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Marcof le Malouin

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The Project Gutenberg eBook of Marcof le Malouin

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Title: Marcof le Malouin

Author: Ernest Capendu

Release date: December 22, 2005 [eBook #17372]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MARCOF LE MALOUIN ***




PREMIÈRE PARTIE

LES PROMIS DE FOUESNAN




I

LE JEAN-LOUIS.

Dans les derniers jours de juin 1791, au moment où le soleil couchant dorait de ses rayonnements splendides la surface moutonneuse de l'Océan, embrasant l'occident des flots d'une lumière pourpre, comparable, par l'éclat, à des métaux en fusion, un petit lougre, fin de carène, élancé de mâture, marchant sous sa misaine, ses basses voiles, ses huniers et ses focs, filait gaiement sur la lame, par une belle brise du sud-ouest. L'atmosphère, lourde et épaisse, chargée d'électricité, se rafraîchissait peu à peu, car le vent augmentant progressivement d'intensité, menaçait de se changer en rafale. Les vagues, roulant plus précipitées sous l'action de la bourrasque naissante, déferlaient avec force sur les bordages du frêle bâtiment qui, insoucieux de l'orage, ne diminuait ni sa voilure ni la rapidité de sa marche. Il courait, serrant le vent au plus près, bondissant sur l'Océan comme un enfant qui se joue sur le sein maternel.

Son équipage, composé de quelques hommes, les uns fumant accoudés sur le bastingage, les autres accroupis avec nonchalance sur le pont, semblait lui-même n'avoir aucune préoccupation des nuages plombés et couleur de cuivre qui s'amoncelaient au sud et s'emparaient du firmament avec une vélocité incroyable pour tous ceux qui n'ont pas assisté à ce sublime spectacle de la nature que l'on nomme une tempête.

Ce lougre, baptisé sous le nom de Jean-Louis, parti la veille au soir de l'île de Groix, avait mis le cap sur Penmarckh. Quelques ballots de marchandises entassés au pied du grand mât et solidement amarrés contre le roulis, expliquaient suffisamment son voyage. Cependant ce petit navire, qu'à son aspect il était impossible de ne pas prendre tout d'abord pour l'un de ces paisibles et inoffensifs caboteurs faisant le commerce des côtes, offrait à l'oeil exercé du marin un problème difficile à résoudre. En dépit de son extérieur innocent, il avait dans toutes ses allures quelque chose du bâtiment de guerre. Sa mâture, coquettement inclinée en arrière, s'élevait haute et fière vers les nuages qu'elle semblait braver. Son gréement, soigné et admirablement entretenu, dénotait de la part de celui qui commandait le Jean-Louis des connaissances maritimes peu communes.

On sentait qu'à un moment donné, le lougre pouvait en un clin d'oeil se couvrir de toile, prendre chasse ou la donner, suivant la circonstance. Peut-être même les ballots qui couvraient son pont, sans l'encombrer toutefois, n'étaient-ils là que pour faire prendre le change aux curieux.

Au moment où nous rencontrons le Jean-Louis, rien pourtant ne décelait des intentions guerrières, il se contentait de filer gaiement sous la brise fraîchissante, s'inclinant sous la vague et bondissant comme un cheval de steeple-chase, par-dessus les barrières humides qui voulaient s'opposer à son passage. Les matelots insouciants regardaient d'un oeil calme approcher la tempête.

A l'arrière du petit bâtiment, le dos appuyé contre la muraille du couronnement, se tenait debout, une main passée dans la ceinture qui lui serrait le corps, un homme de taille moyenne, aux épaules larges et carrées, aux bras musculeux, aux longs cheveux tombant sur le cou, et dont le costume indiquait au premier coup d'oeil le marin de la vieille Bretagne.

Depuis trois quarts d'heure environ que la brise se carabinait de plus en plus, ce personnage n'avait pas fait un seul mouvement. Ses yeux vifs et pénétrants étaient fixés sur le ciel. De temps à autre une sorte de rayonnement intérieur illuminait sa physionomie.

—Avant une heure d'ici, nous aurons un vrai temps de damnés! murmura-t-il en faisant un mouvement brusque.

Un petit mousse, accroupi au pied du mât d'artimon, se releva vivement.

—Pierre! lui dit le commandant.

—Maître, fit l'enfant en s'avançant avec timidité.

—Va te poster dans les hautes vergues. Tu me signaleras la terre.

Le mousse, sans répondre, s'élança dans les enfléchures, et avec la rapidité et l'agilité d'un singe, il se mit en devoir de gagner la première hune de misaine.

—Amarre-toi solidement, lui cria son chef.

Puis, marchant à grands pas sur le pont, le personnage s'approcha d'un vieux matelot à la figure basanée, aux cheveux grisonnants, qui regardait froidement l'horizon.

—Bervic, lui demanda-t-il après un moment de silence, que penses-tu du grain qui se prépare?

—Je pense qu'avant dix minutes nous en verrons le commencement, répondit le matelot.

—Crois-tu qu'il dure?

—Dieu seul le sait.

—Eh bien! en ce cas, fais fermer les écoutilles et nettoyer les dallots.

«Bien, continua le patron du Jean-Louis en voyant ses ordres exécutés. Alerte, enfants! Carguez les huniers et amenez les focs!

—C'est pas mal, mais c'est pas encore ça, murmura Bervic resté seul à côté du commandant auquel il servait de contre-maître et de second.

—Qu'est-ce que tu dis, vieux caïman?

—Je dis que, pendant qu'on y est, autant carguer la misaine; le lougre est assez jeune pour marcher à sec, et si nous laissons prise au vent, il ne se passera pas cinq minutes avant que la voilure ne s'en aille à tous les grands diables d'enfer...

—Tu te trompes, vieux gabier, répondit le commandant, si la brise est forte, ma misaine est plus forte encore. Envoie prendre deux ris, amarre deux écoutes et tiens bon la barre. Tu gouverneras jusqu'en vue de terre. Va! je réponds de tout. Marcof n'a jamais culé devant la tempête, et le Jean-Louis obéit mieux qu'une jeune fille.

—C'est tenter Dieu! grommela le vieux marin, qui néanmoins s'empressa d'obéir à son chef.

La tempête éclatait alors dans toute sa fureur. Les rayons du soleil, entièrement masqués par des nuées livides, n'éclairaient plus que faiblement l'horizon. Cinq heures sonnaient à peine aux clochers de la côte voisine, et la nuit semblait avoir déjà jeté sur la terre son manteau de deuil. Des vagues gigantesques, courtes et rapides comme elles le sont toujours dans ces parages hérissés de brisants et de rochers, s'élançaient avec furie les unes contre les autres, par suite du ressac que la proximité de la terre rendait terrible. La rafale passant sur la mer échevelée, comme un vol de djinns fantastiques, tordait les vergues et sifflait dans les agrès du navire.

Le petit lougre bondissait, emporté par le tourbillon; mais néanmoins il tenait ferme, et gouvernait bien. Presque à sec de voiles, ne marchant plus que sous sa misaine, obéissant comme un enfant aux impulsions de la main savante qui tenait la barre, il présentait sans cesse son avant aux plus fortes lames, tout en évitant avec soin de se laisser emporter par les courants multipliés qui offrent tant de périls aux navires longeant les côtes de la Cornouaille.

Personne à bord n'ignorait les dangers que courait le Jean-Louis. Mais, soit confiance dans la bonne construction du lougre, soit certitude de l'infaillibilité de leur chef, soit indifférence de la mort imminente, les matelots, rudement ballotés par le tangage, n'avaient rien perdu de leur attitude calme et passive, presque semblable à l'allure fataliste des musulmans fumeurs d'opium. Le patron lui-même sifflait gaiement entre ses dents en regardant d'un oeil presque ironique la fureur croissante des flots. On eût dit que cet homme éprouvait une sorte de joie intérieure à lutter ainsi contre les éléments, lui, si faible, contre eux si forts!...

Au moment où il passait devant l'écoutille qui servait de communication avec l'entre-pont du navire, deux têtes jeunes et souriantes apparurent au sommet de l'escalier, et deux nouveaux personnages firent leur entrée sur l'arrière du Jean-Louis.

Le premier qui se présenta était un grand et beau jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux yeux bleus et aux cheveux blonds. Il portait avec grâce le costume simple et élégant des habitants de Roscof. Des braies blanches, une veste de même couleur en fine toile, serrée à la taille par une large ceinture de serge rouge, et laissant apercevoir le grand gilet vert à manches bleues, commun à presque tous les Bretons. Un chapeau aux larges bords, tout entouré de chenilles de couleurs vives et bariolées, lui couvrait la tête. Ses jambes se dessinaient fines et nerveuses sous de longues guêtres de toile blanche. Il portait à la main le penbas traditionnel.

Dès qu'il eut atteint le pont, sur lequel il se maintint en équilibre, malgré les rudes mouvements d'un tangage énergique, il se retourna et offrit la main à une jeune fille qui venait derrière lui.

Cette charmante créature, âgée de dix-huit ans tout au plus, offrait dans sa personne le type poétique et accompli des belles pennerès de la Bretagne. Le contraste de ses grands yeux noirs, pleins de vivacité et presque de passion, avec ses blonds cheveux aux reflets soyeux et cendrés, présentait tout d'abord un aspect d'une originalité séduisante, tandis que l'ovale parfait de la figure, la petite bouche fine et carminée, le nez droit aux narines mobiles et la peau d'une blancheur mate et rosée, constituaient un ensemble d'une saisissante beauté. Une large bande de toile duement empesée, relevée de chaque côté de la tête par deux épingles d'or, formait la coiffure de cette gracieuse tête. Le corsage de la robe, en étoffe de laine bleue, tout chamarré de velours noir et, de broderies de couleur jonquille, dessinait une taille ronde et cambrée et une poitrine élégante et riche de promesses presque réalisées. Les manches, en mousseline blanche à mille plis, s'ajustaient à la robe par deux larges poignets de velours entourant la naissance du bras. La jupe bleue retombait sur une seconde jupe orange, laquelle, à son tour, laissait apercevoir un troisième jupon de laine noire. Des bas de coton cerise, à broderie noire, modelaient à ravir une fine et délicieuse jambe de Diane chasseresse. Le petit pied de cette belle fille était enfermé dans un simple soulier de cuir bien ciré, orné d'une boucle d'or. D'énormes anneaux d'oreilles et une chaîne de cou à laquelle pendait une petite croix d'or, complétaient ce costume pittoresque.

En s'élançant légère sur le pont du lougre, la jeune Bretonne déplia une sorte de manteau à capuchon à fond gris rayé de vert, qu'elle se jeta gracieusement sur les épaules. Précaution d'autant moins inutile, que les vagues qui déferlaient contre le bordage du Jean-Louis retombaient en pluie fine sur le pont du navire, qu'elles balayaient même quelquefois dans toute sa largeur.

—Ah! ah! les promis, vous avez donc assez du tête-à-tête? demanda en souriant le patron du lougre, dès qu'il eut vu les deux jeunes gens s'avancer vers lui.

Il avait formulé cette question en français. Jusqu'alors, pour causer avec Bervic et pour donner des ordres à son équipage, il avait employé le dialecte breton.

—Dame! monsieur Marcof, répondit la jeune fille, depuis que vous avez fait fermer les panneaux, l'air commence à manquer là-dedans...

—Si j'ai fait fermer les panneaux, ma belle petite Yvonne, c'est que, sans cela, les lames auraient fort bien pu troubler votre conversation.

—Sainte Marie! quel changement de temps! s'écria le jeune homme en jetant autour de lui un regard plein d'étonnement et presque d'épouvante.

—Ah ça! mon gars, fit Marcof en souriant, il paraît que quand tu es en train de gazouiller des chansons d'amour, le bon Dieu peut déchaîner toutes ses colères et tous ses tonnerres sans que tu y prêtes seulement attention! Voici près d'une heure que nous dansons sur des vagues diaboliques, et, ce qui m'étonne le plus, c'est que tu sois là, debout devant moi, au lieu de t'affaler dans ton hamac...

—Et pourquoi souffrirais-je, Marcof, quand Yvonne ne souffre pas?...

—C'est qu'Yvonne est fille de matelot; c'est qu'elle a le pied et le coeur marins, et qu'elle serait capable de tenir la barre si elle en avait la force. N'est-ce pas, ma fille? continua Marcof en se retournant vers Yvonne.

—Sans doute, répondit-elle; vous savez bien que je n'ai pas quitté mon père tant qu'il a navigué...

—Je sais que tu es une brave Bretonne, et que la sainte Vierge qui te protége portera bonheur au Jean-Louis. Ah! Jahoua, mon gars, tu auras là une sainte et honnête femme; et si tu ne te montrais pas digne de ton bonheur, ce serait un rude compte à régler entre toi et tous les marins de Penmarkh, moi en tête! Vois-tu, Yvonne, c'est notre enfant à tous! Quand un navire vire au cabestan pour venir à pic sur son ancre, il faut qu'elle soit là, il faut qu'elle prie au milieu de l'équipage qui va partir! Un Pater d'Yvonne, c'est une recommandation pour le paradis.

—J'aime Yvonne de toute mon âme et de tout mon coeur, répondit Jahoua avec simplicité, et la preuve que je l'aime, c'est que je suis son promis.

—Je sais bien, mon gars; mais, vois-tu, dans tout cet amour-là, il y a quelque chose qui me met vent dessous vent dedans, c'est...

Marcof s'arrêta brusquement, comme si la crainte d'entamer un sujet pénible ou embarrassant lui eût fermé la bouche. Jahoua lui-même fit un signe d'impatience, et Yvonne, dont son fiancé tenait les deux mains, se recula vivement en rougissant et en baissant la tête. A coup sûr, les paroles du patron avaient éveillé dans leurs âmes un triste souvenir.

—Tonnerre! s'écria Marcof après un moment de silence, voilà la rafale qui redouble. La barre à bâbord, Bervic! Vieux caïman, tu ne gouvernes plus! continua-t-il en breton en s'adressant au marin chargé de la direction du lougre.

La tempête, en effet, prenait des proportions formidables. Un coup de tonnerre effrayant succéda si rapidement à l'éclair qui le précédait qu'Yvonne, épouvantée, se laissa tomber à genoux. Marcof saisit lui-même la barre du gouvernail.

—Largue les focs et les huniers! commandait-il d'une voix brusque et saccadée.

A cet ordre inattendu de livrer de la toile au vent dans cette infernale tourmente, les marins, stupéfaits, demeurèrent immobiles.

—Tonnerre d'enfer!... chacun à son poste! hurla Marcof d'une voix tellement impérieuse que ses hommes bondirent en avant.

Quelques secondes plus tard, le Jean-Louis, chargé de toiles, filait sur les vagues, tellement penché à tribord que ses basses vergues plongeaient entièrement dans l'Océan.

—Yvonne, reprit plus doucement Marcof en s'adressant à la jeune fille, je suis fâché que ton père t'ait conduite à bord...

—Et pourquoi cela, Marcof?

—Parce que le temps est rude, ma fille, et que, s'il arrivait malheur au Jean-Louis, le vieil Yvon ne s'en relèverait pas...

—Est-ce que vous craignez pour le lougre? demanda Jahoua.

—Il est entre les mains de Dieu, mon gars. Je fais ce que je puis, mais la tempête est dure et les rochers de Penmarckh sont bien près.

—Sainte Vierge! protégez-nous! murmura la jeune fille.

—Ne craignez rien, ma douce Yvonne, dit Jahoua en s'approchant d'elle; le bon Dieu voit notre amour et il nous sauvera. Si nous nous trouvons embarqués à bord du Jean-Louis, n'allions-nous pas faire un pèlerinage à la Vierge de l'Ile de Groix pour qu'elle bénisse notre union? Dieu nous éprouve, mais il ne veut pas nous punir..... nous ne l'avons pas mérité...

—Vous avez raison, Pierre, ayons confiance.

—En attendant, ma fille, reprit Marcof, va me chercher ce bout de grelin qui est là roulé au pied du mât de misaine. Là, c'est bien! Maintenant amarre-le solidement autour de ta taille; aide-la, Jahoua. Bon, ça y est; approche, continua le marin en passant à son tour son bras droit dans le reste de la corde à laquelle Yvonne avait fait un noeud coulant. Va! ne crains rien, si nous sombrons en mer ou si nous nous brisons sur les côtes, je te sauverai.

—Non, non, s'écria impétueusement Jahoua; si quelqu'un doit sauver Yvonne en cas de péril, c'est à moi que ce droit appartient...

—Toi, mon gars, occupe-toi de tes affaires, et laisse-moi arranger les miennes à ma guise. Yvon m'a confié sa fille, à moi, entends-tu, et je dois la lui ramener ou mourir avec elle.

—S'il y a du danger, Marcof, laissez-moi et sauvez-vous!... s'écria Yvonne.

—Terre! cria tout à coup une voix aiguë partie du haut de la mâture.

—Voilà le péril qui approche, murmura vivement Marcof à voix basse. Silence tous deux et laissez-moi.

En ce moment, un éclair qui déchira les nues illumina l'horizon, et malgré la nuit déjà sombre on put distinguer les falaises s'élevant comme de gigantesques masses noires, par le tribord du Jean-Louis. La rafale poussait le navire à la côte avec une effroyable rapidité.

—Marcof! dit le vieux Bervic en s'approchant vivement de son chef, au nom de Dieu! fais carguer la toile ou nous sommes perdus.

—Silence... s'écria durement Marcof; à ton poste! Prends ta hache, et, sur ta vie, fends la tête au premier qui hésiterait à obéir.

Le matelot gagna l'avant du navire sans répondre un seul mot, mais en pensant à part lui que son chef était devenu fou.




II

LA BAIE DES TRÉPASSÉS.

De toutes les côtes de la vieille Bretagne, celle qui offre l'aspect le plus sauvage, le plus sinistre, le plus désolé, est sans contredit la Torche de la tête du cheval, en breton Penmarckh. Là, rien ne manque pour frapper d'horreur le regard du voyageur éperdu. Un chaos presque fantastique, des amoncellements étranges de rochers granitiques qu'on croirait foudroyés, encombrent le rivage. La tradition prétend qu'à cette place s'élevait jadis une cité vaste et florissante submergée en une seule nuit par une mer en fureur. Mais de cette cité, il ne reste pas même le nom! Des falaises à pic, des blocs écrasés les uns sur les autres par quelque cataclysme épouvantable, pas un arbre, pas d'autre verdure que celle des algues marines poussant aux crevasses des brisants, un promontoire étroit, vacillant sans cesse sous les coups de mer et formé lui-même de quartiers de rocs entassés pêle-mêle dans l'Océan par les convulsions de quelque Titan agonisant; voilà quel est l'aspect de Penmarckh, même par un temps calme et par une mer tranquille.

Mais lorsque le vent du sud vient chasser le flot sur les côtes, lorsque le ciel s'assombrit, lorsque la tempête éclate, il est impossible à l'imagination de rêver un spectacle plus grandiose, plus émouvant, plus terrible, que ne l'offre cette partie des côtes de la Cornouaille. On dirait alors que les vagues et que les rochers, que le démon des eaux et celui de la terre se livrent un de ces combats formidables dont l'issue doit être l'anéantissement des deux adversaires. L'Océan, furieux, bondit écumant hors de son lit, et vient saisir corps à corps ces falaises hérissées qui tremblent sur leur base. Sa grande voix mugit si haut qu'on l'entend à plus de cinq lieues dans l'intérieur des terres, et que les habitants de Quimper même frémissent à ce bruit redoutable. La langue humaine n'offre pas d'expressions capables de dépeindre ce bouleversement et ce chaos. Ce bruit infernal possède, pour qui l'entend de près, les propriétés étranges de la fascination. Il attire comme un gouffre. Cent rochers, aux pointes aiguës, semés de tous côtés dans la mer, obstruent le passage et s'élèvent comme une première et insuffisante barrière contre la fureur du flot qui les heurte et les ébranle.

En franchissant cette sorte de fortification naturelle, en suivant la falaise dans la direction d'Audierne, après avoir doublé à demi la pointe de Penmarckh, on découvre une crique étroite offrant un fond suffisant aux navires d'un médiocre tirant d'eau. Cette crique, refuge momentané de quelques barques de pêche, est le plus souvent déserte.

Les rocs qui encombrent sa passe présentent de tels dangers au navigateur, qu'il est rare de voir s'y aventurer d'autres marins que ceux qui sont originaires du pays.

Néanmoins, c'est au milieu du bruit assourdissant, c'est en passant entre ces écueils perfides, par une nuit sombre et par un vent de tempête, que le Jean-Louis doit gagner ce douteux port de salut.

Le lougre avançait avec la rapidité d'une flèche lancée par une main vigoureuse. Marcof, toujours attaché à Yvonne, tenait la barre du gouvernail.

—Tonnerre! murmura-t-il brusquement en interrogeant l'horizon; tous ces gars de Penmarckh sont donc devenus idiots! Pas un feu sur les côtes!

—Un feu à l'arrière! cria le mousse toujours amarré au sommet du mât, et semblant répondre ainsi à l'exclamation du marin.

—Impossible! fit Marcof, nous n'avons pas doublé la baie, j'en suis sûr!

—Un feu à l'avant! dit Bervic.

—Un feu par la hanche de tribord! s'écria un autre matelot.

—Un feu par le bossoir de bâbord! ajouta un troisième.

—Tonnerre! rugit Marcof en frappant du pied avec fureur. Tous les diables de l'enfer ont-ils donc allumé des feux sur les falaises!

On distinguait alors, perçant la nuit sombre et la brume épaisse, des clartés rougeâtres dont la quantité augmentait à chaque instant, et qui semblaient autant de météores allumés par la tempête.

—Que Satan nous vienne en aide; murmura le marin.

—Ne blasphémez pas, Marcof! s'écria vivement Yvonne. La tourmente nous a fait oublier que c'était aujourd'hui le jour de la Saint-Jean. Ce que nous voyons, ce sont les feux de joie.

—Damnés feux de joie, qui nous indiquent aussi bien les récifs que la baie.

—Marcof! entendez-vous? fit tout à coup Jahoua.

—Et que veux-tu que j'entende, si ce n'est les hurlements du ressac?

—Quoi? écoutez!

—Ciel! murmura Yvonne après avoir prêté l'oreille, ce sont les âmes de la baie des Trépassés qui demandent des prières!...

Marcof, lui aussi, avait sans doute reconnu un bruit nouveau se mêlant à l'assourdissant tapage de la tempête déchaînée, car il porta vivement un sifflet d'argent à ses lèvres et il en tira un son aigu. Bervic accourut. Le patron délia la corde qui l'attachait à Yvonne, et remettant la barre du gouvernail entre les mains du matelot:

—Gouverne droit, dit-il, évite les courants, toujours à bâbord, et toi, ma fille, continua-t-il en se retournant vers Yvonne, demeure au pied du mât. Sur ton salut, ne bouge pas!... Que je te retrouve là au moment du danger! Seulement, appelle le ciel à notre aide! Sans lui, nous sommes perdus!

La jolie Bretonne se prosterna, et ôtant la petite croix d'or qu'elle portait à son cou, elle la baisa pieusement et commença une ardente prière. Jahoua, agenouillé à côté d'elle, joignit ses prières aux siennes.

Marcof s'était élancé dans la mâture. A cheval sur une vergue, balancé au-dessus de l'abîme, il tira de sa poche une petite lunette de nuit et interrogea de nouveau l'horizon. Malgré le puissant secours de cette lunette, il fallait l'oeil profond et exercé du marin, cet oeil habitué à percer la brume et à sonder les ténèbres, pour distinguer autre chose que le ciel et l'eau. A peine la masse des nuages, paraissant plus sombre sur la droite du lougre, indiquait-elle l'approche de la terre.

—Ces feux nous perdront! murmura Marcof. Le Jean-Louis a doublé Penmarckh, et il court sur la baie des Trépassés.

Cette baie des Trépassés, dont le nom seul suffisait pour jeter l'épouvante dans l'âme des marins et des pêcheurs, était une petite anse abrupte et sauvage, vers laquelle un courant invincible emportait les navires imprudents qui s'engageaient dans ses eaux. Elle avait été le théâtre de si nombreux naufrages, on avait recueilli tant de cadavres sur sa plage rocheuse, que son appellation sinistre était trop pleinement justifiée. La légende, et qui dit légende en Bretagne, dit article de foi, la légende racontait que lorsque la nuit était orageuse, lorsque la vague déferlait rudement sur la côte, on entendait des clameurs s'élever dans la baie au-dessus de chaque lame. Ces clameurs étaient poussées par les âmes en peine qui, faute de messes, de prières et de sépultures chrétiennes, étaient impitoyablement repoussées du paradis, et erraient désolées sur cette partie des côtes de la Cornouaille. Un navire eût mieux aimé courir à une perte certaine sur les rochers de Penmarckh que de chercher un refuge dans cette crique de désolation.

En constatant la direction prise par son lougre, Marcof ne put retenir un mouvement de colère et de désespoir. A peine eut-il reconnu les côtes que, s'abandonnant à un cordage, il se laissa glisser du haut de la mâture.

—Aux bras et aux boulines! commanda-t-il en tombant comme une avalanche sur le pont, et en reprenant son poste à la barre. Pare à virer! Hardi, les gars! Notre-Dame de Groix ne nous abandonnera pas! Allons, Jahoua! tu es jeune et vigoureux, va donner un coup de main à mes hommes.

La manoeuvre était difficile. Il s'agissait de virer sous le vent. Une rafale plus forte, une vague plus monstrueuse prenant le navire par le travers opposé, au moment de son abattée, pouvait le faire engager. Or, un navire engagé, c'est-à-dire couché littéralement sur la mer et ne gouvernant plus, se relève rarement. Il devient le jouet des flots, qui le déchirent pièce à pièce, sans qu'il puisse leur opposer la moindre résistance.

Le Jean-Louis, néanmoins, grâce à l'habileté de son patron et à l'agilité de son équipage, sortit victorieux de cette dangereuse entreprise. Le péril n'avait fait que changer de nature, sans diminuer en rien d'imminence et d'intensité. Il ne s'agissait pas de tenir contre le vent debout et de gagner sur lui, chose matériellement impossible; il fallait courir des bordées sur les côtes, en essayant de reprendre peu à peu la haute mer. Malheureusement, la marée, la tempête et le vent du sud se réunissaient pour pousser le lougre à la côte. En virant de bord, il s'était bien éloigné de la baie des Trépassés; mais il s'approchait de plus en plus des roches de Penmarck. Déjà la Torche, le plus avancé des brisants, se détachait comme un point noir et sinistre sur les vagues.

Marcof avait fait carguer ses huniers, sa misaine, ses basses voiles. Le Jean-Louis gouvernait sous ses focs. Des fanaux avaient été hissés à ses mâts et à ses hautes vergues.

Yvonne priait toujours. Jahoua avait repris sa place auprès d'elle. L'équipage, morne et silencieux, s'attendait à chaque instant à voir le petit bâtiment se briser sur quelque rocher sous-marin.

—Jette le loch! ordonna Marcof en s'adressant à Bervic.

Celui-ci s'éloigna, et, au bout de quelques minutes, revint près du patron.

—Eh bien?

—Nous culons de trois brasses par minute, répondit le vieux Breton avec cette résignation subite et ce calme absolu du marin qui se trouve en face de la mort sans moyen de l'éviter.

—A combien sommes-nous de la Torche?

—A trente brasses environ.

—Alors nous avons dix minutes! murmura froidement Marcof. Tu entends, Yvonne? Prie, ma fille, mais prie en breton; le bon Dieu n'entend peut-être plus le français!...

Un silence d'agonie régnait à bord. La tempête seule mugissait.

La voix de la jeune fille s'éleva pure et touchante, implorant la miséricorde du Dieu des tempêtes. Tous les matelots s'agenouillèrent.

—Va Doué sicourit a hanom, commença Yvonne dans le sauvage et poétique dialecte de la Cornouaille; va vatimant a zo kes bian ag ar mor a zo ker brus1!

Footnote 1: (retour)

«Mon Dieu, protégez-moi, mon navire est si petit et votre mer si grande.»

—Amen! répondit pieusement l'équipage en se relevant.

—Un canot à bâbord! cria brusquement Bervic.

Tous les matelots, oubliant le péril qui les menaçait pour contempler celui, plus terrible encore, qu'affrontait une frêle barque sur ces flots en courroux, tous les matelots, disons-nous, se tournèrent vers la direction indiquée.

Un spectacle saisissant s'offrit à leurs regards. Tantôt lancée au sommet des vagues, tantôt glissant rapidement dans les profondeurs de l'abîme, une chaloupe s'avançait vers le lougre, et le lougre, par suite de son mouvement rétrograde, s'avançait également vers elle. Un seul homme était dans cette barque. Courbé sur les avirons, il nageait vigoureusement, coupant les lames avec une habileté et une hardiesse véritablement féeriques.

—Ce ne peut-être qu'un démon! grommela Bervic à l'oreille de Marcof.

—Homme ou démon, fais-lui jeter un bout d'amarre s'il veut venir à bord, répondit le marin, car, à coup sûr, c'est un vrai matelot!

En ce moment, une vague monstrueuse, refoulée par la falaise, revenait en mugissant vers la pleine mer. Le canot bondit au sommet de cette vague, puis, disparaissant sous un nuage d'écume, il fut lancé avec une force irrésistible contre les parois du lougre.

Un cri d'horreur retentit à bord. La barque venait d'être broyée entre la vague et le bordage. Les débris, lancés au loin, avaient déjà disparu.

—Un homme à la mer! répétèrent les matelots.

Mais avant qu'on ait eu le temps de couper le câble qui retenait la bouée de sauvetage, un homme cramponné à un grelin extérieur escaladait le bastingage et s'élançait sur le pont.

—Keinec! s'écrièrent les marins.

—Keinec! fit vivement Marcof avec un brusque mouvement de joie.

—Keinec! répéta faiblement Yvonne en reculant de quelques pas et en cachant son doux visage dans ses petites mains.

Jahoua seul était demeuré impassible. Relevant la tête et s'appuyant sur son pen-bas, il lança un regard de défi au nouveau venu. Celui-ci, jeune et vigoureux, ruisselant d'eau de toute part, ne daigna pas même laisser tomber un coup d'oeil sur les deux promis. Il se dirigea vers Marcof et il lui tendit la main.

—J'ai reconnu ton lougre à ses fanaux, dit-il lentement; tu étais en péril, je suis venu.

—Merci, matelot; c'est Dieu qui t'envoie! répondit Marcof. Tu connais la côte. Prends la barre, gouverne et commande!

—Un moment; j'ai mes conditions à faire, murmura Keinec. Une fois à terre, jure-moi, si j'ai fait entrer le Jean-Louis dans la crique, jure-moi de m'accorder ce que je te demanderai.

—Ce n'est rien contre le salut de mon âme?

—Non.

—Eh bien! je le jure! Ce que tu me demanderas je te l'accorderai.

Keinec prit le commandement du lougre. Avec une intrépidité sans bornes et une sûreté de coup d'oeil infaillible, il fit courir une nouvelle bordée au bâtiment, et il s'avança droit vers la passe de Penmarckh.

Malgré la violence du vent, malgré les vagues, le Jean-Louis, gouverné par une main ferme et audacieuse, s'engagea dans un véritable dédale de récifs et de brisants. Peu à peu on put distinguer les hautes falaises derrière lesquelles s'élevait une lune rougeâtre toute maculée de larges taches noires et livides.

Bientôt la population du pays, échelonnée sur le promontoire et sur la grève, fut à même de lancer à bord un cordage que l'on amarra solidement au cabestan. Le Jean-Louis était sauvé!

Keinec, impassible, n'avait pas prononcé une parole depuis le peu de mots qu'il avait échangés avec Marcof. Soit hasard, soit intention arrêtée, il n'avait pas une seule fois non plus laissé tomber ses regards sur Yvonne et sur Jahoua. La jeune fille, appuyée contre le bastingage, semblait absorbée par une rêverie profonde. Jahoua, lui, serrait convulsivement son pen-bas dans sa main crispée.

Dès que les pêcheurs de la côte eurent halé le lougre vers la terre, Bervic s'approcha de Marcof, et se penchant vers lui:

—Avez-vous remarqué que Keinec a une tache rouge entre les deux sourcils? demanda-t-il à voix basse.

—Non! répondit Marcof.

—Eh bien, regardez-y! Vrai comme je suis un bon chrétien, il ne se passera pas vingt-quatre heures avant que le gars n'ait répandu du sang!

—Pauvre Yvonne! murmura Marcof.

Il ne put achever sa pensée. Le navire abordait. Jahoua, saisissant Yvonne et l'enlevant dans ses bras, s'élança à terre d'un seul bond.

Au moment où le couple passait devant Keinec, celui-ci fit un mouvement: ses traits se décomposèrent, et il porta vivement la main à sa ceinture, de laquelle il tira un couteau tout ouvert. Peut-être allait-il s'élancer, lorsque la main puissante de Marcof s'appesantit sur son épaule. Keinec tressaillit.

—C'est toi! fit-il d'une voix sombre.

—Oui, mon gars, c'est moi qui viens te rappeler tes paroles; si je ne me trompe, nous avons à causer...

Les deux hommes ouvrirent l'écoutille et s'engouffrèrent dans l'entrepont. Arrivés à la chambre du commandant, Marcof entra le premier. Keinec le suivit.

—Tu boiras bien un verre de gui-arden (eau-de-vie)? demanda Marcof en s'asseyant.

Keinec, sans répondre, attira à lui une longue caisse placée contre une des parois de la cabine.

—C'est dans ce coffre que tu mets tes mousquets et tes carabines? demanda-t-il brusquement.

—Oui.

—Ne m'as-tu pas promis de me donner la première chose que je te demanderais après avoir sauvé le Jean-Louis?

—Sans doute. Que veux-tu?

—Ton meilleur fusil, de la poudre et des balles.

—Keinec! dit lentement Marcof, je vais te donner ce que tu demandes; mais Bervic a raison, tu as une tache rouge entre les yeux, tu vas faire un malheur!...

Keinec, sans répondre, frappa du pied avec impatience. Marcof ouvrit la caisse.




III

KEINEC.

Marcof, reculant de quelques pas, laissa Keinec choisir en liberté une arme à sa convenance. Le jeune homme prit une carabine à canon d'acier fondu, courte, légère, et admirablement proportionnée.

—Voici douze balles de calibre, dit Marcof, et un moule pour en fondre de nouvelles. Décroche cette poire à poudre placée à la tête de mon hamac. Elle contient une livre et demie. Tu vois que je tiens religieusement ma parole?

—C'est vrai! Tu ne me dois plus rien.

—Ne veux-tu donc pas de mon amitié?

—Est-elle franche?

—Ne suis-je pas aussi bon Breton que toi, Keinec?

—Si. Marcof. Pardonne-moi et soyons amis. Tu sais bien que je ne demande pas mieux...

—Et moi, tu sais aussi que je t'aime comme mon matelot, et que j'estime comme il convient ton courage et ton brave coeur! C'est pour cela, vois-tu, mon gars, c'est pour cela que je suis fâché de ce que tu vas faire!...

—Et que vais-je donc faire?

—Tu vas tuer Yvonne et Jahoua.

—Si je voulais la mort de ceux dont tu parles, je n'aurais eu qu'à rester à terre, et, à cette heure, ils rouleraient noyés sous les vagues.

—Oui! mais c'est la main de Dieu et non la tienne qui les aurait frappés! Tu n'aurais pas assisté au spectacle de leur agonie; tu n'aurais pas répandu toi-même ce sang dont ta haine est avide et dont ton amour est jaloux!.....

—Tais-toi, Marcof, tais-toi!... murmura Keinec.

—Est-ce que je ne dis pas la vérité?.... Ai-je raison?...

—C'est possible!

—Tu vois bien que, maintenant qu'ils sont à terre, maintenant qu'ils n'ont plus rien à craindre de la tempête, tu vois bien que c'est toi qui les tueras!

—Que t'importe.

—J'aime Yvonne comme si elle était ma fille!...

—C'est un malheur, Marcof, mais il faut qu'Yvonne meure; il le faut!... Elle a trahi ses serments! elle est parjure! elle sera punie! répliqua Keinec d'une voix sombre et résolue.

Marcof se leva et fit quelques pas dans la cabine, puis, revenant brusquement à son interlocuteur:

—Keinec, dit-il, je te répète que j'aime Yvonne comme ma fille. Si tu dois la tuer, ne reparais jamais devant moi, jamais, tu m'entends? Si, au contraire, tu pardonnes, eh bien! ta place est marquée dans cette cabine, et je te la garderai jusqu'au jour où tu voudras venir la prendre.

—Si tu aimes Yvonne comme tu le dis, murmura Keinec, pourquoi ne m'empêches-tu pas d'accomplir mon projet?

—Parce qu'il faudrait te tuer toi-même?

—Tue-moi donc! tue-moi, Marcof! au moins je ne souffrirai plus.

Marcof, ému par l'accent déchirant avec lequel le jeune homme avait prononcé ces mots, lui prit la main dans les siennes.

—Ami, lui dit-il d'une voix plus douce, ne te rappelles-tu pas que c'est en voulant sauver le navire que je commandais et qui a failli périr sur les côtes, que ton pauvre père est mort? Toi-même ne viens-tu pas de te dévouer pour mon lougre? Va, pour ne pas te voir souffrir, je donnerais dix ans de ma vie, et c'est pour t'éviter un désespoir sans fin, un remords éternel, que je te supplie encore de ne pas aller à terre!

Keinec courba la tête et ne répondit pas. Ses traits expressifs reflétaient le combat qui se livrait dans son âme. Enfin, s'arrachant pour ainsi dire aux pensées qui le torturaient, il fit un brusque mouvement, serra les mains de Marcof, leva ses yeux vers le ciel, et s'élança au dehors en emportant sa carabine.

—Il va la tuer! s'écria Marcof en brisant d'un coup de poing une petite table qui se trouvait à sa portée.

Marcof sortit de sa cabine, poussa la porte avec violence et s'élança sur le pont de son navire. Keinec n'y était plus. Quelques marins, étendus çà et là, sommeillaient paisiblement, se remettant de leurs fatigues de la soirée.

La falaise, descendant à pic dans la mer, avait permis au lougre de venir s'amarrer bord à bord avec elle. Une planche, posée d'un côté sur le rocher et de l'autre sur le bastingage de l'arrière, établissait la communication entre le Jean-Louis et la terre ferme. Marcof se dirigea de ce côté. Au moment où il allait poser le pied sur le pont-volant, un homme s'avança venant de l'extrémité opposée. Le marin se recula et livra passage.

—Jocelyn! fit-il vivement en reconnaissant le nouveau venu.—Vous avez à me parler?

—De la part de monseigneur.

—Est-ce qu'il désire me voir?

—Cette nuit même.

—Il a donc appris mon arrivée?

—Oui; un domestique à cheval attendait à Penmarckh pendant l'orage, et avait ordre de revenir au château dès l'entrée du Jean-Louis dans la crique.—Vous viendrez n'est-ce pas?

—Sans doute, Jocelyn; aussitôt que les feux de la Saint-Jean seront éteints, je me rendrai au château de Loc-Ronan.

Jocelyn traversa la planche et disparut dans les ténèbres. Marcof réveilla Bervic, lui donna quelques ordres, puis, passant une paire de pistolets dans sa large ceinture, il descendit à terre et s'enfonça dans un étroit sentier qui longeait le pied des falaises.


Dès qu'Yvonne et Jahoua eurent senti le rocher immobile sous leurs pieds, le jeune Breton poussa un soupir de satisfaction. Glissant son bras autour de la taille de sa fiancée, il entraîna rapidement la jeune fille vers l'intérieur du village. Ils firent ainsi deux cents pas environ sans échanger une parole. Jahoua, le premier, rompit le silence.

—Yvonne! fit-il d'une voix lente.

—Jahoua! répondit la jeune fille en levant sur son promis ses grands yeux expressifs tout chargés de langueur.

—Chère Yvonne! je sens votre bras trembler sous le mien. Les coups de mer vous ont mouillée; avez-vous froid?

—Non, Jahoua, mais je me sens faible.

—Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment?

—Oh! non, dit vivement la jolie Bretonne; marchons plus vite, au contraire.

Un court silence régna de nouveau.

—Ma chère âme! reprit le jeune homme, vous semblez triste et soucieuse. Est-ce que vous ne m'aimez plus?

—Si fait, je vous aime toujours, Jahoua, répondit Yvonne avec un adorable accent de sincérité.

—La présence de Keinec vous a fait mal? avouez-le...

—Oh! oui.

—Vous avez eu peur, peut-être?

—Oh! oui, répéta Yvonne pour la seconde fois.

—Craignez-vous donc Keinec?

—Je ne le devrais pas; car, lui ne m'a jamais fait mal; bien au contraire, il m'a toujours prodigué les soins affectueux d'un frère; mais, depuis qu'il est revenu au pays, depuis que nous sommes promis, Jahoua, je ne m'explique pas pourquoi, le nom seul de Keinec me fait trembler.

—N'y pensez pas!

—Quand je le vois, sa vue me donne un coup dans le coeur!

—Vous avez tort de vous troubler ainsi. Il ne nous a pas seulement regardés, lui!

—Keinec n'a rien à se reprocher envers moi, tandis que moi, j'ai repris la parole que je lui avais donnée...

—Puisque vous ne l'aimiez pas.

—Mais il m'aime, lui!

—Eh bien! qu'il vienne me trouver, nous réglerons la chose ensemble!...

—Ne dites pas cela, Jahoua, s'écria vivement la jeune fille.

—Calmez-vous, chère Yvonne! je ferai ce que vous voudrez. Mais ne vous occupez plus de Keinec, par grâce! Songez plutôt à votre père, que la tempête aura si fort tourmenté! Quelle sera sa joie en vous revoyant saine et sauve! Dans une demi-heure nous serons près de lui. Tenez! voici ma jument grise qui nous attend...

Les deux jeunes gens, en effet, étaient arrivés devant la porte d'une sorte de grange située au milieu du village. Un paysan bas-breton tenait les rênes d'une belle bête des Pointes de la Coquille, achetée à la dernière foire de la Martyre.

Jahoua aida Yvonne à monter sur une grosse pierre. Lui-même s'élança sur le cheval, et, contraignant l'animal à s'approcher de la pierre, il prit Yvonne en croupe. La jolie Bretonne passa ses bras autour de la taille de son fiancé, et tous les deux gagnèrent rapidement la campagne. Ils se dirigeaient vers le petit village de Fouesnan, qu'habitait le père d'Yvonne.




IV

LE CHEMIN DES PIERRES-NOIRES.

La fureur de la tempête arrivait à son déclin. La nuit était sombre encore, mais les nuages, déchirés par la rafale, permettaient de temps à autre d'apercevoir un coin du ciel bleu éclairé par le scintillement de quelques étoiles. Les feux de la Saint-Jean, allumés sur tous les points de la campagne, formaient une illumination pittoresque.

En sortant de Penmarckh, les deux jeunes gens s'engagèrent dans un sentier encaissé et bordé d'un rideau d'ajoncs entremêlés de chênes séculaires. Ce sentier se nommait le chemin des Pierres-Noires. Il devait cette dénomination à des vestiges de monuments druidiques noircis par le temps, qui s'élevaient à une petite distance de Penmarckh, et auxquels il conduisait.

Au moment où Jahoua et Yvonne, bâtissant projets sur projets, négligeaient le présent pour ne songer qu'à l'avenir, un homme, traversant la campagne en ligne droite, gagnait rapidement le chemin creux. Cet homme était Keinec, qui, son fusil en bandoulière, son pen-bas à la main, courait sur les roches avec l'agilité d'un chamois. En quelques minutes, il eut atteint la crête du talus qui bordait le sentier. Là, il se coucha à plat-ventre. Écartant sans bruit et avec des précautions infinies les branches épineuses des ajoncs, il prêta l'oreille d'abord, puis ensuite il avança lentement la tête. Il entendit les sabots de la jument grise de Jahoua résonner sur les pierres du chemin, et il vit venir de loin, à travers l'ombre, les deux amoureux. Alors se relevant d'un bond, prenant ses sabots à la main, il courut parallèlement au sentier jusqu'à un endroit où celui-ci décrivait un coude pour s'enfoncer dans les terres. Les ajoncs, plus épais, formaient un rideau impénétrable. Keinec les élagua avec son couteau. Cela fait, il planta en terre une petite fourche, et appuyant sur cette fourche le canon de sa carabine, il attendit:

Yvonne et Jahoua riaient en causant. A mesure qu'ils avançaient dans le pays, les feux allumés pour la Saint-Jean devenaient de plus en plus distincts. Les montagnes et la plaine offraient le coup d'oeil féerique d'une splendide illumination.

—Voyez-vous, ma belle Yvonne? Notre-Dame de Groix a eu pitié de nous; elle nous a sauvés de la tempête. Elle a calmé l'orage pour que nous puissions achever la route sans danger.

—La première fois que nous retournerons à Groix, il faudra faire présent à Notre-Dame d'une pièce de toile fine pour son autel, répondit la jeune fille.

—Nous la lui porterons ensemble aussitôt après notre mariage.

—Ah! prenez donc garde! votre jument vient de butter!

—C'est qu'elle a glissé sur une roche. Mais voilà que nous atteignons le coude du sentier, et de l'autre côté, la chaussée est meilleure.

Les deux jeunes gens approchaient en effet de l'endroit où Keinec se tenait embusqué. La crosse de la carabine solidement appuyée sur son épaule, le doigt sur la détente, dans une immobilité absolue, Keinec était prêt à faire feu.

Les voyageurs s'avançaient en lui faisant face. Mais la jument grise allait à petits pas; elle s'arrêtait parfois, et Jahoua ne songeait guère à lui faire hâter sa marche.

De la main gauche, le malheureux Keinec labourait sa poitrine que déchiraient ses ongles crispés. Enfin le moment favorable arriva. Keinec voulut presser la détente, mais sa main demeura inerte, un nuage passa sur ses yeux. Sa tête s'inclina lentement sur sa poitrine. Puis, par une réaction puissante, il revint à lui soudainement. Mais les deux jeunes gens étaient passés, et c'était maintenant Yvonne qu'il allait frapper la première. Deux fois Keinec la coucha en joue. Deux fois sa main tremblante releva son arme inutile.

—Oh! je suis un lâche! murmura-t-il avec rage.

Et Keinec se relevant et prenant sa course, bondit sur la falaise pour devancer de nouveau les deux promis. Les pauvres jeunes gens continuaient gaiement leur route, ignorant que la mort fût si près d'eux, menaçante, presque inévitable.

Au moment où Keinec franchissait légèrement un petit ravin, il se heurta contre un homme qui se dressa subitement devant lui. En même temps il sentit une main de fer lui saisir le poignet et le clouer sur place, sans qu'il lui fût possible de faire un pas en avant.

—Ne vois-tu pas, Keinec, dit une voix lente, que tu ne dois pas les tuer?

—Ian Carfor! s'écria Keinec.

—Tu es jeune, Yvonne l'est aussi; l'avenir est grand, et Yvonne n'est pas encore la femme de Jahoua!...

—Elle le sera dans sept jours!

—En sept jours, Dieu a créé le monde et s'est reposé! Crois-tu qu'il ne puisse en sept jours délier un mariage?

—Que dis-tu, Carfor?

—Rien ce soir; mais, si tu le veux, demain je parlerai...

—A quelle heure?

—A minuit.

—Où cela?

—A la baie des Trépassés.

—J'y serai.

—Tu m'apporteras un bouc noir et deux poules blanches, ton fusil, tes balles et ta poudre.

—Ensuite?

—J'interrogerai les astres, et tu connaîtras la volonté de Dieu.

Ian Carfor s'éloigna dans la direction des pierres druidiques auxquelles aboutissait le chemin creux.

Keinec, appuyé sur son fusil, le regarda jusqu'au moment où il disparut dans les ténèbres. Quand il l'eut complètement perdu de vue, il désarma sa carabine, il la jeta sur son épaule, il s'avança jusqu'au bord du chemin et il se laissa glisser le long du talus.

Une fois sur la chaussée, il se dirigea vers le village en murmurant à voix basse:

—Il faut que je la revoie encore!

En ce moment, Yvonne et Jahoua atteignaient Fouesnan, dont la population tout entière dansait joyeusement autour d'un immense brasier.




V

LA SAINT-JEAN.

La fête de la Saint-Jean, le 24 juin de chaque année, est une des solennités les plus remarquables et les plus religieusement célébrées de la Bretagne. La veille, on voit des troupes de petits garçons et de petites filles, la plupart couverts de haillons et de mauvaises peaux de moutons dont la clavée a rongé la laine, parcourir pieds nus les routes et les chemins creux. Une assiette à la main, ils s'en vont quêter de porte en porte. Ce sont les pauvres qui, n'ayant pu économiser assez pour faire l'acquisition d'une fascine d'ajoncs, envoient leurs gars et leurs fillettes mendier chez les paysans plus riches de quoi acheter les quelques branches destinées à illuminer un feu en l'honneur de monsieur saint Jean.

Aussi, lorsque la nuit étend ses voiles sur la vieille Armorique, de l'orient au couchant, du sud au septentrion, sur la plage baignée par la mer, sur la montagne s'élevant vers le ciel, dans la vallée où serpente la rivière, il n'est pas à l'horizon un seul point qui demeure plongé dans les ténèbres. Nombreux comme les étoiles de la voûte céleste, les feux de saint Jean luttent de scintillement avec ces diamants que la main du Créateur a semés sur le manteau bleu du ciel. Partout la joie, l'espérance éclatent en rumeur confuse.

Les enfants qui, là comme ailleurs, font consister l'expression du bonheur dans le retentissement du bruit, les enfants, disons-nous, sentant leurs petites voix frêles étouffées parmi les clameurs de leurs pères, ont imaginé un moyen aussi simple qu'ingénieux d'avoir une part active au tumulte. Ils prennent une bassine de cuivre qu'ils emplissent d'eau et de morceaux de fer; ils fixent un jonc aux deux parois opposées, puis ils passent le doigt sur cette chanterelle d'une nouvelle espèce, qui rend une vibration mixte tenant à la fois du tam-tam indien et de l'harmonica. Un pâtre du voisinage les accompagne avec son bigniou. C'est aux accords de cette musique étrange que jeunes gens et jeunes filles dansent autour du feu de saint Jean, surmonté toujours d'une belle couronne de fleurs d'ajoncs.

Les vieillards et les femmes entonnent des noëls et des psaumes. Une superstition touchante fait disposer des siéges autour du brasier; ces siéges vides sont offerts aux âmes des morts qui, invisibles, viennent prendre part à la fête annuelle. Il est de toute notoriété que les pennères (jeunes filles), qui peuvent visiter neuf feux avant minuit, trouvent un époux dans le cours de l'année qui commence, surtout si elles ont pris soin d'aller deux jours auparavant jeter une épingle de leur justin (corset en étoffe) dans la fontaine du bois de l'église. De temps à autre on interrompt la danse pour laisser passer les troupeaux; car il est également avéré que les bêtes qui ont franchi le brasier sacré seront préservées de la maladie.

A minuit les feux s'éteignent, et chacun se précipite pour emporter un tison fumant que l'on place près du lit, entre un buis béni le dimanche des Rameaux, et un morceau du gâteau des Rois.

Les heureux par excellence sont ceux qui peuvent obtenir des parcelles de la couronne roussie. Ces fleurs sont des talismans contre les maux du corps et les peines de l'âme. Les jeunes filles les portent suspendues sur leur poitrine par un fil de laine rouge, tout-puissant, comme personne ne l'ignore, pour guérir instantanément les douleurs nerveuses.

Ce soir-là tous les habitants de Fouesnan avaient déserté leurs demeures pour accourir sur la place principale du village, où s'élevait majestueusement une immense gerbe de flammes. L'entrée de Jahoua et d'Yvonne fut saluée par des cris de joie. Nul n'ignorait que les promis étaient en mer, et que la tempête avait été rude.

Au moment où la jument grise s'arrêta sur la place, un beau vieillard aux cheveux blancs et à la barbe également blanche, accourut appuyé sur son pen-bas.

—Béni soit le Seigneur Jésus-Christ et madame la sainte Vierge de Groix! s'écria-t-il en tendant ses bras vers Yvonne qui, plus légère qu'un oiseau, s'élança à terre et se jeta au cou du vieillard.

—Vous avez eu peur, mon père? demanda-t-elle d'une voix émue.

—Non, mon enfant; car je savais bien que le ciel ne t'abandonnerait pas. Le lougre a-t-il eu des avaries?

—Je ne crois pas; mais nous avons couru un grand danger....

—Lequel mon enfant?

—Celui d'aller sombrer dans la baie des Trépassés, père Yvon!... dit Jahoua en serrant la main du vieux Breton.

En entendant prononcer le nom de la baie fatale, tous les assistants se signèrent.

—Heureusement que Marcof est un bon marin! reprit Yvon après un moment de silence et en embrassant de nouveau sa fille.

—Oh! je vous en réponds! Il courait sur les rochers de Penmarckh sans plus s'en soucier que s'ils n'existaient pas...

—Il a donc manoeuvré bien habilement?

—Mon père, dit Yvonne en courbant la tête, ce n'est pas lui qui a sauvé le Jean-Louis...

—Et qui donc? Le vieux Bervic, peut-être?

—Non, mon père; c'est...

—Qui?

—Keinec.

—Keinec, répéta Yvon avec mécontentement. Il était donc à bord?

—Il est venu quand le lougre dérivait. Sa barque s'est brisée contre les bordages au moment où elle accostait.

—Ah! c'est un brave gars et un fier matelot! fit Yvon avec un soupir.

—Chère Yvonne, interrompit Jahoua en coupant court à la conversation, ne voulez-vous pas, vous aussi, fêter monsieur saint Jean?

—Allez à la danse, mes enfants, répondit le vieillard en mettant la main de sa fille dans celle du fermier. Allez à la danse, et chantez des noëls pour remercier Dieu.

Yvonne embrassa encore son père, puis, prenant le bras de son fiancé, elle courut se mêler aux jeunes gens et aux jeunes filles qui s'empressèrent de leur faire place dans la ronde.

Yvon retourna s'asseoir à côté des vieillards, en dehors du cercle des siéges consacrés aux défunts. Près de lui se trouvait un personnage à la physionomie vénérable, à la chevelure argentée, et que sa longue soutane noire désignait à tous les regards comme un ministre du Seigneur. C'était le recteur de Fouesnan.

Les Bretons donnent ce titre de recteur au curé de leur paroisse, n'employant cette dernière dénomination qu'à l'égard du prêtre qui remplit les fonctions de vicaire.

Le pasteur qui, depuis quarante années, dirigeait les consciences du village, était le grand ami du père de la jolie Bretonne. Lui aussi s'était levé lors de l'arrivée des promis, et avait manifesté une joie franche et cordiale en les revoyant sains et saufs. Le mécontentement d'Yvon, en entendant parler de Keinec, ne lui avait pas échappé. Aussi, dès que les vieillards eurent repris leur place, il examina attentivement la figure de son ami. Elle était sombre et sévère.

—Yvon, dit-il en se penchant vers lui.

Yvon ne parut pas l'avoir entendu. Le prêtre le toucha du bout du doigt.

—Yvon, reprit-il.

—Qu'y a-t-il? demanda le vieillard en tressaillant comme si on l'arrachait à un songe pénible.

—Mon vieil ami, j'ai des reproches à te faire. Tu gardes un chagrin, là au fond de ton coeur, et tu ne me permets pas de le partager.

—C'est vrai, mon bon recteur; mais que veux-tu? chacun a ses peines ici-bas. J'ai les miennes. Que le Seigneur soit béni! je ne me plains pas...

—Pourquoi me les cacher? Tu n'as plus confiance en moi?

—Ce n'est pas ta pensée! dit vivement Yvon en saisissant la main du prêtre.

—Et bien! alors, raconte-moi donc tes chagrins!

—Tu le veux?

—Je l'exige, au nom de notre amitié. Veux-tu, pendant que les jeunes gens dansent et que les hommes et les femmes chantent les louanges du Seigneur, veux-tu que nous causions sans témoins? Voici ta fille de retour. Jahoua ne te quittera guère jusqu'au jour de son mariage. Peut-être n'aurons-nous que ce moment favorable; car, si je devine bien, tes chagrins proviennent de l'union qui se prépare...

—Dieu fasse que je me trompe! mais tu as pensé juste.

—Viens donc alors, Dieu nous éclairera.

Les deux vieillards se levèrent et se dirigèrent vers la demeure d'Yvon, située précisément sur la place du village. Yvon offrit un siége à son ami, approcha une table de la fenêtre, posa sur cette table un pichet plein et deux gobelets en étain; puis éclairés par les reflets rougeâtres du feu de Saint-Jean, le prêtre et le vieillard se disposèrent, l'un à écouter, l'autre à entamer la confidence demandée et attendue.

—Tu te rappelles, n'est-ce pas, demanda Yvon, le jour où je conduisis en terre sainte le corps de ma pauvre défunte? Tu avais béni la fosse et prié pour l'âme de la morte. Yvonne était bien jeune alors, et je demeurais veuf avec un enfant de cinq ans à élever et à nourrir. J'étais pauvre: ma barque de pêche avait été brisée par la mer; mes filets étaient en mauvais état; il y avait peu de pain à la maison. La mort de ma femme m'avait porté un tel coup que ma raison était ébranlée et mon courage affaibli...

«A cette époque, j'avais pour matelot un brave homme de Penmarckh qui se nommait Maugueron. C'était le père de Keinec. Son fils, de quatre ans plus âgé qu'Yvonne, était déjà fort et vigoureux. Un matin que je demeurais sombre et désolé, contemplant d'un oeil terne mes avirons devenus inutiles, Maugueron entra chez moi.

—Yvon, me dit-il, il y a longtemps que tu n'as pris la mer; tu n'as plus de barque et tu as une fille à nourrir. Mon canot de pêche est à flot; apporte tes filets; viens avec moi, nous partagerons l'argent que nous gagnerons.

—Comment veux-tu que je laisse Yvonne seule à la maison? répondis-je. Tout le monde est aux champs et la petite a besoin de soin.

«—Apporte ta fille sur tes bras. Keinec, mon gars, la gardera.

«J'acceptai. Depuis ce jour, Maugueron et moi, nous pêchâmes ensemble. Yvonne fut élevée par Keinec, qui l'adorait comme une soeur. Les enfants grandirent. Entre Maugueron et moi, il était convenu que, dès qu'ils seraient en âge, les jeunes gens seraient fiancés. Seulement, j'avais mis pour condition qu'Yvonne aurait le droit de me délier de ma parole, car je ne voulais pas la forcer.

«Tu sais comment mourut mon ami? En voulant aller secourir un brick en perdition sur les côtes, il fut brisé sur les rochers. Keinec avait quatorze ans. Le gars a toujours été d'un caractère sombre et résolu. Un an après qu'il était orphelin et qu'il m'accompagnait en mer, il me prit à part un soir en rentrant de la pêche.

«—Père, me dit-il, c'est ainsi que l'enfant m'appelait depuis qu'il avait perdu le sien, père, vous êtes pauvre, et je le suis aussi. Yvonne aime les beaux justins de fine laine et les croix d'or. Je veux la rendre heureuse. J'ai trouvé un engagement avec Marcof. Nous allons courir le monde durant quelques années, et, Dieu aidant, je reviendrai riche... Alors vous mettrez la main d'Yvonne dans la mienne et nous serons vos enfants.

«Je voulus le détourner de son projet, il fut inébranlable. Le jour où il partit, après avoir embrassé ma fille qui pleurait à grosses larmes, je l'accompagnai jusqu'à Audierne, où il devait s'embarquer.

«—Mon gars, lui dis-je en le pressant sur ma poitrine, car je l'aime comme s'il était mon fils, mon gars, reviens vite; mais rappelle-toi encore que ma parole n'engage pas Yvonne.

«—J'ai la sienne, me répondit-il. Et il partit.

«Nous restâmes deux ans sans avoir de nouvelles. Au bout de ce temps Marcof revint; mais il était seul. Il avait été faire la guerre là-bas, de l'autre côté de la mer, et il nous raconta que le pauvre Keinec était mort en combattant, dans un débarquement sur la terre ferme. Il le croyait, car il ne savait pas que Keinec, blessé seulement, avait été recueilli par des mains charitables, qu'il était guéri et qu'il attendait une occasion pour revenir en Bretagne. Cette occasion, il l'attendit cinq années. Deux fois il avait tenté de s'embarquer, deux fois, le navire, à bord duquel il était, avait fait naufrage.

«Nous autres, nous ne savions rien, rien que ce que nous avait dit Marcof. Yvonne et moi nous l'avions pleuré, et tu sais combien tu as dit de messes pour lui.

—Sans doute, répondit le recteur; et je savais aussi tout ce que tu viens de dire.

—N'importe; il me fallait le répéter pour arriver à la fin. Écoute encore: Yvonne grandissait et devenait la plus belle fille du pays. Pendant quatre ans passés elle ne voulut écouter aucun demandeur. Enfin, bien persuadée que Keinec était mort, elle consentit, l'année dernière, à aller au Pardon de la Saint-Michel, où se rendent toujours les pennères. Là elle vit Jahoua, le plus riche fermier de la Cornouaille. Jahoua l'aima. Il est jeune, riche et beau garçon. Jamais je n'avais pu rêver un gars plus fortuné pour lui donner Yvonne. Quand il vint me parler et me dire qu'il voulait m'appeler son père, je fis venir ma fille et l'interrogeai. Yvonne l'aimait aussi. La pauvre enfant s'était aperçue que ce qu'elle avait ressenti jadis pour Keinec n'était qu'une affection toute fraternelle.

«Que devais-je faire?... Pouvais-je hésiter à assurer le bonheur d'Yvonne et de Jahoua? Ils devinrent promis: ils étaient heureux tous deux. Il y a deux mois seulement, Keinec revint au pays. Le pauvre gars apprit par d'autres qu'Yvonne était fiancée. Il ne chercha pas à me voir; il n'adressa pas un reproche à Yvonne. Je le croyais reparti de nouveau, lorsque, tout à l'heure, la petiote vient de me dire que c'était lui qui avait sauvé le Jean-Louis. S'il a sauvé le lougre, vois-tu, recteur, c'est qu'il savait bien qu'Yvonne était à bord, et c'est qu'il aime toujours Yvonne!...

«Maintenant, ma fille se marie dans sept jours. J'estime Jahoua et mon Yvonne aime son promis. Voilà, recteur ce qui me fait souffrir et m'inquiète. J'ai peur que le pauvre Keinec ne soit malheureux et qu'il ne fasse un coup de désespoir, car je l'aime, ce gars, et pourtant je ne peux pas forcer ma fille. Dis, à présent que tu sais tout, que dois-je faire?»

Le recteur réfléchit pendant quelques secondes. Il allait parler, lorsqu'une ombre opaque vint s'interposer entre la lueur jetée par le feu qui brûlait sur la grande place et la petite fenêtre auprès de laquelle causaient les deux vieillards. Un homme, caché sous l'appui de cette fenêtre et qui avait tout entendu, s'était dressé brusquement. Le recteur fit un mouvement de surprise. Yvon, reconnaissant le nouveau venu pour un ami, lui tendit vivement la main.

—C'est toi, Marcof! dit-il. Pourquoi n'entres-tu pas, mon gars?

—Parce que au moment où j'allais entrer chez vous, j'ai aperçu Keinec qui rôdait au bout du village, et que je ne voulais pas le perdre de vue. Maintenant je vous dirai, Yvon, et à vous aussi, monsieur le recteur, que c'est dans la crainte que mon nom prononcé tout haut ne parvint à l'oreille de Keinec, que je me suis blotti sous la fenêtre et que j'ai entendu toute votre conversation. Au reste, c'est le bon Dieu qui l'a voulu sans doute, car je venais vous parler à tous deux d'Yvonne et de Jahoua.

—Et Keinec? demanda Yvon.

—Keinec a gagné la montagne, c'est pourquoi je me suis montré....

—Qu'avez-vous à nous dire, Marcof? fit le recteur dès que le marin eut franchi le seuil de la porte.

—Des choses graves, très-graves. D'abord, j'ai peur que le pauvre Keinec ne soit fou!

—Comment cela?

—Il aime toujours Yvonne; et votre vieil ami ne s'est pas trompé en redoutant un coup de désespoir.

—Keinec voudrait-il se tuer? demanda le digne pasteur avec anxiété.

—Peut-être bien; mais avant tout, il tuera Jahoua, c'est moi qui vous le dis!...

Marcof n'osa pas exprimer toute sa pensée devant le père de la jeune Bretonne, mais il ajouta à part lui:

—Et, bien sûr, il tuera Yvonne!...




VI

PHILIPPE DE LOC-RONAN.

Entre Fouesnan et Quimper, sur les rives de l'Odet, au sommet d'une colline dominant le pays, s'élevait jadis un château seigneurial dont il ne reste aujourd'hui que des ruines pittoresques. A l'époque vers laquelle nous avons fait remonter nos lecteurs, c'est-à-dire au milieu de l'année 1791, ce château, planté fièrement sur le roc comme l'aire d'un aigle, dominait majestueusement les environs. Il appartenait à la famille des marquis de Loc-Ronan, dont il portait le nom et les armes. Les seigneurs de Loc-Ronan étaient de vieux gentilshommes bretons, compromis dans toutes les conspirations qui avaient eu pour but de conserver ou de rétablir les droits féodaux, et qui, trop puissants pour ne pas être charitables, trop véritablement nobles pour ne pas être simples, trop Bretons pour ne pas être braves, étaient adorés dans le pays.

Le dernier marquis de Loc-Ronan était veuf depuis plusieurs années. Jeune encore, âgé de quarante ans à peine, il avait quitté complètement Versailles et s'était retiré dans ses terres. Jadis grand chasseur, il avait déserté les bois. Une profonde mélancolie semblait l'accabler. Recherchant la solitude, évitant soigneusement le bruit des fêtes, n'allant nulle part et ne recevant personne, le marquis vivait entouré de quelques vieux serviteurs, dans le château où avaient vécu ses pères. Quelquefois, mais rarement, les paysans le rencontraient chevauchant sur un bidet du pays. Alors les bonnes gens ôtaient respectueusement leurs grands chapeaux, s'inclinaient humblement et saluaient leur seigneur d'un:

—Dieu soit avec vous, monseigneur le marquis!

—Et qu'il ne t'abandonne jamais, mon gars! répondait invariablement le gentilhomme en ôtant lui-même son chapeau pour rendre le salut à son vassal, circonstance qui faisait qu'à dix lieues à la ronde, il n'y avait pas un paysan qui ne se fût détourné volontiers d'une lieue de sa route pour recevoir un si grand honneur.

Dans les mauvaises années, loin de tourmenter ses vasseaux, le marquis leur remettait leurs fermages et leur venait encore en aide. Rempli d'une piété bien entendue, il ne manquait pas un office et partageait son banc seigneurial avec les vieillards, auxquels il serrait la main.

Au moment où nous pénétrons dans le château, le gentilhomme, retiré dans une petite pièce située dans une des tourelles, était en train de consulter deux énormes manuscrits in-folio placés sur une table en vieux chêne admirablement travaillée. Cette petite pièce, formant bibliothèque, était le séjour favori du marquis. Éclairée par une seule fenêtre en ogive, de laquelle on découvrait les falaises d'abord, la pleine mer ensuite, elle était garnie de boiseries sculptées. D'épais rideaux et des portières en tapisseries masquaient la fenêtre et les portes.

Une cheminée armoriée, petite pour l'époque, mais sous le manteau de laquelle on pouvait néanmoins s'asseoir, faisait face à la porte d'entrée donnant sur l'escalier. Quatre corps de bibliothèques, ployant sous la charge des livres qui y étaient entassés, ornaient les boiseries. Près de la fenêtre se trouvait la petite table.

Le marquis était un homme de quarante ans environ. Sa taille élevée, noble et majestueuse, n'était nullement dépourvue de grâce. Son front haut, ombragé par une épaisse chevelure brune (depuis son retour en Bretagne le marquis ne portait plus la poudre), son front haut, indiquait une vaste intelligence, comme ses yeux grands et sérieux décelaient une réelle profondeur de jugement. Ses extrémités étaient de bonne race; et sa main surtout, blanche et fine, eût fait envie à plus d'une grande dame.

L'ensemble de la physionomie de M. de Loc-Ronan inspirait tout d'abord le respect et la confiance; mais l'expression de ce beau visage était si profondément soucieuse et mélancolique, qu'on se sentait malgré soi attristé en le contemplant.

Une heure et demie du matin venait de sonner. La tempête entièrement dissipée avait fait place à un calme profond, troublé seulement par le mugissement sourd et monotone des flots se brisant contre les rochers. La lune, débarrassée de son rempart de nuages, étincelait comme un disque d'argent au milieu de son cortége d'étoiles. Le vent, s'affaiblissant d'instants en instants, ne soufflait plus que par courtes rafales.

Le marquis, plongé dans sa lecture, offrait la complète immobilité d'une statue. La fenêtre ouverte laissait librement pénétrer les rayons blancs de la lune, qui venaient livrer un combat inoffensif aux faibles rayons d'une lampe placée sur la petite table. En entendant le marteau de la pendule frapper sur le timbre, le marquis leva la tête.

—Une heure et demie, murmura-t-il. Il tarde bien!

Puis prenant un sifflet en or posé à côté des livres, il le porta à ses lèvres et en tira un son aigu. La porte s'ouvrit aussitôt, et un homme de quarante à cinquante ans parut sur le seuil.

—Jocelyn, fit le marquis en se levant, tu as été à Penmarckh?

—Oui, monseigneur.

—Il t'a dit qu'il viendrait!

—Cette nuit même.

—Il tarde bien!

—Monseigneur veut-il que je retourne à Penmarckh?

—Non, mon bon Jocelyn; ce serait trop de fatigue.

—Qu'importe?

—Il m'importe beaucoup! Je n'entends pas que tu abuses de tes forces!... J'ai besoin que tu vives, Jocelyn; tu le sais bien.

—Monseigneur, encore cette pensée qui vous occupe?

—Elle m'occupera toujours, mon vieil ami.

—Monseigneur, il est bien tard, fit observer Jocelyn après un moment de silence, et en cherchant évidemment à détourner le cours des idées de son maître; ne voulez-vous pas prendre un peu de repos?

—Impossible! J'attends celui que tu as été chercher.

—Monseigneur! j'entends la cloche de la grille; c'est lui sans doute.

—Eh bien! va vite, et introduis-le sans tarder.

Jocelyn sortit, et le marquis, refermant son in-folio, le replaça dans les rayons de la bibliothèque. A peine avait-il achevé, qu'un homme, enveloppé dans un caban de matelot en toile cirée, parut sur le seuil. Il salua le marquis avec aisance, entra, referma la petite porte, fit retomber la lourde portière, ôta vivement son caban qu'il jeta à terre, et, s'avançant vers le marquis, il lui prit la main et voulut la baiser. Le marquis retira vivement cette main, et attira le nouveau venu sur sa poitrine.

—Êtes-vous fou, Marcof? dit-il.

—Non, monseigneur, répondit le marin, car c'était lui qui venait d'entrer; non, monseigneur, je ne suis pas fou; mais il s'en faut de bien peu, car vos bontés pour moi me feront perdre la tête!

—N'êtes-vous pas mon ami?

—Oh! monseigneur!

—Eh! mon cher Marcof, qui donc mieux que vous a mérité ce titre? Vous m'avez quatre fois sauvé la vie; vous avez reçu deux blessures en me couvrant de votre corps, lorsque nous faisions ensemble la guerre d'Amérique. Vous m'avez donné la moitié de votre pain lorsque nous ne savions pas si nous en aurions le lendemain. Vous n'avez jamais trahi un secret duquel dépend mon honneur, et dont le hasard vous a fait dépositaire. Que diable un homme peut-il faire de plus pour un autre homme? et, en vous appelant mon ami, ne l'oubliez pas, c'est moi seul qui dois être fier de votre affection!...

Marcof porta vivement la main à ses yeux et essuya une larme.

—Au nom du ciel! dit-il en frappant du pied, ne parlez donc jamais de toutes ces choses passées qui n'en valent pas la peine, et qui peut-être vous compromettraient si elles étaient entendues.

—Nous sommes seuls ici, répondit lentement le marquis. Donc, plus de gêne! Frère, embrasse-moi.

Marcof lança autour de lui un coup d'oeil rapide. Pour plus de précaution, il poussa la fenêtre, et, serrant vivement et à deux reprises le marquis dans ses bras, il l'embrassa en murmurant:

—Oui, mon bon Philippe, j'avais besoin de te voir.

Les deux hommes, se reculant un peu en se tenant par la main, demeurèrent pendant quelques minutes immobiles en face l'un de l'autre. Leurs bouches étaient muettes, leurs regards seuls lançaient des éclairs joyeux.




VII

UN SECRET DE FAMILLE.

Marcof fut le premier qui parvint à dominer les sensations tumultueuses qui agitaient son coeur. Il prit un siége, s'assit, et, après avoir encore passé une fois la main sur ses yeux:

—Assieds-toi, Philippe, dit-il à voix basse, et, pour Dieu! remets-toi; si quelqu'un de tes gens entrait, notre secret ne serait plus à nous seuls.

—Jocelyn veille, répondit le marquis.

—Sans doute; mais Jocelyn ne sait rien et ne doit rien savoir.

—Tu te défies de lui?

—Quand il s'agit d'un secret pareil au nôtre, je me défie de moi-même.

—Et pourquoi donc éterniser ce secret?

—Parce qu'il le faut.

—Frère!

—Chut! fit vivement le marin en posant son doigt sur les lèvres du marquis. Il n'y a ici que deux hommes, dont l'un est le serviteur de l'autre. Le noble marquis de Loc-Ronan et Marcof le Malouin!

—Encore!

—Il le faut, vous dis-je, monseigneur; je vous en conjure!

—Soit donc!

—A la bonne heure! Maintenant occupons-nous de choses sérieuses.

—Mon cher Marcof, reprit le marquis après un silence, et en faisant un effort visible pour traiter son interlocuteur avec une indifférence apparente; mon cher Marcof, vous avez été à Paris dernièrement.

—Oui, monseigneur, et j'ai scrupuleusement suivi vos ordres.

—Ce que l'on m'a écrit est-il vrai?

—Parfaitement vrai. Le roi n'a plus de sa puissance que le titre de roi, et, avant peu, il n'aura même plus ce titre.

—Quoi! le peuple de Paris oublierait à ce point ses devoirs?

—Le peuple ne sait pas ce qu'il fait. On le pousse, il va!

—Et la noblesse?

—Elle se sauve.

—Elle se sauve? répéta le gentilhomme stupéfait.

—Oui; mais elle appelle cela émigrer. Au demeurant, le mot seul est changé; mais il signifie bien fuite.

—Qu'espère-t-elle donc, cette noblesse insensée?

—Elle n'en sait rien. Fuir est à la mode; elle suit la mode.

—Et la bourgeoisie?

—La bourgeoisie agit en se cachant. Elle pousse à la révolution; et rappelez-vous ceci, monseigneur, si cette révolution éclate, la bourgeoisie seule en profitera.

—Mon Dieu!... pauvre France! murmura le marquis.

Puis, relevant la tête, il ajouta avec fierté:

—Toute la noblesse ne fuit pas, au moins! La Bretagne est pleine de braves gentilshommes. Que devrons-nous faire?

—Ce qui a été convenu.

—La guerre?...

—Oui, la guerre! Que le roi revienne parmi nous, et nous saurons bien le défendre.

—Avez-vous été à Saint-Tady?

—Hier même j'étais à l'île de Groix, et j'en arrive.

—Vous avez rencontré le marquis de La Rouairie?

—Nous sommes restés deux heures ensemble.

—Que vous a-t-il dit?

—Il m'a montré deux lettres de Paris, trois de Londres, deux autres datées de Coblentz. De tous côtés on le pousse, on le presse, on le conjure d'agir sans retard.

—Et La Rouairie est prêt à agir?

—Oui. Les proclamations sont faites, les hommes vont être rassemblés. Les armes sont en suffisante quantité pour en donner à qui jurera d'être fidèle au roi et à l'honneur! Avant deux mois la conspiration éclatera, si toutefois l'on doit donner ce nom à la noble cause qui nous ralliera tous.

—Allez-vous donc vous joindre à eux?

—Provisoirement, oui; plus tard, je servirai le roi à bord de mon lougre quand la guerre maritime sera possible.

—Quand devez-vous rejoindre La Rouairie?

—Dans quinze ou vingt jours seulement.

Le marquis, en proie à de sombres réflexions, parcourut vivement la petite pièce: puis, s'arrêtant enfin brusquement devant Marcof, et lui prenant la main:

—Frère, lui dit-il à voix basse, la guerre va bientôt éclater dans le pays. Qui sait si nous pourrons encore une fois causer ensemble comme nous sommes libres de le faire aujourd'hui. Écoute-moi donc: Si je suis tué par une balle sur le champ de bataille, ou si je meurs dans mon lit de ma mort naturelle, souviens-toi de mes paroles. Tu vois ce casier de la seconde bibliothèque?

—Oui, répondit Marcof, je le vois.

—En dérangeant les livres, on découvre la boiserie.

—Ensuite?

—A droite, au milieu de la rosace, il y a un bouton de bois sculpté en forme de gland de chêne. Ce bouton est mobile. En le pressant, il fait jouer un ressort qui démasque une porte secrète donnant dans une armoire de fer. Moi mort, tu ouvrirais cette armoire et tu y trouverais des papiers. Il te faudrait, tu m'entends bien, il te faudrait les lire avec une profonde et religieuse attention.

—Je te le promets!

—C'est tout ce que j'avais à te dire; et, maintenant que j'ai ta promesse, je suis tranquille.

—Alors, monseigneur, je me retire, reprit Marcof à voix haute.

—Quand vous reverrai-je?

—Dans douze jours; le temps d'aller à Paimboeuf et d'en revenir.

—Avez-vous besoin d'argent?

—J'ai trois cent mille francs en or dans la cale de mon lougre.

En ce moment, la cloche du château retentit de nouveau et avec force.

—Qui diable peut venir à pareille heure? s'écria Marcof.

—Des voyageurs égarés peut-être, qui demandent l'hospitalité.

—Pardieu! nous allons le savoir. J'entends Jocelyn qui monte.

En effet, le vieux serviteur, après avoir discrètement gratté à la porte, pénétra dans la petite pièce. Marcof tenait respectueusement son chapeau à la main et il avait repris son caban.

—Qu'est-ce donc, Jocelyn? demanda le marquis.

—Monseigneur, répondit Jocelyn dont la physionomie décelait un mécontentement manifeste, ce sont deux voyageurs qui demandent à vous parler sur l'heure.

—Vous ont-ils dit leur nom?

—Ils m'ont remis cette lettre.

Le marquis prit la lettre que lui présentait Jocelyn et l'ouvrit. A peine en eut-il parcouru quelques lignes qu'il devint très-pâle.

—C'est bien, fit-il en s'adressant à Jocelyn. Faites entrer ces étrangers dans la salle basse; je vais descendre.

Jocelyn n'avait pas franchi le seuil de la porte que, se retournant vivement vers Marcof, le marquis ajouta:

—Il ne faut pas sortir par la grille.

—Pourquoi?

—Ne m'interroge pas! Tu sauras tout plus tard. Passe par l'escalier secret qui aboutit à ma chambre. Tiens, voici la clef de la petite porte qui donne sur les falaises... Pars vite!

—Qu'as-tu donc? demanda Marcof en remarquant la subite altération des traits du marquis.

—Va! je n'ai pas le temps de t'expliquer. Seulement souviens-toi de l'armoire secrète, et n'oublie pas ta parole.

Et le gentilhomme, serrant les mains du marin, s'élança vivement au dehors. Marcof, demeuré seul, resta quelques moments pensif, puis il sortit à son tour; il traversa un corridor, et, en homme qui connaissait bien les aîtres du château, il ouvrit une porte donnant sur une vaste chambre éclairée par les rayons de la lune. En traversant cette pièce, le marin s'arrêta devant un magnifique portrait de vieillard. Il inclina la tête, il murmura tout bas quelques paroles, une prière peut-être; puis s'approchant du cadre, il déposa un respectueux baiser sur l'écusson placé dans l'angle gauche du tableau. Cela fait, il ouvrit une autre porte, et il descendit les marches d'un petit escalier pratiqué dans l'épaisseur de la muraille.

Les deux étrangers que Jocelyn avait introduits dans la salle basse du château, d'après les ordres de son maître, y entraient à peine lorsque le marquis de Loc-Ronan se présenta à eux. Ils échangèrent tous trois un salut cérémonieux.

—Monsieur le marquis, dit l'un des deux personnages, nous devons faire un appel à votre indulgence; nous eussions dû arriver à une heure plus convenable, et nous l'eussions fait (ayant pris nos mesures en conséquence), si la tempête qui nous a assaillis dans la montagne n'était venue mettre une entrave à notre marche.

—Je joins mes excuses à celles du chevalier de Tessy, dit le second des deux étrangers en s'avançant à son tour.

—Je les reçois, comte de Fougueray, répondit le marquis avec une extrême hauteur.

Après cet échange de paroles, les trois hommes demeurèrent quelques moments silencieux. Le marquis froissait dans sa main droite avec une colère sourde la lettre que lui avait remise Jocelyn, et qui avait précédé l'introduction des deux gentilshommes. Enfin, se calmant peu à peu, il reprit:

—Je ne crois pas, messieurs, que vous ayez fait une centaine de lieues pour venir me trouver, sans un autre motif que celui d'en appeler à mon indulgence pour votre arrivée inattendue. Nous avons à causer ensemble; vous plaît-il que cela soit immédiatement?

—Nous craindrions d'être indiscrets et de vous fatiguer, répondit le chevalier de Tessy.

—Aucunement, messieurs. A cette heure avancée, nous n'en serons que moins troublés, et c'est, je crois, ce qu'il faut avant tout pour la conversation que nous allons avoir?

—Cette salle me paraît fort convenable, monsieur, dit le comte de Fougueray en regardant autour de lui. Seulement, notre souper ayant été des plus mauvais, je vous serais infiniment obligé de nous faire servir quoi que ce soit...

—Dites plutôt, interrompit brusquement le marquis, que vous connaissez la vieille coutume bretonne qui veut qu'un homme soit sacré pour celui sous le toit duquel il a brisé un pain.

—Quand cela serait?

—Vous osez en convenir?

—Eh! pourquoi diable me gênerais-je? Ne sommes-nous pas de vieilles connaissances? Vous savez bien, marquis, qu'entre nous il n'y a pas de secret!...

Le comte appuya sur ce dernier mot. Le marquis de Loc-Ronan se mordit les lèvres avec une telle violence que quelques gouttelettes de sang jaillirent sous sa dent convulsive. Il agita une sonnette. Jocelyn parut.

—Servez à ces messieurs ce que vous trouverez de meilleur à l'office, dit-il.

Le domestique s'inclina et sortit. Cinq minutes après il rentra.

—Eh bien? lui demanda son maître.

—Monseigneur, je n'ai rien trouvé à l'office; mais, en revanche, il y avait cette paire de pistolets tout chargés sur la table de votre chambre, et je vous les apporte.

—Est-ce un guet-apens? s'écria le chevalier en portant la main à la garde de son épée.

—Ce serait tout au plus un duel, répondit tranquillement le marquis, car vous voyez que votre digne compagnon a pris ses précautions...

Le comte, en effet, tenait un pistolet de chaque main. Jocelyn s'avança près de son maître en levant son pen-bas. Mais le marquis, posant froidement ses pistolets sur un meuble voisin, ordonna au serviteur de sortir. Jocelyn hésita, mais il obéit.

—Nous nous passerons donc de souper? demanda le comte en remettant ses armes à sa ceinture.

—Finissons, messieurs! s'écria le marquis; si nous continuions longtemps sur ce ton, je sens que la colère me dominerait bien vite. Vous êtes venu ici pour me proposer un marché. Ce marché est infâme, je le sais d'avance; mais n'importe! détaillez-le. J'écoute.

—Mon cher marquis, fit le chevalier en attirant à lui un siége et s'y installant sans façon, vous avez une façon d'exprimer votre pensée qui ne nous semblerait nullement parlementaire (comme le dit si bien Mirabeau du haut de la tribune de l'Assemblée nationale), si nous vous connaissions moins. Mais nous ne verrons dans vos paroles que ce qu'il faut y voir, c'est-à-dire que vous êtes prêt à nous donner toute votre attention.

Le comte fit un geste brusque d'assentiment, tandis que le marquis, se laissant tomber dans un vaste fauteuil, passait une main sur son front, où perlait une sueur abondante.

—Comte, continua le chevalier, vous plairait-il d'entamer l'entretien?

—Nullement, mon très-cher. Vous parlez à merveille, et vous avez, comme l'on dit, la langue fort bien pendue. J'imiterai M. de Loc-Ronan; je vous écouterai.

—Avec votre permission, monsieur le marquis, je commence. Laissez-moi cependant vous dire que, pour établir correctement l'affaire que nous allons avoir l'honneur de débattre avec vous, il est de toute utilité de bien poser tout de suite les jalons de départ. Puis il n'est peut-être pas moins essentiel que vous sachiez jusqu'à quel point nous sommes instruits, le comte de Fougueray et moi...

Le marquis ne répondant pas, le chevalier ajouta:

—Je vais donc faire un appel à vos souvenirs et vous prier de remonter avec moi jusqu'à l'époque où, après avoir perdu votre père et recueilli son immense héritage, vous vous décidâtes à venir présenter vos hommages à Sa Majesté Louis XV. Vous aviez, je crois, vingt-deux ans alors, et vous étiez véritablement fort beau.

—Monsieur le marquis n'a jamais cessé de l'être! interrompit le comte.

—Sans doute, reprit l'orateur: mais, en outre, à cette époque, le marquis possédait le charme entraînant de la première jeunesse. Croyez bien que je n'ai nullement l'intention de détailler ici vos nombreux succès, mon cher hôte; je les mentionne seulement en masse, afin de vous rendre la justice qui vous est due...

—Au fait! dit le marquis d'une voix impatiente.

—J'y arrive. A cette époque donc, après avoir fait tourner bien des têtes féminines, il arriva que la vôtre devint elle-même le point de mire des traits du petit dieu malin. Le 15 août 1776, jour d'une grande fête, celle du roi, pardieu! à l'occasion de je ne sais quel tumulte et quelle perturbation causée par la foule en démence, vous eûtes le bonheur de sauver et d'emporter dans vos bras une jeune fille, belle comme la déesse Vénus elle-même. En échange de la vie que vous lui aviez conservée, elle vous ravit votre coeur et vous donna le sien...

—Dorat n'aurait pas mieux dit, interrompit de nouveau le comte.

Le marquis demeurait toujours impassible. Évidemment il avait pris le parti d'écouter jusqu'au bout ses deux interlocuteurs et de ne leur point mesurer le temps.

—Cette jeune fille, dont la beauté avait fait sur vous une si vive impression, appartenait à une famille honorable de vieux gentilshommes de Basse-Normandie, dont M. le comte de Fougueray et moi avons l'honneur d'être les uniques représentants mâles. Il s'agit donc de notre soeur qui, vous le savez aussi bien que nous, se nomme Marie-Augustine. Il est inutile, je le pense, de vous rappeler que vous vous fîtes présenter dans la famille, que vous demandâtes la main de Marie-Augustine, et qu'enfin, d'heureux fiancé devenant heureux époux, vous conduisîtes cette chère enfant aux pieds des autels, où vous lui jurâtes fidélité et protection... Cela nous conduit tout droit à la fin de l'année 1777.

«Vous êtes d'une humeur un peu jalouse, mon cher marquis; les adorateurs qui papillonnaient autour de votre femme vous donnèrent quelques soucis... En véritable femme jolie et coquette qu'elle était, Marie-Augustine se prit à vous rire au nez lorsque vous lui proposâtes de quitter Versailles. Malheureusement la pauvre enfant ne savait pas encore ce que c'était qu'une cervelle bretonne. Elle ne tarda guère à l'apprendre.—Sans plus de cérémonies, vous fîtes enlever la marquise, et huit jours après votre départ clandestin, vous étiez installés tous deux dans ce vieux château de vos ancêtres. Marie-Augustine pleura, pria, supplia. Vous l'aimiez et vous étiez jaloux; double raison pour demeurer inébranlable dans votre résolution de vivre isolé avec elle dans cette farouche solitude.

Vous n'aviez oublié qu'une chose, mon cher marquis, c'était l'histoire de notre grand'mère Ève et celle du fruit défendu... Marie-Augustine se voyant en prison, ne rêva plus qu'évasion et liberté. Tous les moyens lui semblèrent bons, et elle n'hésita pas même à se compromettre pour voir tomber les barreaux et les grilles. Comment s'y prit-elle? Par ma foi, je l'ignore. Toujours est-il qu'elle trouva moyen d'entretenir une correspondance active avec un beau gentilhomme de Quimper, qui jadis avait été votre compagnon de plaisirs...

—Comment elle s'y prit? s'écria le marquis en se levant brusquement. Je vais vous l'expliquer!... A prix d'or, cette misérable femme, indigne du nom que je lui avais donné, séduisit le valet et parvint à se ménager plusieurs entrevues avec son amant, car vous oubliez de le dire, messieurs, votre soeur était devenue la maîtresse du baron d'Audierne!

—Vous l'avez dit depuis, mais nous ne l'avons jamais cru! répondit le comte de Fougueray.

—En voulez-vous les preuves? J'ai les lettres ici.

—Inutile, continua le chevalier. Que notre soeur soit coupable ou non, là n'est pas la question. Permettez-moi d'achever. Donc les deux... comment dirais-je? les deux amants, puisque vous le voulez absolument, ayant pris d'avance toutes leurs mesures, attendaient une nuit favorable pour accomplir leur projet. Ils ne savaient pas, qu'instruit de tout, vous les faisiez épier, et que vous attendiez le moment d'agir... Aussi, la nuit où la fuite devait avoir lieu, vous trouvèrent-ils sur leur passage. Le baron tira son épée; Marie-Augustine s'évanouit. Ils ne vous connaissaient pas encore!... Vous emportâtes votre femme dans vos bras en priant le baron de vous suivre. Le gentilhomme, sommé par vous au nom de son honneur, obéit.

Ah! pardon, fit le chevalier en s'interrompant, j'oubliais, pour la clarté de ce qui va suivre, de mentionner ici que votre mariage avait eu lieu sur les terres mêmes de mon frère, et que les témoins d'usage assistaient seuls à la cérémonie...

—C'était le comte de Fougueray qui l'avait voulu ainsi, répondit le marquis.

—Je m'empresse de le reconnaître, ajouta le comte en s'inclinant. Continuez, chevalier.

—C'est moi seul qui continuerai! s'écria le marquis. Écoutez-moi tous deux à votre tour. Lorsque je tins entre mes mains la misérable qui avait déshonoré mon nom, et son indigne complice, ma première pensée fut de les tuer tous les deux. Cependant j'hésitai!... Mon mépris pour cette femme était tellement profond, que ma main dédaigna de verser son sang!... D'ailleurs, j'avais mieux à faire!

—Oui, c'était fort ingénieux ce que vous avez trouvé, fit observer le comte en chiffonnant coquettement la dentelle de son jabot.




VIII

LE MARCHÉ.

—Oh! cette scène est encore présente à ma pensée comme si elle venait d'avoir lieu à l'instant même, continua le marquis sans paraître avoir entendu l'observation de son singulier beau-frère. Marie-Augustine était là couchée sur ce fauteuil; car c'est dans cette salle que je l'avais amenée avec son complice. Ce fauteuil est précisément celui sur lequel vous êtes assis, chevalier. Le baron d'Audierne, debout devant elle, attendait mes ordres, et je suis convaincu qu'il se croyait en ce moment bien près de sa dernière heure. Dès que votre soeur revint à elle j'appelai tous mes gens; tous, sans exception: depuis mon maître d'hôtel jusqu'à mon dernier valet de chiens... Alors, désignant du geste Marie-Augustine, que l'incertitude et l'épouvante rendaient muette et à demi morte:

«—Mes amis, m'écriai-je, vous voyez cette femme que, jusqu'ici, vous avez crue digne de votre respect, parce que vous pensiez qu'elle portait mon nom? Eh bien! je vous avais trompés. Cette fille n'a jamais été ma femme légitime!... Elle n'était que ma maîtresse jadis, comme elle est aujourd'hui celle du baron d'Audierne! Si je parle ainsi devant vous tous, c'est que, comme j'ai commis une faute en vous faisant honorer une méprisable créature, je me devais à moi-même, et je vous devais à vous aussi, de révéler publiquement la vérité tout entière. Et, maintenant, monsieur le baron peut emmener sa maîtresse à laquelle je renonce, et que je lui abandonne...

«Une heure après, ajouta le marquis, Marie-Augustine partait avec son amant.

—Et vous, mon cher ami, interrompit le comte, vous qui aviez pris au sérieux votre belle et ingénieuse invention, vous vous faisiez seller un bon cheval le soir même, et vous gagniez au galop la route de Fougueray, bien décidé à changer en réalité le conte dont vous veniez très-spirituellement de faire part à vos domestiques. Je vous le répète, c'était bien joué!... C'était tout bonnement de première force!... Nous devons reconnaître, et nous reconnaissons, croyez-le, qu'il vous était impossible de supposer un seul instant que le désir de voir notre soeur nous eût fait faire le voyage de Quimper, que l'épouse outragée nous rencontrât à quelques lieues à peine de ce château, et qu'elle nous racontât ce qui venait de se passer...

«Mais je le dis encore, marquis, vous ne pouviez savoir cela; de sorte qu'arrivé à Fougueray par une nuit sombre, vous vous fîtes indiquer la porte du presbytère. Le vieux prêtre qui avait célébré votre union l'habitait seul avec une servante. Intimidé par votre rang, convaincu surtout par vos pistolets, il consentit à vous laisser arracher du registre de la paroisse la feuille sur laquelle votre mariage se trouvait inscrit.

«Cela était d'autant mieux imaginé, que, sur les quatre témoins signataires, deux, le chevalier et moi, ne pouvions rien prouver en justice en raison de notre proche degré de parenté avec la victime, et que les deux autres étaient morts... Donc, la feuille enlevée, rien n'existait plus... La marquise de Loc-Ronan n'était désormais que mademoiselle de Fougueray. Vous affirmiez qu'elle avait été votre maîtresse et non votre femme; personne ne pouvait prouver le contraire... Aussi, comme vous étiez joyeux en reprenant la route de votre château! Vous étiez dégagé d'un lien qui commençait à vous peser; vous étiez libre!

—Ne dites pas cela, monsieur, interrompit le marquis avec émotion; à l'époque dont vous parlez, Dieu sait bien que j'aimais encore votre soeur! Oui, je l'aimais. Il a fallu, pour arracher cet amour de mon coeur, toutes les heures de jalousie, de tortures, d'angoisses, dont celle que vous défendez s'est montrée si prodigue à mon égard!... Il a fallu le déshonneur menaçant mon nom jusqu'alors sans tache, la boue prête à souiller l'écusson de mes ancêtres, pour me contraindre à un acte qu'aujourd'hui je réprouve!... Au reste, Dieu n'a pas voulu que l'accomplissement du forfait eût lieu dans toute son étendue, puisqu'il avait permis que, dans une intention que j'ignore, et avec cette prescience infernale qui n'appartient qu'à vous, vous eussiez pris d'avance le double de cet acte maudit!

—Dame! cher marquis! répondit le comte en souriant, nous avons joué au plus fin et vous avez perdu. Enfin, je reprends les choses où nous les avons laissées: lorsque vous partîtes de Fougueray, vous crûtes être libre, si bien libre même, et si peu marié que, deux années plus tard, à Rennes, vous vous épreniez d'amour pour une charmante jeune fille, et que, n'ayant aucunement entendu parler de votre ex-femme ni de vos ex-beaux-frères, vous pensâtes qu'en toute sécurité vous pouviez suivre les inspirations de votre coeur... Ce qui signifie que trente et un mois après votre séparation violente d'avec Marie-Augustine de Fougueray, vous devîntes l'époux heureux de Julie-Antoinette de Château-Giron.

«Rendez-nous la justice d'avouer que nous vous laissâmes jouir en paix des charmants délices de la lune de miel. Mais aussi quel réveil, lorsqu'après quelques semaines d'un bonheur sans nuages, du moins je me plais à penser qu'il fut tel, vous vous trouvâtes tout à coup face à face avec la première marquise de Loc-Ronan; lorsque, poussé sans doute par votre mauvais génie, vous voulûtes faire jeter notre soeur à la porte de l'hôtel que vous habitiez à Rennes, et qu'elle vous jeta, elle, son acte de mariage à la face!...

—Assez, misérable! s'écria le marquis avec une telle violence, que les deux interlocuteurs se levèrent spontanément, croyant à une attaque; assez! Osez-vous me rappeler ces heures douloureuses, vous qui ne songiez, au moment où vous me brisiez le coeur, qu'à exploiter ce secret au détriment de ma fortune et au profit de la vôtre? Rappelez-vous les sommes immenses que vous m'avez arrachées pour vous faire payer votre douteux silence!...

—Il ne s'agit pas de nous, mais de vous, interrompit le chevalier; et permettez-moi de vous faire observer que les grandes phrases inutiles ne feront qu'allonger la conversation... Si nous vous avons rappelé un passé peu agréable, c'était afin d'établir le présent sur de solides bases... Or, le présent, le voici: Vous avez deux femmes. L'une, Marie-Augustine de Fougueray, qui habite Paris sous un nom d'emprunt, suivant nos conventions, vous le savez. L'autre, Julie-Antoinette de Château-Giron, laquelle, en apprenant l'étrange position que vous lui aviez faite, a voulu se retirer du monde et s'enfermer dans un cloître. Vous et la famille de cette femme aviez trop d'intérêt à étouffer l'affaire pour que l'on essayât de s'opposer à ses volontés. Bref, vous avez en ce moment deux femmes, marquis de Loc-Ronan, et deux femmes bien vivantes. Or, la polygamie, vous le savez, a toujours été un cas pendable en France, et la pendaison une vilaine mort pour un gentilhomme!

—Allez droit au fait, interrompit encore le marquis, quelle somme vous faut-il aujourd'hui?

—Aucune, répondit le chevalier.

—Aucune, appuya le comte.

Le seigneur de Loc-Ronan demeura un moment interdit.

—Que voulez-vous donc? demanda-t-il lentement.

—Écoutez le chevalier, et vous allez le savoir.

—Soit! parlez vite.

—Je m'explique en quelques mots, fit le chevalier en s'inclinant avec cette politesse railleuse qui ne l'avait pas abandonné un seul moment durant cette longue conversation. Nous avons pensé, mon frère et moi, qu'il serait fâcheux que le vieux nom de Loc-Ronan vînt à s'éteindre. Or, vous avez deux femmes, c'est un fait incontestable; mais d'enfants, point! Eh bien! celle lacune qui doit assombrir un peu vos pensées, nous avons résolu de la combler... A partir de ce jour, vous allez être père. Vous comprenez?

—Nullement.

—Allons donc! impossible?

—Je ne comprends pas le sens de vos paroles, je le répète, et je vous serai fort reconnaissant de bien vouloir me l'expliquer.

—Eh! s'écria le comte avec impatience, notre soeur est votre femme, n'est-il pas vrai?

—C'est possible.

—Nul arrêt de parlement n'a annulé votre mariage; elle peut reprendre votre nom demain, si bon lui semble...

—Je le reconnais.

—Et vous connaissez sans doute aussi certaine axiome en droit romain qui dit: Ille pater est, quem nuptiæ demonstrant?

—Vraiment, je crois que je commence à comprendre, fit le marquis en conservant un calme et une froideur bien étranges chez le fougueux gentilhomme.

—C'est, pardieu, bien heureux!

—N'importe, achevez!

—Donc, si votre femme est mère, vous, marquis, vous êtes père! Voilà!

—Ainsi donc, monsieur le comte de Fougueray, ainsi donc, monsieur le chevalier de Tessy, ce que vous êtes venus me proposer à moi, marquis de Loc-Ronan, c'est d'abriter sous l'égide de mon nom ce fruit honteux d'un infâme adultère? c'est de consentir à admettre dans ma famille, à donner pour descendant à mes aïeux l'enfant né d'un crime, le fils d'une courtisane; car votre soeur, messieurs, n'est qu'une courtisane, et vous le savez comme moi!...

En parlant ainsi d'une voix brève et sèche, le marquis, les bras croisés sur sa large poitrine, dardait sur ses interlocuteurs des regards d'où jaillissait une flamme si vive qu'ils ne purent en supporter l'éclat. Les misérables courbèrent un moment la tête. Cependant le comte se remit le premier, et répondit avec un sourire:

—Eh! mon cher marquis!... vous forgez de la tragédie à plaisir! Qui diable vous parle du fruit d'un adultère? Je vous ai dit: Supposez! Je ne vous ai pas dit: Cela est! Bref, voici la vérité; Il existe, de par le monde, un enfant mâle âgé de huit ans, bien constitué, et beau comme un Amour de Boucher ou de Watteau. A cet enfant, le chevalier et moi nous nous intéressons vivement. Or, il est orphelin. Pour des raisons qu'il ne nous plaît pas de vous communiquer, nous ne pouvons personnellement rien pour lui. Il faut donc que vous nous veniez en aide. Voici ce que vous aurez à faire. Adopter cet enfant, et le reconnaître comme un fils issu de votre mariage avec Marie-Augustine. Lui transmettre votre nom et votre fortune, à l'exception d'une rente viagère de douze mille livres que vous vous conserverez. Enfin, nous nommer, le chevalier et moi, tuteurs de votre fils. Mais l'acte doit être fait de telle sorte que nous ayons la libre et immédiate gestion des biens, meubles et immeubles, que nous puissions vendre, aliéner, réaliser, échanger à notre volonté, comme si vous étiez réellement mort.

—Après? demanda le marquis.

—Après? mais je crois que ce sont là les articles principaux. Au reste, voici un modèle fort exact de l'acte que vous devez faire dresser.

Et le comte tendit au gentilhomme un cahier de papiers manuscrits.

—Et si je refuse de donner mon nom à un enfant que je ne connais pas et qui pourra le déshonorer un jour, si je ne consens pas à me dépouiller de toute ma fortune en votre faveur, vous me menacez, comme toujours, de divulguer le secret qui me lie à vous, n'est-ce pas?

—Hélas! vous nous y contraindriez! dit mielleusement le chevalier. Et vilaine mort que cette mort par la potence!... Mort infamante qui entraîne avec elle la dégradation de noblesse, vous ne l'ignorez pas, marquis?

—Eh bien! messieurs, voici ma réponse: Vous êtes fous tous les deux!

—Vous croyez? fit le comte d'un ton railleur.

—Oui, vous êtes fous; car vous n'avez pas réfléchi que je préférerais toujours la mort au déshonneur, mais qu'avant de me frapper je vous tuerais tous deux, vous, mes bourreaux! Non! non! je n'introduirai pas quelque ignoble rejeton d'une souche odieuse dans la noble lignée des Loc-Ronan! Non! non! je ne dépouillerai pas, moi, les héritiers de mon choix de ce que m'ont légué mes aïeux! Non! non! je ne jetterai pas entre vos mains avides une fortune que vous iriez fondre au creuset de vos passions infâmes!... Allons! comte de Fougueray! allons, chevalier de Tessy! nous devons mourir tous trois ensemble, et nous mourrons cette nuit même.

En disant ces mots, le marquis avait saisi les pistolets que Jocelyn lui avait apportés. Les armant rapidement, il s'était élancé au-devant de la porte. Le comte de Fougueray, lui aussi, avait pris ses armes. Les deux hommes, se menaçant réciproquement d'une double gueule de fer prête à vomir la mort, restèrent un moment immobiles. La porte s'ouvrit brusquement, et Jocelyn, complétant le tableau, parut sur le seuil, un mousquet à la main. Il mit en joue le chevalier.

Une catastrophe terrible était imminente. Quelques secondes encore, et ces quatre hommes forts et vigoureux allaient s'entre-tuer sans merci ni pitié. La résolution du marquis se lisait si nettement arrêtée sur son visage, que le comte de Fougueray, avec lequel il se trouvait face à face, devint pâle comme un linceul. Néanmoins il sut conserver une apparente fermeté.

—Marquis de Loc-Ronan! dit tout à coup le chevalier, souvenez-vous que, nous une fois morts, ceux qui doivent nous venger le feront sur Marcof le Malouin.

—Qu'avez-vous dit? Quel nom venez-vous de prononcer? s'écria le marquis dont les mains défaillantes laissèrent échapper les armes.

—Celui de votre frère naturel, lui répondit le chevalier à l'oreille, de manière à ce que Jocelyn ne pût entendre ces quelques mots; vous voyez que vous êtes bien et complètement entre nos mains. Renvoyez donc ce valet, plus de violence, et agissez, ainsi que nous le demandons, au mieux de nos intérêts.

Jocelyn sortit sur un signe de son maître.

—Eh bien? demanda le comte, lorsque les trois hommes se trouvèrent seuls de nouveau.

—Eh bien! répondit lentement le marquis, je vais réfléchir à ce que vous exigez de moi!... En ce moment, il me serait impossible de continuer la discussion. Nous sommes aujourd'hui au 25 juin, car voici le soleil qui se lève; revenez le 1er juillet, messieurs, et alors vous aurez ma réponse... Telle est ma résolution formelle et inébranlable.

—Nous acceptons votre parole, répondit le comte; le 1er juillet, au lever du soleil, nous serons ici.

Les deux hommes saluèrent froidement, sortirent de la salle basse et traversèrent la cour précédés par Jocelyn, lequel referma sur eux les grilles du château. Ceci fait, il accourut auprès de son maître. Le marquis, sombre et résolu, parcourait vivement la vaste pièce.

—Jocelyn! dit-il à son vieux serviteur en le voyant entrer, tu vois que je ne m'étais pas trompé, tu vois qu'il faut agir, et agir sans retard. Je puis toujours compter sur toi?

—Quoi! vous voulez? s'écria Jocelyn avec épouvante.

—Il le faut, répondit froidement le marquis. Point d'observation, Jocelyn. Les gens du château vont s'éveiller, et ils ne doivent pas nous trouver debout si matin. Je rentre dans mes appartements. Tu monteras à huit heures.

Jocelyn s'inclina et le marquis gagna la chambre où se trouvait le portrait de vieillard que Marcof avait embrassé en partant cette même nuit.




IX

DIÉGO ET RAPHAEL.

Le chevalier de Tessy et le comte son frère s'étaient éloignés assez vivement du château, se retournant de temps à autre comme s'ils eussent craint d'entendre siffler à leurs oreilles quelques balles de mousquet ou de carabine. Arrivés au bas de la côte, ils frappèrent à la porte d'une humble cabane, laquelle ne tarda pas à s'ouvrir. Un domestique parut sur le seuil. En apercevant les deux gentilshommes, il salua respectueusement, courut à l'écurie, brida deux beaux chevaux normands auxquels on n'avait point enlevé la selle, et, les attirant à sa suite, il les conduisit vers l'endroit où les deux gentilshommes attendaient. Le chevalier se mit en selle avec la grâce et l'aisance d'un écuyer de premier ordre. Le comte, gêné par un embonpoint prononcé, enfourcha néanmoins sa monture avec plus de légèreté qu'on n'aurait pu en attendre de lui.

—Picard, dit-il au valet qui lui tenait l'étrier, vous allez retourner à Quimper.—Vous direz à madame la baronne, que nous serons de retour demain matin seulement.

Le valet s'inclina et les deux cavaliers, rendant la bride à leurs montures, partirent au trot dans la direction de Penmarckh.

—Sang de Dieu! caro mio! fit le comte en ralentissant quelque peu l'allure de son cheval et en frappant légèrement sur l'épaule du chevalier, sang de Dieu! carissimo! nos affaires sont en bonne voie! Que t'en semble?

—Il me semble, Diégo, répondit le chevalier en souriant, que nous tenons déjà les écus du bélître!

—Corps du Christ! nous les aurons entre les mains avant qu'il soit huit jours.

—Il adoptera Henrique, n'est-ce pas?

—Certes!

—Hermosa va nager dans la joie!...

—Ma foi! je lui devais bien de lui faire ce plaisir, n'est-ce pas, Raphaël, à cette chère belle?

—D'autant plus que cela nous rapportera beaucoup.

—Oui, carissimo! et notre avenir m'apparaît émaillé de fêtes et d'amours.

—Nous quitterons Paris, j'imagine?

—Sans doute.

—Et où irons-nous, Diégo?

—Partout, excepté à Naples!

—Corpo di Bacco! je le crois aisément. Quittons Paris, d'accord, on ne saurait trop prendre de précautions; mais pourquoi fuir la France?

—Parce que, après ce qui nous reste encore à faire dans ce pays, mon très-cher, nous ne serions pas plus en sûreté à Marseille, à Bordeaux ou à Lille qu'au centre même de Paris. Mon bon chevalier, nous irons à Séville, la cité par excellence des petits pieds et des beaux grands yeux, la ville des sérénades et des fandangos! Grâce à notre fortune, nous y vivrons en grands seigneurs. Cela te va-t-il?

—Touche-là, Diégo!... C'est convenu.

—Convenu et parfaitement arrêté.

—Et Hermosa?

—Son fils aura un nom, elle touchera sa part de l'argent, ma foi, elle fera ce qu'elle voudra... Si elle souhaite venir avec nous, je n'y mettrai nul obstacle...

—Palsambleu! la belle vie que nous mènerons à nous trois...

—En attendant, songeons au présent et veillons à ce qui se passe autour de nous; car, tu le sais, chevalier, ce brave Marat est un ami précieux, mais il entend peu la plaisanterie en matière politique, et ma foi, à la façon dont tournent les choses, je pense toujours avec un secret frisson à cette ingénieuse machine de M. Guillotin, que l'on a essayée devant nous à Bicêtre, le 15 avril dernier, avec de si charmants résultats...

—Eh bien!... quel rapport établis-tu entre cette ingénieuse machine, comme tu l'appelles, et notre excellent ami Marat?

—Eh! c'est pardieu bien lui qui l'établit, ce rapport, puisqu'il répète à satiété dans ses conversations intimes qu'il faut faire tomber deux cent mille têtes. Or, l'invention de M. Guillotin arrivant tout à souhait pour réaliser son désir, je trouve la circonstance de fâcheux augure...

—Bah! que nous importe qu'on fauche deux ou trois cent mille têtes, pourvu que les nôtres soient toujours solides sur nos épaules? Allons, Diégo, depuis quand as-tu donc une telle horreur du sang répandu?...

—Depuis que je n'ai plus besoin d'en verser pour avoir de l'or! répondit à voix basse le comte de Fougueray en se penchant vers son compagnon.

—Oui, je comprends ce raisonnement, et j'avoue qu'il ne manque pas de justesse; mais, crois-moi, laissons Marat agir à sa guise, et servons-le bien. S'il ne nous paie pas en argent, il nous laissera nous payer nous-mêmes comme nous l'entendrons, et nous n'aurons pas à nous plaindre, je te le promets.

—Je l'espère aussi.

—En ce cas, hâtons le pas et pressons un peu nos chevaux.

—C'est difficile par ce chemin d'enfer tout pavé de rochers glissants, répondit le comte en relevant vertement sa monture qui venait de faire une faute.

Les deux hommes avaient, tout en causant, atteint les hauteurs de Penmarckh, et suivaient la crête des falaises dans la baie des Trépassés, qui avait failli devenir si funeste, la veille au soir, au lougre de Marcof. Le soleil s'élevant rapidement derrière eux, donnait aux roches aiguës des teintes roses, violettes et orangées, des reflets aux splendides couleurs, des tons d'une chaleur et d'une magnificence capables de désespérer le pinceau vigoureux de Salvator Rosa lui-même. La brise de mer apportait jusqu'à eux les âcres parfums de ses émanations salines. Les mouettes, les goëlands, les frégates décrivaient mille cercles rapides au-dessus de la vague poussée par la marée montante, et venaient se poser, en poussant un cri aigu, sur les pics les plus élevés des falaises. Le ciel pur et limpide reflétait dans l'Océan calme et paresseux l'azur de sa coupole. Aux pieds des voyageurs, au fond d'un abîme profond à donner le vertige, s'élevaient les cabanes des habitants de Penmarckh. En dépit de leur nature matérialiste, les deux cavaliers arrêtèrent instinctivement leurs montures pour contempler le spectacle grandiose qui s'offrait à leurs regards.

—Corbleu! chevalier, fit le comte en rompant le silence, l'aspect de ce pays a quelque chose de vraiment original! Ces falaises, ces rochers sont splendidement sauvages, et j'aime assez, comme dernier plan, cette mer azurée qui n'offre pas de limites au tableau...

—Cher comte, répondit le chevalier, l'Océan ne vaut pas la Méditerranée; ces falaises et ces blocs de rochers ne peuvent lutter contre nos forêts des Abruzzes, et j'avoue que la vue de la baie de Naples me réjouirait autrement le coeur que celle de cette crique étroite et déchirée.

—A propos, cher ami, c'était dans cette crique que Marcof avait jeté l'ancre hier soir, et le diable m'emporte si je vois l'ombre d'un lougre!

—En effet, la crique est vide.

—Il a donc mis à la voile ce matin, ce Marcof enragé?

—Probablement.

—Diable!

—Cela te contrarie?

—Mais, en y réfléchissant, je pense, au contraire, que ce départ est pour le mieux.

—Sans doute. Marcof est difficile à intimider, et si le marquis de Loc-Ronan avait eu la fantaisie de lui demander conseil...

—Ne crains pas cela, Raphaël, interrompit le comte. Le marquis ne révélera jamais un tel secret à son frère. Non, ce qui me fait dire que le départ de Marcof nous sert, c'est que, tu le sais comme moi, jadis cet homme, lui aussi, a été à Naples, et qu'il pourrait peut-être nous reconnaître, s'il nous rencontrait jamais.

—Impossible, Diégo! Il ne nous a parlé qu'une seule fois.

—Il a bonne mémoire.

—Alors tu crains donc?

—Rien, puisqu'il est absent. Seulement je désirerais fort savoir combien de jours durera cette absence. Eh! justement, voici venir à nous des braves Bretons et une jolie fille qui seront peut-être en mesure de nous renseigner.

Trois personnages en effet gravissant un sentier taillé dans les flancs de la falaise, se dirigeaient vers les cavaliers. Ces trois personnages étaient le vieil Yvon, sa fille et Jahoua. Les promis et le père avaient voulu aller remercier Marcof, et n'avaient quitté Penmarckh que lorsque le lougre avait repris la mer. Puis, après être demeurés quelque temps à le suivre au milieu de sa course périlleuse à travers les brisants, ils reprenaient le chemin de Fouesnan. En apercevant les deux seigneurs, dont les riches costumes attirèrent leurs regards, ils s'arrêtèrent d'un commun accord.

—Dites-moi, mes braves gens, fit le comte en s'avançant de quelques pas.

—Monseigneur, répondit le vieillard en se découvrant avec respect.

—Nous venons du château de Loc-Ronan, et nous craignons de nous être égarés. Où conduit la route sur laquelle nous sommes?

—En descendant à gauche, elle mène à Audierne en passant par la route des Trépassés.

—Et, à droite, en remontant?

—Elle va à Fouesnan.

—Merci, mon ami...

—A votre service, monseigneur.

Pendant ce dialogue, le chevalier de Tessy contemplait avec une vive admiration la beauté virginale de la charmante Yvonne.

—Vive Dieu! s'écria-t-il en se mêlant à la conversation, si toutes les filles de ce pays ressemblent à cette belle enfant, Mahomet, je le jure, y établira quelque jour son paradis, et, quitte à damner mon âme, je me ferai mahométan!

—Silence! Vous scandalisez ces honnêtes chrétiens! fit observer le comte.

Puis, se retournant vers Yvon:

—N'y avait-il pas un lougre dans la crique hier au soir? demanda-t-il.

—Si fait, monseigneur.

—Qu'est-il devenu?

—Il a mis à la voile, ce matin même.

—Savez-vous où il allait?

—A Paimboeuf, je crois.

—Comment s'appelle le patron?

—Marcof le Malouin, monseigneur.

—C'est bien cela. Et quand revient-il, ce lougre?

—Dans douze jours si la mer est bonne.

—Merci de nouveau, mon brave. Comment vous nommez-vous?

—Yvon pour vous servir.

—Et cette belle fille que mon frère trouve si charmante est votre fille, sans doute?

—Oui, monseigneur.

—Et ce jeune gars est-il votre fils?

—Il le sera bientôt. Dans six jours, à compter d'aujourd'hui, Jahoua épouse Yvonne.

—Ah! ah! interrompit le chevalier; et s'adressant à Yvonne: Puisque vous allez vous marier, ma jolie Bretonne, et que ce mariage tombe le premier juillet, jour que notre ami le marquis de Loc-Ronan nous a priés de lui consacrer tout entier, je prétends aller avec lui jusqu'à Fouesnan pour assister à votre union et pour vous porter mon cadeau de noces.

—Monseigneur est bien bon, balbutia Yvonne en ébauchant une révérence.

—Monseigneur nous comble! ajouta Jahoua en saluant profondément.

—Maintenant, bonnes gens, allez à vos affaires et que le ciel vous conduise! reprit le comte avec un geste tout à fait aristocratique, et qui sentait d'une lieue son grand seigneur.

Yvonne et les deux Bretons saluèrent une dernière fois, et continuèrent leur route non pas sans se retourner pour admirer encore les riches costumes des voyageurs et la beauté de leurs chevaux.

—Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie d'aller à la noce? demanda le comte en souriant, et en dirigeant sa monture vers l'embranchement de la route qui conduisait à Audierne.

—Est-ce que tu ne trouves pas cette petite fille ravissante?

—Si, elle est gentille.

—Mieux que gentille!... Adorable! divine!...

—Te voilà amoureux?

—Fi donc! La Bretonne me plaît; c'est une fantaisie que je veux contenter, mais rien de plus.

—Puisqu'elle se marie...

—Bah! d'ici à six jours nous avons dix fois le temps d'empêcher le mariage.

—Soit! agis à ta guise; mais en attendant hâtons-nous un peu, sinon nous n'arriverons jamais assez tôt!...

—Connais-tu le chemin?

—Parfaitement.

—Il nous faut descendre jusqu'à la baie, n'est-ce pas?

—Oui; il nous attendra sur la grève même, et, grâce à la superstition qui fait de cet endroit le séjour des spectres et des âmes en peine, il est impossible que nous puissions être dérangés dans notre conversation...

—Allons, essayons de trotter, si toutefois nos chevaux peuvent avoir pied sur ces miroirs.

Et les deux cavaliers pressant leurs montures, les soutenant des jambes et de la main pour éviter un accident, allongèrent leur allure autant que faire se pouvait. Ils parcoururent ainsi une demi-lieue environ, toujours sur la crête des falaises. Enfin, arrivés à un endroit où un sentier presque à pic descendait vers la grève, ils mirent pied à terre, et, reconnaissant l'impossibilité où se trouvaient leurs chevaux d'effectuer cette descente périlleuse, ils les attachèrent à de gros troncs d'arbres dont les cimes mutilées avaient attiré plus d'une fois le feu du ciel.

—Nous sommes donc arrivés? demanda le chevalier.

—Il ne nous reste plus qu'à descendre.

—Mais c'est une opération de lézards que nous allons tenter là, mon cher!...

—Rappelle-toi nos escalades dans les Abruzzes, Raphaël, et tu n'hésiteras plus.

—Oh! je n'hésite pas, Diégo. Tu sais bien que je n'ai jamais eu peur.

—C'est vrai, tu es brave...

—Et défiant, ajouta le chevalier. C'est pourquoi je te prie de passer le premier.

—Tu te défies donc de moi, Raphaël?

—Dame! cher Diégo, nous nous connaissons si bien!...

Le comte ne répondit point; et, passant devant le chevalier, il se disposa à entreprendre sa descente. L'opération était réellement difficile et périlleuse. Il fallait avoir la main prête à s'accrocher à toutes les aspérités, le pied sûr, l'oeil ferme, et un cerveau à l'abri des fascinations du vertige pour l'accomplir sans catastrophe. Aussi les deux hommes, employant tout ce que la nature leur avait donné d'agilité, de force et de sang-froid, ne négligèrent-ils aucune précaution pour éviter un accident fatal. Enfin ils touchèrent la grève.

Ils étaient alors au centre d'une petite baie semi-circulaire, cachée à tous les regards par d'énormes blocs de rochers qui surplombaient sur elle, et qui, depuis la haute mer, semblaient une simple crevasse dans la falaise. Les vagues, même en temps calme, se brisaient furieuses sur cette plage encombrée de sinistres débris.

—C'est la baie des Trépassés? demanda le chevalier en regardant autour de lui.

—Oui, répondit le comte; et élevant le doigt dans la direction opposée, c'est-à-dire vers l'extrême limite de l'un des promontoires, il ajouta:—Voici l'homme auquel nous avons affaire.

En effet, debout et immobile sur un quartier de roc contre lequel déferlaient les lames, on apercevait un personnage de haute taille, la tête couverte d'un vaste chapeau breton, le corps entouré d'un vêtement indescriptible, assemblage étrange de haillons, la main droite appuyée sur un long bâton ferré.

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