Napoléon se renferme dans la chambre, et y abrège la nuit par ses travaux accoutumés. Les maréchaux, les généraux aides de camp, les officiers d'ordonnance et les autres officiers de la maison, remplissent aussitôt le fournil: le curé veut faire les honneurs de chez lui; au milieu de tant d'embarras, il a le malheur de s'engager dans une querelle de latin avec le maréchal Lefèvre; pendant ce temps, les officiers d'ordonnance se groupent autour de la nièce, qui leur chante des cantiques. Le mulet de la cantine se faisait attendre; il arrive enfin: on établit aussitôt une porte sur un tonneau; quelques planches sont ajustées autour en forme de bancs; les principaux s'y asseyent, les autres mangent debout. Le curé prend place à la droite du grand maréchal, et la conversation s'engage sur le pays où l'on se trouve: notre hôte a peine à concevoir comment ces militaires connaissent si bien les localités; il veut absolument que tout son monde soit Champenois. Pour lui expliquer ce qui l'étonne, on lui présente des feuilles de Cassini, que chacun a dans sa poche; il y retrouve le nom de tous les villages voisins, et s'étonne encore davantage, tant il est loin de penser que la géographie s'occupe de pareils détails: les naïvetés du bon curé égaient ainsi la fin du repas. Bientôt après on se disperse dans les granges voisines: les officiers de service restent seuls auprès de la porte de la chambre où se trouve Napoléon; on leur apporte leur botte de paille; et le curé ne pouvant aller coucher dans son lit, on lui cède la place d'honneur sur le lit de camp. Le lendemain matin 28, le quartier impérial part de très bonne heure: Napoléon était à cheval que le curé n'était pas encore réveillé; il se réveille enfin; mais, pour le consoler de n'avoir pas fait ses adieux, il ne faut rien moins qu'une bourse que le grand maréchal lui fait remettre, et qui est l'indemnité d'usage dans toutes les maisons peu aisées où Napoléon s'arrête. Quittons le bon curé d'Herbisse, et remettons-nous à la suite du mouvement de l'armée.
Tandis que l'armée continue sa marche vers Sezanne, Napoléon se porte, avec des troupes légères, sur un corps ennemi qui avait couché près de nos bivouacs, à la Fère champenoise; il le chasse devant lui: c'était un détachement de cavalerie que Blücher avait jeté de ce côté sous les ordres du général Tettenborn, pour communiquer avec l'armée autrichienne, et être averti de notre marche. Les colonnes de l'armée française se réunissent, vers le milieu de la journée, à Sezanne; on ne s'y arrête que pour prendre des renseignements: on apprend que les ducs de Trévise et de Raguse se sont réunis le 26 à la Ferté-sous-Jouarre; mais que, trop faibles encore malgré leur jonction, ils continuent de reculer devant toutes les forces de Blücher, et doivent être à Meaux; qu'il n'y a pas un moment à perdre pour sauver ce faubourg de la capitale.
L'armée se remet aussitôt en marche; mais la journée étant déjà très avancée, on ne peut faire que quelques lieues au-delà de Sezanne, et l'on bivouaque à moitié chemin de la Ferté-Gaucher. Le quartier impérial passe la nuit au château d'Estrenay, que les Prussiens avaient pillé le matin.
Plusieurs officiers d'ordonnance, expédiés en toute hâte par les deux maréchaux que l'on vient de laisser au-delà de Troyes, arrivent dans la soirée, et sont porteurs de mauvaises nouvelles: les Autrichiens ne reculent plus; ils ont repris vivement l'offensive à l'instant même que Napoléon a quitté Troyes: le combat que les troupes du duc de Reggio et du général Gérard ont eu à soutenir le 27, sur les hauteurs de Bar-sur-Aube, a été sanglant; les généraux ennemis ont prodigué le nombre des assaillants; la valeur personnelle des chefs n'a épargné aucun effort pour ramener la confiance dans cette armée découragée, et la décider à accabler de sa masse le petit nombre de Français qui lui est opposé: Witgenstein et Schwartzenberg lui-même se sont fait blesser. Les renforts qui arrivaient à chaque instant à l'ennemi rendaient cette lutte de plus en plus disproportionnée; et le soir, les généraux français s'étaient décidés à la retraite: ils reviennent sur Troyes. Le duc de Tarente, qui a eu quelques avantages du côté de Mussy-l'Évêque, et qui a même relevé un moment les troupes autrichiennes dans la garde d'honneur du congrès de Châtillon, est entraîné par le mouvement de retraite qui ramène le duc de Reggio sur Troyes. Les Autrichiens savent maintenant que les troupes qu'ils ont devant eux ne sont qu'un rideau, et que le gros de l'armée française a suivi Napoléon; ils se trouvent eux-mêmes si nombreux, que déjà ils n'hésitent plus à détacher les généraux Hesse-Hombourg et Bianchi contre le duc de Castiglione, qui devient trop redoutable sur leurs derrières.
Ainsi peu de jours ont suffi pour dissiper nos avantages et déjouer nos projets: les Autrichiens, qu'on croyait poursuivre jusqu'au Rhin, se sont ralliés entre Langres et Bar, et maintenant reviennent sur nous; le maréchal Augereau ne pourra plus opérer la diversion qui lui a été prescrite sur la Saône; et Paris se voit menacé plus que jamais par l'armée de Blücher, qui est aux portes de Meaux.
Napoléon, à force d'activité, espère encore ramener la fortune; il veut d'abord se débarrasser de Blücher, et compte revenir sur la Seine assez tôt pour sauver Troyes.
Le 1er mars, l'armée française arrive de bonne heure à la Ferté-Gaucher; Napoléon s'y arrête un moment chez le maire, vieillard très âgé, que son zèle rajeunit, et que Napoléon rajeunit encore en lui donnant la décoration de la Légion-d'Honneur. Les nouvelles de Meaux sont rassurantes: les Prussiens ont été arrêtés par la rupture des ponts de Tréport et de Lagny; ils ont été également arrêtés la veille (le 28) sur la ligne de l'Ourcq, au village de Lisy, par les troupes du duc de Raguse; et sur la Térouenne, au gué du Trême, par les troupes du duc de Trévise.
Ainsi les deux maréchaux tiennent toujours en avant de Meaux; Napoléon arrive sans doute à temps; dans quelques heures, ses troupes vont se trouver en ligne: si Blücher, surpris par leur brusque arrivée, fait volte-face contre elles, un combat décisif va s'ensuivre, et les affaires peuvent être promptement rétablies. Pleine de ces espérances, l'armée continue, en toute hâté, sa marche par Rebais; elle est harassée, mais l'ardeur de vaincre la soutient: de Rebais, elle se dirige sur la Ferté. Arrivée enfin sur les hauteurs de Jouarre, elle découvre à ses pieds la ville de la Ferté, les sinuosités de la vallée, et, de l'autre côté de la Marne, l'armée prussienne qui nous échappe!
Le maréchal Blücher avait été informé sans doute, par les troupes légères de Tettenborn, de l'approche de Napoléon; il avait évacué aussitôt la rive gauche de la Marne: réuni à ses troupes de la rive droite, il avait coupé les ponts, et venait de mettre la rivière entre nous.
Napoléon ordonne qu'on se mette, sans perdre de temps, à rétablir un pont à la Ferté; mais cette opération exigera au moins vingt-quatre heures; on passe la nuit à Jouarre.
Le lendemain, 2 mars, Napoléon descend à la Ferté, pour être plus près des travaux du pont; il s'établit dans la première maison qu'il trouve au faubourg de Paris.
La plaine qui s'étend entre la Marne et l'Ourcq est couverte des détachements de l'armée prussienne. On les voit qui mettent à profit le temps que nous perdons à rétablir un pont: leur retraite se fait en désordre dans la direction de Soissons. Le temps est affreux: ils ne peuvent fuir que par des chemins de traverse, où leurs équipages restent embourbés; les souvenirs de Montmirail et de Vauchamps se réveillent parmi eux, et troublent leurs esprits. A chaque instant des paysans qui échappent de leurs mains viennent à la Ferté raconter les embarras et les terreurs de l'ennemi. Ces rapports ne font qu'ajouter à l'impatience que Napoléon a de franchir la Marne.
Bacler-d'Albe est envoyé à Paris pour y porter la nouvelle de la retraite des Prussiens. Rumigny, l'un des commis du cabinet, part en courrier pour Châtillon, où il instruira le duc de Vicence de la situation des affaires; des aides de camp sont expédiés aux ducs de Trévise et de Bellune, pour qu'ils aient à reprendre l'offensive, et leur donner avis qu'ils forment désormais la gauche du cercle dans lequel on va renfermer Blücher.
Dans la nuit du 2 au 3 mars, nos troupes effectuent enfin ce passage de la Marne si long-temps retardé: mais tout-à-coup le temps change; une forte gelée succède à la pluie, et l'ennemi voit se convertir en routes solides et faciles ces mêmes boues d'où quelques heures auparavant il désespérait de sortir!
Malgré ce contre-temps, toutes les chances d'un grand succès ne nous sont pas enlevées. Dans la direction que l'ennemi est forcé de suivre pour opérer sa retraite, le cours de l'Aisne va lui barrer le passage. Soissons est la clef de cette barrière; Soissons, dont les fortifications ont été relevées, est à nous; quatorze cents Polonais en forment la garnison: l'ennemi ne peut penser à l'enlever par un coup de main. Blücher est à Beurneville, près la Ferté-Milon; ses soldats, épars dans les plaines de Gandelu et d'Aulchy-le-Château, ayant devant eux l'Aisne, derrière eux la Marne, pressés à gauche par les troupes du duc de Trévise et du duc de Raguse, à droite par l'armée de Napoléon, courent grand risque d'être acculés sur Soissons, et d'être forcés de déposer armes et bagages aux pieds des vieux remparts de cette ville.
Plein de ces espérances, Napoléon débouche, le 3 mars, par le nouveau pont de la Ferté; il porte rapidement ses troupes sur la grande route de Châlons jusqu'à Château-Thierry; et là, trouvant à gauche la route de Soissons, il la fait prendre à son armée, qu'il ramène ainsi sur les flancs de l'ennemi. Quel que soit ce détour, nos troupes, en suivant une chaussée, ont marché plus vite que les Prussiens, leur ont coupé le chemin de Reims, et se trouvent en mesure d'arriver sur eux avant qu'ils aient passé l'Aisne. Napoléon s'arrête la nuit à Bezu-Saint-Germain.
Tandis que la droite de l'armée française s'avance ainsi par la route de Château-Thierry à Soissons, les troupes des ducs de Trévise et de Raguse tournent l'ennemi par notre gauche, et marchent également sur Soissons; l'un en suivant la grande route de Villers-Cotterets, l'autre en passant par Neuilly-le-Saint-Front.
Resserré ainsi de tous côtés, l'ennemi se croit perdu; mais dans ce moment critique les ponts-levis de Soissons s'abaissent devant l'armée prussienne étonnée!
Ce passage inespéré lui est ouvert par les généraux Bulow et Wintzingerode, que le hasard vient d'amener sur l'autre rive de l'Aisne.
Le général Bulow, arrivant de Belgique, à travers la Picardie, avait d'abord fait une incursion sur notre arsenal de la Fère; il s'était ensuite réuni au général Wintzingerode; leur jonction venait de se faire le 2 mars, dans les environs de Soissons. Ces généraux avaient entamé des pourparlers avec le commandant français, et, dans cette négociation, ils avaient réussi à lui persuader qu'il n'avait rien de mieux à faire que de capituler.
Le 4 mars au matin, Napoléon, ignorant encore ce qui vient de se passer à Soissons, continue son mouvement sur l'Aisne; l'armée impériale passe au pied des ruines du château de Fère-en-Tardenois, et arrive à Fismes, où elle coupe la route de Soissons à Reims. C'est là qu'on apprend la perte de Soissons, et la fortune des Prussiens!...
CHAPITRE VIII.
EXCURSION AU-DELA DE L'AISNE.--BATAILLE DE
CRAONNE.--COMBATS DE LAON ET DE REIMS.
(Du 4 au 15 mars.)
Ces longues marches, devenues vaines par une suite de contre-temps inouïs, ont éloigné l'armée de sa ligne d'opérations, renfermée jusqu'alors entre la Seine et la Marne. On se voit avec inquiétude transporté aux débouchés des Ardennes; les craintes sur ce qui se passe derrière nous augmentent avec les distances qui nous séparent de la Seine. On ne reçoit aucune nouvelle de Lusigny, on n'en reçoit aucune de Châtillon: sans doute les alliés, revenus de leurs alarmes, auront eu honte des avances qui ont failli leur coûter la suspension des hostilités; sans doute le ministre anglais, mettant à profit l'assurance que rend aux plus timides le retour de la fortune, n'aura pas manqué de prendre des précautions contre les vicissitudes à venir! Ces conjectures auxquelles on se livrait avec anxiété n'étaient que trop fondées; l'Angleterre venait de faire signer le traité de Chaumont.
Par ce traité, qui porte la date du 1er mars, les souverains, resserrant leur alliance, s'étaient engagés à ne pas se départir du projet de renfermer la France dans ses anciennes limites. Il est même probable que l'idée de renverser Napoléon du trône venait d'être agréée; mais, par condescendance pour l'Autriche, on devait encore tenir quelques conférences à Châtillon pour voir si le duc de Vicence pourrait se résoudre à signer le traité.
Ces résolutions n'ont été connues que plus tard; mais déjà il est évident que les affaires deviennent plus difficiles; de noirs pressentiments commencent à se répandre, et Napoléon lui-même est plus sombre!
Toujours sur les pas de l'ennemi, il ne voit de tous côtés que dévastation et incendie. Il n'est entouré que de malheureux habitants, qui, dans leur désespoir, poussent bien plutôt des cris de vengeance que des cris de paix. «Vous aviez bien raison, sire,» lui disent dans les termes les plus énergiques, et d'une commune voix, tous les habitants des pays que nos armes délivrent un moment de l'ennemi, «vous aviez bien raison quand vous nous recommandiez de nous lever en masse. La mort est mille fois préférable aux vexations, aux mauvais traitements, et aux cruautés qu'il faut endurer lorsqu'on se soumet au joug de l'étranger.»
Le désespoir général est devenu une arme contre l'ennemi: Napoléon s'en saisit. Il entreprend de donner même aux plus faibles cette espèce d'énergie que peut inspirer la peur. Il laisse un libre cours aux cris de vengeance: le Moniteur se remplit de toutes les plaintes, de tous les gémissements des malheureux habitants de Montmirail, de Montereau, de Nangis; des souffrances de Troyes, et des horreurs plus récentes encore dont les plaines de la Ferté-sous-Jouarre et de Meaux viennent d'être le théâtre. Toutes les villes que la guerre a frappées de son fléau envoient des députés à Paris pour y peindre leur situation et demander des vengeurs! Partout des enquêtes sont faites: les maux sont si grands, qu'on n'a pas besoin de les exagérer. Les ressentiments et l'effroi sont donc mis en jeu dans toute leur vérité pour suppléer à l'ardeur que le patriotisme seul aurait dû rallumer. On invoque les grands exemples de l'antiquité: on rappelle ce que la France a fait en 1792; on s'anime même par l'exemple de ce que l'Espagne, la Russie et la Prusse viennent de faire contre nous! Dans ces circonstances extrêmes, on ne peut avoir recours qu'aux mesures extrêmes; mais, il faut le dire, ces mesures produisent à Paris et dans les grandes villes un effet tout contraire à celui qu'on veut obtenir. On y est trop civilisé pour avoir la résolution des Russes et des Espagnols. L'imagination des citadins s'effraie de la violence du parti qu'on leur propose; ils reculent devant le tableau trop hideux que la guerre leur présente: les récits de tous ces députés, échappés de l'incendie et des ruines de leur province, abattent les esprits au lieu de les relever; et l'on demande encore plus hautement la paix, puisqu'elle doit mettre un terme à tant d'horreurs.
Dans les campagnes, au contraire, tous les hommes sont déjà soldats; il ne s'agit plus que de les rallier.
Avant de quitter le bourg de Fismes, Napoléon signe un décret par lequel non seulement il autorise, mais même requiert tout Français de courir aux armes, à l'approche de nos armées, pour seconder nos attaques. Dans un second décret du même jour, Napoléon prononce le supplice des traîtres contre tout maire ou fonctionnaire public qui refroidirait l'élan de ses administrés, au lieu de l'exciter.
Ces décrets reçoivent la plus grande publicité, mais aucune suite n'est donnée à leur exécution.
On ne tarde pas à s'apercevoir que Napoléon, en les rendant, a moins voulu se procurer une ressource militaire qu'un épouvantail politique. Ces appels, ces démonstrations de levée en masse, dont nos journaux sont devenus les trompettes, vont frapper l'attention des souverains alliés: peut-être intimideront-ils la haine des rois en leur faisant entrevoir jusqu'où peut aller cette guerre, si elle est poussée de part et d'autre avec trop d'acharnement.
Plus les circonstances deviennent critiques, moins Napoléon voudrait prolonger l'excursion dans laquelle il s'est engagé. Cependant il ne peut se résoudre à renoncer à la poursuite des Prussiens sans les avoir mis, du moins pour quelque temps, hors d'état de revenir sur nous. Maintenant qu'ils sont derrière l'Aisne, et qu'ils ont pu se réunir aux renforts que les armées du nord leur fournissent, on doit croire qu'ils ne refuseront pas davantage le combat: Napoléon ne cherche plus qu'à presser l'événement.
Dans la nuit du 4 au 5 mars, le général Corbineau est détaché de Fismes, avec la cavalerie du général Laferrière-Lévêque, pour aller s'emparer de Reims, dont la possession est trop utile en ce moment pour la laisser à l'ennemi. Le général Corbineau reprend Reims le 5 à quatre heures du matin. Tandis que cette opération s'effectue, Napoléon en médite une non moins importante: il s'agit de surprendre le passage de l'Aisne.
Dans la journée du 5, il dirige son avant-garde sur Béry-au-Bac, où la route de Reims à Laon traverse l'Aisne sur un pont récemment construit. Toute l'armée s'y porte par la traverse. La cavalerie du général Nansouty enlève le pont et jette l'ennemi en désordre sur Corbeny. Dans ce léger combat, on fait prisonnier le colonel russe Gagarinn.
Napoléon reste cette nuit à Béry-au-Bac.
Le passage de l'Aisne étant effectué, il se décide à envoyer des coureurs à Mézières, à Verdun et à Metz. Ces émissaires portent l'ordre aux garnisons des Ardennes et de la Lorraine de se mettre en mouvement pour fermer les routes, et seconder les opérations de l'armée impériale, dont l'approche leur est annoncée.
Le 6 mars, l'armée s'avançait sur Laon; mais on s'arrête à Corbeny. Tous les rapports annoncent que l'ennemi vient au-devant de nous: ce sont les corps russes de Wintzingerode, de Woronzof et de Sacken; ils se présentent seuls, pour donner le temps à l'armée prussienne fatiguée de se rallier autour de Laon.
L'armée russe prend position sur les hauteurs de Craonne; cette montagne est le commencement d'une chaîne de collines qui se prolonge à notre gauche, entre le cours de l'Aisne et la route de Laon; l'ennemi, posté sur l'arête de cette côte longue et étroite, paraît inaccessible sur ses flancs, et presque inattaquable de front.
Le désir d'en finir diminue à nos yeux les obstacles; notre avant-garde parvient à s'établir à Craonne, qui est à mi-côte; le maréchal Ney fait monter ses troupes jusqu'à la ferme d'Urtubie; les officiers d'ordonnance Gourgaud et Caraman vont reconnaître les défilés de la montagne; ils s'emparent des plus importants: les troupes s'approchent, et l'on se prépare à une bataille pour le lendemain.
Napoléon passe la nuit au village de Corbeny.
Les principaux habitants des villages voisins étaient accourus au quartier impérial, pour donner des renseignements sur les localités. Partout un même concours de Français zélés venaient entourer Napoléon; il était dans l'habitude d'interroger lui-même tous ceux qui se présentaient: cette nuit, il reconnaît dans le maire de Baurieux, M. de Bussy, son ancien camarade au régiment de la Fère; cet officier avait émigré, et, depuis son retour, vivait retiré dans son patrimoine, sur les bords de l'Aisne. Napoléon le fait remonter au grade de colonel, le met au nombre de ses aides de camp, et le désigne pour servir de guide sur le terrain de Craonne.
Dans la même nuit, un émissaire parti de Strasbourg, et que le comte Roederer envoie, parvient jusqu'à nous; il a traversé les départements de la Lorraine et de la Champagne, que l'ennemi occupe; il nous confirme que le mouvement général de retraite de l'armée de Schwartzenberg s'est fait ressentir jusqu'au Rhin: on apprend par lui que les habitants des Vosges, enhardis par la fuite des bagages autrichiens, se sont soulevés, et ont fait éprouver à l'ennemi des pertes énormes sur toutes les routes; que, dans le département de la Meuse, près de Bar-sur-Ornain, les paysans ont tué un général russe et dispersé le régiment qui l'escortait; que la garnison de Verdun pousse ses sorties jusqu'à Saint-Mihiel; que celle de Metz envoie des patrouilles jusqu'à Nancy; que nos places d'Alsace sont faiblement observées; que la garnison française de Mayence montre journellement des partis du côté de Spire; qu'enfin les garnisons et les habitants de cette partie de la France sont plus que jamais disposés à seconder les projets que Napoléon a sur eux. Cet émissaire se nomme Wolff; il se fait reconnaître pour avoir été sergent d'artillerie dans le régiment où le colonel Bussy et Napoléon lui-même ont servi. Il reçoit la décoration de la Légion-d'Honneur, et repart pour l'Alsace avec des ordres.
Le 7, à la pointe du jour, la bataille de Craonne commence.
Nos troupes parviennent successivement sur le plateau; mais la grande difficulté est de s'y établir. Le maréchal Ney et le maréchal Victor combattent à la tête de l'infanterie; le maréchal Victor est blessé: le général Grouchy commande la cavalerie de l'armée, le général Nansouty commande la cavalerie de la garde; tous deux sont blessés. Le général Belliard prend le commandement de la cavalerie; le général Drouot dirige le feu de nos batteries: il parvient enfin à faire reculer celles de l'ennemi; mais sur cette arête, on ne peut que marcher devant soi: les Russes se retirent pied à pied, et aucun mouvement de flanc ne peut précipiter leur retraite.
La victoire de Craonne, disputée une grande partie de la journée, ne nous laisse pour trophées que les morts de l'ennemi.
On poursuit les Russes jusqu'à la grande route de Soissons à Laon; cet embranchement de chemin s'appelle l'Ange-Gardien, du nom d'une auberge qui s'y trouve placée: l'ennemi tient encore quelques heures sur ce point, pour donner le temps aux Prussiens d'évacuer Soissons et de venir le rejoindre.
A la nuit, le quartier impérial descend du champ de bataille dans la vallée de l'Aisne pour y trouver un village: on passe la nuit dans le petit village de Bray en Laonnais.
Napoléon, sortant de cette action meurtrière dont il a partagé tous les dangers, encore ému des incertitudes du combat, harassé de fatigues, entouré de blessés et de mourants, était dans un de ces moments où les dégoûts de la guerre rassasieraient l'âme la plus belliqueuse: on lui annonce des dépêches de Châtillon; c'est Rumigny, l'un des commis de son cabinet, qui les apporte. Si ce sont des paroles de paix, Napoléon n'a jamais été plus disposé à les écouter.
Le congrès de Châtillon, que les conférences militaires de Lusigny avaient suspendu pendant quelques jours, a repris ses séances, et les plénipotentiaires des alliés y déploient la rigueur de leurs nouvelles instructions. Les prétentions que la France vient de montrer à Lusigny sont qualifiées d'infraction aux bases de la négociation: on veut maintenant que le duc de Vicence ne songe plus à discuter; il faut qu'il souscrive à la condition des anciennes limites, ou bien qu'il remette son contre-projet; et déjà l'on parle hautement de se séparer, si la France représente des articles contraires aux bases dont on ne veut plus se départir. Telle est la substance des dépêches qu'on remet à Napoléon sur le champ de bataille de Craonne; le duc de Vicence demande qu'on lui envoie des instructions définitives sur le contre-projet qu'il doit remettre.
Napoléon ne s'attendait qu'à des conditions pénibles; il est résigné aux plus grands sacrifices; les concessions auxquelles il se prépare sont immenses: mais il ne veut pas ajouter à nos humiliations celle de les provoquer par un acte émané de lui-même. «S'il faut recevoir les étrivières, dit-il, c'est bien le moins qu'on me fasse violence.» Rumigny ne remportera donc pas le contre-projet qu'il est venu chercher; mais il a dû recueillir les paroles qui viennent d'échapper à Napoléon.
Au surplus, Napoléon voudrait que son plénipotentiaire fût en mesure de connaître enfin les mesures qu'on ne peut éviter. Napoléon craint surtout les inconvénients d'une précipitation qui, pour en finir plus vite, nous ferait céder plus qu'on ne veut réellement obtenir. L'empressement qu'on montre à conclure est si vif, que, jusqu'au dernier moment, il croit devoir le contenir dans de justes bornes; cette considération l'emporte sur toutes les autres et dicte sa réponse. Quant aux dangers qu'il peut courir en s'abandonnant à de nouveaux hasards, son âme se refuse à prévoir jusqu'où peut aller le ressentiment de ses ennemis et l'indifférence de son beau-père.
Rumigny n'a pris que quelques heures de repos; au jour il monte à cheval pour retourner à Châtillon. Après l'avoir expédié, Napoléon va rejoindre la tête de ses colonnes.
Notre avant-garde avait dépassé l'Ange-Gardien; tandis qu'elle s'avance sur Laon, on envoie prendre possession de Soissons, et notre jonction se fait de ce côté avec le duc de Trévise, qui n'avait pas dépassé l'Aisne.
On espérait arriver le soir même aux portes de Laon; mais à deux lieues de cette ville, la route est resserrée entre des marais qui forment un défilé, dont l'ennemi profite pour arrêter notre marche.
Napoléon revient de sa personne jusqu'à Chavignon, petit village situé à peu près à égale distance de Soissons et de Laon; il y passe la nuit, et y est rejoint par le général Flahaut, qui arrive de Lusigny. L'Autriche, n'ayant plus besoin d'armistice, a cessé de favoriser cette négociation secondaire, et dès lors les commissaires de Lusigny se sont séparés: depuis notre départ de Troyes on s'attendait à ce résultat.
Il fallait penser à forcer, pour le lendemain, les passages où l'armée venait d'être arrêtée.
Dans cette nuit (du 8 au 9) le premier officier d'ordonnance, Gourgaud, se met à la tête d'une entreprise qui doit favoriser notre attaque. Un chemin de traverse tourne à gauche le défilé des marais; Gourgaud se jette de ce côté avec quelques troupes choisies, et, à la faveur de l'obscurité, surprend les grand'gardes des alliés; il jette l'alarme chez l'ennemi, et parvient à faire une diversion complète, pendant laquelle les troupes du maréchal Ney franchissent le défilé.
L'armée française arrive ainsi au pied des hauteurs de Laon. Le corps du duc de Raguse, qui est venu passer l'Aisne au pont de Béry-au-Bac, a couché à Corbeny, et débouche sur Laon par la route de Reims, en même temps que le gros de l'armée arrive par la route de Soissons. Notre ligne se forme; le 9 au soir, le reste de nos troupes est arrivé. Le prince de la Moskowa, le duc de Raguse, le duc de Trévise, et la garde impériale, occupent les positions qui leur ont été assignées. Tout est prêt pour l'attaque, les ordres partent, et le lendemain, dès la pointe du jour, l'affaire doit commencer.
Le maréchal Blücher, qui a rallié toutes ses forces russes et prussiennes, vient en outre de faire sa jonction avec l'armée du prince royal de Suède.
C'est pourtant avec répugnance que Bernadotte s'avance pour combattre ses anciens compatriotes; il n'a franchi qu'à regret la limite du Rhin, qu'autrefois ses services ont contribué à donner à la France; l'animosité qu'il a contre Napoléon semble s'affaiblir à mesure que le sort de la patrie en est plus compromis. Les méfiances dont la Russie et la Prusse le fatiguent depuis quelque temps contribuent encore à réveiller en lui des sentiments français; mais les événements vont trop vite, ils entraînent. Le prince de Suède n'a pu se dispenser de faire marcher son avant-garde au secours de Blücher.
Ainsi le général prussien, qui fuit devant Napoléon depuis dix jours, a rencontré tant de monde arrivant derrière lui, que, malgré ses échecs, il est encore plus fort que jamais. Il nous oppose au centre le corps de Bulow, à notre gauche les corps de Langeron, de Sacken et de Wintzingerode; et sur notre droite les corps de Kleist et d'York. Toutes ces troupes ont pour centre la ville de Laon, située sur un pic élevé qui domine les environs.
Dans les rangs français on ne se sent découragé ni par le nombre ni par la position de l'ennemi. Tout présage donc une action sanglante et décisive.
Le 10, à quatre heures du matin, Napoléon mettait ses bottes, et demandait ses chevaux, lorsque deux dragons arrivant à pied dans le plus grand désordre lui sont amenés. Ils disent qu'ils viennent d'échapper par miracle à travers un hourra que l'ennemi a fait cette nuit sur les bivouacs du duc de Raguse, et que tout est perdu de ce côté. Ils croient le maréchal pris ou tué. Napoléon fait aussitôt monter à cheval tous ses officiers. Tandis que les uns courent aux nouvelles du côté du duc de Raguse, les autres vont à l'avant-garde suspendre le mouvement général d'attaque que l'armée commençait. Bientôt les renseignements arrivent, et l'on ne tarde pas à acquérir la triste certitude que le corps d'armée du duc de Raguse a été en effet surpris et dispersé dans une attaque de nuit; que le désordre a été extrême, que le parc a perdu une grande partie de ses canons; mais que le duc de Raguse n'est pas tué, et qu'il est de sa personne du côté de Corbeny sur la route de Reims, cherchant à rallier les fuyards.
Cet événement met le comble aux contrariétés qui depuis quelque temps déjouent tous nos efforts.
Nous devions attaquer l'ennemi; c'est lui qui nous attaque, encouragé par les avantages qu'il vient d'obtenir dans la nuit: mais il ne peut parvenir à occuper le village de Clacy, où la division Charpentier fait la plus belle contenance. Il est repoussé, et nos détachements le poursuivent jusqu'aux portes de Laon. Cependant on ne peut plus penser à le forcer dans cette position; il faut s'occuper de la retraite, et Napoléon s'y résigne. Dans l'après-midi, les équipages commencent à se mettre en route; et, pour masquer le mouvement, on continue pendant le reste de la journée de faire diverses démonstrations contre l'ennemi. Ce n'est que le 11 au matin que Napoléon quitte Chavignon. L'armée le suit, et vient prendre position dans les défilés qui couvrent Soissons.
Cette ville, si souvent prise et reprise dans cette courte campagne, et toujours jouant le rôle le plus important, se présente encore dans ce moment comme le seul obstacle qui puisse arrêter l'ennemi. A peine Napoléon est-il descendu à l'évêché, qu'il s'occupe de pourvoir à la défense de la place. Il fait appeler les officiers du génie, les officiers d'artillerie, le duc de Trévise. Il passe avec eux l'après-midi du 11, et toute la journée du 12, tantôt au cabinet, couché sur une carte et le compas à la main; tantôt à cheval, parcourant le terrain et jetant partout son coup d'oeil.
C'est le duc de Trévise qui reste à Soissons: tandis qu'il y disputera le passage à l'armée de Blücher, Napoléon tourne ses armes contre un nouvel ennemi.
Dans la nuit du 12 au 13 mars, au moment où l'armée allait se mettre en marche pour revenir sur la Seine par la route de Soissons à Château-Thierry, Napoléon a reçu la nouvelle que le corps d'armée du général russe Saint-Priest, qui manoeuvrait du côté de Châlons-sur-Marne, vient de s'emparer de Reims. Le général Corbineau, aidé de la cavalerie du général Defrance, avait d'abord repoussé l'ennemi jusqu'à Sillery; mais les Russes étaient revenus au nombre de quinze mille hommes, et il avait fallu céder. On croyait Corbineau pris ou tué.
L'occupation de Reims par l'ennemi rétablissait les communications de Schwartzenberg avec Blücher; d'ailleurs cette entreprise tournait déjà la position qui venait d'être assignée au duc de Trévise: Napoléon ne peut négliger cet ennemi; il prend aussitôt le chemin de Reims, et le soir même il arrive aux portes de la ville. Les Russes, quoique surpris, n'en montrent pas moins la résolution de se défendre. On se bat toute la soirée et une partie de la nuit. Enfin, le général ennemi est grièvement blessé; on l'emporte, ses troupes le suivent, et Napoléon entre à Reims à une heure du matin.
Les malheureux habitants avaient tout à craindre d'un tumulte que l'obscurité de la nuit pouvait porter au comble. Cependant (et il faut le dire à la louange des Russes et des Français) les uns ont évacué la ville, les autres en ont pris possession, sans qu'il y ait eu d'autres dommages que ceux qui sont inévitables dans un combat. Corbineau, qui avait disparu au moment de l'occupation de Reims par l'ennemi, se retrouve le 14, à la pointe du jour, parmi les bourgeois de Reims, qui viennent faire foule devant le logis de Napoléon: il était resté déguisé chez un habitant.
Les troupes du duc de Raguse, après s'être ralliées au pont de Béry-au-Bac, étaient venues prendre part à l'attaque de Reims. Leur chef est appelé pour rendre compte de son désastre; il se présente: à sa vue, Napoléon s'emporte en reproches, qui n'entrent que trop avant peut-être dans le coeur du maréchal. Cependant après les plaintes viennent les explications: bientôt les sentiments que Napoléon a toujours portés à son aide de camp prennent le dessus, et ce n'est plus qu'un maître en l'art de la guerre qui relève les fautes d'un de ses élèves de prédilection: Napoléon finit par le retenir à dîner.
Le même jour, 14, l'armée reçoit un renfort précieux dans la circonstance: on le doit au zèle et à l'activité du général Janssens, Hollandais, ancien gouverneur du cap de Bonne-Espérance, qui commande en ce moment sur la frontière des Ardennes. Les émissaires qu'on lui a envoyés pour le prévenir de l'arrivée de l'armée sur les bords de l'Aisne lui sont parvenus. Il a tiré aussitôt tous les détachements qu'il a pu des garnisons qu'il commande; et de ces détachements, réunis à Mézières, il a formé en dix jours un corps de six mille hommes, qu'il amène lui-même par la route de Rethel.
Tandis que le prince de la Moskowa s'avance vers Châlons, l'armée fait halte dans les environs de Reims, et y passe les journées du 14, du 15 et du 16. Ces trois jours de repos sont indispensables pour se préparer à de nouvelles marches. Napoléon les met à profit dans son cabinet, et médite ce qui lui reste à faire.
Cette halte militaire est une des dernières dans lesquelles il trouve le temps de signer le travail de ses ministres, et de mettre toutes les affaires de l'empire au courant. Il passe une grande partie du jour avec le duc de Bassano. Chaque semaine un auditeur du conseil d'état lui apportait le travail de Paris: quelles que fussent les fatigues de la guerre et la gravité des circonstances, il voyait tout, il pourvoyait à tout, et jusqu'alors il avait pu suffire aussi bien aux affaires de l'intérieur qu'à celles de l'armée.