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Marcof le Malouin

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X

IAN CARFOR.

En voyant les deux étrangers s'avancer vers lui, l'homme descendit à son tour sur la grève et se dirigea vers eux. Quand ils furent à quelques pas seulement les uns des autres, ils s'arrêtèrent.

—Ian Carfor, dit le comte, me reconnais-tu?

Le berger demeura pendant quelques secondes immobile; puis relevant la tête, il fixa sur les deux étrangers un regard froid et investigateur.

—D'où viens-tu? demanda-t-il d'une voix lente.

—De la cité de l'oppression, répondit gravement le comte.

—Où vas-tu?

—A la liberté.

—Pour qui est ta haine?

—Pour les tyrans!

—Que portes-tu?

—La mort!

—Suivez-moi tous deux.

Et Ian Carfor, marchant le premier, conduisit le comte et le chevalier vers l'entrée d'une petite grotte creusée dans le rocher, et que la mer devait envahir dans les hautes marées. Il fit signe aux deux hommes de s'asseoir sur un banc de mousse et de fougère. Lui-même s'installa sur une grosse pierre. La conversation continua entre Ian et le comte. Le chevalier paraissait avoir accepté le rôle de témoin muet.

—Tu veux des nouvelles? demanda Ian Carfor.

—Sans doute. Le pays se remue?

—Avant quinze jours il sera en armes!

—Qui commande ici?

—Le marquis de Loc-Ronan; qui correspond avec le marquis de la Rouairie.

—Ainsi, Marat avait dit vrai! fit le comte en s'adressant cette fois au chevalier. Tu le vois, la Bretagne va se soulever.

—Eh bien, qu'elle se soulève! répondit le chevalier avec indifférence; cela nous servira.

—Mais cela ne servira pas la France, citoyens! s'écria brusquement une voix venant du fond de la grotte, où régnait une obscurité complète.

Le comte et son compagnon se levèrent vivement et avec une surprise mêlée d'effroi. Ian Carfor ne bougea pas.

—Qui donc nous écoute? demanda le comte avec hauteur.

—Quelqu'un qui en a le droit, répondit la voix.

Et un nouvel interlocuteur, sortant des ténèbres, vint se placer en pleine lumière.

—Quelqu'un qui a le droit de t'entendre, citoyen Fougueray, continua-t-il, et qui trouve étrange la réponse de ton compagnon!

—Billaud-Varenne! murmura le comte en reculant d'un pas.

—Eh! pourquoi diable trouves-tu ma réponse étrange? demanda le chevalier, sans rien perdre de son aisance ordinaire.

—Parce qu'elle n'est pas d'un bon citoyen.

—Qu'en sais-tu?

—Tu souhaites la rébellion de ce pays.

—Je la souhaite pour qu'il nous soit plus facile de connaître les traîtres, et par conséquent de les châtier.

—Bien répondu! s'écria Ian Carfor. Celui-là est un bon!...

—C'est vrai, dit Billaud-Varenne. C'est le chevalier de Tessy, et je n'ignore pas les services qu'il nous a déjà rendus.

—Sans compter ceux qu'il peut rendre encore!

—Reprenez donc vos places, citoyens, et causons donc sérieusement, car, ainsi que vous l'a dit Ian Carfor, la situation est grave, et la guerre civile imminente. Déjà la Vendée se remue; la Bretagne ne tardera pas à suivre son exemple...

Alors les quatre personnages enfermés dans l'étroite demeure du berger entamèrent une de ces longues conversations politiques, telles que pouvaient les avoir des amis de Marat et de Billaud-Varenne.

Le soleil était déjà haut sur l'horizon lorsque la séance fut levée. Au moment où les quatre hommes allaient se séparer, Billaud-Varenne s'adressa au berger.

—Ian Carfor, lui dit-il, tu nous as promis de nous tenir au courant des messages qui seraient échangés entre La Rouairie et Loc-Ronan?

—Oui, je l'ai promis et je le promets encore, répondit le berger.

—Tu ne nous as pas expliqué par quels moyens tu parviendrais à te renseigner toi-même?

—C'est bien simple. L'agent entre les deux marquis est Marcof.

—Oui; mais Marcof n'est pas facile à exploiter...

—C'est possible, citoyen; mais il a pour ami un garçon en qui il a une confiance absolue, et qui se nomme Keinec. Or, Keinec me dira tout, j'en réponds. Je le surveille à cet effet, et ce soir même il sera à moi.

—Très-bien! Seconde-nous, sois fidèle, et la patrie se montrera reconnaissante, reprit Billaud-Varenne.

Puis, s'adressant aux deux gentilshommes, il ajouta:

—Adieu, citoyens: je pars, je vous laisse; mais il est bien convenu que vous séjournerez encore trois mois dans ce pays. J'ai dans l'idée que le mois de septembre prochain nous sera favorable, à nous et à nos amis; et si nous frappons un grand coup à Paris, il est urgent que dans les provinces il y ait des têtes et des bras qui nous soutiennent.

En disant ces mots, qu'il accentua par un geste énergique, le futur terroriste salua lestement les trois hommes et s'éloigna. Il gravit, non sans quelque difficulté, un petit sentier, moins escarpé cependant que celui par lequel étaient descendus le comte et le chevalier, et situé au flanc opposé de la baie. Arrivé sur la falaise, il se retourna, salua de la main une dernière fois, et prit, selon toute apparence, la direction de Quimper. A peine eut-il disparu, que le chevalier, pressant le bras du comte pour l'entraîner à l'écart, lui dit à voix basse:

—Est-ce que tu comptes lui obéir, Diégo, et rester ici encore trois mois?

—Allons donc! quelle plaisanterie! Nous agirons pour notre compte et non pour le leur et pour celui de leur patrie bien-aimée, qu'ils ne songent qu'à ensanglanter.

—Donc, nous resterons ici?...

—Tant que nous le jugerons convenable à nos intérêts.

—Et ensuite?

—Nous partirons.

—A merveille.

—Or çà, très-cher, continua le comte de Fougueray, il me paraît que notre mission diplomatique est terminée et que nous n'avons plus rien à faire ici. Le soleil descend rapidement vers la mer; mon estomac est creux comme le tonneau des Danaïdes, songeons un peu, s'il vous plaît, à regagner l'endroit où nous avons laissé nos chevaux et à trouver pour cette nuit bonne table et bon gîte!...

—Un instant, j'ai quelques mots à dire à Ian Carfor.

—Encore de la politique?

—Non pas!

—Quoi donc?

—Il s'agit d'amour, cette fois.

—Qu'est-ce que cette folie, chevalier?

—Folie ou non, la petite Bretonne me tient fort au coeur!

—La Bretonne de ce matin?

—Oui!

—Une paysanne!... fi!

—Je ne fais jamais fi d'une charmante créature! Paysanne ou duchesse, je les estime autant l'une que l'autre, et, pour les femmes seulement, j'admets l'égalité absolue.

—L'égalité comme la comprend si bien ce bon M. de Robespierre?...

—Précisément.

—Et tu crois que Carfor peut quelque chose pour toi?

—Je n'en sais rien.... Je vais le lui demander.

—Demande, cher, demande! Pendant ce temps, je vais admirer le paysage; j'aime la belle nature, moi, voilà mes seules amours!

Et le comte de Fougueray, après avoir émis cette réflexion philosophique, commença une promenade sur la grève les mains enfoncées dans les poches de sa veste de satin, la tête légèrement inclinée sur l'épaule droite, dans une attitude toute gracieuse.

Le chevalier se rapprocha du berger.

—Carfor! dit-il.

—Monsieur le chevalier! répondit l'agent révolutionnaire avec plus de respect qu'il n'en avait affecté en présence de Billaud-Varenne.

—Tu habites ce pays depuis longtemps?

—Depuis quinze ans.

—Tu connais tout le monde?

—A dix lieues à la ronde, sans exception.

—Très-bien! J'ai besoin de toi. Aimerais-tu gagner cinquante louis d'un seul coup?

Les yeux de Ian Carfor lancèrent des éclairs; mais éteignant soudain ces lueurs compromettantes, il répondit:

—On n'est jamais fâché de gagner honnêtement sa vie.

—Bien! Nous nous entendrons... Connais-tu un paysan qui s'appelle Yvon et qui a pour fille une jolie enfant, aux yeux noirs et aux cheveux blonds?

—Et qui est fiancée au fermier Jahoua?... ajouta Carfor. Je connais le père et la fille!... ils habitent Fouesnan.

—C'est cela même, je les ai rencontrés ce matin; la petite m'a plu, et je serais assez disposé à l'emmener à Paris avec moi.

—Vous voulez lui faire quitter le pays?

—Oui.

—Eh bien! cela peut se faire...

—Tu crois?

—J'en réponds.

—Avant son mariage, s'entend?

—Avant son mariage.

—Corbleu! si nous réussissons, il y aura deux cents louis pour toi!

—Je les accepterai, monsieur; mais si vous ne me donniez rien, je vous aiderais tout de même, foi de Breton!

—Bah! Quel intérêt as-tu donc à tout cela, toi?

—Celui de la vengeance.

—Contre Yvonne?

—Ne m'interrogez pas! Je ne répondrais rien! Tout ce que je puis affirmer, c'est que la belle se marie le 1er juillet prochain, à dix heures du matin. Eh bien! ce même jour, vous entendez? ce même jour, à la tombée de la nuit, elle sera en route avec vous...

—Et les moyens sur lesquels tu comptes pour opérer ce miracle?

—Je les ai, et je me charge de tout.

—Quand devrai-je te revoir?

—Le 1er juillet, ici même, à quatre heures de relevée!

—Et voilà dix louis d'à-compte, mon brave!... fit le chevalier en jetant sa bourse dans la main de Carfor. Au 1er juillet je serai exact, je t'en préviens!

Et le chevalier pirouettant vivement sur le talon, chiffonna son jabot d'une main assez élégante, et, tendant la pointe en homme qui croit à une victoire prochaine, il se dirigea vers le comte.

—Eh bien? lui demanda celui-ci.

—Eh bien, cher, si Hermosa part avec nous, nous partirons quatre.

—Vraiment!

—D'honneur! ce Carfor est un homme précieux! Çà, mon excellent ami, je me sens maintenant tout à fait disposé à fêter un solide repas!... Si vous le trouvez bon, en route!

—Volontiers, répondit le comte.

Et les deux hommes, prenant congé de Carfor, regagnèrent le sentier périlleux qu'ils se mirent en devoir d'escalader.

—Je préfère cent fois cela!... murmura Carfor en les suivant d'un oeil distrait. Cette vengeance vaut mieux que toutes celles qu'aurait pu me procurer Keinec! Mais lui aussi me servira!




XI

LE SORCIER DE PENMARCKH.

C'était pour la nuit même de ce jour, lendemain de la Saint-Jean, que le sorcier avait donné rendez-vous au triste amoureux de la belle Yvonne. Keinec attendait avec impatience l'heure de se rendre à la baie des Trépassés. Enfin la nuit vint; dix heures sonnèrent à la petite église de Penmarckh. Keinec, alors, se dirigea vers la crique en portant sur ses épaules le bouc noir, et sous son bras les poules blanches que Carfor avait demandés.

Arrivé sur la plage, il détacha un canot, il y jeta son paquet, il sauta légèrement à bord et poussa au large. En marin consommé, en homme intrépide, Keinec allait braver les rochers et les âmes errantes de la baie des Trépassés; il se rendait par mer à la sinistre demeure du sorcier. A onze heures et demie, il abordait devant la grotte. Carfor était accroupi sur le rivage, occupé, en apparence, à contempler les astres.

—Te voilà, mon gars? dit-il avec étonnement.

—Ne m'attendais-tu pas? répondit Keinec.

—Si fait; mais pas par mer...

—Pourquoi?

—Parce que je pensais que tu aurais peur des esprits...

—Je n'ai peur ni des morts ni des vivants, entends-tu!...

—Ah! tu es un brave matelot!...

—Il ne s'agit pas de cela. Tu sais ce qui m'amène? Voici le bouc noir, voici les poules blanches, voilà ma carabine, de la poudre et des balles. Tu as tout ce que tu m'as demandé!

—Je le vois.

—Eh bien! Parle vite!...

—Tu le veux, Keinec?

—Parle, te dis-je!

—Écoute-moi donc!

—Attends! interrompit Keinec. Avant de commencer, rappelle-toi quelle est ma volonté inflexible!... il faut, ou qu'Yvonne soit ma femme! ou qu'elle meure! ou que je meure moi-même!...

—Tu n'es pas venu ici pour ordonner!... s'écria Carfor avec violence, mais bien pour obéir! Orgueilleux insensé, courbe la tête! J'ai interrogé les astres la nuit dernière, et voici ce qu'ils m'ont répondu:

«Jahoua épousera Yvonne, et pourtant Yvonne ne sera pas la femme de Jahoua!...

—Que veux-tu dire? demanda Keinec.

—Je veux dire que le mariage à l'église aura lieu quoi que tu tentes pour l'empêcher, car, jusqu'à l'heure où le prêtre aura béni les promis, Jahoua sera invulnérable pour tes balles!...

—Invulnérable?

—Au moment où il sortira de l'église, il cessera d'être défendu contre toi!... Écoute encore, Keinec, et ne prends pas une résolution avant de m'avoir entendu jusqu'au bout!... Yvonne aime Jahoua. Ne tourmente pas ainsi la batterie de ta carabine et écoute toujours, car je te dis la vérité!... Yvonne aime Jahoua. Yvonne ne pardonnera jamais à son meurtrier si elle le connaît; il faut donc que Jahoua meure, mais il faut aussi que sa fiancée ignore toujours quelle est la main qui l'aura frappé! Jahoua doit paraître mourir par un accident. Le jour fixé pour le mariage est celui de la fête de la Soule! C'est le village de Fouesnan qui, cette année, disputera le prix au village de Penmarckh: les vieillards l'ont décidé. Ce hasard semble fait pour toi!... tu sais qu'il y a souvent mort d'homme à la fête de la Soule?

—Je le sais.

—Eh bien! ce jour-là Jahoua peut mourir.

—Après?

—Yvonne pleurera son fiancé; mais Yvonne est coquette! les femmes le sont toutes! Quand le temps aura calmé sa douleur, elle pensera aux beaux justins et aux jupes de couleurs vives. Elle écoutera, comme elle l'a fait déjà... le plus riche de nos gars...

—Après?... après?

—Il te faut donc devenir riche pour ranimer son amour éteint... car elle t'a aimé, Keinec... elle t'a aimé, autrefois... Si tu es riche, elle t'aimera encore...

—Oui.

—Et que feras-tu pour conquérir cette richesse?

—Tout ce qu'un homme peut faire.

—Tu ne reculeras devant rien?

—Devant rien, je le jure!

—Alors, Yvonne t'appartiendra, car tu seras riche, c'est moi qui te le promets!

—Comment cela?

—Ne t'inquiète pas; j'ai les moyens de te donner une fortune...

—Ne puis-je les connaître?

—Non!... maintenant du moins!... C'est seulement dans l'heure qui suivra la mort de Jahoua que je pourrai te révéler mes secrets, qui alors deviendront les tiens. Sache seulement qu'avant une année révolue, nous aurons tous deux des trésors cent fois plus considérables que ceux du marquis de Loc-Ronan.

—Tu me le jures, Carfor?

—Sur le salut de mon âme! Nous serons riches dans un an!

—Un an! répéta Keinec, c'est bien long!

—Je ne puis rien pour toi avant cette époque.

—Et si d'ici à un an Yvonne allait en aimer un autre?

—Impossible!

—Pourquoi?

—Parce que, le jour même de la mort de Jahoua, Yvonne quittera le pays...

—Yvonne quittera le pays! s'écria Keinec, et où donc ira-t-elle?

—Je te le dirai quand il sera temps.

—Je veux le savoir à l'instant même!

—Je ne puis te répondre.

—Il le faut cependant.

—Non! je ne le peux ni ne le veux faire!

Un long silence interrompit la conversation commencée. Carfor, plongé dans des rêveries profondes, paraissait avoir oublié la présence de Keinec. Le marin, lui aussi, réfléchissait à ce qu'il venait d'entendre. Enfin il releva les yeux sur le berger, et lui posant sa main nerveuse sur l'épaule:

—Ian Carfor, lui dit-il, il court de singuliers bruits sur ton compte! On prétend que tu trahis ceux qui te donnent leur confiance. On ajoute que tu jettes des sorts, que tu évoques le démon, que tu te fais un jeu des souffrances de tes semblables. Écoute-moi bien! Réfléchis, Ian Carfor, avant de vouloir faire de moi ta risée et ton jouet!... Tu me connais assez pour savoir que j'ai la main rude, eh bien! par la sainte croix, entends-tu? si tu me trompais, si tu me guidais mal, je te tuerais comme un chien!

Le berger haussa froidement les épaules.

—Si tu crains mes trahisons, répondit-il d'un ton parfaitement calme, agis à ta guise et n'écoute pas mes conseils... Qui donc te force à les suivre?... Si au contraire, tu veux te laisser guider par moi, il est inutile de proférer des menaces que je ne crains pas. Je t'ai dit ce que j'avais lu dans les astres. Maintenant décide toi-même. Tue Jahoua tout de suite! tue Yvonne avec lui! que m'importe?...

—Et si je t'obéis?

—Si tu m'obéis, Keinec, je te le répète, avant un an écoulé, celle que tu aimes sera ta femme!

—Eh bien! je t'obéirai; conseille ou plutôt ordonne!...

—Soit!... Le jour de la Soule tu t'attacheras à Jahoua, tu lutteras avec lui, et tu l'étoufferas dans tes bras!... T'en sens-tu la force?...

Keinec sourit. Promenant autour de lui un regard investigateur, il aperçut une longue barre de fer que la mer avait rejetée sur le rivage, et qui provenait, comme les débris au milieu desquels elle se trouvait, de quelque récent naufrage. Il se baissa sans mot dire, il ramassa la barre de métal et il retourna vers Carfor.

Alors il prit le morceau de fer par chaque extrémité, il plaça le milieu sur son genou, et il roidit ses bras dont les muscles saillirent et dont les veines se gonflèrent comme des cordes entrecroisées, puis il appuya lentement. La barre ploya peu à peu, et finit par former un demi-cercle. Keinec appuyait toujours. Bientôt les deux extrémités se touchèrent. Alors il retourna la barre ployée en deux, et, l'écartant en sens inverse, il entreprit de la redresser. Mais le fer craqua, et la barre se rompit en deux morceaux au premier effort. Keinec en jeta les tronçons dans la mer.

—Crois-tu que je puisse étouffer un homme entre mes bras? dit-il.

—Oui, certes!

—Seulement, peut-être Jahoua ne prendra-t-il point part à la Soule; il n'est pas de Fouesnan, lui...

—Il épouse une fille du village; il doit soutenir les gars du village ce jour-là.

—C'est vrai.

—Eh bien! maintenant, va me chercher le bouc noir, et les poules blanches.

—Que veux-tu faire?

—Te dire avec certitude si tu seras vainqueur et quel sera ton avenir!

Keinec coupa les liens qui retenaient les pieds du bouc noir qu'il apporta devant Carfor. Ce dernier contempla pendant quelques instants l'animal, puis il avisa sur la grève un rocher dont la surface polie présentait l'aspect d'une table de marbre. Il en fit une sorte d'autel en le posant sur trois pierres disposées en triangle, et il y plaça le bouc en prononçant quelques paroles à voix basse.

La pauvre bête, étourdie encore par le roulis du canot, les quatre pieds engourdis et meurtris, restait étendue sur le flanc sans donner signe de vie. Carfor lui ouvrit les yeux avec le doigt, puis il prit dans sa bouche une gorgée d'eau de mer, et il insuffla cette eau dans les oreilles de la victime. Le bouc essaya de relever la tête, et la balança de droite à gauche pendant quelques secondes.

—Il consent! il consent! murmura Carfor.

Le berger courut à sa grotte, et en rapporta une énorme brassée de bruyères sèches qu'il disposa symétriquement en cercle autour de l'autel improvisé. Il ajouta quelques branches de lauriers et d'oliviers qu'il tira d'un petit sac. Cela fait, il ordonna à Keinec de s'asseoir sur la grève à quelque distance du cercle magique, et il se mit en devoir de commencer l'opération mystérieuse et cabalistique.

Il se dépouilla d'abord d'une partie de ses vêtements, il se lava les bras dans la mer, et il entonna d'une voix lugubre un chant étrange dans une langue inconnue, et bizarrement rhytmée. A mesure qu'il chantait, le sang lui montait au visage, ses gestes devenaient plus rapides, et ses pieds martelaient le sol en exécutant une sorte de danse assez semblable à celle des sauvages. C'était un spectacle vraiment fantastique que celui qu'offrait cet homme au corps décharné dansant et chantant autour d'un animal destiné au sacrifice. Les rayons tremblants de la lune éclairaient cette scène et lui donnaient un aspect lugubre.

Carfor n'était plus le même. Le conspirateur républicain, l'agent révolutionnaire, avaient complètement disparu. Ils cédaient la place au fils des Celtes, au descendant des druides, au vieil enfant de la superstitieuse Armorique. Évidemment Carfor avait foi en ce qu'il accomplissait. Il se regardait comme le prêtre d'une religion infernale. A force de jouer le rôle de sorcier, il s'était tellement identifié avec son personnage que, malgré sa volonté peut-être, il en était venu à croire à ses cabales magiques. Keinec était brave, et pourtant il se sentit frissonner en présence de l'exaltation fanatique et hallucinée du berger sorcier.

Après quelques minutes de chants et de danse, Carfor alluma une branche de bruyère, il versa quelques gouttes de l'eau-de-vie enfermée dans sa gourde sur le reste du bûcher, et il approcha la flamme. Aussitôt une fumée épaisse s'éleva, et enveloppa l'autel et la victime. Carfor continua sa pantomime entremêlée de paroles prononcées tantôt d'une voix brève et impérative, comme s'il donnait des ordres à quelque puissance invisible; tantôt murmurées sur le ton de la prière.

Lorsque la flamme s'éleva claire et brillante, illuminant la grève, il entra dans le cercle de feu et s'approcha de l'autel. Saisissant un couteau affilé, il écarta les pieds de la victime, et, avec une adresse merveilleuse, il éventra le bouc d'un seul coup. L'animal ne poussa pas une plainte. Carfor sourit de plaisir. Sa rude physionomie, éclairée par les rayonnements du feu, offrait une expression sauvage et inspirée. Le bouc éventré, le berger plongea ses mains dans les entrailles palpitantes, et les ramena à lui en les arrachant. Il les déposa sur la pierre. Puis il sépara la tête du tronc, et il jeta dans le brasier ardent le reste du corps. Alors il se prosterna et demeura en prière pendant deux ou trois minutes. Se relevant ensuite il se pencha avidement vers les entrailles, et il commença l'examen avec une attention minutieuse.

—Les poules blanches? demanda-t-il à Keinec.

Celui-ci s'empressa de les lui remettre. Carfor recommença pour les poules ce qu'il avait fait pour le bouc. Lorsque les entrailles des trois victimes furent rassemblées en un monceau sanglant, le berger éparpilla le feu qui commençait à s'éteindre faute d'aliments. Il alluma une torche de résine, et il la planta dans la fente d'un rocher voisin.

—Approche! dit-il à Keinec.

Le marin, dont l'imagination était frappée par ce qu'il venait de voir, hésita en se signant...

—Approche sans crainte! répéta Carfor.

Keinec obéit.

—Voici le livre du destin! continua le sorcier en désignant les entrailles des victimes immolées. Regarde et écoute, car ton sort y est tracé en lettres ineffaçables!

Combien m'as-tu apporté d'animaux, Keinec?

—Trois, répondit le jeune homme.

—Trois seulement, n'est-ce pas? Eh bien! vois, cependant, il y a là quatre foies! Quatre foies rouges, sains et sans taches. Regarde, Keinec! Celui du bouc noir était double! Signe infaillible de succès et de prospérités! Maintenant regarde encore! examine les coeurs. Ils sont tous les trois larges, et leurs palpitations sont égales. Heureux présages, Keinec! Heureux présages! Vois comme ces entrailles glissent facilement entre mes mains. Elles ne sont ni souillées de pustules, ni déchirées, ni desséchées, ni tachetées. Heureux présages, Keinec! Heureux présages! Regarde le fiel du bouc noir, il est volumineux et facile à dédoubler. Indices certains de débats violents, de combats sanglants, mais dont l'issue te sera favorable! Va, mon gars. Les esprits sont avec toi; ils te soutiennent! Yvonne t'appartiendra, et tu tueras Jahoua!...

En prononçant ces mots, Carfor se laissa glisser sur la grève comme s'il se fût senti à bout de forces. Keinec tressaillit de joie.

—Elle sera à moi! murmura-t-il.

Carfor était revenu à lui. Il se redressa, et il fit signe de la main à Keinec de s'agenouiller. Celui-ci obéit. Le berger prit une poignée de feuilles de laurier, les alluma à la torche, les éteignit ensuite dans le sang des victimes, et les secoua sur la tête du jeune homme.

—Va! dit-il à voix haute. Va, Keinec!... Tu seras riche, tu seras puissant, tu seras redouté! Les biens de la terre t'appartiendront. Et, je te le dis, Yvonne sera ta femme!... Va donc, et tue Jahoua!

—Je le tuerai! répondit Keinec en se relevant.




XII

LE TAILLEUR DE FOUESNAN.

Trois jours après le dernier de ceux pendant lesquels se sont passés les divers événements qui ont fait le sujet des précédents chapitres, les cloches de l'église du petit village de Fouesnan, lancées à toutes volées, appelaient les fidèles à l'office du dimanche, et les fidèles s'empressaient de répondre à ce pieux appel. Aussi depuis le matin, comme cela se pratique chaque dimanche, les sentiers des montagnes, les chemins creux bordés d'ajoncs et de houx, les routes serpentant au milieu des landes et des bruyères, étaient-ils couverts de braves paysans portant leurs costumes de fêtes, leurs grands chapeaux enrubannés, et s'appuyant sur leurs pen-bas. Au loin on distinguait les jeunes filles et les femmes. Les unes parées de leurs plus beaux corsages, de leurs jupes aux plus éclatantes couleurs, marchant deux à deux ou donnant le doigt à leurs «promis,» tandis que les parents, qui suivaient à courte distance, admiraient naïvement la brave tournure du gars, et la gracieuse démarche de la «fillette» Les autres, escortées par leur maris, par leurs frères, par leurs enfants, portant dans leurs bras le dernier né, et dans la poche de leur tablier le gros missel acheté à Quimper et donné par l'époux le jour du mariage. Puis au milieu de toute cette population jeune, alerte et remuante, s'avançaient gravement les vieillards et les matrones. Tous se dirigeaient vers l'église paroissiale de Fouesnan. A dix heures la place du village regorgeait de monde, et personne pourtant n'entrait dans l'église où l'on allait célébrer la grand'messe. On attendait le marquis de Loc-Ronan, qui jamais n'avait manqué d'assister à l'office.

Enfin un mouvement se fit à l'extrémité de la foule, un passage se forma de lui-même, et le marquis, suivi de Jocelyn qui portait son livre, et de deux domestiques à ses livrées, fit son entrée sur la place. Toutes les têtes se découvrirent; le marquis, poli lui-même comme on l'était autrefois, poli comme un véritable grand seigneur qui laisse l'insolence aux laquais et aux parvenus, le marquis, disons-nous, porta la main à son chapeau et salua les paysans; puis il traversa lentement la foule, s'arrêtant pour adresser à l'un quelques mots affectueux, à l'autre quelque amicale gronderie. Aux femmes il parlait de leurs enfants malades; aux jeunes filles il faisait compliment de leur bonne mine. Aux vieillards il leur serrait la main. Et c'était sur toutes ces braves et franches physionomies bretonnes des sourires de joie, des rougeurs de plaisir, des yeux s'humectant de douces larmes, toutes les expressions, enfin, de l'amour, du respect, et de la reconnaissance. Aussi, on se pressait, on se poussait, pour obtenir la faveur d'un regard du marquis, à défaut d'un mot de sa bouche. Les pères lui présentaient leurs enfants pour qu'il passât ses doigts blancs et aristocratiques sur leur tête ronde et couverte de cheveux dorés. Les vieillards s'inclinaient sur la main qui serrait la leur. Les gars jeunes et vigoureux se redressaient fièrement sous les doigts qui leur touchaient l'épaule; et les jeunes filles rougissaient en répondant par une révérence aux paroles affectueuses de leur seigneur.

Arrivé devant l'église, le marquis appela du geste les élus, parmi les vieillards, qui devaient ce jour là s'asseoir à ses côtés. Au nombre de ces derniers se trouvait le vieil Yvon, que le marquis honorait d'une affection toute particulière. Il avait même coutume de baiser sur le front la jolie Yvonne, faveur qui la faisait bien fière, et rendait fort jalouses ses jeunes amies moins bien traitées par le gentilhomme.

Au moment où le marquis arrivait sur le seuil, le recteur, en étole et en surplis blanc comme la neige de sa chevelure, s'avança suivi de son modeste clergé, pour lui offrir l'eau bénite. Le marquis la reçut avec respect, et, saluant amicalement le vénérable prêtre, il le suivit jusqu'à son banc seigneurial. Ce banc, plus élevé que les autres, et situé près du maître-autel, était remarquable par les sculptures qui le décoraient. C'était un cadeau qu'un des ancêtres du marquis avait fait à la paroisse, car, bien qu'il y eût une chapelle au château, l'habitude de la famille de Loc-Ronan était, depuis des siècles, d'aller entendre la messe du dimanche à l'église du village.

Après la célébration de l'office divin, le marquis, reconduit par le recteur, traversa l'église et retourna au château. Les paysans se réunissant suivant leurs fantaisies, leurs habitudes ou leurs amitiés, allèrent, en attendant vêpres, les uns faire une promenade dans les bruyères, les autres vider quelques pichets de cidre en devisant des nouvelles du jour.

Ce dimanche-là, il y avait réunion chez Yvon. La jolie Yvonne, plus charmante encore sous sa riche parure, entraîna ses amies pour leur faire voir les cadeaux de noce de son fiancé. Jahoua et les hommes se réunirent aux vieillards, et s'assirent à la porte en plein air, autour d'une longue table de chêne, sur laquelle circulaient les verres et les pichets.

Déjà la conversation s'engageait joyeuse et bruyante, lorsque l'arrivée d'un nouveau personnage vint porter la gaieté à son apogée. Ce dernier venu était un petit homme d'apparence grêle et délicate, aux jambes un peu arc-boutées, aux pieds longs et plats, aux bras énormes et maigres et dont le dos était affligé de cette proéminence naturelle que les gens trop sincères appellent une bosse, et que ceux mieux élevés nomment une déviation de la taille. Sa tête, large et grosse, paraissait hors de proportion avec le reste du corps. Une bouche énorme, un nez épaté, des joues vermillonnées, de petits yeux noirs, vifs et spirituels, complétaient l'ensemble de sa figure. Ce pauvre disgracié de la nature se nommait Kersan; mais il était beaucoup plus connu sous le nom de Tailleur, qui était celui de la profession qu'il exerçait.

Pour bien comprendre l'importance du personnage nouveau que nous mettons en scène, il nous faut expliquer brièvement au lecteur les diverses attributions du tailleur dans la Basse-Bretagne. Un fait remarquable, c'est que dans la vieille Armorique tous les tailleurs sont contrefaits: les uns boiteux, les autres bossus, etc. Cela s'explique en ce que cet état n'est guère adopté que par les gens qu'une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer aux travaux de l'agriculture. Un tailleur possesseur d'une bosse, de deux yeux louches, de cheveux roux, est le nec plus ultra du genre, le beau idéal de l'espèce. Au moral, le tailleur est généralement conteur, hableur, vantard et peureux. Il se marie rarement, mais il fait le galentin auprès des filles, qui se moquent de lui. Les hommes le méprisent à cause de ses occupations casanières et féminines. S'ils parlent de lui, c'est en ajoutant: «Sauf votre respect!» comme lorsqu'il s'agit de choses dégoûtantes. En général, il est le favori des femmes que ses contes amusent, que son babil réjouit, que sa gourmandise fait sourire. Il n'a pas de domicile. Il va de ferme en ferme, séjournant dans l'une, passant dans l'autre le temps pendant lequel on l'occupe à raccommoder les habits des gars et les justins des filles. Il est poëte, faiseur de chansons, chanteur et musicien. Vivant d'une existence nomade, il sert de journal au pays dans lequel il arrive. Il arrange les événements, recueille les légendes; seulement il a grand soin que la plaisanterie domine toujours dans ses récits.

Mais sa fonction principale, celle dans laquelle il brille de tout son éclat, c'est celle d'agent matrimonial. Dès qu'un gars éprouve le désir de prendre femme, il va faire part au tailleur de ses dispositions conjugales, et il lui demande quelles sont les filles à marier. Le tailleur les connaît toutes et les lui désigne.

Le jeune homme fait son choix, déterminé le plus souvent par les conseils du tailleur, et il le charge de porter la parole à la «pennère.» Aussitôt le tailleur se met en campagne. Il se rend à la ferme qu'habite la jeune fille désignée, et il s'arrange de façon à lui parler sans témoins. La rencontre paraît fortuite; il parle du temps, de la récolte, des pardons prochains; puis, par une transition ingénieuse, il en arrive à aborder la question... Il vante le prétendant; il appelle l'attention sur la force dont il a fait preuve à la lutte ou à la Soule; il parle de son talent pour conduire les boeufs; il laisse échapper quelques mots touchant la dot. Enfin il cite son bon air lorsqu'il s'habille le dimanche, et sa mémoire imperturbable, qui a retenu les plus belles complaintes de la côte. La nouvelle Ève écoute le serpent tentateur, tout en rougissant et en roulant entre ses doigts le bord de son tablier.

«Parlez à mon père et à ma mère,» dit-elle enfin.

C'est la manière d'exprimer que le parti lui convient. Les parents avertis et consultés, si le jeune homme est agréé, au jour convenu, le tailleur, portant à la main une baguette blanche et chaussé d'un bas rouge et d'un bas violet, le leur amène accompagné de son plus proche parent. Cette démarche s'appelle «demande de la parole.» Là cessent les fonctions du tailleur. Il ne les reprend plus que pour le jour du mariage; mais elles changent de nature, et rentrent alors dans les attributions du poète, ainsi que nous le verrons plus tard.

C'était le tailleur de Fouesnan qui avait arrangé le mariage de Jahoua et d'Yvonne. Jahoua avait vu la jeune fille au pardon de la Saint-Michel, et en était devenu amoureux. Jahoua habitait à dix lieues de Fouesnan. Ne connaissant ni Yvonne ni son père, il avait, suivant la coutume, été trouver le tailleur, et l'avait prié de parler en son nom. Le tailleur très-fier d'être employé par un fermier comme Jahoua, n'avait pas demandé mieux que de se charger de l'affaire, et, sans retard, il s'était mis à l'oeuvre, et il avait réussi.

Donc, l'arrivée du tailleur devait être, à bon droit, saluée par les acclamations des assistants.

—Ah! c'est vous, tailleur! s'écria Jahoua.

—Oui, mon gars, c'est moi!

—Approchez et prenez un gobelet, ajouta Yvon.

—Asseyez-vous et contez-nous les nouvelles, fit un troisième.

—Ah! les nouvelles, mes gars, elles ne sont pas gaies aujourd'hui, répondit le tailleur.

—Est-ce qu'il est arrivé un malheur à quelqu'un? demanda Jahoua.

—Oui.

—A qui donc?

—A Rose Le Far, de Rosporden.

—Contez-nous cela, tailleur, contez-nous cela! s'écria l'assistance avec un ensemble parfait.

—Dame! c'est bien simple. La pauvre Rose a eu l'imprudence de ne pas écouter les vieillards: elle refusait de croire aux vérités que l'on raconte sur les âmes des morts. Si bien que dernièrement, comme elle revenait de la ville un peu tard, elle a traversé le cimetière à minuit.

Ici un frémissement parcourut l'assemblée.

—Après, après! demandèrent plusieurs voix.

—Eh bien, continua le tailleur que chacun écoutait avec un recueillement plein de terreur, lorsqu'elle fut arrivée au milieu des tombes, le sixième coup de minuit sonnait. Alors elle entendit autour d'elle un bruit étrange. Elle regarda. Elle vit toutes les tombes qui s'ouvraient lentement. Puis les morts en sortirent, secouèrent leur linceul et les étendirent proprement sur leur fosse; ensuite, marchant deux par deux, ils se dirigèrent à pas comptés vers l'église qui s'illumina tout à coup, et ils entrèrent... Rose ne pouvait plus bouger de sa place. Elle entendit des voix lugubres entonner le De Profundis. Alors elle voulut fuir, mais il était trop tard, les morts revenaient vers le cimetière. Elle saisit un linceul et s'en enveloppa pour se cacher. Les morts défilaient devant elle. Rose reconnut sa mère et son père. Ils la virent, eux aussi, et ils l'appelèrent... Rose voulut fuir encore. Les mains des squelettes avaient pris les siennes et l'entraînaient. Le lendemain, un prêtre, qui traversait le cimetière, trouva le corps de la malheureuse Rose étendu sans vie auprès de la tombe de sa mère. Voilà, mes gars, ce que j'avais à vous raconter...»

Le tailleur avait cessé de parler que le silence régnait encore.

—Faut dire aussi, reprit-il, car il y a toujours des impies qui sont prêts à tout nier, faut dire que le médecin de Quimper, qui passait par Rosporden dans la journée, ayant entendu raconter l'histoire de Rose Le Far, voulut à toute force la voir. On le conduisit auprès du corps. Il la regarda bien, et puis, savez-vous ce qu'il a dit?

—Qu'est-ce qu'il a dit? demandèrent les paysans.

—Il a dit que Rose était morte d'une maladie qu'il a appelée d'un drôle de nom. Attendez un peu... une apatre... une acotreplie... Ah! voilà, une apotre... plécie. Eh bien! moi je dis qu'elle n'est pas morte autrement que par la main des trépassés.

—C'est sûr! s'écria-t-on de toutes parts.

—Faudra prier le recteur de dire une messe pour son âme, fit observer Jahoua.

—Justement le voici! dit Yvon en désignant le pasteur qui se dirigeait vers lui.

Au moment où le recteur allait s'asseoir à côté de son vieil ami, un galop furieux se fit entendre à l'extrémité du village, puis on vit, au milieu d'un tourbillon de poussière, un cavalier déboucher à toute bride sur la place de Fouesnan. Ce cavalier était un piqueur du château de Loc-Ronan. En arrivant devant la maison d'Yvon, il s'arrêta. Son cheval était blanc d'écume.

—Mes gars! s'écria-t-il, où est M. le recteur?

—Me voici, mon ami, répondit le prêtre en se levant.

—Ah! monsieur le recteur, il faut que vous veniez au château au plus vite...

—On a besoin de moi?

—M. le marquis vous demande.

—Savez-vous pourquoi?

—Pour le confesser, hélas!

—Le confesser! s'écrièrent les paysans.

—Est-il donc malade, lui que j'ai vu il y a deux heures si bien portant? demanda le recteur avec épouvante.

—Ah! mon Dieu, oui! Cela lui a pris tout de suite en rentrant; il est tombé de cheval, et le vieux Jocelyn dit qu'il se meurt!...

—Seigneur mon Dieu! ayez pitié de lui! murmura le prêtre en quittant le cercle des paysans. Je cours au château, mon ami, je cours au château... Voyons, mes enfants, qui veut me prêter un bidet?

—Moi!... moi!... moi!... répétèrent vingt voix diverses, tandis que vingt paysans se précipitèrent de tous les côtés.

L'événement qu'annonçait le piqueur était si inattendu, si terrifiant, que la foule accourue ne pouvait se remettre de la stupeur dont elle était frappée. Nous avons dit combien le marquis était adoré dans le pays; cette vive affection explique cette grande douleur.

Enfin le bidet fut amené. Le recteur l'enfourcha aussi vivement que possible, et suivant le piqueur, suivi lui-même par une partie des hommes du village, il se dirigea rapidement vers le château de Loc-Ronan. Les femmes se précipitèrent vers l'église, et, d'un commun accord, entourèrent l'autel de cierges allumés devant lesquels elles s'agenouillèrent en priant.

Lorsque le digne recteur arriva en vue du château, une bannière noire flottait sur la tour principale. La foule poussa un cri.

—Il est trop tard! murmura le prêtre; le marquis est mort!... Dieu ait son âme!

Et, mettant pied à terre, il s'agenouilla dans la poussière au milieu des paysans courbés comme lui, et tous prièrent à haute voix pour le repos de l'âme du marquis de Loc-Ronan.




XIII

LE DERNIER DES LOCK-RONAN.

Lorsque le marquis de Loc-Ronan avait quitté la place de Fouesnan, il était remonté à cheval, et, toujours suivi de Jocelyn et de ses deux autres domestiques, il avait repris ainsi le chemin du château. Près de trois lieues séparaient l'habitation seigneuriale du petit village. Pendant la première moitié de la route, le marquis avait chevauché sans prononcer un mot. Il semblait plus triste qu'à l'ordinaire, et sa grande taille se voûtait sous le poids d'une fatigue physique ou d'une pensée incessante de l'esprit. Arrivé à un quart de lieue du château, il arrêta son cheval et appela Jocelyn. Le serviteur accourut. Le marquis était d'une pâleur extrême.

—Vous souffrez, monseigneur? demanda Jocelyn.

—Horriblement, mon ami, répondit le gentilhomme. J'ai la gorge en feu; je voudrais boire.

—La source est à deux pas, fit Jocelyn en s'éloignant rapidement.

Il revint bientôt, apportant à son maître un vase de terre rempli d'eau fraîche. Le marquis n'était plus pâle, il était devenu livide, et ses joues se tachetaient de larges plaques rouges. Jocelyn le regardait avec effroi. Le gentilhomme porta le vase à ses lèvres et but avec avidité.

—Je me sens mieux, dit-il, remettons-nous en route. Le petit cortége avança silencieux pendant quelques minutes. Puis le marquis chancela sur sa selle et s'arrêta de nouveau.

—Encore! s'écria Jocelyn de plus en plus inquiet et affligé.

—Un étourdissement, répondit le marquis.

—Mon Dieu! Seigneur! ayez pitié de nous! murmura le vieux serviteur à voix basse.

—Jocelyn! appela de nouveau le marquis.

—Monseigneur?

—Dis-moi, tu étais à Brest avec moi l'an dernier lorsque j'allai visiter le baron de Pont-Louis?

—Oui, monseigneur.

—Il se mourait à cette époque.

—Cela est vrai.

—Et même il se mourait par suite d'une substance vénéneuse qu'il avait absorbée. Bref, il était empoisonné.

—Du moins on le disait, monseigneur.

—Et l'on ne se trompait pas, Jocelyn.

Le serviteur ne répondit pas. Le marquis reprit:

—Il m'a détaillé ses souffrances, et il me semble que ce sont les mêmes que je ressens aujourd'hui.

—Oh! mon bon maître, ne dites pas cela!

—Pourquoi? la mort n'a rien qui m'effraye!...

—Oh! mon Dieu! pourquoi donc avez-vous voulu faire ce que vous avez fait? murmura Jocelyn à voix basse.

—Parce que j'ai cru que Dieu m'inspirait et que je le crois encore. Seulement je ne pensais pas tant souffrir!

—Vous souffrez donc beaucoup, mon bon seigneur?

—Comme un damné, Jocelyn; comme un véritable damné! J'ai encore soif.

—Nous sommes près du château.

—Oui, mais je ne respire plus; il me semble qu'un nuage épais descend sur mes yeux, qu'un cercle de fer rougi étreint mes tempes.

—N'auriez-vous pas la force d'arriver?

—Je vais essayer, Jocelyn, mais je ne le crois pas. Reste là, à mes côtés, ne me quitte plus.

—Non, monseigneur. Permettez-moi seulement de donner un ordre à Dominique.

Et Jocelyn s'adressant à l'un des domestiques de suite, lui commanda de courir au château, de faire atteler le carrosse et de venir en toute hâte au devant du marquis.

—Non! non! inutile! fit vivement celui-ci en arrêtant du geste le domestique qui rassemblait déjà les rênes de son cheval. Galopons plutôt, galopons!...

Et enfonçant les molettes de ses éperons dans le ventre de sa monture qui bondit en avant, le gentilhomme s'élança suivi de ses domestiques. Jocelyn se tenait botte à botte avec lui, ne le quittant pas des yeux. Il parcourut, en fournissant ainsi une course furieuse, la presque totalité de la distance qu'il avait encore à franchir pour gagner son habitation. Seulement, lui que l'on admirait d'ordinaire pour sa tenue élégante et la manière gracieuse dont il conduisait son cheval; lui qui passait à juste titre pour le meilleur écuyer de la province, il ne se maintenait plus que par un miracle d'équilibre, et, en termes de manége, il roulait sur sa selle. Pour gravir la petite montée qui conduisait au château, il fut même obligé, tant sa faiblesse était grande et ses douleurs aiguës, il fut même obligé, disons-nous, d'abandonner les rênes et de saisir à deux mains la crinière de son cheval.

Un tremblement convulsif agitait tous ses membres. En arrivant dans la cour, la force lui manqua complètement, il s'évanouit. Jocelyn n'eut que le temps de se précipiter pour le soutenir. Aidé des autres domestiques, il transporta le marquis, privé de sentiment, dans la chambre à coucher et il le déposa sur le lit. Au bout de quelques minutes, le gentilhomme ouvrit les yeux.

—Eh bien? murmura Jocelyn.

—Je me sens mourir, répondit faiblement le marquis.

—Du courage, monseigneur.

Tout à coup le marquis se dressa sur son séant, et regardant son vieux serviteur avec des yeux hagards:

—Si nous nous étions trompés! dit-il.

—Ne parlez pas ainsi, au nom du ciel! s'écria Jocelyn dont la terreur bouleversa soudain les traits expressifs.

—Peut-être serait-ce un bien!

—Oh! mon bon maître! ne dites pas cela!

Jocelyn s'arrachait les cheveux.

—N'importe, reprit le marquis, je me sens mourir, je le sens! Envoie chercher un prêtre...

—Monseigneur!

—Je le veux, Jocelyn.

Jocelyn transmit l'ordre, et un piqueur partit à cheval chercher le recteur de Fouesnan.

—Vous sentez-vous mieux, monseigneur? demanda Jocelyn après le départ du valet.

—Non!

—Vous souffrez autant?

—Plus encore!

—Que faire, mon Dieu?

—Rien! donne-moi de l'air! J'étouffe!

Jocelyn, la tête perdue, arracha les rideaux et ouvrit les fenêtres.

—Jocelyn! appela le malade.

Le serviteur revint vivement auprès du lit.

—Tu te souviens de mes ordres?

—Oui, monseigneur.

—Tu les exécuteras?

—De point en point; je vous le jure sur le salut de mon âme.

—Donne-moi ta main; je ne vois plus.

La respiration du marquis, devenue courte et précipitée, se changeait rapidement en un râle d'agonisant. Ses traits se décomposaient à vue d'oeil. Ses doigts, crispés et déjà froids, tordaient les draps et brisaient leurs ongles sur les boiseries.

Le marquis ne voyait plus, n'entendait plus... Jocelyn, ivre de douleur, courait follement par la chambre. Il pleurait, il priait, il maudissait. Cependant un moment de calme parut apporter quelque soulagement au malade.

—A boire! dit-il pour la troisième fois.

Jocelyn lui offrit une coupe pleine d'un breuvage rafraîchissant.

—J'ai envoyé à Quimper chercher un médecin, fit-il en s'adressant à son maître.

—Un médecin, non! Dans aucun cas je ne veux le voir; Jocelyn, je le défends!

—Mais, monseigneur.

—Assez! Je l'ordonne! c'est un prêtre que je veux! Oh! un prêtre! un prêtre!

—Le recteur de Fouesnan va venir.

—Je ne puis plus attendre. Ah! les douleurs me reprennent! Ah! Seigneur Dieu! que je souffre, que je...

Le marquis se renversa sur son lit. Une seconde crise, plus forte que la première, venait de s'emparer de lui. Jocelyn essaya de lui glisser un peu du breuvage dans la gorge en desserrant les dents à l'aide d'une lame de couteau. Il ne put y parvenir. L'air sifflait dans cette gorge aride qui ne pouvait plus avaler. Le calme revint. Le marquis balbutia quelques mots:

—Le portrait de mon père! le portrait! demanda-t-il d'une façon inintelligible.

Mais comme du geste il désignait le cadre appendu à la muraille, en face du lit, Jocelyn devina. Il décrocha la toile et s'approcha. Puis il souleva le tableau dans ses deux mains, et, le plaçant en lumière, il le présenta à son maître.

Le marquis fit un effort suprême. Il parvint à se soulever à demi. Il contempla le portrait pendant quelques secondes.

Tout à coup son oeil s'ouvrit démesurément; il porta la main à sa poitrine, il essaya d'articuler quelques paroles qui sortirent de ses lèvres en sons rauques et indistincts; puis, battant l'air de ses bras, il retomba sur sa couche en poussant un faible soupir. Son corps demeura immobile. Jocelyn laissa échapper le tableau. Il se précipita vers le malade. Il lui saisit les bras et les mains; mais ces mains et ces bras avaient la rigidité de la mort.

Les extrémités étaient glacées. Seule, la poitrine conservait un reste de chaleur. Les yeux, toujours démesurément ouverts, étaient dilatés et sans regard. Jocelyn posa sa main sur le coeur. Le coeur ne battait plus. Il approcha un miroir des lèvres blêmes du marquis; la glace demeura brillante; aucun souffle ne la ternit.

Alors Jocelyn recula de quelques pas, leva les bras au ciel, poussa un cri suprême et s'abattit comme une masse sur le tapis. Les domestiques accoururent. Ils relevèrent Jocelyn qui revint bientôt à lui; puis ils entourèrent le lit de leur maître.

—Monsieur le marquis? murmuraient-ils à voix basse.

—Monseigneur est mort! répondit Jocelyn. Déployez la bannière noire. Telle est sa volonté suprême.

A ces mots: «Monseigneur est mort!» un concert de larmes et de sanglots retentit dans la chambre. Tous ces braves gens (nous parlons ici des domestiques d'il y a soixante ans), tous ces braves gens aimaient leur maître et le regrettaient sincèrement. Mais celui dont le désespoir était véritablement effrayant était le vieux Jocelyn. Quoi qu'on pût faire pour l'entraîner, il s'obstina à vouloir garder le cadavre du marquis, sans s'éloigner de lui, ne fût-ce que pour une minute.

Ce fut au milieu de cette scène de désolation que le recteur de Fouesnan, suivi des paysans bretons, fit son entrée dans le château. Le vénérable prêtre s'approcha du lit. Après avoir reconnu que tous secours corporels et spirituels étaient devenus désormais inutiles, il récita les prières des morts.

Les mauvaises nouvelles, on le sait, se propagent avec une rapidité foudroyante. Quelques heures à peine après que la bannière de deuil, arborée sur le château, eut annoncé la mort du dernier des Loc-Ronan, toute la campagne environnante était instruite de cette mort, et, le soir même, le bruit en arrivait à Quimper. Ceux qui ne connaissaient pas assez le marquis pour l'aimer, l'estimaient profondément.

Partout ce furent des regrets, mais nulle part cependant, la désolation ne fut aussi vive qu'à Fouesnan. Après la mort de son maître, le vieux Jocelyn avait fait faire tous les préparatifs nécessaires pour la célébration d'un service somptueux.

En deux heures, la physionomie du vieux serviteur avait subi une transformation étrange et mystérieuse. Ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux. Ses mains s'agitaient convulsivement. Tout son corps paraissait en proie à des secousses galvaniques. A chaque instant il pénétrait dans la chambre mortuaire. Sous un prétexte quelconque, il en éloignait tout le monde, à l'exception du recteur, qui, agenouillé au pied du grand lit, priait à voix haute pour le repos de l'âme du défunt. Jocelyn, alors, s'approchait du cadavre. Il le contemplait longuement en attachant sur lui des regards humides de larmes. Par moments des lueurs de désespoir sombre, auxquelles succédaient d'autres lueurs d'espérance folle, étincelaient dans ses yeux et faisaient jaillir des éclairs fauves de ses prunelles. Puis, s'agenouillant et joignant ses prières à celles du prêtre, il s'inclinait sur la main glacée du marquis et la baisait avec un sentiment de respect et d'amour. Quand Jocelyn se relevait, il paraissait plus calme.

Pendant ce temps, des ouvriers appelés en toute hâte, auxquels les paysans prêtaient le secours de leurs bras, élevaient une estrade dans la chapelle du château. Aux quatre coins de cette estrade, on plaçait quatre brûle-parfums d'argent massif. On tendait les murailles avec des draps noirs. Les armes des Loc-Ronan, voilées d'un crêpe funèbre, y étaient appendues de distance en distance, et ajoutaient à la tristesse de l'ensemble. Des profusions de cierges se dressaient dans d'énormes chandeliers d'église.

A deux heures du soir, la chapelle ardente était prête. Alors on plaça le corps du marquis, vêtu de ses plus riches habits et décoré des ordres du roi, dans une bière tout ouverte. Les domestiques, en grand deuil, ne voulurent céder à personne l'honneur de porter le corps de leur maître. Le cortége se mit en devoir de descendre l'escalier de marbre du château. Les clergés des villages voisins étaient accourus accompagnés des populations entières. Les paysans chantaient des psaumes. Les femmes éplorées les suivaient. Tous pleuraient, et pleuraient amèrement celui qui était moins leur maître que leur bienfaiteur et leur ami.

Parmi les jeunes filles, on distinguait Yvonne, plus triste encore que ses compagnes. Le vieil Yvon et les autres vieillards accompagnaient les recteurs et les vicaires précédés du bon prêtre de Fouesnan.

On déposa le cercueil sur l'estrade. Quatre prêtres demeurèrent dans la chapelle pour veiller le corps. Puis la foule s'écoula tristement. Tous devaient revenir le lendemain, car le lendemain était le jour fixé pour la cérémonie funèbre.




XIV

LES FUNÉRAILLES.

Bien avant que les premières lueurs de l'aube naissante vinssent teinter l'horizon de nuances orangées, les cloches des églises environnantes firent entendre leur glas sinistre. Presque partout les paysans étaient demeurés en prières pendant la plus grande partie de la nuit. Des cierges brûlaient sur tous les autels. Les femmes et les jeunes filles préparaient les vêtements noirs et bleus, qui sont les couleurs du deuil en Bretagne. Mais, nulle part la douleur n'était aussi profonde qu'à Fouesnan.

Les principaux habitants avaient passé la nuit dans la maison d'Yvon. Tandis que les femmes priaient dans une salle voisine, les hommes causaient à voix basse, se racontaient mutuellement les nombreux traits de bienfaisance qui avaient honoré la vie du défunt.

—Je n'étais pas son fermier, disait Jahoua, je ne suis pas né sur ses terres, et pourtant je l'aimais comme s'il eût été mon seigneur.

—Et dire que voilà une si noble famille éteinte! fit le vieil Yvon en passant la main sur ses yeux; c'est une vraie calamité pour le pays.

—Une vraie calamité, eh! oui... répondit un paysan, car, enfin, qui sait entre quelles mains vont passer les domaines? A qui aurons-nous affaire? Peut-être à quelque beau muguet de la France, qui nous enverra son intendant pour nous appauvrir!

—Ah! seigneur Dieu! fit le tailleur qui, malgré sa loquacité ordinaire, était demeuré bouche close depuis le commencement de la conversation; Seigneur Dieu! je n'en puis revenir! dire qu'il n'y a pas vingt-quatre heures qu'il était là, sur la place, au milieu de nous!

—C'est pourtant la vérité! répondirent plusieurs voix.

—Pour sûr, il y a dans cette mort quelque chose de surnaturel?

—Qu'est-ce que vous voulez dire, tailleur?

—Je veux dire ce que je dis, et je m'entends. La dernière fois que je suis monté au château, j'ai rencontré trois pies sur la route!

—Trois pies! fit observer Jahoua, ça signifie malheur!

—Et puis après? demanda un paysan.

—Après, mon gars? Dame! l'année passée, quand j'étais à Brest, vous savez que le pauvre baron de Pont-Louis, Dieu veuille avoir son âme! est mort comme notre digne marquis, presque subitement, sans avoir eu le temps de se confesser.

—Oui, oui; continuez, tailleur.

—Savez-vous ce qu'on disait?

—Non.

—Qu'est-ce qu'on disait?

Et les paysans, se pressant autour de l'orateur, attendaient avec avidité les paroles qui allaient sortir de ses lèvres.

—Eh bien! mes gars, on disait que le baron avait été empoisonné!

—Empoisonné! s'écria l'assemblée avec terreur.

—Oui, empoisonné! et m'est avis que la mort de monseigneur le marquis de Loc-Ronan ressemble beaucoup à celle de M. le baron.

Les paysans étaient tellement loin de s'attendre à une semblable conclusion, qu'ils restèrent stupéfaits, et qu'un profond silence fut la réponse qu'obtint tout d'abord le tailleur. Cependant Jahoua, plus hardi que les autres, reprit après quelques minutes:

—Comment, tailleur, vous croyez qu'on aurait commis un crime sur la personne de M. le marquis?

—Je dis que ça y ressemble.

—Et qui accusez-vous?

Le tailleur haussa les épaules, puis il répondit:

—Depuis plusieurs jours on a vu des étrangers rôder autour du château.

—Eh bien?

—Eh bien! ne savez-vous pas ce qu'on dit de ce qui se passe en France? Après cela, continua-t-il avec un peu de dédain, dans ces campagnes reculées, on n'apprend jamais les nouvelles; mais moi qui vais souvent dans les villes, je suis au courant des événements...

—Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda un vieillard.

—Il y a qu'à Paris on s'est battu, on a pendu des nobles.

—Pendu des nobles! s'écrièrent les paysans avec une réprobation évidente.

—Oui, mes gars. Ils font là-bas, à ce qu'ils disent, une révolution. Ils veulent contraindre le roi à signer des édits; et comme les gentilshommes soutiennent le roi, ils tuent les gentilshommes. Qu'est-ce qu'il y aurait d'étonnant à ce qu'on se soit attaqué à notre pauvre marquis, car chacun sait qu'il aimait son roi.

—C'est vrai! c'est vrai! murmura la foule.

—On m'a raconté qu'en Vendée il y avait déjà des soldats bleus qui brûlaient les fermes et massacraient les gars!

—Des soldats! s'écria Jahoua en se redressant. Eh bien! qu'ils osent venir en Bretagne! Nous avons des fusils et nous les recevrons.

—Oui, oui, répondit l'assemblée; nous nous défendrons contre les égorgeurs!

—Mes gars! s'écria le vieil Yvon en se levant, si ce que dit le tailleur est vrai, si on a assassiné notre seigneur, nous le vengerons, n'est-ce pas?

—Oui, nous tuerons les bleus!

Comme on le voit, l'allure de la conversation tournait rapidement à la politique. Le tailleur, agent royaliste, avait su amener fort adroitement, à propos de la mort du marquis, une effervescence que l'on pouvait sans peine exploiter au profit des idées naissantes de guerre civile qui s'agitaient à cette époque dans quelques esprits de la Bretagne et de la Vendée. Le marquis de la Rouairie, le premier qui ait osé lever un drapeau en faveur de la contre-révolution, avait eu l'habileté de se mettre en communication avec tout ce qui possédait une influence grande ou minime sur les terres de Vendée et de Bretagne. Pour nous servir d'un terme vulgaire, «il échauffait les esprits.» Au reste, n'oublions pas que nous sommes au milieu de l'année 1791, et que le moment était proche où toutes les provinces de l'Ouest allaient arborer l'étendard de la révolte. Les meneurs parisiens n'ignoraient pas ces dispositions de la population bretonne et de la population vendéenne. Quelques mois plus tard, le 5 octobre de la même année, MM. Gallois et Gensonné, commissaires envoyés le 19 juillet précédent dans le département de la Vendée, pour s'informer des causes de la fermentation qui s'y manifestait, avaient fait leur rapport à l'Assemblée constituante.

«L'exigence de la prestation du serment ecclésiastique, disaient-ils dans ce rapport, a été pour le département de la Vendée la première cause de ces troubles. La division des prêtres en assermentés et non assermentés a établi une véritable scission dans le peuple des paroisses. Les familles y sont divisées. On a vu et on voit chaque jour des femmes se séparer de leur mari, des enfants abandonner leur père. Les municipalités sont désorganisées. Une grande partie des citoyens ont renoncé au service de la garde nationale. Il est à craindre que les mesures vigoureuses, nécessaires dans les circonstances contre les perturbateurs de repos public, ne paraissent plutôt une persécution qu'un châtiment infligé par la loi.»

Le rapport entendu, l'Assemblée décréta qu'il serait envoyé des troupes en Vendée. Donc la Vendée s'agitait déjà, ou du moins la partie du pays où se passent les faits de ce récit, était encore à peu près calme, seulement on profitait des moindres circonstances pour animer les esprits.

La mort du marquis de Loc-Ronan arrivait comme un puissant auxiliaire au secours des agents royalistes.

La conversation des paysans bretons fut interrompue par la sonnerie lugubre des cloches. Tous se mirent en prières, et, oubliant les orages politiques pour la calamité présente, ils se disposèrent à gagner le château. Seulement, avant de partir, Yvon, après avoir échangé tout bas quelques mots avec les vieillards, fit signe qu'il voulait parler. On fit silence et on l'écouta.

—Mes gars, dit-il, demain devait avoir lieu le mariage de ma fille et la fête de la Soule. Dans un pareil moment, tout ce qui ressemblerait à une réjouissance publique serait peu convenable. Nous venons de décider, vos pères et moi, que l'une et l'autre cérémonies seraient remises à huit jours.

Les paysans s'inclinèrent en signe d'assentiment, et la population du village se réunissant sur la grande place, aux premiers rayons du soleil levant, se dirigea vers le château.

A ce moment précis deux cavaliers, lancés à fond de train sur la route de Quimper, prenaient la même direction. Ces deux cavaliers étaient le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy. Ils avaient appris la fatale nouvelle quelques heures auparavant, et, ne pouvant en croire leurs oreilles, ils se hâtaient d'accourir. Tous deux étaient pâles, et leurs traits contractés indiquaient les émotions qui les agitaient.

—Si cela est vrai, nous sommes perdus; disait le comte.

—Pas encore! répondait le chevalier.

—Oh! je n'ai guère d'espoir!

—J'en ai deux, moi.

—Lesquels?

—Celui, d'abord, que la nouvelle est fausse; celui, ensuite, que le marquis ait eu recours à quelque subterfuge pour essayer de nous tromper.

—Corbleu! si telle a été sa pensée, il ignore à qui il a affaire? Le médecin est-il parti?

—Je l'ai réveillé moi-même, et je l'ai vu monter à cheval... Il doit être arrivé depuis près d'une heure.

—Bien.

—Il nous faudra voir le cadavre.

—Oh! nous le verrons!

—Et si l'on s'opposait à notre examen?

—Impossible! Nous ferions tant de bruit que l'on n'oserait... et s'il y a fourberie...

—S'il y a tromperie, interrompit le chevalier, nous constaterons le fait, en silence! Ce sera une arme de plus entre nos mains, et une arme terrible!...

Les deux cavaliers arrivèrent à la porte du château. La cour était pleine de paysans et de domestiques. On prit les deux arrivants pour d'anciens amis du marquis, et chacun s'empressa de leur faire place. Le comte et le chevalier mirent pied à terre. Aussitôt un homme vêtu de noir s'avança vers eux.

—Ah! c'est vous, docteur! fit le chevalier. Avez-vous vu notre pauvre marquis?

—Pas encore; je vous attendais.

—C'est bien! Suivez-nous.

Le comte marchant en tête, les trois hommes pénétrèrent dans la salle basse. Jocelyn prévenu de leur arrivée les attendait sur le seuil.

—Que voulez-vous? demanda-t-il brusquement.

—Le marquis de Loc-Ronan? répondit le comte.

—Monseigneur est mort!

—Quand cela?

—Hier à midi et demi.

—Ne pouvons-nous du moins le contempler une dernière fois?

—Entrez dans la chapelle, messieurs.

Et Jocelyn, saluant à peine, désigna du geste l'entrée du lieu sacré et se retira.

—Cette mine de vieux boule-dogue anglais ne me présage rien de bon, murmura le comte. Est-ce que ce damné marquis serait mort et bien mort!

—Entrons toujours! répondit le chevalier.

Une fois dans la chapelle, et en présence du recteur et des nombreux assistants, les deux aventuriers, car désormais nous devons leur donner ce titre qui, le lecteur l'a deviné sans doute, leur convient de tout point, les deux aventuriers crurent nécessaire de jouer une comédie larmoyante. Ce furent donc, de leur part, des gestes attendris et des pleurs mal essuyés attestant une douleur vive et profonde.

—Jamais, disaient-ils, chacun sur des variations différentes, mais au fond sur le même thème, jamais ils n'auraient pu songer, en quittant quelques jours auparavant leur cher et bien-aimé marquis, qu'ils le serraient dans leurs bras pour la dernière fois!... Puis suivaient des soupirs, des hélas! des sanglots difficilement contenus.

Il fallait que ces hommes fussent de bien complets misérables, il fallait que leur coeur fût gangrené tout entier et dénué de l'ombre même d'un sentiment de décence pour qu'ils osassent jouer une si infâme comédie en présence d'un cadavre et d'une foule désolée. Ils poussèrent l'audace jusqu'à dire que leur tendre affection n'avait pu encore se résoudre à ajouter foi à toute l'étendue du malheur qui les frappait, et qu'ils avaient amené un médecin pour s'assurer que l'espoir d'une léthargie ou de toute autre maladie donnant l'apparence de la mort était anéanti pour eux. Bref, ils jouèrent leur rôle avec une telle perfection que, Jocelyn n'étant pas présent, les prêtres et les témoins de cette douleur bruyante ne purent s'empêcher de compatir à cette désolation sans borne.

Le pieux recteur de Fouesnan voulut même leur prodiguer les consolations de la parole. On tenta de les arracher à ce spectacle qui semblait déchirer leur coeur. Soins inutiles!... Instances vaines! Ils persistèrent dans leur désir de rester présents, et ils déclarèrent formellement ne vouloir se retirer qu'après que le célèbre praticien qu'ils avaient amené avec eux, aurait bien et dûment constaté que le malheur était irréparable et que la science devenait impuissante. Force fut donc de leur laisser tromper leur douleur pour quelques instants, en leur permettant de satisfaire un désir si légitime et si ardemment exprimé. Les prêtres s'écartèrent, et le médecin, sur un signe du comte, gravit les marches du catafalque.

Le docteur avait sans aucun doute reçu des ordres antérieurs, car il procéda minutieusement à l'examen du corps. Après dix minutes d'une attention scrupuleuse, il secoua la tête, laissa retomber dans la bière la main inerte qu'il avait prise, et s'adressant au comte et au chevalier:

—La science ne peut plus rien ici, messieurs, dit-il. Pour faire revivre le marquis de Loc-Ronan, il faudrait plus que le pouvoir des hommes, il faudrait un miracle de Dieu. Le marquis est bien mort!




XV

LES HÉRITIERS PRESSÉS.

Le comte et son compagnon courbèrent la tête sous cet arrêt sans appel prononcé à voix haute. Ils se retirèrent ensuite à pas lents, au milieu des témoignages d'estime et de sympathie. Arrivés à la porte de la chapelle, ils en franchirent silencieusement le seuil. Mais une fois dans, la cour, ils traversèrent une voûte, descendirent au jardin, et, ayant trouvé un endroit solitaire:

—Eh bien! docteur? demanda brusquement le chevalier en s'adressant au médecin.

—Eh bien! messieurs, j'ai dit la vérité, répondit froidement celui-ci. Le marquis de Loc-Ronan est bien mort.

—Rien n'est simulé?

—Tout est vrai.

—Vous en répondez?

—J'en fais serment. Au reste, si vous doutez de mes paroles, adressez-vous à quelqu'un de mes confrères.

—Inutile! répondit le comte en frappant du pied avec colère; inutile! Nous n'avons plus besoin de vous, docteur.

—Je puis repartir?

—Quand vous voudrez.

—Nous vous reverrons ce soir à Quimper, ajouta le chevalier, et nous vous récompenserons de vos peines et de vos bons soins.

Le médecin s'inclina et sortit du petit parc. Les deux hommes, demeurés seuls, se regardèrent pendant quelques minutes avec anxiété. Puis le comte laissa s'échapper de ses lèvres une série de malédictions qui, si elles eussent été entendues, auraient singulièrement compromi sa douleur affectée.

—Sang du Christ! murmura-t-il; corps du diable! nous sommes ruinés, Raphaël!

—Chut! pas de noms propres ici! répliqua vivement le chevalier.

Il y eut un instant de silence. Tout à coup le comte releva fièrement la tête. Une pensée soudaine illumina son front soucieux.

—Que faire? demanda le chevalier.

—Voir Jocelyn à l'instant même.

—Pourquoi?

—J'ai un projet.

—Est-il bon, ce projet?

—Tu en jugeras, Raphaël, viens avec moi.

Le comte rencontra Jocelyn dans la cour. Il alla droit à lui, et, le prenant à part:

—Nous avons à vous parler, lui dit-il.

—A moi? répondit le serviteur étonné.

—A vous-même, sans retard et sans témoins.

—Mais, dans un semblable moment... balbutia Jocelyn.

—C'est justement le moment qui nous décide et qui nous fournira le sujet de notre conférence.

—Soit, messieurs, je suis à vos ordres...

—Alors conduisez-nous quelque part où l'on ne puisse nous entendre.

—Montons à la bibliothèque.

—Montons!

Les trois hommes gravirent rapidement le premier étage de l'escalier du château. Jocelyn introduisit ses deux interlocuteurs dans la petite pièce que nous connaissons déjà. Rien n'y était changé. Les livres que le marquis avait feuilletés la veille au matin étaient encore ouverts sur la table. Jocelyn poussa un soupir. Le comte et le chevalier n'y prêtèrent pas la moindre attention. Seulement ils s'assurèrent que personne ne pouvait les entendre. Cette précaution prise, ils attirèrent à eux des siéges.

—Pas là! s'écria Jocelyn en voyant le comte s'emparer du fauteuil armorié que nous avons décrit précédemment.

—Que dites-vous?

—Je dis que vous ne vous assiérez pas dans ce fauteuil, fit résolûment le serviteur en éloignant ce meuble révéré.

—Ah! c'est le fauteuil de feu le marquis! répondit le comte avec insouciance et en prenant un autre siége. Soit, je ne vous contrarierai pas pour si peu. Puis je vous jure que la chose m'est complètement indifférente.

—Jocelyn, dit à son tour le chevalier, mon frère a le désir de vous faire une communication importante.

—Je vous écoute, répondit Jocelyn en demeurant debout, non par respect, mais par habitude. Seulement je vous ferai observer que j'ai peu de temps à vous donner.

—Oh! soyez sans crainte, estimable Jocelyn, fit le comte en souriant; je serai bref dans mon discours, et il ne tiendra qu'à vous de terminer promptement notre conversation...

—Veuillez donc commencer...

—Ça, d'abord, maître valet! il me semble que vous manquez étrangement, vis-à-vis de nous, au respect qu'un manant de votre sorte doit à deux gentilshommes tels que le chevalier de Tessy et moi.

—Tout manant que je sois, répondit Jocelyn avec hauteur, sachez bien que j'ai quelque influence ici. Tous ces braves paysans qui remplissent la cour et le parc adoraient mon pauvre maître; si je leur disais que les tortures que vous lui avez avez infligées l'ont conduit au tombeau, soyez convaincus que vous ne sortiriez pas vivants de ce château, et que, tout bons gentilshommes que vous puissiez être, vous seriez infailliblement pendus aux grilles avant que cinq minutes se fussent écoulées...

—Oses-tu bien parler ainsi, drôle?

—Êtes-vous curieux d'en faire l'expérience?...

Jocelyn se dirigeait vers la porte.

—Nous ne sommes pas venus pour discuter avec vous, fit vivement le chevalier. Écoutez-nous, mon cher Jocelyn, et vous agirez ensuite comme bon vous semblera.

—Eh bien! je vous l'ai déjà dit; parlez promptement, messieurs, je vous écoute...

—Jocelyn, reprit le comte, vous aviez toute la confiance de votre maître?

—J'avais effectivement cet honneur.

—Vous n'avez jamais quitté le marquis depuis trente ans...

—Cela est vrai.

—Donc, vous nous connaissez tous deux, mon frère et moi, et vous n'ignorez pas de quelle nature étaient nos relations avec le marquis?

Jocelyn ne répondit pas. Le comte de Fougueray continua:

—Je prends votre silence pour une réponse affirmative. Donc, vous savez que votre maître était en notre puissance, et que son honneur était entre nos mains. Or, vous devez savoir aussi que l'honneur d'un gentilhomme surtout lorsque ce gentilhomme est un Loc-Ronan, vous devez savoir, dis-je, que cet honneur ne meurt point au moment où la vie s'éteint.

—Je ne vous comprends pas.

—En d'autres termes, je veux dire que, vivant ou mort, le marquis de Loc-Ronan peut être déshonoré par nous.

—Quoi! vous voudriez?...

—Attendez donc! La mort du marquis est un obstacle à l'exécution de certaines conventions arrêtées entre nous, conventions d'où dépend notre fortune à venir, et dont l'inexécution nous porte un préjudice déplorable. Or, vous comprenez sans peine que nous éprouvions en ce moment quelques velléités de vengeance contre ce marquis qui vient nous frustrer!... Il est mort, cela est vrai, et nous ne pouvons nous en prendre à son corps; mais sa mémoire et son nom nous restent, et nous sommes décidés à les livrer à l'infamie!

—Mais c'est horrible! s'écria Jocelyn.

—Que pensez-vous de cette résolution, estimable serviteur? parlez sans crainte...

—Je pense que vous êtes des misérables!

—Paroles perdues que tout cela!

—Et vous croyez que je vous laisserai agir?

—Parbleu!

—Eh bien! vous vous trompez!

—Vraiment?

—Je vais...

—Ameuter ces drôles contre nous? interrompit le comte en désignant les paysans assemblés dans la cour. Erreur, mon cher, grave erreur! Ce serait le moyen le plus certain de voir déshonorer à l'instant la mémoire de votre maître, Nous ne sommes pas si nigauds que de nous être mis de cette façon à la merci des gens! Nous jeter ainsi dans la gueule du loup, pour qu'il nous croque!... Allons donc! Le chevalier et moi sommes des gens fort adroits, mon cher Jocelyn. Vous avez vu, lorsqu'il y a quelques jours le marquis voulut faire de nous un massacre général, qu'il a suffi d'un seul mot pour le désarmer et l'amener à composition? Sachez bien, mon brave ami, que les papiers qui renferment les secrets de la vie de votre maître sont déposés à Quimper, entre les mains d'une personne qui nous est toute dévouée... Si, par un hasard quelconque, nous ne reparaissions pas ce soir, ces papiers seraient remis à l'instant entre les mains de la justice. Or, vous n'ignorez pas, vous qui êtes au courant des événements politiques, que la justice aime assez en ce moment à courir sus aux bons gentilshommes, pour flatter les instincts populaires en vue de ce qui doit arriver? Donc, quoi que vous fassiez, si nous ne nous entendons pas, le marquis de Loc-Ronan, mort ou vivant, sera jugé!

—Vous n'oseriez évoquer cette affaire! répondit Jocelyn.

—Pourquoi pas?

—Parce que je raconterais la vérité, moi!

—Vraiment!

—Je dirais ce que vous avez fait.

—Et quoi donc! qu'avons-nous fait?

—Je dirais que vous avez spéculé sur ce secret pour arracher des sommes énormes à mon maître. Enfin, je raconterais votre dernière visite.

—Bah! on ne vous croirait pas!

—On ne me croirait pas! s'écria Jocelyn avec impétuosité.

—Eh non! Quelle preuve avez-vous? Nous démentirons vos paroles.

—Mon Dieu! Mais enfin que voulez-vous de moi?

—Vous prévenir que nous allons agir.

—Oh! non! vous ne le ferez pas!...

—Si fait, parbleu!

—Messieurs! messieurs! je vous en conjure! Rappelez-vous que mon pauvre maître vous a toujours comblés de bienfaits. Ne déshonorez pas sa mémoire ne révélez pas cet affreux mystère, oh! je vous en supplie!... Voyez! je me traîne à vos genoux. Dites, dites que vous ne remuerez pas les cendres qui reposent au fond d'un cercueil? Mon Dieu! mais quel intérêt vous pousserait? La vengeance est stérile!

Tout en parlant ainsi, Jocelyn, les yeux pleins de larmes, les mains suppliantes, s'adressait tour à tour au chevalier et au comte. En voyant le désespoir du fidèle serviteur, le comte lança à son compagnon un regard de triomphe. Puis, revenant à Jocelyn, il sembla prêt à se laisser fléchir.

—Peut-être dépend-il de vous que nous n'agissions pas ainsi que nous l'avons résolu, dit-il.

—Eh! que dois-je faire pour cela?

—Répondre franchement.

—A quoi?

—A ce que nous allons vous demander.

—Parlez donc, messieurs, et si je puis vous répondre selon vos désirs, je le ferai.

—Le marquis a-t-il fait un testament?

—Je n'en sais rien; mais je ne le crois pas.

—Alors, n'ayant eu aucun enfant de ses deux mariages, ses biens reviendront à des collatéraux?

—C'est possible.

Le comte et le chevalier poussèrent un profond soupir.

—Jocelyn, dit brusquement le comte, venons au fait. Nous ne pouvons malheureusement rien prétendre sur l'héritage; mais, avant que la justice soit venue ici mettre les scellés, nous sommes les maîtres de la maison... Or, la justice va venir avant une heure; d'ici là, agissons.

—Que voulez-vous donc? demanda Jocelyn.

—Nous voulons que tu nous livres immédiatement tout ce qu'il y a au château, d'or, d'argent et de pierreries...

—Mais...

—Oh! n'hésite pas! l'honneur de ton maître te met à notre discrétion; souviens-toi!...

—Messieurs, je ne puis...

—Dépêche-toi!... te dis-je.

—On m'accusera de vol! Encore une fois...

—Encore une fois, dépêche-toi! ou, je te le jure par tous les démons de l'enfer! si tu nous laisses sortir d'ici les mains vides, avant qu'il soit nuit, nous aurons publié dans tout le pays la bigamie du marquis de Loc-Ronan.

Jocelyn demeura pendant quelques secondes indécis. Un violent combat se lisait sur sa figure et contractait sa physionomie expressive. Enfin, il sembla avoir pris un parti.

—Venez! dit-il, je vais faire ce que vous me demandez, mais que le crime en retombe sur vous!

—C'est bon! nous achèterons des indulgences à Rome! répondit le marquis; nous sommes au mieux avec trois cardinaux!...

Jocelyn conduisit les deux hommes dans une pièce voisine qui contenait les annales du château et de la famille des Loc-Ronan. Il prit une clef qu'il tira de la poche de son habit, et il ouvrit une énorme armoire en chêne toute doublée de fer. Cette armoire était, à l'intérieur, composée de divers compartiments. Le comte exigea qu'ils fussent ouverts successivement. A l'exception d'un seul, ils renfermaient des papiers. Mais ce que contenait le dernier valait la peine d'une recherche minutieuse. Il y avait là, enfermées dans une petite caisse en fer ciselé, des valeurs pour plus de cent cinquante mille livres; les unes en des traites sur l'intendance de Brest, d'autres sur celle de Rennes; puis des diamants de famille non montés, de l'or pour une somme de près de trente mille livres, etc., etc.

Le comte et le chevalier, éblouis par la vue de tant de richesses et n'espérant pas trouver un pareil trésor, ne purent retenir un mouvement de joie. Sans plus tarder ils s'emparèrent des traites, toutes au porteur, et des diamants qu'ils firent disparaître dans leurs poches profondes. A les voir ainsi âpres à la curée, on devinait les bandits sous les gentilshommes. Jocelyn les connaissait bien, probablement, car il ne s'étonna pas.

Restait l'or dont le volume offrait un obstacle pour l'emporter facilement. Le comte fit preuve alors de toute l'ingéniosité de son esprit fertile en expédients. Après en avoir fait prendre au chevalier et après en avoir pris lui-même tout ce qu'ils pouvaient porter, il versa le reste des louis dans une sacoche qu'il se fit donner par Jocelyn. Puis, dégrafant son manteau, il l'enroula autour du sac et il passa le tout sur son bras en arrangeant les plis de manière à dissimuler le fardeau.

—Là! dit-il quand cela fut fait; maintenant, mon brave Jocelyn, tu vas nous reconduire avec force politesse, et pour te récompenser de ton zèle, nous te jurons que tu n'entendras plus jamais parler de nous!

Jocelyn leva les yeux au ciel en signe de remerciement et s'empressa de précéder les deux larrons.




XIV

LA ROUTE DES FALAISES.

Au moment où le comte et le chevalier se mettaient en selle, le lieutenant civil de Quimper, accompagné de divers magistrats et suivi d'une escorte, arrivait au château pour dresser un inventaire détaillé et apposer officiellement les scellés. Le comte poussa du coude son compagnon. Ils échangèrent un sourire.

—Qu'en dis-tu? murmura le comte en mettant son cheval au pas.

—Je dis qu'il était temps! répondit le chevalier.

Les deux cavaliers franchirent le seuil du château en affectant beaucoup d'indifférence et de calme, et en laissant échapper quelques mots qui pouvaient donner à penser qu'ils se rendaient au-devant d'autres gentilshommes arrivant par la route de Quimper. Mais une fois sur la pente douce qui aboutissait au point où se croisaient le chemin de la ville et celui des falaises, ils s'empressèrent de suivre ce dernier.

—Un temps de galop, Raphaël! dit le comte en éperonnant son cheval. On ne sait pas ce qui peut arriver...

Dix minutes après, jugeant qu'ils étaient hors de vue et rien n'indiquant qu'ils eussent un danger à redouter, ils mirent leurs chevaux à une allure plus douce.

—Corbleu, Diégo! s'écria Raphaël, la matinée n'est pas perdue!

—Certes! répondit le comte, la journée a été moins mauvaise que nous le pensions. Ah! ce matin, je n'espérais plus!

—Le morceau est joli, à défaut du gâteau tout entier.

—C'est là ton avis, n'est-ce pas!

—Et le tien aussi, je suppose!

—Oui, ma foi! mais en y réfléchissant, je ne puis m'empêcher de me désoler un peu! Cette mort est venue faire avorter un plan si beau! Nous avons de l'or, Raphaël, mais nous ne sommes pas riches et Henrique n'a pas de nom!

—Bah! tu lui donneras le tien! Maintenant que le marquis est mort, rien ne t'empêche d'épouser Hermosa.

—Hermosa n'est plus jeune.

—Oui, voilà la pierre d'achoppement. Mais après tout elle est belle encore, et quand elle aura cessé de l'être tu t'en consoleras avec d'autres.

—Là n'est point la question. Je pense plus à l'argent qu'à l'amour. Or, environ soixante-quinze mille livres pour chacun ce n'est guère!...

—Eh! ne quittons pas le pays. Lançons-nous dans la politique. Si Billaud-Varenne tient parole, avant peu la noblesse va se voir assez malmenée. Alors nous quitterons nos titres, nous reprendrons nos véritables noms, et nous trouverons bien au milieu de la révolution qui éclatera, le moyen de faire fructifier nos capitaux.

—Et si la noblesse triomphe?

—Eh bien! nous garderons nos titres, et, comme nous connaissons une partie des secrets des révolutionnaires, nous les combattrons plus facilement.

—Tu as réponse à tout.

—Tu t'embarrasses d'un rien.

—Corbleu! Raphaël! je suis fier de toi. Tu es mon élève, et bientôt tu seras plus fort que ton maître!...

Raphaël sourit dédaigneusement. Le comte le vit sourire, et ses yeux se fermant à demi laissèrent glisser entre les paupières un regard moqueur qui enveloppa son compagnon.

—Maître corbeau!... pensa-t-il.

Il n'acheva pas la citation. En ce moment les deux hommes, qui avaient quitté la route des falaises pour une chaussée plus commode située à peu de distance et tracée parallèlement à la mer, les deux hommes, disons-nous, chevauchaient dans un étroit sentier bordé de genêts et d'ajoncs. Ces derniers, s'élevant à cinq et six pieds de hauteur, formaient un rideau qui leur dérobait la vue du pays. Les chevaux, auxquels ils avaient rendu la main, allongeaient leur cou et avançaient d'un pas égal et mesuré.

Depuis quelques instants le comte semblait prêter une oreille attentive à ces mille bruits indescriptibles de la campagne, auxquels se mêlait le murmure sourd de la houle. Le chevalier paraissait plongé dans des rêveries qui absorbaient toute son intelligence. Enfin il redressa la tête, et s'adressant à son ami:

—Diégo! dit-il.

—Chut! répondit le comte en se penchant vers lui.

—Qu'est-ce donc?

—On nous suit!

—On nous suit? répéta le chevalier en se retournant vivement.

—Pas sur la route: mais là dans les genêts, il y a quelqu'un qui nous épie... Tiens la bride de mon cheval...

Le chevalier s'empressa d'obéir. Le comte sauta lestement à terre et s'élança sur le côté droit du sentier. Il écarta les genêts, il les fouilla de la main et du regard.

—Personne! s'écria-t-il ensuite.

—Tu te seras trompé!

—C'est bien étrange!

—Tu auras pris le bruit du vent pour les pas d'un homme.

—C'est possible, après tout.

—Ne remontes-tu pas à cheval?

—Tout à l'heure.

Le comte recommença son investigation, mais sans plus de résultat que la première fois.

—Corbleu! fit-il en revenant à sa monture, corbleu! ces genêts sont insupportables! On peut vous espionner, vous suivre pas à pas sans que l'on puisse prendre l'espion sur le fait!

—Tu es fou, Diégo, lors même qu'un homme eût marché dans le même sens que nous, pourquoi penser qu'il nous épiât?

—Allons, je me serai trompé.

—Sans doute, fit le chevalier en se remettant en marche. Écoute-moi, mon cher, j'ai à te communiquer une idée lumineuse qui vient de me surgir tout à coup...

—Quelle est cette idée?...

—Voici la chose.

—Attends, interrompit le comte, regagnons d'abord le sentier des falaises. Du haut des rochers au moins on domine la campagne, et personne ne peut vous entendre.

—Soit! regagnons les falaises...

Les deux cavaliers traversèrent le fourré et se dirigèrent vers les hauteurs. Le vent agitait en ce moment l'extrémité des genêts, de telle sorte que ni le chevalier, ni le comte ne purent remarquer l'ondulation causée par le passage d'un homme qui courait en se baissant pour les devancer. Cet homme, dont la position ne permettait pas de distinguer la taille ni de voir le visage, arriva sur les rochers, les franchit d'un seul bond, tandis que les cavaliers étaient encore engagés dans les ajoncs, et, avec l'agilité d'un singe, il se laissa glisser sur une sorte d'étroite corniche suspendue au-dessus de l'abîme.

Cette arête du roc longeait les falaises jusqu'à la baie des Trépassés. Elle était large de dix-huit pouces à peine, située à quatre pieds environ en contre-bas de la route, et elle dominait la mer. On ne pouvait en deviner l'existence qu'en s'approchant tout à fait du pic des falaises.

L'homme mystérieux pouvait donc continuer à suivre la même route que les cavaliers, et à écouter toutes leurs paroles sans crainte d'être découvert par eux. D'autant mieux que la surface glissante des rochers ne permettait aux chevaux que de marcher au petit pas. Seulement il fallait que cet homme eût une habitude extrême de suivre un pareil chemin; car, il se trouvait sur une corniche large de dix-huit pouces, et la mort était au bas!

Les deux cavaliers, une fois sur les falaises, continuèrent leur route et reprirent la conversation un moment interrompue.

—Tu disais donc? demanda le comte en regardant autour de lui, et en poussant un soupir de satisfaction, tu disais donc, mon cher Raphaël?...

—Que si tu veux m'en croire, Diégo, nous allons chercher dans le pays une retraite impénétrable, ignorée de tous les partis et où nous serons en sûreté.

—Pourquoi faire?

—Tu ne comprends pas?

—Non; développe ta pensée, Raphaël. Développe ta pensée!

—Ma pensée est que cette retraite une fois trouvée, et nous parviendrons à la découvrir avec l'aide de Carfor, nous nous y enfermerons pour y attendre les événements.

—Bon!

—Nous y conduirons Hermosa que tu aimes toujours, quoi que tu en dises; car elle est encore fort belle et n'a pas quarante ans, ce qui lui donne le droit d'en avoir vingt-neuf.

—Après?

—Tu y cacheras Henrique. De mon côté j'y mènerai ma petite Bretonne, et nous passerons joyeusement là les trois mois d'attente dont nous a parlé Billaud-Varenne. Bien entendu que l'un de nous ira de temps à autre aux nouvelles, et que, si les événements l'exigent, nous agirons plus tôt...

—Eh bien! cela me sourit assez.

—N'est-ce pas?

—Tout à fait, même.

—Tu m'en vois enchanté.

—Seulement, avoue une chose.

—Laquelle?

—C'est que ta passion subite pour la jolie Yvonne de Fouesnan, la fiancée de ce rustre, te tient plus au coeur que tu ne voulais en convenir ces jours passés?

En entendant prononcer le nom d'Yvonne, l'homme qui suivait les falaises en rampant sur la corniche fit un tel mouvement de surprise qu'il faillit perdre pied, et qu'il n'eut que le temps de s'accrocher à une crevasse placée heureusement à portée de sa main.

—Mais, répondit le chevalier, je ne te cache pas que la belle enfant me plaît assez.

—Dis donc beaucoup.

—Beaucoup, soit!

—Et tu comptes sur la promesse de Carfor pour l'enlever?

—Sans doute.

—C'est demain, je crois, que la chose doit avoir lieu?

—Demain, après la célébration du mariage.

—Ah! par ma foi! je ris de bon coeur en songeant à la figure que fera le marié!

—Oui, ce sera, j'imagine, assez réjouissant à voir. Les deux hommes se laissèrent aller à un joyeux accent d'hilarité.

—Quant à la retraite dont tu parles, reprit le comte en redevenant sérieux, il nous faudra nous en occuper ces jours-ci.

—Nous en parlerons à Carfor.

—Pourquoi nous fier à lui?

—Il connaît le pays.

—Crois-moi, Raphaël, en ces sortes de choses mieux vaut agir soi-même et sans l'aide de personne.

—Eh bien! nous agirons...

—C'est cela; mais avant tout, il faut songer à mettre notre trésor à l'abri des mains profanes.

—Bien entendu, Diégo; allons d'abord à Quimper. Dès demain, nous entrerons en campagne.

—C'est arrêté!

Les deux cavaliers, suivant la route escarpée des falaises, dominaient la hauts mer, nous le savons. Le ciel était pur, la brume, presque constante sur cette partie des côtes, s'était évanouie sous les rayons ardents du soleil; l'atmosphère limpide permettait à la vue de s'étendre jusqu'aux plus extrêmes limites de l'horizon. Le comte, qui laissait errer ses regards sur l'Océan, arrêta si brusquement son cheval que l'animal, surpris par le mors, pointa en se jetant de côté.

—Raphaël! dit le comte. Regarde! Là, sur notre gauche.

—Eh bien?

—Tu ne vois pas ce navire qui court si rapidement vers Penmarckh?

—Si fait, je le vois. Mais que nous importe ce navire?

—Dieu me damne! si ce n'est pas le lougre de Marcof.

—Le lougre de Marcof! répéta Raphaël.

—C'est le Jean-Louis, sang du Christ! Je le reconnais à sa mâture élevée et à ses allures de brick de guerre.

—Impossible! Le paysan que nous avons rencontré il y a trois jours à peine, nous a dit que Marcof était allé à Paimboeuf et qu'il ne reviendrait que dans douze jours au plus tôt.

—Je le sais; mais néanmoins, c'est le Jean-Louis, j'en réponds!...

—Marcof n'est peut-être pas à bord.

—Allons donc! Le Jean-Louis ne prend jamais la mer sans son damné patron.

—Alors si c'est Marcof, Diégo, raison de plus pour chercher promptement un asile sûr!...

—C'est mon avis, Raphaël; car si ce diable incarné connaît la vérité, et Jocelyn la lui apprendra sans doute, il va se mettre à nos trousses. Or, je l'ai vu à l'oeuvre, et je sais de quoi il est capable. Je suis brave, Raphaël, je ne crains personne, et tu as assisté, près de moi, à plus d'une rencontre périlleuse, n'est-ce pas? Eh bien!... tout brave que je sois et que tu sois toi-même, nous ne pouvons rivaliser d'audace et d'intrépidité avec cet homme. Il semble que la lutte, le carnage et la mort soient ses éléments. Marcof, sans armes, attaquerait sans hésiter deux hommes armés, et je crois, sur mon âme, qu'il sortirait vainqueur de la lutte! Hâtons-nous donc de regagner Quimper, Raphaël, et mettons sans plus tarder ton sage projet à exécution. Un jour nous trouverons l'occasion de nous défaire de cet homme, j'en ai le pressentiment! Mais, en ce moment, ne compromettons point l'avenir par une imprudence.

Le comte et le chevalier, pressant leurs montures, quittèrent la route des falaises en prenant la direction de Quimper.




XVII

MARCOF.

Le comte de Fougueray ne s'était pas trompé, c'était bien le lougre de Marcof qu'il avait aperçu au loin sur la mer. Cette fois, comme le ciel était pur et la brise favorable, le Jean-Louis avait donné au vent tout ce qu'il avait de toile sur ses vergues.

Le petit navire fendait la lame avec une rapidité merveilleuse, et Bervic, qui venait de jeter le loch, avait constaté la vitesse remarquable de quatorze noeuds à l'heure.

Le comte n'avait pas été le seul à constater l'arrivée inattendue du lougre. Un homme qu'il n'avait pu voir, caché qu'il était par la falaise, un homme, disons-nous, suivait depuis longtemps les moindres mouvements du Jean-Louis. Cet homme était Keinec.

Se promenant avec agitation sur la grève rocailleuse, il s'arrêtait de temps à autre, interrogeait l'horizon et reportait ses regards sur un canot amarré à ses pieds. Au gré de son impatience, le lougre n'avançait pas assez vite. Enfin, ne pouvant contenir l'agitation qui faisait trembler ses membres, Keinec s'embarqua, dressa un petit mât, hissa une voile, et, poussant au large, il gouverna en mettant le cap sur le Jean-Louis.

En moins d'une heure, le lougre et le canot furent bord à bord. Bervic, reconnaissant Keinec, lui jeta un câble que le jeune marin amarra à l'avant de son embarcation, puis, s'élançant sur l'escalier cloué aux flancs du petit navire, il bondit sur le pont.

—Où est le capitaine? demanda-t-il à Bervic.

—Dans sa cabine, mon gars, répondit le vieux matelot.

—Bon; je descends.

Keinec disparut par l'écoutille et alla droit à la chambre de Marcof dont la porte était ouverte. Le patron du Jean-Louis, courbé sur une table, était en train de pointer des cartes marines. Il était tellement absorbé par son travail qu'il n'entendit pas Keinec entrer.

—Marcof! fit le jeune homme après un moment de silence.

—Keinec! s'écria Marcof en relevant la tête, et un éclair de plaisir illumina sa physionomie. Ta présence m'en dit plus que tes paroles ne pourraient le faire, et je devine que je puis te tendre la main, n'est-ce pas.

—Je n'ai encore rien fait, murmura Keinec.

Et les deux marins échangèrent une amicale poignée de main.

—J'apporte de bonnes nouvelles pour nous, reprit Marcof.

—Et moi de mauvaises pour toi.

—Qu'est-ce donc?

—Je t'ai entendu dire bien souvent que tu aimais le marquis de Loc-Ronan?

—Le marquis de Loc-Ronan! s'écria Marcof. Sans doute! je l'aime et je le respecte de toute mon âme! il a toujours été si bon pour moi!...

—Alors, mon pauvre ami, du courage!

—Du courage, dis-tu?

—Oui, Marcof, il t'en faut!

—Mais pourquoi?... pourquoi?

—Parce que...

Keinec s'interrompit.

—Tonnerre! parle donc!

—Le marquis est mort hier!

—Le marquis de Loc-Ronan est mort! s'écria le marin d'une voix étranglée.

—Oui!

—Par accident?

—Non, dans son lit.

Marcof demeura immobile. Sa physionomie bouleversée indiquait énergiquement tout ce qu'une pareille nouvelle lui causait de douleurs. Le sang lui monta au visage. Il arracha sa cravate qui l'étouffait. Ses yeux s'ouvrirent comme s'ils allaient jaillir de leurs orbites. Puis il se laissa tomber sur un siége, et il prit sa tête dans ses mains. Alors des sanglots convulsifs gonflèrent sa poitrine; des cris rauques s'échappèrent de sa gorge, et au travers de ses doigts crispés des larmes brûlantes roulèrent sur ses joues bronzées par le vent de la mer. Le désespoir de cet homme était terrible et puissant comme sa nature.

Keinec le contemplait dans un religieux silence. Enfin Marcof releva lentement la tête. Ses larmes tarirent. Il quitta son siége et il marcha rapidement quelques secondes dans l'entre-pont. Puis il revint près de Keinec.

—Donne-moi des détails, lui dit-il.

Le jeune homme raconta tout ce qu'il savait de la mort du marquis, et ce qu'il raconta était l'expression la plus simplement exacte de la vérité.

—De sorte, continua Marcof, que c'est hier matin que le marquis est mort?...

—Oui, répondit Keinec, à cette heure on le descend dans le caveau de ses pères.

—Ainsi je ne pourrai même pas revoir une dernière fois son visage?...

—Dès que j'eus connaissance de cette horrible catastrophe, continua Keinec, je pensai à t'en donner avis en te faisant passer une lettre par le premier chasse-marée en vue qui eût mis le cap sur Paimboeuf. J'ignorais que tu revinsses si promptement.

—Je ne suis allé qu'à l'Ile de Groix, mon ami, et c'est Dieu qui sans doute l'a voulu ainsi, puisqu'il a permis que je pusse arriver le jour même de l'enterrement du marquis.

—Aussi, dès que j'ai reconnu ton lougre à ses allures, je me suis mis en mer pour venir à toi.

—Merci, Keinec, merci! Tu es un brave gars! Oh! vois-tu, je souffre autant que puisse souffrir un homme! continua Marcof, dont les larmes débordèrent de nouveau.

Cela t'étonne, n'est-ce pas, de me voir terrassé par le chagrin? moi, que tu as vu si souvent donner la mort avec un sang-froid farouche! Cela te paraît bizarre, ridicule peut-être, de voir pleurer Marcof, Marcof le coeur d'acier, comme l'appellent ses matelots. Tu me regardes et tu doutes!... Oh! c'est que le marquis de Loc-Ronan, entends-tu? le marquis de Loc-Ronan, c'était tout ce que j'adorais ici-bas! Je n'ai jamais embrassé ni mon père ni ma mère, moi, Keinec! Je n'ai jamais connu la tendresse d'un frère! Je n'ai jamais éprouvé de l'amour pour une femme! Eh bien! rassemble tous ces sentiments, pétris-les pour n'en former qu'un seul. Joins-y l'admiration, l'estime, le respect, et tu n'auras pas encore une idée de ce que je ressentais pour le marquis de Loc-Ronan!... Tu ne me comprends pas? Tu ne t'expliques pas comment il peut se faire qu'un obscur matelot comme moi porte une telle affection à un gentilhomme d'une ancienne et illustre famille?... C'est un secret, Keinec, un secret que je t'expliquerai peut-être un jour. Aujourd'hui sache seulement que tout ce que le coeur peut endurer de tortures, le mien le supporte à cette heure!... Oh! je suis bien malheureux! bien malheureux!...

Et il murmura à voix basse:

—Mon Dieu! vous me punissez trop cruellement. Il fallait me frapper, moi, et l'épargner, lui!

Keinec comprenait qu'en face d'un pareil désespoir les consolations seraient impuissantes. Il écoutait donc en silence, et profondément ému lui-même. Marcof se calma peu à peu.

—Matelot, dit-il, crois-tu que nous arrivions à temps pour assister à l'office des morts?...

—Ne l'espère pas, répondit Keinec. A l'heure où j'ai quitté la côte, les prières étaient commencées, et maintenant le corps du marquis repose dans le caveau mortuaire du château.

—Ne pas avoir revu ses traits!... ne plus le revoir jamais! murmurait avec amertume le patron du Jean-Louis.

Une pensée subite sembla l'illuminer tout à coup.

—Keinec! s'écria-t-il.

—Que veux-tu?

—Tu m'aimes, n'est-ce pas?

—Oui.

—Tu m'es fidèle?

—Oui, Marcof, fidèle et dévoué!...

—J'aurai besoin de toi cette nuit; peux-tu m'aider?

—Cette nuit, comme toujours, je suis à toi!

—Bien.

—A quelle heure veux-tu que je sois prêt?

—A dix heures. Trouve-toi dans la montagne, auprès du mur du parc, à l'angle du sentier qui rejoint l'avenue.

—J'y serai.

—Merci, mon gars.

—Puis-je encore autre chose pour toi?

—Oui. Nous approchons de Penmarckh; monte sur le pont et prends le commandement du lougre pour franchir la passe.

Keinec obéit et Marcof demeura seul. Alors face à face avec lui-même, l'homme de bronze se laissa aller à toute l'expansion de sa douleur. Pendant deux heures, prières et cris d'angoisse s'échappèrent confusément de ses lèvres. Ses yeux devenus arides, étaient bordés d'un cercle écarlate. Sa main puissante anéantissait les objets qu'elle prenait convulsivement. Enfin, le corps brisé, l'âme torturée, Marcof se jeta sur son hamac.

La douleur avait terrassé cette vaillante nature!... Jusqu'à la nuit Marcof ne bougea plus. Deux fois le mousse chargé du soin de préparer son repas entra dans la cabine. Deux fois le pauvre enfant sortit sans avoir osé troubler les rêveries désolées de son chef.

Les matelots, stupéfaits de ne pas avoir vu Marcof présider au mouillage, s'interrogeaient du regard. Le vieux Bervic surtout exprimait sa surprise par des bordées de jurons énergiques empruntés à toutes les langues connues, et qui s'échappaient de sa large bouche avec une facilité résultant de la grande habitude. Keinec avait formellement défendu aux matelots de descendre dans l'entre-pont. Le jeune homme voulait qu'on laissât Marcof libre dans sa douleur.

Vers huit heures du soir, Marcof se jeta à bas de son hamac. Il ouvrit un meuble et il en tira une petite clé d'abord, puis une plus grande, et il les serra précieusement toutes deux dans la poche de sa veste. Il passa ses pistolets à sa ceinture. Il prit une courte hache d'abordage, et une forte pioche qu'il roula dans son caban. Cela fait, il mit le tout sous son bras et monta sur le pont.

Il jeta un long regard sur son lougre, il passa devant Bervic sans prononcer une parole, et il descendit à terre. Il traversa rapidement Penmarck, il prit le chemin des Pierres-Noires, et, tournant brusquement sur la gauche, il se dirigea vers les montagnes. La nuit était noire. La lune ne s'était point encore levée, et une brume assez forte couvrait la terre.

Arrivé au pied de la demeure seigneuriale, Marcof continua sa route, longea le mur du parc et s'engagea dans le sentier conduisant à la montagne. Tout à coup une forme humaine se dressa devant lui.

—C'est toi, Keinec? demanda-t-il.

—Oui, répondit le jeune homme.

—Viens!

Après avoir franchi l'espace d'une centaine de pas, Marcof s'arrêta devant une porte étroite et basse, pratiquée dans la muraille. Il tira la petite clé de sa poche et il ouvrit cette porte.

—Suis-moi, dit-il à Keinec.

Tous deux entrèrent. Marcof, en homme qui connaît parfaitement les aîtres, guida son compagnon à travers le dédale des allées et des taillis. Bientôt ils arrivèrent devant le corps de bâtiment principal.

Marcof se dirigea vers l'angle du mur, il pressa un bouton de cuivre, il fit jouer un ressort, et une porte massive tourna lentement sur ses gonds. A peine cette porte fut-elle ouverte, qu'une bouffée de cet air frais et humide, atmosphère habituelle des souterrains, les frappa au visage.

Marcof tira un briquet de sa ceinture, fit du feu, alluma une torche et avança. Keinec le suivit silencieusement. Un escalier taillé dans le roc les conduisit en tournant sur lui-même dans un premier étage inférieur.

—Où sommes-nous donc, Marcof? demanda Keinec à voix basse.

—Dans les caveaux du château de Loc-Ronan, répondit le marin.

Keinec se signa. Marcof avançait toujours. Après avoir traversé une longue galerie voûtée, il se trouva en face d'une porte en fer, percée d'ouvertures en forme d'arabesques, qui permettaient de distinguer à l'intérieur.

Grâce à la clarté projetée par la torche que tenait Marcof, on pouvait apercevoir une longue rangée de sépulcres. Le marin prit alors la plus grande des deux clés qu'il avait apportées et l'introduisit dans la serrure.

Le mouvement qu'il fit pour pousser la porte renversa la torche qui s'éteignit. Les deux hommes demeurèrent plongés dans une obscurité profonde. Tout autre à leur place eût sans doute été en proie à un mouvement de frayeur; mais, soit bravoure, soit force de volonté, ils ne parurent ressentir aucune émotion.

—Ramasse la torche, dit Marcof d'une voix parfaitement calme, tandis qu'il battait le briquet.

—La voici, répondit Keinec.

La torche rallumée, ils entrèrent. Parmi tous ces sépulcres rangés symétriquement, la tête adossée à la muraille, on en distinguait un, le dernier, dont la teinte plus claire attestait une construction récente; des fragments du plâtre encore frais qui avait servi à sceller la dalle étaient épars autour de ce tombeau. Marcof, avant de s'en approcher, se dirigea vers celui qui le précédait. C'était la tombe du père du marquis de Loc-Ronan. Il s'agenouilla et pria longuement. Keinec l'imita. Puis se relevant, il revint à la dernière tombe qui se trouvait naturellement placée la première en entrant dans le caveau.

—C'est là qu'il repose! murmura-t-il.

Et, prenant une résolution:

—Keinec, dit-il, à l'oeuvre, mon gars!...

—Que veux-tu donc faire, Marcof?

—Enlever cette pierre, d'abord.

—Et ensuite?

—Retirer le cercueil, l'ouvrir, embrasser une dernière fois le marquis, et le recoucher ensuite dans sa dernière demeure!...

—Une profanation, Marcof!...

—Non! je te le jure! J'ai le droit d'agir ainsi que je veux le faire!...

—Marcof!...

—Ne veux-tu pas me prêter ton aide?

—Mais, songe donc...

—Pas de réflexion, Keinec, interrompit Marcof; réponds oui ou non. Pars ou reste!

—Je suis venu avec toi, dit Keinec après un silence; je t'ai promis de t'aider et je t'aiderai.

—Merci, mon gars. Et maintenant mettons-nous à l'oeuvre sans plus tarder. Travaillons, Keinec! et, je te le répète encore, que ta conscience soit en repos. J'ai le droit de faire ce que je fais.

—Je ne te comprends pas, Marcof; mais, n'importe, dispose de moi!




XVIII

LE SÉPULCRE DU MARQUIS DE LOC-RONAN.

Marcof donna la pioche à Keinec et prit sa torche. Tous deux se mirent en devoir de desceller la large dalle. Le plâtre, qui n'avait pas eu le temps de durcir depuis les quelques heures qu'il avait été employé, céda facilement.

Introduisant le manche de la pioche entre la dalle et les bords de la tombe, Keinec s'en servit comme d'un levier. Marcof joignit ses efforts aux siens. Tous deux roidissant leurs bras, la dalle se souleva lentement, puis elle glissa sur le bord opposé et tomba sur la terre molle. Le sépulcre était ouvert. Marcof fit un signe de croix sur le vide et dit à Keinec:

—Je vais descendre, allume la seconde torche qui est dans mon caban, et tu me la donneras.

Keinec obéit.

—Bien. Maintenant, matelot, prends le paquet de cordes et donne-le moi aussi.

Marcof enroula les cordes autour de son bras droit, et éclairé par Keinec, il descendit avec précaution dans le caveau. La bière reposait sur deux barres de fer scellées dans la muraille. Marcof l'attacha solidement, puis pressant l'extrémité de la corde entre ses dents, il remonta. Keinec, devinant ses intentions, saisit le cordage, et tous deux tirèrent doucement, sans secousses, pour hisser le cercueil à l'orifice du caveau.

La tâche était rude et difficile, car le cercueil, en chêne massif et doublé de plomb, était d'une extrême pesanteur. Mais la volonté froide et inébranlable de Marcof décuplait ses forces. Keinec l'aidait de tout son pouvoir.

Après un travail opiniâtre, l'extrémité du cercueil apparut enfin. Les deux hommes redoublèrent d'efforts. Marcof, laissant à son compagnon le soin de maintenir en équilibre le funèbre fardeau, quitta la corde, se glissa dans le caveau et poussa le cercueil de toute la vigueur de ses mains puissantes. Keinec l'attira à lui.

Certes, quiconque eût pu assister à ce spectacle, aurait cru à quelque effroyable profanation. L'ensemble de ces deux hommes ainsi occupés, offrait un aspect fantastique et lugubre. Travaillant dans ce caveau sépulcral à la pâle clarté de deux torches vacillantes qui laissaient dans l'obscurité les trois quarts du souterrain, on les eût pris pour deux de ces vampires des légendes du moyen-âge qui déterraient les corps fraîchement ensevelis, pour satisfaire leur infâme et dégoûtante voracité. Leurs vêtements en désordre, leur figure pâle, leurs longs cheveux flottants ajoutaient encore à l'illusion. Et cependant c'était l'amour fraternel qui conduisait l'un de ces hardis fossoyeurs; c'était l'amitié qui guidait l'autre!... Marcof voulait revoir les restes chéris de celui qu'il avait perdu. Keinec aidait Marcof dans l'accomplissement de ce pieux désir, parce que Marcof était son ami.

Encore quelques efforts et leur travail pénible allait être couronné de succès. Marcof voyant la bière maintenue par Keinec, se hissa hors du tombeau. Puis tous deux attirèrent le cercueil pour le déposer doucement à terre.

Malheureusement ils avaient compté sans le poids énorme du cercueil. A peine l'eurent-ils incliné de leur côté, que la masse les entraîna. Leurs ongles se brisèrent sur le coffre de chêne; le cercueil, poussé par sa propre pesanteur, fit plier leurs genoux. En vain ils firent un effort suprême pour le retenir, ils ne purent en venir à bout. La bière tomba lourdement à terre.

Marcof poussa un cri de douleur. Keinec laissa échapper une exclamation de terreur folle, et il recula comme pris de vertige, jusqu'à ce qu'il fût adossé à la muraille. C'est qu'en tombant à terre le cercueil, au lieu de rendre un son mat, avait semblé pousser un soupir métallique. On eût dit plusieurs feuilles de cuivre frappant, les unes contre les autres.

Keinec et Marcof se regardèrent. Ils frémissaient tous deux.

—As-tu entendu? demanda Keinec à voix basse.

—Quoi? Qu'est-ce que cela?

—L'âme du marquis qui revient!

—Oh! si cela pouvait être! fit Marcof en s'inclinant, ce serait trop de bonheur.

—Marcof, si tu m'en crois, tu renonceras à ton projet.

—Non!

—Eh bien! achevons donc à l'instant, car j'étouffe ici!...

—Achevons.

Ils déclouèrent la bière. Au moment d'enlever le couvercle ils s'arrêtèrent tous deux et firent le signe de la croix. Puis, d'une main ferme, Marcof souleva les planches déclouées.

Un long suaire blanc leur apparut.

Marcof porta la main sur l'extrémité du suaire pour le soulever à son tour. Keinec recula. Marcof écarta le linceul et se pencha en avant. Ses yeux devinrent hagards, ses cheveux se hérissèrent, il poussa un grand cri et tomba à genoux.

—Keinec! s'écria-t-il, le marquis n'est pas mort.

Keinec, domptant sa terreur, se précipita vers lui.

—Keinec, reprit Marcof, le marquis n'est pas mort.

—Que dis-tu?

—Regarde!

—Non! non! répondit Keinec qui crut que son compagnon était devenu fou.

—Mais regarde donc, te dis-je!

Et Marcof, arrachant le linceul, découvrit, au lieu d'un cadavre, un rouleau de feuilles de cuivre.

—Miracle! s'écria Keinec.

—Non! pas de miracle! répondit Marcof. Le marquis a voulu faire croire à sa mort.

—Dans quel but?

—Le sais-je?... Mais, viens! j'étouffe de joie. Le vieux Jocelyn nous dira tout!

Et, se précipitant hors du caveau sépulcral, Marcof entraîna Keinec avec lui. Dès qu'ils furent remontés, et après avoir refermé l'entrée secrète du souterrain, ils se dirigèrent vers une autre porte, dissimulée dans la muraille. Mais au moment de frapper à cette porte ou de faire jouer un ressort, Marcof s'arrêta.

—Nous ne devons pas entrer par ici, dit-il; faisons le tour et allons sonner à la grille. Mais, écoute, Keinec, avant de sortir d'ici, il faut que tu me fasses un serment, un serment solennel! Jure-moi, sur ce qu'il y a de plus saint et de plus sacré au monde, de ne jamais révéler à personne ce dont nous venons d'être témoins!

—Je te le jure, Marcof! répondit Keinec. Pour moi, comme pour tous, M. le marquis de Loc-Ronan est mort, et bien mort!...

—Partons, maintenant.

—Tu oublies quelque chose.

—Quoi donc?

—Nous n'avons pas remis ce cercueil à sa place, et nous avons laissé la tombe ouverte.

—Qu'importe! Jocelyn et moi avons seuls les clés du caveau, et je vais parler à Jocelyn...

Keinec se tut. Les deux amis firent rapidement le tour du mur extérieur, et allèrent sonner à la grille d'honneur. On fut longtemps sans leur répondre. Enfin un domestique accourut.

—Que demandez-vous? fit-il.

—Nous demandons à entrer au château.

—Pourquoi faire? M. le marquis est mort et les scellés sont posés partout.

—Faites-nous parler à Jocelyn.

—A Jocelyn? répéta le domestique.

—Oui, sans doute! répondit Marcof avec impatience.

—Impossible.

—Pourquoi?

—Parce que cela ne se peut pas, vous dis-je...

—Mais, tonnerre! t'expliqueras-tu? s'écria le marin. Parle vite, ou sinon je t'envoie à travers les barreaux de la grille une balle pour te délier la langue.

—Ah! mon Dieu! fit le domestique avec effroi, je crois que c'est le capitaine Marcof!

—Eh oui! c'est moi-même; et, puisque tu m'as reconnu, ouvre-moi vite ou fais venir Jocelyn.

—Mais, encore une fois, cela ne se peut pas.

—Est-ce que Jocelyn est malade?

—Non.

—Eh bien?...

—Mais il est parti.

—Parti! Jocelyn a quitté le château?

—Oui, monsieur!

—Quand cela?

—Aujourd'hui même, pendant que la justice posait les scellés, et tout de suite après que l'on eut descendu dans les caveaux le corps de notre pauvre maître.

—Où est-il allé?

—On l'ignore; on l'a cherché partout. Il y en a qui disent qu'il s'est tué de désespoir.

—Où peut-il être? se demandait Marcof en se frappant le front.

—Vous voyez bien qu'il est inutile que vous entriez, dit le domestique.

Et, sans attendre la réponse, il se hâta de se retirer. Marcof et Keinec s'éloignèrent. Arrivés sur les falaises, Marcof s'arrêta, et, saisissant le bras du jeune homme:

—Keinec! dit-il.

—Que veux-tu?

—Je mets à la voile à la marée montante; tu vas venir à bord.

—Je ne le puis pas, Marcof.

—Pourquoi?

—Parce que c'est bientôt qu'Yvonne se marie...

—Eh bien?

—Et tu sais bien qu'il faut que je tue Jahoua!...

—Encore cette pensée de meurtre?

—Toujours!

Marcof demeura silencieux. Keinec semblait attendre.

—Qu'as-tu fait depuis mon départ? demanda brusquement le marin.

—Rien!

—Ne mens pas!

—Je te dis la vérité.

—Tu as vu quelqu'un cependant?

Keinec se tut.

—Réponds!

—J'ai juré de me taire.

—Je devine. Tu as consulté Carfor?

—C'est possible.

—C'est lui qui te pousse au mal.

—Non! ma résolution était prise.

—C'est lui qui te l'a inspirée jadis, je le sais.

Keinec fit un geste d'étonnement, mais il ne démentit pas l'assertion de Marcof.

—Sorcier de malheur! reprit celui-ci avec violence, je t'attacherai un jour au bout d'une de mes vergues!

Keinec demeura impassible. Marcof frappait du pied avec colère.

—Encore une fois, viens à bord.

—Non!

—Tu refuses?

—Oui.

—Tu viendras malgré toi! s'écria le marin.

Et, se précipitant sur Keinec, il le terrassa avec une rapidité effrayante. Keinec ne put même pas se défendre. Il fut lié, garrotté et bâillonné en un clin d'oeil. Cela fait, Marcof le prit dans ses bras et le transporta dans les genêts.

—Maintenant, se dit-il, les papiers de l'armoire de fer m'apprendront peut-être la vérité.

Abandonnant Keinec, qu'il devait reprendre à son retour, il se dirigea rapidement vers le château. A peine eut-il disparu, qu'un homme de haute taille, écartant les genêts, se glissa jusqu'à Keinec, tira un couteau de sa poche, trancha les liens et enleva le bâillon.

—Merci, Carfor! fit Keinec en se remettant sur ses pieds.

—Viens vite! répondit celui-ci.

Et tandis que Keinec, silencieux et pensif, suivait la falaise, Carfor murmurait à voix basse:

—Ah! Marcof, pirate maudit, tu veux me pendre à l'une de tes vergues! tu apprendras à connaître celui que tu menaces, je te le jure!

Puis, sans échanger une parole, les deux hommes se dirigèrent vers la grotte de Carfor.

Pendant ce temps, Marcof pénétrant de nouveau dans le parc, arrivait à la petite porte qu'il n'avait pas voulu ouvrir.

Il fit jouer un ressort. La porte s'écarta. Il entra. Sans allumer de torche cette fois, il gravit l'escalier qui se présentait à lui, il pénétra dans la chambre mortuaire, et il voulut ouvrir la porte donnant sur le corridor. Il sentit une légère résistance. Cette résistance provenait de la bande de parchemin des scellés apposés sur toutes les portes du château.

—Tonnerre!... murmura-t-il, la bibliothèque doit être fermée également.

Il réfléchit pendant quelques secondes. Puis il ouvrit la fenêtre, et montant sur l'appui, il se laissa glisser jusqu'à la corniche. Grâce à cette agilité, qui est l'apanage de l'homme de mer, il gagna extérieurement la petite croisée en ogive qui éclairait la pièce dans laquelle il voulait pénétrer.

Il brisa un carreau, il passa son bras dans l'intérieur, il tira les verrous, il poussa les battants de la fenêtre, et il pénétra dans la bibliothèque. Alors il alluma une bougie et se dirigea vers la partie de la pièce que lui avait désignée son frère. Il déplaça les volumes. Il reconnut le secret indiqué. L'armoire s'ouvrit sans résistance. Elle renfermait une liasse de papiers.

Marcof tira ces papiers à lui, s'assura que l'armoire ne renfermait pas autre chose, la referma et remit les in-folio en place dans leurs rayons. Puis, la curiosité le poussant, il entr'ouvrit les papiers et en parcourut quelques-uns. Tout à coup il s'arrêta.

—Ah! pauvre Philippe! murmura-t-il, je devine tout maintenant! je devine!...

Ce disant, il mit les manuscrits sur sa poitrine, les assura avec l'aide de sa ceinture, et reprenant la route aérienne qu'il avait suivie, il regagna le petit escalier du parc. Quelques minutes après, il atteignait l'endroit où il avait laissé Keinec. La lune s'était levée et éclairait splendidement la campagne. Marcof reconnut la place; il la vit foulée encore par le corps du jeune homme, mais elle était déserte.

—Carfor nous épiait!... dit-il au bout d'un instant. Keinec est libre. Ah! malheur au pauvre Jahoua! malheur à lui et à Yvonne! Damné sorcier! je fais serment que tout le sang qui sera versé par ta faute, tu me le payeras goutte pour goutte!

Puis, se remettant en marche, il aperçut bientôt les maisons de Penmarckh et la mâture élancée de son lougre qui se balançait sur la mer.

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