Manuscrit de mil huit cent quatorze, trouvé dans les voitures impériales prises à Waterloo, contenant l'histoire des six derniers mois du règne de Napoléon
(Nº 27.) Continuation du protocole des conférences de Châtillon-sur-Seine.
Séance du 28 février 1814.
Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent au protocole ce qui suit:
Plusieurs jours s'étant écoulés depuis que le projet des préliminaires d'une paix générale a été présenté par les plénipotentiaires des cours alliées à M. le plénipotentiaire français, et aucune réponse n'ayant été donnée, ni dans la forme d'une acceptation, ni dans celle d'une modification dudit projet, LL. MM. II et RR. ont jugé convenable d'enjoindre à leurs plénipotentiaires de demander à M. le plénipotentiaire français une déclaration distincte et explicite de son gouvernement sur le projet en question. Les plénipotentiaires des cours alliées pensent qu'il y a d'autant moins de motifs de délais de la part du gouvernement français à l'égard d'une décision sur les préliminaires proposés, que le projet proposé par eux était basé en substance sur une offre faite par M. le plénipotentiaire de France, dans sa lettre au prince de Metternich, datée du 9 de ce mois, que le prince a soumise aux cours alliées.
De plus, les plénipotentiaires des cours alliées sont chargés de déclarer, au nom de leurs souverains, qu'adhérant fortement à la substance des demandes contenues dans ces conditions qu'ils regardent comme aussi essentielles à la sûreté de l'Europe que nécessaires à l'arrangement d'une paix générale de l'Europe, ils ne pourraient interpréter tout retard ultérieur d'une réponse à leurs propositions que comme un refus de la part du gouvernement français. En conséquence les plénipotentiaires des cours alliées, prêts à se concerter avec M. le plénipotentiaire français, à l'égard du temps indispensablement nécessaire pour communiquer avec son gouvernement, ont ordre de déclarer que, si à l'expiration du terme reconnu suffisant et dont on sera convenu conjointement avec M. le plénipotentiaire français, il n'était pas arrivé de réponse qui fût en substance d'accord avec la base établie dans le projet des alliés, la négociation serait regardée comme terminée et que les plénipotentiaires des cours alliées retourneraient au quartier général.
Après s'être acquitté de cette déclaration, dont copie a été remise à M. le plénipotentiaire de France, le plénipotentiaire autrichien, au nom de ses collègues, ajoute verbalement que les plénipotentiaires des cours alliées sont prêts à discuter dans un esprit de conciliation toute modification que M. le plénipotentiaire français pourrait être autorisé à proposer; mais que les cours alliées ne sauraient écouter aucune proposition qui différât essentiellement du sens de l'offre déjà faite par M. le plénipotentiaire de France, et que si pareille prétention était mise en avant par la France, les alliés seraient obligés dans ce cas, quoiqu'à regret, de remettre la décision au sort des armes.
Le plénipotentiaire de France répond que LL. Exc. MM. les plénipotentiaires des cours alliées, après avoir eu tant de temps pour préparer leur projet, ne peuvent se plaindre de celui qu'il met à préparer sa réponse; qu'il en faut pour examiner un projet qui embrasse tant de questions d'une si haute importance, et à la plupart desquelles aucun antécédent n'avait préparé;
Que LL. Exc. connaissent par ses nombreuses réclamations les retards que ses courriers ont éprouvés, par les détours qu'on leur a fait faire;
Qu'elles savent que, depuis la remise du projet, les armées n'ont pas cessé d'être en mouvement, et que le projet par lequel on doit y répondre ne peut pas être fait lorsqu'on change de lieu presque à toute heure;
Qu'on est d'autant moins fondé à se plaindre des retards, que, dès l'ouverture de la négociation, les séances ont été suspendues neuf jours par les alliés sans qu'ils eussent donné aucun motif;
Enfin que la France a assez prouvé, par tout ce qui a précédé la remise du projet, qu'elle veut la paix: que quant à ce qui est dit dans la nouvelle déclaration de LL. Exc. d'une offre par lui faite dans une lettre confidentielle au prince de Metternich, il doit répéter ce qu'il a précédemment fait observer, que cette offre était subordonnée à la demande d'un armistice immédiat, lequel a été refusé, et qu'on ne peut conséquemment s'en prévaloir.
Les plénipotentiaires des cours alliées invitent M. le plénipotentiaire français à indiquer le délai qu'il croit suffisant à la communication ci-dessus annoncée.
Il répond que, dans une affaire si grave, on ne peut imposer ni prendre l'obligation de répondre à jour fixe.
MM. les plénipotentiaires des cours alliées ayant
insisté, d'après les ordres formels de leurs cours,
pour que le terme fût fixé, on s'est réuni pour le fixer,
de part et d'autre, au 10 mars inclusivement.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
Signé Charles Stewart, comte de Stadion,
Cathcart, Humboldt, A. comte de Razoumowski;
Aberdeen.
(Nº 28.) Lettre du duc de Vicence
A Napoléon.
Châtillon, le 5 mars 1814.
Sire,
J'ai besoin d'exprimer particulièrement à V. M. toute ma peine de voir mon dévouement méconnu. Elle est mécontente de moi; elle le témoigne et charge de me le dire. Ma franchise lui déplaisant, elle la taxe de rudesse et de dureté. Elle me reproche de voir partout les Bourbons, dont, peut-être à tort, je ne parle qu'à peine. V. M. oublie que c'est elle qui en a parlé la première dans les lettres qu'elle a écrites ou dictées. Prévoir comme elle les chances que peuvent leur présenter les passions d'une partie des alliés, celles que peuvent faire naître des événements malheureux et l'intérêt que pourrait inspirer dans ce pays leur haute infortune, si la présence d'un prince et un parti réveillaient ces vieux souvenirs dans un moment de crise, ne serait cependant pas si déraisonnable, si les choses sont poussées à bout. Dans la situation où sont les esprits, dans l'état de fièvre où est l'Europe, dans celui d'anxiété et de lassitude où se trouve la France, la prévoyance doit tout embrasser, elle n'est que de la sagesse. V. M. voudrait, je le comprends, vacciner sa force d'âme, l'élan de son grand caractère, à tout ce qui la sert, et communiquer à tous son énergie; mais votre ministre, sire, n'a pas besoin de cet aiguillon. L'adversité stimule son courage, au lieu de l'abattre; et s'il vous répète sans cesse le mot de paix, c'est parce qu'il la croit indispensable et même pressante pour ne pas tout perdre. C'est quand il n'y a pas de tiers entre V. M. et lui qu'il lui parle franchement. C'est votre force, sire, qui l'oblige à vous paraître faible; tout au moins plus disposé à céder qu'il ne le serait réellement. Personne ne désire, ne voudrait plus que moi consoler V. M., adoucir tout ce que les circonstances et les sacrifices qu'elles exigeront auront de pénible pour elle; mais l'intérêt de la France, celui de votre dynastie, me commandent avant tout d'être prévoyant et vrai. D'un instant à l'autre, tout peut être compromis par ces ménagements qui ajournent les déterminations qu'exigent les grandes et difficiles circonstances où nous sommes. Est-ce ma faute si je suis le seul qui tiens ce langage de dévouement à V. M.? si ceux qui vous entourent et qui pensent comme moi, craignant de lui déplaire et voulant la ménager, quand elle a déjà tant de sujets de contrariété, n'osent lui répéter ce qu'il est de mon devoir de lui dire? Quelle gloire, quel avantage peut-il y avoir pour moi à prêcher, à signer même cette paix, si toutefois on parvient à la faire? Cette paix, ou plutôt ces sacrifices, ne seront-ils pas pour V. M. un éternel grief contre son plénipotentiaire? Bien des gens en France, qui en sentent aujourd'hui la nécessité, ne me la reprocheront-ils pas six mois après qu'elle aura sauvé votre trône? Comme je ne me fais pas plus illusion sur ma position, que sur celle de V. M., elle doit m'en croire. Je vois les choses ce qu'elles sont; et les conséquences, ce qu'elles peuvent devenir. La peur a uni tous les souverains, le mécontentement a rallié tous les Allemands. La partie est trop bien liée pour la rompre. En acceptant le ministère dans les circonstances où je l'ai pris, en me chargeant ensuite de cette négociation, je me suis dévoué pour vous servir, pour sauver mon pays; je n'ai point eu d'autre but; et celui-là seul était assez noble, assez élevé pour me paraître au-dessus de tous les sacrifices. Dans ma position je ne pouvais qu'en faire, et c'est ce qui m'a décidé. V. M. peut dire de moi tout le mal qu'il lui plaira: au fond de son coeur elle ne pourra en penser, et elle sera forcée de me rendre toujours la justice de me regarder comme l'un de ses plus fidèles sujets, et l'un des meilleurs citoyens de cette France, que je ne puis être soupçonné de vouloir avilir, quand je donnerais ma vie pour lui sauver un village.
Je suis, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
(Nº 29.) Lettre de M. le duc de Vicence
A Napoléon.
Châtillon, le 6 mars 1814.
Sire,
La question qui va se décider est si importante, elle peut, dans un instant, avoir tant de fatales conséquences, que je regarde comme un devoir de revenir encore, au risque de lui déplaire, sur ce que j'ai mandé si souvent à votre majesté. Il n'y a pas de faiblesse dans mon opinion, sire, mais je vois tous les dangers qui menacent la France et le trône de V. M., et je la conjure de les prévenir. Il faut des sacrifices; il faut les faire à temps. Comme à Prague, si nous n'y prenons garde, l'occasion va nous échapper; la circonstance actuelle a plus de ressemblance avec celle-là que votre majesté ne le pense peut-être. A Prague, la paix n'a pas été faite, et l'Autriche s'est déclarée contre nous, parce qu'on n'a pas voulu croire que le terme fixé fût de rigueur. Ici les négociations vont se rompre, parce que l'on ne se persuade point qu'une question d'une aussi grande importance puisse tenir à telle ou telle réponse que nous ferons, et à ce que cette réponse soit faite avant tel ou tel jour. Cependant, plus je considère ce qui se passe, plus je suis convaincu que si nous ne remettons pas le contre-projet demandé, et qu'il ne contienne pas des modifications aux bases de Francfort, tout est fini. J'ose le dire comme je le pense, sire, ni la puissance de la France, ni la gloire de V. M., ne tiennent à posséder Anvers ou tel autre point des nouvelles frontières.
Cette négociation, je ne saurais trop le répéter, ne ressemble à aucune autre; elle est même totalement l'opposé de toutes celles que V. M. a dirigées jusque ici. Nous sommes loin de pouvoir dominer: ce n'est qu'en suivant avec patience et modération la marche établie que nous pouvons espérer d'atteindre le but; nous écarter de cette marche serait tout perdre. Les Anglais, à cause de leur responsabilité, et les hommes haineux qui sont ici, pour satisfaire leur passion, aimeront certainement mieux rompre que d'entamer la discussion en partant de ce point.
Les négociations une fois rompues, que V. M. ne croie pas les renouer, comme on a pu le faire dans d'autres occasions. On ne veut qu'un prétexte; et faute de nous décider à prendre le parti qu'exigent les circonstances, tout nous échappera sans que l'on puisse prévoir quand et comment on pourra revenir à des idées de conciliation.
Je supplie V. M. de réfléchir à l'effet que produira en France la rupture des négociations, et d'en peser toutes les conséquences. Elle me rendra encore assez de justice pour penser que, pour lui écrire comme je le fais, il faut porter au plus haut degré la conviction que ce moment va décider des plus chers intérêts de V. M. et de ceux de mon pays.
Je suis, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
(Nº 30.) Lettre du prince de Metternich Au duc de Vicence.
Chaumont, le 8 mars 1814.
La petite boîte que vous m'avez envoyée, monsieur le duc, pour madame l'archiduchesse Léopoldine, lui a été envoyée sur-le-champ; j'espère être à même incessamment de faire passer à V. Exc. une réponse de S. A. I. à son auguste soeur.
Vous avez rendu de si grands services, jusqu'à présent, à la cause de la France, qui assurément est inséparable de celle de l'Europe, que je me flatte de vous voir couronner bientôt la grande oeuvre. Que l'empereur se convainque bien qu'il n'aura rien fait, s'il n'arrive pas à la paix générale. Des années de troubles succéderaient à des années de calamités. Je ne doute pas que vous êtes journellement dans le cas de vous convaincre, monsieur le duc, que l'Angleterre va rondement en besogne; le ministère actuel est assez fort pour pouvoir vouloir la paix. Si elle ne se fait pas dans ce moment, nulle autre occasion ne se présentera plus dans laquelle il puisse être permis à un ministre anglais de proposer même une négociation; le triomphe des partisans de la guerre à extinction contre l'empereur des Français sera assuré; le monde sera bouleversé, et la France sera la proie de ces événements.
Je vous tiendrai toujours le même langage: il doit être compris par des hommes sages et voulant le bien. Nous ne formons qu'un voeu, celui de la paix; mais cette paix est impossible sans que vous ne fassiez celle qui doit vous rendre vos établissements d'outre-mer. Pour arriver à cette paix, il faut également en vouloir les moyens, et ne pas oublier que l'Angleterre dispose seule de toutes les compensations possibles, et qu'en se dépouillant, en faveur de la France et d'autres états indépendants, de la presque totalité de ses conquêtes, elle ne fait qu'exciper l'admission d'une juste compensation, en demandant que la France se replace au niveau des plus grandes puissances sur le continent.
Si l'empereur Napoléon entre dans ce point de vue, comme déjà il en avait fait le sien, l'Europe est pacifiée; vingt années de troubles l'attendent dans la supposition contraire.
Recevez, etc.
Signé Metternich.
(Nº 31.) Continuation du protocole des conférences de Châtillon-sur-Seine.
Séance du 10 mars 1814.
Le plénipotentiaire de France commence la conférence par consigner au protocole ce qui suit:
Le plénipotentiaire de France avait espéré, d'après les représentations qu'il avait été dans le cas d'adresser à MM. les plénipotentiaires des cours alliées, et par la manière dont LL. EE. avaient bien voulu les accueillir, qu'il serait donné des ordres pour que ses courriers pussent lui arriver sans difficulté et sans retards. Cependant le dernier qui lui est parvenu, non seulement a été arrêté très long-temps par plusieurs officiers et généraux russes, mais on l'a même obligé à donner ses dépêches, qui ne lui ont été rendues que trente-six heures après, à Chaumont. Le plénipotentiaire de France se voit donc à regret forcé d'appeler de nouveau sur cet objet l'attention de MM. les plénipotentiaires des cours alliées, et de réclamer avec d'autant plus d'instance contre une conduite contraire aux usages reçus et aux prérogatives que le droit des gens assure aux ministres chargés d'une négociation, qu'elle cause réellement les retards qui l'entravent.
Les plénipotentiaires des cours alliées n'étant point informés du fait, promettent de porter cette réclamation à la connaissance de leurs cours.
Le plénipotentiaire de France donne ensuite lecture de la pièce suivante, dont il demande l'insertion au protocole, ainsi que des pièces y annexées nº 1, 2, 3, 4 et 5.
Le plénipotentiaire de France a reçu de sa cour l'ordre de faire au protocole les observations suivantes:
«Les souverains alliés, dans leur déclaration de Francfort, que toute l'Europe connaît, et LL. EE. MM. les plénipotentiaires, dans leur proposition du 7 février, ont également posé en principe que la France doit conserver par la paix la même puissance relative qu'elle avait avant les guerres que cette paix doit finir; car ce que dans le préambule de leur proposition MM. les plénipotentiaires ont dit du désir des puissances alliées de voir la France dans un état de possession analogue au rang qu'elle a toujours occupé dans le système politique, n'a point et ne saurait avoir un autre sens. Les souverains alliés avaient demandé, en conséquence, que la France se renfermât dans les limites formées par les Pyrénées, les Alpes et le Rhin, et la France y avait acquiescé. MM. leurs plénipotentiaires ont au contraire, et par leur note du 7 et par le projet d'articles qu'ils ont remis le 17, demandé qu'elle rentrât dans ses anciennes limites. Comment, sans cesser d'invoquer le même principe, a-t-on pu, et en si peu de temps, passer de l'une de ces demandes à l'autre? Qu'est-il survenu depuis la première, qui puisse motiver la seconde?
»On ne pouvait pas le 7, on ne pouvait pas plus le 17, et à plus forte raison ne pourrait-on pas aujourd'hui la fonder sur l'offre confidentielle faite par le plénipotentiaire de France, au ministre du cabinet de l'une des cours alliées; car la lettre qui la contenait ne fut écrite que le 9, et il était indispensable d'y répondre immédiatement, puisque l'offre était faite sous la condition absolue d'un armistice immédiat, pour arrêter l'effusion du sang, et éviter une bataille que les alliés ont voulu donner; au lieu de cela, les conférences furent, par la seule volonté des alliés, et sans motifs, suspendues du 10 au 17, jour auquel la condition proposée fut même formellement rejetée. On ne pouvait, on ne peut donc en aucune manière se prévaloir d'une offre qui lui était subordonnée. Les souverains alliés ne voulaient-ils point, il y a trois mois, établir un juste équilibre en Europe? N'annoncent-ils pas qu'ils le veulent encore aujourd'hui? Conserver la même puissance relative qu'elle a toujours eue est aussi le seul désir qu'ait réellement la France. Mais l'Europe ne ressemble plus à ce qu'elle était il y a vingt ans: à cette époque le royaume de Pologne, déjà morcelé, disparut entièrement, l'immense territoire de la Russie s'accrut de vastes et riches provinces. Six millions d'hommes furent ajoutés à une population déjà plus grande que celle d'aucun état européen. Neuf millions devinrent le partage de l'Autriche et de la Prusse. Bientôt l'Allemagne changea de face. Les états ecclésiastiques et le plus grand nombre des villes libres germaniques furent répartis entre les princes séculiers. La Prusse et l'Autriche en reçurent la meilleure part. L'antique république de Venise devint une province de la monarchie autrichienne; deux nouveaux millions de sujets, avec de nouveaux territoires et de nouvelles ressources, ont été donnés depuis à la Russie, par le traité de Tilsitt, par le traité de Vienne, par celui d'Yassi, et par celui d'Abo. De son côté, et dans le même intervalle de temps, l'Angleterre a non seulement acquis, par le traité d'Amiens, les possessions hollandaises de Ceylan et de l'île de la Trinité; mais elle a doublé ses possessions de l'Inde, et en a fait un empire que deux des plus grandes monarchies de l'Europe égaleraient à peine. Si la population de cet empire ne peut être considérée comme un accroissement de la population britannique, en revanche, l'Angleterre n'en tire-t-elle pas, et par la souveraineté et par le commerce, un accroissement immense de sa richesse, cet autre élément de la puissance? La Russie, l'Angleterre, ont conservé tout ce qu'elles ont acquis. L'Autriche et la Prusse ont, à la vérité, fait des pertes; mais renoncent-elles à les réparer, et se contentent-elles aujourd'hui de l'état de possession dans lequel la guerre présente les a trouvées? Il diffère cependant peu de celui qu'elles avaient il y a vingt ans.
Ce n'est pas pour son intérêt seul que la France doit vouloir conserver la même puissance relative qu'elle avait: qu'on lise la déclaration de Francfort (voyez pièce jointe, nº 4), et l'on verra que les souverains alliés ont été convaincus eux-mêmes que c'était aussi l'intérêt de l'Europe. Or, quand tout a changé autour de la France, comment pourrait-elle conserver la même puissance relative en étant replacée au même état qu'auparavant? Replacée dans ce même état, elle n'aurait pas même le degré de puissance absolue quelle avait alors: car ses possessions d'outre-mer étaient incontestablement un des éléments de cette puissance; et la plus importante de ces possessions, celle qui par sa valeur égalait ou surpassait toutes les autres ensemble, lui a été ravie; peu importe par quelle cause, elle l'a perdue. Il suffit qu'elle ne l'ait plus, et qu'il ne soit pas au pouvoir des alliés de la lui rendre.
Pour évaluer la puissance relative des états, ce n'est pas assez de comparer leurs forces absolues, il faut faire entrer dans le calcul l'emploi que leur situation géographique les contraint ou leur permet d'en faire.
L'Angleterre est une puissance essentiellement maritime, qui peut mettre toutes ses forces sur les eaux. L'Autriche a trop peu de côtes pour le devenir; la Russie et la Prusse n'ont pas besoin de l'être, puisqu'elles n'ont pas de possessions au-delà des mers; ce sont des puissances essentiellement continentales. La France est, au contraire, à la fois essentiellement maritime, à raison de l'étendue de ses côtes, et de ses colonies, et essentiellement continentale. L'Angleterre ne peut être attaquée que par des flottes. La Russie, adossée au pôle du monde, et bornée presque de tous côtés par des mers ou de vastes solitudes, ne peut, depuis qu'elle a acquis la Finlande, être attaquée que d'un seul côté. La France peut l'être sur tous les points de sa circonférence, et à la fois du côté de la terre, où elle confine partout à des nations vaillantes, et du côté de la mer, et dans ses possessions lointaines.
Pour rétablir un véritable équilibre, sa puissance relative devrait donc être considérée sous deux aspects distincts: pour en faire une estimation juste, il la faut diviser, et ne comparer ses forces absolues à celles des autres états du continent, que déduction faite de la part qu'elle en devra employer sur mer; et à celles des états maritimes, que déduction faite de la part qu'elle en devra employer sur le continent.
Le plénipotentiaire de France prie LL. EE. MM. les plénipotentiaires des cours alliées de peser attentivement les considérations si frappantes de vérité qui précèdent, et de juger si les acquisitions que la France a faites en-deçà des Alpes et du Rhin, et que les traités de Lunéville et d'Amiens lui avaient assurées, suffiraient même pour rétablir entre elles et les grandes puissances de l'Europe l'équilibre que les changements survenus dans l'état de possession de ces puissances ont rompu.
Le plus simple calcul démontre jusqu'à l'évidence que ces acquisitions, jointes à tout ce que la France possédait en 1792, seraient encore loin de lui donner le même degré de puissance relative qu'elle avait alors, et qu'elle avait constamment eue dans les temps antérieurs; et cependant on lui demande, non pas d'en abandonner seulement une partie quelconque, mais de les abandonner toutes; quoique, dans leur déclaration de Francfort, les souverains alliés eussent annoncé à l'Europe qu'ils reconnaissaient à la France un territoire plus étendu qu'elle ne l'avait eu sous ses rois.
Les forces propres d'un état ne sont pas l'unique élément de sa puissance relative, dans la composition de laquelle entrent encore les liens qui l'unissent à d'autres états, liens généralement plus forts et plus durables entre les états que gouvernent des princes d'un même sang. L'empereur des Français possède, outre son empire, un royaume; son fils adoptif en est l'héritier désigné. D'autres princes de la dynastie française étaient possesseurs de couronnes ou de souverainetés étrangères. Des traités avaient consacré leurs droits, et le continent les avait reconnus. Le projet des cours alliées garde à leur égard un silence que les questions si naturelles et si justes du plénipotentiaire de France n'ont pu rompre. En renonçant cependant aux droits de ces princes, et à la part de puissance relative qui en résulte pour elle, ainsi qu'à ce qu'elle a acquis en-deçà des Alpes et du Rhin, la France se trouverait avoir perdu de son ancienne puissance relative maritime et continentale, précisément en même raison que celle des autres grands états s'est déjà ou se sera accrue à la paix par leurs acquisitions respectives. La restitution de ses colonies, qui ne ferait alors que la replacer dans son ancien état de grandeur absolue (ce que même la situation de Saint-Domingue ne permettrait pas d'effectuer complètement), ne serait point, ne pourrait pas être une compensation de ses pertes: seulement ses pertes en seraient diminuées, et ce serait sans doute le moins auquel elle eût le droit de s'attendre; mais que lui offre à cet égard le projet des cours alliées?
Des colonies françaises tombées au pouvoir de l'ennemi (et les guerres du continent les y ont fait tomber toutes), il y en a trois que leur importance, sous des rapports divers, met hors de comparaison avec toutes les autres; ce sont la Guadeloupe, la Guiane, et l'île de France.
Au lieu de la restitution des deux premières, le projet des cours alliées n'offre que des bons offices pour procurer cette restitution, et il semblerait d'après cela que ces deux colonies fussent entre les mains de puissances étrangères à la négociation présente et ne devant point être comprises dans la future paix. Tout au contraire les puissances qui les occupent sont du nombre de celles au nom de qui et pour qui les cours alliées ont déclaré qu'elles étaient autorisées à traiter: n'y sont-elles donc autorisées que pour les clauses à la charge de la France? cessent-elles de l'être dès qu'il s'agit de clauses à son profit? s'il en était ainsi, il deviendrait indispensable que tous les états engagés dans la présente guerre prissent immédiatement part à la négociation et envoyassent chacun des plénipotentiaires au congrès.
Il est en outre à remarquer que la Guadeloupe n'étant sortie des mains de l'Angleterre que par un acte que le droit des gens n'autorisait pas, c'est l'Angleterre encore qui, relativement à la France, est censée l'occuper, et que c'est à elle seule que la restitution en peut être demandée.
L'Angleterre veut garder pour elle les îles de France et de la Réunion, sans lesquelles les autres possessions de la France, à l'est du cap de Bonne-Espérance, perdent tout leur prix; les Saintes, sans lesquelles la possession de la Guadeloupe serait précaire; et l'île de Tabago; celle-ci sous le prétexte que la France ne la possédait point en 1792, et les autres quoique la France les possédât de temps immémorial, établissant ainsi une règle qui n'a de rigueur que pour la France, qui n'admet d'exception que contre elle, et devient ainsi un glaive à deux tranchants.
Une île d'une certaine étendue, mais qui a perdu son ancienne fertilité, deux ou trois autres infiniment moindres, et quelques comptoirs auxquels la perte de l'île de France forcerait de renoncer, voilà à quoi se réduisent les grandes restitutions que l'Angleterre promettait de faire. Sont-ce là celles qu'elle fit à Amiens, où pourtant elle rendait Malte, qu'elle veut aujourd'hui garder et qu'on ne lui conteste plus? qu'aurait-elle offert de moins si la France n'eût eu rien à céder qu'à elle? Les restitutions qu'elle promettait avaient été annoncées comme un équivalent des sacrifices qui seraient faits au continent. C'est sous cette condition que la France a annoncé qu'elle était prête à consentir à de grands sacrifices. Elles en doivent être la mesure. Pouvait-on s'attendre à un projet par lequel le continent demande tout, l'Angleterre ne rend presque rien, et dont en substance le résultat est que toutes les grandes puissances de l'Europe doivent conserver tout ce qu'elles ont acquis, réparer les pertes qu'elles ont pu faire, et acquérir encore; que la France seule ne doit rien conserver de toutes ses acquisitions et ne doit recouvrer que la part la plus petite et la moins bonne de ce qu'elle a perdu?
Après tant de sacrifices demandés à là France, il ne manquait plus que de lui demander encore celui de son honneur!
Le projet tend à lui ôter le droit d'intervenir en faveur d'anciens alliés malheureux. Le plénipotentiaire de France ayant demandé si le roi de Saxe serait remis en possession de ses états, n'a pu même obtenir une réponse.
On demande à la France des cessions et des renonciations, et l'on veut qu'en cédant elle ne sache pas à qui, sous quels titres et dans quelle proportion appartiendra ce qu'elle aura cédé! On veut qu'elle ignore quels doivent être ses plus proches voisins; on veut régler sans elle le sort des pays auxquels elle aura renoncé, et le mode d'existence de ceux avec lesquels son souverain était lié par des rapports particuliers; on veut sans elle faire des arrangements qui doivent régler le système général de possession et d'équilibre en Europe; on veut qu'elle soit étrangère à l'arrangement d'un tout dont elle est une partie considérable et nécessaire; on veut enfin qu'en souscrivant à de telles conditions, elle s'exclue en quelque sorte elle-même de la société européenne.
On lui restitue ses établissements sur le continent de l'Inde, mais à la condition de posséder comme dépendante et comme sujette ce qu'elle y possédait en souveraineté.
Enfin, on lui dicte des règles de conduite pour le régime ultérieur de ses colonies et envers des populations qu'aucun rapport de sujétion ou de dépendance quelconque ne lie aux gouvernements de l'Europe, et à l'égard desquelles on ne peut reconnaître à aucun d'eux aucun droit de patronage.
Ce n'est point à de telles propositions qu'avait dû préparer le langage des souverains alliés, et celui du prince régent d'Angleterre lorsqu'il disait au parlement britannique qu'aucune disposition de sa part à demander à la France aucun sacrifice incompatible avec son intérêt comme nation ou avec son honneur, ne serait un obstacle à la paix.
Attaquée à la fois par toutes les puissances réunies contre elle, la nation française sent plus qu'aucune autre le besoin de la paix et la veut aussi plus qu'aucune autre; mais tout peuple comme tout homme généreux met l'honneur avant l'existence même.
Il n'est sûrement point entré dans les vues des souverains alliés de l'avilir; et quoique le plénipotentiaire de France ne puisse s'expliquer le peu de conformité du projet d'articles qui lui avait été remis avec les sentiments qu'ils ont tant de fois et si explicitement manifestés, il n'en présente pas moins avec confiance au jugement des cours alliées elles-mêmes et de MM. les plénipotentiaires des observations dictées par l'intérêt général de l'Europe autant que par l'intérêt particulier de la France, et qui ne s'écartent en aucun point des déclarations des souverains alliés et de celle du prince régent au parlement d'Angleterre.
Pièces jointes.
Nº 1. Note écrite à Francfort, le 9 novembre 1813, par M. le baron de Saint-Aignan.
Nº 2. Lettre du prince de Metternich au ministre des relations extérieures de France, datée de Francfort, le 25 novembre 1813.
Nº 3. Lettre de M. le duc de Vicence au prince de Metternich, datée de Paris, le 2 décembre 1813.
Nº 4. Déclaration de Francfort, extraite du journal de Francfort du 7 décembre 1813, et datée du premier dudit mois.
Nº 5. Extrait du discours du prince régent au parlement d'Angleterre.
Les plénipotentiaires des cours alliées répondent que les observations dont ils viennent d'entendre la lecture ne contiennent pas une déclaration distincte et explicite du gouvernement français sur le projet présenté par eux dans la séance du 17 février, et par conséquent ne remplissent pas la demande que les plénipotentiaires des cours alliées avaient formée dans la conférence du 28 février, d'obtenir une réponse distincte et explicite dans le terme de dix jours, duquel ils étaient mutuellement convenus avec M. le plénipotentiaire de France. Ils déclarent au surplus que, par l'admission de ces observations au protocole, ils ne reconnaissent point un caractère officiel à toutes les pièces qui y sont annexées.
Le plénipotentiaire français répond que celles de ces pièces qui ne sont point proprement officielles sont au moins authentiques et publiques.
Les plénipotentiaires des cours alliées se disposant là-dessus à lever la séance, M. le plénipotentiaire de France déclare verbalement que l'empereur des Français est prêt à renoncer, par le traité à conclure, à tout titre exprimant des rapports de souveraineté, de suprématie, protection, ou influence constitutionnelle, avec les pays hors des limites de la France;
Et à reconnaître
L'indépendance de l'Espagne dans ses anciennes limites, sous la souveraineté de Ferdinand VII;
L'indépendance de l'Italie, l'indépendance de la Suisse, sous la garantie de grandes puissances;
L'indépendance de l'Allemagne;
Et l'indépendance de la Hollande, sous la souveraineté du prince d'Orange.
Il déclare encore, que, si, pour écarter des causes de mésintelligence, rendre l'amitié plus étroite et la paix plus durable entre la France et l'Angleterre, des cessions de la part de la France au-delà des mers peuvent être jugées nécessaires, la France sera prête à les faire moyennant un équivalent raisonnable.
Sur quoi la séance a été levée.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
Signé le comte de Stadion, Aberdeen, Humboldt,
le comte de Razoumowski, Cathcart, Charles
Stewart.
(Nº 32.) Continuation du protocole des conférences de Châtillon-sur-Seine.
Séance du 13 mars 1814.
Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent au protocole ce qui suit:
Les plénipotentiaires des cours alliées ont pris en considération le mémoire présenté par M. le duc de Vicence, dans la séance du 10 mars, et la déclaration verbale dictée par lui au protocole de la même séance. Ils ont jugé la première de ces pièces être de nature à ne pouvoir être mise en discussion sans entraver la marche de la négociation.
La déclaration verbale de M. le plénipotentiaire ne contient que l'acceptation de quelques points du projet de traité remis par les plénipotentiaires des cours alliées dans la séance du 17 février; elle ne répond ni à l'ensemble ni même à la majeure partie des articles de ce projet, et elle peut bien moins encore être regardée comme un contre-projet renfermant la substance des propositions faites par les puissances alliées.
Les plénipotentiaires des cours alliées se voient donc obligés à inviter M. le duc de Vicence à se prononcer s'il compte accepter ou rejeter le projet de traité présenté par les cours alliées, ou bien à remettre un contre-projet.
Le plénipotentiaire de France, répondant à cette déclaration des plénipotentiaires des cours alliées, ainsi qu'à leurs observations sur le même objet, a dit:
Qu'une pièce telle que celle qu'il avait remise le 10, dans laquelle les articles du projet des cours alliées qui sont susceptibles de modifications étaient examinés et discutés en détail, loin d'entraver la marche de la négociation, ne pouvait au contraire que l'accélérer, puisqu'elle éclaircissait toutes les questions, sous le double rapport de l'intérêt de l'Europe et de celui de la France;
Qu'après avoir annoncé aussi positivement qu'il l'a fait par sa note verbale du même jour, que la France était prête à renoncer par le futur traité à la souveraineté d'un territoire au-delà des Alpes et du Rhin, contenant au-delà de sept millions, et à son influence sur celle de vingt millions d'habitants, ce qui forme au moins les six septièmes des sacrifices que le projet des alliés lui demande, on ne saurait lui reprocher de n'avoir pas répondu d'une manière distincte et explicite;
Que le contre-projet que lui demandent les plénipotentiaires des cours alliées se trouve en substance dans sa déclaration verbale du 10, quant aux objets auxquels la France peut consentir sans discussion; et que quant aux autres, qui sont tous susceptibles de modifications, les observations y répondent, mais qu'il n'en est pas moins prêt à les discuter à l'instant même.
Les plénipotentiaires des cours alliées répondent ici:
Que les deux pièces remises par M. le plénipotentiaire de France, dans la séance du 10 mars, ne se référaient pas tellement l'une à l'autre qu'on pût dire que l'une renfermait les points auxquels le gouvernement français consent sans discussion, et l'autre ceux sur lesquels il veut établir la négociation; mais que, tout au contraire, l'une ne contient que des observations générales ne menant à aucune conclusion, et que l'autre énonce tout aussi peu d'une manière claire et précise ce que M. le plénipotentiaire de France vient de dire, puisque, pour ne s'arrêter qu'aux deux points suivants, elle n'explique pas même ce qu'on y entend par les limites de la France, et ne parle qu'en général de l'indépendance de l'Italie. Les plénipotentiaires ajoutent ensuite que, ces deux pièces ayant été mises sous les yeux de leurs cours, ils ont eu l'instruction positive, précise et stricte, de déclarer, ainsi qu'ils l'ont fait, que ces deux pièces ont été tenues insuffisantes, et d'insister sur une autre déclaration de la part de M. le plénipotentiaire de France, qui renfermât ou une acceptation ou un refus de leur projet de traité proposé dans la conférence du 17 février, ou bien un contre-projet. Ils invitent donc de nouveau M. le plénipotentiaire de France à leur donner cette déclaration.
Le plénipotentiaire de France renouvelle ses instances pour que l'on entre en discussion, observant que MM. les plénipotentiaires des cours alliées, en déclarant eux-mêmes, dans la séance du 28 février, qu'ils étaient prêts à discuter des modifications qui seraient proposées, avaient prouvé, par cela même, que leur projet n'était pas un ultimatum; que, pour se rapprocher et arriver à un résultat, une discussion était indispensable, et qu'il n'y avait réellement point de négociation sans discussion, etc.
Les plénipotentiaires des cours alliées répliquent qu'ils ont bien prouvé qu'ils ne voulaient point exclure la discussion, puisqu'ils ont demandé un contre-projet, mais que leur intention est de ne point admettre de discussion que sur des propositions qui puissent vraiment conduire au but.
Ayant en conséquence insisté de nouveau sur une déclaration catégorique, et ayant invité M. le plénipotentiaire de France à donner cette déclaration, il a désiré que la séance fût suspendue et reprise le soir à neuf heures.
Après avoir délibéré entre eux, les plénipotentiaires des cours alliées ont dit à M. le plénipotentiaire de France que, pour le mettre mieux en état de préparer sa réponse pour le soir, ils veulent le prévenir, dès à présent, qu'ensuite de leurs instructions, ils devront l'inviter (après qu'il se sera déclaré ce soir s'il veut remettre une acceptation ou un refus de leur projet ou un contre-projet) à remplir cet engagement dans le terme de vingt-quatre heures, qui a été fixé péremptoirement par leurs cours.
Sur quoi la séance est remise à neuf heures du soir.
Continuation de la séance.
Les plénipotentiaires des cours alliées ayant renouvelé, de la manière la plus expresse, la déclaration par laquelle ils avaient terminé la première partie de la séance, le plénipotentiaire de France déclare qu'il remettra le contre-projet demandé demain soir à neuf heures; toutefois, il a observé que, n'étant pas sûr d'avoir achevé jusque là le travail nécessaire, il demandait d'avance de remettre dans ce cas la conférence à la matinée du 15.
Les plénipotentiaires des cours alliées ont insisté pour que la conférence restât fixée à demain au soir, et ne fût remise qu'en cas de nécessité absolue à après demain matin, à quoi M. le plénipotentiaire de France a consenti.
Châtillon-sur-Seine, le 13 mars 1814.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
Signé Aberdeen, comte de Razoumowski,
Humboldt, Cathcart, comte de Stadion,
Charles Stewart, lieutenant-général.
(Nº 33.) Continuation du protocole des conférences de Châtillon-sur-Seine.
Séance du 15 mars 1814.
M. le plénipotentiaire français ouvre la séance en faisant lecture du projet de traité qui suit:
Projet de traité définitif entre la France et les alliés.
S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, et médiateur de la confédération suisse, d'une part; S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, S. M. l'empereur de toutes les Russies, S. M. le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, et S. M. le roi de Prusse, stipulant chacun d'eux pour soi, et tous ensemble pour l'universalité des puissances engagées avec eux dans la présente guerre, d'autre part:
Ayant à coeur de faire cesser le plus promptement possible l'effusion du sang humain et les malheurs des peuples, ont nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir:......
Lesquels sont convenus des articles suivants:
Art. 1er. A compter de ce jour, il y aura paix, amitié sincère et bonne intelligence, entre S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, et médiateur de la confédération suisse, d'une part; et S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, S. M. l'empereur de toutes les Russies, S. M. le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, S. M. le roi de Prusse, et leurs alliés d'autre part, leurs héritiers et successeurs à perpétuité.
Les hautes parties contractantes s'engagent à apporter tous leurs soins à maintenir, pour le bonheur futur de l'Europe, la bonne harmonie, si heureusement rétablie entre elles.
Art. 2. S. M. l'empereur des Français renonce pour lui et ses successeurs à tous titres quelconques, autres que ceux tirés des possessions qui, en conséquence du présent traité de paix, resteront soumises à sa souveraineté.
Art. 3. S. M. l'empereur des Français renonce pour lui et ses successeurs à tous droits de souveraineté et de possession sur les provinces illyriennes et sur les territoires formant les départements français au-delà des Alpes, l'île d'Elbe exceptée, et les départements français au-delà du Rhin.
Art. 4. S. M. l'empereur des Français, comme roi d'Italie, renonce à la couronne d'Italie en faveur de son héritier désigné, le prince Eugène-Napoléon, et de ses descendants à perpétuité.
L'Adige formera la limite entre le royaume d'Italie et l'empire d'Autriche.
Art. 5. Les hautes parties contractantes reconnaissent solennellement, et de la manière la plus formelle, l'indépendance absolue et la pleine souveraineté de tous les états de l'Europe, dans les limites qu'ils se trouveront avoir en conséquence du présent traité, ou par suite des arrangements indiqués dans l'art. 16, ci-après.
Art. 6. S. M. l'empereur des Français reconnaît:
1º L'indépendance de la Hollande, sous la souveraineté de la maison d'Orange.
La Hollande recevra un accroissement de territoire.
Le titre et l'exercice de la souveraineté en Hollande ne pourront, dans aucun cas, appartenir à un prince portant ou appelé à porter une couronne étrangère.
2º L'indépendance de l'Allemagne, et chacun de ses états, lesquels pourront être unis entre eux par un lien fédératif.
3º L'indépendance de la Suisse, se gouvernant elle-même, sous la garantie de toutes les grandes puissances.
4º L'indépendance de l'Italie, et de chacun des princes, entre chacun desquels elle est ou se trouvera divisée.
5º L'indépendance et l'intégrité de l'Espagne, sous la domination de Ferdinand VII.
Art. 7. Le pape sera remis immédiatement en possession de ses états, tels qu'ils étaient en conséquence du traité de Tolentino, le duché de Bénévent excepté.
Art. 8. S. A. I. la princesse Élisa conservera pour elle et ses descendants en toute propriété et souveraineté Lucques et Piombino.
Art. 9. La principauté de Neufchâtel demeure en toute propriété et souveraineté au prince qui la possède et à ses descendants.
Art. 10. S. M. le roi de Saxe sera rétablie dans la pleine et entière possession de son grand-duché.
Art. 11. S. A. R. le grand-duc de Berg sera pareillement remise en possession de son grand-duché.
Art. 12. Les villes de Bremen, Hambourg, Lubeck, Dantzick et Raguse seront des villes libres.
Art. 13. Les îles Ioniennes appartiendront en toute souveraineté au royaume d'Italie.
Art. 14. L'île de Malte et ses dépendances appartiendront en toute souveraineté et propriété à S. M. britannique.
Art. 15. Les colonies, pêcheries, établissements, comptoirs et factoreries que la France possédait avant la guerre actuelle dans les mers ou sur le continent de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie, et qui sont tombés au pouvoir de l'Angleterre ou de ses alliés, lui seront restitués, pour être possédés par elle aux mêmes titres qu'avant la guerre, et avec les droits et facultés que lui assuraient, relativement au commerce et à la pêche, les traités antérieurs, et notamment celui d'Amiens; mais en même temps la France s'engage à consentir, moyennant un équivalent raisonnable, à la cession de celles des susdites colonies que l'Angleterre a témoigné le désir de conserver, à l'exception des Saintes, qui dépendent nécessairement de la Guadeloupe.
Art. 16. Les dispositions à faire des territoires auxquels S. M. l'empereur des Français renonce, et dont il n'est pas disposé par le présent traité, seront faites; les indemnités à donner aux rois et princes dépossédés par la guerre actuelle seront déterminées; et tous les arrangements qui doivent fixer le système général de possession et d'équilibre en Europe seront réglés dans un congrès spécial, lequel se réunira à... dans les... jours qui suivront la ratification du présent traité.
Art. 17. Dans tous les territoires, villes et places auxquels la France renonce, les munitions, magasins, arsenaux, vaisseaux et navires armés et non armés, et généralement toutes choses qu'elle y a placées, lui appartiennent, et lui demeurent réservées.
Art. 18. Les dettes des pays réunis à la France, et auxquels elle renonce par le présent traité, seront à la charge desdits pays et de leurs futurs possesseurs.
Art. 19. Dans tous les pays qui doivent ou devront changer de maître, tant en vertu du présent traité, que des arrangements qui doivent être faits en conséquence de l'art. 16 ci-dessus, il sera accordé aux habitants naturels et étrangers, de quelque condition et nation qu'ils soient, un espace de six ans, à compter de l'échange des ratifications, pour disposer de leurs propriétés acquises, soit avant, soit depuis la guerre actuelle, et se retirer dans tel pays qu'il leur plaira de choisir.
Art. 20. Les propriétés, biens et revenus de toute nature que des sujets de l'un quelconque des états engagés dans la présente guerre possèdent, à quelque titre que ce soit, dans les pays qui sont actuellement, ou seront, en vertu de l'art. 16, soumis à un autre quelconque desdits états, continueront d'être possédés par eux, sans trouble ni empêchement, sous les seules clauses et conditions précédemment attachées à leur possession, et avec pleine liberté d'en jouir et disposer, ainsi que d'exporter les revenus, et, en cas de vente, la valeur.
Art. 21. Les hautes parties contractantes, voulant mettre et faire mettre dans un entier oubli les divisions qui ont agité l'Europe, déclarent et promettent que dans les pays de leur obéissance respective, aucun individu, de quelque classe ou condition qu'il soit, ne sera inquiété dans sa personne, ses biens, rentes, pensions et revenus; dans son rang, grade ou ses dignités; ni recherché, ni poursuivi en aucune façon quelconque pour aucune part qu'il ait prise ou pu prendre, de quelque manière que ce soit, aux événements qui ont amené la présente guerre, ou qui en ont été la conséquence.
Art. 22. Aussitôt que la nouvelle de la signature du présent traité sera parvenue aux quartiers généraux respectifs, il sera sur-le-champ expédié des ordres, pour faire cesser les hostilités, tant sur terre que sur mer, aussi promptement que les distances le permettront; les hautes puissances contractantes s'engagent à mettre de bonne foi toute la célérité possible à l'expédition desdits ordres, et de part et d'autre il sera donné des passe-ports, soit pour les officiers, soit pour les vaisseaux qui sont chargés de les porter.
Art. 23. Pour prévenir tous les sujets de plainte et de contestation qui pourraient naître à l'occasion des prises qui seraient faites en mer après la signature du présent traité, il est réciproquement convenu que les vaisseaux et effets qui pourraient être pris dans la Manche et dans les mers du Nord, après l'espace de douze jours, à compter de l'échange des ratifications du présent traité, seront de part et d'autre restitués; que le terme sera d'un mois, depuis la Manche et les mers du Nord jusqu'aux îles Canaries inclusivement, soit dans l'Océan, soit dans la Méditerranée; de deux mois, depuis lesdites îles Canaries jusqu'à l'équateur, et enfin de cinq mois dans toutes les autres parties du monde, sans aucune exception ni autre distinction plus particulière de temps et de lieu.
Art. 24. Les troupes alliées évacueront le territoire français; et les places cédées, ou devant être restituées par la France, en vertu de la présente paix, leur seront remises dans les délais ci-après: le troisième jour après l'échange des ratifications du présent traité, les troupes alliées les plus éloignées, et le cinquième jour après ledit échange, les troupes alliées les plus rapprochées des frontières, commenceront à se retirer, se dirigeant vers la frontière la plus voisine du lieu où elles se trouveront, et faisant trente lieues par chaque dix jours, de telle sorte que l'évacuation soit non interrompue et successive, et que, dans le terme de quarante jours au plus tard, elle soit complètement terminée.
Il leur sera fourni, jusqu'à leur sortie du territoire français, les vivres et les moyens de transport nécessaires; mais sans qu'à compter du jour de la signature du présent traité elles puissent lever aucune contribution, ni exiger aucune prestation quelconque, autre que celle indiquée ci-dessus. Immédiatement après l'échange des ratifications du présent traité, les places de Custrin, Glogau, Palma-Nova et Venise seront remises aux alliés; et celles que les troupes françaises occupent en Espagne, aux Espagnols. Les places de Hambourg, de Magdebourg, les citadelles d'Erfurt et de Wurtzbourg seront remises lorsque la moitié du territoire français sera évacuée.
Toutes les autres places des pays cédés seront remises lors de l'évacuation totale de ce territoire.
Les pays que les garnisons desdites villes traverseront leur fourniront les vivres et moyens de transport nécessaires pour rentrer en France, et y ramener tout ce qui, en vertu de l'art. 17 ci-dessus, sera propriété française.
Art. 25. Les restitutions qui, en vertu de l'art. 15 ci-dessus, doivent être faites à la France, par l'Angleterre ou ses alliés, auront lieu, pour le continent et les mers d'Amérique et d'Afrique, dans les trois mois, et pour l'Asie, dans les six mois qui suivront l'échange des ratifications du présent traité.
Art. 26. Les ambassadeurs, envoyés extraordinaires, ministres, résidents et agents de chacune des hautes puissances contractantes, jouiront, dans les cours des autres, des mêmes rangs, prérogatives et priviléges qu'avant la guerre, le même cérémonial étant maintenu.
Art. 27. Tous les prisonniers respectifs seront, d'abord après l'échange des ratifications du présent traité, rendus sans rançon, en payant de part et d'autre les dettes particulières qu'ils auraient contractées.
Art. 28. Les quatre cours alliées s'engagent à remettre à la France, dans un délai de... un acte d'accession au présent traité de la part de chacun des états pour lesquels elles stipulent.
Art. 29. Le présent traité sera ratifié, et les ratifications seront échangées dans le délai de cinq jours, et même plus tôt si faire se peut.
Après avoir achevé la lecture du projet qui précède, et avoir pris acte de son insertion au protocole, M. le plénipotentiaire de France déclare verbalement qu'il est prêt à entrer en discussion dans un esprit de conciliation sur tous les articles dudit projet.
Les plénipotentiaires des cours alliées disent que la pièce dont il vient de leur être donné lecture et communication est d'une trop haute importance pour qu'ils puissent y faire dans cette séance une réponse quelconque, et qu'ils se réservent de proposer à M. le - plénipotentiaire français une conférence ultérieure.
Châtillon-sur-Seine, le 15 mars 1814.
(Suivent les signatures.)
(Nº 34.) Lettre de Napoléon Au duc de Vicence.
Reims, le 17 mars 1814.
Monsieur le duc de Vicence, j'ai reçu vos lettres
du 13. Je charge le duc de Bassano d'y répondre
avec détail. Je vous donne directement l'autorisation
de faire les concessions qui seraient indispensables
pour maintenir l'activité des négociations, et arriver
enfin à connaître l'ultimatum des alliés; bien entendu
que le traité aurait pour résultat l'évacuation de notre
territoire, et le renvoi de part et d'autre de tous les
prisonniers. Cette lettre n'étant à autre fin, je prie
Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.
Signé Napoléon.
(Nº 35.) Lettre de M. le duc de Bassano
A M. le duc de Vicence.
Reims, le 17 mars 1814.
Monsieur le duc,
S. M. a lu avec intérêt la note que vous avez remise le 10 aux plénipotentiaires alliés.
L'abandon de tout ce que les Anglais nous ont pris pendant la guerre est une véritable concession que S. M. approuve, surtout si elle doit avoir pour résultat de nous laisser Anvers.
S. M. aurait désiré, comme elle le désirerait encore, si les circonstances le permettent lorsque cette lettre vous parviendra, que vous remissiez une nouvelle note pour demander aux alliés de s'expliquer d'une manière précise sur les questions suivantes: 1º le traité préliminaire, ou définitif, à conclure aura-t-il pour résultat immédiat l'évacuation de notre territoire? 2º Le projet remis par les plénipotentiaires alliés est-il leur ultimatum?
Vous feriez sentir, sur la première question, que tout traité qui ne serait pas immédiatement suivi de l'évacuation de notre territoire, mais qui remettrait entre les mains des alliés les places des pays qui ne sont pas cédés, ne serait pas en réalité un traité de paix, et qu'il nous serait impossible de conclure à de telles conditions: vous citeriez l'exemple développé dans ma lettre du 2, de ce qui se passa à la fin de la seconde guerre punique, dont la conséquence fut la ruine de Carthage; vous insisteriez sur la seconde question, en déclarant que, si le projet des alliés est leur ultimatum, nous ne pouvons pas traiter; ce qui obligera les alliés à répondre que leur projet n'est pas leur ultimatum, et vous mettra dans le cas de le leur demander. Il doit être facile de leur faire entendre que c'est à eux à donner leur ultimatum, puisqu'ils veulent reprendre ce que les traités nous ont assuré.
Si les alliés répondent que l'évacuation du territoire suivra immédiatement la signature du traité, et renoncent en conséquence à la prétention d'avoir des places en dépôt, ce sera déjà un grand pas de fait.
Si la négociation doit être rompue, il convient qu'elle se rompe sur la question de l'évacuation du territoire, et de la remise des places; et si la négociation doit continuer, il est également utile de la commencer en obtenant des alliés des concessions sur ces points. S. M. pense donc, monsieur le duc, qu'il est nécessaire, avant de rompre, que vous ayez fait par une note ces questions.
Toutefois, monsieur le duc, S. M. ayant pris en considération vos deux lettres du 13, dont elle a reçu le duplicata hier soir, et le primata ce matin, vous laisse toute la latitude convenable, non seulement pour le mode de démarches qui vous paraîtront à propos, mais aussi pour faire, par un contre-projet, les cessions que vous jugerez indispensables pour empêcher la rupture de la négociation. L'empereur, qui vous écrit lui-même, ne croit pas nécessaire de répéter que la condition indispensable de tout traité est l'évacuation de notre territoire. Un acte qui porterait le contraire, qui stipulerait la remise de nos forteresses, et qui s'opposerait à ce que les prisonniers de guerre fussent réciproquement remis, n'obtiendrait pas en France l'assentiment des hommes même les plus timides. S. M. pense que la latitude qu'elle vous donne vous fournira les moyens de parvenir à connaître l'ultimatum des alliés, et quels sont les sacrifices que la France ne peut éviter de faire.
La cession de la Belgique est sans doute un des premiers objets qui seront mis en discussion; mais il n'est pas le seul, et il ne peut pas être isolé. On viendra ensuite aux départements des bords du Rhin, à l'Italie, etc. Toutes ces questions se tiennent et dépendent, jusqu'à un certain point, les unes des autres. Celle de la Belgique est d'elle-même complexe; car il serait très différent, au lieu de la céder au prince d'Orange, c'est-à-dire à l'Angleterre, d'en faire un état indépendant qui appartînt, à titre d'indemnité, à un prince français; ou de la donner à la république de Hollande, telle qu'elle était à la paix d'Amiens. Si l'on est dans le cas de s'éloigner des bases de Francfort et d'abandonner Anvers, l'empereur juge convenable, non seulement que l'on maintienne autant que possible les principes de Francfort relativement à l'Italie, mais qu'on s'autorise de ce sacrifice pour demander que toutes nos colonies nous soient rendues, même l'île de France; à moins que l'on n'obtienne pour celle-ci des compensations.
Agréez, etc.
Signé le duc de Bassano.
(Nº 36.) Continuation du protocole des conférences de Châtillon-sur-Seine.
Protocole de la séance du 18 mars 1814, et la continuation de cette séance le 19 mars.
Les plénipotentiaires des cours alliées, au nom et par l'ordre de leurs souverains, déclarent ce qui suit:
Les plénipotentiaires des cours alliées ont déclaré le 28 février dernier, à la suite de l'attente infructueuse d'une réponse au projet du traité remis par eux le 17 du même mois, qu'adhérant fermement à la substance des demandes contenues dans les conditions du projet de traité, conditions qu'ils considéraient comme aussi essentielles à la sûreté de l'Europe, que nécessaires à l'arrangement d'une paix générale, ils ne pourraient interpréter tout retard ultérieur d'une réponse à leurs propositions que comme un refus de la part du gouvernement français.
Le terme du 10 mars ayant été, d'un commun accord, fixé par MM. les plénipotentiaires respectifs, comme obligatoire pour la remise de la réponse de M. le plénipotentiaire de France, S. Exc. M. le duc de Vicence présenta ce même jour un mémoire qui, sans admettre ni refuser les bases énoncées à Châtillon, au nom de la grande alliance européenne, n'eût offert que des prétextes à d'interminables longueurs dans la négociation, s'il avait été reçu par les plénipotentiaires des cours alliées, comme propre à être discuté. Quelques articles de détails, qui ne touchent nullement le fond des questions principales des arrangements de la paix, furent ajoutés verbalement par M. le duc de Vicence dans la même séance. Les plénipotentiaires des cours alliées annoncèrent en conséquence, le 13 mars, que si, dans un court délai, M. le plénipotentiaire de France n'annonçait pas, soit l'acceptation, soit le refus des propositions des puissances, ou ne présentait pas un contre-projet renfermant la substance des conditions proposées par elles, ils se verraient forcés à regarder la négociation comme terminée par le gouvernement français. S. Exc. M. le duc de Vicence prit l'engagement de remettre dans la journée du 15 le contre-projet français; cette pièce a été portée, par les plénipotentiaires des cours alliées, à la connaissance de leurs cabinets; ils viennent de recevoir l'ordre de déposer au protocole la déclaration suivante:
«L'Europe, alliée contre le gouvernement français, ne vise qu'au rétablissement de la paix générale, continentale et maritime. Cette paix seule peut assurer au monde un état de repos, dont il se voit privé depuis une longue suite d'années, mais cette paix ne saurait exister sans une juste répartition de forces entre les puissances.
»Aucune vue d'ambition ou de conquête n'a dicté la rédaction du projet de traité remis au nom des puissances alliées, dans la séance du 17 février dernier; et comment admettre de pareilles vues, dans des rapports établis par l'Europe entière, dans un projet d'arrangement présenté à la France, par la réunion de toutes les puissances qui la composent? La France, en rentrant dans les dimensions qu'elle avait en 1792, reste, par la centralité de sa position, sa population, les richesses de son sol, la nature de ses frontières, le nombre et la distribution de ses places de guerre, sur la ligne des puissances les plus fortes du continent; les autres grands corps politiques, en visant à leur reconstruction sur une échelle de proportion conforme à l'établissement d'un juste équilibre, en assurant aux états intermédiaires une existence indépendante, prouvent par le fait quels sont les principes qui les animent. Il restait cependant une condition essentielle au bien-être de la France à régler. L'étendue de ses côtes donne à ce pays le droit de jouir de tous les bienfaits du commerce maritime. L'Angleterre lui rend ses colonies, et avec elles son commerce et sa marine; l'Angleterre fait plus, loin de prétendre à une domination exclusive des mers, incompatible avec un système d'équilibre politique, elle se dépouille de la presque totalité des conquêtes que la politique suivie depuis tant d'années par le gouvernement français lui a valu. Animée d'un esprit de justice et de libéralité digne d'un grand peuple, l'Angleterre met dans la balance de l'Europe des possessions dont la conservation lui assurerait, pour long-temps encore, cette domination exclusive, en rendant à la France ses colonies, en portant de grands sacrifices à la reconstruction de la Hollande, que l'élan national de ses peuples rend digne de reprendre sa place parmi les puissances de l'Europe; et elle ne met qu'une condition à ces sacrifices: elle ne se dépouillera de tant de gages qu'en faveur du rétablissement d'un véritable système d'équilibre politique; elle ne s'en dépouillera qu'autant que l'Europe sera véritablement pacifiée, qu'autant que l'état politique du continent lui offrira la garantie qu'elle ne fait pas d'aussi importantes cessions à pure perte, et que ses sacrifices ne tourneront pas contre l'Europe et contre elle-même.
»Tels sont les principes qui ont présidé aux conseils des souverains alliés, à l'époque où ils ont entrevu la possibilité d'entreprendre la grande oeuvre de la reconstruction politique de l'Europe; ces principes ont reçu tout leur développement, et ils les ont prononcés le jour où le succès de leurs armes a permis aux puissances du continent d'en assurer l'effet, et à l'Angleterre de préciser les sacrifices qu'elle place dans la balance de la paix.
»Le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire français part d'un point de vue entièrement opposé: la France, d'après ses conditions, garderait une force territoriale infiniment plus grande que le comporte l'équilibre de l'Europe; elle conserverait des positions offensives et des points d'attaque au moyen desquels son gouvernement a déjà effectué tant de bouleversements; les cessions qu'elle ferait ne seraient qu'apparentes. Les principes annoncés à la face de l'Europe par le souverain actuel de la France, et l'expérience de plusieurs années, ont prouvé que des états intermédiaires, sous la domination de membres de la famille régnante en France, ne sont indépendants que de nom. En déviant de l'esprit qui a dicté les bases du traité du 17 février, les puissances n'eussent rien fait pour le salut de l'Europe. Les efforts de tant de nations réunies pour une même cause seraient perdus; la faiblesse des cabinets tournerait contre eux et contre leurs peuples; l'Europe et la France même deviendraient bientôt victimes de nouveaux déchirements; l'Europe ne ferait pas la paix, mais elle désarmerait.
»Les cours alliées, considérant que le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire de France ne s'éloigne pas seulement des bases de paix proposées par elles, mais qu'il est essentiellement opposé à leur esprit, et qu'ainsi il ne remplit aucune des conditions qu'elles ont mises à la prolongation des négociations de Châtillon, elles ne peuvent reconnaître dans la marche suivie par le gouvernement français que le désir de traîner en longueur des négociations aussi inutiles que compromettantes; inutiles, parce que les explications de la France sont opposées aux conditions que les puissances regardent comme nécessaires pour la reconstruction de l'édifice social, à laquelle elles consacrent toutes les forces que la Providence leur a confiées; compromettantes, parce que la prolongation de stériles négociations ne servirait qu'à induire en erreur et à faire naître aux peuples de l'Europe le vain espoir d'une paix qui est devenue le premier de leurs besoins.
»Les plénipotentiaires des cours alliées sont chargés en conséquence de déclarer que, fidèles à leurs principes, et en conformité avec leurs déclarations antérieures, les puissances alliées regardent les négociations entamées à Châtillon comme terminées par le gouvernement français. Ils ont ordre d'ajouter à cette déclaration celle que les puissances alliées, indissolublement unies pour le grand but qu'avec l'aide de Dieu elles espèrent atteindre, ne font pas la guerre à la France; qu'elles regardent les justes dimensions de cet empire comme une des premières conditions d'un état d'équilibre politique; mais qu'elles ne poseront pas les armes avant que leurs principes aient été reconnus et admis par son gouvernement.»
Après lecture de cette déclaration, MM. les plénipotentiaires des cours alliées en ont remis une copie à M. le plénipotentiaire de France, qui a témoigné désirer que la séance fût suspendue jusqu'à neuf heures du soir.
A la demande de MM. les plénipotentiaires des cours alliées, la séance, qui avait été remise à neuf heures du soir le 18, a été ajournée au lendemain 19 à une heure après midi.
(Nº 37.) Lettre du prince de Metternich Au duc de Vicence.
Troyes, le 18 mars 1814.
Je ne crois pas, monsieur le duc, que la déclaration qui vous aura été faite puisse vous surprendre, quand, après plus de six semaines de réunion, le premier contre-projet présenté par la France diffère totalement de l'esprit qui a dicté le projet des puissances; elles n'ont pu entrevoir dans ce fait qu'une recherche, de la part de votre cabinet, de traîner des négociations en longueur, dont la simple existence lui est utile.
Nous ne poserons pas les armes sans avoir atteint le seul fruit de la guerre que nous croyons digne de notre ambition, la certitude de jouir pendant des années d'un état de repos qui ne vous est pas moins nécessaire qu'à nous. Nous ne croyons pas que la pièce que vous avez été dans le cas de présenter le 15 mars soit l'ultimatum de votre cour. Pourquoi, dans cette supposition et dans un moment où chaque jour coûte des sacrifices énormes à la France, ne vous a-t-on pas mis dans le cas de suivre la marche la plus conforme à vos intérêts? Pourquoi ne vous a-t-on pas donné des explications franches et précises, les seules qui pouvaient vous mener au but dans le plus court délai possible? Si les conditions du contre-projet sont l'ultimatum de l'empereur; je dirai plus, si l'esprit qui règne dans cette pièce est celui qui préside encore à vos conseils, toute paix est impossible; les armes décideront du sort de l'Europe et de la France.
Il serait difficile, monsieur le duc, que je vous retrace les pénibles sensations qu'éprouve l'empereur mon maître. Il aime sa fille, et il la voit exposée à de nouvelles inquiétudes, et elles ne pourront qu'augmenter. Plus les questions politiques se compliqueront, plus elles deviendront personnelles. L'empereur Napoléon a bien mal reconnu les bonnes intentions que l'empereur François n'a cessé de lui indiquer si clairement.
Peut-être sommes-nous plus près de la paix, à la suite de la rupture d'aussi stériles négociations; elle seule remplira tous nos voeux.
Recevez, etc.
Signé le prince de Metternich.
(Nº 38.) Lettre du prince de Metternich
Au duc de Vicence.
Du 18 mars.
Les affaires tournent bien mal, monsieur le duc.--Le jour où on sera tout-à-fait décidé pour la paix, avec les sacrifices indispensables, venez pour la faire, mais non pour être l'interprète de projets inadmissibles. Les questions sont trop fortement placées pour qu'il soit possible de continuer à écrire des romans, sans de grands dangers pour l'empereur Napoléon. Que risquent les alliés? En dernier résultat, après de grands revers, on peut être forcé à quitter le territoire de la vieille France. Qu'aura gagné l'empereur Napoléon? Les peuples de la Belgique font d'énormes efforts dans le moment actuel. On va placer toute la rive gauche du Rhin sous les armes. La Savoie, ménagée jusqu'à cette heure pour la laisser à toute disposition, va être soulevée; et il y aura des attaques très personnelles contre l'empereur Napoléon, qu'on n'est plus maître d'arrêter.
Vous voyez que je vous parle avec franchise, comme à l'homme de la paix. Je serai toujours sur la même ligne. Vous devez connaître nos vues, nos principes, nos voeux. Les premières sont toutes européennes, et par conséquent françaises; les seconds portent à avoir l'Autriche comme intéressée au bien-être de la France; les troisièmes sont en faveur d'une dynastie si intimement liée à la sienne.
Je vous ai voué, mon cher duc, la confiance la plus entière: pour mettre un terme aux dangers qui menacent la France, il dépend encore de votre maître de faire la paix. Le fait ne dépendra peut-être plus de lui sous peu. Le trône de Louis XIV, avec les ajoutés de Louis XV, offre d'assez belles chances pour ne pas devoir être mis sur une seule carte. Je ferai tout ce que je pourrai pour retenir lord Castlereagh quelques jours. Ce ministre parti, on ne fera plus la paix.
Recevez, etc.
Signé le prince de Metternich.
(Nº 39.) Continuation de la séance, le 19 mars, à une heure.
M. le plénipotentiaire de France demande l'insertion au protocole de ce qui suit:
Le plénipotentiaire de France, forcé d'improviser une réponse à une déclaration que MM. les plénipotentiaires des cours alliées ont eu plusieurs jours pour préparer, repoussera, autant que la brièveté du temps le lui permet, les accusations dirigées contre sa cour, et que l'on fonde en partie sur des faits et en partie sur des raisonnements de l'exactitude desquels il ne peut en aucune façon convenir.
Il est dit dans cette déclaration que l'unique but des cours alliées est le rétablissement de la paix générale continentale et maritime;
Que cette paix ne peut exister sans une juste répartition de forces entre les puissances;
Que cette juste répartition se trouve établie par leur projet du 17 février;
Qu'aucune vue d'ambition ne peut avoir dicté ce projet, puisqu'il est l'ouvrage de l'Europe tout entière;
Que les observations de la France remises dans la séance du 10 mars ne sont point une réponse à ce projet, et ne peuvent être un sujet de discussion;
Que la note verbale du même jour ne touche nullement au fond des principaux arrangements proposés par les alliés;
Que la France, rentrant dans ses anciennes limites et recouvrant les colonies que l'Angleterre lui rend, sera sur la ligne des plus fortes puissances de l'Europe;
Que, d'après son contre-projet présenté le 15, la France garderait une étendue de territoire beaucoup plus considérable que ne le comporte l'équilibre de l'Europe;
Que les membres de sa dynastie conserveraient des états qui, entre leurs mains, ne seraient qu'une dépendance de la France;
Que le contre-projet est donc essentiellement opposé à l'esprit du projet des cours alliées, et qu'attendu qu'il ne remplit aucune des conditions qu'ils ont mises à la prolongation des conférences de Châtillon, par leurs déclarations du 28 février et du 13 mars, elles regardent les négociations comme terminées par le gouvernement français.
Le plénipotentiaire de France répond:
Que la France, sur qui pèsent tous les maux de la double guerre continentale et maritime, doit désirer et désire plus que qui que ce soit la double paix qui doit la finir, et que son voeu sur ce point ne peut pas être l'objet d'un doute;
Que la volonté de la France de concourir à l'établissement d'un juste équilibre en Europe est prouvée par la grandeur des sacrifices auxquels elle a déjà consenti; qu'elle ne s'est pas bornée à invoquer ou à reconnaître le principe, mais qu'elle agit en conformité;
Que le projet des alliés ne parle que des sacrifices demandés à la France, nullement de l'emploi de ces sacrifices; qu'il ne donne aucuns moyens de connaître quelle sera la répartition des forces entre les puissances, et qu'il a même été rédigé dans le dessein formel que la France ignorât cette répartition;
Que, sans taxer d'ambition aucune des cours alliées, il ne peut cependant s'empêcher de remarquer que la plus grande partie des sacrifices que la France aura faits devra tourner à l'accroissement individuel du plus grand nombre d'entre elles, sinon de toutes;
Que si, pour donner une preuve de plus de son esprit de conciliation, et pour arriver plus promptement à la paix, la France consentait à ce que les quatre cours alliées négociassent tant pour elles-mêmes que pour l'universalité des états engagés avec elles dans la présente guerre, elle ne peut néanmoins admettre ni de fait ni de droit que la volonté de ces quatre cours soit la volonté de toute l'Europe;
Que les observations remises dans la séance du 10 mars, embrassant l'ensemble et tous les détails du projet des alliés, examinant le principe sur lequel ils reposent et leur application, étaient une véritable réponse à ce projet; réponse pleine de modération et d'égards, et qu'il était d'autant plus nécessaire de discuter, que ce n'est qu'après être demeuré d'accord sur les principes qu'on peut s'accorder sur les conséquences;
Que la note verbale du même jour touchait si bien au fond des arrangements des alliés, qu'elle était un consentement à plus des six septièmes des sacrifices qu'ils demandaient;
Que la déclaration de ce jour dit et répète que l'Angleterre rend à la France ses colonies; mais que par le projet du 17 février l'Angleterre garde et ne rend point les seules qui aient quelque valeur;
Qu'en affirmant que la France veut garder une étendue de territoire plus grande que ne le comporte l'équilibre de l'Europe, on pose en fait ce qui est en question, et l'on affirme sans preuve le contraire de ce que les observations du 10 mars établissent et prouvent par des faits et des raisonnements qu'on a refusé de discuter, et contraires encore à ce que les souverains alliés pensaient et déclaraient au mois de novembre dernier;
Que si l'Angleterre prouve sa modération par la restitution qu'elle promet à la Hollande, la France ne prouve pas moins son désir sincère de la paix en promettant aussi pour la Hollande un accroissement de territoire;
Qu'on a sûrement oublié que le prince vice-roi, en faveur de qui l'empereur des Français renonce à un royaume indépendant de la France, appartient par des liens de famille à l'Allemagne autant qu'à la France;
Que le grand-duché de Berg appartient tout entier au système fédératif de l'Allemagne proposé par les alliés; et que, quant à Lucques et Piombino, on peut à peine leur donner le nom d'états;
Qu'ainsi, loin d'être essentiellement opposé à l'esprit du projet des cours alliées, le contre-projet français est plus conforme à cet esprit qu'il n'était peut-être même naturel de le penser lorsqu'il ne s'agissait encore que d'un premier pas vers le but de la négociation;
Qu'en effet le projet des cours alliées et le contre-projet français n'ont pu être considérés autrement que comme établissement, de part et d'autre, des points de départ pour arriver de là au but qu'on se propose réciproquement d'atteindre par une gradation de demandes et de concessions alternatives et mutuelles, soumises à une discussion amiable, sans laquelle il n'existe point de véritable négociation;
Qu'une preuve du désir bien sincère qu'a la France d'arriver à la paix, c'est que, par le contre-projet du 15 mars, elle s'est d'elle-même placée du premier mot bien en-deçà de ce que les bases proposées par les cours alliées, il y a quatre mois, et qu'elles déclaraient alors être celles qui convenaient à l'équilibre de l'Europe, l'autorisaient à demander;
Qu'il s'attendait à voir dans la séance de ce jour commencer cette discussion qu'il n'a cessé d'offrir ou de réclamer, et qu'au lieu de cela on lui annonce une rupture comme pour prévenir toute discussion.
Il déclare en conséquence que, bien loin que la rupture puisse être imputée à son gouvernement, il ne peut encore considérer sa mission de paix comme terminée; qu'il doit attendre les ordres de sa cour, et qu'il est, comme il l'a précédemment déclaré, prêt à discuter dans un esprit de conciliation et de paix toute modification des projets respectifs qui serait proposée ou demandée par MM. les plénipotentiaires des cours alliées; qu'il espère qu'ils voudront bien en rendre compte à leurs cabinets, et que, pour donner un témoignage de leurs dispositions personnelles pour arriver à une paix qui est le voeu du monde, ils attendront les réponses de leurs cours respectives. Il déclare en outre que son gouvernement est toujours prêt à continuer la négociation ou à la reprendre de la manière et sous la forme qui pourra amener le plus promptement possible la cessation de la guerre.
MM. les plénipotentiaires des cours alliées observent ensuite que, par une faute du copiste, il y a dans la déclaration qu'ils ont dictée hier, au protocole, une omission des deux paragraphes suivants, dont ils demandent l'insertion au protocole, pour compléter la pièce précitée.
1º Après ces mots, de la part du gouvernement français, ils y ont ajouté verbalement «qu'ils étaient prêts à discuter, dans un esprit de conciliation, toute modification que M. le plénipotentiaire français pourrait être autorisé à proposer, et qui ne serait pas opposée à l'esprit des propositions faites par les cours alliées;» le terme du 10 mars ayant été, etc., etc.
2º Après les mots qu'elle place dans la balance de la paix, «ces principes paraissent avoir été trouvés justes par le gouvernement français, à l'époque où il croyait sa capitale menacée par les armées alliées, à la suite de la bataille de Brienne...»
Le plénipotentiaire français n'admit pas seulement, par une démarche confidentielle, les limites de la France, telles qu'elles avaient été en 1792, comme bases de pacification; il offrit même la remise immédiate de places, dans les pays cédés, comme gages de sécurité pour les alliés, dans le cas que les puissances voulussent accéder sur-le-champ à un armistice.
«Les puissances donnèrent une preuve de leur désir de voir l'Europe pacifiée dans le plus court délai possible, en se prononçant pour une signature immédiate des préliminaires de la paix.
»Mais il avait suffi de quelques succès apparents pour faire changer les dispositions du gouvernement français.» Le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire français porte:
Le plénipotentiaire de France observe qu'il paraît au moins extraordinaire qu'on ait oublié deux paragraphes dans une pièce préparée depuis plusieurs jours par les cabinets, et il répond ensuite à la nouvelle déclaration qui lui est faite.
Quant au premier point:
Qu'il doit regretter vivement que la conduite de MM. les plénipotentiaires des cours alliées, en refusant constamment, malgré ses instances réitérées, d'entrer en discussion avec lui, tant sur leur propre projet que sur le contre-projet qu'il leur a remis, ait été, jusqu'à ce moment même, si complètement en opposition avec la déclaration qu'ils relatent.
Quant au second:
Que ce qui y est dit relativement à la démarche confidentielle faite par lui, le 9 février, a été suffisamment réfuté, quant au fait, dans les précédentes conférences; et quant aux nouvelles réflexions qui sont mises en avant, que l'Europe jugera qui de son gouvernement ou des souverains alliés l'on peut, à juste titre, accuser d'avoir manqué de modération en suspendant, sans cause avouée, la négociation à l'époque même dont il est question, en rejetant avec la condition qui y était mise, la proposition. Les puissances alliées n'ont-elles pas prouvé que, dans cette circonstance, comme dans tout ce qui a suivi le jour où les bases d'une négociation ont été posées à Francfort par leurs ministres, elles ont placé constamment leurs vues sous l'influence illimitée des événements, loin de tendre, comme elles le disent, avec justice et modération, au rétablissement d'un véritable équilibre de l'Europe?
Après cette réponse, dont copie a été remise à MM. les plénipotentiaires des cours alliées, ceux-ci ont déclaré que leurs pouvoirs étaient éteints, et qu'ils avaient ordre de retourner aux quartiers-généraux de leurs souverains.
Châtillon-sur-Seine, le 19 mars 1814.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence; Aberdeen,
Cathcart, le comte de Razoumowski, Humboldt,
le comte de Stadion, Charles Stewart,
lieutenant-général.
Les soussignés, plénipotentiaires des cours alliées, en voyant avec un vif et profond regret rester sans fruit, pour la tranquillité de l'Europe, les négociations entamées à Châtillon, ne peuvent se dispenser de s'en occuper encore avant leur départ, en adressant la présente note à M. le plénipotentiaire français, d'un objet qui est étranger aux discussions politiques, et qui aurait dû le rester toujours. En insistant sur l'indépendance de l'Italie, les cours alliées avaient l'intention de replacer le saint-père dans son ancienne capitale; le gouvernement français a montré les mêmes dispositions dans le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire de France: il serait malheureux qu'un dessein aussi naturel, sur lequel se réuniraient les deux partis, restât sans effet par des raisons qui n'appartiennent nullement aux fonctions que le chef de l'église catholique s'est religieusement astreint d'exercer. La religion que professe une grande partie des nations en guerre actuellement, la justice et l'équité générales, l'humanité enfin, s'intéressent également à ce que sa sainteté soit remise en liberté; et les soussignés sont persuadés qu'ils n'ont qu'à témoigner ce voeu, et qu'à demander, au nom de leurs cours, cet acte de justice au gouvernement français, pour l'engager à mettre le saint-père en état de pourvoir, en jouissant d'une entière indépendance, aux besoins de l'église catholique.
Les soussignés saisissent cette occasion pour réitérer à S. Exc. M. le plénipotentiaire de France leur haute considération.
Châtillon, le 19 mars 1814.
Signé Charles Stewart, comte de Stadion,
Cathcart, Humboldt, A. comte de Razoumowski,
Aberdeen.
(Nº 40) Lettre du duc de Vicence
Au prince de Metternich.
Châtillon, le 20 mars 1814.
Mon prince,
Je commence par vous assurer que M. de Floret fait parfaitement vos commissions. Je ne saurais convenir que la déclaration qui m'a été remise ne m'a pas surpris. Je devais penser qu'on entrerait en discussion, ou bien qu'on remettrait un contre-projet, ou même un ultimatum, puisque le projet du 17 février n'en était pas un, pas plus que celui du 15 mars.
Votre excellence sait aussi bien que moi que les lenteurs, les embarras, les difficultés de tout genre, étaient inhérents au mode de négociation adopté par les alliés. Si les intentions pacifiques de votre maître, l'ascendant de votre bon esprit, et toute la prépondérance de la puissance principale de la coalition, n'ont pu faire accepter, dans le seul moment et sous la seule condition où elle pouvait l'être, ma proposition confidentielle du 9 février, jugez s'il y avait ici un moyen quelconque de faire faire un seul pas à la négociation. Vous voulez que nous cédions tout, et vous ne voulez pas nous dire ce que vous comptez faire de ce que vous nous demandez. Pour s'entendre, encore faut-il se parler: l'a-t-on voulu? l'a-t-on pu? Peut-être, comme vous le dites, sommes-nous plus près de la paix, après cette rupture, qu'auparavant. J'aime à le croire, et il ne dépendra pas de moi que ce dernier espoir ne se réalise; je n'en aurais même nul doute si j'avais la certitude que vous et lord Castlereagh soyez les instruments de cette oeuvre aussi glorieuse que désirable. Il ne faut pas se le dissimuler, la paix ne peut se faire que par les hommes qui ont tout entière la pensée de leur cabinet.
Je m'afflige comme vous, mon prince, de la situation de l'impératrice; elle montre un courage qui la rend aussi digne du tendre intérêt de son auguste père, que de l'affection du peuple qu'elle a adopté.
Tant qu'il sera question de paix, les difficultés ne me rebuteront pas; comptez donc sur moi: mais veuillez vous rappeler, prince, que je dois aussi compter sur vous; car, comme vous en paraissez convaincu, trop d'intérêts sont communs à la France et à l'Autriche pour que vous puissiez vouloir les séparer dans la grande question européenne.
Agréez, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
(Nº 41.) Lettre du duc de Vicence
Au prince de Metternich.
Joigny, le 21 mars 1814.
Mon prince,
Je ne veux pas laisser partir M. le comte de Wolffenstein sans prier votre excellence de mettre aux pieds de l'empereur l'expression de ma respectueuse reconnaissance pour toutes les attentions dont cet officier m'a comblé.
Je me hâte de rejoindre notre quartier-général, afin de vous revoir plus tôt. Veuillez ajouter aux témoignages de confiance que vous avez bien voulu me donner l'obligeante attention de m'éviter tous retards à vos avant-postes quand je m'y présenterai.
Je mets sous votre couvert plusieurs lettres que j'ai
reçues en chemin par un courrier qui a augmenté tous
mes regrets; ce qu'il m'a apporté ne me laisse pas de
doute sur la possibilité qu'on aurait eue à s'entendre,
même à Châtillon. Je vous le répète, mon prince, c'est
sous vos auspices que la paix est faisable; n'en laissez
pas le soin et la gloire à d'autres, et je vous assure
que le monde jouira, avant peu, du repos qui lui est
si nécessaire.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
(Nº 42.) Le duc de Vicence
Au prince de Metternich.
Expédiée de Doulevent, le 25 mars, par M. de Gallebois,
officier du prince de Neufchâtel, au quartier général
impérial.
Arrivé cette nuit seulement près de l'empereur, S. M. m'a sur-le-champ donné ses derniers ordres pour la conclusion de la paix. Elle m'a remis en même temps tous les pouvoirs nécessaires pour la négocier et la signer avec les ministres des cours alliées, cette voie pouvant réellement mieux que toute autre en assurer le prompt rétablissement. Je me hâte donc de vous prévenir que je suis prêt à me rendre à votre quartier-général, et j'attends aux avant-postes la réponse de votre excellence. Notre empressement prouvera aux souverains alliés combien les intentions de l'empereur sont pacifiques, et que, de la part de la France, aucun retard ne s'opposera à la conclusion de l'oeuvre salutaire qui doit assurer le repos du monde.
Agréez, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
(Nº 43.) Lettre du duc de Vicence
Au prince de Metternich.
Expédiée de Doulevent, le 25 mars, par un officier du
prince de Neufchâtel, au quartier général, 1814.
Mon prince,
Je ne fais que d'arriver, et je ne perds pas un moment pour exécuter les ordres de l'empereur, et pour joindre confidentiellement à ma lettre tout ce que je dois à la confiance que vous m'avez témoignée.
L'empereur me met à même de renouer les négociations, et de la manière la plus franche et la plus positive. Je réclame donc les facilités que vous m'avez fait espérer, afin que je puisse vous arriver, et le plus tôt possible. Ne laissez pas à d'autres, mon prince, le soin de rendre la paix au monde. Il n'y a pas de raison pour qu'elle ne soit pas faite dans quatre jours, si votre bon esprit y préside, si on la veut aussi franchement que nous. Saisissons l'occasion, et bien des fautes et des malheurs seront réparés. Votre tâche, mon prince, est glorieuse: la mienne sera bien pénible; mais, puisque le repos et le bonheur de tant de peuples, en peuvent résulter, je n'y apporterai pas moins de zèle et de dévouement que vous.
Les dernières lettres de l'impératrice nous donnent la certitude que la santé de S. M. est fort bonne.
Agréez, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.
MANUSCRIT
DE
MIL HUIT CENT QUATORZE.
TROISIÈME PARTIE.
Opus aggredior et ipsa etiam pace sævum.
MANUSCRIT
DE
MIL HUIT CENT QUATORZE.
TROISIÈME PARTIE.
CHAPITRE Ier
L'ARMÉE SE RANGE AUTOUR DE FONTAINEBLEAU.--NOUVELLES DE PARIS.--SUCCÈS DU PARTI ROYALISTE.
(Du 31 mars au 1er avril.)
Le 31 mars, à six heures du matin, Napoléon se retrouve à Fontainebleau. On ne prend dans le château qu'un logement militaire; les grands appartements restent fermés; Napoléon s'établit dans son petit appartement, situé au premier étage, le long de la galerie de François Ier.
Dans la soirée et dans la matinée du lendemain, on voit arriver par la route de Sens la tête des colonnes que Napoléon ramène de la Champagne, et par la route d'Essonne l'avant-garde des troupes qui sortent de Paris. Ces débris se groupent autour de Fontainebleau.
Le duc de Conegliano, qui commandait la garde nationale de Paris; le duc de Dantzick, qui, malgré son grand âge, vient de faire la campagne; le prince de la Moskowa, le duc de Tarente, le duc de Reggio et le prince de Neufchâtel, qui arrivent de Troyes; les ducs de Trévise et de Raguse, qui sortent de Paris, rejoignent successivement le quartier impérial.
Le duc de Bassano est le seul ministre qui soit en ce moment auprès de Napoléon; le duc de Vicence est en mission auprès des alliés, les autres ministres sont sur la Loire avec l'impératrice.
A mesure que les troupes défilent, on leur fait prendre position derrière la rivière d'Essonne. Le duc de Raguse place son quartier général à Essonne, le duc de Trévise établit le sien à Mennecy. Ce qui vient de Paris est rallié derrière cette ligne, ce qui arrive de la Champagne prend une position intermédiaire du côté de Fontainebleau; les bagages et le grand parc d'artillerie sont dirigés sur Orléans.
Napoléon a donc encore une armée dans sa main... Tandis qu'il médite sur les ressources de sa position militaire, l'attention autour de lui est entièrement absorbée par tout ce qui se passe à Paris. On recueille avec avidité les moindres détails qui arrivent de ce côté, et c'est d'abord du succès de la mission du duc de Vicence que l'on s'informe avec le plus d'inquiétude. Ce ministre s'était présenté, dans la nuit même du 30 au 31, aux avant-postes des alliés: il était parvenu jusqu'à l'empereur Alexandre, il en avait reçu un accueil honorable: mais ce souverain tenait dans ses mains les clefs de Paris qu'on venait de lui apporter, il était occupé à donner des ordres pour son entrée, qui devait avoir lieu à dix heures du matin; avant de parler d'affaires, il voulait être à Paris: tout ce qu'avait pu obtenir le duc de Vicence, c'était la promesse qu'on lui donnerait les premiers moments dont on pourrait disposer après l'occupation militaire de la capitale.
Cependant les chefs de l'armée ennemie avaient commencé à s'expliquer contre le gouvernement de Napoléon; le général en chef autrichien, qui, en l'absence de son maître, devait montrer le plus de circonspection dans cette grande circonstance, avait été des premiers au contraire à prendre l'initiative avec un empressement tout-à-fait inexplicable. «Parlant au nom de l'Europe sous les armes au pied des murs de Paris, Schwartzenberg venait de proclamer que les souverains alliés cherchaient de bonne foi une autorité salutaire en France pour traiter avec elle de l'union de toutes les nations et de tous les gouvernements;» et, méconnaissant déjà les droits et l'autorité de Napoléon, il avait indiqué aux Parisiens non seulement l'exemple de Lyon54, qui venait de se rendre, mais encore celui de Bordeaux, qui avait reconnu les Bourbons55.
Note 55: (retour) 55: «Le 31 mars, le prince Schwartzenberg articula expressément à M. le duc Dalberg que lui et M. le prince de Metternich pensaient que la continuation de l'existence souveraine de Napoléon en France était incompatible avec le repos de l'Europe, et que, Napoléon vivant, il n'y avait rien de mieux à faire que de se fixer au retour de l'ancienne dynastie en France.» (Voir les révélations de l'abbé de Pradt, page 63.)
A ce signal, les agents que la maison de Bourbon entretenait à Paris n'avaient plus craint de se montrer; ils avaient compris que tout allait dépendre de la manière dont Paris aurait l'air de se prononcer. L'importance du moment les avait fait redoubler d'efforts. Le peuple était dans la stupeur; il n'y avait plus ni administration ni police; le pavé était au premier occupant, les royalistes n'avaient plus qu'à s'en emparer.
Le 31, à midi, l'empereur Alexandre et le roi de Prusse avaient fait leur entrée: cette marche militaire, d'abord paisible, avait fini par devenir bruyante; des cris en faveur des Bourbons s'étaient fait entendre, des cocardes blanches avaient été arborées; et les Parisiens étonnés, cherchant des yeux l'empereur d'Autriche, avaient appris avec inquiétude qu'il était encore bien loin.
C'était chez M. de Talleyrand que l'empereur Alexandre était allé descendre. Cet ancien ministre aurait dû suivre l'impératrice sur la Loire, il en avait reçu l'ordre; mais il s'était fait arrêter à la barrière et ramener dans Paris pour en faire les honneurs aux alliés.
A peine le czar était-il installé dans son logement, qu'il avait tenu un conseil sur le parti politique que les alliés devaient adopter. M. de Talleyrand et ses principaux confidents n'avaient pas manqué d'être appelés à la délibération.56
Note 56: (retour) Suite des révélations de M. l'abbé de Pradt: «Une conférence entre M. de Talleyrand et M. de Nesselrode avait précédé de quelques heures la tenue de ce conseil. On y avait préparé ce qui devait être dit dans celui-ci.» (Ibid., page 63.)«L'empereur Alexandre, après l'ouverture du conseil, dit qu'il y avait trois partis à prendre: 1º faire la paix avec Napoléon, en prenant toutes ses sûretés contre lui; 2º établir la régence; 3º rétablir la maison de Bourbon. M. de Talleyrand s'attacha à faire sentir les inconvénients des deux premières propositions, et à les réunir dans l'esprit du conseil devant lequel il parlait; il passa ensuite à l'établissement de la troisième, comme la seule chose qui convînt et qui fût désirée. On ne lui contesta pas les convenances, mais bien l'existence d'un désir dont on n'avait pas trouvé la manifestation sur toute la route traversée par les alliés, dans laquelle au contraire la population s'était prononcée d'une manière hostile. On appuyait sur la résistance de l'armée, qui se retrouvait au même degré dans les troupes de nouvelle levée et dans les vétérans. On résistait donc à l'idée que le rappel de la maison de Bourbon ne fût pas contrarié par les dispositions d'un très grand nombre de personnes. L'empereur demanda à M. de Talleyrand quel moyen il se proposait d'employer pour arriver au résultat qu'il annonçait... Quelque solides que fussent les raisons qu'il allégua, cependant la résistance durait encore, et ce fut pour la vaincre qu'il crut devoir s'étayer du témoignage de M. le baron Louis et du mien... M. de Talleyrand nous introduisit dans la salle où se trouvait le conseil; on se trouva rangé de manière à ce que, du côté droit, le roi de Prusse et le prince Schwartzenberg se trouvassent les plus rapprochés du meuble d'ornement qui est au milieu de l'appartement; M. le duc Dalberg était à la droite du prince Schwartzenberg; MM. de Nesselrode, Pozzo di Borgo, le prince de Lichtenstein, suivaient; M. de Talleyrand se trouvait à la gauche du roi de Prusse, M. le baron Louis et moi placés auprès de lui. L'empereur Alexandre, faisant face à l'assemblée, allait et venait. Ce prince, du ton de voix le plus prononcé, débuta par nous dire qu'il ne faisait pas la guerre à la France, et que ses alliés et lui ne connaissaient que deux ennemis, l'empereur Napoléon et tout ennemi de la liberté des Français...; que les Français étaient parfaitement libres; que nous n'avions qu'à faire connaître ce qui nous paraissait certain dans les dispositions de la nation, et que son voeu serait soutenu par les forces des alliés... J'éclatai par la déclaration que nous étions tous royalistes et que la France l'était comme nous... «Eh bien, dit alors l'empereur Alexandre, je déclare que je ne traiterai plus avec l'empereur Napoléon...» On obtint de ce monarque que cette déclaration fût rendue publique: deux heures après elle couvrait les murs de la capitale, par les soins de MM. Michaud, qui se trouvaient dans les appartements voisins de la salle du conseil.» (Voyez page 62 et suiv.)
Vainement le duc de Vicence s'était présenté pour obtenir l'audience qu'on lui avait promise; la cause de son prince était déjà perdue, qu'il n'avait encore pu se faire entendre57.
Note 57: (retour) «A la fin du conseil nous mîmes tous nos soins à empêcher l'effet des représentations que les négociateurs de Napoléon pouvaient chercher à produire; si nous ne pûmes les empêcher d'arriver, on parvint du moins à abréger leur séjour et à en atténuer l'effet.» (Voy. page 62 des révélations de l'abbé de Pradt.)
Au surplus le public n'avait pas tardé à être mis dans la confidence; déjà M. de Nesselrode avait écrit au préfet de police de mettre en liberté tous les individus détenus pour attachement à leur légitime souverain, et bientôt après les murs de Paris avaient été placardés d'une déclaration de l'empereur Alexandre, faite tant en son nom qu'en celui des alliés, portant qu'on ne voulait plus traiter des intérêts de la France avec Napoléon ni avec aucun membre de sa famille.
Les vainqueurs ont parlé: l'esclavage en silence
Obéit à leur voix dans cette ville immense.
Voltaire, Orphelin de la Chine.
CHAPITRE II.
SUITE DES NOUVELLES QU'ON REÇOIT DE PARIS.
(Du 1er au 2 avril.)
Cependant les alliés voulaient avant tout assurer la vie de leurs soldats. Depuis deux mois, quinze à vingt mille étaient tombés sous les coups des paysans français; il était urgent de désarmer cette animosité.
On désirait le rétablissement des Bourbons; mais on ne voulait pas que cette révolution parût être commandée par la force des armes; il fallait aller doucement, ménager l'opinion, faire parler des voix françaises, et ne paraître accéder qu'au voeu national. Tel était le plan des alliés; leur langage était devenu celui de la générosité, les partisans des Bourbons faisaient le reste. Au dehors ils provoquaient le retour de leurs princes avec tout l'essor d'un zèle long-temps comprimé; on ne voyait qu'eux allant, venant à travers les bagages et les bivouacs ennemis, qui encombraient nos ponts, nos quais et nos boulevards. Ils s'agitaient dans tous les sens, frappaient à toutes les portes; tout ce qui les écoutait leur était bon. Ils trouvaient d'utiles auxiliaires dans cette foule de gens en place qui ne pensent qu'à conserver leur emploi; ils recrutaient surtout des prosélytes actifs parmi tous ces ambitieux que les honneurs et les grâces n'avaient pu encore atteindre depuis quinze ans qu'ils les sollicitaient. Déjà tout ce qui était mécontent du sort avait battu des mains à la nouvelle d'un revirement dans les fortunes; déjà toutes les familles qui avaient perdu à la révolution avaient calculé tout ce qu'une contre-révolution pouvait leur rendre. L'oreille des vieillards se prêtait volontiers à d'anciens noms, à d'anciens droits qui réveillaient les souvenirs de leur jeunesse; l'imagination des femmes se laissait séduire par l'intérêt romanesque de quelques grandes infortunes; la population des boutiques, inquiète au bruit du sabre étranger qui battait le pavé, s'empressait de renier le souverain qu'elle admirait hier: en un mot, les passions jalouses, le ressentiment des ambitions trompées, des vanités blessées, des torts justement punis; les lâchetés de l'ingratitude et même celles de la peur, tout concourait à seconder les ennemis de Napoléon58.
Note 58: (retour) «La plupart des conjurés avaient été comblés de bienfaits par l'empereur; ils avaient trouvé de grands avantages dans ses victoires; mais plus leur fortune était devenue brillante, plus ils s'occupaient d'échapper au malheur commun... Comblez un homme de bienfaits, la première idée que vous lui inspirez, c'est de chercher les moyens de les conserver.» (Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, chap. 11 et 13.)
En général, l'idée de la conquête était insupportable aux Parisiens; on voulait à tout prix échapper à cette situation, et l'on courait se réfugier dans l'idée plus tolérable d'une restauration. Les chefs de parti avaient saisi habilement ce retour de l'amour-propre national sur lui-même. La volonté des alliés n'était présentée que comme l'appui de la nôtre, et l'oppression que six cent mille étrangers exerçaient sur notre malheureux pays commençait à s'appeler la délivrance de la France59.
Note 59: (retour) «Je dois sans doute au sang français qui coule dans mes veines, cette impatience que j'éprouve quand on me parle d'opinions placées hors de ma patrie; et si l'Europe civilisée voulait m'imposer la Charte, j'irais vivre à Constantinople.» (Chateaubriand, page 118, De la monarchie selon la Charte.)
Mais il fallait un organe à cette opinion publique qu'on voulait faire parler, et l'on n'avait pas eu de peine à le trouver60. «Le sénat était en possession du droit de suppléer, dans toutes les circonstances imprévues, à l'absence du pouvoir populaire. A ce titre, le gouvernement de Napoléon lui avait donné l'initiative dans les plus grandes affaires61.» Le sénat avait donc été choisi pour prendre encore l'initiative dans celle-ci. Dès le 31 au soir, l'empereur Alexandre avait invité ce corps à pourvoir aux besoins des circonstances et au salut de l'état; il lui avait commandé de s'occuper d'une nouvelle constitution et de la composition d'un gouvernement provisoire.
Le sénat, habitué à obéir, s'était rassemblé le 1er avril, sous la présidence de M. de Talleyrand, et avait accepté, pour composer le gouvernement provisoire, MM. de Talleyrand, de Beurnonville, de Jaucourt, de Dalberg, et l'abbé de Montesquiou62.
Au même moment le conseil général du département de la Seine, convoqué illégalement par son président Bellard, avait déclaré que le voeu de Paris était pour le rappel des Bourbons.
Telles sont en substance les nouvelles de Paris que l'on reçoit à Fontainebleau dans les trois premiers jours. Elles font une grande sensation parmi les chefs de l'armée63, mais elles ne peuvent distraire Napoléon de ses dispositions militaires. Il est au moment de se retrouver à la tête de cinquante mille hommes; c'est sur Paris qu'il veut marcher. Il espère que le bruit de son canon réveillera les Parisiens et ranimera l'amour-propre national, comprimé un instant par la présence de l'étranger. L'ennemi est fatigué; il vient de perdre douze mille hommes dans les fossés de Paris. Depuis quelques heures il se repose dans la sécurité du succès; ses généraux sont dispersés dans nos hôtels; ses soldats s'égarent dans le dédale des carrefours de la capitale; un coup de main sur Paris peut avoir le plus grand résultat; le mouvement des troupes commence!
CHAPITRE III.
INFLUENCE DES ÉVÉNEMENTS DE PARIS SUR
FONTAINEBLEAU.
Sur ces entrefaites M. le duc de Vicence arrive, c'est dans la nuit du 2 au 3 avril qu'il se présente à Napoléon.
Si les alliés se sont déclarés contre la personne de Napoléon, cependant tout espoir ne semble pas encore perdu. Le duc de Vicence est parvenu à se faire entendre; il a obtenu un retour favorable aux intérêts de la régente et de son fils. Ce parti, qui a aussi sa légitimité, réunit de grands moyens d'opinion; il balance maintenant dans l'esprit des souverains les résolutions opposées qu'on leur suggère en faveur des Bourbons: mais une prompte décision est nécessaire de la part de Napoléon; et c'est son abdication que le duc de Vicence vient demander64.
Note 64: (retour) Voyez l'histoire de M. Beauchamp, page 363, tome II. Le duc de Vicence n'avait rien négligé pour faire prévaloir la régence...; l'empereur Alexandre paraissait ébranlé... Schwartzenberg s'était refusé à faire marcher sur Fontainebleau... L'Autriche inclinait pour la régence... «Et, ajoute-t-il, page 367, malgré la déchéance, la régence pouvait encore prévaloir, sept jours après l'entrée des alliés à Paris!»
Napoléon ne pense pas qu'un pareil parti puisse se prendre à l'improviste; il résiste aux instances du duc de Vicence et refuse de s'expliquer. Le jour vient, et il monte à cheval pour visiter la ligne de ses avant-postes. La journée du 3 se passe ainsi en inspections militaires.
Le soldat était bien disposé, et accueillait par des cris de joie le projet d'arracher la capitale à l'ennemi; les jeunes généraux n'écoutaient que leur ardeur guerrière, redoutant peu de nouvelles fatigues; il n'en était pas de même dans les rangs plus élevés, et nous en avons assez dit pour faire voir l'influence de Paris.
On frémissait à l'idée des malheurs particuliers qu'une seule marche pouvait attirer sur les hôtels où l'on avait laissé femmes, enfants, parents, amis, etc. La disposition que montrait la troupe à s'élancer dans ce grand désordre achevait de jeter l'effroi; on tremblait aussi de perdre, par ce que l'on appelait un coup de tête, la fortune et le rang qu'on avait si péniblement acquis, et dont on n'avait pas encore pu jouir en repos. Peut-être Napoléon a-t-il déjà parlé à trop de personnes de l'abdication qu'on lui demande; cette question délicate est livrée au public; on l'agite dans la galerie du palais, et jusque sur les degrés de l'escalier du cheval blanc. Malheureusement l'abdication convient à bien du monde; c'est un moyen qui s'offre de quitter Napoléon sans trop de honte; on se trouve ainsi dégagé par lui-même, on trouve commode d'en finir de cette façon; et si Napoléon se refusait à ce grand parti, quelques uns parlent déjà de briser le pouvoir dans sa main.
C'est dans ces dispositions que l'on apprend que le sénat a proclamé la déchéance. Napoléon a reçu le sénatus-consulte, dans la nuit du 3 au 4, par un exprès du duc de Raguse. La nouvelle est connue presque en même temps de tous les personnages marquants qui sont à Fontainebleau, et c'est le sujet général des conversations.
Cependant le 4 les ordres étaient donnés pour transférer le quartier impérial entre Ponthiéry et Essonne. Après la parade, qui avait lieu tous les jours à midi dans la cour du cheval blanc, les principaux de l'armée avaient reconduit Napoléon dans son appartement. Le prince de Neufchâtel, le prince de la Moskowa, le duc de Dantzick, le duc de Reggio, le duc de Tarente, le duc de Bassano, le duc de Vicence, le grand-maréchal Bertrand, et quelques autres, se trouvaient réunis dans le salon; on semblait n'attendre que la fin de cette audience pour monter à cheval et quitter Fontainebleau. Mais une conférence s'était ouverte sur la situation des affaires; elle se prolonge dans l'après-midi, et lorsqu'elle est finie on apprend que Napoléon a abdiqué.
Une seule chose a frappé Napoléon, c'est le découragement de ses vieux compagnons d'armes, et il a cédé à ce qu'on lui a dit être le voeu de l'armée.
Mais s'il abdique, ce n'est qu'en faveur de son fils et de sa femme régente. Il en rédige l'acte de sa main et en ces termes:
«Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie pour le bien de la patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l'impératrice, et du maintien des lois de l'empire.
«Fait en notre palais de Fontainebleau le 4
avril 1814.
«Napoléon.»
Un secrétaire transcrit cet acte, et le duc de Vicence se dispose aussitôt à le porter à Paris. Napoléon lui adjoint le prince de la Moskowa... Il voudrait aussi lui adjoindre le duc de Raguse; c'est le plus ancien des compagnons d'armes qui lui restent, et dans une circonstance aussi grave, où les derniers intérêts de sa famille vont être décidés, il croit avoir besoin de s'appuyer sur le dévouement de son vieil aide-de-camp. On allait donc dresser les pouvoirs du duc de Raguse, lorsque quelqu'un représente à Napoléon, que dans cette négociation, où l'armée doit intervenir et être représentée, il serait utile d'employer un homme comme le duc de Tarente, qui apporterait d'autant plus d'influence, qu'il est connu pour avoir vécu moins près de la personne de Napoléon, et pour être entré moins avant dans ses affections. Le duc de Bassano, interrogé à ce sujet par Napoléon, lui répond que quelles que puissent être les opinions du maréchal Macdonald, il est trop homme d'honneur pour ne pas répondre religieusement à un témoignage de confiance de cette nature; Napoléon nomme aussitôt le duc de Tarente pour son troisième plénipotentiaire. Mais il veut encore qu'en traversant Essonne, les plénipotentiaires communiquent au duc de Raguse ce qui vient de se passer; qu'on le laisse maître de voir s'il ne sera pas plus utile en restant à la tête de son corps d'armée, et que s'il tient à remplir la mission que la confiance particulière de Napoléon lui destinait, on lui enverra à l'instant des pouvoirs.
Les trois plénipotentiaires, après avoir reçu ces dernières instructions, montent dans la voiture qui les attend au pied de l'escalier; MM. de Rayneval et Rumigny les accompagnent comme secrétaires.
Immédiatement après leur départ, Napoléon envoie un courrier à l'impératrice; il a reçu de ses lettres datées de Vendôme; elle doit être arrivée le 2 à Blois; il faut bien l'informer de la négociation à laquelle on est réduit. Dans une telle extrémité, l'absence de son père, l'empereur d'Autriche, est un malheur qui grandit d'heure en heure! Notre marche sur Fontainebleau ayant coupé les routes, a prolongé le séjour de ce souverain en Bourgogne. Napoléon autorise l'impératrice à lui dépêcher le duc de Cadore pour le presser d'intervenir en faveur d'elle et de son fils... Mais il est bien tard.
Succombant à l'agitation de cette journée, Napoléon s'était enfermé dans sa chambre; il lui restait à recevoir le coup le plus sensible qui eût encore été porté à son coeur.
Dans cette nuit du 4 au 5, le colonel Gourgaud, qui avait été porter des ordres, revient d'Essonne en toute hâte: il annonce que le duc de Raguse a quitté son poste, qu'il est allé à Paris, qu'il a traité avec l'ennemi, que ses troupes, mises en mouvement par des ordres inconnus, traversent en ce moment les cantonnements des Russes, et que Fontainebleau reste à découvert.
Napoléon ne peut croire d'abord à cette inconcevable défection: lorsqu'il ne lui est plus permis d'en douter, son regard devient fixe, il se tait, s'assied, et paraît livré aux idées les plus sombres. L'ingrat! s'écrie-t-il en rompant un douloureux silence, il sera plus malheureux que moi!
Napoléon avait le coeur oppressé par des sentiments trop pénibles pour n'avoir pas besoin de les épancher; c'est à l'année elle-même qu'il veut confier ses peines: laissons-le parler.
ORDRE DU JOUR.
A L'ARMÉE.
Fontainebleau, le 5 mars 1814.