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Manuscrit de mil huit cent quatorze, trouvé dans les voitures impériales prises à Waterloo, contenant l'histoire des six derniers mois du règne de Napoléon

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CHAPITRE IX.

NAPOLÉON RAMÈNE L'ARMÉE SUR LA SEINE.--COMBAT
D'ARCIS.

(Du 16 au 21 mars.)

Napoléon trouve dans la lecture de ses dépêches des renseignements qui lui permettent de jeter un regard autour de lui.

Au nord, le général Maison continue de manoeuvrer entre Tournay, Lille et Courtray, et contient l'ennemi.

Le général Carnot est resté maître de la campagne d'Anvers, et tient les Anglais à distance. Ceux-ci, après avoir échoué dans la tentative d'un bombardement dont notre flotte était le point de mire, viennent d'éprouver un échec plus sanglant.

Leur général, Graham, avait des intelligences dans Berg-Op-Zoom; la nuit du 8 au 9 mars, ses troupes surprennent l'entrée d'une porte; quatre mille Anglais pénètrent dans la place; ils s'en croient maîtres: mais la présence d'esprit du général Bizannet retourne le péril contre ceux qui l'ont apporté: il rallie ses troupes, marche aux Anglais, les surprend dans l'hésitation de la nuit, les chasse de rue en rue, les accule aux portes qui se sont refermées sur eux; et tout ce qui est entré dans la place y demeure mort ou prisonnier. Bayard n'aurait pas mieux fait!

Du côté de Lyon l'horizon s'est rembruni. Le duc de Castiglione, au lieu de remonter la Saône, et de se porter franchement sur Vesoul, s'est amusé à guerroyer avec le général Bubna, qu'il a renfermé dans Genève; mais tandis qu'il avait son quartier général à Lons-le-Saulnier, les généraux Hesse-Hombourg et Bianchi, détachés de la grande armée autrichienne, arrivaient à marche forcée sur Dijon, pour occuper les routes de la Saône, et préserver les alliés de la plus dangereuse diversion qu'ils eussent à redouter.

Augereau surpris s'est vu forcé de faire une contre-marche vers eux. Le 7 mars, il a abandonné le pays de Gex et la Franche-Comté. Ses illusions à l'égard de Bubna, qu'il croyait son seul ennemi, sont dissipées: mais il est trop tard. Il a manqué l'occasion de sauver la France. Ses efforts vont se borner à couvrir Lyon; et, dès ce moment, il cesse de peser dans la balance des grands événements de la campagne. Napoléon se décide à remplacer Augereau par un général plus actif et plus entreprenant. Il jette d'abord les yeux sur son frère Jérôme; mais, pour inspirer confiance aux troupes, il faut un général dont la réputation soit populaire, et Napoléon arrête définitivement son choix sur le maréchal Suchet.

Au pied des Pyrénées, tout annonce de la part de l'armée et de son chef un dévouement qui semble défier même les revers. Le maréchal Soult, après avoir tenu en échec, pendant près de deux mois, toutes les forces de Wellington devant Bayonne, a dû abandonner la ligne de l'Adour. Il y a été forcé le 27 février par la perte de la bataille d'Orthez. Sa retraite se fait sur Toulouse dans un ordre admirable; et déjà le 2 mars, au combat de Tarbes, il vient de prendre sa revanche en taillant en pièces les troupes portugaises du général d'Acosta. Mais cette brave armée est affaiblie par les renforts qu'elle ne cesse d'envoyer sur Paris; Bayonne est donc abandonnée à ses propres forces, et le chemin de Bordeaux est ouvert.

A Paris, l'on tremble encore une fois. Les ducs de Tarente et de Reggio n'ont pu conserver Troyes; ils l'ont évacué le 4 mars. Ils ont ensuite essayé d'arrêter l'ennemi au passage de la Seine à Nogent: «Mais l'armée de Schwartzenberg, écrivent-ils, s'avance avec assurance, et ils prévoient qu'ils vont être forcés à continuer leur retraite.»

Les progrès de l'ennemi, par tant de routes différentes, commencent à donner de la consistance aux espérances de la maison de Bourbon. Le duc d'Angoulême étend ses intelligences jusqu'à Bordeaux et dans tout le midi; M. le comte d'Artois se fait voir dans la Franche-Comté et la Bourgogne.

On a signalé ses agents dans Paris et les amis de la dynastie impériale en ont pris l'alarme. Le prince Joseph, pour conjurer l'orage, a risqué de donner à l'impératrice le conseil d'écrire secrètement à son père; mais cette princesse s'est refusée à faire une pareille démarche sans l'aveu de Napoléon.

La tentative du prince Joseph suffirait seule pour faire entrevoir à Napoléon à quelles inquiétudes on s'abandonne. Décidé à combattre à outrance, il n'a plus de temps à perdre; il veut porter un coup décisif, et ce ne peut être qu'en risquant le tout pour le tout.

Il faut d'abord sauver Paris; l'ennemi peut y être le 20. C'est donc sur Schwartzenberg qu'il faut marcher. Mais on a besoin d'un avantage signalé, et ce n'est pas en attaquant de front qu'on pourra l'obtenir; l'armée française est maintenant trop peu nombreuse: c'est en queue qu'il faut aller prendre les Autrichiens. Cette manoeuvre offre la chance de jeter le désordre dans l'arrière-garde ennemie, de faire des prises importantes, de déranger les combinaisons de l'attaque principale, et de placer les souverains alliés au coeur de la France dans une position faite pour les inquiéter. Au pis aller, notre retraite pourra toujours se faire sur les places de la Lorraine.

On suppose Schwartzenberg arrivé à Nogent. Pour déboucher sur le dos de l'ennemi, l'armée française va donc se diriger sur Épernay, Fère-Champenoise et Méry. Le corps du prince de la Moskowa, qu'il avait été question de détacher en partisan sur la Lorraine, suspendra l'exécution de ce plan pour venir prendre part aux efforts que toutes nos forces réunies vont encore risquer. Ce corps d'armée suivra la grande route de Châlons à Troyes, et gagnera l'Aube; le rendez-vous est sur les bords de cette rivière.

Mais, pendant le mouvement, Paris va se trouver découvert. Déjà Blücher pousse des partis sur Compiègne. L'impératrice et le roi de Rome resteront-ils exposés à être renfermés dans la capitale, sous l'influence des ennemis du dedans et du dehors? Napoléon veut avant tout assurer la liberté de sa femme et de son fils. Il enjoint au prince Joseph de les faire partir de Paris, à la moindre apparence de danger, et de les envoyer avec les ministres sur la Loire.

En même temps Napoléon écrit à son plénipotentiaire à Châtillon, et, dans ce dernier moment de la crise, il n'hésite plus sur les concessions, quelles qu'elles puissent être, pourvu que l'évacuation immédiate du territoire soit la première conséquence du traité. Les dépêches sont expédiées par triplicata. Deux courriers partent ainsi que M. Frochot, auditeur au conseil d'état, qui, né à Châtillon, connaît les localités et doit plus facilement qu'un autre franchir les obstacles qui peuvent retarder sa marche36.

Note 36: (retour) Voir la dépêche de Reims, du 17 mars, au supplément de la seconde partie, nº 35.

Toutes ces dispositions faites, l'armée se met en route le 17 au matin. On ne laisse à Reims que le corps d'armée du duc de Raguse. Il doit s'entendre avec le duc de Trévise pour disputer pied à pied le chemin de la capitale aux masses de Prussiens, de Russes et de Suédois qui vont les déborder.

Napoléon arrive de bonne heure à Épernay. Il descend chez M. Moitte, maire de la ville. C'est là qu'il apprend les événements de Bordeaux. Les Anglais y sont entrés; ils y ont été appelés par le maire lui-même, par le comte de Lynch. D'abord les propositions de ce maire ont étonné l'ennemi, qui a hésité à s'y confier. Les gazettes37 retentissaient encore de ses protestations de dévouement à Napoléon, et Wellington lui faisait l'honneur de craindre un piége dans sa double conduite; mais le duc d'Angoulême avait été entièrement rassuré à cet égard par les missions de M. de la Roche-Jacquelin, qui, depuis quelques jours, allait de Bordeaux chez le prince, et de chez le prince à Bordeaux.

Note 37: (retour) En novembre, le comte de Lynch, accouru au pied du trône pour y donner de nouveaux gages de sa fidélité, s'écriait: «Napoléon a tout fait pour les Français; les Français feront tout pour lui.» (Voyez le Moniteur du 28 novembre 1813.) Et le 29 février, en remettant les drapeaux de la garde nationale de Bordeaux, il n'avait parlé à ses administrés que de leurs devoirs «envers leur auguste souverain, dont tous les soins avaient pour but de conquérir une honorable paix.» Il avait traité de téméraires les alliés, qui cherchaient à envahir notre territoire; et si le danger s'approchait de Bordeaux, «il promettait de donner l'exemple du dévouement.» (Voyez le Moniteur du 6 mars 1814.) Il est remarquable que c'est à ce même comte de Lynch qu'on a cru devoir donner le premier cordon de la Légion-d'Honneur qui ait été distribué après la restauration.

Wellington, cédant aux instances du duc d'Angoulême, avait donc consenti à détacher la division du général Béresford pour donner aux partisans de la maison de Bourbon l'appui qu'ils réclamaient; et ceux-ci, dès qu'ils s'étaient vus protégés par les baïonnettes anglaises, avaient proclamé Louis XVIII. Cette résolution avait eu lieu le 12 mars. Le duc d'Angoulême était attendu a Bordeaux pour y faire son entrée.

Cette défection n'étonne pas Napoléon; il semble s'attendre à de plus douloureuses épreuves!

Les bons habitants d'Épernay avaient défoncé leurs cachettes pour faire accueil à l'armée: pendant quelques heures, le vin de Champagne fait oublier aux soldats leurs fatigues, et aux généraux leurs inquiétudes!

Le 18, l'armée continue sa marche vers l'Aube. On suit la lisière qui sépare la Champagne de la Brie, et l'on s'arrête à Fère-Champenoise pour y passer la nuit.

Dans la soirée, Rumigny arrive de Châtillon. Il annonce à Napoléon que les temporisations diplomatiques touchent à leur terme. Les plénipotentiaires des alliés, n'ayant plus d'inquiétude pour Blücher, ont renfermé aussitôt le duc de Vicence dans un délai de trois jours pour souscrire aux conditions proposées: pressé de cette façon, le plénipotentiaire de France a remis le 15 un contre-projet; mais dans une pareille démarche, et surtout lorsqu'il ne s'agit que de cessions et d'humiliations, le duc de Vicence n'est pas homme à avoir dépassé ses pouvoirs; il est donc probable que son contre-projet, quelque modéré qu'il puisse être, va devenir le signal de la rupture. Tandis que nos derniers courriers font mille détours au gré des caprices des commandants de troupes alliées, le délai fatal doit avoir expiré: ainsi le sort en est jeté.

La sensation qu'en d'autres temps cette nouvelle aurait pu faire va se perdre dans la gravité des événements qui surviennent presque aussitôt.

Les renseignements que Napoléon reçoit sur l'ennemi sont de nature à le faire persister dans sa marche sur Méry.

Schwartzenberg avait ces jours derniers son quartier général à Pont; il y a passé la nuit du 13 au 14. Il paraît être en pleine marche sur Paris; son avant-garde, commandée par Witgenstein, était le 16 à Provins. Le duc de Tarente et le duc de Reggio ne cessent d'écrire qu'ils sont poussés sur Paris par toute l'armée autrichienne. Tout confirme donc Napoléon dans l'espoir qu'il va tomber sur l'arrière-garde et sur les bagages de l'ennemi.

Le 19 au matin, on se hâte de partir de La Fère-Champenoise pour aller passer l'Aube à Plancy, et dans la soirée notre avant-garde, débouchant à travers les cendres de Méry, se retrouve au hameau de Châtres, sur la grande route de Troyes à Paris. On intercepte des bagages, on culbute des pontons, on fait quelques prisonniers, on recueille de nouveaux renseignements, et la véritable situation des choses s'éclaircit.

Napoléon a été trompé par les alarmes de la capitale. Depuis cinq jours, les ennemis ne marchent plus sur Paris. Ils sont revenus à Troyes; leur avant-garde s'est en effet avancée jusqu'à Provins, mais le gros de l'armée autrichienne est resté presque stationnaire pendant tout le temps qu'a duré l'incertitude des alliés sur les événements de Laon et de Reims. L'échec éprouvé par Saint-Priest et le séjour de Napoléon à Reims ont encore ajouté à l'indécision des généraux ennemis. Ils avaient d'abord fait dire à leur avant-garde de s'arrêter; ils lui avaient ensuite ordonné de se replier sur Nogent et Villenoxe. La nouvelle que Napoléon revenait sur la Seine, et qu'il était à Épernay, avait converti soudain ce premier mouvement en une retraite générale. Platoff, qui était à Sezanne avec tous ses Cosaques, était revenu le 17 sur Arcis; les ponts de Nogent avaient été levés précipitamment; le grand quartier général des alliés s'était replié sur Troyes; les gros bagages avaient reculé plus loin. Il était même question chez l'ennemi de se retirer jusqu'à Bar38. Les troupes que nous venons de surprendre à Châtres sont l'arrière-garde de l'arrière-garde; elles appartiennent au corps de Giulay, et ramènent les derniers bateaux du pont qui avait été jeté à Nogent.

Note 38: (retour) C'est dans cette terreur panique que l'empereur Alexandre fit dire, à quatre heures du matin, au général Schwartzenberg qu'il fallait envoyer un courrier à Châtillon pour qu'on signât le traité de paix que demanderait le duc de Vicence. (Voyez Wilson sur la Russie, édition de Paris, de 1817, page 90.) On assure que l'anxiété que l'empereur Alexandre éprouva à cette époque fut si grande, qu'il disait lui-même «que la moitié de sa tête en grisonnerait.» (Voyez l'ouvrage de M. de Beauchamp, page 112, tome II.)

Ainsi, plus de doutes; la grande armée autrichienne a rétrogradé; Paris en est délivré, et le retour de Napoléon a suffi pour ce résultats. Mais ici le succès tourne contre nous; il dérange nos plans, fait venir l'armée, au pas de course, de Reims jusqu'à Méry, pour frapper sur le vide, et nous rejette dans le cercle des incertitudes, en imposant à Napoléon la nécessité d'entreprendre un nouveau système d'opérations. Le seul avantage qu'on ait obtenu, c'est la jonction avec les corps des ducs de Tarente et de Reggio. Ces maréchaux arrivent de Villenoxe à Plancy, croyant suivre les traces de Witgenstein; malgré cette réunion, nos forces sont encore tellement disproportionnées, qu'il est impossible de se commettre aux hasards d'une bataille rangée. Les considérations qui à Reims ont décidé à manoeuvrer sur les derrières de Schwartzenberg se représentent avec les mêmes probabilités. Napoléon reprend donc son premier plan. Nous avons tourné trop court en rabattant de Fère-Champenoise sur Plancy; maintenant, pour nous replacer dans la direction qui conduit sur les derrières de l'ennemi, nous allons remonter l'Aube jusqu'à Bar s'il le faut.

Le 20 mars, toute l'armée était donc en marche pour remonter l'Aube: on arrive de bonne heure à la hauteur d'Arcis. On ne devait pas s'y arrêter; mais on aperçoit sur la route de Troyes quelques troupes ennemies: des détachements vont les reconnaître; ils trouvent de la résistance, l'avant-garde s'engage, le canon gronde. Napoléon accourt, il appelle successivement toutes ses troupes; les forces de l'ennemi s'accroissent aussi, mais dans une proportion bien plus forte; et bientôt Napoléon, qui a eu l'espoir de tomber sur un corps isolé, reconnaît que c'est l'armée de Schwartzenberg tout entière qu'il a devant lui.

De nouvelles résolutions chez les alliés avaient amené de nouveaux hasards.

Au moment où le prince Schwartzenberg se disposait à évacuer Troyes pour continuer sa retraite, l'empereur Alexandre s'était opposé à ce mouvement. Un conseil de guerre avait été convoqué dans la nuit, et l'on avait avisé aux moyens de ne pas toujours reculer devant nos petites armées. A cet effet, on était convenu de se procurer une masse de forces telle que le nombre pût désormais l'emporter sur le courage, triompher des manoeuvres et maîtriser toutes les chances. Le nouveau plan consiste à réunir en une seule armée les forces immenses de Blücher et de Schwartzenberg. Toute opération d'attaque ou de retraite doit être ajournée jusqu'après cette grande concentration. Déjà l'ordre avait été donné à Blücher de se rapprocher des bords de la Marne; en conséquence, il n'y a plus qu'à se mettre en marche pour aller au-devant de lui. Le rendez-vous général est donné dans les plaines de Châlons: Schwartzenberg s'y rendait par la route d'Arcis.

Combien Napoléon, fatigué de conseils timides et de récits décourageants, était loin de soupçonner qu'il pût encore intimider ses ennemis au point de leur inspirer des marches d'une si haute prudence! En cherchant à manoeuvrer sur leurs flancs, il est tombé dans la nouvelle direction qu'ils viennent de prendre, et retrouve leur avant-garde. Cette rencontre est extrêmement critique pour l'armée française. Napoléon y court personnellement de grands risques. Enveloppé dans le tourbillon des charges de cavalerie, il ne se dégage qu'en mettant l'épée à la main. A diverses reprises il combat à la tête de son escorte; et loin d'éviter les dangers, il semble au contraire les braver. Un obus tombe à ses pieds; il attend le coup, et bientôt disparaît dans un nuage de poussière et de fumée: on le croit perdu; il se relève, se jette sur un autre cheval, et va de nouveau se placer sous le feu des batteries!... La mort ne veut pas de lui.

Tandis que l'ennemi se développe et forme un demi-cercle qui nous renferme dans Arcis, l'armée française se rallie sous les murs crénelés des maisons des faubourgs. La nuit vient la protéger dans cette position, mais on ne peut espérer de s'y maintenir long-temps; à chaque instant l'ennemi nous resserre davantage. Les boulets se croisent dans toutes les directions sur la petite ville d'Arcis; le château de M. de la Briffe, où se trouve le quartier impérial, en est criblé. Les faubourgs sont en feu, et nous n'avons qu'un seul pont derrière nous pour sortir de ce mauvais pas. Napoléon met la nuit à profit; le 21 au matin, un second pont est jeté sur l'Aube, et le mouvement d'évacuation commence.

Cependant l'affaire s'est engagée de nouveau sur toute la ligne, et dure une partie de la journée. On ne combat plus pour la victoire, mais on fait tête à l'ennemi; on le retient, on l'arrête, quand il pouvait nous écraser, et l'on repasse l'Aube avec ordre. Les ducs de Tarente et de Reggio restent les derniers sur la rive gauche39.

Note 39: (retour) Avant de quitter Arcis, Napoléon envoie deux mille francs de sa cassette aux soeurs de la charité, pour que, dans ce désastre, elles aient de quoi pourvoir aux premiers besoins des blessés et des malheureux. C'est le comte de Turenne qui est chargé de ce message.

Si Napoléon était mort sur le trône, combien de traits semblables, révélés par la reconnaissance, auraient déjà fatigué l'éloquence des panégyristes! (Note de l'éditeur.)

Cette affaire achève de convaincre l'armée qu'elle est trop faible pour lutter corps à corps contre les masses de l'ennemi. N'ayant pu leur barrer le passage de l'Aube, pouvons-nous penser à leur disputer le chemin de la capitale? Napoléon ne veut point reculer devant Schwartzenberg jusqu'aux barrières de Charenton. Il abandonne la route de Paris, et opère sa retraite par les chemins de traverse qui conduisent du côté de Vitry-le-Français et de la Lorraine.




CHAPITRE X.

MARCHES ET CONTRE-MARCHES ENTRE VITRY,
SAINT-DIZIER ET DOULEVENT.

(Du 21 au 28 mars.)

Nous voici désormais séparés de la capitale: les avenues en sont ouvertes à l'ennemi; mais aura-t-il la confiance d'y marcher?

Le parti que prend Napoléon menace les communications principales des alliés, et va peut-être allumer un fatal incendie sur leurs derrières. S'ils donnent à cette manoeuvre hardie l'attention qu'elle mérite, Paris n'aura rien à craindre. Déjà ils semblent suivre nos traces avec inquiétude; les ducs de Reggio et de Tarente, qui sont à l'arrière-garde, font dire que toute l'armée ennemie est à notre poursuite. Napoléon, en s'éloignant, emporte donc l'espoir d'attirer les alliés dans un nouveau système d'opérations. Mais en même temps Napoléon ne perd pas de vue la rive gauche de la Seine, que les alliés viennent d'abandonner; il veut manoeuvrer de manière à rester toujours maître de revenir sur Paris par cette route.

On passe la nuit du 21 au 22 au village de Sommepuis.

Le 22 on traverse la Marne au gué de Frignicourt. Un détachement va sommer Vitry-le-Français d'ouvrir ses portes, et la journée finit par de vaines démonstrations contre cette place. Napoléon s'arrête au château de Plessis-ô-le-Comte, commune de Longchamps, entre Vitry et Saint-Dizier. Il y dicte le bulletin d'Arcis et quelques dépêches pour Paris; mais les courriers n'ont plus de route: on a recours à des émissaires qui promettent de gagner Paris à travers champs40.

Note 40: (retour) Le bulletin d'Arcis a été perdu.

Le 23, l'armée continue son mouvement. On couche à Saint-Dizier; c'est dans cette ville que le duc de Vicence rejoint le quartier impérial. Il a quitté Châtillon le 20 mars; les derniers ordres de l'empereur, dont M. Frochot était porteur, ne lui sont parvenus qu'après la rupture. Le duc de Vicence était même déjà à trois lieues de Châtillon; il arrive accompagné du secrétaire de légation Rayneval; et pour arriver jusqu'à nous, ils ont dû subir les nombreux détours que l'ennemi leur a prescrits.

Ce retour du duc de Vicence sert de prétexte aux propos d'un sourd mécontentement qui règne dans la plupart des états majors généraux. Il y a autour de Napoléon lui-même trop de personnes qui s'éloignent de Paris avec regret. On s'inquiète tout haut; on commence à se plaindre. Dans la salle qui touche à celle où Napoléon s'est enfermé, on entend des chefs de l'armée tenir des propos décourageants41. Les jeunes officiers font groupe autour d'eux. On veut secouer l'habitude de la confiance. On cherche à entrevoir la possibilité d'une révolution; tout le monde parle, et d'abord on se demande: «Où va-t-on? Que devenons-nous? S'il tombe, tomberons-nous avec lui?» Jamais Napoléon n'a eu plus besoin de sa forte volonté pour lutter contre l'opposition qui l'entoure; mais, pour la première fois, il ignore ce qui se passe chez lui... ou feint de l'ignorer.

Note 41: (retour) «Il y a des exemples qui sont pires que des crimes...» Montesquieu, Grandeur des Romains, chap. 8.

Après l'aveu qui vient de nous échapper, hâtons-nous de rendre justice à l'armée. Officiers et soldats, tous ont conservé l'énergie et le dévouement qui peuvent seuls faire réussir la campagne aventureuse à laquelle on est près de s'abandonner.

Napoléon, avant de prendre un parti définitif, a besoin de recueillir des renseignements plus certains sur celui auquel la grande armée des alliés s'est elle-même décidée. Pour mettre le temps à profit, et continuer l'exécution de ses projets, il fait attaquer toutes les routes de l'ennemi; il envoie du côté de la Lorraine le duc de Reggio, qui s'établit à Bar-sur-Ornain, et du côté de Langres le général Piré, qui va courir jusqu'à Chaumont. Ces routes sont les lignes d'opération des alliés; elles sont couvertes de leurs parcs, de leurs bagages, de leurs voyageurs; on y trouvera des nouvelles, et il est possible d'y faire d'importantes captures! En attendant, l'armée prend position sur la route qui communique de Saint-Dizier à Bar-sur-Aube. Le 24 au soir, le quartier impérial s'établit à Doulevent; nos ailes s'étendent, l'une vers Bar, l'autre vers Saint-Dizier, prêtes à déboucher également sur les routes de la Lorraine, sur celles de la Bourgogne, ou sur la route de Paris par la rive gauche, suivant les avis qu'on recevra.

Dans la réception que l'empereur a faite au duc de Vicence à Saint-Dizier, il lui a témoigné être toujours dans les dispositions pacifiques qui ont dicté ses dépêches de Reims. Persistant dans ces dispositions de la manière la plus franche et la plus positive, il autorise le duc de Vicence à écrire à M. de Metternich pour reprendre les négociations. C'est de Doulevent que les lettres du duc de Vicence sont expédiées, et c'est le colonel d'état major Gallebois qui en est porteur42.

Note 42: (retour) Voir les lettres de Doulevent, au supplément de la seconde partie, nos 42 et 43.

Napoléon reste toute la journée du 25 à Doulevent. Pendant ce repos la cavalerie du général Piré entre à Chaumont, intercepte la route de Langres, enlève des estafettes et des courriers, soulève les paysans, et répand l'alarme depuis Troyes jusqu'à Vesoul. Mais le 26 au matin, Napoléon est tout-à-coup rappelé sur Saint-Dizier; l'ennemi y attaque vivement notre arrière-garde; il l'a forcée d'évacuer cette ville, et s'avance avec une confiance dont Napoléon croit pouvoir profiter. L'armée arrive donc inopinément au secours de l'arrière-garde, et rétablit le combat. La cavalerie des généraux Milhaud et Sébastiani bat l'ennemi au gué de Valcourt sur la Marne. Les alliés en désordre abandonnent Saint-Dizier, et s'enfuient par les deux routes opposées de Vitry et de Bar-sur-Ornain.

Napoléon rentre encore une fois à Saint-Dizier; il y passe la nuit.

Il croyait être poursuivi par l'armée du prince Schwartzenberg, et il apprend par les déclarations des blessés que c'est à un corps détaché de l'armée de Blücher qu'il vient d'avoir affaire: les rapports de l'arrière-garde n'avaient cessé de répéter que toutes les forces de l'ennemi couraient après nous, et il acquiert la certitude que le corps d'armée de Wintzingerode est le seul qui ait été envoyé à notre poursuite. Que devient donc Schwartzenberg? Comment les troupes de Blücher, qui naguère menaçaient Meaux, se trouvent-elles maintenant aux portes de la Lorraine? On se perd en conjectures.

Napoléon prend le parti de pousser une forte reconnaissance sur Vitry, et le 27 au soir il recueille sous les murs de cette place des détails qui lui donnent enfin l'explication des mouvements de l'ennemi. Les dépositions des prisonniers, le rapport de quelques uns de nos soldats échappés des mains de l'ennemi, les bulletins des alliés, leurs proclamations imprimées, que les paysans des environs de Vitry nous apportent, confirment la vérité sur les événements qui viennent de se passer.

Tandis que Schwartzenberg forçait le passage de l'Aube à Arcis, Blücher arrivait par la route de Reims sur les bords de la Marne. Il avait rejeté du côté de Château-Thierry les corps du duc de Raguse et du duc de Trévise. Le 23, la jonction des armées de Blücher et de Schwartzenberg s'était opérée. Jamais, depuis Attila, l'immense plaine qui s'étend entre Châlons et Arcis n'avait contenu plus de soldats!

Il restait aux alliés à décider s'ils marcheraient contre Napoléon, ou s'ils s'avanceraient sur Paris; ils avaient long-temps hésité43. Les chefs les plus prudents, craignant une Vendée impériale, avaient parlé de se retirer sur le Rhin; et la réunion de toutes leurs forces ne leur paraissait pas moins nécessaire pour effectuer une telle retraite que pour marcher en avant: mais sur ces entrefaites, des émissaires secrets étaient arrivés de Paris44; ils avaient apporté la nouvelle qu'un puissant parti attendait les alliés; dès lors toute irrésolution avait cessé. Certain d'avoir la trahison pour auxiliaire, l'ennemi avait choisi, pour la première fois, le parti le plus hardi, et le 23 mars au soir une proclamation qui annonçait à la France la rupture des négociations de Châtillon, et la réunion des deux grandes armées européennes, avait publié la résolution des alliés de s'avancer en masse sur Paris.

Note 43: (retour) Les alliés n'ignoraient pas que des instructions secrètes et précises étaient parvenues aux garnisons des places du Rhin et de la Moselle, à l'effet de se mettre en campagne à un signal convenu, et de se réunir à l'armée qu'on promettait de faire manoeuvrer sur la Lorraine... Mais ce qui méritait la plus sérieuse attention, c'étaient les dispositions au soulèvement que manifestaient un grand nombre de paysans de la Lorraine, de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté, et de la Bourgogne. Dans les Vosges et les départements voisins, plusieurs insurrections partielles avaient entravé les opérations des armées alliées, ainsi que la marche de leurs convois. Au sein de l'Alsace, à Mulhausen, on avait découvert un complot tendant à égorger la faible garnison, et à se porter aussitôt sur Huningue pour attaquer les assiégeants, enclouer leurs canons, brûler le pont de Bâle et piller cette ville. Les ramifications de cette trame s'étendaient à plus de quarante paroisses. Ces dispositions hostiles étaient de nature à inspirer de l'inquiétude aux souverains alliés. Ils ne se dissimulèrent pas qu'ils ne pouvaient sans danger laisser manoeuvrer sur leurs communications une armée aussi mobile et un chef aussi entreprenant. Au moindre revers, la population entière des provinces envahies pouvait se lever, couper les ponts et les routes, attaquer les convois, brûler les magasins, harceler et affamer ses ennemis; en un mot, transformer la guerre en une insurrection nationale, et répondre ainsi aux provocations et aux efforts de Napoléon. Paris, cette ville immense, n'était-elle pas en état de guerre, et disposée pour une défense sérieuse? Presque tous les rapports, les journaux, les bulletins, les proclamations étaient unanimes. (Voyez Beauchamp, campagne de 1814, tome II, page 136 et suivantes.)
Note 44: (retour) 44: Depuis la rupture des conférences de Châtillon, le czar avait reçu du sein de Paris même la première communication un peu authentique de la situation réelle de cette capitale, etc. (Beauchamp, tome II, page 139.)

Si les révélations historiques de M. Beauchamp ne suffisent pas, nous pouvons y ajouter les aveux précieux échappés à M. l'abbé de Pradt: «Les alliés, se sentant sur un terrain tout neuf, au milieu d'éléments absolument inconnus, désiraient s'appuyer des connaissances des personnes qu'ils supposaient être les mieux informées de l'état intérieur de la France. MM. de Talleyrand et de Dalberg avaient fixé leur attention d'une manière plus particulière... Quelque peu de titres que je puisse avoir à partager cet honneur, il m'avait été accordé. On avait poussé l'attention jusqu'à pourvoir à notre avenir, s'il eût été compromis par les événements... Nos réunions avec les personnes ci-dessus citées continuaient toujours, et souvent plusieurs fois par jour. Le congrès de Châtillon était notre fléau. Nous n'avons pas laissé passer un jour sans miner, sans ébranler la domination de l'empereur, et sans chercher ce qu'il fallait lui susciter au jour de sa chute. Les armées françaises se trouvaient interposées entre Paris et les alliés, les communications avec eux étaient de la plus extrême difficulté. Le premier qui ait triomphé des obstacles fut M. de Vitrolles, et c'est par lui que les ministres des grandes puissances commencèrent à acquérir des connaissances positives sur l'état des affaires intérieures, qu'ils ignoraient tout-à-fait.» (Extrait du récit historique publié par M. de Pradt sur la restauration de la royauté, pages 30, 31, 32 et 47.)

Pour achever d'éclaircir cette époque décisive de la campagne, nous finirons par la déclaration que M. Wilson, témoin oculaire, a publiée, page 91 de son écrit sur cette campagne. «Les alliés se trouvaient dans un cercle vicieux, d'où il leur était impossible de se tirer, si la défection ne fût venue à leur secours. Ils étaient hors d'état d'assurer leur retraite, et cependant obligés de s'y déterminer. Cette défection favorable à leur cause, et qui, à ce que l'on croit, était préparée de longue main, fut consommée au moment même où les succès de Bonaparte semblaient hors du pouvoir de la fortune; et le mouvement sur Saint-Dizier, qui devait lui assurer l'empire, lui fit perdre la couronne.»

Les ducs de Trévise et de Raguse devaient présenter quelques obstacles à la marche de l'ennemi; ils pouvaient du moins rallier à eux les renforts et les convois qui sortaient chaque jour de la capitale pour aller rejoindre Napoléon; multiplier, par une retraite digne de leur talent, les fatigues de leurs adversaires, et se retirer enfin, sans avoir été entamés, jusqu'aux barricades des faubourgs de Paris: mais tous les malheurs devaient nous accabler à la fois. Les deux maréchaux, persuadés que Napoléon faisait sa retraite sur eux, avaient cru devoir se porter au-devant de lui. Ils n'avaient reçu aucun des officiers que l'état major leur avait envoyés. A Château-Thierry, s'étant hasardés à marcher sur Fère-Champenoise, ils étaient venus donner tête baissée sur la masse dés alliés; aussi avaient-ils été écrasés. Ces événements avaient eu lieu le 25 mars, et les alliés les proclamaient sous le titre de victoire de Fère-Champenoise.

Le même jour 25, le convoi du général Pacthod, qui amenait de Paris de l'artillerie et des munitions, avait été enlevé du côté de Sompuis; cette file de canons augmentait encore la liste des pièces que l'ennemi se vantait d'avoir prises au combat de Fère-Champenoise.

En résumé, le succès des alliés était complet; la fortune avait pris plaisir à multiplier pour eux les fruits de la rencontre d'Arcis. Ils s'avançaient sur Paris, n'ayant plus devant eux que des fuyards.

A peine le voile qui couvrait notre situation est-il tombé, que Napoléon remonte à cheval, s'éloigne de Vitry, et fait rentrer tout son monde dans Saint-Dizier. Il s'enferme dans son cabinet, et passe la nuit du 27 au 28 sur ses cartes.

Si les alliés profitent de leurs avantages en marchant sur Paris, il nous reste à profiter des nôtres: nous sommes maîtres de nos mouvements; rien ne nous empêche plus de rallier les garnisons, de fermer les routes, et de faire payer cher l'audace avec laquelle cette foule d'étrangers s'aventure au coeur de nos provinces! Que la capitale suive ses destinées, mais que l'ennemi y trouve son tombeau. Depuis l'ouverture de la campagne, on n'a cessé de prévoir cette extrémité; Napoléon a fait tous ses efforts pour se familiariser avec les résolutions qu'elle comporte; ses plans sont faits en conséquence, il n'y a plus qu'à persister... Cependant, au moment d'agir, tout change; la considération des dangers de Paris l'emporte! On fatiguait continuellement Napoléon de ce tableau. Devenu malheureux, il craint de paraître dur et absolu; il cède, et tout ce qui lui reste de ressources est sacrifié au salut de la capitale!




CHAPITRE XI.

RETOUR SUR PARIS.

(Du 28 au 31 mars.)

Paris peut résister quelques jours; les Parisiens ont promis de se défendre: mais Napoléon arrivera-t-il assez tôt à leur secours?

L'ennemi, marchant à travers des plaines ravagées, achève de les épuiser; et nous ne pouvons suivre ses traces sans risquer d'aller nous perdre dans les déserts. Il faut donc prendre une route moins fatiguée. On a vu plus haut le soin que Napoléon a mis à se ménager celle de la rive gauche de la Seine: notre arrière-garde est encore échelonnée entre Saint-Dizier et Doulevent; qu'elle retourne vers Bar-sur-Aube. En suivant ce mouvement, l'armée débouchera sur la route de Troyes; nous aurons devant nous les avenues qui conduisent à Paris, et, la Seine nous séparant désormais de l'ennemi, nos marches n'en seront que plus assurées. C'est à ce parti que Napoléon s'arrête. Quelque avance que l'ennemi ait sur nous, il espère arriver à temps pour rallier ses forces sous le canon de Montmartre, et discuter en personne les dernières conditions de la paix.

Les ordres sont donnés: l'armée se met en marche pour gagner la route de Troyes par Doulevent.

Au moment où le quartier impérial allait quitter Saint-Dizier, on amène sur des charrettes huit ou dix personnages dont les voitures ont été enlevées entre Nancy et Langres; ce sont les paysans des environs de Saint-Thibaut qui les ont prises. Parmi ces voyageurs, on distingue M. de Weissemberg, ambassadeur d'Autriche en Angleterre, qui revient de Londres; le général suédois de Brandt; le conseiller de guerre Peguilhem; et MM. de Tolstoï et Marcoff, officiers russes. Si l'on en croit les bruits que depuis l'on a fait courir, M. de Vitrolles, qui avait été envoyé vers M. le comte d'Artois par M. Talleyrand, faisait partie de cette capture; mais il était parvenu à s'échapper en se glissant parmi les domestiques. Les paysans avaient cru prendre M. le comte d'Artois lui-même, pour qui des relais avaient été commandés sur cette route.

Ce qui, dans leur malheur, avait pu arriver de mieux à ces messieurs, c'était d'avoir été conduits devant Napoléon. Il ne veut tirer de leur accident d'autre avantage que celui d'essayer une démarche directe auprès de son beau-père. M. de Weissemberg est appelé; il le fait déjeuner avec lui, et bientôt après il ordonne qu'on le remette en liberté ainsi que ses compagnons de voyage. Il leur fait rendre leurs portefeuilles et leurs dépêches; le duc de Vicence leur procure des chevaux, et M. de Weissemberg part chargé d'une commission confidentielle pour l'empereur d'Autriche. Mais, par une fatalité qu'on retrouve à chaque page de cet écrit, ce souverain avait été séparé de ses alliés; l'alarme répandue sur les grandes routes par les coureurs du général Piré avait gagné les équipages de l'empereur d'Autriche, et dans ce moment même, où il était si désirable que M. de Weissemberg pût le rejoindre, il était entraîné jusqu'à Dijon45.

Note 45: (retour) «L'empereur d'Autriche avait été forcé de s'enfuir, avec un gentilhomme et un domestique, dans un droska allemand, et d'aller se mettre en sûreté à Dijon, où il était resté trente heures réellement prisonnier.» (Voyez l'écrit de sir Robert Wilson, page 90.)

Il faut donc oublier cette tentative qui n'a pas eu de suite.

Peu d'heures après le départ de ces messieurs, on quitte Saint-Dizier. La campagne de Napoléon avait commencé dans cette ville; elle vient d'y finir. Désormais il ne va plus être question que du retour sur Paris.

Le 28, dans l'après-midi, on se retrouve à Doulevent. Un émissaire de M. de La Valette y attendait Napoléon. Depuis dix jours on n'avait pas reçu de nouvelles de Paris: avec quel empressement on attend le déchiffrement du petit papier dont cet homme est porteur! Voici ce qu'on y trouve: «Les partisans de l'étranger, encouragés par ce qui se passe à Bordeaux, lèvent la tête; des menées secrètes les secondent. La présence de Napoléon est nécessaire, s'il veut empêcher que sa capitale ne soit livrée à l'ennemi. Il n'y a pas un moment à perdre.»

L'armée s'était déjà remise en marche.

Le 29 de grand matin, Napoléon part de Doulevent; on gagne par la traverse le pont de Doulencourt, et là une troupe de courriers, d'estafettes se présente: retenus long-temps à Nogent et à Montereau, ils ont pu enfin nous rejoindre par Sens et Troyes. Les troupes ennemies qui étaient de ce côté ont suivi le mouvement de Schwartzenberg sur la Marne, et, comme Napoléon l'avait prévu, la route de Troyes est maintenant dégagée.

Napoléon ordonne aussitôt au général Dejean, son aide de camp, de partir à franc étrier pour aller annoncer son retour aux Parisiens.

Le général Dejean était en outre porteur du bulletin des événements de Doulevent et de Saint-Dizier; mais il n'a pu arriver à temps. Le Moniteur n'était plus à l'empereur. Les bulletins n'ont pu y être insérés; on les retrouve dans la brochure de la régence à Blois.

Après cette halte de Doulencourt, on fait un effort de marche, et l'on arrive à Troyes dans la nuit. La garde impériale et les équipages ont fait quinze lieues.

A peine est-on arrivé à Troyes, que le prince de Neuchâtel dépêche son aide de camp, le général Girardin, vers Paris, afin d'y multiplier les avis du retour.

Napoléon n'a pris que quelques heures de repos, et le 30 au matin il est en route. Il croit devoir marcher militairement jusqu'à Villeneuve-sur-Vannes; n'ayant plus de doutes alors sur la sûreté de la route, il se jette dans un carriole de poste. Il apprend successivement, en changeant de chevaux, que l'impératrice et son fils ont quitté Paris46, que l'ennemi est aux portes et qu'on se bat! Jamais il n'a mesuré plus impatiemment les distances; il presse lui-même les postillons; les roues brûlent le pavé!

Note 46: (retour) 46: Au moment de monter en voiture, le jeune Napoléon, qui était accoutumé de faire de fréquents voyages à Saint-Cloud, à Compiègne, à Fontainebleau, etc., etc., ne voulait pas quitter sa chambre, poussait des cris, se roulait par terre, disait qu'il voulait rester à Paris, qu'il ne voulait pas aller à Rambouillet: sa gouvernante avait beau lui promettre de nouveaux joujoux; dès qu'elle le voulait prendre par la main pour l'entraîner, il recommençait à se rouler par terre en criant qu'il ne voulait pas quitter Paris: il fallut employer la force pour le porter dans une voiture. (Souvenirs de madame la veuve du général Durand, tom. I, pag. 205.)

Vers dix heures du soir, il n'est plus qu'à cinq lieues de Paris; il relayait à Fromenteau, près les fontaines de Juvisy, lorsqu'il apprend qu'il arrive quelques heures trop tard. Paris vient de se rendre, et l'ennemi doit y entrer au jour.

Quelques troupes qui évacuent la capitale sont déjà arrivées dans ce village. Les généraux se pressent autour des voitures, parmi eux se trouve l'aide-major général Belliard, et bientôt les plus affligeants détails mettent Napoléon au courant des événements qui ont accéléré cette catastrophe.

Les ducs de Trévise et de Raguse, après le malheureux combat de Fère-Champenoise, n'avaient plus pensé qu'à se retirer en toute hâte sur Paris; mais à peine étaient-ils parvenus à la Ferté-Gaucher, que les corps prussiens, arrivant par les routes de Reims et de Soissons, étaient tombés sur eux. Dans cette situation, toute autre troupe aurait succombé: les restes de l'armée française avaient forcé le passage. Le 28 mars au matin, l'ennemi, suivant leurs pas, était arrivé à Meaux; à cette nouvelle, la régence avait cru devoir s'éloigner de Paris. Enfin, le 29 au soir les alliés avaient vu les dômes de la capitale.

Depuis huit jours Paris était sans nouvelles. L'éloignement de Napoléon, qu'on croyait du côté de Saint-Dizier, avait fait perdre tout espoir d'être secouru. Le départ de l'impératrice et de son fils avait mis le comble au découragement; et par suite de ce brusque départ, qui avait entraîné les ministres et les principaux chefs du gouvernement, tout était resté dans le désaccord et la confusion. A la vue de l'ennemi, le riche avait pensé à capituler, et le pauvre à combattre; les ouvriers avaient demandé des armes, et n'avaient pu en obtenir47.

Note 47: (retour) «Les alliés étaient devant Paris, et l'approche de ce moment suprême ne nous avait pas trouvés endormis... Le jour de l'attaque, je courus chez M. de Talleyrand; je trouvai chez lui le duc de Plaisance et le baron Louis.» (M. de Pradt, pages 57 et 58.)

Cependant les braves soldats des ducs de Trévise et de Raguse, avant de céder la capitale aux ennemis, avaient voulu tenter un dernier effort: quelques milliers d'hommes qui faisaient le fond des dépôts de Paris, les élèves de l'école polytechnique formés en compagnie d'artillerie, et huit à dix mille braves Parisiens fournis par la garde nationale, étaient sortis des murs pour prendre part au combat. Ils n'étaient pas en tout vingt-huit mille baïonnettes, et ils n'avaient pas désespéré de faire tête à l'ennemi.

Ce matin même, 30 mars, la bataille s'était engagée dès cinq heures.

L'attaque avait été commencée sur le bois de Romainville par l'avant-garde du corps d'armée du prince Schwartzenberg. Pendant toute la matinée, on avait combattu sur ce point avec une grande ténacité. Les villages de Pantin et de Romainville, pris et repris plusieurs fois, étaient restés au pouvoir des troupes françaises, et les alliés avaient été forcés de faire avancer leurs réserves pour soutenir le combat48. Mais à midi, le plan d'attaque des alliés s'était développé. Blücher, arrivant sur la droite, s'était avancé à travers la plaine Saint-Denis, et avait marché sur Montmartre: à gauche les colonnes du duc de Wurtemberg s'étaient portées sur Charonnes et sur Vincennes.

Dès ce moment, nos braves, enveloppés de toutes parts et d'heure en heure resserrés davantage, avaient perdu tout espoir, et ne combattaient plus que pour mourir49!

Note 48: (retour) «La résistance des troupes françaises multipliait les obstacles à tel point qu'il devenait douteux qu'on pût s'emparer dans la journée des hauteurs qui dominent Paris; dès lors tout devenait problématique, car l'approche subite de Napoléon, au centre de tant de ressources, pouvait changer en un moment l'état de la guerre.» (Beauchamp, tome II, page 209.)
Note 49: (retour) On n'oubliera pas ces belles paroles d'un grenadier mourant: Ah! ils sont trop.

Le prince Joseph, commandant en chef l'armée parisienne, voyant les flots de l'ennemi parvenus au pied de Montmartre, avait reconnu qu'on ne pouvait davantage différer de capituler. Il en avait donné l'autorisation au duc de Raguse, et était aussitôt parti pour aller rejoindre le gouvernement sur la Loire.

Dans l'espace de temps qui s'était écoulé en pourparlers pour obtenir l'armistice, nous avions achevé de perdre nos positions les plus importantes. L'ennemi s'était emparé des hauteurs de Mont-Louis, et du Père-Lachaise...; au centre, il avait pénétré dans Belleville et Ménilmontant; il s'était établi sur la butte Chaumont, qui domine tout Paris. Sa droite s'était groupée en grandes masses autour de la Villette, le duc de Raguse était acculé sur la barrière de Belleville; Montmartre venait d'être forcé; Blücher enfin allait attaquer la barrière Saint-Denis, lorsqu'on était convenu de suspendre les hostilités. C'était vers cinq heures du soir; des officiers d'état major des deux armées s'étaient aussitôt réunis. Les bases d'une capitulation avaient été posées; mais dans la soirée, la rédaction n'était pas encore terminée, et rien n'était signé.

Voilà ce qu'on raconte à Napoléon: dans cette extrémité, il envoie le duc de Vicence à Paris pour voir s'il est encore possible d'intervenir au traité; il lui donne tout pouvoir. Il expédie en même temps un courrier à l'impératrice, et passe le reste de cette nuit à attendre des nouvelles.

Dans ces moments d'anxiété, Napoléon n'est séparé des avant-postes ennemis que par la rivière. Les alliés, descendus des hauteurs de Vincennes, ont forcé le pont de Charenton, et se sont répandus dans la plaine de Villeneuve-Saint-Georges; leurs bivouacs jettent des lueurs d'incendie sur les collines de la rive droite, tandis que l'obscurité la plus profonde protège, sur la rive opposée, le coin où Napoléon se trouve arrêté avec deux voitures de poste et quelques serviteurs.

A quatre heures du matin, arrive un piqueur dépêché par le duc de Vicence: il annonce que tout est consommé; la capitulation a été signée à deux heures de la nuit, et les alliés entreront ce matin même dans Paris.

Napoléon fait aussitôt rebrousser chemin à sa voiture, et va descendre à Fontainebleau.

«C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines: qu'on voie tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, de politique, de constance, de courage; à quoi cela aboutit-il?50»

Note 50: (retour) Montesquieu, Décadence des Romains, chap. 15.

FIN DE LA SECONDE PARTIE.


SUPPLÉMENT
A LA SECONDE PARTIE.

PIÈCES HISTORIQUES.


(Nº 1.) Lettre du duc de Vicence
Au prince de Metternich.

Châtillon-sur-Seine, le 21 janvier 1814, au soir.



Prince,

C'est de Châtillon-sur-Seine que j'ai l'honneur d'annoncer mon arrivée à V. Exc. J'y attends les indications qu'elle a pensé que je pourrais y trouver.

Je saisis avec empressement cette occasion de renouveler, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.

(Nº 2.) Le duc de Vicence
Au prince de Metternich.

Châtillon-sur-Seine, le 25 janvier 1814, au soir.



Prince,

En mettant de l'empressement à m'engager à me diriger sur Châtillon, V. Exc. me faisait espérer que la prompte réunion des négociateurs allait mettre un terme aux délais toujours renaissants qui se succèdent depuis près de deux mois. Dès le 6 décembre, l'acceptation formelle par la France des bases de la paix était arrivée à Francfort, et a été aussitôt communiquée par les alliés à la cour de Londres; et ce n'est qu'un mois après, le 6 janvier, que son ministre est arrivé sur le continent. Le 14, après un délai plus que suffisant, il était attendu d'un instant à l'autre. Nous voici au 26; et V. Exc., dont je suis si près maintenant, ne m'a encore rien annoncé. Après une si longue attente, douze jours viennent d'être perdus, dans un moment où, d'une minute à l'autre, le sang de tous les peuples du continent va couler par torrent. Tous les maux qu'entraîne la guerre sont cependant sans motifs comme sans résultat, depuis que le voeu de la paix, exprimé par toutes les nations, et les explications qui ont déjà eu lieu, ont levé toutes les difficultés essentielles. Le destin du monde devra-t-il continuer à dépendre indéfiniment des retards du lord Castlereagh, quand l'Angleterre a déjà des ministres accrédités près de chacun des souverains alliés? Sera-ce à une simple affaire de convenance qu'on abandonnera les intérêts les plus sacrés de l'humanité?

Les retards qu'éprouva la négociation ne sont du fait ni de la France ni de l'Autriche, et c'est néanmoins la France et l'Autriche qui en peuvent le plus souffrir. Les armées alliées ont déjà envahi plusieurs de nos provinces; si elles avancent, une bataille va devenir inévitable, et sûrement il entre dans la prévoyance de l'Autriche de calculer et de peser les résultats qu'aurait cette bataille, soit qu'elle fût perdue par les alliés, soit qu'elle le fût par la France.

Écrivant à un ministre aussi éclairé que vous l'êtes, je n'ai pas besoin de développer ces résultats; je dois me borner à les faire entrevoir, sûr que leur ensemble ne saurait échapper à votre pénétration.

Les chances de la guerre sont journalières: à mesure que les alliés avancent, ils s'affaiblissent, pendant que les armées françaises se renforcent; et ils donnent, en avançant, un double courage à une nation pour qui, désormais, il est évident qu'elle a ses plus grands et ses plus chers intérêts à défendre. Or les conséquences d'une bataille perdue par les alliés ne pèseraient sur aucun d'eux autant que sur l'Autriche, puisqu'elle est en même temps la puissance principale entre les alliés et l'une des puissances centrales de l'Europe.

En supposant que la fortune continue d'être favorable aux alliés, il importe sans doute à l'Autriche de considérer avec attention quelle serait la situation de l'Europe, le lendemain d'une bataille perdue par les Français au coeur de la France, et si un tel événement n'entraînerait pas des conséquences diamétralement opposées à cet équilibre que l'Autriche aspire à établir, et tout à la fois à sa politique et aux affections personnelles et de famille de l'empereur François.

Enfin l'Autriche proteste qu'elle veut la paix de même que ses alliés; mais n'est-ce pas se mettre en position de ne pouvoir atteindre ou de dépasser ce but, que de continuer les hostilités, quand de part et d'autre on veut arriver à une fin?

Toutes ces considérations m'ont conduit à penser que, dans la situation actuelle des armées respectives, et dans cette rigoureuse saison, une suspension d'armes pourrait être réciproquement avantageuse aux deux partis.

Elle pourrait être établie par une convention en forme ou par un simple échange de déclarations; elle pourrait être limitée à un temps fixe, ou indéfinie, avec la condition de ne la pouvoir faire cesser qu'en se prévenant tant de jours d'avance.

Cette suspension d'armes me semble plus particulièrement dépendre de l'Autriche, puisqu'elle a la direction principale des affaires militaires; et j'ai pensé que, dans l'une et l'autre chance, l'intérêt de l'Autriche était que les choses n'allassent pas plus loin et ne fussent pas poussées à l'extrême.

C'est surtout cette persuasion qui me porte à écrire aujourd'hui à V. Exc.; si je m'étais trompé, si cette démarche, absolument confidentielle, devait rester sans effet, je dois prier V. Exc. de la regarder comme non avenue.

Vous m'avez montré tant de confiance personnelle, et j'en ai moi-même une si grande dans la droiture de vos vues et dans les nobles sentiments qu'en toute circonstance vous avez exprimés, que j'ose espérer qu'une lettre que cette confiance a dictée, si elle ne peut atteindre son but, restera entre V. Exc. et moi.

Veuillez agréer, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.





(Nº 3.)Lettre du prince Schwartzenberg
Au duc de Vicence.

A mon quartier général, à Langres, le 26 janvier 1814,
à une heure du matin.




Monsieur le duc,

Je m'empresse de vous prévenir que dans ce moment viennent d'arriver ici S. M. l'empereur d'Autriche, le prince de Metternich et lord Castlereagh. V. Exc. recevra dans les vingt-quatre heures des nouvelles ultérieures.

Je me flatte que V. Exc. rencontrera toutes les prévenances de la part de nos militaires; les ordres qu'elle a désirés relativement à l'admission de ses secrétaires et de ses commis ont été donnés sur-le-champ, et V. Exc. en aura senti le plein effet.

C'est avec bien des regrets que je me suis vu privé jusqu'à présent du plaisir de la voir et de l'assurer de vive voix de ma haute considération.
Signé Schwartzenberg.



(Nº 4.) Lettre du prince de Metternich
Au duc de Vicence.

Langres, le 29 janvier 1814.



Monsieur le duc,

LL. MM. II. et RR., leurs cabinets, et le principal secrétaire d'état de S. M. britannique ayant le département des affaires étrangères, se trouvant réunis à Langres depuis le 27 janvier, LL. MM. ont choisi Châtillon-sur-Seine comme le lieu des négociations avec la France. Les plénipotentiaires de Russie, d'Angleterre, de Prusse et d'Autriche, seront rendus dans cette ville le 3 février prochain.

Chargé de porter cette détermination à la connaissance de V. Exc., je ne doute pas qu'elle n'y trouve la preuve de l'empressement des puissances alliées à ouvrir la négociation dans le plus court délai possible.

Recevez, etc.
Signé Metternich.


(Nº 5.) Lettre du prince de Metternich
Au duc de Vicence.

Langres, le 29 janvier 1814.



Monsieur le duc,

Je n'ai reçu qu'hier la lettre confidentielle que V. Exc. m'a adressée le 25 au soir. Je l'ai soumise à l'empereur, mon maître; et S. M. I. s'est déclarée être d'avis de ne pas faire usage de son contenu, convaincue que la démarche proposée ne mènerait à rien. Elle restera éternellement ignorée; et je prie V. Exc. d'être convaincue que, dans une position des choses quelconque, une confidence faite à notre cabinet est à l'abri de tout abus.

J'aime à vous porter cette assurance dans un moment d'un intérêt immense pour l'Autriche, la France et l'Europe. La conduite de l'empereur est et restera uniforme, comme l'est son caractère. Ses principes sont à l'abri de toute influence du temps et des circonstances. Ils furent les mêmes dans des époques de malheur; ils le sont et le resteront après que des événements au-dessus de tout calcul humain vont rassurer l'Europe dans la seule assiette qui puisse lui convenir. L'empereur est entré dans la présente guerre sans haine et il la poursuit sans haine. Le jour où il a donné sa fille au prince qui gouvernait alors l'Europe, il a cessé de voir en lui un ennemi personnel. Le sort de la guerre a changé l'attitude de ce même prince. Si l'empereur Napoléon n'écoute, dans les circonstances du moment, que la voix de la raison, s'il cherche sa gloire dans le bonheur d'un grand peuple, en renonçant à sa marche politique antérieure, l'empereur arrêtera de nouveau avec plaisir sa pensée au moment où il lui a confié son enfant de prédilection; si un aveuglement funeste devait rendre l'empereur Napoléon sourd au voeu unanime de son peuple et de l'Europe, il déplorera le sort de sa fille, sans arrêter sa marche.

Je vous recommande beaucoup M. de Floret: si vous voulez m'écrire par lui, j'entretiendrai avec plaisir des rapports confidentiels que la circonstance rend possibles et dont le but sera l'accélération de la grande oeuvre pour laquelle vous allez vous rassembler. Je ne vous recommande pas moins le comte de Stadion, que l'empereur envoie comme négociateur; il est impossible d'être plus unis que lui et moi le sommes de pensées, de vues et de principes.

Il me serait difficile d'assurer V. Exc. combien je compte sur elle dans ce moment, qui est celui du monde. Si l'Europe doit être plus long-temps, que déjà elle ne l'est, la proie d'un terrible fléau, ni elle ni moi en serons la cause.

Je compte de la part de V. Exc. sur la discrétion qu'elle est sûre de trouver en moi, et je la prie d'agréer les assurances, etc.
Signé Metternich.




(Nº 6.) Lettre du prince de Metternich
Au duc de Vicence.

Langres, le 29 janvier 1814.



Ma lettre officielle prouvera à votre excellence que les négociateurs vous arrivent, et que le point où vous êtes dans ce moment a été choisi par les souverains alliés. Si elle calcule que lord Castlereagh n'a vu l'empereur de Russie pour la première fois que le 27, vous ne trouverez aucun retard dans la fixation du 3 février pour l'arrivée des négociateurs.

J'expédierai M. de Floret, dans le courant de la nuit prochaine, à Châtillon. Il est chargé de choisir et de préparer des logements pour les plénipotentiaires. Je n'ai pas besoin de le recommander plus particulièrement à votre excellence.

Agréez, monsieur le duc, l'assurance de ma haute considération et de mes inaltérables sentiments.

Signé le prince de Metternich.






(Nº 7.) Lettre du duc de Vicence
Au prince de Metternich.

Châtillon, le 30 janvier 1814.



J'ai reçu la lettre par laquelle votre excellence me fait l'honneur de m'informer que Châtillon-sur-Seine a été désigné par les souverains alliés pour le lieu des négociations, et que les plénipotentiaires de Russie, d'Angleterre, de Prusse et d'Autriche, seront rendus dans cette ville le 3 février prochain.

Mon départ de Paris, depuis près d'un mois, et mon séjour même à Châtillon, sont des preuves trop évidentes de l'empressement et du désir sincère qu'a l'empereur, mon maître, de contribuer autant qu'il est en son pouvoir au rétablissement de la paix, pour que j'aie besoin d'en renouveler ici l'assurance. Votre excellence n'ignore point qu'il n'a pas dépendu de nous d'accélérer un événement si long-temps attendu.

Recevez, prince, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.





(Nº 8.) M. le duc de Vicence
A M. le prince de Metternich.

Châtillon-sur-Seine, le 31 janvier 1814.



M. de Floret m'a remis, mon prince, la lettre particulière que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en réponse à celle que j'ai adressée, le 25 de ce mois, à votre excellence; ma confiance en elle avait devancé celle qu'elle veut bien m'accorder, et lui est garant de ma discrétion.

Plus que jamais, les hommes animés d'un bon esprit ont le besoin de s'entendre, pour mettre, s'il en est encore temps, un terme aux malheurs qui menacent le monde. Je regrette que l'idée d'un intérêt général, que j'ai soumise à votre jugement, et dont je crois l'adoption si nécessaire pour arriver à ce but, ne vous ait pas paru pouvoir être admise; j'aime à penser qu'elle n'est qu'ajournée, et que je trouverai votre plénipotentiaire disposé à m'appuyer pour la reproduire dans l'occasion.

Je ne puis que répéter à votre excellence ce que je lui ai déjà mandé. L'empereur veut sincèrement la paix. Nous n'avons d'autres pensées, d'autre vue, que de placer, comme votre excellence le dit si judicieusement, l'Europe sur des bases qui assurent à tous les états une longue tranquillité. Les difficultés ne viendront donc pas de nous, je vous l'assure; mais les espérances que vous aviez conçues pourront-elles se réaliser, si la modération, si la fidélité à des engagements pris à la face du monde ne se trouvent que de notre côté? Après une si longue attente, après tant d'efforts, et, je puis le dire, tant de sacrifices personnels pour la cause sacrée à laquelle je travaille ainsi que vous, je suis forcé d'avouer à votre excellence que j'avais espéré qu'elle me seconderait personnellement dans une tâche aussi importante que difficile, et qu'elle même voudrait achever son ouvrage. C'est M. de Stadion qui remplace votre excellence. Comme Autrichien, les véritables intérêts de nos deux pays doivent nous réunir. Comme votre ami, ma confiance en lui sera entière, et, sous ce rapport, ce choix ne peut que m'être agréable. Mais quelle autre influence que celle du ministre qui dirige la politique de la puissance prépondérante sur le continent, pourrait balancer celle de toutes les passions de l'Europe réunies et placées, si on peut s'exprimer ainsi, dans la main d'un négociateur anglais, pour s'en servir, s'il ne désire pas sincèrement la paix, au gré de ses vues particulières? Quelques uns des choix qui ont été faits, n'avertissaient-ils pas votre excellence qu'il faudrait tout son crédit pour faire prévaloir même les idées les plus raisonnables?

Vous voyez, mon prince, avec quelle franchise je réponds à celle que vous m'avez témoignée. Personne ne met une plus grande, une plus entière confiance que moi dans le caractère de l'empereur, votre maître. La constante invariabilité de ses principes peut seule nous donner la paix; mais le moment de la faire ne nous échappera-t-il pas, si vous ne vous prononcez pas fortement pour cette cause, dès l'ouverture des négociations? C'est de l'énergie que vous mettrez à réprimer les passions de tous les partis, et à modérer une ambition qui détruirait d'avance l'équilibre que vous aspirez à établir, qu'en dépendra le succès. La postérité, mon prince, ne nous tiendra nul compte de nos efforts, si nous ne réussissons pas. Votre excellence, qui est si convenablement placée pour être le régulateur de ces grands intérêts, n'aura rien fait, si une paix qui assure à chaque état les limites et le degré de puissance qui lui appartiennent, et qui porte ainsi en elle-même la garantie de sa durée, ne met pas aujourd'hui un terme aux troubles qui agitent, depuis si long-temps, la malheureuse Europe.

Quant à moi, mes voeux vous sont connus depuis long-temps, rien ne peut les faire changer; vous pouvez donc compter sur moi, mon prince, comme je compte sur vous pour tout ce qui pourra mener à ce noble but.

Agréez, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.





(Nº 9.) Protocole des conférences de Châtillon-sur-Seine.

Séance du 4 février 1814.

S. Exc. M. le duc de Vicence, ministre des relations extérieures et plénipotentiaire de France, d'une part:

Et les plénipotentiaires des cours alliées, savoir:

S. Exc. M. le comte de Stadion, etc., pour l'Autriche;

S. Exc. M. le comte de Razoumowski, etc, pour la Russie.

LL. Exc. lord Aberdeen, lord Cathcart et sir Charles Stewart, etc., pour la Grande-Bretagne;

Et S. Exc. M. le baron de Humboldt, etc., pour la Prusse, d'autre part;

S'étant acquittés réciproquement des visites d'usage dans la journée du 4 février, sont convenus en même temps, de se réunir en séance, le lendemain 5 du mois de février.



(Nº 10.) Lettre de Napoléon
Au duc de Vicence.

Troyes, le 4 février 1814.



Monsieur le duc de Vicence, le rapport du prince de Schwartzenberg est une folie........................; la vieille garde n'y était pas; la jeune garde n'a pas donné. Quelques pièces de canon nous ont été prises par des charges de cavalerie, mais l'armée était en marche pour passer le pont de Lesmont lorsque cet événement est arrivé, et deux heures plus tard l'ennemi ne nous aurait pas trouvés. Il paraît que toute l'armée ennemie était là...................................

Vous me demandez toujours des pouvoirs et des instructions lorsqu'il est encore douteux si l'ennemi veut négocier. Les conditions sont, à ce qu'il paraît, arrêtées d'avance entre les alliés. C'était hier le 3, vous ne me dites pas que les plénipotentiaires vous en aient dit un mot. Aussitôt qu'ils vous les auront communiquées, vous êtes le maître de les accepter ou d'en référer à moi dans les vingt-quatre heures. Je ne conçois pas en vérité cette phrase que vous me renvoyez de M. de Metternich. Qu'entendent-ils par des ajournements, quand vous êtes depuis un mois aux avant-postes? M. de la Besnardière que j'ai vu hier au soir doit vous avoir rejoint. Le 2, un corps autrichien a été battu à Rosnay; on lui a fait 600 prisonniers et tué beaucoup de monde. L'aide de camp du prince de Neufchâtel a été pris le premier, au moment où il faisait le tour de nos avant-postes. Sur ce, je prie Dieu, etc.
Signé Napoléon.




(Nº 11.) Protocole.

Séance du 5 février, à une heure après midi.

Les plénipotentiaires ci-dessus désignés se sont assemblés en maison tierce (dans celle de M. de Montmort), choisie pour le lieu des séances; et après avoir indistinctement pris place à une table de forme ronde, ils ont produit leurs pleins-pouvoirs respectifs en original et en copie vidimée; lesquels ont été mutuellement acceptés.

Les plénipotentiaires des cours alliées ont remis ensuite la déclaration suivante:

Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent qu'ils ne se présentent point aux conférences comme uniquement envoyés par les quatre cours de la part desquelles ils sont munis de pleins-pouvoirs, mais comme se trouvant chargés de traiter de la paix avec la France au nom de l'Europe ne formant qu'un seul tout; les quatre puissances répondent de l'accession de leurs alliés aux arrangements dont on sera convenu à l'époque de la paix même.

S. Exc. M. le duc de Vicence a répondu que rien n'était plus conforme aux vues de sa cour que ce qui tendait à simplifier les négociations et à en rapprocher le terme.

Après cette observation, les plénipotentiaires des cours alliées passent à la détermination des formes des conférences, où ils déclarent à ce sujet:

Qu'ils sont tenus à ne traiter que conjointement et à ne point admettre d'autres formes de négociations que celles de séances avec tenue de protocole.

S. Exc. M. le plénipotentiaire français a déclaré n'avoir rien à opposer à cette forme.

Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent ensuite:

Que les cours alliées adhèrent à la déclaration du gouvernement britannique portant:

Que toute discussion sur le code maritime serait contraire aux usages observés jusqu'ici dans les négociations de la nature de la présente; que la Grande-Bretagne ne demande aux autres nations ni ne leur accorde aucune concession relativement à des droits qu'elle regarde comme réciproquement obligatoires et de nature à ne devoir être réglés que par le droit des gens, excepté là où ces mêmes droits ont été modifiés par des conventions spéciales entre des états particuliers;

Qu'en conséquence les cours alliées regarderaient l'insistance de la France à ce sujet comme contraire à l'objet de la réunion des plénipotentiaires, et comme tendant à empêcher le rétablissement de la paix.

En recevant cette déclaration, S. Exc. M. le duc de Vicence a répondu que l'intention de la France n'a jamais été de demander rien de dérogatoire aux règles du droit des gens, et qu'il n'avait pas d'autre observation à faire.

Les plénipotentiaires des cours alliées observent là-dessus qu'ils prennent cette déclaration pour acceptation.

M. le duc de Vicence, après avoir dit que son gouvernement l'avait fait partir depuis long-temps pour accélérer autant qu'il était possible l'oeuvre de la paix, a demandé que l'on entrât à l'instant même dans le fond de la négociation, protestant que la France n'avait d'autre désir que d'arriver à connaître l'ensemble des propositions qui pouvaient amener la cessation des malheurs de la guerre.

S. Exc. M. le comte de Razoumowski a dit qu'il n'avait point encore l'expédition signée de ses instructions.

S. Exc. M. le duc de Vicence a observé qu'après le temps qui s'était écoulé, M. de Razoumowski étant si près de son souverain, on ne pouvait s'attendre à cet empêchement, et il a proposé de passer outre.

Mais LL. Exc. les plénipotentiaires des cours alliées ayant dit qu'elles avaient pensé que la première conférence serait uniquement consacrée aux objets rappelés ci-dessus, et sur l'observation qui a été faite que les instructions de M. le comte de Razoumowski arriveraient très probablement dans le jour, la conférence a été ajournée à demain.

Châtillon-sur-Seine, le 5 février 1814.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.



Signé comte A. de Razoumowski, Cathcart,
Humboldt, Aberdeen, J. comte de Stadion,
Charles Stewart, lieutenant général.




(Nº 12.) Lettre de M. le duc de Bassano
A M. le duc de Vicence.

Troyes, le 5 février 1814.



Monsieur le duc,

Je vous ai expédié un courrier avec une lettre de S. M.51 et le nouveau plein-pouvoir52 que vous avez demandé. Au moment où S. M. va quitter cette ville, elle me charge de vous en expédier un second, et de vous faire connaître en propres termes que S. M. vous donne carte blanche pour conduire les négociations à une heureuse fin, sauver la capitale, et éviter une bataille où sont les dernières espérances de la nation. Les conférences doivent avoir commencé hier. S. M. n'a pas voulu attendre que vous lui eussiez donné connaissance des premières ouvertures, de crainte d'occasionner le moindre retard.

Note 51: (retour) Celle du 4 février, ci-avant, nº 10.
Note 52: (retour) Ces pleins-pouvoirs étaient l'instrument de chancellerie ou lettres de créance sur parchemin, nécessaires pour accréditer le plénipotentiaire au congrès.

Je suis donc chargé, M. le duc, de vous faire connaître que l'intention de l'empereur est que vous vous regardiez comme investi de tous les pouvoirs nécessaires dans ces circonstances importantes pour prendre le parti le plus convenable, afin d'arrêter les progrès de l'ennemi et de sauver la capitale.

S. M. désire que vous correspondiez le plus fréquemment possible avec elle, afin qu'elle sache à quoi s'en tenir pour la direction de ses opérations militaires.

J'ai l'honneur, etc.
Signé le duc de Bassano.


(Nº 13.) Lettre du duc de Vicence
A Napoléon.

Châtillon, le 6 février 1814.



Sire,

Un courrier parti de Troyes, le 5 février, m'a apporté une dépêche chiffrée de M. le duc de Bassano, laquelle, tout en me commettant au nom de V. M. les pouvoirs les plus étendus, me jette et me retient dans la plus embarrassante perplexité.

Je me trouve ici placé vis-à-vis de quatre négociateurs, en ne comptant les trois plénipotentiaires anglais que pour un seul. Ces quatre négociateurs n'ont qu'une seule et même instruction, dressée par les ministres d'état des quatre cours. Leur langage leur a été dicté d'avance. Les déclarations qu'ils remettent leur ont été données toutes faites. Ils ne font pas un pas, ils ne disent point un mot sans s'être concertés d'avance. Ils veulent qu'il y ait un protocole; et si je veux moi-même y insérer les observations les plus simples sur les faits les plus constants, les expressions les plus modérées deviennent un sujet de difficulté, et je dois céder pour ne pas consumer le temps en vaines discussions. Je sens combien les moments sont précieux, je sens d'un autre côté qu'en précipitant tout, on perdrait tout. Je presse, mais avec la mesure que prescrit le besoin de ne pas compromettre les grands intérêts dont je suis chargé; je presse autant que je puis le faire sans me jeter à la tête de ces gens-ci, et sans me mettre à leur merci.

C'est dans cette situation que je reçois une lettre pleine d'alarmes. J'étais parti les mains presque liées, et je reçois des pouvoirs illimités. On me retenait, et l'on m'aiguillonne. Cependant on me laisse ignorer les motifs de ce changement. On me fait entrevoir des dangers, mais sans me dire quel en est le degré; s'ils viennent d'un seul côté ou de plusieurs. V. M. d'abord, et l'armée qu'elle commande; Paris, la Bretagne, l'Espagne, l'Italie, se présentent tour à tour, et tout à la fois à mon esprit; mon imagination se porte de l'une à l'autre, sans pouvoir former d'opinion fixe; ignorant la vraie situation des choses, je ne peux juger ce qu'elle exige et ce qu'elle permet; si elle est telle que je doive consentir à tout aveuglement, sans discussion et sans retard, ou si j'ai pour discuter, du moins les points les plus essentiels, plusieurs jours devant moi; si je n'en ai qu'un seul, ou si je n'ai pas un moment. Cet état d'anxiété aurait pu m'être épargné par des informations que la lettre de M. de Bassano ne contient pas.

Dans l'ignorance où elle me laisse, je marcherai avec précaution, comme on doit le faire entre deux écueils; mais à toute extrémité, je ferai tout ce que me paraîtront exiger la sûreté de V. M. et le salut de mon pays.

Je suis, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.






(Nº 14.) Protocole.

Séance du 7 février 1814.

Les protocoles de la séance du 5 ayant été expédiés en double et collationnés dans la journée d'hier, MM. les plénipotentiaires, à l'ouverture de la présente séance, ont muni ces expéditions de leurs signatures, en observant l'alternative entre le plénipotentiaire de la France d'un côté, et les plénipotentiaires des cours alliées de l'autre, les derniers y ayant procédé entre eux en adoptant la voie de pêle-mêle, tout préjudice sauf.

Cette formalité remplie, les plénipotentiaires des cours alliées consignent au protocole ce qui suit:

«Les puissances alliées réunissant le point de vue de la sûreté et de l'indépendance future de l'Europe, avec le désir de voir la France dans un état de possession analogue au rang qu'elle a toujours occupé dans le système politique, et considérant la situation dans laquelle l'Europe se trouve placée à l'égard de la France, à la suite des succès obtenus par leurs armes; les plénipotentiaires des cours alliées ont ordre de demander:

»Que la France rentre dans les limites qu'elle avait avant la révolution, sauf des arrangements d'une convenance réciproque sur des portions de territoire au-delà des limites de part et d'autre, et sauf des restitutions que l'Angleterre est prête à faire pour l'intérêt général de l'Europe, contre les rétrocessions ci-dessus demandées à la France, lesquelles restitutions seront prises sur les conquêtes que l'Angleterre a faites pendant la guerre; qu'en conséquence la France abandonne toute influence directe hors de ses limites futures, et que la renonciation à tous les titres qui ressortent des rapports de souveraineté et de protectorat sur l'Italie, l'Allemagne et la Suisse, soit une suite immédiate de cet arrangement.»

Après que M. le duc de Vicence a entendu la lecture de cette proposition, il s'établit de part et d'autre entre les plénipotentiaires une conversation explicative de l'objet, à la suite de laquelle S. Exc. le plénipotentiaire français observe que, la proposition étant de trop grande importance pour pouvoir y répondre immédiatement, il désire à cet effet que la séance soit suspendue.

Les plénipotentiaires des cours alliées n'hésitent pas à déférer à ce désir, et l'on convient de continuer la séance à huit heures dû soir.

Les plénipotentiaires reprenant la séance à l'heure convenue, M. le duc de Vicence déclare ce qui suit:

Le plénipotentiaire de France renouvelle encore l'engagement déjà pris par sa cour de faire, pour la paix, les plus grands sacrifices, quelque éloignée que la demande faite dans la séance d'aujourd'hui, au nom des puissances alliées, soit des bases proposées par elles à Francfort et fondées sur ce que les alliés eux-mêmes ont appelé les limites naturelles de la France; quelque éloignée qu'elle soit des déclarations que toutes les cours n'ont cessé de faire à la face de l'Europe; quelque éloignée que soit même leur proposition d'un état de possession analogue au rang que la France a toujours occupé dans le système politique, bases que les plénipotentiaires des puissances alliées rappellent encore dans leur proposition de ce jour. Enfin quoique le résultat de cette proposition soit d'appliquer à la France seule un principe que les puissances alliées ne parlent point d'adopter pour elles-mêmes, et dont cependant l'application ne peut être juste si elle n'est point réciproque et impartiale, le plénipotentiaire français n'hésiterait pas à s'expliquer sans retard de la manière la plus positive sur cette demande, si chaque sacrifice qui peut être fait et le degré dans lequel il peut l'être ne dépendaient pas nécessairement de l'espèce et du nombre de ceux qui seront demandés, comme la somme des sacrifices dépend aussi nécessairement de celle des compensations; toutes les questions d'une telle négociation sont tellement liées et subordonnées les unes aux autres, qu'on ne peut prendre de parti sur aucune avant de les connaître toutes. Il ne peut être indifférent à celui à qui on demande des sacrifices de savoir au profit de qui il les fait et quel emploi on veut en faire, enfin si, en les faisant, on peut mettre tout de suite un terme aux malheurs de la guerre. Un projet qui développerait les vues des alliés dans tout leur ensemble remplirait ce but.

Le plénipotentiaire renouvelle donc de la manière la plus instante la demande que les plénipotentiaires des cours alliées veuillent bien s'expliquer positivement sur tous les points précités.

Après avoir pris lecture de ce qui vient d'être inséré au protocole de la part de M. le plénipotentiaire de France, les plénipotentiaires des cours alliées déclarent qu'ils prennent sa réponse ad referendum.

Châtillon-sur-Seine, le 7 février 1814.

Signé Caulaincourt, duc de Vicence.



Signé le comte de Stadion, Aberdeen, Humboldt, le comte de Razoumowski, Cathcart, Charles Stewart.




(Nº 15.) Lettre de M. le duc de Vicence
A M. le prince de Metternich.

Châtillon, le 8 février 1814.



Prince,

J'ai reçu le 30 la lettre par laquelle vous m'annonciez que Châtillon serait le lieu des conférences. J'ai écrit tout de suite à Paris pour faire venir ma maison et tout ce qui m'était nécessaire. Tout est arrivé le 5 à vos avant-postes. Quoique muni d'un passe-port visé par le général Herzenberg, on les a renvoyés, et je suis ici comme un courrier, avec ce que j'ai porté pendant mon long voyage. Mes courriers, détournés de leur route, font soixante lieues au lieu de vingt, sont maltraités, retardés trois à quatre heures à chaque poste de Cosaques; et tout cela depuis quatre jours. Cette manière d'être est si éloignée des procédés et du noble respect de votre armée pour le droit des gens; elle est d'ailleurs si contraire aux principes connus du prince de Schwartzenberg, que je m'adresse avec toute confiance à V. Exc. pour que mes courriers puissent être expédiés plus directement et plus sûrement. Qu'on leur bande les yeux, qu'on les accompagne, je l'ai toujours proposé. Quant à mes gens, effets et chevaux, ils viendront quand on voudra faire prévenir à nos avant-postes de la route de Nogent, qu'ils peuvent passer.

V. Exc. a-t-elle reçu la petite boîte pour l'archiduchesse Léopoldine?

Agréez, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.




(Nº 16.) Lettre de M. le duc de Vicence
A M. le prince de Metternich.

Châtillon-sur-Seine, le 8 février 1814.



Vous m'avez autorisé, mon prince, à m'ouvrir à vous sans réserve. Je l'ai déjà fait, je continuerai; c'est une consolation à laquelle il me coûterait trop de renoncer.

Je regrette chaque jour davantage que ce ne soit pas avec vous que j'aie à traiter; si j'avais pu le prévoir, je n'aurais point accepté le ministère, je ne serais point ici; je serais dans les rangs de l'armée, et j'y pourrais du moins trouver en combattant une mort qu'il me faudra mettre au rang des biens, si je ne peux servir ici mon prince et mon pays. M. le comte de Stadion est digne sans doute de l'amitié qui vous lie; il mérite la confiance que vous voulez que je prenne en lui; mais M. de Stadion n'est pas vous; il ne peut pas avoir sur les négociateurs l'ascendant qu'il vous eût appartenu d'exercer. Chargé de la négociation, vous auriez empêché, j'aime à le croire, qu'on ne lui fît prendre, comme aujourd'hui, une marche évidemment calculée pour consumer le temps en interminables délais. A quoi ces délais peuvent-ils être bons, si c'est uniquement la paix qu'on se propose? Ne suis-je pas ici pour conclure, et demandé-je autre chose que de connaître les conditions auxquelles on la veut faire? Les alliés veulent-ils se ménager le temps d'arriver à Paris? Je ne vous dirai point, prince, de songer aux conséquences d'un tel événement par rapport à l'impératrice; sera-t-elle réduite à s'éloigner devant les troupes de son père, quand son auguste époux est prêt à signer la paix? Mais je vous dirai que la France n'est point tout entière à Paris; que la capitale occupée, les Français pourront penser que l'heure des sacrifices est passée; que des sentiments, que diverses causes ont assoupis, peuvent se réveiller; et que l'arrivée des alliés à Paris peut commencer une série d'événements que l'Autriche ne serait pas la dernière à regretter de ne pas avoir prévenus; car, dussions-nous finir par être accablés, est-ce l'intérêt de l'Autriche que nous le soyons? Quel profit a-t-elle à s'en promettre, et quelle gloire même en peut-elle attendre, si nous succombons sous les efforts de l'Europe entière? Vous, mon prince, vous avez une gloire immense à recueillir; mais c'est à condition que vous resterez le maître des événements, et le seul moyen que vous ayez de les maîtriser, est d'en arrêter le cours par une prompte paix. Nous ne nous refusons à aucun sacrifice raisonnable, nous désirons seulement connaître tous ceux qu'on nous demande, au profit de qui nous devons les faire, et si en les faisant nous avons la certitude de mettre immédiatement fin aux malheurs de la guerre. Faites, mon prince, que toutes ces questions soient posées d'une manière sérieuse et dans leur ensemble. Je ne ferai pas attendre ma réponse. Vous êtes assurément trop sage pour ne pas sentir que notre demande est aussi juste que nos dispositions sont modérées. V. Exc. ne pourrait-elle pas venir avec M. de Nesselrode passer ici trois heures chez lord Castlereagh? Il serait bien digne du caractère de l'empereur d'Autriche, et du coeur du père de l'impératrice, de permettre ce voyage qui pourrait finir en trois heures une lutte maintenant sans objet et qui coûte à l'humanité tant de larmes.

Agréez, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.






(Nº 17.) Lettre de M. le duc de Vicence
A Napoléon.

Châtillon, le 8 février 1814.



Sire,

Je reçois seulement la lettre que V. M. m'a fait écrire par M. le duc de Bassano. Je vais porter plainte des retards et des vexations qu'éprouvent les courriers.

Les détails satisfaisants que me donne M. le duc de Bassano sur les troupes que V. M. réunit auprès d'elle me font penser que je ferai bien d'attendre les ordres que je lui ai demandés par ma lettre d'hier.

Je suis, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.






(Nº 18.) Lettre du duc de Vicence
Au prince de Metternich.

Châtillon, le 9 février 1814.



Mon prince,

Je me propose de demander aux plénipotentiaires des cours alliées si la France, en consentant, ainsi qu'ils l'ont demandé, à rentrer dans ses anciennes limites, obtiendra immédiatement un armistice. Si par un tel sacrifice, un armistice peut être sur-le-champ obtenu, je serai prêt à le faire; je serai prêt encore, dans cette supposition, à remettre sur-le-champ une partie des places que ce sacrifice devra nous faire perdre.

J'ignore si les plénipotentiaires des cours alliées sont autorisés à répondre affirmativement à cette question, et s'ils ont des pouvoirs pour conclure cet armistice. S'ils n'en ont pas, personne ne peut autant que V. Exc. contribuer à leur en faire donner; les raisons qui me portent à l'en prier ne me semblent pas tellement particulières à la France, qu'elles ne doivent intéresser qu'elle seule. Je supplie V. Exc. de mettre ma lettre sous les yeux du père de l'impératrice: qu'il voie le sacrifice que nous sommes prêts à faire, et qu'il décide.

Agréez, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.





(Nº 19.) Note des plénipotentiaires alliés.

Châtillon-sur-Seine, le 9 février 1814.

Les soussignés, plénipotentiaires des cours alliées, viennent de recevoir de S. Exc. M. le plénipotentiaire de Russie une communication portant:

Que S. M. l'empereur de Russie ayant jugé à propos de se concerter avec les souverains, ses alliés, sur l'objet des conférences de Châtillon, S. M. a donné ordre à son plénipotentiaire de déclarer qu'elle désire que les conférences soient suspendues jusqu'à ce qu'elle lui ait fait parvenir des instructions ultérieures.

Les soussignés ont l'honneur d'en donner part à M. le plénipotentiaire de France, en prévenant que les conférences ne peuvent rester que pour le moment suspendues. Ils s'empresseront d'informer M. le plénipotentiaire du moment où ils seront mis à même d'en reprendre le cours.

Les soussignés ont l'honneur de présenter en même temps à S. Exc. l'assurance de leur haute considération.

Signé C. A. Razoumowski, Cathcart, comte de
Stadion
, Humboldt, Aberdeen, Charles
Stewart.





(Nº 20.) Lettre de M. le duc de Vicence
A Napoléon.

Châtillon, le 10 février 1814.



Sire,

Je ne veux pas perdre un moment pour envoyer à V. M. l'étrange déclaration que je viens de recevoir53. Je m'occupe de la réponse que je dois y faire et que je transmettrai à V. M. par un second courrier.

Note 53: (retour) Voyez cette déclaration au protocole.

Le peu que je sais, sur tout ce qui s'est passé hier et même avant-hier soir, prouverait que les plénipotentiaires alliés sont peu d'accord, qu'il y a eu de grandes difficultés, et que ce n'est que ce matin qu'ils ont tous consenti à faire remettre cette note; le plénipotentiaire de Russie ayant déclaré qu'il ne pouvait continuer à négocier, et les autres ne voulant pas avoir l'air de se séparer de lui. Si l'Autriche a un but raisonnable, cette circonstance l'obligera à se prononcer, s'il en est encore temps. Ma lettre d'hier à M. de Metternich ne lui laisse pas de prétexte pour ne pas le faire. Le voyage de lord Castlereagh peut même lui donner les moyens de s'expliquer franchement et sans retard; car il me paraît que ce qui se passe depuis quarante-huit heures tient à un motif auquel on n'était point préparé. Au reste, cela ne peut tarder à s'éclaircir: la force des événements prend un tel empire que la sagesse et la prévoyance humaine ne peuvent plus rien.

S'il n'y a de salut que dans les armes, je prie V. M. de me compter au nombre de ceux qui tiennent à honneur de mourir pour leur prince.

Lord Castlereagh est parti ce matin à neuf heures. Je joins ici copie de la lettre que je crois à propos d'écrire à M. de Metternich.

Je suis, etc.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.





(Nº 21.) Note aux plénipotentiaires alliés.

Châtillon-sur-Seine, 10 février 1814.



Le soussigné, plénipotentiaire de France, ayant reçu seulement aujourd'hui (dix, à onze heures du matin) une déclaration datée d'hier 9, et signée de LL. Exc. MM. les plénipotentiaires des cours alliées, n'a pu qu'être très surpris qu'elle lui fût ainsi parvenue, après que LL. Exc. elles-mêmes avaient, dès la première conférence, établi comme un principe invariable que rien de relatif à la négociation ne pourrait se traiter, ni conséquemment aucune délibération s'y rapportant être remise ou reçue hors des conférences, et lorsqu'elle pouvait si bien lui être remise dans la séance qu'il réclame depuis deux jours, et qu'il lui semble encore impossible que MM. les plénipotentiaires ne lui accordent pas, ne fût-ce que pour arrêter et signer le protocole de la dernière conférence, lequel appartenant au passé ne peut plus dépendre des déterminations présentes ou futures des cours alliées.

Mais l'étonnement du soussigné a été extrême en apprenant par la note de MM. les plénipotentiaires que le seul désir d'une seule des quatre cours alliées leur paraît à tous une cause suffisante pour suspendre indéfiniment les négociations.

Quoiqu'on n'ait motivé ce désir qu'en alléguant l'intention de se concerter avec ses alliés, et quoiqu'il ait été déclaré, à diverses reprises et de la manière la plus solennelle, que les souverains alliés et leurs cabinets se sont dès long-temps communiqué toutes leurs vues et les ont arrêtées d'un commun accord;

Le soussigné regarde donc comme un devoir de protester contre la détermination annoncée par LL. Exc. MM. les plénipotentiaires des cours alliées, d'autant plus que, par une singularité de circonstances qu'il ne peut s'empêcher de remarquer, il se trouve avoir à défendre, avec sa propre cause, celle des puissances dont les ministres sont réunis au congrès, et de toutes celles au nom desquelles ces mêmes ministres sont chargés de traiter.

Quel que soit le résultat de la réclamation, les maux occasionnés par l'interruption des négociations ne pourront du moins être imputés à la France, qui, comme le soussigné l'a déclaré dans la réponse qu'il a remise dans la conférence du 7, et le réitère ici, est prête à faire les plus grands sacrifices pour mettre immédiatement un terme aux maux de la guerre.

Le soussigné a l'honneur d'offrir à LL. EE. MM. les plénipotentiaires, les assurances de sa haute considération.
Signé Caulaincourt, duc de Vicence.





(Nº 22.) Lettre du duc de Vicence
Au prince de Metternich.

Châtillon-sur-Seine, le 10 février 1814, midi.



Mon prince,

Je reçois ce matin seulement, à onze heures, par un employé de votre légation, la note dont copie est ci-jointe, sous la date du 9. Ma lettre d'hier, remise le soir à M. de Floret, vous a dit tout ce que nous sommes prêts à faire pour la paix. Cette note dit trop clairement tout ce qu'on se propose contre, pour que j'ajoute aucune réflexion. Notre cause devient celle de tous les gouvernements qui veulent la paix.

Agréez, etc.





(Nº 23.) Lettre du prince de Metternich
Au duc de Vicence.

Troyes, le 15 février 1814.



Monsieur le duc,

L'empereur m'ayant autorisé à faire usage de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 9 de ce mois, près des cabinets alliés, les plénipotentiaires, réunis à Châtillon, ont reçu l'ordre d'entrer en pourparler avec vous sur la proposition que renfermait la lettre de V. Exc.

L'objet de la demande qu'elle m'a fait l'honneur de m'adresser, se trouvant ainsi rempli, il ne me reste qu'à lui offrir l'assurance, etc.
Signé le prince de Metternich.





(Nº 23bis.) Lettre du prince de Metternich
Au duc de Vicence.

Troyes, le 15 février 1814.



Je n'ai pas répondu aux lettres confidentielles de V. Exc., parceque je n'avais rien à lui dire. Nous venons de remettre en train vos négociations, et je réponds à V. Exc. que ce n'est pas chose facile que d'être le ministre de la coalition. Ce que vous m'avez dit de flatteur sur vos regrets de ne pas me voir à Châtillon ne peut porter que sur des sentiments personnels desquels vous m'avez donné tant de preuves. Croyez que, sous le rapport des affaires, je suis plus utile ici que chez vous. Je vous ai déjà recommandé M. le comte de Stadion; croyez-moi sur parole. Mylord Castlereagh est également un homme de la meilleure trempe, droit, loyal, sans passions, et par conséquent sans préjugés. Il fallait une composition d'hommes comme le sont les ministres anglais du moment, pour rendre possible la grande oeuvre à laquelle vous travaillez, et qui, je me flatte, sera couronnée du succès. V. Exc. ne doit pas regretter d'avoir accepté le ministère; il n'est beau que dans des temps difficiles.

Le comte de Stadion vous parlera de la ligne de vos courriers. Ce n'est pas seulement sous des points de vue militaires qu'il est impossible de les faire passer par les armées; mais nous ne pouvons pas, avec la meilleure volonté, répondre de nos hordes de troupes légères. Si vous en avez de très pressés, et que la direction du quartier général de votre empereur y prête, envoyez-moi des dépêches chiffrées, je les ferai passer sur la route la plus directe, par les avant-postes.

Voici une lettre de la famille Mesgrigny à leur frère, fils, etc., veuillez la lui faire passer. Ce sont de braves gens qui ont le bonheur de me posséder dans leur hôtel; bonheur véritable, car je ne les mange pas. C'est une vilaine chose, mon cher duc, que la guerre, et surtout quand on la fait avec cinquante mille Cosaques ou Baskirs.

Recevez l'assurance de mes sentiments inviolables, etc.
Signé le prince de Metternich.





(Nº 24.) Note des plénipotentiaires alliés.

Châtillon-sur-Seine, le 17 février 1814.

Les plénipotentiaires des cours alliées, aux conférences de Châtillon, ont eu l'honneur de prévenir, par une note du 9 de ce mois, S. Exc. M. le plénipotentiaire de France du motif pour lequel les conférences ne pouvaient que rester pour le moment suspendues; se trouvant maintenant à même d'en reprendre le cours, les soussignés ont l'honneur d'en informer monsieur le plénipotentiaire de France.

Ils présentent en même temps à S. Exc. les assurances de leur haute considération.

Signé comte de Razoumowski, Cathcart,
Humboldt, Aberdeen, Stadion.




(Nº 25.) Continuation du protocole des conférences de Châtillon-sur-Seine.

Séance du 17 février 1814.

Les séances ayant été suspendues, d'après une note des plénipotentiaires des cours alliées en date du 9, ont été reprises aujourd'hui 17 février.

Les plénipotentiaires des cours alliées commencent la conférence par consigner au protocole ce qui suit:

Le plénipotentiaire de France a fait précéder sa déclaration renfermée dans le protocole du 7 de ce mois, d'un préambule dans lequel il fait des rapprochements entre les déclarations antérieures et les propositions actuelles des cours alliées. Il leur serait aisé de répondre à ces rapprochements, ainsi qu'aux autres réflexions contenues dans ce préambule, et de prouver que la marche politique de leurs cours, dans les transactions actuelles, a été constamment à la fois dirigée par l'intention ferme et inébranlable de rétablir un juste équilibre en Europe, et adaptée aux événements amenés par des opérations de leurs armées; mais comme une pareille discussion serait entièrement étrangère au but de la négociation dont les plénipotentiaires des cours alliées se feraient scrupule de s'écarter; comme elle ferait dégénérer les protocoles de leurs conférences en véritables notes verbales; et comme ils sont fermement résolus de ne point se laisser détourner, pour quoi que ce fût, de la marche simple qu'ils ont annoncée dès le commencement, ils se bornent à déclarer, de la manière la plus positive, qu'ils disconviennent entièrement de ce qui est énoncé dans le préambule de la dite déclaration du plénipotentiaire de France, et ils passent ensuite immédiatement à l'objet principal.

Le plénipotentiaire autrichien prend à cet effet la parole au nom de ses collègues, et dit:

Qu'à la suite de la séance du 7 du mois, le plénipotentiaire français avait, dans une lettre adressée le 9 au prince de Metternich, annoncé l'intention de demander aux plénipotentiaires des cours alliées, si la France consentant, ainsi que ceux-ci l'ont demandé, à rentrer dans ses anciennes limites, obtiendra immédiatement un armistice: que, si par un tel sacrifice un armistice peut être sur-le-champ obtenu, il serait prêt à le faire; que de plus, il serait prêt, dans cette supposition, à remettre sur-le-champ une partie des places que ce sacrifice devrait faire perdre à la France;

Que le ministre des affaires étrangères de S. M. l'empereur d'Autriche, ayant porté cette ouverture à la connaissance des cours alliées, celles-ci ont autorisé leurs plénipotentiaires aux conférences à déclarer:

Qu'elles estiment qu'un traité préliminaire qui serait fondé sur le principe énoncé ci-dessus, et qui aurait pour suite immédiate la cessation des hostilités sur terre et sur mer, en mettant par là un terme également prompt aux maux de la guerre, atteindrait mieux et plus convenablement qu'un armistice, au but généralement désiré; et que, pour abréger davantage la négociation, les cours alliées ont transmis à leurs plénipotentiaires le projet d'un traité préliminaire dont il allait être donné lecture.

Le plénipotentiaire français observe qu'en faisant au prince de Metternich la demande confidentielle qui lui a été adressée pour un armistice, il était loin de s'attendre que les séances seraient aussi inopinément suspendues, et la négociation interrompue pendant neuf jours, ce qui avait changé l'état de la question et l'objet qu'il se proposait; que des préliminaires, exigeant une discussion plus ou moins longue, n'arrêtaient pas au moment même, comme un armistice, l'effusion du sang.

Le plénipotentiaire autrichien lit ensuite le projet de traité préliminaire suivant:

Projet d'un traité préliminaire entre les hautes puissances alliées et la France.

Au nom de la très sainte et indivisible Trinité.

LL. MM. II. d'Autriche et de Russie, S. M. le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, et S. M. le roi de Prusse, agissant au nom de tous leurs alliés, d'une part, et S. M. l'empereur des Français de l'autre, désirant cimenter le repos et le bien-être futur de l'Europe, par une paix solide et durable sur terre et sur mer, et ayant, pour atteindre à ce but salutaire, leurs plénipotentiaires actuellement réunis à Châtillon-sur-Seine, pour discuter les conditions de cette paix, lesdits plénipotentiaires sont convenus des articles suivants:

Art. 1er. Il y aura paix et amnistie entre LL. MM. II. d'Autriche et de Russie, S. M. le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, et S. M. le roi de Prusse, agissant en même temps au nom de tous leurs alliés, et S. M. l'empereur des Français, leurs héritiers et successeurs à perpétuité.

Les hautes parties contractantes s'engagent à apporter tous leurs soins à maintenir, pour le bonheur futur de l'Europe, la bonne harmonie si heureusement rétablie entre elles.

Art. 2. S. M. l'empereur des Français renonce, pour lui et ses successeurs, à la totalité des acquisitions, réunions ou incorporations de territoire faites par la France depuis le commencement de la guerre de 1792.

S. M. renonce également à toute l'influence constitutionnelle directe ou indirecte hors des anciennes limites de la France, telles qu'elles se trouvaient établies avant la guerre de 1792, et aux titres qui en dérivent, et nommément à ceux de roi d'Italie, roi de Rome, protecteur de la confédération du Rhin, et médiateur de la confédération suisse.

Art. 3. Les hautes parties contractantes reconnaissent formellement et solennellement le principe de la souveraineté et indépendance de tous les états de l'Europe, tels qu'ils seront constitués à la paix définitive.

Art. 4. S. M. l'empereur des Français reconnaît formellement la reconstruction suivante des pays limitrophes de la France:

1º L'Allemagne composée d'états indépendants unis par un lien fédératif;

2º L'Italie divisée en états indépendants, placés entre les possessions autrichiennes en Italie et la France;

3º La Hollande sous la souveraineté de la maison d'Orange, avec un accroissement de territoire.

4º La Suisse, état libre, indépendant, replacé dans ses anciennes limites, sous la garantie de toutes les grandes puissances, la France y comprise.

5º L'Espagne sous la domination de Ferdinand VII, dans ses anciennes limites.

S. M. l'empereur des Français reconnaît de plus le droit des puissances alliées de déterminer, d'après les traités existants entre les puissances, les limites et rapports tant des pays cédés par la France que de leurs états entre eux, sans que la France puisse aucunement y intervenir.

Art. 5. Par contre, S. M. britannique consent à restituer à la France, à l'exception des îles nommées les Saintes, toutes les conquêtes qui ont été faites par elle sur la France, pendant la guerre, et qui se trouvent à présent au pouvoir de S. M. britannique, dans les Indes orientales, en Afrique et en Amérique.

L'île de Tabago, conformément à l'article 2 du présent traité, restera à la Grande-Bretagne, et les alliés promettent d'employer leurs bons offices pour engager LL. MM. suédoise et portugaise à ne point mettre d'obstacle à la restitution de la Guadeloupe et de Cayenne à la France.

Tous les établissements et toutes les factoreries conquises sur la France, à l'est du cap de Bonne-Espérance, à l'exception des îles Maurice (île de France), de Bourbon et de leurs dépendances, lui seront restituées. La France ne rentrera dans ceux des susdits établissements et factoreries qui sont situés dans le continent des Indes et dans les limites des possessions britanniques, que sous la condition qu'elle les possédera uniquement à titre d'établissements commerciaux; et elle promet en conséquence de n'y point faire construire de fortifications, et de n'y point entretenir de garnisons ni forces militaires quelconques au-delà de ce qui est nécessaire pour maintenir la police dans lesdits établissements.

Les restitutions ci-dessus mentionnées en Asie, en Afrique, et en Amérique, ne s'étendront à aucune possession qui n'était point effectivement au pouvoir de la France avant le commencement de la guerre de 1792.

Le gouvernement français s'engage à prohiber l'importation des esclaves dans toutes les colonies et possessions restituées par le présent traité, et à défendre à ses sujets, de la manière la plus efficace, le trafic des nègres en général.

L'île de Malte, avec ses dépendances, restera en pleine souveraineté à S. M. britannique.

Art. 6. S. M. l'empereur des Français remettra, aussitôt après la ratification du présent traité préliminaire, les forteresses et forts des pays cédés, et ceux qui sont encore occupés par ses troupes en Allemagne, sans exception, et notamment la place de Mayence dans six jours; celles de Hambourg, Anvers, Berg-op-Zoom, dans l'espace de six jours; Mantoue, Palma-Nuova, Venise et Peschiera, les places de l'Oder et de l'Elbe, dans quinze jours, et les autres places et forts dans le plus court délai possible, qui ne pourra excéder celui de quinze jours. Ces places et forts seront remis dans l'état où ils se trouvent présentement, avec toute leur artillerie, munitions de guerre et de bouche, archives, etc.; les garnisons françaises de ces places sortiront avec armes, bagages, et avec leurs propriétés particulières.

S. M. l'empereur des Français fera également remettre, dans l'espace de quatre jours, aux armées alliées les places de Besançon, Belfort et Huningue, qui resteront en dépôt jusqu'à la ratification de la paix définitive, et qui seront remises dans l'état dans lequel elles auront été cédées à mesure que les armées alliées évacueront le territoire français.

Art. 7. Les généraux commandant en chef nommeront sans délai des commissaires chargés de déterminer la ligne de démarcation entre les armées réciproques.

Art. 8. Aussitôt que le présent traité préliminaire aura été accepté et ratifié de part et d'autre, les hostilités cesseront sur terre et sur mer.

Art. 9. Le présent traité préliminaire sera suivi, dans le plus court délai possible, par la signature d'un traité de paix définitif.

Art. 10. Les ratifications du traité préliminaire seront échangées dans quatre jours, ou plus tôt, si faire se peut.

En foi de quoi les plénipotentiaires de LL. MM. II. d'Autriche et de Russie, de S. M. le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, et de S. M. le roi de Prusse, d'une part, et le plénipotentiaire de S. M. l'empereur des Français, de l'autre, l'ont signé et y ont fait apposer le cachet de leurs armes.

Fait à Châtillon, etc., etc.

Cette lecture achevée, le plénipotentiaire de France prie les plénipotentiaires des cours alliées de répondre à l'observation et aux questions suivantes:

Il fait observer que le projet confond le titre de roi d'Italie avec ceux de médiateur et de protecteur, qui en diffèrent essentiellement; que le premier est un titre de souveraineté, ce que les deux autres ne sont pas; qu'il est attaché à la possession d'un état, que cet état est indépendant de la France, que les renonciations de celle-ci n'entraîneraient nullement une renonciation à la couronne d'Italie, à laquelle l'empereur des Français ne pourrait pas renoncer comme empereur, mais uniquement en sa qualité de roi.

Les plénipotentiaires des cours alliées répliquent qu'assurément l'intention des cours alliées est que le traité contienne la renonciation de l'empereur Napoléon à la possession du royaume d'Italie, et que puisqu'il paraît que le projet peut laisser des doutes là-dessus, cette renonciation devra y être ajoutée en termes explicites.

Le plénipotentiaire de France a demandé ensuite si le roi de Saxe était compris dans les arrangements que les alliés projetaient pour l'Allemagne, et serait rétabli dans la pleine possession de son royaume;

Si le roi de Westphalie, reconnu par toutes les puissances du continent, recouvrerait son royaume ou obtiendrait une indemnité;

Enfin, si les droits du vice-roi, comme héritier du royaume d'Italie, étaient reconnus pour le cas où le roi d'Italie renoncerait à la couronne de ce royaume.

Les plénipotentiaires des cours alliées ont déclaré s'en tenir pour le moment à leur projet.

Le plénipotentiaire français dit alors que la pièce dont il vient de lui être donné lecture et communication est d'une trop haute importance pour qu'il puisse y faire, dans cette séance, une réponse quelconque, et qu'il se réserve de proposer aux plénipotentiaires des cours alliées une conférence ultérieure lorsqu'il sera dans le cas d'entrer en discussion sur ce qui forme l'objet des ouvertures faites dans la présente séance.

Châtillon-sur-Seine, le 17 février 1814.

Signé Caulaincourt, duc de Vicence; Aberdeen,
Cathcart, le comte de Razoumowski, Humboldt,
le comte de Stadion, Charles Stewart,
lieutenant-général.




(Nº 26.) Lettre de Napoléon
Au duc de Vicence.

Nangis, le 17 février 1814.



Monsieur le duc de Vicence, je vous ai donné carte blanche pour sauver Paris et éviter une bataille qui était la dernière espérance de la nation. La bataille a eu lieu; la Providence a béni nos armes. J'ai fait 30 à 40,000 prisonniers. J'ai pris deux cents pièces de canon, un grand nombre de généraux, et détruit plusieurs armées sans presque coup férir. J'ai entamé hier l'armée du prince de Schwartzenberg, que j'espère détruire avant qu'elle ait repassé nos frontières. Votre attitude doit être la même, vous devez tout faire pour la paix, mais mon intention est que vous ne signiez rien sans mon ordre, parceque seul je connais ma position. En général, je ne désire qu'une paix solide et honorable, et elle ne peut être telle que sur les bases proposées à Francfort. Si les alliés eussent accepté vos propositions le 9, il n'y aurait pas eu de bataille, je n'aurais pas couru les chances de la fortune dans le moment où le moindre insuccès perdait la France; enfin, je n'aurais pas connu le secret de leur faiblesse. Il est juste qu'en retour j'aie les avantages des chances qui ont tourné pour moi. Je veux la paix, mais ce n'en serait pas une que celle qui imposerait à la France des conditions plus humiliantes que les bases de Francfort. Ma position est certainement plus avantageuse qu'à l'époque où les alliés étaient à Francfort. Ils pouvaient me braver; je n'avais obtenu aucun avantage sur eux, et ils étaient loin de mon territoire. Aujourd'hui c'est tout différent; j'ai eu d'immenses avantages sur eux, et des avantages tels qu'une carrière militaire de vingt années, et de quelque illustration, n'en présente pas de pareils. Je suis prêt à cesser les hostilités et à laisser les ennemis rentrer tranquilles chez eux, s'ils signent les préliminaires basés sur les propositions de Francfort. La mauvaise foi de l'ennemi et la violation des engagements les plus sacrés mettent seuls des délais entre nous; et nous sommes si près, que, si l'ennemi vous laisse correspondre avec moi directement, en vingt-quatre heures on peut avoir réponse aux dépêches. D'ailleurs je vais me rapprocher davantage. Sur ce, je prie Dieu, etc.

P. S. Comment arrive-t-il qu'aujourd'hui 18, je n'aie de dépêches de vous que du 14? Nous ne sommes cependant éloignés de vous que de vingt-cinq lieues.
Signé Napoléon.

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