Marcof le Malouin
XIX
CARFOR ET RAPHAEL.
Dès que Carfor et Keinec furent arrivés à la baie des Trépassés, ils entrèrent dans la grotte. Keinec était toujours silencieux et sombre. Carfor souriait de ce mauvais sourire du démon triomphant.
—Mon gars, dit-il enfin, tu vois ce que Marcof a tenté contre toi?
—Ne parlons plus de Marcof, répondit Keinec avec impatience; Marcof est mon ami. Quoi que tu dises, Carfor, tu ne parviendras pas à me faire changer d'avis.
—Ainsi tu lui pardonnes de t'avoir violenté?
—Oui.
—Tu l'en remercies même?
—Sans doute, car je juge son intention.
—A merveille, mon gars! N'en parlons plus, comme tu dis, mais tu aurais tort de t'arrêter en si belle voie! Tu pardonnes à Marcof; pendant que tu es en train, pardonne à Yvonne, et remercie-la d'épouser Jahoua.
—Tais-toi, Carfor!... tais-toi!...
—Bah! pourquoi te contraindre?...
—Tais-toi, te dis-je! répéta Keinec d'une voix tellement impérative que Carfor se recula. Si j'ai accepté la liberté que tu m'as rendue ce soir, c'est que je veux me venger.
—Dès aujourd'hui?...
—Le puis-je donc?
—N'est-ce pas aujourd'hui qu'a lieu le mariage?
—Tu te trompes, Carfor; la mort du marquis de Loc-Ronan a fait remettre la fête de la Soule, et la cérémonie du mariage de Jahoua et d'Yvonne.
—Ah! tu sais cela? fit Carfor avec un peu de dépit.
—L'ignorais-tu?
—Non.
—Alors pourquoi me demander si je me vengerai aujourd'hui, lorsque toi-même tu m'as affirmé qu'il me fallait attendre le jour de la bénédiction nuptiale.
Carfor ne répondit pas. Depuis quelques instants il paraissait réfléchir profondément. Enfin il se leva, sortit de la grotte, interrogea le ciel, et revenant vers le jeune homme:
—Trois heures passées, dit-il. Keinec, il faut que je te quitte. Je m'absenterai jusqu'au soleil levé mais il faut que tu m'attendes ici, il le faut, Keinec, au nom même de ta vengeance, dont le moment est plus proche que tu ne le crois...
—Que veux-tu dire?
—Je m'expliquerai à mon retour. M'attendras-tu?
—Oui.
Sans ajouter un mot, Carfor prit son pen-bas et s'éloigna. Après avoir regagné les falaises, le berger longea la route de Quimper et s'enfonça dans les genêts. Il avait sans doute une direction arrêtée d'avance, car il marcha sans hésiter et arriva à une saulaie située à peu de distance d'un petit ruisseau. Au moment où il y pénétrait, un cavalier débouchait de l'autre côté. Ce cavalier était le chevalier de Tessy.
—Palsambleu! s'écria-t-il joyeusement en apercevant Carfor, te voilà enfin! Sais-tu que j'allais parodier le mot fameux de Sa Majesté Louis XIV, et dire: j'ai failli attendre!
—Je n'ai pas pu venir plus tôt, répondit Carfor.
—Tu arrives à l'heure, c'est tout ce qu'il me faut. Ta présence me prouve que tu as trouvé mon message dans le tronc du vieux chêne, ainsi que cela était convenu entre nous...
—Je l'ai trouvé. Que voulez-vous de moi?
—Corbleu! je trouve la question passablement originale. Est-ce que par hasard tu aurais oublié les dix louis que je t'ai donnés et les cinquante autres que je t'ai promis?
—Cent, s'il vous plaît.
—Bravo! tu as bonne mémoire.
—Oui! je n'ai rien oublié.
—Eh bien, si je ne m'abuse, maître sorcier, c'est demain que nous nous occupons de l'enlèvement.
—Cela ne se peut plus.
—Qu'est-ce à dire?
—Il faut que vous attendiez huit jours encore.
—Corps du Christ! je n'attendrai seulement pas une heure de plus que le temps que je t'ai donné, maraud! s'écria le chevalier en mettant pied à terre et en attachant la bride de son cheval à une branche de saule.
Puis il fouetta cavalièrement ses bottes molles avec l'extrémité d'une charmante cravache. Carfor le regardait et ne répondait point.
—Ne m'as-tu pas entendu? demanda le chevalier.
—Si fait.
—Eh bien?
—Je vous le dis encore, c'est impossible.
—Et moi, je te répète que je ne veux pas attendre.
—Il le faut cependant.
—Pour quelle cause?
—Le mariage de la jeune fille a été reculé de huit jours.
—A quel propos?
—A propos de la mort du marquis.
—Damné marquis! grommela le chevalier, il faut que sa mort vienne contrarier tous mes projets; mais, palsambleu! nous verrons bien.
Puis s'adressant au berger:
—Au fait, dit-il, que diable veux-tu que me fasse la mort du marquis de Loc-Ronan dont Satan emporte l'âme?
—Il ne s'agit pas de la mort du marquis, répondit Carfor, mais bien du mariage qui se trouve reculé par cette mort.
—Eh! mon cher, je ne tiens en aucune façon à ce que la belle ait prononcé des serments au pied des autels. Que je l'enlève, c'est pardieu bien tout ce qu'il me faut!...
—Je comprends cela.
—Eh bien! alors?
—Ce mariage nous est cependant indispensable pour réussir.
—Que chantes-tu là, corbeau de mauvais augure?
—La vérité. Ce mariage doit être notre plus puissant auxiliaire.
—Explique-toi clairement.
—Sachez donc que mes mesures étaient prises. Aujourd'hui même, jour de la bénédiction des deux promis, la fête de la Soule devait avoir lieu.
—Qu'est-ce que c'est que la fête de la Soule?
—Une vieille coutume du pays qu'il serait trop long de vous expliquer.
—Passons alors.
—Jahoua, le fiancé d'Yvonne, aurait été tué à cette fête.
—Bah! vraiment?
—Vous comprenez quel tumulte aurait occasionné sa mort.
—Sans doute!
—Dès lors, rien n'était plus facile, par ruse ou par violence, que de s'emparer d'Yvonne.
—Tiens! tiens! tiens! s'écria le chevalier en riant; mais c'était fort bien imaginé tout cela!...
—D'autant plus que j'aurais augmenté ce tumulte par des moyens qui sont à ma disposition, et peut-être réussi à faire un peu de politique en même temps.
—Très-ingénieux, sur ma foi!
—Malheureusement, vous le savez, la fête de la Soule et le mariage sont reculés. Il faut donc ajourner notre expédition.
—Je ne suis pas de ton avis.
—Cependant...
—Je veux enlever Yvonne aujourd'hui, et, morbleu! je l'enlèverai!
—Sans moi?
—Avec toi, au contraire.
—Comment cela?
—Écoute-moi attentivement.
Carfor fit signe qu'il était disposé à ne pas laisser échapper un mot de ce qu'allait dire le chevalier.
—Nous disons, continua celui-ci, qu'il te faut un tumulte quelconque dans le village de Fouesnan?
—Oui, répondit le berger.
—Cela est indispensable?
—Tout à fait.
—Eh bien! mon gars, j'ai ton affaire.
—Je ne comprends pas.
—Tu sauras qu'aujourd'hui même il y aura à Fouesnan, non-seulement un tumulte, mais encore un véritable orage, une émeute même, et peut-être bien un commencement de contre-révolution.
—Expliquez-vous, monsieur le chevalier! s'écria Carfor avec anxiété.
—Comment, tu ne sais rien?
—Rien!
—Toi? un agent révolutionnaire? continua le gentilhomme, ou celui qui en portait l'habit, ravi intérieurement de prouver au berger que lui, Carfor, n'était qu'un de ces agents subalternes qui ne savent jamais tout, tandis que lui, le chevalier de Tessy, connaissait à fond les intrigues politiques du département.
Carfor, effectivement, laissait voir une vive impatience. Le chevalier reprit:
—Voyons, je veux bien t'éclairer. Tu dois au moins savoir que, depuis quelques mois, une partie de la Bretagne s'agite à propos des prêtres.
—Pour le serment à la constitution?
—C'est cela.
—Oui, les assermentés et les insermentés, les jureurs et les vrais prêtres, comme on les appelle dans le pays.
—Parfaitement.
—Je savais cela, monsieur; mais je savais aussi que, jusqu'ici, la Cornouaille était restée calme, et que le département ne tourmentait pas les recteurs comme dans le pays de Léon, dans celui de Tréguier et dans celui de Vannes...
—Oui, mon cher; mais tu n'ignores pas non plus que l'Assemblée législative a rendu un décret par lequel il est formellement interdit aux prêtres non assermentés d'exercer dans les paroisses? Comme tu viens de le dire, la Cornouaille, autrement dit le département de Finistère, n'avait pas encore sévi contre ses calotins. Mais l'administration a reçu des ordres précis auxquels il faut obéir sans retard.
—Elle va sévir contre les recteurs? demanda vivement Carfor dont l'oeil brilla d'espoir.
—Sans doute.
—En êtes-vous certain?
—J'en réponds.
—Et quand cela?
—Tout de suite, te dis-je.
—Bonne nouvelle!
—Excellente, mon cher. Es-tu curieux de connaître l'arrêt de l'administration?
—Certes!...
—J'en ai la copie dans ma poche.
—Oh! lisez vite, monsieur le chevalier!
Le chevalier prit un papier dans la poche de son habit, et il s'apprêta à en donner lecture.
—Écoute, dit-il, je passe sur les formules d'usage et j'arrive au point important:
—Nous, administrateurs, etc., etc. Ordonnons ce qui suit:
«1º Que toutes les églises et chapelles, autres que les églises paroissiales, seront fermées dans les vingt-quatre heures.
«2º Que tous les prêtres insermentés demeureront en état d'arrestation.
«3º Que tout citoyen qui, au lieu de faire baptiser ses enfants par le prêtre constitutionnel, recourrait aux insoumis, sera déféré à l'accusateur public.
«Arrêté du département du Finistère, 30 juin 1791.»
—Or, continua le chevalier après avoir terminé sa lecture, il résulte des informations que j'ai prises, que le recteur de Fouesnan n'est nullement assermenté. Aujourd'hui même, messieurs les gendarmes se présenteront au presbytère et l'arrêteront. Les gars du village tiennent plus à leur curé qu'à la peau de leur crâne. Crois-tu qu'ils le laisseront emmener?
—Non certes! répondit Carfor.
—En poussant adroitement les masses, et c'est là ton affaire, on arrivera facilement à une petite rébellion. Or, une rébellion, maître Carfor, quelque minime qu'elle soit, ne s'accomplit pas sans beaucoup de tumulte, et, dans un tumulte politique, on garde peu les jeunes filles. Comprends-tu?
—Parfaitement.
—Et tu agiras?
—Vous pouvez vous en rapporter à moi. A quelle heure les gendarmes doivent-ils venir au presbytère de Fouesnan?
—Vers la tombée de la nuit...
—Vous en êtes sûr?
—J'en suis parfaitement certain.
—Alors trouvez-vous avec un bon cheval et un domestique dévoué à l'entrée du village du côté du chemin des Pierres-Noires.
—Bon! à quelle heure?
—A sept heures du soir.
—Tu m'amèneras Yvonne?
—A mon tour je vous en réponds.
—Seras-tu obligé d'employer du monde?
—Pourquoi cette question?
—Parce qu'il me répugne de mettre beaucoup d'étrangers au courant de mes affaires.
—Tranquillisez-vous, j'agirai seul.
—Bravo! maître Carfor. Tu es décidément un sorcier accompli.
—Voilà le jour qui se lève. Séparons-nous.
—A ce soir, à Fouesnan.
—A sept heures, mais à condition que les gendarmes agiront de leur côté.
—Cela va sans dire.
—Adieu, monsieur le chevalier.
—Adieu, mon gars.
Et le chevalier de Tessy, enchanté de la tournure que prenaient ses affaires, décrocha la bride de son cheval, se mit légèrement en selle et partit au galop. Carfor demeura seul à réfléchir.
—Oh! les prêtres vont être poursuivis maintenant! pensait-il, et un éclair joyeux se reflétait sur ses traits amaigris. On va donner la chasse aux recteurs! Tant mieux! Les paysans se révolteront, les coups de fusil retentiront. C'est la guerre dans le pays! La guerre! Oh! il sera facile alors de frapper ses ennemis! Quel malheur que ce marquis de Loc-Ronan soit mort si vite! Dans quelques mois, j'aurais peut-être pu le tuer moi-même! N'importe, les autres me restent et Jahoua sera le premier!
Et Carfor, poussant un éclat de rire sauvage, frappa ses mains l'une dans l'autre en murmurant d'une voix vibrante:
—Tous! ils mourront tous! et je serai riche et puissant!
XX
UN PRÊTRE ASSERMENTÉ.
En 1791, la Bretagne ne se soulevait pas encore ouvertement, mais de sourdes menées faisaient fermenter dans la tête des paysans de vagues idées de lutte contre le nouveau mode de gouvernement établi. Depuis la proclamation de la constitution, une scission s'était opérée dans le clergé, et cette scission menaçait de partager non-seulement les prêtres, mais encore les paroisses.
Au mois de juillet 1790, quelques jours avant la fête de la Fédération, Armand-Gaston Camus, prêtre janséniste, aidé par ses amis, avait provoqué la régularisation du temporel de l'Église. Le temporel est, on le sait, le revenu qu'un ecclésiastique tire de ses bénéfices. D'abord, la proposition fut mal accueillie par l'Assemblée; Camus prétendait vouloir mettre le clergé en communion d'intérêt avec le peuple, mais le côté droit crut apercevoir dans cette motion un moyen employé pour servir la cause de Jansénius, et il la repoussa de toutes ses forces, n'épargnant pas à l'orateur le ridicule ni les injures.
Camus, néanmoins, ne se tint pas pour battu. Le 12 du même mois, il revint à la charge et développa ses idées. Il ne s'agissait de rien moins que d'une révolution dans l'établissement de la constitution existante du clergé. Camus assimilait la division ecclésiastique à la division civile, réduisait les cent trente-cinq évêques à quatre-vingt-trois, détruisait les chapitres, les abbayes, les prieurés, les chapelles et les bénéfices, confiait le choix des évêques et des curés aux mêmes corps électoraux chargés de nommer les administrations civiles, et statuait enfin qu'aucun évêque, à l'avenir, ne pourrait s'adresser au pape pour en obtenir la confirmation. De plus, le casuel était supprimé et remplacé par un traitement fixe.
Après une vive et orageuse discussion, l'Assemblée adopta ce projet que l'on nomma la Constitution civile du clergé. Louis XVI, cependant, n'approuva pas immédiatement cette décision; et avant de la sanctionner de son pouvoir royal, il demanda du temps pour réfléchir. Puis il écrivit au pape de venir en aide à sa conscience. Le pape fit longtemps attendre sa réponse, et pendant de longs mois, la constitution devint un obstacle à la concorde générale. Enfin, le 26 décembre, le roi, obsédé par les manoeuvres de ceux qui le poussaient, approuva le décret et sanctionna du même coup l'article relatif au serment que devaient donner les prêtres à cette constitution nouvelle, article arrêté depuis peu par l'Assemblée. Le lendemain de ce jour, cinquante-huit ecclésiastiques prêtèrent ce serment au sein de l'Assemblée, et le décret fut bientôt placardé par toute la France avec ordre d'y obéir, en dépit des sages observations de Cazalès qui s'y opposa vivement.
«Les querelles religieuses vont recommencer, s'écria-t-il du haut de la tribune; le royaume sera divisé et réduit bientôt à cet état de misère et de guerre civile qui rappellera l'époque sanglante de la révocation de l'édit de Nantes!
Le 4 janvier 1791, M. de Bonnac, évêque d'Agen, monte à son tour à la tribune et refuse le serment prêté par l'abbé Grégoire; d'autres prêtres suivent son exemple. La séance devient orageuse; on entend des cris dans les tribunes et au dehors de la salle. Alors l'Assemblée décrète que les membres interpellés répondront seulement oui ou non. Tous les évêques et tous les ecclésiastiques qui siégent à droite répondent par un refus formel. Le 9, vingt-neuf curés des paroisses de Paris refusent d'accepter la constitution. Le 10, l'abbé Noy envoie à Bailly son serment civique signé de son sang. Le même jour, une caricature, colportée dans tout Paris, représente un prêtre en chaire: une corde, mue par une poulie et tirée par les patriotes, lui fait lever les bras. Enfin, sur huit cents ecclésiastiques employés dans la capitale, plus de six cents préfèrent renoncer à leurs places plutôt que d'obéir à l'ordre de l'Assemblée.
Bientôt la province vint augmenter le nombre de ces réfractaires. Sur les cent trente-cinq évêques, quatre seulement prêtèrent le serment exigé; les autres se renfermèrent dans un refus absolu, déclarant que leur conscience les empêchait d'accéder à ce que l'on exigeait d'eux. Les populations des campagnes, tiraillées en sens contraire, penchaient ouvertement du côté de leurs anciens pasteurs. En Bretagne, surtout, l'émotion fut vive et profonde, bien qu'elle se produisît tardivement en raison de l'éloignement de la province de la capitale et de la façon de vivre de ses paysans. Depuis les premiers jours de 1791 jusqu'à l'époque à laquelle se passe notre récit, cependant, les départements de l'Ouest s'étaient peu à peu occupés de leur clergé menacé, et le schisme s'y faisait jour. Certains ecclésiastiques, adoptant les doctrines à l'ordre du jour, s'étaient empressés de se rallier au parti triomphant, et n'avaient pas hésité à lui jurer fidélité et obéissance. D'autres, au contraire, et surtout les prêtres des départements de l'Ouest, avaient refusé obstinément de reconnaître la constitution, et par conséquent de lui prêter serment.
De là les assermentés et les insermentés. Ces derniers luttaient contre le pouvoir, excitant même le zèle de leurs concitoyens, et les conduisant de l'opposition passive à la révolte ouverte. Agissant soit avec connaissance de cause, soit par ignorance, ils prêchaient la guerre civile. D'un autre côté, les persécutions sans nombre qui devaient les atteindre allaient en faire des martyrs. Puis, il faut le dire, parmi ces prêtres réfractaires, il se trouvait de dignes pasteurs, amis du repos et de la tranquillité, et ne comprenant pas comment eux, ministres du Dieu de miséricorde, étaient ou n'étaient pas déchus de leur sacerdoce, suivant qu'ils avaient prêté ou non un serment entre les mains de citoyens revêtus d'écharpes tricolores. Ils disaient qu'ils servaient Dieu d'abord et non la révolution; ils demandaient simplement qu'on les laissât continuer en paix leur pieuse mission, et qu'on ne les chassât pas des cures qu'ils administraient depuis si longtemps. Mais l'Assemblée législative voyait en eux des agents provocateurs, et, les poursuivant sans relâche, augmentait encore leur influence. Mis en révolte ouverte contre la loi, ils agirent contre elle, et se firent un honneur et un devoir de ne pas céder. Non contents de blâmer ce qu'ils nommaient l'apostasie des prêtres assermentés, ils excitaient les fidèles à chasser ces derniers de leur paroisse, et à les traiter comme des profanateurs et des impies.
Presque toutes les communes avaient repoussé par la force les curés que l'on voulait leur imposer. Dans celles où on les souffrait, l'église était déserte. Les enfants mêmes se sauvaient en désignant le nouveau prêtre sous le nom de «jureur.»
Quant aux curés réfractaires, la persécution leur avait donné une sainteté véritable. Chaque paroisse cachait au moins un de ces proscrits. La nuit on leur conduisait, de plusieurs lieues, les enfants nouveau-nés et les malades, pour baptiser les uns et bénir les autres. Tout mariage qui n'eût pas été consacré par eux eût été réputé impur et presque nul. Ne pouvant pas officier de jour dans les églises qui leur étaient fermées, ils improvisaient des autels dans les bruyères, sur quelque pierre druidique, au fond des bois, sur des souches amoncelées, au bord des grèves, sur des rochers laissés à sec par la marée basse. Des enfants de choeur, allant de ferme en ferme, frappaient au petit volet extérieur, et disaient à voix basse:
—Tel jour, telle heure, dans telle bruyère, sur tel autel.
Et le lendemain la population se trouvait au lieu et au moment indiqués pour assistera la célébration de l'office divin. Ces offices avaient toujours lieu la nuit. Souvent les sermons succédant à la messe faisaient germer dans les esprits de sourdes colères, et préparaient peu à peu à la guerre qui devait bientôt éclater.
Les ministres de la paix prêchaient la bataille, et ils étaient prêts à bénir les armes de l'insurrection. Des proclamations étaient presque toujours distribuées à la fin de chaque sermon, proclamations écrites dans un style politico-religieux, et propre à frapper l'imagination de ceux qui les lisaient.
De même que plus tard les Espagnols devaient apprendre de la bouche de leurs moines un catéchisme composé contre les Français, de même les paysans bretons et vendéens recevaient des mains de leurs recteurs des actes religieux dans le genre de ceux-ci.
ACTE DE FOI.
Je crois fermement que l'Église,
Quoi que la nation en dise,
Du Saint-Père relèvera
Tant que le monde durera;
Que les évêques qu'elle nomme,
N'étant point reconnus de Rome,
Sont des intrus, des apostats,
Et les curés des scélérats,
Qui devraient craindre davantage
Un Dieu que leur serment outrage.
ACTE D'ESPÉRANCE.
J'espère, avant que ce soit peu,
Les apostats verront beau jeu,
Que nous reverrons dans nos chaires
Nos vrais pasteurs, nos vrais vicaires;
Que les intrus disparaîtront;
Que la divine Providence,
Qui veille toujours sur la France,
En dépit de la nation,
Nous rendra la religion.
ACTE DE CHARITÉ.
J'aime, avec un amour de frère,
Les rois d'Espagne et d'Angleterre,
Et les émigrés réunis,
Qui rendront la paix au pays;
J'aime les juges qui sans fautes
Condamneront les patriotes,
Le fer chaud qui les marquera,
Et le bourreau qui les pendra.
Lassés par ces résistances, la plus grande partie des administrateurs essayèrent d'user de rigueur et de réprimer par la force. D'autres fermèrent bénévolement les yeux. Indulgence et sévérité demeurèrent impuissantes.
Jusqu'alors le département du Finistère, et surtout les côtes méridionales, avaient été à l'abri de ces calamités. Les recteurs réfractaires ou constitutionnels vivaient en paix dans leurs paroisses. Malheureusement cette tranquillité ne pouvait être de longue durée. Ainsi que le chevalier de Tessy l'avait dit à Carfor, l'administration du département, agissant d'après des ordres supérieurs, avait rendu un arrêté contre les prêtres non assermentés, et cet arrêté allait recevoir le jour même à Fouesnan son application rigoureuse.
Vers sept heures du soir, et au moment où le soleil semblait prêt à s'enfoncer dans l'Océan, une douzaine de cavaliers portant l'uniforme de la gendarmerie, commandés par un brigadier, arrivèrent au grand trot par la route de Quimper, se dirigeant vers Fouesnan. En entendant le piétinement des chevaux, les paysans sortaient curieusement de leurs demeures et s'avançaient sur le pas de leur porte.
C'était encore un spectacle nouveau pour eux, dans cette partie de la Cornouaille, que de voir passer un détachement de soldats bleus. Les enfants criaient en courant pour suivre les gendarmes, chacun croyait à une ronde venant au secours de quelque poste de douane. Personne ne devinait le véritable but de la cavalcade. Arrivés sur la place du village, le brigadier et six de ses hommes mirent pied à terre, tandis que les autres gardaient les chevaux.
Les gendarmes s'avancèrent vers le presbytère. Par un singulier hasard, le vieux recteur sortait précisément de l'église, et s'apprêtait à regagner son humble demeure. Son costume l'indiquait trop clairement au brigadier pour qu'il pût y avoir l'ombre d'une hésitation dans son esprit. Le gendarme marcha donc tout droit au prêtre.
En voyant les soldats s'arrêter sur la place au lieu de continuer leur route, les paysans étaient successivement sortis de leurs maisons et s'étaient rapprochés. Ils formaient un cercle autour des gendarmes. L'un d'eux, qui connaissait le brigadier, s'approcha de lui.
—Bonjour, monsieur Christophe, lui dit-il.
—Bonjour, l'ancien, répondit le brigadier qui parlait assez bien le bas-breton.
—Qu'est-ce qui vous amène donc ici?
—Une réquisition de corbeaux.
—Qu'est-ce que ça veut dire?
—Je te l'expliquerai une autre fois, mon gars. Pour le présent, ôte-toi un peu de mon passage; j'aperçois là-bas l'oiseau que je veux dénicher...
Et le brigadier, écartant brutalement le paysan, passa outre en se dirigeant vers le prêtre. Celui-ci, devinant sans doute que c'était à lui que le sous-officier en voulait, attendait paisiblement sous le porche de l'église. Quand le gendarme fut en face du vieux recteur:
—Le curé de Fouesnan? demanda-t-il.
—C'est moi, répondit le prêtre.
—Ça marche tout seul, murmura le brigadier avec un sourire.
—Que me voulez-vous, mon ami?
—Vous demander d'abord, comme la loi l'exige, si vous avez prêté serment à la constitution?
—Un pauvre ministre du Seigneur ne s'occupe pas de politique. Il prêche la paix, voilà tout.
—Connu! les grandes phrases et autres frimes pour ne pas répondre; mais je représente la nation, moi, et la nation n'a pas le temps d'écouter les sermons. Répondez catégoriquement.
Un murmure d'indignation accueillit ces paroles.
—Silence dans les rangs! commanda le brigadier. A moins qu'il n'y en ait parmi vous qui aient envie que je leur lie les pouces et que je les emmène avec moi.
Les paysans se regardèrent, mais personne ne répondit.
—Voyons, continua le gendarme en s'adressant au recteur; répondez, l'ancien!
—Que me voulez-vous? C'est la seconde fois que je vous le demande.
—Avez-vous, oui ou non, prêté serment à la constitution, ainsi que l'ordonne la loi?
—Non, répondit le prêtre.
—Vous avouez donc que vous êtes réfractaire?
—J'avoue que je ne m'occupe que de mes enfants.
Et le recteur désignait du geste les paysans.
—Alors, reprit le brigadier, faites vos paquets, mon vieux, et en route.
—Vous m'emmenez?
—Parbleu!
—Et où allez-vous me conduire, mon Dieu?
—A Quimper.
—En prison peut-être?
—C'est possible; mais ce n'est pas mon affaire, vous vous arrangerez avec les membres de la commune.
—Mon Dieu! mon Dieu! qu'ai-je donc fait?
—Vous êtes insermenté.
—Monsieur le brigadier...
—Allons! pas tant de manières, et filons! interrompit le soldat en portant la main sur le collet de la soutane du prêtre.
Le vieillard se dégagea avec un geste plein de dignité. Mais les murmures des paysans se changeaient en vociférations, et déjà les gars les plus solides et les plus hardis s'étaient jetés entre le prêtre et les gendarmes. Au plus fort du tumulte, le vieil Yvon accourut, son pen-bas à la main. Il se précipita vers son ami le recteur, et s'adressant aux paysans:
—Mes gars! s'écria-t-il, on a tué notre marquis, on veut emprisonner notre recteur. Le souffrirez-vous?
—Non! non! répondirent les paysans en formant autour des gendarmes un cercle plus étroit.
—La Rose! commanda le brigadier à un trompette, sonne un appel!...
Le trompette obéit. Le brigadier, alors, tira de sa ceinture l'arrêté du département, le lut à haute et intelligible voix. Après cette lecture, il y eut un moment d'hésitation parmi la foule. Le brigadier voulut en profiter. Saisissant une seconde fois le vieillard, il fit un effort pour l'entraîner, mais les paysans se précipitèrent de nouveau et le recteur fut dégagé. Jusqu'alors là résistance se bornait à une simple opposition passive. Cependant cette opposition était tellement évidente, que le brigadier frappa la terre de la crosse de sa carabine avec une sourde colère.
Il y avait là douze soldats en présence de près de cinquante paysan. Le gendarme comprenait qu'en dépit des carabines, des pistolets et des sabres, la partie ne serait pas égale.
—A cheval! commanda-t-il à ses hommes.
La foule, croyant qu'il allait donner l'ordre du départ sans exécuter son mandat, lui livra passage. Mais se retournant vers le recteur:
—Au nom de la nation, du roi et de la loi, je vous ordonne de me suivre! dit-il.
—Non! non! hurlèrent les paysans.
—Attention, alors! fit le brigadier en s'adressant à ses soldats.
—Mes enfants! mes enfants! disait le prêtre en s'efforçant d'apaiser le tumulte.
Mais sa voix, ordinairement écoutée, se perdait au milieu du bruit. Puis les enfants se glissaient silencieusement dans la foule et apportaient à leurs pères les pen-bas que leur envoyaient les femmes.
—Sabre en main! ordonna le brigadier.
Les sabres jaillirent hors du fourreau, Les paysans se reculèrent. Le moment était décisif. Tout à coup un bruit de galop de chevaux retentit, et une nouvelle troupe de soldats, plus nombreuse que la première, déboucha sur la place. Le brigadier poussa un cri de joie.
—Gendarmes! ordonna-t-il en s'élançant, sabrez-moi cette canaille!
—A bas les gendarmes! à bas les bleus! répondirent les paysans. Vive le recteur! à bas la constitution!
—Ah! vous faites les rebelles, mes petits Bretons! s'écria la voix du sous-lieutenant commandant le nouveau détachement. Attention, vous autres! Placez les prisonniers dans les rangs.
Les gendarmes occupaient le centre de la place. Les paysans, refoulés, en obstruaient les issues. Une collision était imminente. Les femmes pleuraient, les enfants criaient, les soldats juraient, et les paysans, calmes et froids, les uns armés de faulx, les autres de fusils, les autres du fourches et du pen-bas, attendaient de pied ferme la charge des cavaliers. Le vieux recteur, dont les gendarmes n'avaient pu s'emparer, était agenouillé sous le porche de l'église et implorait la miséricorde divine.
XXI
LES DEUX RIVAUX.
En voyant les gendarmes serrer leurs rangs et se mettre en bataille, le vieil Yvon s'était précipité vers sa demeure.
—Yvonne! cria-t-il.
—Mon père? répondit la jeune fille toute tremblante.
—Où est Jahoua?
—A Penmarkh, père, vous le savez bien.
—Est-ce qu'il ne va pas revenir?
—Si, père, je l'attends.
Pendant ces mots échangés rapidement, le vieillard avait décroché un fusil pendu au-dessus de la cheminée.
—Écoute, dit-il à sa fille. Tu vas sortir par le verger.
—Oui, père.
—Tu prendras la traverse par les genêts.
—Oui, père.
—Tu gagneras la route de Penmarckh, tu iras au-devant de Jahoua, et tu lui diras de hâter sa venue...
—Oui, père.
—Nous n'avons pas trop de gars ici...
—Oh! mon Dieu! s'écria Yvonne, on va donc se battre?
—Tu le vois.
—Oh! mon père, prenez garde...
—Silence, enfant; songe à mes ordres et obéis.
—Oui, père, répondit la jeune fille en présentant son front au vieillard. Celui-ci embrassa tendrement Yvonne, la poussa vers le verger, et la suivant de l'oeil;
—Au moins, murmura-t-il, elle sera à l'abri de tout danger!
Et Yvon, s'élançant au dehors, rejoignit ses amis. En ce moment, l'officier qui avait pris le commandement renouvelait l'ordre d'exécuter la loi. Les paysans, faisant bonne contenance, répondaient aux menaces par des huées.
Une demi-heure avant que les gendarmes ne pénétrassent dans le village de Fouesnan, Jahoua, le fiancé de la jolie Yvonne, suivait en trottant sur son bidet ce chemin des Pierres-Noires, dans lequel il avait couru jadis un si grand danger. L'amoureux fermier, tout entier aux rêves enchanteurs que faisait naître dans son esprit la pensée de son prochain mariage, chantonnait gaiement un noël, laissant marcher son cheval à sa fantaisie.
Ce cheval était le même qui avait eu l'honneur de recevoir Yvonne sur sa croupe rebondie, lors du retour des promis de leur voyage à l'île de Groix. L'imagination emportée dans les suaves régions du bonheur, Jahoua se voyait, dans l'avenir, entouré d'une nombreuse progéniture, criant, pleurant et dansant dans la salle basse de la ferme. De temps en temps il portait la main à la poche de sa veste, en tirait un petit paquet sous forme de boîte, l'ouvrait et s'extasiait. Cette petite boite renfermait une magnifique paire de boucles d'oreilles qu'un pêcheur, commissionné par le fermier à cet effet, avait rapportée ce jour même de Brest. Jahoua souriait en pensant à la joie qu'allait éprouver sa coquette fiancée. Alors il activait l'allure du bidet. Déjà l'extrémité du clocher de Fouesnan lui apparaissait au-dessus des bruyères. Encore une demi-heure de route et il serait arrivé. C'était précisément à ce moment que les gendarmes opéraient leur entrée dans le village.
Et apercevant le clocher du village, Jahoua précipita l'allure de son cheval; mais il n'avait pas fait cent pas en avant qu'un homme, écartant brusquement les ajoncs, se dressa devant lui, à un endroit où la route faisait coude.
Cet homme, à la figure pâle, aux yeux égarés, était Keinec.
Jahoua n'avait d'autre arme que son pen-bas Keinec tenait à la main sa carabine. Les deux hommes demeurèrent un moment immobiles, les regards fixés l'un sur l'autre.
Jahoua était brave. En voyant son rival, il devina sur-le-champ qu'une scène tragique allait avoir lieu. Néanmoins son visage n'exprima pas la moindre crainte, et, lorsqu'il parla, sa voix était calme et sonore.
—Que me veux-tu, Keinec? demanda-t-il
—Tu le sais bien, Jahoua: ne t'es-tu pas demandé quelquefois si tu devais redouter ma vengeance?
—Pourquoi la redouterais-je? Qu'as-tu à me reprocher pour me parler ainsi de vengeance?
—Tu oses le demander, Jahoua! Faut-il donc te rappeler les serments d'Yvonne et sa trahison?
—Écoute, Keinec, répondit le fermier, moi aussi, depuis longtemps, je désirais trouver une occasion de te parler sans témoins.
—Toi? fit le marin avec étonnement.
—Moi-même, car une explication est nécessaire entre nous, et le bonheur et la tranquillité d'Yvonne en dépendent. Keinec, tu me reproches de t'avoir enlevé l'amour de celle que tu aimes. Keinec, tu reproches à Yvonne d'avoir trahi ses serments. Tu nous menaces tous deux de ta vengeance, et si tu n'as pas fait jusqu'à présent un malheur, c'est que la volonté de Dieu s'y est opposée! Est-ce vrai?
—Cela est vrai, répondit Keinec.
—Réfléchis, mon gars, avant de songer à commettre un crime. Que t'ai-je fait, moi? Je ne te connaissais pas. Tu passais pour mort dans le pays. Je vis Yvonne et je l'aimai. Est-ce que j'agissais contre toi, dont j'ignorais l'existence? De son côté, Yvonne t'avait longtemps pleuré! Yvonne te croyait à jamais perdu!... Voulais-tu que, jeune et jolie comme elle l'est, elle se condamnât à vivre dans une éternelle solitude?...
—Jahoua, interrompit Keinec avec violence, je ne suis pas venu pour écouter ici des explications quelles qu'elles soient!...
—Pourquoi es-tu venu alors?
—Pour te tuer!
—Je suis sans armes, Keinec; veux-tu m'assassiner?
—N'as-tu pas assassiné mon bonheur?
—Tuer un homme qui ne peut se défendre, c'est l'acte d'un lâche!
—Eh bien! je serai lâche! que m'importe.
Et Keinec, saisissant sa carabine, l'arma rapidement. Jahoua pâlit, mais il ne bougea point.
—Écoute, dit Keinec, dont le visage décomposé était plus livide et plus effrayant que celui du fermier; écoute, je ne veux pas tuer l'âme en même temps que le corps. Je t'accorde cinq minutes pour faire ta prière...
—Je refuse! répondit Jahoua.
—Tu ne veux pas te mettre en paix avec Dieu?
—Dieu nous voit tous deux, Keinec; Dieu lit dans nos coeurs; Dieu nous jugera.
—Voyons; jures-tu de renoncer à Yvonne?
—Jamais!
—Alors, malheur à toi, Jahoua! Tu viens de prononcer ton arrêt! Tu es décidé à mourir? Eh bien! meurs sans prières!... meurs comme un chien!
Et, relevant sa carabine avec impétuosité, il l'épaula, appuya son doigt sur la détente et fit feu. L'amorce brûla seule. Keinec poussa un cri de rage. Jahoua respira fortement.
—Invulnérable! invulnérable! s'écria le jeune marin; Carfor l'avait bien dit!
—Keinec, fit Jahoua avec calme, à ton tour tu es désarmé!
—Eh bien! répondit Keinec en relevant la tête.
—Tu es désarmé, Keinec, et moi j'ai mon pen-bas!
En disant ces mots, Jahoua franchit d'un seul bond le talus de la route, et se tint debout à trois pas de Keinec. Ce dernier saisit sa carabine par le canon, et la fit tournoyer comme une massue. Les deux hommes se regardèrent face à face, et demeurèrent pendant quelques secondes dans une menaçante immobilité. On devinait qu'entre eux la lutte serait terrible, car ils étaient tous deux de même âge et de même force.
Ils demeurèrent là, les yeux fixés sur les yeux, presque pied contre pied, la tête haute, les bras prêts à frapper. Ils allaient s'élancer. Tout à coup un bruit de fusillade retentit derrière eux dans le lointain.
—C'est à Fouesnan qu'on se bat, s'écria Jahoua.
—Qu'est-ce donc? fit Keinec à son tour.
—Yvonne est peut-être en danger!
—Eh bien! si cela est, si, comme tu le dis, un danger menace Yvonne, c'est moi seul qui la sauverai, Jahoua!
Et Keinec, s'élançant sur son ennemi, le saisit à la gorge. D'un commun accord ils avaient abandonné, l'un son pen-bas, l'autre sa carabine. Ils voulaient sentir leurs ongles s'enfoncer dans les chairs palpitantes! Ils restèrent ainsi immobiles de nouveau, essayant mutuellement de s'enlever de terre. Les veines de leurs bras se gonflaient et semblaient des cordes tendues. Leurs yeux injectés de sang lançaient des éclairs fauves. L'égalité de puissance musculaire de chacun d'eux annihilait pour ainsi dire leurs forces.
Jahoua avait franchi l'espace qui le séparait de Keinec, ainsi que nous l'avons dit. Ils luttaient donc tous deux sur le talus coupé à pic de la chaussée. Insensiblement ils se rapprochaient du bord. Enfin Jahoua, dans un effort suprême pour renverser son adversaire, sentit son pied glisser sur la crête du talus. Il enlaça plus fortement Keinec, et tous deux, sans pousser un cri, sans cesser de s'étreindre, roulèrent d'une hauteur de sept ou huit pieds sur les cailloux du chemin.
La violence de la chute les contraignit à se disjoindre. Chacun d'eux se releva en même temps. Silencieux toujours, ils recommencèrent la lutte avec plus d'acharnement encore. Il était évident que l'un de ces deux hommes devait mourir. Déjà Jahoua faiblissait. Keinec, qui avait mieux ménagé ses forces, roidissait ses bras, et ployait lentement en arrière le corps du fermier.
Le sang coulait des deux côtés. Un râle sourd s'échappait de la poitrine des adversaires entrelacés. Enfin Jahoua fit un effort désespéré. Rassemblant ses forces suprêmes, il étreignit son ennemi. Keinec, ébranlé par la secousse, fit un pas en arrière. Dans ce mouvement, son pied posa à faux sur le bord d'une ornière profonde. Il chancela. Jahoua redoubla d'efforts, et tous deux roulèrent pour la seconde fois sur la chaussée, Keinec renversé sous son adversaire.
Profitant habilement de l'avantage de sa position, le fermier s'efforça de contenir les mouvements de Keinec et de l'étreindre à la gorge pour l'étrangler. Déjà ses doigts crispés meurtrissaient le cou du marin. Keinec poussa un cri rauque, roidit son corps, saisit le fermier par les hanches, et, avec la force et la violence d'une catapulte, il le lança de côté. Se relevant alors, il bondit à son tour sur son ennemi terrassé.
Encore quelques minutes peut-être, et de ces deux hommes il ne resterait plus qu'un vivant. En ce moment, le galop d'un cheval lancé à fond de train retentit sur les pierres de la route dans la direction du village. Ce galop se rapprochait rapidement de l'endroit où luttaient les deux rivaux. Jahoua et Keinec n'y prêtèrent pas la moindre attention, non plus qu'à la fusillade qui retentissait sans relâche. Liés l'un à l'autre, tous deux n'avaient qu'une volonté, qu'une pensée, qu'un sentiment: celui de se tuer mutuellement. La lutte était trop violente pour pouvoir être longue encore.
XXII
YVONNE.
Tandis que les gendarmes procédaient à l'arrestation du recteur de Fouesnan, Yvonne, sur l'ordre de son père, avait pris en toute hâte la route de Penmarckh pour aller au-devant de son fiancé, et presser son arrivée au village. Dans cette circonstance solennelle, le vieil Yvon voulait que son futur gendre fît cause commune avec les gars du pays. Yvonne traversa donc rapidement le verger et s'élança dans les genêts pour couper au plus court. La jeune fille marchait rapidement.
Les gendarmes étaient arrivés vers la chute du jour. C'était donc à cette heure indécise, où la lumière mourante lutte faiblement avec l'obscurité, que se passaient les événements.
La jolie Bretonne, vive et légère comme l'hirondelle, rasait la terre de son pied rapide. Déjà elle atteignait le rebord de la route, lorsqu'une exclamation poussée près d'elle l'arrêta brusquement dans sa course. Avant qu'elle eût le temps de reconnaître le côté d'où partait ce bruit inattendu, deux bras vigoureux la saisirent par la taille, l'enlevèrent de terre et la renversèrent sur le sol. Yvonne voulut se débattre, et sa bouche essaya un cri. Mais un mouchoir noué rapidement sur ses lèvres étouffa sa voix, et ses mains, attachées par un noeud coulant préparé d'avance, ne purent lui venir en aide pour la résistance. Trois hommes l'entouraient. Sans prononcer un seul mot, l'un de ces hommes prit la jeune fille dans ses bras et courut vers la route. Avant de descendre le talus, il regarda attentivement autour de lui. Assuré qu'il n'y avait personne qui pût gêner ses projets, il s'élança sur la chaussée.
Un vigoureux bidet d'allure était attaché aux branches d'un chêne voisin. L'inconnu déposa Yvonne sur le cou du cheval et sauta lui-même en selle. Ses deux compagnon s'avancèrent alors. Le cavalier prit une bourse dans sa poche et la jeta à leurs pieds. Puis, soutenant Yvonne de son bras droit, et rendant de l'autre la main à sa monture, il partit au galop dans la direction de Penmarckh.
La nuit descendait rapidement. Du côté de Fouesnan, la fusillade augmentait d'intensité. A peine le cheval emportant Yvonne et son ravisseur avait-il fait deux cents pas, que ce dernier aperçut deux ombres se mouvant sur la route d'une façon bizarre.
—Que diable est cela? murmura-t-il en ralentissant un peu le galop de sa monture.
Il essaya de percer les ténèbres en fixant son regard sur le chemin; mais il ne distingua pas autre chose qu'une forme étrange et double roulant sur la chaussée. Un moment il parut vouloir retourner en arrière. Mais le bruit de la fusillade, arrivant plus vif et plus pressé, lui fit abandonner ce dessein.
—En avant! murmura-t-il en piquant son cheval et en armant un pistolet qu'il tira de l'une des fontes de sa selle.
La pauvre Yvonne s'était évanouie. Le cheval avançait avec la rapidité de la foudre. Déjà les ombres n'étaient qu'à quelques pas, et l'on pouvait distinguer deux hommes luttant l'un contre l'autre avec l'énergie du désespoir. Le cavalier rassembla son cheval et s'apprêta à franchir l'obstacle. Le cheval, enlevé par une main savante, s'élança, bondit et passa. La violence du soubresaut fit revenir Yvonne à elle-même. Elle ouvrit les yeux. Ses regards s'arrêtèrent sur le visage de son ravisseur. Alors, d'un geste rapide et désespéré, elle brisa les liens qui retenaient ses mains captives; elle écarta le mouchoir qui lui couvrait la bouche, et elle poussa un cri d'appel.
—Malédiction! s'écria le cavalier en lui comprimant les lèvres avec la paume de sa main, et il précipita de nouveau la course de son cheval.
Cependant au cri suprême poussé par Yvonne, les deux combattants s'étaient arrêtés en frissonnant. D'un seul bond ils furent debout.
—As-tu entendu? demanda Keinec.
—Oui, répondit Jahoua.
En ce moment la fusillade retentit avec un redoublement d'énergie. Les deux hommes se regardèrent: ils ne pensaient plus à s'entre-tuer. Tous deux aimaient trop Yvonne pour ne pas sacrifier leur haine à leur amour. Dans l'apparition fantastique de ce cheval emportant deux corps enlacés, dans ce cri de terreur, dans cet appel gémissant poussé presque au-dessus de leurs têtes, ils avaient cru reconnaître la forme gracieuse et la voix altérée d'Yvonne. Puis, voici que la fusillade qui retentissait du côté de Fouesnan venait donner un autre cours à leurs pensées.
—On se bat au village! murmurèrent-ils ensemble.
Et, de nouveau, ils demeurèrent indécis. Mais ces indécisions successives durèrent à peine une seconde. Keinec prit sur-le-champ un parti.
—Jahoua, dit-il, tu es brave; jure-moi de te trouver demain, au point du jour, à cette même place..
—Je te le jure!
—Maintenant, un cri vient de retentir et une ombre a passé sur nos têtes. J'ai cru reconnaître Yvonne.
—Moi aussi.
—Si cela est, elle est en péril...
—Oui.
—Sauvons-la d'abord; nous nous battrons ensuite.
—Tu as raison, Keinec; courons!
—Attends! On se bat à Fouesnan.
—Je le crois.
—Peut-être avons-nous été le jouet d'une illusion tout à l'heure.
—C'est possible.
—Cours donc à Fouesnan, toi, Jahoua.
—Et toi?
—Je me mets à la poursuite de ce cheval maudit!
—Non! non! je ne te quitte pas. Si on violente Yvonne, je veux la sauver...
—Cependant si nous nous sommes trompés?
—Non; c'était Yvonne, te dis-je! j'en suis sûr!
—Je le crois aussi; il me semble l'avoir reconnue mais encore une fois, cependant, nous pouvons nous être trompés, et dans ce cas nous la laisserions donc à Fouesnan exposée au tumulte et au danger du combat qui s'y livre!
—Eh bien! dit Jahoua, va à Fouesnan, toi!
—Non! non!... Je poursuivrai ce cavalier.
Les deux jeunes gens se regardèrent encore avec des yeux brillants de courroux: leur volonté, qui se contredisait, allait peut-être ranimer la lutte. Jahoua se baissa et ramassa une poignée de petites pierres.
—Que le sort décide! s'écria-t-il. Pair ou non?
—Pair! répondit Keinec.
La main du fermier renfermait six petits cailloux. Le jeune marin poussa un cri de joie.
—Va donc à Fouesnan, dit-il; moi je vais couper le pays et gagner la mer. C'est là que le chemin aboutit.
Jahoua rejeta les pierres avec rage; puis, sans mot dire, il saisit son pen-bas. Keinec reprit sa carabine, et tous deux, dans une direction opposée, s'élancèrent rapidement.
Lorsque les gendarmes eurent, sur l'ordre de leur officier, placé les prisonniers au milieu d'eux, ils se préparèrent à forcer l'une des issues de la place. En conséquence, ils s'avancèrent le sabre en main, et au petit pas de leurs chevaux, jusqu'à la barrière vivante qui s'opposait à leur passage. Là, l'officier commanda: Halte!
Suivant les instructions qu'il avait reçues, il devait éviter, autant que possible, l'effusion du sang. Mais, avant tout, il avait mission d'arrêter les prêtres insermentés et de les ramener, coûte que coûte, dans les prisons de Quimper. Il improvisa donc une petite harangue arrangée pour la circonstance, et dans laquelle il s'efforçait de démontrer aux habitants de Fouesnan que, si la nation leur enlevait leur recteur, c'était pour le bien général. En 1791, on n'avait pas encore pris l'habitude de mettre:—la patrie en danger.—Les Bas-Bretons écoutèrent paisiblement cette harangue, pour deux motifs: Le premier, et c'est là un trait distinctif du caractère des fils de l'Armorique, c'est que, bonnes ou mauvaises, le paysan breton écoute toujours les raisons données par son interlocuteur; seulement, il prend pour les écouter un air de stupidité sauvage qui indique sa résolution de ne pas vouloir comprendre. Inutile de dire que ces raisons données ne changent exactement rien à sa résolution arrêtée. En second lieu, et peut-être eussions-nous dû commencer par là, le discours du lieutenant étant en français et les habitants de Fouesnan ne parlant guère que le dialecte breton, il était difficile, malgré tout le talent de l'orateur, qu'il parvînt à persuader son auditoire. Aussi les paysans, la harangue terminée, ne firent-ils pas mine de bouger de place et de livrer passage. Tout au contraire, les cris s'élevèrent plus violents encore.
—Notre recteur! notre recteur! hurla la foule.
Le lieutenant commença alors les sommations. Les paysans ne reculèrent pas.
—Chargez! commanda le gendarme exaspéré par cette froide résistance.
Les cavaliers s'élancèrent. Un long cri retentit dans la foule. Trois paysans venaient de tomber sous les sabres des gendarmes. Alors le combat commença. Les Bas-Bretons, exaspérés, attaquèrent à leur tour. Une mêlée épouvantable eut lieu sur la place. Quelques chevaux, atteints par le fer des faulx, roulèrent en entraînant leurs cavaliers. Les gendarmes se replièrent et firent feu de leurs carabines. Les paysans ripostèrent. Mal armés, mal dirigés ils ne maintenaient l'égalité de la lutte que par leur nombre; mais il était évident qu'à la fin les soldats devaient l'emporter.
Pendant près d'une heure chacun fit bravement son devoir. De chaque côté les morts et les blessés tombaient à tous moments. Au premier rang des combattants on distinguait le vieil Yvon. Ce fut à ce moment que Jahoua arriva. Le brave fermier se joignit à ses amis, et leur apporta le puissant concours de son bras robuste.
Cependant les soldats gagnaient du terrain. Ils étaient parvenus à s'emparer du recteur, et, se rangeant en colonne serrée, ils se préparaient à faire une trouée pour quitter le village. Les paysans reculaient quand une troupe d'hommes, arrivant au pas de course par la route du château, vint tout à coup changer la face du combat.
Cette troupe, composée d'une trentaine de gars armés de carabines, de piques et de haches, s'élança au secours des paysans. C'étaient les marins du Jean-Louis, commandés par Marcof. Le patron du lougre était magnifique à voir. Brandissant d'une main une courte hache, tenant de l'autre un pistolet, il bondissait comme un jaguar. Ses yeux lançaient des éclairs, ses narines dilatées respiraient avec joie l'odeur du sang et l'odeur de la poudre. En arrivant en face des gendarmes, il poussa un rugissement de joie farouche.
—Arrière, vous autres, cria-t-il aux paysans en les écartant de la main. Et se retournant vers sa troupe: A moi, les gars! En avant et feu partout! Tue! tue!
—Mort aux bandits! hurla l'officier de gendarmerie. Vive la nation!
—Vive le roi! A bas la constitution! répondit Marcof en fendant la tête du sous-lieutenant qui roula en bas de son cheval.
Alors, entre ces hommes également aguerris aux combats, ce fut une boucherie épouvantable. Au milieu de la mêlée la plus sanglante, et au moment où Marcof, pressé, entouré par cinq gendarmes, se défendait comme un lion, mais ne parvenait pas toujours à parer les coups qui lui étaient portés, un nouvel arrivant s'élança vers lui, et abattit d'un coup de carabine d'abord, et d'un coup de crosse ensuite, deux de ceux qui menaçaient le plus l'intrépide marin.
—Keinec! s'écria Marcof en se détournant. Merci, mon gars.
Le combat continua. Bientôt les gendarmes se comptèrent de l'oeil. Ils n'étaient plus que sept ou huit privés d'officier. Ils firent signe qu'ils se rendaient. Marcof arrêta le feu et s'avança vers eux.
—Vous avez fait bravement votre devoir, leur dit-il; vous êtes de bons soldats; partez vite; regagnez Quimper; car je ne répondrais pas de vous ici.
Les soldats remirent le sabre au fourreau, et s'élancèrent poursuivis par les rires et les huées. Alors les paysans entourèrent leur vieux recteur, et, l'enlevant dans leurs bras, le portèrent en triomphe jusque sur le seuil de l'église. Le vieillard épouvanté de ce qui venait d'avoir lieu, versait des larmes de douleur. Enfin, il étendit les mains vers la foule, et, désignant les blessés et les morts:
—Songez à eux avant tout! dit-il. Transportez au presbytère ceux qui n'ont pas d'asile.
Une heure après, le village, naguère si calme, offrait encore tous les aspects de l'agitation la plus vive. Marcof, dans la crainte d'un retour de nouveaux soldats, avait placé des vedettes sur les hauteurs. Les hommes étaient réunis dans la maison d'Yvon. Le vieux pêcheur, au milieu de la chaleur du combat, et pendant les premiers instants consacrés aux blessés et aux morts, n'avait pu constater l'absence de sa fille. En rentrant chez lui il aperçut Jahoua qui, tout ensanglanté par sa double lutte de la soirée, accourait vers lui.
—Où est Yvonne? demanda vivement le fermier.
—Yvonne! répéta le vieillard.
—Oui.
—Mais tu dois le savoir.
—Comment le saurai-je?
—Elle est allée au-devant de toi.
—Quand donc?
—Au commencement du combat.
—Alors elle était sur le chemin des Pierres-Noires?
—Oui.
—Et elle n'est pas revenue?
—Non! répondit Yvon frappé de terreur par le bouleversement subit des traits du jeune homme.
—Elle n'est pas revenue! répéta ce dernier.
—Mais tu ne l'as donc pas ramenée avec toi?
—Je ne l'ai même pas rencontrée!...
—Mon Dieu! qu'est-elle donc devenue depuis deux heures?
Les paysans qui entraient successivement dans la maison d'Yvon avaient entendu ce dialogue.
—Mais, fit observer l'un d'eux, peut-être qu'Yvonne aura eu peur et qu'elle se sera cachée.
—C'est possible, répondit le vieillard. Tiens, Jahoua, cherchons dans la maison, et vous autres, mes gars, cherchez dans le village.
Plusieurs paysans sortirent.
—Ah! murmura Jahoua, c'était bien elle que j'avais vue, et Keinec aussi l'avait bien reconnue!
XXIII
DEUX COEURS POUR UN AMOUR.
Comme on le pense, les recherches furent vaines. Marcof revint avec les paysans, et là, devant tous, Jahoua raconta sa rencontre avec Keinec, la lutte qui s'en était suivie, et l'apparition étrange qui les avait séparés. Il termina en ajoutant que Keinec s'était mis à la poursuite du cavalier qui, selon toute probabilité, enlevait Yvonne.
—Mais Keinec est ici, interrompit Marcof.
—Il est revenu? s'écria Jahoua.
—Me voici! répondit la voix du marin.
Et Keinec s'avança au milieu du cercle.
—Ma fille? mon Yvonne? demanda le vieillard avec désespoir.
—Je n'ai pu retrouver sa trace! répondit Keinec d'une voix sombre.
—N'importe; raconte vite ce qui est arrivé, ce que tu as fait au moins! dit vivement Marcof.
—C'est bien simple: comme la route des Pierres-Noires n'aboutit qu'à Penmarckh, je me suis élancé sur les falaises pour couper au plus court. J'entendais de loin le galop précipité du cheval. Arrivé au village, j'écoutai pour tâcher de deviner la direction prise, mais je n'entendis plus rien. Alors l'idée me vint que l'on pouvait avoir gagné la mer. Je me laissai glisser sur les pentes et je touchai promptement la plage. Elle était déserte. J'écoutai de nouveau. Rien! Cependant, en m'avançant sur les rochers, il me sembla voir au loin une barque glisser sur les vagues. Je courus à mon canot. L'amarre avait été coupée et la marée l'avait entraîné. Aucune autre embarcation n'était là. Aucune des chaloupes du Jean-Louis n'était à la mer. A bord, j'appris que Marcof et ses hommes étaient ici. Alors une sorte de folie étrange s'empara de moi. Je crus un moment que j'avais fait un mauvais rêve et que rien de ce que j'avais vu et entendu n'était vrai. Je me dis que personne n'avait intérêt à enlever Yvonne, et qu'elle devait être à Fouesnan. D'ailleurs, la fusillade que j'entendais m'attirait de ce côté. Convaincu que je retrouverais la jeune fille au village, je repris la route des falaises. Vous savez le reste.
Un profond silence suivit le récit de Keinec. Aucun des assistants ne pouvant deviner la vérité, se livrait intérieurement à mille conjectures. Marcof, surtout, réfléchissait profondément. Le vieil Yvon s'abandonnait sans réserve à toute sa douleur. Jahoua et Keinec s'étaient rapprochés du père d'Yvonne et s'efforçaient de le consoler. Leurs mains se touchaient presque, et telle était la force de leur passion, qu'ils ne songeaient plus au combat qu'ils s'étaient livré quelques heures auparavant, ni à celui qui devait avoir lieu le lendemain. Marcof se leva, et, frappant du poing sur la table:
—Nous la retrouverons, mes gars! s'écria-t-il.
Tous se rapprochèrent de lui.
—Que faut-il faire? demandèrent à la fois le fermier et le jeune marin.
—Cesser de vous haïr, d'abord, et m'aider loyalement tous deux.
Les deux hommes se regardèrent.
—Keinec, dit Jahoua après un court silence, nous aimons tous deux Yvonne, et nous étions prêts tout à l'heure à nous entretuer pour satisfaire notre amour et nous débarrasser mutuellement d'un rival. Aujourd'hui Yvonne est en danger; nous devons la sauver. Tu entends ce que dit Marcof. Quant à ce qui me concerne, je jure, jusqu'au moment où nous aurons rendu Yvonne à son père, de ne plus avoir de haine pour toi, et d'être même un allié sincère et loyal. Le veux-tu?
—J'accepte! répondit Keinec; plus tard, nous verrons.
—Touchez-vous la main! ordonna Marcof.
Les deux jeunes gens firent un effort visible. Néanmoins ils obéirent.
—Bien, mes gars! s'écria Yvon avec attendrissement, bien! Vous êtes braves et vigoureux tous deux; aidez Marcof, et Dieu récompensera vos efforts!
Au moment où les paysans entouraient les deux rivaux devenus alliés, le tailleur de Fouesnan se précipita dans la chambre. La physionomie du bossu reflétait tant de sensations diverses, que tous les yeux se fixèrent sur lui. Il était accouru droit à Yvon.
—Votre fille!... balbutia-t-il comme quelqu'un qui cherche à reprendre haleine, votre fille, père Yvon?
—Sais-tu donc quelque chose sur elle? demanda vivement Marcof.
Le tailleur fit signe que oui.
—Parle! parle vite! s'écrièrent les paysans.
—On l'a enlevée ce soir dans le chemin des Pierres-Noires!
—Comment sais-tu cela?
—J'ai vu celui qui l'enlevait.
—Son nom? s'écria Keinec en se levant avec violence.
—Je l'ignore; mais vous vous rappelez les deux inconnus dont je vous ai parlé, et que j'avais vu rôder autour du château?
—Oui, oui, firent les paysans.
—Eh bien! celui qui emportait Yvonne sur son cheval, est l'un de ces hommes.
—Tu en es sûr? dit Marcof avec vivacité.
—Sans doute. Le jour de la mort de notre regretté seigneur, je les ai suivis tous les deux, et, caché dans les genêts d'abord, sur la corniche des falaises ensuite, j'ai entendu leur conversation presque tout entière. Ils parlaient d'enlèvement; mais je n'avais pas compris qu'il s'agissait de votre fille, père Yvon. Ce soir, en revenant de Penmarckh et au moment où je longeais la grève pour regagner la route, j'ai parfaitement reconnu le plus jeune des deux hommes dont je vous parlais. Il portait une femme dans ses bras. Comme j'étais dans l'ombre, il ne m'a pas vu, et avant que j'aie eu le temps de pousser un cri, il s'élançait dans une barque que montaient déjà deux autres hommes, et ils ont poussé au large... C'est alors que, la lune se levant, il m'a semblé reconnaître Yvonne. Je n'en étais pas certain néanmoins, lorsque leur conversation m'est revenue à la mémoire tout à coup, et j'ai pris ma course vers le village. En arrivant, les femmes m'ont appris qu'Yvonne avait disparu... Alors je n'ai plus douté.
—Et sur quel point de la côte semblaient-ils mettre le cap? demanda Yvon.
—Ils paraissaient vouloir prendre la haute mer, mais j'ai dans l'idée qu'ils s'orientaient vers la baie des Trépassés.
—Et moi j'en suis sûr! dit brusquement Marcof. Allons, mes gars, continua-t-il en s'adressant à Keinec et à Jahoua, en route et vivement. Je laisse ici mes hommes pour la garde du village, Bervic les commandera. Nous reviendrons probablement au point du jour. D'ici là, mes enfants, cachez le recteur, car vous pouvez être certains que les gendarmes reviendront.
Puis, prenant le tailleur à part, il l'entraîna au dehors.
—Tu as entendu toute la conversation de ces deux hommes? dit-il à voix basse.
—Oui.
—N'a-t-il donc été question que de cet enlèvement?...
—Oh non!
—Ils ont parlé du marquis, n'est-ce pas?
—Oui.
—Tu vas me raconter cela, et surtout n'omets rien.
Le tailleur raconta alors minutieusement la conversation qui avait eu lieu entre le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy. Seulement la brise de mer, en empêchant parfois le tailleur de saisir tout ce que se communiquaient les cavaliers, avait mis obstacle à ce qu'il comprît qu'il s'agissait d'Yvonne dans la question de l'enlèvement. Le nom de Carfor, revenu plusieurs fois dans la conversation l'avait singulièrement frappé. En entendant prononcer ce nom, Marcof tressaillit.
—Carfor mêlé à toute cette infernale intrigue! murmura-t-il; j'aurais dû le prévoir. C'est le mauvais génie du pays! Merci, continua-t-il en s'adressant au tailleur; viens demain à bord de mon lougre, et je te remettrai l'argent que le marquis de La Rouairie te fait passer pour tes services.
Un quart d'heure après, Marcof, Keinec et Jahoua suivaient silencieusement la route des falaises, se dirigeant vers la crique où était amarré le Jean-Louis. Deux hommes seulement veillaient à bord, mais ils faisaient bonne garde, car les arrivants ne les avaient pas encore pu distinguer, que le cri de «Qui vive!» retentit à leurs oreilles et qu'ils entendirent le bruit sec que fait la batterie d'un fusil que l'on arme. Marcof, au lieu de répondre, porta la main à sa bouche et imita le cri sauvage de la chouette. A ce signal, un second cri retentit à quelque distance.
—Qu'est-ce que cela? fit Marcof en s'arrêtant. Ce cri vient de terre et je n'y ai laissé personne.
Puis, faisant signe de la main à ses deux compagnons de demeurer à la même place, il s'avança avec précaution en suivant le pied des falaises. Au bout d'une centaine de pas, il recommença le même cri quoique plus faiblement. Aussitôt un homme sortit d'une crevasse naturelle du rocher et s'avança vers lui. Marcof le regarda fixement, puis, lui tendant la main:
—C'est toi, Jean Chouan? fit-il d'un air étonné. Que viens-tu faire en ce pays?
—J'étais prévenu depuis huit jours de l'arrêté que le département allait rendre, répondit le chef si connu des rebelles de l'Ouest, et je suis venu seul dans la Cornouaille pour savoir ce que les gars voudraient faire...
—Eh bien! tu as vu que, pour le premier jour, cela n'avait pas trop mal marché?
—Oui. Ceux de Fouesnan ont agi solidement, et tu les as bien secondés.
—Par malheur je n'ai qu'une cinquantaine d'hommes ici.
—Demain il en arrivera cinq cents dans les bruyères de Boennalie. La Rouairie sera avec eux.
—Très-bien.
—Tu sais que les gendarmes reviendront au point du jour et brûleront les fermes. Il faudrait faire prévenir les gars.
—Je m'en charge.
—Tu feras conduire le recteur dans les bruyères et tu y amèneras tes hommes.
—Cela sera fait.
—C'est tout ce que j'avais à te dire, Marcof.
—Adieu, Jean Chouan.
Et le futur général de l'insurrection, dont le nom était alors presque inconnu, disparut en remontant vers le village. Marcof revint à ses deux compagnons, et tous trois s'élancèrent à bord du lougre. Marcof leur donna des armes et des munitions, puis ils mirent un canot à la mer, et, s'embarquant tous trois, ils poussèrent vigoureusement au large.
—Sur quel point de la côte mettons-nous le cap? demanda Keinec en armant un aviron.
—Sur la baie des Trépassés, répondit Marcof.
—Nous allons à la grotte de Carfor?
—Oui.
—Dans quel but?
—Dans le but de forcer le sorcier à nous dire où on a conduit Yvonne, répondit Marcof; et, par l'âme de mon père, il le dira. J'en réponds!
Keinec et Jahoua, se courbant sur les avirons, nageaient avec force pendant que Marcof tenait la barre.
En reconnaissant le chevalier de Tessy pour l'homme qui enlevait Yvonne, le tailleur de Fouesnan ne s'était pas trompé. Ainsi que cela avait été convenu entre lui et Carfor, le chevalier, accompagné d'un domestique, sorte de Frontin qui avait dix fois mérité les galères, était venu se poster sur la route de Penmarckh. Carfor avait compté se glisser dans le village, et, sous un prétexte quelconque, isoler Yvonne, s'en faire suivre ou l'enlever. Il pénétrait par le verger dans la maison d'Yvon, lorsqu'il entendit le vieillard donner à sa fille l'ordre d'aller au-devant de Jahoua. Le hasard servait donc le berger beaucoup mieux qu'il n'aurait pu l'espérer. En conséquence, il se retira vivement et courut dans les genêts prévenir le chevalier. Tous trois se tinrent prêts, et, ainsi qu'on l'a vu, ils accomplirent leur audacieux projet sans éprouver la moindre résistance.
A peine le chevalier fut-il à cheval, que Carfor et le valet gagnèrent la grève par le sentier des falaises. Pour première précaution ils coupèrent les amarres du canot de Keinec, le seul qui se trouvât sur la côte. Puis ils allèrent à la crique et armèrent promptement une embarcation préparée d'avance. Cela fait, ils attendirent. Le chevalier ne tarda pas à arriver avec la jeune fille. Il sauta à terre. Le valet prit le cheval et le conduisit dans une grange dont la porte était ouverte. Ensuite ils s'embarquèrent. Carfor, assez bon pilote, dirigea l'embarcation, et ils franchirent les brisants. Yvonne s'était évanouie de nouveau, et cette circonstance, en empêchant la jeune fille de se débattre et de crier, facilitait singulièrement leur fuite. En moins d'une heure ils doublèrent la baie des Trépassés et mirent le cap sur l'île de Seint; mais, arrivés à la hauteur d'Audierne, ils coururent une bordée vers la côte. Le vent les poussait rapidement. Ils abordèrent dans une petite baie déserte. Le comte de Fougueray les y attendait avec des chevaux frais.
—Eh bien? demanda-t-il au chevalier en lui voyant mettre le pied sur la plage.
—J'ai réussi, Diégo, répondit celui-ci.
—Bravo! A cheval, alors!
—A cheval!
—Et la belle Bretonne?
—Elle est toujours évanouie.
—Viens! Hermosa a tout préparé pour la recevoir. Débarrasse-toi d'abord du berger.
—C'est juste.
Et le chevalier, emmenant Carfor à l'écart, lui remit une nouvelle bourse complétant la somme promise.
—Maintenant, lui dit-il, tu peux partir.
—Quand vous reverrai-je? demanda Carfor.
—Bientôt: mais il ne serait pas prudent que nous ayons une conférence avant quelques jours.
—Vous m'écrirez?
—Oui.
—La lettre toujours dans le tronc du grand chêne?
—Toujours.
—Bonne chance, alors, monsieur le chevalier.
—Merci.
Le chevalier et le comte se mirent en selle. Le chevalier prit Yvonne entre ses bras, et, suivis du valet, ils s'éloignèrent rapidement. Carfor les suivit des yeux un instant et se rembarqua. Il revint vers la baie des Trépassés...
La route qu'avaient prise le comte et le chevalier s'enfonçait dans l'intérieur des terres. Le chevalier pressait sa monture.
—Corbleu! fit le comte en l'arrêtant du geste. Pas si vite, Raphaël, et songe que le cheval porte double poids.
—J'ai hâte d'arriver, répondit le chevalier.
—Nous ne courons aucun danger, très-cher, et nous avons devant nous une des plus belles routes de la Bretagne.
—Je voudrais être à même de donner des soins à Yvonne. Voici près de trois heures qu'elle est sans connaissance, et cet évanouissement prolongé m'effraye.
—Bah! sans cette pâmoison venue si à propos, nous ne saurions qu'en faire.
—N'importe, hâtons-nous.
—Soit, galopons.
—Dis-moi, Diégo, reprit Raphaël après un moment de silence, tu es content de l'asile que tu as trouvé?
—Enchanté! Personne ne viendra nous chercher là.
—C'est un ancien couvent, je crois?
—Oui, très-cher. Les nonnes en ont été expulsées par ordre du département, et j'ai obtenu la permission de m'y installer à ma guise. Or, à dix lieues à la ronde, tout le monde croit le cloître inhabité.
—N'y a-t-il pas des souterrains?
—Oui; et de magnifiques.
—C'est là qu'il faudra nous installer.
—Sans doute; et j'ai donné des ordres en conséquence?
—Est-ce que tu as commis l'imprudence d'amener nos gens avec toi?
—Allons donc, Raphaël; pour qui me prends-tu? Emmener nos gens!... quelle folie! Hermosa est seule là-bas avec Henrique, et nous n'aurons avec nous que le fidèle Jasmin.
Et du geste le comte désignait le valet qui suivait.
—Très-bien, fit le chevalier.
—Jasmin! appela le comte.
—Monseigneur? répondit le laquais en s'avançant au galop.
—Prends les devants, et préviens madame la baronne de notre arrivée.
Jasmin obéit; et, piquant son cheval, il partit à fond de train.
—J'aperçois les clochetons de l'abbaye, dit alors le comte.
—Ah! Yvonne revient à elle! s'écria le chevalier.
La jeune fille, en effet, venait de rouvrir ses beaux yeux. Elle promena autour d'elle un regard étonné. La nuit était sur son déclin, et l'aurore commençait à blanchir l'horizon. Yvonne poussa un soupir. Puis sa tête retomba sur sa poitrine, et elle parut succomber à un nouvel évanouissement. Mais cette sorte de torpeur dura peu. Elle se ranima insensiblement et fixa ses yeux sur l'homme qui la tenait entre ses bras. Alors elle se jeta en arrière, et, rassemblant toutes ses forces, elle s'écria:
—Au secours! au secours?
—Qu'est-ce que je disais? fit le comte. Mieux la valait évanouie; heureusement nous sommes arrivés.
Les cavaliers, en effet, entraient en ce moment dans la cour d'une vaste habitation, dont le style et l'architecture indiquaient la destination religieuse.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
DEUXIÈME PARTIE.
L'ABBAYE DE PLOGASTEL.
I
L'ABBAYE DE PLOGASTEL
L'abbaye de Plogastel, située à quelques lieues des côtes, dans la partie sud-ouest du département du Finistère, était depuis longtemps le siége d'une communauté religieuse, ouverte aux jeunes filles nobles de la province. Les pauvres nonnes, peu soucieuses des affaires du dehors, vivaient en paix dans leurs étroites cellules, lorsque l'Assemblée constituante d'abord, et l'Assemblée législative ensuite, jugèrent à propos de désorganiser les couvents et d'exiger surtout ce fameux serment à la constitution, qui devait faire tant de mal dans ses effets, et qui était si peu utile dans sa cause. L'abbesse du couvent de Plogastel refusa fort nettement de reconnaître d'autre souveraineté que celle du roi, et ne voulut, en aucune sorte, se soumettre à celle de la nation. Comme on le pense, cet état de rébellion ouverte ne pouvait durer. Les autorités du département délibérèrent, décrétèrent et ordonnèrent. En conséquence de ces délibérations, décrets et ordonnances, les nonnes furent expulsées de l'abbaye, le couvent fermé, et la propriété du clergé mise en vente. Aucun acquéreur ne se présenta. L'abbaye resta donc déserte. Le comte de Fougueray, en apprenant par hasard tous ces détails, résolut d'aller visiter l'abbaye de Plogastel. L'ayant trouvée fort à son goût et lui présentant tous les avantages de la retraite isolée qu'il cherchait, il se rendit chez le maire, fit valoir les lettres de ses amis de Paris, et toutes étant de chauds patriotes, il obtint facilement l'autorisation d'habiter temporairement le couvent désert. D'anciens souterrains, conduisant dans la campagne, offraient des moyens de fuite inconnus aux paysans eux-mêmes. Le comte choisit l'aile du bâtiment qu'habitait jadis l'abbesse et qui était encore fort bien décorée. En quelques heures il eut tout fait préparer, et ainsi que nous l'avons vu, il s'y était installé pendant l'absence du chevalier.
En arrivant dans la cour, les deux hommes mirent pied à terre. Le chevalier enleva Yvonne qui criait et se débattait, et l'emporta dans l'intérieur du couvent, tandis que Jasmin prenait soin des chevaux. Le comte jeta autour de lui un coup d'oeil satisfait et suivit son compagnon.
—Corpo di Bacco! dit-il tout à coup en patois napolitain et avec un accent de mauvaise humeur très-marqué. Au diable les amoureux et leurs donzelles!... Celle-ci me fend les oreilles avec ses criailleries. Sang du Christ! pourquoi lui as-tu enlevé son bâillon?
—Elle étouffait, répondit le chevalier.
—A d'autres! Tu donnes dans toutes ces simagrées? Voyons, tourne à droite, maintenant; là, nous voici dans l'ancienne cellule de l'abbesse. Il y a de bons verrous extérieurs, tu peux déposer la Bretonne ici.
Le chevalier assit Yvonne sur un magnifique fauteuil brodé au petit point. Mais la jeune fille, s'échappant de ses bras et poussant des cris inarticulés, se précipita vers la porte. Le comte la retint par le poignet.
—Holà! ma mignonne... dit-il, on ne nous quitte pas ainsi! C'est que, par ma foi! elle est charmante cette tourterelle effarouchée, continua-t-il en regardant attentivement la pauvre enfant.
—Que faire pour la calmer? demanda le chevalier.
—Rien, mon cher; une déclaration d'amour ne serait pas de mise. La fenêtre est grillée, sortons et enfermons-la! nous reviendrons, ou, pour mieux dire, tu reviendras plus tard. D'ici là, nous consulterons Hermosa, et tu sais qu'elle est femme de bon conseil.
—Soit, répondit le chevalier; maintenant que la petite est ici, je ne crains plus qu'elle m'échappe, et j'ai, pour la revoir, tout le temps nécessaire. D'ailleurs, j'aime autant éviter les larmes.
—Ah! tu es un homme sensible, toi, Raphaël! Les pleurs d'une jolie femme t'ont toujours attendri... témoin notre dernière aventure dans les gorges de Tarente. Vois, pourtant, si je t'avais écouté et que nous eussions épargné cette petite Française, où en serions-nous aujourd'hui? Tu porterais encore la veste déguenillée du lazzarone Raphaël, et peut-être même, ajouta-t-il en baissant la voix, bien qu'il parlât toujours italien, et peut-être même ramerions-nous à bord de quelque tartane de Sa Majesté le roi de Naples.
Le chevalier frissonna involontairement en entendant ces paroles si étranges; puis jetant un coup d'oeil sur Yvonne qui était agenouillée et priait avec ferveur:
—Viens! dit-il.
Les deux hommes sortirent et poussèrent les verrous extérieurs. Ils traversèrent un long corridor et pénétrèrent dans une sorte d'antichambre ornée de torchères d'argent massif. Trois portes différentes s'ouvraient sur cette pièce. Le comte souleva familièrement une portière en s'effaçant pour livrer passage au chevalier.
—Entre, mio caro! fit-il railleusement. Hermosa se plaint de ne pas t'avoir vu depuis vingt-quatre heures!
La nouvelle pièce sur le seuil de laquelle se trouvaient Diégo et Raphaël (car désormais nous ne leur donnerons plus que ces noms qui sont véritablement les leurs), cette nouvelle pièce, disons-nous, servait évidemment d'oratoire à l'abbesse de Plogastel. Elle avait encore conservé une partie de ses somptuosités. Une tenture en soie de couleur violette, toute parsemée d'étoiles d'argent, tapissait les murailles. Des vitraux admirablement peints ornaient les fenêtres ogivales. Deux tableaux de sainteté, chefs-d'oeuvre des grands maîtres italiens, étaient appendus aux murs.
On comprenait, en voyant toutes ces choses, que les religieuses, ne pouvant croire à une expulsion violente, n'avaient pris aucune précaution, et que les gendarmes les avaient surprises et arrachées au luxe des cloîtres (si luxueux alors), sans qu'elles eussent le temps de sauver les débris. Les bandes noires n'étaient pas alors suffisamment organisées, de sorte que les richesses laissées sans gardiens avaient cependant été respectées.
Dans le fond de la pièce, étendue mollement dans une vaste bergère, on apercevait une femme qui, vue à distance, produisait cette impression que cause la souveraine beauté. En se rapprochant même, on voyait que cette femme, quoiqu'elle eût depuis longtemps dépassé les limites de la première jeunesse, pouvait soutenir encore un examen attentif. De magnifiques cheveux noirs, que la poudre n'avait jamais touchés en dépit de la mode. Un nez romain, d'une finesse et d'un dessin irréprochables. Une bouche mignonne, aux lèvres rouges. Des yeux de Sicilienne, surmontés de sourcils mauresques. Le teint était brun et mat comme celui des femmes du Midi, qui ne craignent pas de braver les rayons de flamme de leur soleil.
Mais, en examinant avec plus d'attention, on apercevait aux tempes quelques rides habilement dissimulées. Les plis de la bouche étaient un peu fanés. Les contours du visage avaient perdu de leur fraîcheur et s'étaient arrêtés. Néanmoins, si l'on veut bien joindre à l'ensemble, un cou remarquable de forme, une taille bien prise, une poitrine fort belle, une main d'enfant et un pied patricien, on conviendra que, telle qu'elle était encore, cette femme pouvait passer pour une créature fort séduisante. Seulement, on demeurait émerveillé en songeant à ce qu'elle avait dû être à vingt ans.
Au moment où les deux hommes pénétraient dans l'oratoire, Hermosa avait auprès d'elle un jeune garçon de dix à onze ans, blond et rose comme une fille, et qui semblait fort gravement occupé à tirer les longues oreilles d'un magnifique épagneul couché aux pieds de la dame. De temps en temps le chien poussait un petit cri de douleur et secouait sa tête intelligente, puis il se prêtait de bonne grâce à la continuation de ce jeu qui devait souverainement lui déplaire, mais qui charmait l'enfant.
—Tableau de famille! s'écria le comte. D'honneur! je sentirais mes yeux humides de larmes si j'avais l'estomac moins affamé!
—Fi! Diégo, répondit Hermosa en se levant; vous parlez comme un paysan!
—C'est que je me sens un véritable appétit de manant, chère amie.
—On va servir, répondit Hermosa.
Puis, se tournant vers le chevalier:
—Bonjour, Raphaël, dit-elle en lui tendant la main.
—Bonjour, petite soeur.
—Que m'a-t-on dit? que vous étiez en expédition amoureuse?
—Par ma foi! on ne vous a pas menti.
—Et vous avez réussi?
—Comme toujours.
—Fat!
—Corbleu! interrompit le comte avec impatience, vous vous ferez vos confidences plus tard. Pour Dieu! mettons-nous à table!...
—Cher Diégo, répondit Hermosa en souriant, depuis que vous avoisinez la cinquantaine, vous devenez d'un matérialisme dont rien n'approche! Cela est véritablement désolant.
—Il est bien convenu que depuis que je n'ai plus trente ans et que je possède une taille largement arrondie, j'ai hérité de tous les défauts qui vous sont le plus antipathiques. Je l'admets; mais, corps du Christ! si je consens à être affublé de tous ces vices que vous me donnez si généreusement, je veux au moins en avoir les bénéfices! Encore une fois, je meurs de faim!
—Et vous, chevalier? demanda Hermosa.
—Lui! interrompit le comte, il est trop amoureux pour être assujetti aux besoins de l'estomac.
—Et vous ne l'êtes pas, vous?
—Quoi?
—Amoureux!
—Amoureux? Ce serait joli, à mon âge.
Hermosa haussa les épaules et sortit. Cinq minutes après, Jasmin dressait un couvert dans un angle de la pièce, et après avoir encombré la table de mets abondants, il se disposa à servir ses maîtres.
—Maintenant, dit Hermosa, pendant que Diégo entre en conversation réglée avec ce pâté de perdrix, racontez-moi, chevalier, votre expédition de cette nuit.
—Avec d'autant plus de plaisir, chère soeur, que j'ai grand besoin de votre aide et de vos conseils, répondit Raphaël.
—Vraiment?
—Oui; la jeune fille se révolte.
—Bah! Ces cris que j'ai entendus étaient donc les siens?
—Précisément.
—Eh bien! il faut avant tout commencer par la calmer, Cette petite doit être nerveuse...
—J'y pensais, fit le comte sans perdre une bouchée.
—Mangez, cher, et laissez-nous causer, dit Hermosa.
Dès que Diégo et Raphaël eurent quitté la cellule dans laquelle ils avaient conduit Yvonne, la jeune fille se redressa vivement. Ses yeux rougis se séchèrent. Une résolution soudaine et hardie se refléta sur son joli visage. Elle fit lentement le tour de la pièce. Elle s'assura d'abord que la porte était verrouillée au dehors; puis elle alla droit à la fenêtre et essaya de l'ouvrir; mais elle ne put en venir à bout. Cette fenêtre était grillée.
—Où m'ont-ils conduite? Que me veulent-ils? murmura la pauvre enfant en demeurant immobile, le front appuyé sur la vitre. Qu'est-il arrivé à Fouesnan depuis mon absence? Que doit penser mon pauvre père? Et ces deux hommes que j'ai cru voir sur la route des Pierres-Noires!... Il m'a semblé reconnaître Jahoua et Keinec. Mon Dieu! mon Dieu!... que s'est-il passé?
Et le désespoir s'emparant de nouveau de son coeur, Yvonne éclata en sanglots.
—Oh! reprit-elle au bout de quelques instants, si je ne m'étais pas évanouie, j'aurais pu voir; je saurais où ils m'ont amenée! Où suis-je, Seigneur? où suis-je?
Puis à ces crises successives qui, depuis plusieurs heures, brisaient l'organisation délicate de la pauvre enfant, succéda une prostration complète. A demi ployée sur elle-même, Yvonne demeura accroupie sur le fauteuil, sans pensée et sans vue. Des visions fantastiques, forgées par son imagination en délire, dansaient autour d'elle et lui faisaient oublier sa situation présente. Le sang montait avec violence au cerveau. Les artères de ses tempes battaient à se rompre. Son visage s'empourprait. Ses yeux s'injectaient de sang. Enfin ses extrémités se glacèrent, et elle se laissa glisser sans force et sans mouvement sur le sol. Puis, par une réaction subite, le sang reflua tout à coup vers le coeur. Alors une crise de nerfs, crise épouvantable, s'empara de son corps brisé. Elle roula sur les dalles de la cellule, se meurtrissant les bras, frappant sa tête contre les meubles, et poussant des cris déchirants. La porte s'ouvrit, et Hermosa entra suivie du chevalier. Ils s'empressèrent de relever Yvonne.
—Faites dresser un lit dans cette pièce, dit Hermosa à Raphaël qui s'empressa de faire exécuter l'ordre par Jasmin.
Dès que le lit fut prêt, Hermosa, demeurée seule avec la jeune fille, la déshabilla complètement et la coucha. Yvonne était plus calme; mais une fièvre ardente et un délire affreux s'étaient emparés d'elle. Hermosa envoya chercher le comte.
—Vous êtes un peu médecin, Diégo, lui dit-elle dès qu'il parut. Voyez donc ce qu'a cette enfant, et ce que nous devons faire...
Le comte s'approcha du lit, prit le bras de la malade, et après avoir réfléchi quelques minutes:
—Raphaël a fait une sottise qui ne lui profitera guère, répondit-il froidement.
—Pourquoi?
—Parce que la petite est atteinte d'une fièvre cérébrale, que nous n'avons aucun médicament ici pour la soigner, et qu'avant quarante-huit heures elle sera morte.
—Yvonne sera morte? s'écria Raphaël qui venait d'entrer.
—Tu as entendu? Eh bien, j'ai dit la vérité!
—Et ne peux-tu rien, Diégo?
—Je vais la saigner; mais mon opinion est arrêtée: mauvaise affaire, cher ami, mauvaise affaire; c'est une centaine de louis que tu as jeté à la mer.
Et le comte, prenant une petite trousse de voyage qu'il portait toujours sur lui, en tira une lancette et ouvrit la veine de la jeune fille, qui ne parut pas avoir conscience de cette opération.
Le comte de Fougueray, en venant habiter l'abbaye déserte de Plogastel, avait choisi pour corps-de-logis l'aile où étaient situés les appartements de l'ancienne abbesse. Ce couvent, l'un des plus considérables de la Bretagne, renfermait jadis plus de quatre cents religieuses. Simple chapelle aux premières années de la Bretagne chrétienne, il s'était peu à peu transformé en imposante abbaye. Aussi les divers bâtiments qui le composaient avaient-ils chacun le cachet d'une époque différente. Le style gothique surtout y dominait et découpait sur la façade du centre ses plus riches dessins et ses plus merveilleuses dentelles.
Placé jadis sous la protection toute spéciale des ducs de Bretagne, qui avaient vu plusieurs des filles de leur sang princier quitter le monde pour se retirer au fond de cette magnifique abbaye, le cloître, l'un des plus riches de la province, avait acquis une réputation méritée de sainteté et d'honneur. Comme dans les chapitres nobles de l'Allemagne, il fallait faire ses preuves pour voir les portes du couvent s'ouvrir devant la vierge qui désertait la famille pour se fiancer au Christ. Aussi est-il facile de se figurer l'élégance et le caractère solennel de ces bâtiments spacieux, aérés, adossés à un splendide jardin dont eût, à bon droit, été jaloux plus d'un parc seigneurial.
L'aile opposée à celle occupée par Diégo et les siens s'étendait vers le nord. Autrefois consacrée aux religieuses, elle ne contenait que des cellules étroites et sombres; c'est ce qui l'avait fait dédaigner par le comte. Seulement, celui-ci ignorait qu'au-dessous des étages des cellules s'élevant sur le sol, existait un second étage souterrain d'autres cellules plus étroites encore, et naturellement plus sombres que les premières. Rien, extérieurement, ne pouvait indiquer l'existence de ces sortes de caves organisées en habitation. Il fallait faire jouer un ressort habilement caché dans la muraille, pour découvrir la porte donnant sur l'escalier qui y conduisait. Du côté des souterrains, souterrains que le comte avait entièrement parcourus, aucun indice ne laissait soupçonner ces cachettes impénétrables. Le couvent de Plogastel, construit au moyen-âge par des moines et des gentilshommes entrés en religion, offrait le type complet de ces établissements mystérieux, où la partie des bâtisses s'élevant au soleil n'était pas toujours la plus importante. Ainsi, passages secrets, impasses, souterrains, prisons, oubliettes, s'y trouvaient à profusion et semblaient défier la curiosité.
Dans cet étage de cellules construites sous le sol, dans l'une de ces pièces obscures et étroites qui reçoivent toute leur lumière d'un petit soupirail artistement dissimulé au dehors par des arabesques sculptées dans le mur, se trouvait une belle jeune femme de trente à trente-cinq ans, aux yeux bleus et doux, aux blonds cheveux à demi cachés par une coiffe blanche. Cette femme portait l'ancien costume des nonnes de l'abbaye: la robe de laine blanche, la coiffure de toile blanche et la ceinture violette. Sous ce vêtement d'une simplicité extrême, la religieuse était belle, de cette beauté que les peintres s'accordent à prêter aux anges.
Agenouillée devant sa modeste couche surmontée d'un Christ en ivoire, elle priait dévotement en tenant entre ses mains un chapelet surchargé de médailles d'or et d'argent. A peine terminait-elle ses oraisons, qu'un coup frappé discrètement à la petite porte la fit tressaillir.
—Entrez! dit-elle en se relevant.
La porte s'ouvrit, et un homme de haute taille, enveloppé dans un ample manteau, entra doucement.
—Bonjour, mon ami, fit la religieuse en tendant à l'étranger une main sur laquelle celui-ci posa ses lèvres avec un mélange de respect profond et d'amour brûlant.
—Bonjour, chère Julie, répondit l'inconnu. Comment avez-vous passé la nuit?
—Bien, je vous remercie; et vous?
—Parfaitement.
—Vous vous accoutumez un peu à cette existence étrange que vous vous êtes faite?
—Je m'accoutumerai à tout pour avoir le bonheur de vous voir, vous le savez bien.
—Chut! Philippe. N'oubliez pas l'habit que je porte!
—Hélas! Julie, cet habit fait mon plus cruel remords!
—Ne parlez pas ainsi! Dites-moi plutôt si vous avez eu soin de fermer la porte des souterrains.
—Sans doute. Pourquoi cette demande?...
—C'est que depuis hier nous avons de nouveaux habitants dans l'abbaye.
—Qui donc?
—Je l'ignore.
—Je le saurai, Julie.
—N'allez pas commettre d'imprudence, Philippe!...
—Oh! ne craignez rien, ce n'est que la curiosité qui me pousse; car ici nous sommes en sûreté, et nous pouvons braver tous les regards extérieurs.
—Où est Jocelyn? demanda la religieuse après un court silence.
—Me voici, madame, répondit notre ancienne connaissance, le vieux serviteur du marquis de Loc-Ronan en paraissant sur le seuil de la cellule.
—Avez-vous apporté des provisions, mon ami?
—Oui, madame la marquise.
—Dis: «Soeur Julie,» mon bon Jocelyn, interrompit l'inconnu. Madame ne veut plus être nommée autrement.
—Oui, monseigneur! répondit Jocelyn.
L'étranger alors écarta son manteau et le jeta sur une chaise. Cet homme était le marquis de Loc-Ronan.
II
L'ABBAYE DE PLOGASTEL
Le vieux Jocelyn s'empressa de placer sur la petite table un frugal repas, bien différent de celui auquel avaient pris part les habitants de l'aile opposée du couvent. Le marquis offrit la main à la religieuse, et tous deux s'assirent en face l'un de l'autre. Jocelyn demeura debout, appuyé contre le chambranle de la porte, et, aux éclairs de joie que lançaient ses yeux, il était facile de deviner tout le bonheur qu'éprouvait le fidèle et dévoué serviteur. Le marquis se pencha vers la religieuse et lui fit une question à voix basse.
—Mais sans doute, Philippe, répondit-elle vivement; vous savez bien que vous n'avez pas besoin de ma permission pour agir ainsi...
Le marquis se retourna.
—Jocelyn, dit-il, depuis trois jours tu as partagé ma table.
—Vous me l'avez ordonné, monseigneur.
—Et madame permet que je te l'ordonne encore, mon vieux Jocelyn. Viens donc prendre place à nos côtés...
—Mon bon maître, n'exigez pas cela!...
—Comment, tu refuses de m'obéir?
—Monseigneur, songez donc qui je suis!...
—Jocelyn, dit vivement la jeune femme, c'est parce que M. le marquis se rappelle qui vous êtes, que nous vous prions tous deux de vous asseoir auprès de nous; venez, mon ami, venez, et songez vous-même que vous faites partie de la famille... Vous n'êtes plus un serviteur, vous êtes un ami...
Et la religieuse, avec un geste d'une adorable bonté, tendit la main au vieillard. Jocelyn, les yeux pleins de larmes, s'agenouilla pour baiser cette main blanche et fine. Puis, comme un enfant qui n'ose résister aux volontés d'un maître qu'il craint et qu'il aime tout à la fois, il prit place timidement en face du marquis et de sa gracieuse compagne.
—Mon Dieu, Julie! dit Philippe avec émotion, que vous êtes bonne et charmante!
—Je m'inspire de Dieu qui nous voit et de vous que j'aimerai toujours, mon Philippe! répondit la religieuse.
—Oh! que je suis heureux ainsi! Je vous jure que depuis dix ans, voici le premier moment de bonheur que je goûte, et c'est à vous que je le dois...
—Il ne manque donc rien à ce bonheur dont vous parlez?
—Hélas! mon amie, le coeur de l'homme est ainsi fait qu'il désire toujours! Je serais véritablement heureux, je vous l'affirme, si devant moi je voyais encore un ami...
—Qui donc?
—Marcof.
—Marcof?... En effet, Philippe, jadis déjà, lorsque nous habitions Rennes, ce nom vous échappait parfois... c'est donc celui d'un homme que vous aimez bien tendrement?
—C'est celui d'un homme, chère Julie, envers lequel la destinée s'est montrée aussi cruelle qu'envers vous...
—Mais quel est-il, cet homme?
—C'est mon frère!
—Votre frère, Philippe! s'écria la religieuse.
—Votre frère, monseigneur! répéta Jocelyn.
—Oui, mon frère, mes amis, et pardonnez-moi de vous avoir jusqu'ici caché ce secret qui n'était pas entièrement le mien! Aujourd'hui, si je vous le révèle, c'est que les circonstances sont changées; c'est que, passant pour mort vis-à-vis du reste du monde, je crois utile de ne pas laisser ensevelir à tout jamais ce mystère... Marcof, lui, ce noble coeur, ne voudra point déchirer le voile qui le couvre, et cependant il doit y avoir après moi des êtres qui soient à même de dire la vérité... la vérité tout entière!...
Un silence suivit ces paroles du marquis.
La religieuse attachait sur le marquis des regards investigateurs, n'osant pas exprimer à haute voix la curiosité qu'elle ressentait. Quant à Jocelyn, qui avait été témoin des relations fréquentes de son maître avec Marcof, il n'avait cependant jamais supposé qu'un lien de parenté aussi sérieux alliât le noble seigneur à l'humble corsaire. Le marquis reprit:
—Ce secret, je vais vous le confier tout entier. Jocelyn, parmi les papiers que nous avons emportés du château, il est un manuscrit relié en velours noir?
—Oui, monseigneur.
—Va le chercher, mon ami, et apporte-le promptement...
Jocelyn sortit aussitôt pour exécuter les ordres de son maître.
Avant d'aller plus loin, je crois utile d'expliquer brièvement comme il se fait que nous retrouvions dans les cellules souterraines du couvent de Plogastel, le marquis de Loc-Ronan, aux funérailles duquel nous avons assisté.
On se souvient sans doute de la conversation qui avait eu lieu entre le marquis et les deux frères de sa première femme. On se rappelle les menaces de Diégo et de Raphaël, et la proposition qu'ils avaient osé faire au gentilhomme breton. Celui-ci se sentant pris dans les griffes de ces deux vautours, plus altérés de son or que de son sang, avait résolu de tenter un effort suprême pour s'arracher à ces mains qui l'étreignaient sans pitié.
Le marquis de Loc-Ronan avait rapporté jadis, d'un voyage qu'il avait fait en Italie, un narcotique tout-puissant, dû aux secrets travaux d'un chimiste habile, narcotique qui parvenait à simuler entièrement l'action destructive de la mort. Ne voyant pas d'autre moyen de reconquérir sa liberté individuelle, il avait résolu depuis longtemps d'avoir recours à ce breuvage, à l'effet duquel il ajoutait une foi entière.
Le marquis était honnête homme, et homme d'honneur par excellence. A l'époque de son mariage avec mademoiselle de Fougueray, il n'avait pas tardé à s'apercevoir de l'indigne conduite de celle à laquelle il avait eu la faiblesse de confier l'honneur de son nom. Aussi, lorsqu'il anéantit son acte de mariage, sa conscience ne lui reprocha-t-elle rien. Pour lui, c'était faire justice; peut être se trompait-il, mais à coup sûr, il était de bonne foi.
Marié une seconde fois et adorant sa femme, il avait vu son bonheur se briser, grâce à l'adresse infernale du comte de Fougueray et du chevalier de Tessy. A partir de ce moment, son existence était devenue celle des damnés. Mademoiselle de Château-Giron s'était réfugiée dans un cloître, et lui était demeuré en butte aux extorsions continuelles de ses beaux-frères. Donc le marquis avait résolu d'en finir, coûte que coûte, avec cette domination intolérable. Ne confiant son dessein qu'à son fidèle serviteur, et ne pouvant prévenir Marcof qui, on le sait, avait pris la mer à la suite de sa conférence avec son frère, le marquis avait mis sans retard ses projets à exécution. Nous en connaissons les résultats.
Dès que le corps avait été enfermé dans le suaire, Jocelyn, faisant valoir deux ordres écrits de son maître, avait exigé qu'après la cérémonie funèbre lui seul procédât à la fermeture du cercueil. Tout le monde s'était donc éloigné de la chapelle. Jocelyn alors avait enlevé le soi-disant cadavre et l'avait déposé dans une chambre secrète réservée derrière le maître-autel. Puis il avait enveloppé dans le linceuil un énorme lingot de cuivre préparé d'avance. Cela fait, et la bière refermée, on avait procédé à la descente du cercueil dans les caveaux du château.
La nuit venue, le marquis était sorti de son sommeil léthargique, et s'appuyant sur Jocelyn, avait quitté mystérieusement sa demeure à l'heure à laquelle Marcof arrivait à Penmarckh. Le gentilhomme et son serviteur se dirigèrent à pied vers le couvent de Plogastel, dans lequel le marquis savait que s'était nouvellement retirée sa femme. Seulement il ignorait l'expulsion récente des nonnes. Aussi, lorsqu'à l'aube du jour il pénétra dans le cloître, grande fut sa stupéfaction en trouvant l'abbaye déserte.
Le marquis parcourut ce vaste bâtiment solitaire. Désespéré, il prit la résolution de se cacher jusqu'à la nuit dans les souterrains. Alors il se mettrait en quête de la cause de cette solitude désolée. Jocelyn connaissait les habitations mystérieuses pour y avoir autrefois pénétré. Son père avait été jardinier du couvent de Plogastel, et l'enfant avait joué bien souvent dans ces cellules obscures que se réservaient les religieuses les plus austères. Ils descendirent donc tous les deux, et cherchèrent à s'orienter au milieu de ce dédale de voûtes et de corridors sombres. Bref, Jocelyn, guidé par ses souvenirs, parvint à introduire son maître dans ces réduits inconnus de tous.
Au moment où ils y pénétraient, ils furent frappés par la clarté d'une petite lampe dont les rayons filtraient sous la porte mal jointe d'une cellule. Convaincus que quelque gardien du couvent s'était retiré dans les souterrains, ils avancèrent sans hésiter, espérant obtenir des renseignements sur ce qu'étaient devenues les nonnes. Mais à peine eurent-ils franchi le seuil de la cellule, qu'un double cri de joie s'échappa de leur poitrine. Dans la religieuse demeurée fidèle à son cloître, le marquis et Jocelyn venaient de reconnaître mademoiselle Julie de Château-Giron, marquise de Loc-Ronan.
Cette rencontre avait eu lieu la veille du jour où nous avons nous-même introduit le lecteur près de la belle religieuse. Le marquis passa les heures de cette première journée à raconter à sa femme et les événements survenus et la résolution qu'il avait prise.
Julie avait conservé pour son mari le plus tendre attachement. Si elle avait pris le voile lors de la découverte du fatal secret, cela avait été dans l'espoir d'assurer la tranquillité à venir du marquis. La courageuse femme, faisant abnégation de sa jeunesse et de sa beauté, s'était dévouée, s'offrant en holocauste pour apaiser la colère de Dieu.
Elle avait même obtenu la permission de changer de cloître et de quitter celui de Rennes pour celui de Plogastel, dans le seul but de se rapprocher de l'endroit où vivait le marquis de Loc-Ronan, et dans l'espoir d'entendre quelquefois prononcer ce nom si connu dans la province.
La religieuse accueillit donc son mari, non comme un époux dont elle était séparée depuis longtemps, mais comme un frère et comme un ami pour lequel elle eût volontiers donné sa vie entière. Elle approuva aveuglément ce qu'avait fait le marquis. Puis elle lui raconta que, lors de l'expulsion de la communauté, elle se trouvait seule dans les cellules souterraines. La crainte l'avait empêchée de se montrer en présence des soldats, et, les gendarmes une fois partis, ne sachant que faire, elle avait résolu de conserver l'asile que la Providence lui avait ménagé; seule, une vieille fermière des environs était dans le secret de sa présence et lui apportait chaque jour ses provisions qu'elle déposait à l'entrée des souterrains. Dès lors il fut convenu que le marquis et Jocelyn habiteraient une cellule voisine et qu'ils ne sortiraient que la nuit, revêtus tous deux du costume des paysans bretons, costume que la religieuse se chargeait de se procurer avec l'aide de la fermière. C'est donc à la seconde visite seulement du marquis auprès de sa femme, que nous assistons en ce moment. Les deux époux, calmes et heureux, ignoraient qu'à quelques pas de leur retraite et dans le même corps de bâtiment, demeuraient ceux qui leur avait fait tant de mal et avaient brisé à jamais leurs deux existences.
Après quelques minutes, Jocelyn revint apportant un in-folio relié en velours noir, rehaussé de garnitures en argent massif, et fermé à l'aide d'une double serrure dont la clef ne quittait jamais le gentilhomme. Le marquis ouvrit le manuscrit, l'appuya sur la table, et s'adressant à sa femme:
—Julie, lui dit-il, lorsque vous aurez pris connaissance de ce que contient ce volume, vous connaîtrez dans leur entier tous les secrets de ma famille. Écoutez-moi donc attentivement. Toi aussi, mon fidèle serviteur, continua-t-il en se retournant vers Jocelyn. Toi aussi, n'oublie jamais ce que tu vas entendre; et, si Dieu me rappelle à lui avant que j'aie accompli ce que je dois faire, jurez-moi que vous réunirez tous deux vos efforts pour exécuter mes volontés suprêmes! Jurez-moi, Julie, que vous considérerez toujours, et quoi qu'il arrive, Marcof le Malouin comme votre frère! Jure-moi, Jocelyn, qu'en toutes circonstances tu lui obéiras comme à ton maître.
—Je le jure, monseigneur! s'écria Jocelyn.
—J'en fais serment sur ce Christ! dit la religieuse en étendant la main sur le crucifix cloué à la muraille.
—Bien, Julie! Merci, Jocelyn!
Et le marquis, après une légère pose, reprit avant de commencer sa lecture:
—L'époque à laquelle nous allons remonter est à peu près celle de ma naissance. Vous n'étiez pas au monde, chère Julie; vous n'étiez pas encore entrée dans cette vie qui devrait être si belle et si heureuse, et que j'ai rendue, moi, si tristement misérable...
—M'avez-vous donc entendue jamais me plaindre, pour que vous me parliez ainsi, Philippe? répondit vivement la religieuse en saisissant la main du marquis.
—Vous plaindre, vous, Julie! Est-ce que les anges du Seigneur savent autre chose qu'aimer et que pardonner?
—Ne me comparez pas aux anges, mon ami, répondit Julie avec un accent empreint d'une douce mélancolie. Leurs prières sont entendues de Dieu, et, hélas! les miennes demeurent stériles; car, depuis dix années, j'implore la miséricorde divine pour que votre âme soit calme et heureuse; et vous le savez, Philippe, vous venez de l'avouer vous-même, vous n'avez fait que souffrir longuement, cruellement, sans relâche!...
Le marquis baissa la tête et sembla se plonger dans de sombres réflexions. Enfin il se redressa, et prenant la main de Julie:
—Qu'importe ce que j'ai souffert, dit-il, si maintenant je dois être heureux par vous et près de vous...
—Un bonheur fugitif, mon ami. L'habit que je porte ne vous indique-t-il pas que j'appartiens à Dieu seul?
—Ne pouvez-vous être relevée de vos voeux?
—Et que deviendrions-nous, Philippe?
—Nous fuirions loin, bien loin d'ici... Nous cacherions, dans une patrie nouvelle et ignorée, notre amour et notre bonheur!...
—Vous ne pouvez en ce moment abandonner la cause royale!
—Cela est vrai.
—Puis, lors même que nous parviendrions à fuir, en quel endroit de la terre trouverions-nous la tranquillité?
—Hélas!... Julie, ces misérables nous poursuivraient sans trêve et sans pitié s'ils découvraient que je suis encore vivant! C'est là ce que vous voulez dire, n'est-ce pas?
Julie garda le silence.
—Oh! murmura le marquis dont l'indignation douloureuse s'accroissait à chaque parole, oh! les infâmes. Ne pourrai-je donc jamais les écraser sous mes pieds comme de venimeux reptiles!...
—Taisez-vous, Philippe! s'écria la jeune femme. N'oubliez pas que notre religion interdit toute vengeance!
Le marquis ne répondit pas; mais il lança un regard étincelant à Jocelyn, et tous deux sourirent, mais d'un sourire étrange.
—Oubliez ces rêves, Philippe; oubliez cet avenir impossible! continua Julie. Pour rompre mes voeux, il faudrait un bref de Sa Sainteté; et croyez-vous qu'un tel acte puisse s'accomplir dans le mystère? On s'informerait de la cause qui me fait agir, et on ne tarderait pas à découvrir la vérité.
—Peut-être! répondit lentement le marquis. Lorsque vous connaîtrez davantage l'homme dont je vais lire l'histoire, histoire tracée de sa propre main, vous changerez sans doute d'opinion, et vous penserez avec moi que celui qui fut capable de faire ce qu'il a fait, peut nous sauver tous deux, et assurer notre bonheur à venir...
—Lisez donc, mon ami. J'écoute.
Alors le marquis se pencha vers le manuscrit, et commença à voix haute sa lecture.
III
L'ENFANT PERDU
«Vers la fin de l'année 1756, habitait à Saint-Malo un pauvre pêcheur nommé Marcof. Cet homme vivait seul, sans famille, du produit de son industrie. D'un caractère taciturne et sauvage, il fuyait la société des autres hommes plutôt qu'il ne la recherchait.
Un soir qu'il était, comme toujours, isolé et morose sur le seuil de son humble cabane, occupé à refaire les mailles de ses filets, il vit venir à lui un cavalier qui semblait en quête de renseignements. Ce cavalier, qu'à son costume il était facile de reconnaître pour un riche gentilhomme, jeta un regard en passant sur le pêcheur. Puis il s'arrêta, le considéra attentivement, et, mettant pied à terre, il passa la bride de son cheval dans son bras droit et se dirigea vers la cabane.
—Comment t'appelles-tu? demanda-t-il en dialecte breton.
—Que vous importe? répondit le pêcheur.
—Plus que tu ne penses, peut-être...
—Est-ce donc moi que vous cherchez?
—C'est possible.
—Vous devez vous tromper...
—C'est ce que je verrai quand tu auras répondu à ma question. Comment te nommes-tu.
—Marcof le Malouin.
—Quel est ton état.
—Vous le voyez, fit le paysan en désignant ses filets.
—Pêcheur?
—Oui.
—Tu es né dans ce pays?
—A Saint-Malo même, comme l'indique mon nom.
—Tu n'es pas marié?
—Non!
—Tu n'as pas de famille?
—Je suis seul au monde.
—As-tu des amis?
—Aucun.
—Alors, bien décidément, c'est à toi que j'ai affaire, dit le gentilhomme en attachant son cheval à un piquet, tandis que le pêcheur le regardait avec étonnement. Entrons chez toi.
—Pourquoi ne pas rester ici?
—Parce que ce que j'ai à te dire ne doit pas être dit en plein air...
—C'est donc un secret?
—D'où dépend ta fortune; oui.
Le pêcheur sourit avec incrédulité. Néanmoins il ouvrit sa porte, et livra passage à son singulier interlocuteur. Le gentilhomme entra et s'assit sur un escabeau.
—Que possèdes-tu? demanda-t-il brusquement.
—Rien que ma barque et mes filets.
—Si ta barque ne vaut pas mieux que tes filets, tu ne possèdes pas grand'chose.
—C'est possible; mais je ne demande rien à personne.
—Tu es fier?
—On le dit dans le pays.
—Tant mieux.
—Tant mieux ou tant pis, peu importe! Je suis tel qu'il a plu au bon Dieu de me faire.
—Si on t'offrait cent louis, les accepterais-tu?
—Non.
—Pourquoi? fit le gentilhomme en levant à son tour un oeil étonné.
—Lorsqu'un grand seigneur, comme vous paraissez l'être, offre une telle somme à un pauvre homme comme moi, c'est pour l'engager à faire une mauvaise action, et j'ai l'habitude de vivre en paix avec ma conscience; d'autant que c'est ma seule compagne, ajouta simplement le pêcheur.
—Allons, tu es honnête.
—Je m'en vante.
—De mieux en mieux!
—Vous voyez bien qu'il vous faut chercher ailleurs.
—Non, j'ai jeté les yeux sur toi; tu es l'homme qui me convient, et tu me serviras.
—Je ne crois pas.
—C'est ce que nous allons voir.
Marcof était d'une nature violente. Il chercha de l'oeil son pen-bas. Le gentilhomme sourit en suivant son regard.
—Honnête, fier, brave! murmura-t-il; c'est la Providence qui m'a conduit vers lui!...
Marcof attendait.
—Écoute, reprit le gentilhomme, il est inutile que je reste plus longtemps près de toi; je vais t'adresser une seule question. Tu y répondras. Si nous ne nous entendons pas, je partirai.
—Faites.
—Tu m'as dit que tu refuserais une somme qui te serait offerte pour accomplir une mauvaise action.
—Je l'ai dit, et je le répète.
—Et s'il s'agissait, au contraire, de faire une bonne action?
—Je ne prendrais peut-être pas l'argent, mais je ferais le bien... si cela était en mon pouvoir...
—Parle net. Ou tu prendras la somme en accomplissant une oeuvre charitable, ou tu refuseras l'une et l'autre. Il s'agit, je te le répète, d'une bonne action qui te rapportera cent louis. Acceptes-tu?
—Eh bien... dit le pêcheur en hésitant.
—Dis oui ou non!
—J'accepte...
—Très bien! s'écria le gentilhomme en se levant, je reviendrai demain à pareille heure.
Et sortant de la cabane, il remonta à cheval et s'éloigna rapidement. Marcof se gratta la tête; réfléchit quelques instants, puis, haussant les épaules, il se remit à travailler.
Le lendemain, le gentilhomme fut exact au rendez-vous. Seulement, cette fois, il venait à pied et tenait par la main un jeune garçon âgé d'environ trois ans. Il entra dans la cabane, et déposa sur la table une bourse gonflée d'or. Le marché qu'il avait à proposer au pêcheur était de prendre l'argent et l'enfant. Le pêcheur accepta.
—Comment s'appelle le petit? demanda-t-il.
—Il porte ton nom.
—Mon nom?
—Sans doute; il sera ton fils et s'appellera Marcof.
—C'est bien. Vous reverrai-je?
—Jamais.
—Et si je vous rencontrais?
—Tu ne me rencontreras pas.
—Quand l'enfant sera grand, que lui dirai-je?
—Rien.
—Mais plus tard, il apprendra dans le pays qu'il n'est pas mon fils et il me demandera où sont ses parents...
—Tu lui diras que tu l'as trouvé dans un naufrage, et que ses parents sort sans doute morts.
—Est-il baptisé, au moins?
—Oui.
—Alors c'est bien; je garde l'enfant. Vous pouvez partir.
Le gentilhomme fit quelques pas dans la cabane. Il semblait ému. Enfin, s'approchant brusquement de l'enfant, il l'enleva dans ses bras, le pressa sur son coeur, l'embrassa, puis, le déposant à terre, il s'élança au dehors. Depuis ce jour, on ne le revit plus dans le pays...
Le marquis de Loc-Ronan interrompit sa lecture.
—Ce gentilhomme, dit-il, était mon père, et cet enfant était son fils.
—Et il l'abandonnait ainsi? s'écria Julie.
—Oui, répondit le marquis; mais cet abandon a été pendant toute sa vie le sujet d'un remords cuisant! Ce fut à son lit d'agonie et de sa bouche même que tous ces détails me furent confirmés. Il me donna, en outre, les moyens de reconnaître un jour mon frère naturel, ainsi que vous le verrez plus tard. Je continue.
Et le marquis se remit à lire:
«Le pêcheur tint sa promesse et éleva l'enfant; seulement, c'était une nature singulière que celle de ce Marcof: l'argent que lui avait donné le gentilhomme lui pesait comme une mauvaise action. Il le fit distribuer aux pauvres, et n'en garda pas pour lui la moindre part. Bientôt l'enfant devint fort et vigoureux, au point que son père adoptif crut devoir l'emmener avec lui, quand il prenait la mer, dans sa barque de pêche. Le dur métier de mousse développa ses membres, et l'aguerrit de bonne heure à tous les dangers auxquels sont exposés les marins. A dix ans, il était le plus adroit, le plus intrépide et le plus batailleur de tous les gars du pays.
Bon par nature, il protégeait les faibles et luttait avec les forts. Un jour, un méchant gars de dix-huit à vingt ans frappait un enfant pauvre et débile que sa faiblesse empêchait de travailler. Le jeune Marcof voulut intervenir. Le brutal paysan le menaça d'un châtiment semblable à celui qu'il infligeait à sa triste victime. Marcof le défia.
Ceci se passait sur la grève devant une douzaine de matelots, qui riaient de l'arrogance du «moussaillon,» comme ils le nommaient. Le jeune homme s'avança vers Marcof. Celui-ci ne recula pas; seulement il se baissa, ramassa une pierre, et, au moment où son adversaire étendait la main pour le saisir au collet, il lui lança le projectile en pleine poitrine. La pierre ne fit pas grand mal au paysan, mais elle excita sa colère outre mesure.
—Ah! fahis gars!... s'écria-t-il, tu vas la danser!...
Et, prenant un bâton, il courut sus au pauvre enfant. Marcof devint pâle, puis écarlate. Ses yeux parurent prêts à jaillir de leurs orbites. Un charpentier présent à la discussion était appuyé sur sa hache. Marcof la lui arracha, et, la brandissant avec force, tandis que le paysan levait son bâton pour le frapper:
—Allons, dit-il, je veux bien!... coup pour coup!
Le paysan recula. Les matelots applaudirent, et emmenèrent l'enfant avec eux au cabaret, où ils le baptisèrent «matelot.» Marcof était enchanté.
L'année suivante, Marcof avait onze ans à peine, le pêcheur tomba gravement malade. En quelques jours la maladie fit de rapides progrès. Un vieux chirurgien de marine déclara sans la moindre précaution que tous les remèdes seraient inutiles, et qu'il fallait songer à mourir. En entendant cette cruelle et brutale sentence, Marcof, qui prodiguait ses soins à celui qu'il croyait son père, Marcof se laissa aller à un profond désespoir.
Le pécheur reçut courageusement l'avertissement du docteur, et se prépara à entreprendre ce dernier voyage, qui s'achève dans l'éternité. Comme presque tous les marins, il craignait peu la mort, pour l'avoir souvent bravée, et ses sentiments religieux lui promettaient une seconde vie plus heureuse que la première. Aussi, le docteur parti, il se fit donner sa gourde, avala à longs traits quelques gorgées de rhum, et, ensuite, il alluma sa pipe.
Au moment de mourir, les souffrances avaient disparu, et le vieux matelot se sentait calme et tranquille. Il profita de cet instant de repos pour appeler près de lui son fils adoptif. Marcof accourut en s'efforçant de cacher ses larmes.
—Tu pleures, mon gars? lui dit le pêcheur d'une voix douce.
—Oui, père, répondit l'enfant.
—Et à cause de quoi pleures-tu?
—A cause de ce que m'a dit le médecin.
—Le médecin est un bon matelot qui a bien fait de me larguer la vérité. Vois-tu, mon gars, je file ma dernière écoute. Je suis comme un vieux navire qui chasse sur son ancre de miséricorde... Dans quelques heures je vais m'en aller à la dérive et courir vers le bon Dieu sous ma voile de fortune. Ne t'afflige pas comme ça, mon gars! Je n'ai jamais fait de mal à personne; ma conscience est nette comme la patente d'un caboteur, et quand la mort va venir me jeter le grappin sur la carcasse, je ne refuserai pas l'abordage. La bonne sainte Vierge et sainte Anne d'Auray me conduiront aux pieds du Seigneur, et, comme j'ai toujours été bon matelot et bon Breton, le paradis me sera ouvert... Sois donc tranquille et ne t'occupe plus de moi!...
Marcof pleurait sans répondre. Le pêcheur se reposa pendant quelques secondes, et reprit:
—Voyons, mon gars, quand les amis m'auront conduit au cimetière, qu'est-ce que tu feras?
—Je ne sais pas! fit l'enfant en sanglotant.
—Dame! mon gars, nous ne sommes point riches ni l'un ni l'autre. J'ai bien encore, dans un vieux sabot enterré sous le foyer une dizaine de louis; mais ça ne peut te mettre à même de vivre longtemps... Tu n'es pas encore assez fort pour conduire seul une barque de pêche! Et pourtant, avant de m'en aller, je voudrais te savoir à l'abri du besoin, car je t'aime, moi...
—Et moi aussi, père, je vous aime de toutes mes forces!... répondit Marcof en embrassant le mourant.
—Tu m'aimes, bien vrai?
—Dame! je n'aime que vous au monde!
Le pêcheur réfléchit profondément. De vagues pensées assombrissaient son visage. Il se rappelait la visite du gentilhomme et la promesse qu'il avait faite de ne pas révéler à l'enfant la manière dont il avait été abandonné. Mais l'étrange divination qui précède la mort lui conseillait de tout dire à son fils adoptif. Il craignait d'être coupable envers lui en lui cachant la vérité. Puis il aimait sincèrement Marcof, et il pensait aussi qu'un jour peut-être il pourrait retrouver ses parents qui, sans aucun doute, étaient riches et puissants. Alors le pauvre enfant se verrait non-seulement à l'abri de la misère, mais encore dans une position brillante et heureuse. Cependant, avant de prendre un parti, il envoya chercher un prêtre. Il se confessa et raconta naïvement ce qui s'était passé entre lui et le gentilhomme. Il demanda au recteur ce qu'il devait faire. Celui-ci était un homme de sens droit et profond. Il conseilla au pêcheur de suivre l'inspiration de sa conscience, et de ne rien cacher à son fils adoptif de ce qu'il savait sur son passé. Malheureusement, il ne savait pas grand'chose.
Néanmoins, le prêtre étant présent à l'entretien, le pêcheur dévoila à Marcof le mystère qui avait entouré sa venue dans la cabane de celui qu'il avait coutume d'appeler son père. Ce récit ne produisit pas une bien grande impression sur l'enfant.
—Si mon véritable père m'a abandonné, dit-il avec fermeté, c'est que probablement il avait ses raisons pour le faire. Je ne chercherai jamais à retrouver ceux qui ont eu honte de moi. Je ne connais qu'un homme qui mérite de ma part ce titre de père, et cet homme, c'est vous! continua-t-il en s'agenouillant devant le lit du mourant. Bénissez-moi donc, mon père, et ne voyez en moi que votre enfant...
Le pêcheur, attendri, leva ses mains amaigries sur la tête de Marcof. Puis, les yeux fixés vers le ciel, il pria longuement, implorant pour l'enfant la miséricorde du Seigneur. Le prêtre aussi joignait ses prières à celles de l'agonisant. Il ne fut plus question, entre le pêcheur et Marcof, du gentilhomme qui était venu jadis.
Le lendemain, le marin rendait son âme à Dieu. Marcof le pleura amèrement. Il employa la meilleure partie des dix louis qui composaient l'actif de la succession, à faire célébrer un enterrement convenable, à orner la fosse d'une pierre tumulaire, sur laquelle on grava une courte inscription. Le soir, Marcof revint dans la cabane, qui lui parut si triste et si désolée depuis qu'il s'y trouvait seul, qu'il résolut de quitter non-seulement sa demeure, mais encore Saint-Malo. Il partit pour Brest.
On était alors en 1765. Marcof avait douze ans à peine. Il trouva un engagement comme novice à bord d'un navire dont le commandant avait une réputation de dureté et d'habileté devenue proverbiale dans tous les ports de la Bretagne. Le navire allait aux Indes, et, de là, à la Virginie. Marcof resta deux ans et demi absent. A son retour, son engagement était terminé. Mais le vieux loup de mer qui se connaissait en hommes, le retint à son bord en qualité de matelot.
Bref, à dix-neuf ans, Marcof le Malouin, car il avait hérité du surnom de son père adoptif, avait navigué sur tous les océans connus. Il avait essuyé de nombreuses tempêtes, fait cinq ou six fois naufrage, et il avait manqué quatre fois de mourir de faim et de soif sur les planches d'un radeau. Comme on le voit, son éducation maritime était complète. Aussi était-il connu de tous les officiers dénicheurs de bons marins, et les armateurs eux-mêmes engageaient souvent les commandants de leurs navires à embarquer le jeune homme dont la réputation de bravoure, d'honnêteté, de courage et d'habileté grandissait chaque jour.
Jusqu'alors l'existence de Marcof avait été heureuse, sauf, bien entendu, les dangers inséparables de la vie de l'homme de mer. Cependant on le voyait parfois triste et soucieux. Il se sentait mal à l'aise en ce cadre étroit dans lequel il végétait. Parfois, dans ses rêves, il voyait devant lui un avenir large et brillant, où son ambition nageait en pleine eau; puis, au réveil, la réalité lui faisait pousser un soupir. En un mot, il fallait à cette nature énergique et puissante, à cette intelligence élevée et hardie, une existence remplie de périls, d'aventures, de jouissances de toutes sortes. Il n'allait pas tarder à voir son ambition satisfaite, et ces périls qu'il appelait n'allaient pas lui faire défaut.