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Marcof le Malouin

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Pecque qu'a ne me vide

T'en griffe com agato?

Nene que t'aggio fato

Quà non me pui vide.

O jestemma voria

Le giorno que t'amaï

Io te voglio ben assaï

E tu non me pui vide!

—Bravo! s'écria Raphaël.

—Bravo! répéta Diégo. Il me semble être encore dans les Abruzzes! Ah! l'on a bien raison de dire que les années de la jeunesse ne se remplacent pas! Depuis que nous avons quitté les Calabres, depuis le jour où ce damné Marcof, que Dieu confonde! a détruit à lui seul une partie de ma bande, nous n'avons jamais cessé d'avoir de l'or et d'en dépenser à pleines mains. Eh bien! je regrette néanmoins cette vie d'autrefois, si misérable peut-être, mais si belle et si libre.

—Pour moi, je ne suis pas de ton avis, répondit Hermosa, et je suis certaine que Raphaël ne pense pas autrement que je le fais.

—Tu as raison, Hermosa, fit Raphaël. Eh bien! continua-t-il en tressaillant, que diable ai-je donc? Un étourdissement!

—Tu as besoin d'air peut-être? fit observer Diégo.

—C'est possible.

—Ouvre la fenêtre, Hermosa.

Hermosa obéit en lançant un nouveau coup d'oeil à Diégo, qui laissa errer un sourire sur ses lèvres.

—Je me sens mieux! fit Raphaël en s'approchant de la fenêtre.

Diégo se leva, et passant son bras autour de la taille d'Hermosa, il se pencha vers elle comme pour lui baiser le cou, mais il lui dit à voix basse:

—Tu as vidé tout le flacon?

—Oui, répondit la femme.

—Per Bacco!

—C'est trop?

—C'est énorme!

—Alors?

—Alors ce sera plus tôt fini, voilà tout.

Et celle fois, il embrassa Hermosa au moment où Raphaël se retournait.

—Corps du Christ! s'écria celui-ci en les voyant dans les bras l'un de l'autre, quelle tendresse! quel amour! quelle passion! cela fait plaisir à voir!

—Eh! caro mio! répondit Diégo, n'as-tu pas aussi une belle compagne qui t'attend?

—Si fait! pardieu! ma jolie Yvonne! Je n'y songeais plus.

—Peste! quelle indifférence pour un amoureux!

—Eh! c'est la faute de ce vin de Syracuse! Il me produit ce soir un effet étrange; à tous moments j'ai des éblouissements. Il me semble que le plancher vacille sous mes pieds.

—Tu as la tête faible!

—Tu sais bien le contraire.

—Alors c'est une mauvaise disposition passagère!

—C'est possible. En attendant, j'ai laissé, je crois, à la belle enfant, tout le temps nécessaire pour mûrir mes paroles. Corpo di Bacco! j'ai dans l'idée que je vais la trouver docile comme une fiancée, et amoureuse comme une courtisane romaine!

—Tu vas à la cellule?

—De ce pas, mio caro.

Et Raphaël se dirigea vers la porte; mais à moitié chemin, il chancela, fit un effort pour se soutenir et tomba sur une chaise. Diégo suivait tous ses mouvements de l'oeil du tigre qui veille sur sa proie.

Hermosa, indifférente à ce qui se passait autour d'elle, trempait le petit doigt de sa main mignonne dans son verre à demi rempli et s'amusait à laisser tomber sur la nappe, déjà maculée, les gouttelettes brillantes du vin liquoreux que les rayons des bougies transformaient en perles orangées. Tandis que sa main droite se livrait à cet innocent exercice, la gauche s'approchait, en se jouant, du flacon qu'avait aux trois quarts vidé Raphaël. Agitant doucement la tête, elle lança un regard autour d'elle. Diégo lui tournait le dos, Raphaël avait la main sur ses yeux. Alors la belle figure de l'Italienne prit une expression sauvage et épouvantable: ses doigts fiévreux saisirent le flacon et l'attirèrent à la place de celui appartenant au comte de Fougueray. Puis une idée nouvelle lui traversa sans doute l'esprit, car ses traits se détendirent, et elle remit la bouteille devant le couvert de Raphaël. Les deux hommes n'avaient rien vu.

Diégo paraissait absorbé plus que jamais dans la contemplation de son compagnon, et celui-ci, pâle et la bouche crispée, était incapable de voir ni d'entendre. Le poison opérait rapidement, car la physionomie du chevalier se décomposait à vue d'oeil.

Cependant le malaise parut se dissiper un peu. Raphaël respira bruyamment, et, se relevant, essaya de gagner la porte; mais une nouvelle faiblesse s'empara de lui et le fit retomber sur un siège. Il passa la main sur son front humide de sueur.

—Oh! murmura-t-il, j'ai la poitrine qui me brûle!

—Veux-tu boire? demanda Diégo.

Raphaël ne répondit pas. Diégo s'avança vers la table, prit un verre qu'il remplit encore de syracuse, et le présenta à Raphaël. Celui-ci tendit la main et leva les yeux sur son compagnon. Puis une pensée subite illumina sa physionomie cadavéreuse. Il ouvrit démesurément les yeux, se redressa vivement en repoussant le verre, et saisissant le bras de Diégo:

—Pourquoi nous as-tu fait donner à chacun un flacon séparé de syracuse? demanda-t-il d'une voix rauque. Pourquoi n'as-tu pas bu dans le mien?

—Quelle diable de folie me contes-tu là? répondit Diégo en souriant avec calme.

Mais Raphaël se précipitant vers la table, prit son verre, vida dedans ce qui restait du breuvage empoisonné placé devant lui, et l'offrant à Diégo:

—Bois! lui dit-il.

—Je n'ai pas soif! répondit le comte.

—Bois, te dis-je, je le veux!

—Au diable!

Et Diégo, d'un revers de main, fit voler le verre à l'autre bout de la pièce.

—Ah! s'écria Raphaël dont l'expression de la physionomie devint effrayante. Ah! tu m'as empoisonné!

—Tu es fou, Raphaël! ne suis-je pas ton ami?

—Tu m'as empoisonné! Le flacon? où est le flacon que Cavaccioli t'a donné?

—C'est Hermosa qui l'a.

—Où est-il? Je veux le voir!

—Pourquoi faire?

—Ah! je souffre! je ne vois plus! je brûle! s'écria Raphaël en se tordant dans des convulsions horribles.

—Que faut-il faire? demanda Hermosa à Diégo.

—Attendre! cela ne sera pas long!

—Tu vois bien que tu m'as empoisonné! s'écria Raphaël, qui, avec cette perception mystérieuse des sens qui résulte en général de l'absorption d'un poison végétal, avait entendu ces paroles. Tu m'as empoisonné! continua-t-il en tirant son poignard; mais nous allons mourir ensemble!

Et Raphaël essaya de s'élancer sur Diégo, mais un nouvel éblouissement la cloua à la même place. Hermosa s'était rapprochée de la porte.

—Va-t'en! lui dit vivement Diégo, va-t'en! et empêche Jasmin de pénétrer jusqu'ici.

Hermosa obéit avec un empressement visible.

—Si Raphaël pouvait le tuer avant de mourir! murmura-t-elle en entrant dans une pièce voisine.

Là, s'agenouillant sur un prie-Dieu:

—Sainte madone! exaucez ma prière! dit-elle avec onction; je promets une robe de dentelle à la vierge de Reggio!

Raphaël s'était relevé. Rassemblant ses forces, et soutenu par la suprême énergie du désespoir, par le désir de la vengeance, par la volonté d'entraîner avec lui son meurtrier dans la tombe, il marcha vers Diégo. Celui-ci connaissait trop la violence du poison qu'il avait fait prendre à Raphaël pour douter de son efficacité. Aussi ne cherchait-il qu'à gagner du temps.

Alors commença entre ces deux hommes un combat horrible à voir. L'un fuyait en se faisant un rempart de chaque meuble. L'autre, pâle, haletant, se soutenant à peine trébuchant devant chaque obstacle, essayait en vain d'atteindre son ennemi.

Le silence le plus profond régnait dans la pièce. On entendait seulement la respiration de chacun, l'une sifflante avec bruit, l'autre égale et sonore.

Diégo renversa avec intention les candélabres placés sur la table encore toute servie. L'obscurité ajouta à l'horreur de la situation. Devinant que son adversaire n'avait renversé les flambeaux que pour gagner plus facilement la porte de sortie et fuir, Raphaël s'appuya immobile contre le chambranle, serrant le manche de son poignard entre ses doigts humides et crispés.

Diégo fit quelques pas, se tenant toujours sur la défensive. Il avait pris sur la table un long couteau à lame courte et acérée qui avait servi à trancher un magnifique jambon de Westphalie. N'entendant Raphaël faire aucun mouvement, il le crut évanoui de nouveau. Alors il se dirigea rapidement vers la porte. Sa main, étendue, rencontra celle de son ennemi.

—Enfin! s'écria Raphaël en levant son poignard.

Et d'un bras encore assez ferme il frappa. Diégo, avec une présence d'esprit qui indiquait un sang-froid remarquable, se baissa vivement. Raphaël frappa dans le vide.

Alors Diégo, se relevant, saisit son adversaire dans ses bras, le souleva de terre et le renversa sur la dalle. Puis, entr'ouvrant vivement la porte, il s'élança en la retirant à lui. La clef, placée extérieurement, lui permit de la refermer. Une fois dans le corridor, il respira. Hermosa était en face de lui.

—Eh bien? demanda-t-elle.

—Il va mourir! répondit Diégo.

—Quoi! ce n'est pas encore fini?

—Je ne voulais pas répandre son sang.

—Parce qu'il avait été ton compagnon?

Diégo haussa les épaules.

—Non! dit-il, mais pour que Jasmin puisse croire à ce que nous dirons lorsque nous lui parlerons de cette mort subite.

A travers l'épaisseur de la boiserie de la porte, on entendait Raphaël blasphèmer. Seulement les blasphèmes étaient interrompus de temps à autre par un râle d'agonie.

—Maintenant, rentre chez toi! dit Diégo à Hermosa.

—Tu ne viens pas?

—Non!

—Où vas-tu donc?

—A la cellule de l'abbesse.

—Trouver la Bretonne?

—Oui.

—Pourquoi faire?

—Pour savoir si, elle aussi, elle est morte.

Hermosa fixa sur son interlocuteur son grand oeil noir pénétrant.

—Diégo! fit-elle.

—Hermosa? répondit tranquillement le comte en soutenant sans trouble le regard de sa compagne.

—Diégo! tu m'as dit que cette jeune fille t'était indifférente?

—Oui.

—Tu as menti!

—Hermosa!

—Tu as menti! te dis-je.

—Mais, je te jure...

—Allons-donc! interrompit Hermosa avec dédain, crois-tu donc que je t'aime encore assez pour être jalouse?

—Eh bien, alors?

—Je veux que tu me dises la vérité.

—Je te l'ai dite.

—Très-bien; je vais alors aller moi-même dans la cellule, et comme cette jeune fille nous est inutile...

—Après? dit Diégo en voyant qu'elle n'achevait pas sa pensée.

—Il reste encore quelques gouttes au fond du flacon, continua-t-elle froidement.

Diégo fit un geste violent d'impatience. Hermosa se rapprocha de lui.

—Avoue-donc! dit-elle.

—Eh! quand cela serait? que t'importe?

—Il m'importe qu'avant toute chose je veux que nous partagions ce que vous avez rapporté du château de Loc-Ronan.

—Morbleu! que ne le disais-tu plus tôt?

Et Diégo entraîna rapidement Hermosa dans une chambre voisine. On entendait toujours le râle et les blasphèmes de Raphaël qui lacérait la boiserie de la porte avec la pointe de son poignard. A l'aide d'un briquet qu'il portait constamment sur lui, le malheureux avait encore eu la force de faire jaillir la lumière et de rallumer une bougie. Il espérait pouvoir démonter les gonds de la porte et joindre alors son ennemi, mais sa main vacillante frappait la boiserie et non le fer.

Diégo se dirigea vers un énorme coffre placé dans un des angles de la pièce dont Hermosa avait fait sa retraite. Ce coffre était doublé en fer et avait servi sans doute à renfermer les trésors du couvent. Les religieuses avaient fui si promptement qu'elles n'en avaient pas emporté les clefs. Lorsque le comte de Fougueray était arrivé dans l'abbaye, le coffre était ouvert et vide. C'était là qu'avec Raphaël ils avaient déposé l'or, les bijoux et les papiers arrachés à Jocelyn.

Diégo ouvrit le coffre. Il allait procéder au partage, lorsque Hermosa lui posa la main sur l'épaule.

—Attends! dit-elle.

Diégo la regarda étonné.

—Qu'est-ce donc? demanda-t-il.

—J'ai à te parler.

—Plus tard!

—De suite!

—Fais vite en ce cas.

—Cette demande de partage, mon cher, est un prétexte, dit Hermosa en souriant. Je n'ai pas peur que tu me trompes jamais; car nous avons trop besoin l'un de l'autre pour que tu songes à faire de moi ton ennemie. Ne t'impatiente pas! Si tout à l'heure j'avais voulu t'amener ici pour causer, tu aurais refusé! Je connais ton caractère gai et j'ai suivant mes appréciations. Maintenant que nous sommes seuls, oublie un moment la belle Yvonne, tu as trop d'esprit, et tu n'es plus assez jeune pour sacrifier ton intérêt à l'amour. Or, il s'agit de notre fortune, Diégo! de notre fortune que la mort de Philippe nous a enlevée tout à coup, et qu'il dépend de moi de nous rendre! Ah! tu es devenu attentif? Tu m'écoutes, maintenant!

—Sans doute! tu m'intrigues énormément. Parle vite.

—Oh! mon projet sera court à expliquer.

—Je t'écoute.

—La mort du marquis est tellement récente, continua Hermosa, qu'elle est à peine connue dans cette partie de la province, et que bien certainement on l'ignore à vingt lieues.

—Ceci est incontestable.

—Tu te rappelles, Diégo, lors de notre arrivée à Rennes, jadis ce que nous avons entendu dire de l'amour de Julie de Château-Giron pour Philippe de Loc-Ronan?

—On prétendait cet amour fort sérieux.

—Et l'on ne se trompait pas! Ce qui a déterminé la nouvelle marquise à prendre le voile a été la pensée de rendre le repos à son époux, croyant le mettre ainsi à l'abri de nos poursuites. Tu avoueras qu'elle se sacrifiait. Or, une femme qui, jeune et jolie, renonce au monde pour l'amour d'un homme, cette femme-la, ferait à plus forte raison, le sacrifice de sa fortune pour assurer la tranquillité de ce même homme?

—Puissamment raisonné! interrompit Diégo.

—Julie de Château-Giron a perdu son père il y a quatre mois.

—Comment sais-tu cela?

—Que t'importe?

—Tu as donc des espions partout?

—Peut-être bien!

—Allons! tu es bien décidément d'une force remarquable! dit Diégo en baisant la main de sa compagne.

Il avait entièrement oublié Yvonne.




XIII

LES PROJETS D'HERMOSA.

—Tu disais donc, reprit Diégo après quelques instants, que Julie de Château-Giron avait perdu son père il y a quatre mois?

-Oui.

—Mais elle était fille unique, si j'ai bonne mémoire?

—En effet, tu ne te trompes pas.

—Alors elle a hérité?...

—De trois millions environ.

—Elle les a donnés à sa communauté? demanda vivement Diégo.

—Non.

-Qu'en a-t-elle fait?

—Elle a donné cinq cent mille livres au couvent dans lequel elle résidait, et dont j'ignore le nom.

—Et le reste?

—Le reste, c'est-à-dire deux millions cinq cent mille livres, est demeuré à Rennes entre les mains de son notaire.

—Qu'en fera-t-elle?

—Elle veut en disposer en faveur du marquis.

—Qui t'a donné tous ces détails?

—L'intendant de la Bretagne qui a été destitué dernièrement.

—C'est donc cela que tu le recevais si fréquemment à Paris? fit Diégo avec un sourire.

—Sans doute.

—Alors, tu es certaine de ce que tu me dis?

—J'en réponds!

—Et que conclus-tu?

—Tu ne devines pas?

—Pas précisément, je l'avoue.

—Je te croyais de l'esprit.

—Suppose que j'en manque, et explique-toi.

—C'est bien simple.

—Mais, encore, qu'est-ce que c'est?

—Il faut d'abord connaître le nom du couvent où s'est retirée Julie.

—Nous saurons cela facilement à Rennes, dit Diégo. Au pis-aller, nous interrogerions le notaire lui-même sous un prétexte quelconque. Bref, je m'en charge! Après?

—Tu dois te faire une idée de la terreur qu'inspirent seulement nos noms à la marquise?

—Parbleu!

—Tu avoueras aussi qu'elle doit ignorer encore la mort de son époux?

—Je le crois.

—Donc, tu iras la trouver hardiment.

—Bien; j'irai.

—Tu demanderas à lui parler en particulier. Au besoin, j'obtiendrai la permission.

—Ensuite?

—Tu lui diras que nous sommes décidés à faire un éclat...

—Si elle n'abandonne pas entre nos mains les deux millions cinq cent mille livres? interrompit Diégo.

—Précisément.

—Elle les abandonnera, Hermosa; elle les abandonnera!

Et Diégo marcha avec agitation dans la chambre en se frottant les mains avec joie.

—Admirable! s'écria-t-il tout à coup en s'arrêtant devant sa compagne, admirable! Tu es un génie!

—Tu approuves mon projet?

—Je le trouve sublime.

—Et tu le mettras à exécution?

—Sur l'heure!

—Donc nous partons?

—Cette nuit même!

—Et la Bretonne? demanda Hermosa avec coquetterie.

Le comte la prit dans ses bras.

—Tu sais bien que je n'aime que toi! dit-il.

—Alors, reprit Hermosa en désignant le flacon qu'elle tenait dans sa main droite, alors finissons-en. Ne laissons personne ici. Raphaël doit être mort; qu'Yvonne meure aussi.

—Soit! répondit Diégo après un moment de réflexion; mais va seule et présente lui le breuvage toi-même! je ne veux pas la voir.

Hermosa sortit rapidement. Diégo, alors, s'occupa de refermer le coffre. Il achevait à peine que Jasmin parut discrètement sur le seuil de la porte.

—Que veux-tu? demanda le comte.

—Faut-il desservir? répondit le valet.

—Inutile; nous n'avons pas le temps; aide-moi à descendre cette caisse, nous la chargerons sur le cheval du chevalier. Ah! à propos du chevalier, continua-t-il après un moment de silence, tu sais qu'il s'occupait de politique?

—Je le crois, monseigneur.

—Eh bien! il est urgent que l'on ignore où il est.

—M. le chevalier est donc parti?

—Oui.

—Je ne l'ai pas vu.

—Il a passé par les souterrains.

Jasmin avait chargé le coffre sur ses épaules et descendait aidé par le comte. Ils l'attachèrent solidement sur la croupe d'un cheval que Jasmin devait mener en main. Lorsqu'ils eurent terminé, le comte ordonna au valet de l'attendre dans la cour, et tirant une bourse de sa poche:

—Tiens! dit-il en la lui remettant, sois toujours discret sur tout ce que tu vois et entends.

Jasmin s'inclina et le comte remonta vivement. Au sommet de l'escalier il rencontra Hermosa. Celle-ci était un peu pâle.

—Qu'as-tu? demanda Diégo.

—Suis-moi! répondit-elle.

Hermosa saisit la main de Diégo et l'entraîna vivement vers la cellule de l'abbesse.

—Entre! dit-elle en se rangeant pour lui faire place.

Diégo pénétra dans la pièce éclairée par un candélabre qu'Hermosa y avait apporté. La cellule était déserte. Diégo la parcourut rapidement du regard.

—Où est la jeune fille? fit-il brusquement.

—J'allais te le demander! répondit froidement Hermosa.

—A moi?

—A toi-même!

—Mais elle doit être ici?

—Regarde!

—Qu'est-ce que cela signifie, Hermosa?

—Cela signifie, Diégo, que tu as probablement pris tes mesures d'avance et que tu as fait évader la belle enfant. C'est ce qui m'explique ta facilité de tout à l'heure.

—Sang du Christ! j'ignore ce que tu veux dire!

—Tu le jurerais?

—Sur mon honneur!

—Mauvaise garantie.

—Hermosa!

—Je dis mauvaise garantie! répéta l'Italienne.

—Par tous les démons de l'enfer et sur ma damnation éternelle! s'écria Diégo, je te fais serment que je ne comprends pas tes paroles.

Il parlait avec un tel accent de vérité, qu'Hermosa fut convaincue.

—Mais alors où est-elle?

—Le sais-je!

—Raphaël l'aurait-il rendue à la liberté?

—Impossible! Rappelle-toi qu'après souper il voulait aller auprès d'elle, lorsque... l'accident est arrivé.

—Par quel moyen a-t-elle donc pu sortir d'ici?

—Cherchons! dit vivement Diégo.

Et tous deux se mirent à explorer la cellule, sondant les murailles et les dalles du plancher. Partout le son était mat et attestait l'épaisseur. Aucun indice ne pouvait leur révéler la vérité.

—Que faire? dit Hermosa en s'arrêtant.

—Nous n'avons pas à hésiter! répondit vivement Diégo. Yvonne a pris la fuite par un moyen que nous ignorons.

—Après?

—Une fois hors d'ici, elle ira implorer du secours, et peut-être même ramènera-t-elle les paysans des environs.

—C'est probable.

—On nous trouvera tous deux, et l'on découvrira la cadavre de Raphaël. Or, si la justice met le nez dans nos affaires, nous ne savons pas où cela peut nous mener. Fuyons donc au plus vite, si nous en avons encore le temps.

—Nous irons à Rennes?

—Oui, mais allons à Brest d'abord, et demain, sans plus tarder, nous nous embarquerons pour gagner Nantes ou Saint-Malo.

—Si tu t'assurais avant tout que Raphaël est bien mort?

—Inutile! la dose était trop violente pour qu'elle ne l'ait pas déjà tué. Nous pourrions voir recommencer une scène qui nous retarderait et mettrait forcément Jasmin dans notre confidence, ce qui nous gênerait très-certainement un jour.

—Tu as raison.

—Où est Henrique?

—Il dort.

—Réveille-le promptement et descends. Je t'attends en bas.

—Va; je te suis.

Hermosa courut vers la chambre où reposait son fils. Diégo descendit dans la cour. Les chevaux étaient bridés. Jasmin, tenant les rênes réunies dans sa main droite, attendait au pied de l'escalier. Le ciel était pur. Des myriades de diamants étincelants étaient semés sur l'horizon à la teinte bleue foncée. Quelques nuages blancs s'élevaient gracieusement et enveloppaient au passage la blanche Phébé dans un brouillard semblable à une gaze diaphane.

Diégo frappait sa botte molle du manche de son fouet. Enfin Hermosa parut. Elle tenait son fils par la main. Diégo souleva dans ses bras l'enfant mal réveillé et le jeta sur le cou du cheval qui lui était destiné. Puis, se retournant vers sa compagne, il lui tendit sa main ouverte en se baissant un peu. Hermosa releva sa jupe, appuya sur la main de Diégo un pied fort élégamment chaussé et assez mignon pour celui d'une Italienne, et s'élança en selle en écuyère habile. Diégo enfourcha alors sa monture, prit Henrique entre ses bras, et, appelant le domestique:

—Jasmin, dit-il.

—Monsieur le comte?

—Attache à ton bras la bride du cheval de main et prends la tête.

—Quelle route, monsieur?

—Celle de Brest.

Et Jasmin, sur cette réponse, piqua en avant, tenant soigneusement les rênes du cheval sur lequel il avait placé le coffre. Hermosa et Diégo le suivirent.

Ils ne pouvaient pas songer, à cause de leurs montures, à traverser les champs de genêts. Il fallait suivre la route. Or, cette route conduisait précisément dans la direction qu'avaient prise le marquis de Loc-Ronan, Julie, et Jocelyn une demi-heure auparavant pour se rendre auprès de la vieille fermière.

—Diégo, dit tout à coup Hermosa, si au lieu de gagner Brest, où nous n'arriverons que demain, nous nous dirigions vers Audierne, où nous pourrions être facilement en moins d'une heure?

—Crois-tu que nous trouvions à nous embarquer?

—Sans aucun doute! Avec de l'argent ne trouve-t-on pas tout ce que l'on veut?

—Alors, fit Diégo, piquons vers Audierne.

Et il transmit l'ordre à Jasmin qui, arrivé à un endroit où la route se bifurquait, continua de courir en ligne droite, au lieu de suivre le chemin qui conduisait à Brest.

—Tu as eu une excellente inspiration, reprit Diégo en se penchant vers sa compagne.

—Certes! répondit celle-ci. Nous ne saurions être trop tôt à l'abri des recherches que va provoquer Yvonne d'une part, en racontant ce qu'elle sait, et de l'autre le cadavre de Raphaël que l'on trouvera dans la chambre.

—Puis nous ne saurions trop nous presser également d'arriver à Rennes.

—Ah! les deux millions te tiennent au coeur.

—Énormément!

—J'en suis fort aise.

—Pourquoi?

—Parce que tu es habile, Diégo, et que, si tu emploies dans cette affaire tout le génie d'intrigue dont le ciel t'a si amplement pourvu, nous réussirons.

—Je n'en doute pas, belle Hermosa.

Et tous deux activèrent encore les allures rapides de leurs chevaux. Ainsi qu'Hermosa l'avait dit, en moins d'une heure ils aperçurent les premières maisons de la petite ville maritime. Ils étaient alors au sommet d'une colline.

—Demeure ici avec Henrique et Jasmin, fit Diégo en s'adressant à Hermosa. Le galop de nos chevaux au milieu du silence de la nuit pourrait éveiller l'attention des habitants d'Audierne. Je vais aller frapper seul à la porte d'un pêcheur et obtenir de gré ou de force qu'il nous embarque sur l'heure.

—Voici précisément un canot qui rentre au port, répondit Hermosa en désignant du geste le rivage sur lequel venaient doucement mourir les vagues.

Diégo regarda attentivement.

—Tu te trompes, dit-il, c'est une barque qui gagne la haute mer.

—Peux-tu distinguer ce qu'elle contient?

—Oui, quatre personnes.

—Y a-t-il une femme parmi ces gens?

—Attends!

Diégo posa la main sur ses yeux pour concentrer leurs rayons visuels.

—Oui... oui, répondit-il vivement; je distingue une coiffe blanche.

—Si c'était Yvonne?

—Que nous importe, maintenant!

—Nous pourrions peut-être gagner de vitesse sur cette embarcation. Elle n'est montée que par trois hommes: prends-en six, paie sans marchander, et assurons-nous le silence de cette jeune fille; si quelquefois nous étions forcés par les circonstances de revenir plus tard dans ce pays.

—Tu as raison.

—Hâte-toi donc.

—Je pars.

Diégo lança son cheval au galop. Au moment où il disparaissait, une chouette fit entendre dans les genêts qui bordaient la route son cri triste et sauvage, Hermosa n'y fit aucune attention. Ses yeux étaient fixés sur la barque qui gagnait la haute mer et sur Diégo qui courait vers Audierne. Un second cri pareil au premier retentit de nouveau, mais de l'autre côté du chemin. Puis un troisième lui succéda, et si l'Italienne eût regardé à droite ou à gauche au lieu de regarder en avant, elle eût vu l'extrémité des genêts s'agiter avec un mouvement imperceptible.

Tout à coup deux coups de feu retentirent. Le cheval que montait Jasmin fit un écart et s'abattit. Hermosa sentit le sien trembler sous elle; avant qu'elle eût pu le relever de la main, l'animal roula sur la route en l'entraînant avec lui. Le cheval que Jasmin conduisait, se sentant libre, et effrayé par les coups de feu, bondit dans les genêts, mais une main de fer le saisit à la bride tandis qu'un couteau à lame large lui ouvrait le flanc. L'animal hennit de douleur, se cabra et tomba à son tour.


Pendant ce temps, Diégo frappait à la porte d'un pêcheur, et le contraignait à se relever, faisant marché avec lui pour qu'il armât sa barque et qu'il engageât quelques camarades. L'Italien était trop rusé pour parler de ses intentions de poursuivre le canot qu'il avait aperçu. Une fois en mer, il se flattait de faire faire aux matelots ce qu'il jugerait convenable. Le pêcheur promit que l'embarcation serait parée avant que dix minutes se fussent écoulées, et que les autres marins seraient à bord dans ce court espace de temps.

Diégo lui jeta quelques louis, et reprit la route qu'il venait de parcourir, afin d'aller chercher Hermosa, Henrique et Jasmin. Il avait déjà gravi la colline, lorsque son cheval s'arrêta tellement court que le cavalier faillit être lancé à terre. Diégo irrité enfonça ses éperons dans le ventre de sa monture; mais le cheval, refusant d'avancer, pointa et se défendit.

—Qu'y a-t-il donc sur la route? murmura l'Italien en se rendant maître de l'animal effrayé.

Et il se pencha en avant fixant ses regards sur le sol.

—Un cheval mort! s'écria-t-il; le cheval d'Hermosa! Corps du Christ! qu'est-ce que cela veut dire?

Saisissant ses pistolets, il sauta vivement à terre. Trois pas plus loin, il rencontra la monture de Jasmin. Enfin, à moitié caché par les genêts, il aperçut le cheval porteur du trésor qui se débattait encore dans les convulsions de l'agonie et inondait la terre du sang qui coulait en abondance de sa blessure. Mais Jasmin, Henrique et Hermosa avaient disparu.

Rendons justice à Diégo, il courut tout d'abord au cheval auquel il avait confié le fameux coffre. La précieuse caisse était toujours attachée sur la croupe de l'animal. Diégo poussa un cri de joie suivi bientôt d'un hideux blasphème. Il venait d'ouvrir le coffre et l'avait trouvé vide.

—Saint Janvier soit maudit! hurla-t-il en patois napolitain. La misérable m'a joué! Elle m'a envoyé à Audierne et son plan était fait d'avance. Elle était d'accord avec Jasmin!

Puis il s'arrêta tout à coup.

—Non, dit-il plus froidement, ils auraient fui avec les chevaux.

Un cri semblable à ceux qui avaient retenti aux oreilles de l'Italienne, un cri imitant à s'y méprendre celui de la chouette fit résonner les échos. Ainsi qu'Hermosa un quart d'heure auparavant, Diégo n'y prêta pas la moindre attention: il réfléchissait toujours, et se creusait de plus en plus la tête pour donner un motif raisonnable à la subite disparition de sa compagne, d'Henrique et de Jasmin, et à la mort des chevaux qui gisaient à ses pieds. Un second cri plus rapproché se fit entendre sans troubler davantage les pensées qui absorbaient le beau-frère du marquis de Loc-Ronan.

—Que diable peuvent-ils être devenus? s'écria-t-il en se frappant le front avec la paume de la main droite et en promenant autour de lui un regard interrogateur, comme s'il eût supposé que les arbres ou les genêts qui projetaient jusqu'à ses pieds leurs ombres noires eussent pu lui répondre.

Tout à coup il tressaillit et fit un pas en arrière. Son oeil venait de rencontrer le canon luisant d'un fusil passant au-dessus des genêts, et sur l'extrémité duquel se jouait un rayon de lune. Un troisième cri, semblable aux deux premiers, retentit derrière lui. Diégo pâlit, et saisissant la bride de son cheval, il sauta lestement en selle.

—Les royalistes! murmura-t-il en se courbant sur l'encolure de sa monture dans les flancs de laquelle il enfonça les molettes de ses éperons, les royalistes! Ce sont eux qui ont enlevé Hermosa!

Et il partit à fond de train en courbant plus que jamais la tête, car cinq à six balles vinrent siffler en même temps à ses oreilles. Aucune cependant ne l'atteignit.




XIV

LA POURSUITE.

On n'a pas oublié, que le soir même où eut lieu l'enlèvement d'Yvonne, ce soir où les gendarmes livrèrent un combat aux paysans de Fouesnan qui s'opposaient à l'emprisonnement de leur recteur, Marcof, Keinec et Jahoua s'étaient mis tous trois en route pour suivre les traces du ravisseur de la jolie Bretonne. On se rappelle que le tailleur de Fouesnan avait révélé la conversation entendue par lui, conversation qui avait eu lieu entre le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy lorsqu'ils suivaient la route des falaises, et dans laquelle le nom de Carfor était revenu plusieurs fois à l'occasion d'un enlèvement projeté. Seulement le tailleur, n'ayant pas entendu prononcer celui d'Yvonne, n'avait pu rien prévoir. La coïncidence était tellement grande, que Marcof et Jahoua ne doutaient pas que le berger-sorcier ne fût un des principaux agents de la violence exercée envers la jeune fille. Keinec même, malgré l'ascendant que Carfor avait dû prendre sur lui, paraissait également convaincu. Mais il se souvenait aussi des paroles de Carfor. Yvonne, avait dit le berger, devait quitter le pays pour quelque temps, et, à son retour, devenir la femme de Keinec.

Cependant son premier mouvement avait été de se précipiter à la poursuite de celui qui emportait Yvonne sur le cou de son cheval. Évidemment la volonté de la jeune fille avait été violentée; évidemment on l'avait contrainte par surprise à s'éloigner du village. Donc, elle devait souffrir, et Keinec ne voulait pas qu'elle fût malheureuse. Il était résolu à forcer Carfor à lui indiquer l'endroit où il avait conduit la pauvre enfant. Puis, ainsi qu'il l'avait dit à Jahoua, Yvonne retrouvée, Yvonne rendue à son père, chacun des deux prétendants défendrait ses droits. Aussi, les trois hommes s'étaient-ils rapidement dirigés vers la crique de Penmarck.

Nous avons assisté à la courte conférence qui avait eu lieu entre Marcof et Jean Chouan, lequel lui avait annoncé que la Bretagne se soulevait en masse, et lui avait donné rendez-vous pour la nuit suivante en lui recommandant de prévenir les gars de Fouesnan de se rendre à la forêt voisine, et d'y conduire le vieux recteur. Marcof avait promis et Chouan s'était éloigné.

Alors les trois hommes s'étaient jetés dans une embarcation. Mais à quelques brasses de la côte, Marcof avait ordonné de revenir au Jean-Louis. Puis il avait laissé Keinec et Jahoua dans le canot, et il était monté lestement sur le pont de son lougre.

Il avait appelé un matelot et lui avait donné plusieurs ordres, entre autres celui de se rendre à Fouesnan, et d'engager les gars à suivre les avis de Jean Chouan dès la nuit même, afin de mettre le recteur et les plus compromis d'entre eux en sûreté. Ensuite il était descendu dans sa cabine. Il avait pris une bourse pleine d'or, trois carabines, des balles, de la poudre, trois haches d'abordage, et il était remonté. Deux secondes après il avait repris sa place dans le canot.

Keinec et Jahoua avaient armé chacun un aviron, et Marcof, tenant la barre, on avait poussé au large.

—Nageons vigoureusement, mes gars! dit le marin; souque ferme et avant partout.

—Tu mets le cap sur la baie des Trépassés? demanda Keinec.

-Oui.

—Nous allons chez Carfor? fit Jahoua à son tour.

—Sans doute!

Et les deux rameurs se courbant sur leur banc, la barque fendait la lame et voguait avec la rapidité de la flèche. Keinec et Jahoua avaient leurs bras nus jusqu'à l'épaule. Marcof contemplait en souriant les muscles saillants de ces membres vigoureux.

—Courage, mes gars! reprit-il. Nagez ferme; nous arriverons promptement. Seulement, faisons nos conditions d'avance. Pour mener à bien un projet quelconque, il faut se concerter et combiner ses actions. Nous faisons là une expédition dangereuse. Les brigands qui ont enlevé Yvonne doivent se douter qu'on se mettra à leur poursuite; donc ils sont sur leurs gardes. Il y va de la vie dans ce que nous entreprenons.

Les deux jeunes gens firent en même temps un geste de dédain.

—Ah! continua Marcof, je sais que vous êtes braves tous les deux, et que vous ne craignez pas la mort. Ce n'est pas là ce que je veux dire. Comprenez bien mes paroles: elles signifient que, là où il y a danger de perdre l'existence, le plus courageux doit raisonner le péril. Souvenez-vous que, si nous nous faisions tuer tous les trois, notre mort ne rendrait pas Yvonne à son père; et c'est là le but de notre expédition. Rappelez-vous encore, mes gars, que, pour bien combattre, il faut à une réunion d'hommes, quelque petite qu'elle soit, un chef à qui l'on obéisse. Voulez-vous me reconnaître pour chef?

—Sans doute! répondit vivement Jahoua.

—Et toi, Keinec?

—Tu fus toujours le mien, Marcof; je t'obéirai.

—Très-bien! Mais sachez qu'il me faut une obéissance passive.

Les deux jeunes gens firent un signe approbatif.

—Jurez! dit Marcof.

—Nous le jurons! répondirent-ils.

—Alors commencez par me raconter ce qui s'est passé entre vous ce soir.

Keinec et Jahoua se regardèrent.

—Parle d'abord, toi! commanda Marcof en s'adressant à Keinec.

—Eh bien! répondit le jeune homme en continuant à ramer avec vigueur, tu sais que je voulais tuer Jahoua?

—Oui.

—Je l'ai attendu ce soir sur la route de Penmarck.

—Après?

—J'ai tiré sur lui.

—Et tu l'as manqué? fit Marcof avec étonnement; car il connaissait l'adresse de Keinec.

—Non, répondit celui-ci en baissant la tête, ma carabine a fait long feu.

—Ainsi tu commettais un assassinat?

Keinec ne répondit pas.

—Tu tirais sur un homme sans défense, continua durement Marcof. Est-ce ainsi que je t'ai appris à combattre?

—Marcof!... fit Keinec humilié.

—Un assassinat, c'est une lâcheté!

—Marcof!

—Tais-toi! Si je supposais que tu eusses agi de toi-même je te jetterais à la mer plutôt que de te garder près de moi! Mais quelqu'un te poussait au crime! Qui t'a délivré, l'autre nuit, lorsque je t'avais garrotté et laissé dans les genêts? Parle!

Keinec garda le silence.

—Parleras-tu? s'écria Marcof d'un accent tellement impératif, que le jeune homme tressaillit.

—Carfor! répondit-il lentement.

—C'est lui qui t'excitait à tuer Jahoua?

—Oui.

—Que te disait-il pour te mener au crime?

—Que Jahoua mort, Yvonne serait à moi.

—Pauvre niais! fit Marcof. Tu ne t'apercevais donc pas qu'il te jouait?

Jahoua ne prononçait pas une parole; mais ses yeux expressifs lançaient des éclairs.

—Carfor est un infâme! continua le marin avec véhémence. C'est un lâche, un misérable, un traître! Sais-tu ce qu'il a dit il y a cinq jours? ce qu'il a dit dans cette grotte de la baie des Trépassés, ce qu'il a dit en présence de trois hommes qui se croyaient bien seuls avec lui?

—Je ne sais pas, murmura Keinec qui, devenu plus calme, se rendait compte de toute la honte de l'action qu'il avait failli commettre.

—Il a dit que par toi il saurait mes secrets.

—Par moi?

—Oui; qu'il ferait de toi un espion et un délateur.

—Il a dit cela?

—J'en suis sûr.

—Comment le sais-tu?

—Un homme, chargé par moi de l'épier sans relâche, a tout entendu. Malheureusement la conversation n'a pas eu lieu que dans la grotte, et il n'a pu surprendre les paroles prononcées en plein air. Oh! Carfor et ceux qui le font agir ne savent pas qu'ils sont dans une main de fer, et que cette main est en train de se refermer sur eux. Ils ignorent ce que nous pouvons, nous autres, qui restons fidèles à notre roi! Mais comprends-tu, Keinec, ce que l'on voulait faire de toi? On voulait te conduire à assassiner lâchement un homme que tu hais, mais qui est brave et loyal, et que tu devais combattre face à face. On voulait t'amener à trahir celui que tu nommes ton ami! S'il avait réussi, pauvre malheureux! il aurait rendu ton nom infâme et méprisable! Assassin, traître et délateur, tu aurais été repoussé par tous les coeurs honnêtes. Il exploitait ton amour. Il te promettait Yvonne, et il faisait enlever la jeune fille pour le compte de quelque misérable qui lui payait largement sa complaisance. Il se servait de toi comme d'une machine inintelligente qu'il aurait peut-être désavouée plus tard. Dis, Keinec, comprends-tu?

Tandis que Marcof parlait, le jeune homme, pâle et les yeux baissés, écoutait en silence. Sa physionomie reflétait les sentiments tumultueux qui s'agitaient en lui. Quand Marcof eut achevé, il releva lentement la tête.

—Jure-moi que tout cela est vrai? fit-il

—Je te le jure sur mon honneur, et tu sais que je n'ai jamais menti!

Keinec, soutenant d'une main son aviron, se souleva sur son banc. Ses traits décomposés par la colère, offraient une expression de férocité effrayante.

—Eh bien! dit-il enfin en accentuant fortement ses paroles, moi aussi je fais un serment! Je jure devant Dieu et devant vous que Carfor souffrira toutes les tortures qu'il m'a fait souffrir! Je jure de verser son sang goutte à goutte! Je jure de hacher son corps en morceaux et de disperser ces morceaux sur le rivage, pour qu'ils soient dévorés par les oiseaux de proie!

—Je retiens ton serment, répondit Marcof; mais souviens-toi de celui que tu as prononcé tout à l'heure. Tu me dois avant tout obéissance, et tu n'agiras librement envers Carfor que lorsque je t'aurai délié moi-même. Jusque-là cet homme m'appartient.

—Oui! répondit sourdement Keinec.

Un moment de silence régna dans la barque.

—Et lorsque tu as eu manqué Jahoua, reprit Marcof, que s'est-il passé?

—Je me suis élancé sur lui, dit le fermier; nous avons combattu quelque temps sans trop d'avantage marqué. Enfin le cheval qui emportait Yvonne a passé; nous l'avons entendu, et comme il nous est venu à tous deux la même pensée, nous nous sommes arrêtés.

—Vous avez reconnu la jeune fille?

—Il nous a semblé reconnaître sa voix. Moi, j'ai couru au village, et Keinec a couru après le cheval. Seulement nous étions convenus tous deux que nous nous rejoindrions au lever du jour.

—Bien! fit Marcof. Maintenant, écoutez-moi. Vous êtes deux gars braves et vigoureux. A nous trois nous ne craindrions pas une dizaine d'hommes, surtout bien armés comme nous le sommes. Keinec, tu vas dire à Jahoua que tu as regret de ce que tu as fait ou tenté de faire envers lui. Allons! parle sans mauvaise grâce. Songe que tu as failli commettre une mauvaise action et que tu dois la réparer.

—Je le reconnais, dit Keinec avec noblesse; je demande pardon à Jahoua, et je te suis reconnaissant, Marcof, d'avoir réveillé dans mon coeur des sentiments dignes de moi!

—Bravo! mon gars. Donne-moi la main. Keinec serra vivement la main que lui tendait Marcof; puis, se retournant vers Jahoua:

—Me pardonnes-tu? lui dit-il.

—Certes! répondit le brave fermier. Puisque tu ne m'as pas tué, je ne dois pas te garder rancune. Si tu veux même me donner la main, voici la mienne, à condition que, dès que nous aurons ramené Yvonne à Fouesnan, nous reprendrons la conversation où nous l'avons laissée.

—Convenu, Jahoua! Jusque-là, combattons ensemble pour sauver celle que nous aimons. Soyons-nous fidèles l'un à l'autre. Qui sait? peut-être qu'une balle ou un coup de poignard des misérables que nous allons chercher simplifiera la situation.

—C'est tout de même possible, Keinec!

Et les deux ennemis se donnèrent la main. Keinec n'était plus le même: sous l'influence du coeur loyal de Marcof, sa loyauté était revenue. Il se repentait sincèrement des horribles projets qu'avait fait naître Carfor, et s'il était toujours décidé à tuer son rival, désormais il ne le ferait qu'en adversaire loyal. Il avait hâte de se trouver en face du berger et de lui faire payer la honte qui venait de faire rougir son front.

Marcof aimait sincèrement Keinec. Il suivait attentivement sur sa physionomie les sensations diverses qui s'y reflétaient. Heureux d'avoir ramené dans le sentier de l'honneur le jeune homme qui avait été près de s'en écarter en commettant un crime, il espérait trouver plus tard un moyen de s'opposer au combat projeté. Au reste, il ne blâmait pas cette manière de terminer les choses; mais sans savoir encore précisément ce qu'il ferait, il songeait à empêcher l'effusion du sang.

—Après tout, murmura-t-il, Keinec a peut-être raison: une balle ou un coup de poignard peuvent trancher la difficulté.

Le canot avançait rapidement. Déjà on apercevait le promontoire qui fermait d'un côté la baie des Trépassés. Marcof, gouvernant au milieu des récifs, longeait la côte pour tenir son embarcation dans la masse d'ombre projetée par les falaises. Peu à peu ses pensées l'absorbèrent complètement.

En se mettant à la poursuite des ravisseurs d'Yvonne, le marin agissait sous l'influence d'un triple sentiment. Il avait lu attentivement les papiers qu'il avait trouvés dans l'armoire de fer du château de Loc-Ronan. Ces papiers, écrits entièrement de la main de Philippe, contenaient le récit exact de ces deux mariages successifs, et des douleurs sans nombre qui avaient suivi le premier.

Marcof pensait que ces deux hommes, signalés par le tailleur, lequel, nous le savons, était un espion royaliste, que ces deux hommes qui avaient rôdé autour du château, qui avaient été à la grotte de Carfor, qui, le jour même de l'annonce de la mort du marquis avaient disparu du pays, pouvaient bien être les deux frères de la première femme de Philippe. On comprend tout ce que Marcof était disposé à faire pour s'assurer de la véracité de ces pensées et pour se mettre à la poursuite des misérables. Donc, au désir de sauver Yvonne et de la ramener à son père, se joignait d'abord celui d'éclaircir ses soupçons à l'endroit des deux hommes indiqués par le tailleur; puis enfin celui non moins grand de contraindre Carfor, par quelque moyen que ce fût, à lui révéler les secrets des agents de la révolution.

S'il avait insisté auprès de Keinec et de Jahoua pour qu'une sorte de réconciliation eût lieu entre eux, s'il avait parlé au premier comme il avait fait, c'est qu'avant d'arriver en face du berger, il voulait que Keinec ne s'opposât à rien de ce que lui, Marcof, voudrait faire, et qu'il désirait être certain qu'aucune mauvaise pensée ne germerait dans l'esprit des deux rivaux, et ne viendrait ainsi entraver ses projets. Certain d'avoir réussi auprès des jeunes gens, à la loyauté desquels il pouvait se fier, il attendait avec impatience le moment où il aborderait dans la baie.

Longeant le promontoire pour rester toujours dans l'ombre, il recommanda à ses compagnons de ramer silencieusement. Tous deux obéirent. Les avirons, maniés par des bras habiles, s'enfonçaient dans la mer sans faire jaillir une seule goutte d'eau et sans provoquer le moindre bruit. Le canot doubla ainsi la pointe du promontoire.

La lune, se dévoilant tout à coup, éclairait la baie dans toute sa largeur. Il était donc inutile de prendre les mêmes précautions, car l'oeil pouvait facilement distinguer au loin le canot qui se dirigeait vers la terre. Aussi Marcof quitta-t-il la côte qui, en la suivant, aurait augmenté la longueur du parcours, et gouverna droit vers le centre de la baie.

—Nagez, mes gars, répéta-t-il.

Et les deux rameurs appuyant sur les avirons oubliaient la fatigue à la vue de la terre. Keinec tourna la tête.

—Il y a un feu sur la grève! dit-il.

—Un feu qui s'éteint! répondit Marcof.

—Qu'est-ce que cela signifie? demanda Jahoua.

—Cela signifie, selon toute probabilité, que Carfor, n'attendant personne à cette heure, s'est retiré dans sa grotte.

—Ou qu'il n'y est pas encore, fit observer Keinec.

—C'est ce que nous allons voir, dit Marcof. En tous cas, nous approchons; de la prudence! Jahoua, quitte ta rame et donne-la à Keinec. Bien! Maintenant étends-toi au fond du canot; là, comme je le fais moi-même... que Carfor ne puisse voir qu'un seul homme. Et toi, Keinec, lève la tête, mets-toi en lumière. Le brigand, en te reconnaissant, s'il était caché dans quelque crevasse, ne se défiera pas.

Et Marcof, mettant ses paroles à exécution, baissa la tête de façon que le bordage de la barque le cachât complètement. Jahoua demeurait immobile, étendu aux pieds de Keinec.

Le canot glissait doucement sur les flots calmes aux reflets sombres. Le silence de la nuit n'était troublé que par le cri du milan ou celui de l'orfraie perchés sur les rocs qui enfermaient la baie, et par le bruit que faisaient de temps à autres les marsouins que les rames de Keinec dérangeaient dans leur sommeil, et qui, bondissant sur la vague, plongeaient en faisant jaillir l'écume blanchâtre.




XV

LA CHOUANNERIE.

—Ainsi, nous voici dans la baie des Trépassés! dit Jahoua à voix basse et en répondant à ses pensées secrètes.

Le fermier regardait autour de lui avec une sorte d'attention mêlée de crainte superstitieuse.

—Oui, répondit Marcof. Mais ne t'effraye pas, Jahoua, nous allons accomplir une bonne action, et s'il est vrai que les âmes des morts errent autour de notre canot, aucune ne doit chercher à nous nuire.

—Oh! fit le fermier, je n'ai peur ni des morts ni des vivants quand il s'agit d'Yvonne.

—Jahoua, interrompit brusquement Keinec, je crois que nous devons nous abstenir tous deux de parler de notre amour.

—C'est vrai, répondit Jahoua, tu as raison; ne songeons qu'à arracher la jeune fille à ceux qui l'ont enlevée.

—Laisse aller! ordonna Marcof.

Keinec cessa aussitôt de ramer, releva ses avirons, et le canot, poussé seulement par l'impulsion de sa propre vitesse, s'approcha rapidement de la grève. La quille laboura le sable.

Sur un geste de Marcof, Keinec s'élança hors de l'embarcation et sauta dans la mer, qui lui monta jusqu'à la ceinture. Marcof et Jahoua demeurèrent dans le canot. Keinec s'avança vers la terre ferme qu'il atteignit en quelques pas.

Là, il sauta sur un quartier de roc isolé, et examina attentivement la plage étroite qui lui faisait face. Aucun être humain ne se présenta à ses regards investigateurs. Marchant avec précaution, il alla jusqu'aux roches énormes qui s'élevaient fièrement vers le ciel. Tout était désert autour de lui.

Keinec, connaissant les habitudes mystérieuses et étranges du berger-sorcier, pensa que Carfor était caché dans quelque anfractuosité qui le dérobait à la vue. Alors il s'arrêta de nouveau et appela plusieurs fois à voix basse. Personne ne lui répondit. Enfin, convaincu que celui qu'il cherchait n'était pas dans la baie ou qu'il refusait de se montrer, il retourna vers l'endroit où il avait laissé ses compagnons.

—Eh bien? demanda Marcof en le voyant près de lui.

—Rien! répondit Keinec; Carfor est absent ou bien il nous a vus.

—C'est peu probable.

—Que faut-il faire!

—Le chercher d'abord et ensuite l'attendre, si réellement il est absent.

Et Marcof, se levant vivement, sauta également à la mer.

—Garde le canot, dit-il à Jahoua qui avait fait un mouvement pour le suivre.

Le fermier s'arrêta et garda sa position au fond de la barque. Keinec et Marcof gagnèrent vivement la grotte. Le jeune homme avait pris, en passant près du brasier à moitié éteint, une branche de résine qui brûlait encore. Il pénétra hardiment dans la demeure de Carfor. La grotte était vide. Ces deux hommes se regardèrent, se consultant mutuellement des yeux.

—Il n'est pas rentré, dit Keinec. Tu le vois.

—Peut-être a-t-il pris la fuite! répondit Marcof.

—Il est sans doute dans les genêts.

—Ou en mer.

—Il n'a pas d'embarcation.

—La tienne n'était plus à Penmarckh.

—C'est vrai!

—Alors il ne serait pas revenu?

—Tu penses donc qu'il a conduit Yvonne loin d'ici?

—Je pense qu'il aura accompagné celui qui enlevait la pauvre enfant, et c'est plus que probable, pour détourner les soupçons. Il serait ici sans cela!

—Crois-tu qu'il y revienne?

—Sans aucun doute!

—Il faut donc attendre?

—Oui!

—Attendre! fit Keinec en frappant la terre avec impatience; attendre! Yvonne a besoin de nous!

—Si nous n'attendons pas, de quel côté dirigerons-nous nos recherches? Où sont allés ceux qui l'ont enlevée? Ont-ils suivi les côtes? ont-ils abordé dans les îles? ont-ils rejoint quelque croiseur anglais?

—Mais que faire alors?

—Rester ici! Carfor reviendra, te dis-je!

—Et nous le forcerons à parler?

—J'en fais mon affaire, répondit Marcof. Va retrouver Jahoua. Cherchez tous deux un abri pour le canot, afin qu'on ne puisse le voir de la haute mer, et tenez-vous à l'ombre des rochers.

—Et toi?

—Si Carfor, contre mon attente, nous avait aperçus et s'était sauvé dans les genêts, je vais le savoir. Mais, va; laisse-moi agir à ma guise.

—J'obéis! dit Keinec en s'éloignant.

Jahoua, impatient, se tenait à genoux dans le canot, sa carabine à la main, prêt à sauter à terre. Keinec lui transmit les ordres de Marcof.

Tous deux conduisirent l'embarcation derrière un énorme bloc de rocher à moitié enfoui dans l'Océan. Le canot disparaissait complètement sous la masse de granit. Keinec l'amarra solidement.

—Que devons-nous faire maintenant? demanda Jahoua.

—Attendre Marcof! répondit Keinec, et veiller attentivement.

—Eh bien! aie l'oeil sur la mer, moi je me charge de la grève.

—Reste à l'ombre! que l'on ne puisse nous apercevoir d'aucun côté.

Et les deux jeunes gens, ne s'adressant plus la parole tant leur attention était absorbée par leurs propres pensées et par l'espérance de découvrir l'arrivée de Carfor, demeurèrent immobiles, les regards de l'un fixés sur l'Océan, ceux de l'autre sur la plage et sur les falaises. Pendant ce temps Marcof avait quitté la grotte, et s'était avancé vers ce sentier escarpé par lequel Raphaël et Diégo étaient jadis descendus dans la baie.

Marcof, pour ne pas être embarrassé dans ses mouvements, déposa sa carabine contre le rocher, affermit les pistolets passés dans sa ceinture, et consolida, par un double tour, la petite chaîne qui, suivant son habitude, suspendait sa hache à son poignet droit. Posant son pied dans les crevasses, s'accrochant aux aspérités des falaises, s'aidant, enfin, de tout ce qu'il rencontrait, il entreprit l'ascension périlleuse, et gagna la crête des rochers avec une merveilleuse agilité.

Une fois sur les falaises, il se jeta dans les genêts qui s'élevaient à quelque distance. Puis il écouta avec une profonde et scrupuleuse attention. Ce bruit vague qui règne dans la solitude arriva seul jusqu'à lui. Alors portant ses deux mains à sa bouche pour mieux conduire le son, il imita le cri de la chouette.

Trois fois, à intervalles égaux, il répéta le même cri. Après quelques secondes de silence, un sifflement aigu et cadencé se fit entendre au loin. Un rayon de joie illumina la figure de Marcof.

Dix minutes après le même sifflement se fit encore entendre, mais beaucoup plus rapproché. Marcof imita de nouveau le cri de l'oiseau de nuit et s'avança doucement dans les genêts en les fouillant du regard. Bientôt il vit les genêts s'agiter faiblement; puis l'extrémité du canon d'un fusil écarter les plantes.

Marcof fit un pas en avant et se trouva face à face avec un homme de haute taille, portant le costume breton, et dont le large chapeau était constellé de médailles de sainteté, et orné d'une petite cocarde noire. Un étroit carré d'étoffe blanche, sur laquelle était gravée l'image du sacré coeur, se distinguait du côté gauche de sa veste. Quoique vêtu en simple paysan, cet homme avait dans toute sa personne un véritable cachet d'élégance. Sa figure mâle et belle inspirait l'intérêt et la confiance. Une large cicatrice, dont la teinte annonçait une blessure récemment fermée, partageait son front élevé, et donnait à sa figure un aspect guerrier plein de charme. En apercevant Marcof il lui tendit la main.

—Je ne vous croyais pas de retour? lui dit-il.

—Je suis arrivé hier, répondit le marin. Le pays de Vannes et celui de Tréguier sont en feu!

—Je le sais! Vous avez vu La Rouairie?

—Il m'a fait dire par un ami de Saint-Tady qu'il ne pouvait se rendre à Paimboeuf.

—Et Loc-Ronan?

—On dit que le marquis est mort! répondit Marcof.

—Tué, peut-être?

—Non; mort dans son lit.

—Un malheur pour nous, Marcof.

—Un véritable malheur, monsieur le comte.

—On s'est battu à Fouesnan? reprit l'inconnu après quelques minutes.

—Oui.

—Aujourd'hui, n'est-ce pas?

—Ce soir même.

—Vous y étiez?

—J'ai donné un coup de main aux gars.

—Qui les attaquait?

—Les gendarmes.

—A propos du recteur?

—Oui!

—Je l'aurais parié. L'arrêté du département nous servira à merveille. On dirait qu'ils prennent à tâche de tout faire pour seconder nos plans et nous envoyer des soldats. A l'heure où je vous parlé, dix communes sont déjà soulevées.

—Combien avez-vous d'hommes ici?

—Deux cents à peine.

—C'est peu.

—Boishardy doit m'en amener autant ce soir ou demain au plus tard.

—Vous occupez les genêts?

—Tous! Nous avons déjà attaqué deux convois destinés aux bataillons qui occupent Brest.

—Je ne savais pas que le premier coup de feu ait été tiré encore dans cette partie de la Cornouaille? dit Marcof avec un peu d'étonnement.

—Il l'a été avant-hier, et vous arrivez au bon moment, car maintenant la guerre va commencer dans toute la Bretagne.

—Je ne puis demeurer auprès de vous.

—Vous reprenez la mer?

—Je n'en sais rien encore.

—Aviez-vous quelque chose d'important à me communiquer cette nuit?

—Oui.

—Qu'est-ce donc?

—Jean Chouan était à Fouesnan ce soir même.

—Que venait-il faire?

—Engager les gars à quitter le village.

—Bien. Vous a-t-il chargé de quelque chose pour moi?

—Non.

—Et que voulez-vous ensuite, mon cher Marcof?

—Je vais vous le dire, monsieur le comte.

Et Marcof raconta brièvement l'histoire de l'enlèvement d'Yvonne.

—Tout me porte à croire, ajouta-t-il en terminant, que le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy sont les deux hommes qui, vous le savez, se sont entretenus avec Carfor. L'un deux serait également l'auteur du rapt dont je viens de vous parler. Or, je crois important de vous emparer de ces deux hommes.

—Sans aucun doute.

—Je vais m'efforcer d'atteindre Carfor, et si je l'ai entre mes mains, je saurai le faire parler. Pendant ce temps, faites surveiller les côtes et les campagnes. Durant quelques jours, arrêtez tous ceux que vous ne connaîtrez pas pour faire partie des nôtres.

—Je le ferai.

—Gardez-les jusqu'à ce que nous nous soyons revus.

—Très-bien.

—Quand voulez-vous que nous nous rencontrions?

—Le plus tôt possible.

Marcof réfléchit.

—Après-demain, à la même heure, dans la forêt de Plogastel, près de l'abbaye, dit-il.

—J'y serai.

—Faites-y conduire les prisonniers, afin que nous puissions les interroger ensemble.

—C'est entendu.

—Adieu donc, monsieur le comte.

—Adieu et bonne chance, mon cher Marcof. Après-demain, Boishardy sera avec nous.

Et les deux hommes, échangeant un salut affectueux, se séparèrent. L'inconnu, pour s'enfoncer dans les genêts. Marcof, pour revenir à la falaise. Quelques minutes après, Marcof était de retour auprès de ses deux compagnons.

—Eh bien? demanda-t-il vivement.

—Rien encore, répondit Jahoua.

—Attendons!

—Mais le jour va venir! s'écria Keinec; nous perdons un temps précieux.

—Keinec a raison, ajouta Jahoua.

—Ne craignez rien, mes gars, répondit Marcof en les calmant du geste. Les côtes et les campagnes sont gardées. Si les ravisseurs d'Yvonne nous échappent à nous, ils n'échapperont pas à d'autres.

—A qui donc? fit Jahoua avec étonnement.

—A des amis à moi que je viens de prévenir.

—Des amis?

—Oui, sans doute. Je m'expliquerai plus tard.

—Pourquoi pas maintenant? dit Keinec.

—Parce que je ne suis pas assez sûr de vous deux.

—Je ne comprends pas vos paroles, Marcof.

—Tu ne comprends pas, mon brave fermier, ce qui se passe autour de toi? Écoutez-moi tous deux, et si vos réponses sont franches, nous nous entendrons vite. Vous avez vu ce soir ce qui a eu lieu à Fouesnan?

—Oui.

—Eh bien! dix communes se sont soulevées également à propos de leurs recteurs. Les paysans, traqués, se sont réfugiés dans les bois. Le pays de Vannes et celui de Tréguier sont en feu à l'heure qu'il est. Par toute la Bretagne la guerre éclate pour soutenir les droits du roi et ne reconnaître que sa puissance. Des chefs habiles et hardis conduisent les bandes qui, d'attaquées qu'elles étaient, attaquent à leur tour. Avant six mois peut-être, nous lutterons ouvertement contre les soldats bleus qui emprisonnent nos prêtres, détruisent nos moissons et incendient nos fermes. Dites-moi maintenant si, après avoir ramené Yvonne à son père, vous voudrez me suivre encore et combattre pour le roi et la religion?

—Je suis bon Breton, moi, répondit Jahoua; je n'abandonnerai pas les gars, et j'irai avec eux.

—Moi aussi, ajouta Keinec.

—C'est bien, fit Marcof. Quoi qu'il arrive, je vous conduirai après-demain à la forêt de Plogastel. Nous y trouverons M. de La Bourdonnaie.

—M. de La Bourdonnaie! s'écria Jahoua avec, étonnement et respect.

—Lui-même. Je viens de le voir, et c'est lui qui arrêtera ceux que nous cherchons, s'ils parviennent à nous échapper.

—Voici le jour, dit Keinec en désignant l'horizon.

—Et une barque qui double le promontoire, ajouta Marcof.

—C'est Carfor, sans doute, dit Jahoua.

—Est-ce ton canot, Keinec?

—Non.

—Alors, ce n'est pas le berger.

—Attends, Marcof! fit brusquement le jeune homme en arrêtant le marin par le bras. Voici une seconde barque, et cette fois c'est la mienne.

—Allons, tout va bien! répondit Marcof.

—Que devons-nous faire?

—Gagner la grotte et attendre. Nous le prendrons dans son terrier, dit vivement Jahoua.

—Oh! nous avons le temps, mon gars; Carfor a la marée contre lui. Il n'abordera pas avant deux heures d'ici.

—Demeurons dans notre embarcation. Nous sommes cachés par le rocher. Dès qu'il sera à terre, nous pourrons lui couper la retraite.

—Bien pensé, Keinec! et nous ferons comme tu le dis, répondit Marcof.

Les trois hommes effectivement entrèrent dans leur canot et attendirent. A l'horizon, à la lueur des premiers rayons du jour naissant, on voyait un point noir se détacher sur les vagues; mais il fallait l'oeil exercé d'un marin pour reconnaître une barque.

Le moment où Keinec avait signalé l'arrivée du canot monté par Carfor, du moins il le supposait, ce moment, disons-nous, correspondait à peu près à celui de l'entrée de Raphaël et de Diégo dans l'abbaye de Plogastel; car nos lecteurs se sont aperçus sans doute que pour revenir à Marcof et à ses deux compagnons, nous les avions fait rétrograder de vingt-quatre heures. Keinec ne s'était pas trompé dans la supposition qu'il avait faite. C'était effectivement Ian Carfor qui, après avoir quitté le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy près d'Audierne, avait remis à la voile pour regagner la baie des Trépassés.

Après avoir doublé le promontoire, le vent changeant brusquement de direction et venant de terre, le sorcier s'était vu contraint de carguer sa voile et de prendre les avirons. Aussi avançait-il lentement, et Marcof n'avait-il pas eu tort en annonçant à Jahoua que celui qu'ils attendaient tous trois ne toucherait pas la terre avant deux heures écoulées.

Carfor était seul dans le canot. Ramant avec nonchalance, il repassait dans sa tête les événements de la nuit dernière. De temps en temps il laissait glisser les avirons le long du bordage de la barque, et portait la main à sa ceinture, à laquelle était attachée la bourse que lui avait donnée le chevalier. Il l'ouvrait, contemplait l'or d'un oeil étincelant, y plongeait ses doigts avides du contact des louis, et un sourire de joie illuminait sa physionomie sinistre. Puis il reprenait les rames, et gouvernait vers le fond de la baie.

—Cent louis! murmurait-il; cent louis d'abord, sans compter ce que j'aurai encore demain. Ah! si l'on pouvait acheter des douleurs avec de l'or, comme je viderais cette bourse pour songer à ma vengeance. Que je les hais ces nobles maudits! Quand donc pourrais-je frapper du pied leurs cadavres sanglants? Billaud-Varenne et Carrier me disent d'attendre! Attendre! Et qui sait si je vivrai assez pour voir luire ce jour tant souhaité! Keinec a-t-il suivi mes instructions? reprit-il après quelques minutes de silence. Aura-t-il tué Jahoua? Oh! si cela est Keinec m'appartiendra tout à fait. Le sang qu'il aura versé sera le lien qui l'unira à moi, et alors je le ferai agir. Il me servira, lui!... il frappera pour moi!

La quille du canot s'enfonçant dans le sable fin qui couvrait les bas-fonds de la baie, vint, en rendant l'embarcation stationnaire, interrompre le cours des pensées du sorcier breton. Il abordait.

Marcof s'avança doucement dans l'ombre, guettant l'instant favorable pour se placer entre Carfor et la mer, tandis que ses deux compagnons gagnaient chacun l'un des sentiers des falaises, afin de couper tout moyen de fuite à celui qu'ils supposaient avec raison avoir contribué à l'enlèvement d'Yvonne.




XVI

LES TORTURES.

Carfor sauta à terre et amarra soigneusement le canot à un gros piquet enfoncé sur la plage.

—Je le ramènerai cette nuit à Penmarckh, murmura-t-il, et je dirai à Keinec que j'en ai eu besoin... Le gars ne se doutera de rien.

En parlant ainsi, Carfor se dirigeait vers la grotte, lorsqu'il s'arrêta tout à coup. La branche de résine dont Keinec s'était servi pour pénétrer dans la grotte avec Marcof, et que le jeune marin avait jetée à terre sans prendre soin de la remettre dans le brasier, venait de frapper les regards de Carfor. Son intelligence, toujours prompte à soupçonner, lui dit qu'il fallait que quelqu'un fût venu, pour que cette branche aux trois quarts brûlée fût éloignée de plus de cent pas du feu qu'il avait laissé allumé toute la nuit pour faire croire à sa présence.

—Qui donc est venu? se demanda-t-il. Le comte et le chevalier, Billaud-Varenne et Keinec, sont les seuls qui eussent osé, à dix lieues à la ronde, s'aventurer la nuit dans la baie des Trépassés! Or, je quitte à l'instant le comte et le chevalier; Billaud-Varenne est à Brest. Keinec n'avait pas son canot! Qui donc serait-ce?

Carfor réfléchit longuement; puis il se frappa le front et pâlit.

—Marcof! murmura-t-il; Marcof, peut-être!

—Tu ne te trompes pas, répondit une voix rude.

Carfor se retourna vivement et tressaillit. Marcof était debout entre le berger et le canot.

—Que me veux-tu? demanda Carfor.

—Te parler.

—A moi?

—En personne.

—Pourquoi?

—Tu le sauras.

—Je ne veux pas t'entendre.

—Tu n'en es pas le maître.

—Tu as donc résolu de me contraindre.

—Certainement.

—Mais...

—Assez.

Et Marcof se retournant:

—Venez, dit-il.

Jahoua et Keinec parurent. En voyant Keinec, la physionomie de Carfor exprima une joie réelle.

—Ah! pensa le berger, Keinec est ici; il est fort: tout n'est pas perdu.

Et s'adressant à Marcof:

—Encore une fois, dit-il, que me veux-tu?

—Entrons dans la grotte, tu le sauras.

Carfor obéit, et marcha vers sa demeure dans laquelle il pénétra. Marcof et ses deux compagnons l'y suivirent pas à pas. Marcof prit pour siége un quartier de rocher. Keinec et Jahoua se tinrent debout à l'entrée de la grotte. Carfor promenait autour de lui un regard sombre et résolu; il attendait que Marcof lui adressât la parole.

—D'où viens-tu? lui dit le marin.

—Que t'importe?

—Je veux le savoir.

—De quel droit m'interroges-tu?

—Du droit qu'il me plaît de prendre, et, si tu le veux, du droit du plus fort.

—Je ne te comprends pas!

—C'est ton dernier mot?

—Oui.

—Réfléchis!

—Inutile!

—Très-bien! dit froidement Marcof.

—Carfor! s'écria Keinec en s'avançant, il faut que tu parles!

—Qu'as-tu fait d'Yvonne? demanda Jahoua en même temps.

Le jour qui naissait à peine n'avait pas jusqu'alors permis à Carfor de distinguer les traits du second compagnon de Marcof. Terrifié par la subite apparition du marin qu'il redoutait et savait son ennemi, le berger ne s'était remis de son trouble qu'en reconnaissant Keinec dont il espérait un secours. Mais, en voyant tout à coup Jahoua, qu'il croyait mort, car il n'avait pas douté un seul instant que Keinec ne l'eût tué, en voyant le fermier, disons-nous, ses yeux exprimèrent malgré lui ce qui se passait dans son âme. Marcof sourit ironiquement.

—Tu ne t'attendais pas à les voir ensemble, n'est-ce pas? dit-il.

Carfor garda le silence. Alors Marcof s'adressant aux deux jeunes gens:

—Laissez-moi faire, continua-t-il, et gardez l'entrée de la grotte; je vous l'ordonne.

Keinec et Jahoua se reculèrent, tandis que Marcof, se tournant vers Carfor, reprenait:

—Encore une fois, veux-tu répondre aux questions que je vais t'adresser?

—Non!

—Tonnerre! tu parleras, cependant.

Marcof prit un bout de corde qui gisait à terre, et, sans ajouter un seul mot, il le coupa en deux à l'aide d'un poignard qu'il tira de sa ceinture. Cela fait, il répandit un peu de poudre sur un rocher, et roula dedans le bout de la corde qu'il convertit ainsi en mèche.

—Pour la troisième fois, fit-il encore en s'adressant à Carfor, veux-tu répondre!

Le berger détourna la tâte.

—Garrottez-le! ordonna le marin.

Jahoua et Keinec se précipitèrent sur Carfor. Le misérable voulut opposer de la résistance, mais, terrassé en une seconde, il fut bientôt mis dans l'impossibilité de faire un seul mouvement. Les deux hommes lui tinrent solidement les jambes et les bras.

—Attachez-lui les mains, continua Marcof impassible; seulement, laissez-lui les pouces libres... Là, continua-t-il en voyant ses ordres exécutés. Maintenant, Keinec, prends ce bout de mèche et place-le entre ses pouces; mais serre vigoureusement, que la corde entre bien dans les chairs.

Keinec s'empressa d'obéir. Lorsque les deux pouces de Carfor furent liés ensemble, de façon que la mèche se trouvât prise entre eux et passât de quelques lignes, Marcof tira un briquet de sa poche, fit du feu et approcha l'amadou allumé du bout de corde. Le feu se communiqua rapidement à la poudre dont la mèche était saupoudrée.

—Attendons un peu maintenant, reprit Marcof d'une voix parfaitement calme. Le drôle va parler tout à l'heure, et il sera aussi bavard que nous le voudrons.

Carfor sourit avec incrédulité.

—De plus solides que toi ont demandé grâce à ce jeu-là!... continua le marin en reprenant sa place. Demande à Keinec, il connaît l'invention pour l'avoir vu pratiquer en Amérique parmi les peuplades sauvages. Tu souris, à présent, mais quand les chairs commenceront à griller lentement, tu parleras, et même tu crieras.

Keinec et Jahoua frémissaient d'impatience. Marcof les calma du geste. Les deux jeunes gens se rappelant le serment d'obéissance qu'ils avaient fait à leur compagnon, n'osaient exprimer toute leur pensée, mais ils trouvaient la torture trop longue, car tous deux songeaient à Yvonne et à ce que la pauvre enfant pouvait être devenue. Pendant quelques minutes, le plus profond silence régna dans la grotte. Puis Carfor ne put retenir un soupir.

—Cela commence! fit observer Marcof. Je savais bien que le procédé était infaillible.

En effet, l'extrémité de la mèche s'était consumée et la corde commençait à brûler plus lentement encore les pouces du berger. Suivant l'expression de Marcof, la chair grillait sous l'action du feu. La peau se noircit et la chair vive se trouva en contact avec la mèche enflammée. La souffrance devait être horrible. La figure de Carfor, pâle comme un linceul, s'empourprait par moments, et les veines de son cou et de son front se gonflaient à faire croire qu'elles allaient éclater. Une sueur abondante perlait à la racine des cheveux et inonda bientôt son visage. Sa bouche se crispa; ses membres se roidirent. Marcof contemplait d'un oeil froid les progrès de la douleur qui commençait à terrasser le sauvage Breton.

—Veux-tu parler? dit-il.

Carfor le regarda avec des yeux ardents de haine.

—Non! répondit-il.

—A ton aise! nous ne sommes pas pressés.

—Si je le tuais! s'écria Keinec.

—Silence! fit Marcof en écartant le jeune homme qui s'était avancé.

La douleur devint tellement vive que Carfor ne put étouffer un cri.

—Au secours! cria-t-il; à moi!... à l'aide!...

—Crois-tu donc que quelqu'un soit ici pour t'entendre? Tes amis les révolutionnaires ne sont pas là.

—A moi! les âmes des Trépassés! hurla le berger, Keinec et Jahoua tressaillirent. Marcof remarqua le mouvement.

—Nous ne croyons pas à tes jongleries, se hâta-t-il de dire. Inutile de jouer au sorcier, entends-tu? Tes contes sont bons pour effrayer les enfants et les femmes, mais nous sommes ici trois hommes qui ne craignons rien. N'est-ce pas, mes gars?

—Dis-nous où est Yvonne? fit Keinec en secouant le berger par le bras.

—Laisse-le! il te le dira tout à l'heure, répondit Marcof.

Carfor, en proie à la douleur, se roulait par terre dans des convulsions effrayantes.

—Il ne parlera pas! fit Jahoua.

—Bah! continua Marcof en haussant les épaules. J'ai vu des Indiens qui n'avaient la langue déliée qu'à la troisième mèche, et j'ai de quoi en faire deux autres.

—Déliez-moi! déliez-moi! s'écria Carfor.

—Tu parleras?

—Oui!

—Tu diras la vérité?

—Oui!

—Détache la mèche, Jahoua.

Le fermier trancha les liens d'un coup de couteau. Carfor poussa un soupir et s'évanouit.

—Va chercher de l'eau, Keinec, continua froidement Marcof.

Mais avant que le jeune homme ne fût revenu, le berger avait rouvert les yeux. Marcof alors procéda à l'interrogatoire.

—Tu sais qu'Yvonne a disparu? dit-il à Carfor.

—Oui! répondit le berger.

—On l'a enlevée?

—Oui!

—Tu as aidé à l'enlèvement?

Carfor hésita.

—La seconde mèche! fit Marcof.

—Je dirai tout! s'écria Carfor, dont les cheveux se hérissèrent à la pensée d'une torture nouvelle.

—Réfléchis avant de répondre! Ne dis que la vérité, ou tu mourras comme un chien que tu es.

—Je dirai ce que je sais; je te le jure.

—Réponds: tu as aidé à l'enlèvement?

—Oui.

—Tu n'étais pas seul?

—Non.

—Qui t'accompagnait?

—Deux hommes: le maître et le valet.

—Le nom du maître?

—Je l'ignore!

—Le nom du maître!

—Je ne sais pas!

—Tonnerre! s'écria Marcof en laissant enfin éclater la colère qu'il s'efforçait de contenir depuis si longtemps. Tonnerre! le temps presse, et l'on martyrise peut-être la jeune fille, tandis que les gendarmes vont revenir à Fouesnan traquer le père. La seconde mèche!

—Grâce! s'écria Carfor.

—La seconde mèche!

—Je parlerai!...

—Faites vite, mes gars! continua le marin.

Keinec et Jahoua obéirent. Carfor, incapable de se défendre, poussait des cris déchirants. La seconde mèche, fut attachée et allumée. Le malheureux devenait fou de douleur; car les chairs se rongeaient au point de laisser l'os à nu.

—Le nom de cet homme? demanda Marcof.

—Grâce! pitié!

—Son nom?

—Le chevalier de Tessy!

—Pourquoi a-t-il enlevé Yvonne?

—Il l'aimait!

—Combien t'a-t-il payé, misérable infâme?

Carfor ne put répondre. Marcof renouvela sa question.

—Cinquante louis! murmura le berger.

—Chien! tu ne mérites pas de pitié!

Qu'il meure! s'écria Jahoua.

—Plus tard, répondit Keinec, Après Marcof, c'est à moi qu'il appartient.

Carfor s'était évanoui de nouveau. Marcof délia une seconde fois les cordes, et le berger revint à lui.

—Où est Yvonne? demanda le marin.

—Je l'ai laissée près d'Audierne.

—Mais où l'a-t-on emmenée?

—Je ne sais pas.

—Réponds!

—Je ne sais pas.

Cette fois Carfor prononça ces paroles avec un tel accent de vérité, que Marcof vit bien qu'il ignorait en effet ce qu'était devenue la jeune fille.

—Partons! s'écrièrent Jahoua et Keinec.

—Allez armer le canot!

Les jeunes gens s'élancèrent. Marcof se rapprocha de Carfor et lui posa la pointe de son poignard sur la gorge.

—Le chevalier de Tessy a avec lui un compagnon? dit-il.

—Oui, répondit Carfor.

—Le nom de ce compagnon?

—Le comte de Fougueray.

—Ce sont des agents révolutionnaires?

Carfor leva sur le marin un oeil où se peignait la stupéfaction.

—Réponds! ou je t'enfonce ce poignard dans la gorge! continua Marcof en faisant sentir au misérable la pointe de son arme.

—Tu as deviné.

—Quels sont les autres agents avec toi et eux deux?

—Billaud-Varenne et Carrier.

—Où sont-ils?

—A Brest

—Les mots de passe et de reconnaissance? Parle vite, et ne te trompe pas!

Patrie et Brutus.

—Sont-ils bons pour toute la Bretagne?

—Non!

—Pour la Cornouaille seulement?

—Oui!

—C'est bien.

En ce moment Keinec et Jahoua rentrèrent dans la grotte.

—L'embarcation est à flot, et la brise vient de terre, dit Keinec.

—Embarquons, alors.

—Un moment, continua le jeune homme en s'avançant vers Carfor.

—Que veux-tu faire?

—M'assurer qu'il ne fuira pas.

Et Keinec, après avoir visité les liens qui retenaient Carfor, le bâillonna, et, le chargeant sur ses épaules, il le porta vers une crevasse de la falaise. Puis, aidé par Jahoua, il y introduisit le corps du berger et combla l'entrée avec un quartier de roc.

—Personne ne le découvrira là, et je le retrouverai! murmura-t-il.

Alors les trois hommes entrèrent dans le canot, et poussèrent au large.




XVII

AUDIERNE.

Ainsi que l'avait fait remarquer Keinec, la brise était bonne, car le vent venait de terre. Le canot glissant rapidement sur la vague, doubla le promontoire de la baie et mit le cap sur Audierne, où Carfor avait dit avoir laissé Yvonne.

Marcof espérait obtenir là de précieux renseignements. Mais le destin semblait avoir pris à tâche de contrarier et de retarder les recherches des trois hommes en venant au secours des misérables qu'ils poursuivaient. A peine l'embarcation prenait-elle la haute mer qu'une saute de vent vint entraver sa marche. Une forte brise de nordouest souffla tout à coup.

Keinec et Jahoua usaient leurs forces en se couchant sur les avirons sans pouvoir gagner sur le vent debout qui se carabinait de plus en plus, suivant l'expression des matelots. Marcof était trop bon marin pour ne pas reconnaître qu'il deviendrait bientôt impossible de lutter contre la brise. Risquer de faire sombrer le canot eût été l'acte d'un fou.

—Il faut retourner à Penmarckh! dit-il.

—Retourner! s'écrièrent ensemble les deux jeunes gens.

—Eh! sans doute! que voulez-vous faire? Bientôt nous reculerons au lieu d'avancer. Virons de bord et retournons au Jean-Louis. La brise nous y portera promptement. Je ferai armer le grand canot; je prendrai avec nous douze hommes, et alors nous gagnerons sur le vent.

Keinec interrogea le ciel et poussa un profond soupir.

—Allons par terre! dit Jahoua.

—Nous arriverons une heure plus tard, répondit Marcof.

—Alors virons de bord.

—C'est ton avis, Keinec?

—Oui.

—Armez les deux avirons à tribord et attendons, car nous allons virer sons le vent, et la lame commence à être forte.

Ces ordres exécutés, l'embarcation, obéissant à l'impulsion du gouvernail, présenta d'abord le travers à la brise, puis tourna vivement sur elle-même.

—Larguez la toile mes gars, et laissons courir, dit Marcof.

Trois quarts d'heure ne s'étaient pas écoulés que le canot accostait le lougre. Le soleil s'élevait rapidement sur l'horizon. Marcof fit armer le grand canot, commanda les canotiers de service, et sans prendre le temps de descendre à terre il fit pousser au large.

La nouvelle embarcation était vaste et spacieuse, et pouvait aisément contenir trente hommes. Tenant admirablement la mer, et enlevée par douze avirons habilement maniés, elle luttait avec avantage contre le vent. Néanmoins, ce ne fut que vers l'approche de la nuit qu'elle parvint à gagner Audierne.

L'entrée du canot dans le petit port vient donc correspondre au moment où Jocelyn venait de reconnaître le chevalier de Tessy et le comte de Fougueray dans les habitants mystérieux de l'aile droite de l'abbaye de Plogastel, au moment aussi où Hermosa plaçait devant Raphaël la carafe de Syracuse contenant le poison des Borgia. Marcof, Jahoua, et Keinec se séparèrent pour aller aux renseignements.

Partout ils interrogèrent. Partout ils racontèrent brièvement la disparition d'Yvonne. Nulle part ils ne purent obtenir une seule parole qui les mît sur la trace des ravisseurs. Les deux jeunes gens étaient en proie au plus violent désespoir. Marcof seul conservait sa raison.

—Fouillons le pays, dit-il.

—Mais il n'y a ni village ni château dans les environs! répondit Jahoua. Carfor nous aura trompés.

—Je ne le crois pas.

—L'abbaye de Plogastel est déserte, fit observer Keinec.

—Dirigeons-nous toujours vers l'abbaye. La forêt est voisine, et le comte de La Bourdonnaie aura peut-être été plus heureux que nous.

Jahoua secoua la tête.

—Je n'espère plus, dit-il.

—Ils auront gagné les îles anglaises, ajouta Keinec.

—Tonnerre! s'écria Marcof avec colère, le désespoir est bon pour les faibles! Restez donc ici. Si vous ne voulez plus continuer les recherches, je les ferai seul!

Et, jetant sa carabine sur son épaule, le marin se dirigea vers la campagne. Keinec et Jahoua s'élancèrent à sa suite. Arrivé à la porte d'une ferme voisine, Marcof s'arrêta.

—Tu dois avoir des amis dans ce pays? dit-il à Jahoua.

—Oui, répondit le fermier.

—Connais-tu le propriétaire de cette ferme?

—C'est Louis Kéric, mon cousin.

—Frappe alors, et demande des chevaux.

En voyant Marcof ferme et résolu, ses deux compagnons sentirent renaître une lueur d'espoir; Jahoua obéit vivement. Le fermier auquel il s'adressait mit son écurie à la disposition de son cousin. Trois bidets vigoureux furent lestement sellés et bridés. Les trois hommes partirent au galop. Dix heures du soir sonnaient à l'église d'Audierne à l'instant où ils s'élançaient dans la direction de l'abbaye. Marcof était en tête.

Arrivés à la moitié environ du chemin qu'ils avaient à parcourir pour atteindre l'abbaye de Plogastel, les trois cavaliers, qui suivaient au galop la route bordée de genêts, entendirent un sifflement aigu retentir à peu de distance. Marcof étendit vivement la main.

—Halte! dit-il en retenant son cheval.

—Pourquoi nous arrêter? demanda Keinec.

—Parce que nos amis pourraient nous prendre pour des ennemis et tirer sur nos chevaux. Attendez!

Le marin répondit par un sifflement semblable à celui qu'il avait entendu, puis il l'accompagna du cri delà chouette.

Alors il mit pied à terre.

—Tiens mon cheval, dit-il à Jahoua. Et il s'approcha des genêts. Deux ou trois hommes apparurent de chaque côté de la route.

—Fleur-de-Chêne! dit Marcof en reconnaissant l'un d'eux.

—Capitaine! répondit le paysan en saluant avec respect.

—Avez-vous des prisonniers?

—Aucun encore.

—Tonnerre! s'écria le marin en laissant échapper un geste d'impatience furieuse. Vous veillez cependant?

—Tous les genêts sont gardés.

—Et les routes?

—Surveillées.

—Où est M. le comte?

—Dans la forêt.

—Bien, j'y vais. Donne le signal pour qu'on laisse continuer notre route, car nous n'avons pas le temps de nous arrêter.

Fleur-de-Chêne prit une petite corne de berger suspendue à son cou et en tira un son plaintif. Le même bruit fut répété quatre fois, affaibli successivement par la distance.

—Vous pouvez partir, dit le paysan.

—Et toi, veille attentivement.

Marcof se remit en selle, et les trois hommes continuèrent leur route en activant encore les allures de leurs chevaux. Bientôt ils atteignirent l'endroit où se soudait au chemin qu'ils parcouraient l'embranchement de celui conduisant à Brest.

—Continuons, dit Jahoua en voyant Marcof hésiter.

—Non, répondit le marin. Peut-être se sont-ils réfugiés dans l'abbaye, et alors ils doivent garder l'entrée de la route. Prenons celle de Brest, nous traverserons les genêts en mettant pied à terre, et nous pénétrerons en escaladant les murs de clôture du jardin. De ce côté, on ne nous attendra pas.

—Au galop! fit Keinec en s'élançant sur la route indiquée.

Bien évidemment le hasard protégeait Diégo, car, sans la réflexion de Marcof, les trois cavaliers, continuant droit devant eux, se fussent trouvés face à face avec le comte et Hermosa, qui quittaient en ce moment l'abbaye après le meurtre de Raphaël.




XVIII

LE MOURANT.

Après avoir fourni une course rapide, accomplie dans le plus profond silence, Marcof Keinec et Jahoua atteignirent les genêts. De l'autre côté, on apercevait les clochetons aigus, les tourelles gothiques et les toits aux corniches sculptées de l'abbaye de Plogastel, qui, plus sombres encore que le ciel noir, se détachaient au milieu des ténèbres.

Marcof et ses deux compagnons entrèrent dans les genêts. Mettant tous trois pied à terre, ils attachèrent solidement les brides de leur monture à un bouquet de vieux saules qui se dressait à peu de distance de la route. Puis ils s'enfoncèrent dans la direction de l'abbaye, se frayant un chemin au milieu des hautes plantes dont les rameaux anguleux se rejoignaient en arceaux au-dessus de leurs têtes bientôt ils atteignirent le mur du jardin.

Ce mur très-élevé eût rendu l'escalade assez difficile, si le temps et la négligence des employés de la communauté n'eussent laissé à la pluie le soin d'établir de petites brèches praticables pour des gens même moins agiles que les deux marins. Marcof et Keinec furent bientôt sur l'arête du mur et aidèrent Jahoua à les rejoindre. Tous trois sautèrent ensemble dans le jardin parfaitement désert, à l'extrémité duquel se dressait la façade noire du bâtiment.

Ils traversèrent le petit parc dans toute sa longueur et examinèrent attentivement l'abbaye. Aucune lumière révélatrice ne brillait aux fenêtres de ce côté.

—L'abbaye est déserte! murmura Jahoua.

—Allons dans la cour! répondit Marcof.

Ils pénétrèrent dans le rez-de-chaussée du couvent à l'aide d'une croisée entr'ouverte.

—Puis, traversant en silence les cellules et le corridor, ils se trouvèrent au pied de l'escalier.

—Il y a de la lumière au premier étage! fit Keinec à voix basse, en désignant de la main une faible lueur qui rayonnait doucement au-dessus de sa tête.

—Montons, répondit Marcof.

—Je garde la porte ajouta Jahoua; vous m'appellerez si besoin est.

Marcof et Keinec gravirent les marches de pierre de l'escalier. Arrivés sur le palier du premier étage, ils s'arrêtèrent indécis et hésitants. Un long corridor se présentait à eux.

A droite une porte ouverte donnait accès dans une pièce éclairée. C'était la chambre d'Hermosa, que, dans leur précipitation, les deux misérables n'avaient pas pris soin de refermer. Marcof s'avança vivement.

—Personne! dit-il.

—Personne! répéta Keinec étonné.

Ils ressortirent. A quelques pas plus loin, dans le corridor, se présenta une seconde porte, fermée cette fois, mais sous laquelle passait une traînée de lumière. Marcof et Keinec écoutèrent, lis entendirent un soupir, une sorte de plainte douloureuse ressemblant au râle d'un agonisant.

—Cette chambre est habitée, murmura le jeune homme.

—Entrons! répondit Marcof sans hésitation.

La porte résista.

—Elle est fermée en dedans! reprit Keinec.

—Mais, on dirait entendre les plaintes d'un mourant. Écoute!...

—C'est vrai!

—Eh bien! enfonçons la porte.

—Frappe!

Keinec, d'un violent coup de hache, fit sauter la serrure. La porte s'ouvrit, mais ils demeurèrent tous deux immobiles sur le seuil. Ils venaient d'apercevoir un horrible spectacle.

Cette cellule était celle dans laquelle expirait le chevalier de Tessy. Diégo, on s'en souvient peut-être, avait renversé les candélabres. Raphaël, seul et se sentant mourir, s'était traîné sur les dalles et était parvenu à allumer une bougie. Mais sa main vacillante n'avait pu achever son oeuvre. La bougie enflammée s'était renversée sur la table et avait communiqué le feu à la nappe. La flamme, brûlant lentement, avait gagné les draperies des fenêtres. Raphaël, en proie aux douleurs que lui causait le poison, se sentait étouffer par les tourbillons de fumée qui emplissaient la chambre. Dans les convulsions de son agonie, il avait renversé la table et le feu avait atteint ses vêtement. Incapable de tenter un effort pour se relever, il subissait une torture épouvantable. Ses jambes étaient couvertes d'horribles brûlures, et au moment où Marcof et Keinec pénétrèrent dans la pièce sur le plancher de laquelle il gisait, le feu gagnait son habit.

Marcof s'élança, brisa la fenêtre, arracha les rideaux à demi consumés et les jeta au dehors. Keinec, pendant ce temps, avait saisi un seau d'argent dans lequel Jasmin avait fait frapper du champagne, et en versait le contenu sur Raphaël. Puis, aidé par le marin, il transporta le mourant dans la chambre d'Hermosa.

—Cet homme se meurt et est incapable de nous donner aucun renseignement, dit Marcof après avoir déposé Raphaël sur un divan. Il y a eu un crime commis ici; tout nous porte à le croire. Fouillons l'abbaye, Keinec, et peut-être découvrirons-nous ce que nous cherchons.

Keinec pour toute réponse saisit un candélabre chargé de bougies et s'élança au dehors. Marcof redescendit près de Jahoua.

Tous deux fermèrent soigneusement la porte d'entrée, en retirèrent la clé, et, remontant au premier étage, ils se séparèrent pour parcourir, chacun d'un côté différent, le dédale des corridors et des cellules. Mais ce fut en vain qu'ils fouillèrent le couvent depuis le premier étage jusqu'aux combles, ils ne découvrirent rien.

Jahoua, qui était redescendu et pénétrait successivement dans les cellules, poussa tout à coup un cri terrible. Keinec et Marcof accoururent. Ils trouvèrent le fermier à genoux dans la chambre de l'abbesse et tenant entre ses mains une petite croix d'or.

—Qu'y a-t-il? s'écria Marcof.

—Cette croix! répondit Jahoua.

—Eh bien!

—C'est celle d'Yvonne.

—En es-tu certain fit Keinec en bondissant.

—Oui! c'est sur cette croix qu'Yvonne priait à bord du lougre pendant la tempête. Elle la portait toujours à son cou.

—Alors! on l'avait conduite ici? dit Marcof.

—Qu'est-elle devenue?

—L'abbaye est déserte!

—On l'aura enlevée de nouveau.

—Mon Dieu! où l'aura-t-on conduite?

—L'homme que nous avons trouvé nous le dira! s'écria Keinec.

Et tous trois se précipitèrent vers la chambre d'Hermosa. Raphaël n'avait pas fait un seul mouvement; seulement le râle était devenu plus sourd et bientôt même il cessa tout à fait.

—Il est mort! fit Jahoua.

Marcof lui posa la main sur le coeur.

—Pas encore, répondit-il; mais il n'en vaut guère mieux.

—Comment le faire parler?

—Fouille-le, Keinec; peut-être trouverons-nous quelque indice.

Keinec arracha l'habit et la veste qui couvraient Raphaël. Il plongea ses mains frémissantes dans les poches, et en retira un papier.

—Donne s'écria Marcof en le lui arrachant.

C'était une lettre. Le marin l'ouvrit rapidement.

—L'écriture de Carfor! fit-il.

—Lis! dit Keinec.

—Adressée au chevalier de Tessy! continua Marcof.

—Celui qui a enlevé Yvonne! s'écrièrent les deux jeunes gens.

—Cet homme est le chevalier de Tessy, alors?

—Je tiens donc l'un de ces misérables! murmura Marcof avec une joie féroce.

Tous trois d'un même mouvement soulevèrent Raphaël.

—Il faut lui donner la force de parler! s'écria Jahoua; que nous sachions ce qu'il a fait d'Yvonne et ce qui s'est passé ici, dussions-nous pour cela hâter sa mort.

Raphaël fit un mouvement. Il porta la main à sa poitrine et à sa gorge, et balbutia quelques mots qu'il fut impossible de comprendre.

—Il veut boire dit Marcof en interprétant le geste dû mourant.

Jahoua descendit et remonta bientôt, apportant un vase plein d'eau fraîche qu'il approcha de la bouche du chevalier. Raphaël y trempa ses lèvres et parut éprouver un peu de bien-être. Keinec le soutenait. Les lumières des bougies frappaient en plein sur la figure décomposée du misérable. Marcof porta la main à son front.

—C'est étrange! murmura-t-il.

—Qu'est-ce donc? demanda Keinec.

Marcof ne lui répondit pas, mais, prenant un flambeau, il l'approcha du visage de Raphaël pour mieux en examiner les traits.

—C'est étrange! répéta-t-il, il me semble reconnaître cet homme! et j'ai beau fouiller dans mes souvenirs, je ne puis me rappeler positivement à quelle époque ni dans quelles circonstances je l'ai rencontré.

—N'est-ce donc pas là le chevalier de Tessy? s'écria Jahoua.

—Je l'ignore, répondit Marcof, et cependant cette lettre porte bien ce nom et semble lui appartenir.

—Je crois qu'il a fait un mouvement! dit Keinec.

—Alors nous allons savoir qui il est.

Et tous trois se rapprochèrent du moribond, Marcof de plus en plus singulièrement préoccupé, Keinec et Jahoua poussés par l'unique désir d'apprendre de cet homme ce qu'était devenue la jeune fille qu'ils aimaient tous deux.




XIX

LA FORÊT DE PLOGASTEL.

Raphaël sembla reprendre un peu de force. Il entendait déjà, mais il ne voyait pas encore. Il éprouvait cette courte absence de douleurs qui précède le dernier moment.

—Vous êtes le chevalier de Tessy, n'est-ce pas? demanda Marcof.

Raphaël fit un effort. Un «oui» bien faible vint expirer sur ses lèvres.

—Qu'as-tu fait d'Yvonne? s'écria Keinec.

—Yvonne... balbutia le mourant.

—Oui. Yvonne que tu as enlevée, misérable, dit Jahoua. Réponds vite! qu'en as-tu fait?

—Il m'a empoisonné! fit Raphaël en suivant le cours de ses pensées sans paraître avoir compris ce que lui demandait le fermier.

—Empoisonné? s'écria Marcof.

—Oui, empoisonné! «L'aqua-tofana!» la fiole que lui avait donnée...

Raphaël ne put achever: de nouvelles douleurs crispaient ses traits bouleversés. Marcof lui secoua le bras.

—Qui t'a empoisonné? dit-il à voix basse.

—Lui...

—Qui, lui?

—Oh!... J'étouffe!... Je brûle!... A moi! balbutia le malheureux en se tordant.

—Mon Dieu! nous ne saurons rien!... s'écria Jahoua avec désespoir.

—Que faire? il va mourir! dit Keinec. Marcof, viens à notre aide!

—Marcof?... répéta Raphaël que ce nom prononcé parut faire revenir à lui. Marcof!

—Me connais-tu donc?

—Oui...

—Alors, réponds-moi. Où est Yvonne?

—Oh! tu me vengeras! fit Raphaël en se cramponnant au bras du marin, tu me vengeras!...

—Mais, de qui?

—De lui.... de celui qui... m'a assassiné.

—Son nom?

—Oh!... je ne puis... J'étouffe trop... je...

Et Raphaël, portant les mains à sa poitrine arracha ses vêtements et s'enfonça les ongles dans les chairs.

—Yvonne! Yvonne! s'écria Keinec.

—Je ne sais pas, répondit le mourant.

—Que s'est-il donc passé ici? fit Marcof en regardant autour de lui.

Puis revenant à Raphaël:

—Qui était avec toi ici?

—Lui.

—Mais qui donc? le comte de Fougueray peut-être?

—Oui.

—C'est lui qui t'a empoisonné?

—Oui.

—Ton frère! s'écria le marin en reculant d'épouvante. Raphaël se dressa sur son séant.

—Ce n'est pas mon frère! dit-il d'une voix nette.

—Que dis-tu? fit Marcof en s'élançant près de lui.

—La vérité!

—Oh! je te reconnais! je te reconnais! Je t'ai vu dans les Abruzzes!

Raphaël regarda Marcof avec des yeux hagards.

—Ton nom! s'écria le marin.

—Raphaël! Venge-moi! venge-moi! Je vais tout te dire. Tu sauras la vérité... tu les livreras à la justice... Elle n'est pas notre soeur... c'est sa maîtresse à lui... à...

Raphaël s'arrêta. Il demeura quelques secondes la bouche entr'ouverte comme s'il allait prononcer un mot, puis il retomba sur le divan, et se roidit dans une convulsion suprême.

—Il est mort! s'écria Keinec.

—Mort! répéta Marcof avec stupeur.

—Mort! Et nous ne savons rien! fit Jahoua en se tordant les mains.

Les trois hommes se regardèrent. En ce moment, le bruit d'une détonation lointaine arriva jusqu'à eux par la fenêtre ouverte. Cette détonation fut suivie de plusieurs autres; puis tout rentra dans le silence.

—Qu'est-ce cela? fit Keinec.

Marcof, sans répondre, s'élança vers la fenêtre. Il écouta attentivement: deux nouveaux coups de feu firent encore résonner les échos, et ces coups de feu furent suivis rapidement d'un sifflement aigu et du son d'une corne.

—Partons! dit-il brusquement; partons! Nos amis viennent d'arrêter quelqu'un! Peut-être est-ce l'autre, son complice, son meurtrier qu'ils ont pris! Hâtons-nous. Cet homme est bien mort! continua-t-il en s'approchant de Raphaël. Le couvent est désert, allons à la forêt.

Tous trois quittèrent vivement l'abbaye. La forêt de Plogastel était proche; ils y arrivèrent rapidement en passant au milieu des embuscades royalistes. Marcof se fit reconnaître des paysans et demanda un guide pour le conduire vers le comte de La Bourdonnaie. Le chef des royalistes était assis au pied d'un chêne gigantesque situé au centre d'un vaste carrefour vers lequel rayonnaient quatre routes différentes. Debout, près de lui, appuyé sur son fusil, se tenait un homme de taille moyenne, mais dont l'extérieur décelait une force musculaire peu commune. Cet homme était M. de Boishardy.

Marcof laissa Keinec et Jahoua à quelque distance, et s'avança seul vers les deux chefs qui paraissaient plongés dans une conversation des plus attachantes et des plus sérieuses. M. de Boishardy parlait; M. de La Bourdonnaie écoutait. A la vue de Marcof, le narrateur s'interrompit pour lui tendre familièrement la main.

—Vos hommes viennent de faire des prisonniers? demanda le marin en se tournant vers le comte de La Bourdonnaie, après avoir répondu au salut amical qui lui était adressé.

—Oui, répondit le royaliste; j'ai entendu les coups do feu et le signal.

—Où sont-ils?

—On va les amener ici.

—Bien! Je les attendrai près de vous si toutefois je ne suis pas un tiers importun.

—Nullement, mon cher Marcof. Vous arrivez, au contraire, dans un moment favorable. Il n'y a pas de secret entre nous, et M. de Boishardy me rapportait des nouvelles des plus graves.

—Des nouvelles de Paris? demanda Marcof.

—Oui, répondit de Boishardy. Je les ai reçues il y a quatre heures à peine, et j'ai fait quinze lieues pour venir vous les communiquer.

—Sont-elles donc si importantes?

—Vous allez en juger, mon cher. Depuis votre départ de la capitale il s'y est passé d'étranges choses. Écoutez.

Et Boishardy, prenant une liasse de lettres et de papiers qu'il avait posés sur un tronc d'arbre renversé, placé à côté de lui, se mit à les parcourir rapidement tout en s'adressant à ses deux auditeurs.

—Nos dernières nouvelles, vous le savez, étaient à la date du 26 mai dernier. Voici celles qui leur font suite: «Le 5 juin l'Assemblée nationale a ôté au roi le plus beau de ses droits, celui de faire grâce. Le 6, le roi et la famille royale, qui allaient monter en voiture pour accomplir une promenade, se sont vus contraints à rentrer aux Tuileries sous les menaces du peuple ameuté. Le 10, une nouvelle publication du «Credo d'un bon Français» a eu lieu dans plusieurs journaux, et a excité encore la fureur populaire. Vous vous rappelez cette pièce ridiculement fatale qui, en février dernier, a accompagné et peut-être causé la tentative de ces braves coeurs que les révolutionnaires ont cru flétrir en leur donnant le nom de «chevaliers du Poignard?»

—Parbleu! dit Marcof, je sais encore par coeur ce credo dont vous parlez. Le voici tel que je l'ai appris: «Je crois en un roi, descendu de son trône pour nous, qui étant venu au sein de la capitale par l'opération d'un général, s'est fait homme, qui a permis que son pouvoir royal fût mis dans le tombeau; mais qui ressuscitera bientôt...»

—Précisément, interrompit Boishardy. Eh bien! cette seconde publication a fait plus de mal encore peut-être que la première. «Pour se venger du dévouement dont faisaient preuve un grand nombre de sujets fidèles, le peuple, perfidement conseillé, a abreuvé d'outrages notre malheureux prince, sous les fenêtres duquel les chansons insultantes retentissaient à toute heure. Enfin, le 20 juin, le roi prit un parti énergique que lui conseillaient depuis longtemps ses frères et les émigrés. A la nuit fermée, il a quitté secrètement les Tuileries, et, accompagné de la reine, du dauphin, de Madame Royale, de madame Élisabeth et de madame de Tourzel, gouvernante des enfants de France, il s'est élancé sur la route de Montmédy. Une heure plus tard MONSIEUR et MADAME partaient du Luxembourg pour gagner la frontière des Pays-Bas.

—Quoi! s'écria Marcof stupéfait, le roi abandonne sa propre cause? Il quitte Paris, il quitte la France peut-être?

—Telle était son intention effectivement, dit le comte de La Bourdonnaie; car M. de Bouillé, à la tête du régiment de Royal-Allemand, était parti de Metz pour aller au-devant du roi et protéger sa fuite.

—Eh bien! ne l'a-t-il donc pas fait?

—Il n'a pu le faire!

—Quoi! le roi est revenu?

—Oui, dit Boishardy; mais revenu par force. Reconnu à Sainte-Menehould par le maître de postes Drouet, il a été arrêté à Varennes par les soins de Sauze, procureur de la commune, et par Rouneuf, l'aide-de-camp de Lafayette, envoyé de Paris en toute diligence.

—Le roi arrêté! dit Marcof avec une stupeur profonde.

—Oui, arrêté! et écroué le 25 dans son propre palais, interrogé comme un criminel par des commissaires de l'Assemblée, et gardé à vue ainsi que sa famille, par les soldats révolutionnaires!

Marcof laissa échapper un énergique juron, et fit craquer, par un mouvement involontaire, la batterie de sa carabine.

—Le roi, continua Boishardy, avait été ramené de Varennes par trois envoyés de l'Assemblée: Latour-Maubourg, Pétion et Barnave, qui ont voyagé dans la même voiture que la famille royale, tandis que Maldan, Valory et Dumoutier, les trois gardes-du-corps qui s'étaient dévoués pour accompagner leur prince, étaient liés et garrottés sur le siége, exposés aux injures de la populace, qui riait autour du cortége de la royale victime! Pendant ce temps, savez-vous ce que faisait le bon peuple parisien? Il arrachait les enseignes où se trouvait l'effigie, les armoiries ou seulement le nom du roi; il brisait dans tous les lieux publics le buste de Louis XVI et un piquet de cinquante lances faisait des patrouilles jusque dans le jardin des Tuilleries en portant sur une bannière: «Vivre libre ou mourir Louis XVI s'expatriant n'existe plus pour nous.»

—Mais, dit La Bourdonnaie, que fait la classe riche, la classe aisée?

—La bourgeoisie? répondit Boishardy; elle fait chauffer le four pour manger les gâteaux. Elle rit, elle plaisante; elle a adopté un nouveau jeu, celui de «l'émigrette» ou de «l'émigrant» ou de «Coblentz. C'est une espèce de roulette suspendue à un cordon qui lui donne un mouvement de va-et-vient perpétuel. «C'est une rage! Aux portes des boutiques, m'écrit-on, aux fenêtres, dans les promenades, dans les salons, à toute heure et partout, les hommes, les femmes et les enfants s'en amusent.

—Mais le roi, le roi? dit encore Marcof.

—Je vous répète qu'il est prisonnier. Tenez, voici le journal l'Ami du roi, lisez, et vous verrez qu'il ne peut tenter une nouvelle évasion: un commandant de bataillon passe la nuit dans le vestibule séparant le salon de la chambre à coucher de Marie-Antoinette. Trente-six hommes de la milice citoyenne vont monter la garde dans l'intérieur des appartements. Un égoût conduisant les eaux du château des Tuileries à la rivière doit être bouché, et on doit même murer les cheminées. Lafayette donnera dorénavant le mot d'ordre sans le recevoir du roi, et les grilles des cours et des jardins seront tenues fermées. Quant à l'Assemblée nationale, elle cumule maintenant les deux pouvoirs exécutif et délibérant.

—Ensuite? demanda La Bourdonnaie en voyant Boishardy s'arrêter, et remettre ses papiers, ses lettres et ses journaux dans sa poche.

—C'est ici où s'arrêtent mes nouvelles, à la date du 26 juin. Le dernier acte de l'Assemblée nationale a été de faire apporter le sceau de l'État sur son bureau, et de déclarer pour l'avenir ses décrets exécutoires, quoique privés de la sanction royale.

—Ainsi, dit Marcof, le roi n'est plus rien?

—A peine existe-t-il même de nom.

—Ils ont osé cela!

—Oh! ils oseront bien autre chose encore si on les laisse faire!

—Mais on ne les laissera pas faire! s'écria le comte de La Bourdonnaie en se levant.

—C'est ce qu'il faut espérer! répondit Boishardy. Cependant l'insurrection a bien de la peine à lever hautement la tête.

Marcof réfléchissait profondément.

—La Rouairie commence à agir, dit le comte.

—Mais nous n'avons encore que quelques hommes autour de nous.

—Les autres viendront.

—Quand cela?

—Bientôt, mon cher. Mes renseignements sont certains et précis; avant un an, la Bretagne et la Vendée seront en armes: avant un an, la contre-révolution aura sur pied une armée formidable; avant un an, nous serons les maîtres de l'ouest de la France!

—Un an, c'est trop long. Qui sait d'ici là ce que deviendra le roi?

—Nos paysans se décident lentement, vous le savez.

—Activons-les, poussons-les, entraînons-les!

—Comment?

—Tuez les boeufs des retardataires et allumez une botte de foin sous leurs toits; tous marcheront.

—S'ils viennent à nous par force, ils nous abandonneront vite.

—Peut-être; mais le point essentiel est d'agir vite.

—Que font les émigrés?

—Ils dansent de l'autre côté du Rhin, et se moquent de nous!...

Le comte de La Bourdonnaie haussa les épaules.

—Ils nous enverront bientôt des quenouilles comme à ceux de la noblesse qui n'ont pas encore quitté la France.

—C'est à quoi ils songent, soyez-en certains!

—Corbleu! que le roi ne s'appuie donc que sur sa noblesse de province. Elle ne l'abandonnera pas, celle-là!...

—Nous le prouverons, Boishardy.

Marcof, on le voit, ne prenait plus qu'une part silencieuse à la conversation. Toujours absorbé par ses pensées intimes, il était trop préoccupé pour pouvoir s'y mêler activement. Son esprit, un moment distrait par les récits de Boishardy, s'était promptement reporté sur la situation présente. Aussi, frappant le sol de la crosse de sa carabine:

—Ces prisonniers ne viennent pas! dit-il avec impatience.




XX

L'INTERROGATOIRE.

Un cri d'appel retentit au loin. Un second plus rapproché lui succéda.

—Voici nos hommes! fit le comte.

Keinec et Jahoua s'étaient rapprochés. Une douzaine de chouans, conduisant au milieu d'eux une femme, un homme et un enfant, sortirent d'une allée voisine et s'avancèrent.

—Où les avez-vous pris, mon gars? demanda M. de La Bourdonnaie.

—Près d'Audierne, répondit un paysan.

—Ils n'étaient que trois?

—Pardon, monsieur le comte, il y avait avec eux un autre homme.

—Où est-il?

—Il a pris la fuite et nos balles n'ont pu l'atteindre.

—Maladroits!

—Nous avons fait pour le mieux.

—Les prisonniers sont attachés?

—Oui, monsieur le comte.

—C'est bien... je vais les interroger.

Les paysans se retirèrent, et les prisonniers demeurèrent en face du comte. Ces prisonniers, nos lecteurs l'ont deviné sans doute, n'étaient autres que Jasmin, Hermosa et Henrique. L'enfant, nous pensons l'avoir dit, n'avait pas onze ans encore. Effrayé de ce qui se passait, il se tenait étroitement serré contre sa mère.

Jasmin, pâle et défait, tremblait de tous ses membres, jetant autour de lui des regards effarés. Hermosa, fière et hautaine, relevait dédaigneusement la tête, et semblait défier ceux entre les mains desquels elle se trouvait. Le comte de La Bourdonnaie commença par interroger Jasmin.

—Qui es-tu? lui demanda-t-il.

Mais avant que le valet pût ouvrir la bouche pour répondre, Hermosa se tournant vers lui:

—Je te défends de parler! dit-elle d'une voix impérative.

—Oh! oh! belle dame! fit Boishardy en souriant ironiquement, vous oubliez, je crois, devant qui vous êtes.

—C'est parce que je m'en souviens que je parle ainsi.

—Vraiment?

—Je suis femme de qualité!

—Et nous sommes gentilshommes.

—On ne s'en douterait pas.

—Vous plairait-il de vous expliquer?

—Des gentilshommes ne font pas d'ordinaire le métier de voleurs de grand chemin.

—Tonnerre! s'écria Marcof, ne discutons pas et dépêchons.

—Laissez-moi faire, mes amis, dit M. de Boishardy en s'adressant au comte de La Bourdonnaie et au marin. Madame voudrait sans doute prolonger la conversation, mais je vous réponds qu'elle va parler nettement.

Hermosa sourit.

—D'abord, continua le gentilhomme, nous ne sommes nullement des voleurs, mais bien des personnages politiques. Veuillez vous rappeler cela. Une insulte nouvelle pourrait vous coûter la vie à tous trois. Réfléchissez!... Vous venez de défendre à cet homme de répondre, n'est-ce pas? Eh bien! ce sera vous alors, madame, qui allez nous faire cet honneur. Ne riez pas!... je vous affirme que je ne mens jamais. Veuillez m'écouter; je commence: Qui êtes-vous?

—Comme je ne vous reconnais pas le droit de m'interroger, pas plus que celui de m'avoir arrêtée, je ne vous répondrai pas.

—La chose devient piquante! Cet enfant est votre fils? continua Boishardy en indiquant Henrique.

Hermosa ne répondit que par un sourire railleur. Marcof se mordait les lèvres avec impatience et tourmentait la batterie de sa carabine. Boishardy, parfaitement calme, siffla doucement. Un paysan s'avança: c'était Fleur-de-Chêne.

—Ton fusil est-il chargé? demanda le chef.

—Oui.

—Très-bien. Appuie un peu le canon sur la poitrine de cet enfant.

Fleur-de-Chêne épaula son arme et en dirigea l'extrémité à bout portant sur Henrique. Hermosa poussa un cri et voulut se jeter entre son fils et l'arme meurtrière, mais Marcof lui saisit le bras et la cloua sur place.

—Mon fils! dit-elle. Grâce!...

—Allons donc! je savais bien que je vous ferais répondre! continua Boishardy. Maintenant, Fleur-de-Chêne, attention, mon gars; je vais interroger madame, à la moindre hésitation de sa part à me répondre, tu feras feu sans que je t'en donne l'ordre.

—Ça sera fait! répondit le paysan.

Hermosa était d'une pâleur extrême. En proie à la rage de se voir contrainte à obéir, effrayée du péril qui menaçait Henrique, elle tordait ses belles mains sous les cordes qui les retenaient captives.

—Votre nom? demanda Boishardy.

—Je suis la marquise de Loc-Ronan.

—La marquise de Loc-Ronan! s'écria Marcof en bondissant.

—Crois-tu qu'elle mente? fit Boishardy.

—Non! non! répondit le marin. Elle doit dire vrai, et c'est la Providence qui l'a conduite ici!

Puis, se retournant vers Hermosa:

—Vous êtes la soeur du comte de Fougueray et du Chevalier de Tessy, n'est-ce pas? demanda-t-il.

—Répondez! dit Boishardy.

—Oui.

—Oh! mes yeux s'ouvrent enfin! murmura Marcof.

—Yvonne! Yvonne! glissa Keinec son oreille.

—Nous allons tout savoir, patience! répondit le marin.

Boishardy continua l'interrogatoire.

—D'où venez-vous?

—De chez mon frère.

—Où était votre frère?

—A l'abbaye de Plogastel.

—Ici près?

—Oui!

—Où alliez-vous?

—A Audierne.

—Pourquoi faire?

—Pour m'y embarquer.

—Vous vouliez quitter la France?

—Je voulais seulement quitter la Bretagne.

—Quel est l'homme qui vous accompagne?

—Mon valet.

—Il se nomme?

—Jasmin.

—Et celui qui a fui

—C'est mon frère.

—Le comte de Fougueray?

—Oui.

—Connaissez-vous ce comte? demanda Boishardy à Marcof.

—Oui, répondit le marin; c'est un agent révolutionnaire.

—Vous en êtes certain?

—J'en ai les preuves.

—Alors, il faut les faire fusiller, n'est-ce pas?

—C'est mon avis!... dit le comte de La Bourdonnaie; quoique tuer une femme me répugne, môme lorsqu'il s'agit du bien de notre cause.

Boishardy fit un geste d'indifférence.

—Attendez! s'écria Marcof, il faut que je l'interroge.

—Interrogez, mon cher ami!

—Fleur-de-Chêne, dit Marcof, fais toujours attention...

Puis, revenant à Hermosa:

—Avec qui étiez-vous à l'abbaye?

—Avec mon frère, je l'ai dit.

—Avec le comte seulement?

—Mais...

—Vous hésitez?

—Non! s'écria Hermosa.

—Répondez donc!

—Il y avait un autre homme avec nous.

—Le nom de celui-là?

—La chevalier de Tessy.

—Votre second frère?

—Oui.

—Vous mentez.

—Monsieur!

—Cet homme n'est pas votre frère.

—Monsieur!

—Fleur-de-Chêne! s'écria Marcof.

—Grâce!.... fit Hermosa en se laissant tomber à genoux.

—Faut-il faire feu? demanda froidement le paysan.

—Attends encore!... répondit Marcof.

Hermosa réfléchit rapidement. Elle se sentait prise dans des mains de fer. Fallait-il avouer tout? Fallait-il nier obstinément?

Un aveu la perdait à tout jamais, car c'était raconter sa vie infâme. D'un autre côté, ceux qui lui parlaient et qui l'interrogeaient ne pouvaient pas avoir de preuves contre ses assertions au sujet de sa famille. Elle se résolut à soutenir le mensonge.

—Répondez! reprit Marcof.

—Vous pouvez tuer mon enfant, monsieur, vous pouvez me faire tuer ensuite, fit Hermosa avec l'apparence d'une victime résignée; mais vous ne sauriez me contraindre à mentir.

—Ainsi le chevalier de Tessy est votre frère?

—Oui.

—Soit; je ne puis pas malheureusement vous prouver le contraire. Mais songez bien maintenant à me répondre franchement, car je jure Dieu que votre fils mourrait sans pitié!

—Interrogez donc!

—Où avez-vous laissé le chevalier?

—A l'abbaye.

—Pourquoi?

—Il était malade.

—Prenez garde!

—Je dis la vérité.

—Attention, Fleur-de-Chêne, attention, mon gars, et tire sur l'enfant à mon premier geste.

Hermosa tressaillit involontairement. Elle devinait où allait en venir son interrogateur.

—Le chevalier était empoisonné! accentua fortement Marcof.

—Oui, répondit Hermosa sans hésiter, car elle comprenait que le moindre retard dans ses paroles coûterait la vie à Henrique.

Au milieu de ses vices, dans sa vie de criminelle débauche, cette femme avait conservé au fond de son coeur un amour effréné pour son enfant. Mais cet amour était celui de la louve pour ses louveteaux.

—Qui a empoisonné le chevalier?

—Le comte de Fougueray.

—Son frère! s'écria Marcof. Vous entendez, messieurs?

—Qui a versé le poison? demanda Boishardy.

—Moi!

—Qu'elle meure donc! fit le comte de La Bourdonnaie. Cette misérable me fait horreur!

—Non! dit vivement Marcof; je lui promets la vie si elle dit là vérité sur ce que j'ai encore à lui demander.

—Faites, répondit Boishardy.

—Vous devez savoir que le chevalier de Tessy avait enlevé une jeune fille? continua le marin.

—Je le sais.

—Elle se nomme Yvonne.

—Oui.

—L'avez-vous vue?

—Oui.

—Quand cela?

—Il y quelques heures à peine.

Keinec et Jahoua poussèrent un rugissement de joie et de colère. Marcof les arrêta de la main. Puis, revenant à Hermosa:

—Où était cette jeune fille?

—A l'abbaye.

—Où est-elle?

—Écoutez-moi, fit vivement la misérable, craignant qu'on ne prit pour hésitation de sa part l'ignorance où elle était effectivement de ce qu'était devenue Yvonne.

Elle raconta brièvement ce qu'elle savait. Elle dit comment Yvonne avait été atteinte par les crises nerveuses, comment le comte l'avait saignée, comment lui et le chevalier l'avaient enfermée dans la cellule de l'abbesse, et comment enfin elle, Hermosa, avait constaté le soir la disparition extraordinaire de la jeune fille. Il y avait un tel cachet de vérité à ses paroles, il était si naturel de supposer qu'Yvonne eût profité de la plus légère circonstance favorable pour fuir, que Marcof et ceux qui écoutaient Hermosa ne doutèrent pas qu'elle ne parlât sincèrement.

—La jeune fille est peut-être retournée à son village, dit le comte de La Bourdonnaie.

—C'est possible, répondit Boishardy.

—Non, dit Marcof; elle devait être trop faible, et il y a loin d'ici à Fouesnan. Et puis, vos gars qui gardent le pays l'auraient déjà arrêtée.

—Mais qu'est-elle devenue alors? s'écria Jahoua.

—Avez-vous visité les souterrains? demanda Hermosa qui avait compris facilement que les trois hommes avaient été à l'abbaye.

Il lui était fort indifférent que l'on retrouvât ou non Yvonne, et elle espérait attendrir ses juges en ayant l'air de leur donner tous les éclaircissements qui étaient en son pouvoir.

—Il y a donc des souterrains dans l'abbaye? demanda Marcof.

—Oui, dit Fleur-de-Chêne, et de fameux!

—Tu les connais?

—Oui.

—Tu vas venir avec nous et nous conduire.

—Partons! s'écrièrent Jahoua et Keinec.

—Guides-les, Fleur-de-Chêne. Je vous rejoins, mes gars, dit Marcof.

Fleur-de-Chêne et les deux jeunes gars disparurent promptement. Hermosa poussa un soupir de soulagement. Henrique n'était plus menacé par le fusil du paysan breton.

—Qu'allons-nous faire de cette femme? demanda M. de La Bourdonnaie en désignant Hermosa.

Marcof l'entraîna, ainsi que Boishardy, à quelques pas, et, baissant la voix:

—Il ne faut pas la tuer, dit-il.

—Elle peut nous être utile?

—Peut-être.

—Nous devons la garder à vie, alors?

—Oui.

—Je m'en charge, fit Boishardy.

—Où la conduirez-vous?

—Au château de La Guiomarais, où est le quartier général de La Rouairie.

—Très-bien.

—Je l'emmènerai cette nuit même.

Les trois chefs allaient se séparer, lorsqu'un paysan parut dans la petite clairière où ils se trouvaient.

—Qu'y a-t-il, Liguerou? demanda vivement le comte.

—Un message pour vous, monsieur.

—De quelle part?

—De la part d'un monsieur que je ne connais pas, répondit le paysan en présentant une lettre à La Bourdonnaie.

—Où as-tu vu ce monsieur?

—A deux lieues d'ici, sur la route d'Audierne. Il traversait les genêts avec une femme habillée en religieuse et un autre homme âgé. Nous les avons arrêtés, mais il nous a donné le mot de passe et il a ajouté les paroles convenues et qui désignent un chef. Alors, au moment de s'éloigner, il m'a rappelé; je suis revenu; il a écrit une lettre sur un papier avec un crayon, et il me l'a remise en m'ordonnant de vous la porter sans retard. J'ai obéi.

—Bien, mon gars.

Le paysan se recula, tandis que le comte brisait le cachet ou plutôt déchirait une enveloppe collée avec de la mie de pain.

—Kérouët, dit-il en s'adressant à un homme qui tenait à la main une torche de résine enflammée, éclaire-moi.

Kérouët s'approcha vivement pour obéir à son chef. Quelques lignes étaient tracées sur le verso de l'enveloppe. Ces quelques lignes contenaient les mots suivants:

«Prière au comte de La Bourdonnaie de faire passer cette lettre par une main fidèle au capitaine Marcof, commandant le lougre le Jean-Louis en relâche à Penmarckh.»

—Marcof, dit le comte en tendant la lettre au marin, ceci est pour vous.

—Pour moi?

—Voyez ce que l'on m'écrit.

Marcof prit la lettre et l'enveloppe. A peine eut-il jeté les yeux sur les lignes tracées au crayon qu'il tressaillit et qu'une joie immense illumina sa mâle figure. Il venait de reconnaître l'écriture du marquis de Loc-Ronan. Prenant la torche des mains de Kérouët et se retirant à l'écart, il lut avidement. Puis il revint vers le comte et son compagnon.

—Messieurs, dit-il, il faut que je vous parle. Éloignez tout le monde.

La Bourdonnaie donna l'ordre d'emmener les prisonniers et de veiller sur eux.

—Qu'y a-t-il? demanda Boishardy lorsqu'ils furent seuls tous trois.

—Je suis autorisé à vous révéler un secret, répondit Marcof. Écoutez-moi attentivement. Le marquis de Loc-Ronan n'est pas mort.

—Philippe n'est pas mort! s'écria Boishardy.

—Impossible! fit le comte; j'ai assisté à ses funérailles.

—Je vous le répète pourtant: le marquis de Loc-Ronan n'est pas mort.

—Impossible! impossible!

—Cette lettre est de lui. Voyez sa signature. Elle est datée de ce soir même.

—C'est une bénédiction du ciel! murmura M. de La Bourdonnaie en regardant la lettre que lui présentait Marcof.

—C'est un bras et un coeur de plus dans nos rangs, ajouta Boishardy.

—Expliquez-nous ce mystère, Marcof!

—Je ne puis vous révéler les causes qui ont déterminé le marquis à se faire passer pour mort. Il faut même que vous gardiez le plus profond secret à cet égard. Toujours est-il qu'il est vivant. Il quitte la Bretagne cette nuit même, et voici ce qu'il m'écrit avec ordre de vous communiquer ses intentions.

—Nous écoutons.

Marcof commença la lecture de la lettre:

«Mon cher et aimé Marcof, écrivait le marquis, si tu m'as cru mort, je viens porter d'un seul coup et sans préparation aucune la joie dans ton âme, car je n'ignore pas les sentiments qui t'attachent à moi. Si le bruit de ma mort n'est pas encore arrivé jusqu'à toi, j'en bénirai le ciel qui t'aura ainsi évité une douleur profonde. Dans tous les cas, voici ce qu'il est important que tu saches; le soir même du jour où mes funérailles ont été célébrées dans le château de mes pères, je prenais la fuite avec Jocelyn.

«Je me suis retiré dans l'abbaye de Plogastel, près de mademoiselle de Château-Giron, qui avait continué à habiter le couvent. Je comptais attendre là ton retour et te donner les moyens de venir m'y joindre. Malheureusement, Dieu en a ordonné autrement. Des misérables m'ont poursuivi et ont découvert ma retraite. Je fuis donc; je passe en Angleterre.

«Communique cette lettre à nos principaux amis, afin qu'ils sachent ce que je vais faire et qu'ils connaissent nos moyens de correspondre. Je vais à Londres d'abord; là, je verrai Pitt, et je m'efforcerai d'obtenir des secours en armes et en argent. Je solliciterais l'appui d'une flotte anglaise, s'il ne me répugnait d'associer des étrangers à notre cause.

«S'il m'accorde les secours que je demande, le roi pourra l'en récompenser plus tard et rendre à l'Angleterre ce qu'elle nous aura prêté. D'Angleterre j'irai en Allemagne; je verrai Son Altesse Royale monseigneur le comte de Provence. Je prendrai ses ordres que je vous ferai passer.

«Tu pourras te mettre facilement en communication avec le pêcheur qui me conduit en Angleterre; il se nomme Salaün et habite Audierne. A son retour, il te remettra une nouvelle lettre de moi.»

—C'est là tout ce qui concerne notre cause, messieurs, dit Marcof en repliant la lettre.

—Je répondrai à Philippe, dit Boishardy, et je vous remettrai la lettre, Marcof.

—Serez-vous encore à Penmarckh dans quatre jours? demanda le comte de La Bourdonnaie.

—Oui; je ne mettrai à la voile qu'après avoir reçu la seconde lettre du marquis.

—Bien; nous irons vous trouver à bord de votre lougre dans quatre nuits.

—Je vous attendrai, messieurs.

Marcof prit les mains de ses deux interlocuteurs.

—Pas de honte entre nous, dit-il; avez-vous besoin d'argent?...

—Non, répondit le comte.

—Et vous, monsieur de Boishardy?

—J'avoue qu'il m'en faudrait pour augmenter l'entraînement général.

—Combien?

—Oh! beaucoup.

—Dites toujours.

—Vingt-cinq mille écus environ.

—Vous les aurez.

—Quand cela?

—Quand vous viendrez à mon bord.

—Ah ça! mon cher ami, le Pactole coule donc sur le pont de votre lougre? dit Boishardy en riant.

—Pas sur le pont, mais dans la cale.

—Quoi! sérieusement, cet argent est à vous? demanda La Bourdonnaie.

—J'ai trois cent mille livres à votre disposition, à bord du Jean-Louis, et cinq cent mille autres cachées dans un endroit connu de moi seul. Cet or est consacré au besoin de notre cause.

—Brave coeur! s'écria Boishardy; il donne plus que nous!

—J'ai toujours pensé que Marcof était un gentilhomme qui reniait son origine et se cachait sous les habits d'un matelot, ajouta M. de La Bourdonnaie en s'inclinant avec une gracieuse politesse.

—Ne vous occupez pas de cela, messieurs, répondit Marcof en souriant avec fierté. Sachez seulement que je puis vous recevoir et vous serrer la main sans que vous descendiez trop du rang où vous a placé chacun le nom de vos aïeux.

—Nous n'en doutons pas, fit Boishardy en tendant sa main ouverte au marin.

—Dans quatre nuits, n'est-ce pas?

—C'est convenu.

—Et les prisonniers?

—J'en réponds, dit encore Boishardy.

—Adieu donc!

Marcof quitta rapidement la clairière et prit la route de l'abbaye de Plogastel.

—Oh! se disait-il en se glissant dans les genêts.

—Pauvre Philippe! je sais maintenant tes secrets. Je connais la cause de ta fuite. Je devine celle qui te fait abandonner la Bretagne au moment du danger. Mais je suis là, frère, et je veille. Déjà deux des misérables qui ont torturé ta vie sont entre mes mains, et le troisième ne m'échappera pas? Mon Dieu! faites que je puisse rendre à celui que j'aime de toute la force de mon coeur cette tranquilité qu'il a perdue! Que je le voie heureux et que je meure après s'il le faut. Mais comment se fait-il que ce chevalier de Tessy soit le même homme que ce Raphaël que j'ai rencontré jadis dans les Abruzzes? Il y a là-dessous quelque horrible mystère que je saurai bien découvrir plus tard. Oh! que je trouve ce comte de Fougueray, que je le tienne en ma puissance comme j'y tiens sa soeur maudite, et je parviendrai à leur faire révéler la vérité! Va, Philippe, tu seras heureux peut-être, mais je te ferai libre, je le jure!

Marcof était arrivé devant l'abbaye. Il monta rapidement à la chambre où il avait laissé Raphaël. Le cadavre du malheureux était dans une décomposition complète. La force du poison était telle qu'en quelques heures il avait accompli l'oeuvre que la mort met plusieurs jours à faire. L'air de la cellule était vicié par une odeur infecte et insoutenable. Marcof sortit vivement. Il appela Keinec et Jahoua. Aucun d'eux ne lui répondit. L'abbaye semblait déserte et abandonnée.

—Ils sont dans les souterrains, murmura Marcof; ils n'ont pas besoin de moi en ce moment. Je vais visiter encore la chambre qu'a habitée Yvonne et la sonder attentivement. La jeune fille n'a pu fuir que par une ouverture secrète qu'elle aura découverte.

Ce disant, le marin entra dans la cellule de l'abbesse. Il visita avec une profonde attention le plancher et les murailles; puis, ne découvrant rien et supposant que les meubles pouvaient cacher ce qu'il cherchait, il se mit en devoir de les enlever de la chambre. Il s'adressa d'abord au lit.

Le lit ne recouvrait aucun indice qui put mettre Marcof sur la voie qu'Yvonne avait dû prendre pour se sauver. Alors il voulut repousser le bahut d'ébène. Le meuble résista. On se rappelle qu'il était scellé à la muraille par l'un de ses angles.

Marcof employa inutilement ses forces. Saisissant sa hache, il attaqua les deux battants de la porte du bahut. Le bois craqua sous l'acier. Marcof arracha la porte qui céda, et sonda l'intérieur avec le manche de son arme.

Le fond, élevé sur quatre pieds, ne pouvait évidemment pas mériter un long examen. Il frappa sur le côté du meuble, qui devait être appuyé au mur. Le panneau rendit ce son sec du bois derrière lequel il y a vide. Marcof poussa un cri de joie et attaqua plus vigoureusement encore l'ébène, qui bientôt joncha le plancher de ses débris mutilés.

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