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Marcof le Malouin

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IV

LA FIDÉLITÉ

Vers la fin de 1773, un des riches armateurs de la Bretagne qui avait perdu successivement sept navires, tous pris et coulés par les navires musulmans qui sillonnaient la Méditerranée depuis des siècles, eut le désir bien légitime de venger ces désastres. De plus, le digne négociant pensa avec raison que voler des voleurs étant une oeuvre pie, pirater des pirates serait une action bien plus méritoire encore, puisqu'elle aurait le double avantage de leur prendre ce qu'ils avaient pris, et de les punir ensuite. En conséquence, il fit construire, à Lorient, un charmant brick savamment gréé, élancé de carène, propre à donner la chasse, et qui portait dans son entre-pont vingt jolis canons de douze. Le brick, une fois lancé et prêt à prendre la mer, fut baptisé sous le nom de la Félicité, et on obtint du ministre des lettres de marque pour le capitaine qui le commanderait. C'était ce capitaine qu'il s'agissait de trouver.

Il faut dire qu'à cette époque vivait à Brest un officier de marine nommé Charles Cornic. Charles Cornic était né à Morlaix, et était un émule des Jean-Bart et des Duguay-Trouin. Malheureusement pour lui, Cornic était aussi ce que l'on nommait alors un «officier bleu.»

Pour comprendre la valeur négative de ce titre, il faut savoir qu'à l'époque dont nous parlons, le corps des officiers de marine se divisait en deux catégories bien tranchées. Les officiers nobles d'une part, et les officiers sans naissance de l'autre. Ces derniers étaient en butte continuellement aux vexations des premiers qui, non-seulement refusaient souvent de leur obéir, mais encore ne voulaient pas toujours les prendre sous leurs ordres. Et cependant, pour de simple matelot devenir officier, il fallait avoir fait preuve d'un courage et d'une habileté bien rares. Mais le préjugé était là, comme une barrière infranchissable, et les parvenus, les intrus, comme on les nommait aussi, se voyaient toujours l'objet des risées des élégants gentilshommes.

Cornic, surtout, était presque un objet d'horreur parmi les officiers nobles. Brave, fier, hautain, il répondait par le mépris aux provocations, et, lorsqu'on le contraignait à mettre l'épée à la main, il revenait à son bord en laissant un cadavre derrière lui. Deux fois le ministre avait voulu lui donner un commandement, et deux fois il s'était vu contraint par le corps des gentilshommes de le lui retirer. Fatigué de prodiguer son sang et son intelligence, blessé dans son orgueil et déçu dans ses légitimes espérances, Cornic, alors, avait abandonné la marine royale et avait accepté le commandement d'un petit corsaire. Il courut les mers des Indes faire la chasse à tout ce qui portait un pavillon ennemi.

Un jour, après un combat sanglant, il s'empara d'une frégate anglaise de guerre, à bord de laquelle il y avait six officiers de la marine française prisonniers. Tous les six étaient nobles. Tous les six étaient connus de Cornic, qu'ils avaient toujours repoussé. Grand fut leur désappointement de devoir la liberté à un officier bleu. Cornic, pour toute vengeance, leur demanda avec ironie un très-humble pardon de les avoir délivrés, ajoutant que c'était trop d'honneur pour lui, pauvre officier de fortune, d'avoir châtié des Anglais qui avaient eu l'audace de faire prisonniers des gentilshommes français, marins comme lui. Puis il les ramena à Brest sans leur avoir adressé la parole pendant tout le temps que dura la traversée.

Une fois à terre, l'aventure se répandit à la grande gloire du corsaire et à la profonde humiliation des officiers nobles. Aussi jurèrent-ils d'en tirer une vengeance éclatante. Quelques jours après, Cornic reçut, dans la même matinée, huit provocations différentes. Il fixa le même jour et la même heure, à ses huit adversaires. Puis, une fois sur le terrain, il mit l'épée à la main, et les blessa successivement tous les huit. Ce duel eut un retentissement énorme. Les familles des blessés portèrent plainte, et, quoique l'officier bleu eût combattu loyalement, il se vit contraint de s'éloigner de Brest.

Ce fut sur ces entrefaites que l'armateur de la Félicité s'adressa à lui et lui proposa le commandement du nouveau corsaire. Cornic accepta. Seulement, il mit pour condition qu'il prendrait un second à sa guise; et comme il était lié avec Marcof, il lui demanda s'il voulait embarquer à bord du corsaire. Marcof remercia chaleureusement Cornic, et signa l'engagement avec une ardeur impatiente. Tous deux, alors, composèrent un équipage de cent cinquante hommes, tous dignes de combattre sous de tels chefs. Puis la Félicité prit la mer.

Le nouveau corsaire avait pour mission de louvoyer sur les côtes d'Afrique, mais de ne donner la chasse aux pirates qu'autant que ces derniers, par leur ventre arrondi et leurs lourdes allures, indiqueraient qu'ils avaient dans leurs flancs la cargaison de quelque riche navire de commerce. Les débuts de la Félicité furent brillants. En quittant le détroit de Gibraltar et en entrant dans la Méditerranée, le brick, déguisé en bâtiment marchand, se laissa donner la chasse par un pirate algérien. Puis, lorsque les deux navires furent presque bord à bord, la toile peinte, qui masquait les sabords de la Félicité, tomba subitement à la mer et une grêle de boulets balaya le pont du pirate stupéfait. Moins d'une heure après, la cargaison du navire algérien passait dans la cale du corsaire; les pirates étaient pendus au bout des vergues, et le vautour, devenu victime de l'épervier, coulait bas aux yeux des marins français qui dansaient joyeusement en poussant des cris de triomphe.

Six mois plus tard, la Félicité rentrait à Brest, et Cornic remettait entre les mains de son armateur, pour près de cinq millions de diamants et de marchandises de toute espèce. On procéda alors à la répartition de ces richesses. Marcof emporta deux cent mille livres. Le soir même, il montait dans une chaise de poste, et, précédé d'un courrier, il prenait avec fracas la route de Paris. Il avait compris que Brest était une trop petite ville pour pouvoir y dépenser rapidement son or. Il voulait connaître toutes les merveilles de la capitale et se procurer toutes les jouissances que rêvait son ardente imagination. Pendant quatre mois, il gaspilla follement cet or gagné au prix de sa vie; pendant quatre mois il mena cette existence curieuse du marin grand seigneur, qui n'admet aucun obstacle pour son plaisir, satisfait toutes ses fantaisies, et brise ce qui s'oppose à ses volontés et à ses caprices.

Ce temps écoulé, Marcof s'aperçut un beau matin que son portefeuille était vide et sa bourse à peu près à sec. Il reprit philosophiquement la route de Brest, et il arriva au moment où Cornic réengageait un nouvel équipage et s'apprêtait à reprendre la mer. Marcof le suivit de nouveau.

Comme la première fois, la Félicité mit le cap sur la Méditerranée, et, comme la première fois encore, elle ouvrit la campagne sous les plus heureux auspices. Le corsaire avait déjà fait amener pavillon à deux pirates de l'archipel grec et se disposait à continuer ses courses sur le littoral de l'Afrique, lorsqu'à la hauteur de Malte il fut assailli par une tempête qui le rejeta entre les côtes d'Italie et celles de Sardaigne.

Pendant les trois premiers jours, la Félicité tint bravement contre le vent et les vagues; mais, vers le commencement du quatrième, elle se démâta de son misaine et une voie d'eau se déclara dans sa cale. La tempête ne ralentissait pas de fureur. Cornic essaya de gagner la côte. Ce fut en vain. Les pompes ne suffisaient plus à alléger le navire de l'eau qui montait de minute en minute. Il fallut abandonner le brick.

Les deux canots qui n'avaient pas été brisés ou entraînés par les lames, furent mis à la mer. L'équipage se sépara en deux parties. La première, commandée par Cornic, monta dans l'une des embarcations; la seconde, ayant pour chef Marcof, se jeta dans l'autre.

Durant quelques heures, les deux canots firent route de conserve; mais la tempête les sépara bientôt. Celui de Cornic put atteindre Naples et s'y réfugier. Celui de Marcof fut moins heureux. Entraîné vers la haute mer, il doubla la Sicile.

Pendant trois jours la frêle barque fut ballottée au gré des flots. N'ayant pas eu le temps d'emporter des vivres, les pauvres naufragés mouraient de fatigue et de faim. Déjà on parlait de tirer au sort et de sacrifier une victime pour essayer de sauver ceux qui survivraient, lorsque, la nuit suivante, le canot fut jeté sur les côtes de la Calabre méridionale, et se brisa sur les rochers. A l'exception de Marcof, tous les marins périrent. Seul il parvint à gagner la plage. Une fois en sûreté sur la terre ferme, les forces l'abandonnèrent et il tomba évanoui.

Combien de temps dura cet évanouissement? Marcof l'ignora toujours. Lorsqu'il reprit ses sens, il se trouvait au milieu d'une vaste salle meublée, on plutôt démeublée, comme le sont d'ordinaire les hôtelleries italiennes. Il faisait grand jour. Les rayons de l'ardent soleil des Calabres, perçant les couches épaisses de poussière qui encrassaient les vitres des croisées, se ruaient dans la pièce en l'inondant d'un flot de lumière dorée.

Autour de Marcof se tenaient, dans des attitudes différentes, une quinzaine d'hommes à figure sinistre, à costume indescriptible, tenant le milieu entre celui du montagnard et celui du soldat. Les uns, appuyés sur de longues carabines, les autres, chantant ou causant, tous buvant à plein verre le vin blanc capiteux des coteaux de la Sicile, ce Marsalla dont on a à peine l'idée dans les autres contrées de l'Europe, car il perd tout son arôme en subissant un transport lointain. Marcof, en ouvrant les yeux, fit un léger mouvement.

—Eh bien! Piétro? demanda l'un de ceux qui étaient debout, en s'adressant à un jeune homme assis près du marin.

—Eh bien! capitaine, je crois que le noyé n'est pas mort.

—Sainte madone! il peut se vanter alors d'avoir la vie dure, et il devra bien des cierges à son patron.

—Tenez! voici qu'il remue.

Marcof, en effet, se dressait sur son séant. La conversation qui précède avait eu lieu en patois napolitain. Marcof, en sa qualité de navigateur, avait une légère teinture de toutes les langues qui se parlent sur les côtes, et depuis, surtout, les courses de la Félicité dans la Méditerranée, il avait appris assez d'italien pour comprendre les paroles qui se prononçaient, et, au besoin même, pour converser avec les hommes auprès desquels il se trouvait. Celui qu'on avait qualifié de capitaine s'avança gravement vers le naufragé.

—Comment te trouves-tu? lui demanda-t-il.

—Je n'en sais trop rien, répondit naïvement Marcof, qui, le corps brisé et la tête vide, était effectivement incapable de constater l'état de santé dans lequel il était.

—D'où viens-tu?

—De la mer.

—Par saint Janvier! je le sais bien, puisque nous t'avons trouvé évanoui sur la plage. Ce n'est pas cela que je te demande. Tu es Français?

—Oui.

—Et marin?

—Oui.

—Ton navire a donc fait naufrage?

—Oui! répondit une troisième fois Marcof, incapable de prononcer un mot plus long.

—Tu es laconique! fit observer son interlocuteur d'un air mécontent.

Marcof fit un effort et rassembla ses forces.

—Il y a trois jours que je n'ai mangé, balbutia-t-il; par grâce, donnez-moi à boire, je meurs de faim, de soif et de fatigue!

Le jeune homme qui le veillait parut ému.

—Tenez! fit-il vivement en lui offrant une gourde; buvez d'abord, je vais vous donner à manger.

Marcof prit la gourde et la porta avidement à ses lèvres.

Le capitaine appela Piétro.

—Nous retournons à la montagne, lui dit-il. Tu vas rester près de cet homme; demain nous reviendrons, et, s'il le veut, nous l'enrôlerons parmi nous. Il paraît vigoureux, ce sera une bonne recrue.

Quelques instants après, on servait à Marcof un mauvais dîner, et on lui donnait ensuite un lit plus mauvais encore. Mais, dans la position où se trouvait le marin, on n'a pas le droit d'être bien difficile. Il mangea avec avidité et dormit quinze heures consécutives. A son réveil, il se sentit frais et dispos. Piétro était près de lui; il entama la conversation. Le jeune Calabrais était bavard comme la plupart de ses compatriotes; il parla longtemps, et Marcof apprit qu'il avait été recueilli par une de ces bandes si redoutées de bandits des Abruzzes. N'ayant rien sur lui qui pût tenter la cupidité de ces hommes, il reçut cette confidence avec le plus grand calme.

Dans la journée, les bandits de la veille revinrent dans l'hôtellerie. Le chef, qui se nommait Gavaccioli, proposa, sans préambule, à Marcof de s'enrégimenter sous ses ordres, lui vantant la grâce et les séductions de l'état. Marcof hésitait.

Ce mot de bandit sonnait désagréablement à ses oreilles. Mais, d'un autre côté, il réfléchissait qu'il se trouvait sur une terre étrangère, sans aucun moyen d'existence. Son navire était perdu, ses compagnons avaient tous péri. Quelle ressource lui restait-il! Aucune. Cavaccioli renouvela ses offres. Marcof n'hésita plus.

—J'accepte, dit-il, à une condition.

—Laquelle?

—C'est que je serai entièrement libre de ma volonté quant à ce qui concernera mon séjour parmi vous.

—Accordé! fit le bandit en souriant, tandis qu'il murmurait à part: Une fois avec nous, tu y resteras; et si tu veux fuir, une balle dans la tête nous répondra de ta discrétion.

Marcof fut présenté officiellement à la bande et accueilli avec acclamations. Piétro, surtout, paraissait des plus joyeux. Marcof lui en demanda la cause.

—Je l'ignore, répondit le jeune homme; mais dès que je vous ai vu rouvrir les yeux hier, cela m'a fait plaisir; il me semblait que vous étiez pour moi un ancien camarade.

—Allons, murmura Marcof, il y a de bonnes natures partout.

Le soir même, il y eut festin dans l'hôtellerie, et Marcof en eut les honneurs. Chacun fêtait la nouvelle recrue dont les membres athlétiques indiquaient la force peu commune, et inspiraient la crainte à défaut de la sympathie. Le lendemain, au point du jour, Marcof, devenu bandit calabrais, s'enfonçait dans la montagne en compagnie de ses nouveaux camarades.

En acceptant les propositions de Cavaccioli, le marin avait songé qu'il pourrait promptement gagner Naples ou Reggio, et de là s'embarquer pour la France. Il était trop bon matelot pour se trouver embarrassé dans un port de mer, quel qu'il fût.




V

LES CALABRES

Quinze jours après, Marcof parcourait, la carabine au poing et la cartouchière au côté, les routes rocheuses des Abruzzes. Les bandits calabrais étaient alors en guerre ouverte avec les troupes régulières du roi de Naples. Douze heures se passaient rarement sans voir livrer quelque combat plus ou moins meurtrier. Cette existence aventureuse ne déplaisait pas au marin qui trouvait constamment à faire preuve d'adresse, de courage et d'intrépidité. Bientôt ses compagnons reconnurent en lui un homme supérieur. Il acquit ainsi une sorte de supériorité morale, et son nom, répété avec éloges, était connu dans la montagne pour celui d'un combattant intrépide.

Piétro lui avait bien décidément voué une amitié véritable. Il en faisait preuve en toutes circonstances. Au reste, cette amitié s'était encore accrue de ce que, dans deux combats successifs, Marcof avait arraché Piétro des mains des carabiniers royaux et des gardes suisses. Or, être prisonnier des troupes napolitaines, se résumait pour tout bandit dans une prompte et haute pendaison. Marcof, en réalité, avait donc deux fois sauvé la vie au jeune homme. Aussi l'amitié de Piétro s'était-elle peu à peu transformée en véritable adoration. Marcof était son dieu.

Bientôt les troupes royales, lassées par cette guerre dans laquelle elles trouvaient rarement un ennemi à combattre mais où elles étaient sans cesse harcelées, se replièrent sur Naples. Puis elles rentrèrent dans la ville et laissèrent, comme par le passé, les Abruzzes et les Calabres sous la souveraineté des brigands. Alors ceux-ci retournèrent à leurs anciennes habitudes. Les embuscades, le pillage, le vol, l'assassinat devinrent le but de leurs travaux. Mais lorsqu'au lieu de combattre vaillamment des hommes armés, il fallut attaquer, assassiner et voler des êtres sans défense, tuer lâchement des femmes qui demandaient inutilement merci, égorger d'une main ferme de faibles enfants qui tendaient leurs petits bras avec des cris et des larmes, Marcof sentit tout ce qu'il y avait de noble dans sa nature se révolter en lui.

A la première expédition de ce genre, il brisa sa carabine contre un rocher. A la seconde, il refusa nettement d'accompagner les bandits. Gavaccioli, étonné, lui commanda impérativement d'obéir. Marcof lui répondit qu'il n'était ni un lâche, ni un infâme, et que s'il allait avec les brigands s'embusquer sur le passage des chaises de poste et des mulets, ce serait, non pour attaquer les voyageurs, mais bien pour les défendre.

—Rappelle-toi, ajouta-t-il avec énergie, que j'ai été corsaire et non pirate; que je sais me battre et non pas assassiner. J'ai honte et horreur de demeurer plus longtemps parmi des êtres de l'espèce de ceux qui m'entourent; demain je partirai.

—Tu insultes tes amis! s'écria le chef avec colère.

—Tu m'insultes toi-même en supposant que ces hommes me soient quelque chose!

A ces mots, prononcés à voix haute, des rumeurs et des cris menaçants s'élevèrent de toute part. Quelques-uns des bandits portèrent la main à leur poignard. Marcof leva la tête, croisa ses bras nerveux sur sa vaste poitrine et marcha droit vers le groupe le plus menaçant. En présence de cette contenance froide et calme, les bandits se turent. Marcof revint vers le chef.

—Tu m'as entendu? dit-il; demain soir même je partirai. Jusque-là, je ne t'obéirai plus.

Puis il s'éloigna à pas lents, sans daigner tourner la tête. Marcof avait l'habitude de se retirer vers le soir dans une sorte de petit jardin naturel situé au milieu des rochers. Une fontaine voisine, jaillissant d'un bloc de porphyre, entretenait dans ce lieu une fraîcheur agréable. La nature sauvage qui dominait ce site pittoresque en rehaussait encore la beauté. C'était là que, mollement étendu sur son manteau, le marin rêvait à la France, à ses compagnons, à ses combats passés, à son avenir dès qu'il aurait quitté la Calabre.

Le jour où eut lieu la scène dont nous venons de parler, Marcof, suivant sa coutume, s'était dirigé vers le lieu habituel de ses rêveries solitaires. La nuit venue, il prépara ses armes et se disposa à veiller, car il connaissait assez ses compagnons pour se défier d'une attaque.

Les premières heures se passèrent dans le calme et dans le silence; mais au moment où la lune se voilait sous un nuage, il crut percevoir un léger bruit dans le feuillage. Il écouta attentivement. Le bruit devint plus distinct; il résultait évidemment d'un corps rampant sur les rochers. Était-ce un serpent? était-ce un homme? Marcof prit un pistolet et l'arma froidement.

Sans doute le froissement sec de la batterie avait été entendu de celui qui se glissait ainsi vers le marin, car le bruit cessa tout à coup. Marcof attendit néanmoins, toujours prêt à faire feu. Enfin les branches s'entr'ouvrirent, et une voix amie fit entendre un appel. Marcof avait reconnu Piétro. Le jeune homme s'élança vivement près du marin.

—Que me veux-tu donc? demanda Marcof étonné des allures mystérieuses de son fidèle camarade.

—Silence! fit Piétro à voix basse et en indiquant du geste à Marcof qu'il parlait trop haut.

—Que me veux-tu? répéta le marin.

—Te sauver d'une mort inévitable. Nos compagnons dorment; j'étais de veille cette nuit, et j'ai abandonné mon poste pour te prévenir. Si Cavaccioli s'apercevait de mon absence il me casserait la tête; mais comme il s'agissait de toi, j'ai tout bravé.

—Que se passe-t-il?... Parle vite!

—Dès que tu fus parti, dit Piétro avec volubilité et en baissant encore la voix, tous nos hommes se rassemblèrent; eux et Cavaccioli étaient furieux de la manière dont tu les avais traités.

—Que m'importe! interrompit Marcof.

—Laisse-moi achever! Ils résolurent de te tuer.

—Bah! vraiment?... Et qui diable voudra se charger de la commission? demanda le marin avec ironie.

—C'est précisément ce choix qui a causé un long débat.

—Et l'on a décidé?...

—On a décidé que, connaissant ta force et ton courage à toute épreuve, on aurait recours à la ruse.

—Les lâches! murmura Marcof. Après?

—On sait que tu viens tous les soirs à cet endroit, et il a été convenu que demain cinq de nous te précéderaient, s'embusqueraient derrière ce rocher au pied duquel tu te couches, et lorsque tu serais sans défiance, cinq balles de carabine te frapperaient d'un même coup.

—Et quels sont ceux qui doivent prendre part à cette ingénieuse expédition?

—Je ne le sais pas encore; demain on tirera au sort.

—Et tu as risqué ta vie pour venir m'avertir?

—J'ai fait ce que je devais. Ne m'as-tu pas deux fois sauvé de la corde en m'arrachant aux carabiniers?

—Tu as une bonne nature, Piétro, et si tu veux, je t'emmènerai avec moi.

—Tu vas partir, n'est-ce pas?

—La nuit prochaine.

—Quoi! pas cette nuit?

—J'aurais l'air de fuir.

—Mais ils te tueront demain!

—Ceci est mon affaire.

—Songe donc...

—J'ai songé, interrompit Marcof, et mon plan est fait; ne crains rien. Seulement sache bien que dans vingt-quatre heures je quitterai la bande de Cavaccioli, et je te propose de venir avec moi.

—Je ne puis quitter la montagne.

—Pourquoi?

—Je suis amoureux d'une jeune fille de Lorenzana que je dois épouser dans quelques mois, puis mon père est infirme et a besoin de moi.

—Alors quitte ce métier infâme.

—Et lequel veux-tu que je fasse? Il n'y en a pas d'autre dans les Calabres.

—C'est vrai, répondit Marcof.

Puis après un moment de réflexion:

—Tu es bien décidé? reprit-il.

—Oui, Marcof, répondit Piétro. Seulement je te conjure de partir cette nuit même.

—Encore une fois ne t'inquiète de rien, mon brave: j'ai mon projet. Maintenant regagne vite ton poste, et merci.

Marcof serra vivement la main du jeune homme. Piétro allait s'éloigner.

—Encore un mot, cependant, fit le marin en l'arrêtant. Quand et comment les assassins doivent-ils se rendre ici?

—Je te l'ai dit: quelques instants avant l'heure où tu as l'habitude d'y venir.

—Et ils arriveront tous les cinq ensemble?

—Oh! non pas! Pour que tu ne puisses concevoir aucun soupçon, Cavaccioli leur donnera publiquement un ordre différent à chacun; puis ils arriveront ici l'un par un sentier, l'autre par une autre voie, de manière à se trouver réunis à l'heure convenue.

—Merci. C'est tout ce que je voulais savoir.

—Tu n'as plus rien à me demander?

—Non.

—Alors je retourne à mon poste.

—Va, cher ami; mais tâche que le sort ne tombe pas sur toi demain pour faire partie de l'expédition.

—Je briserais ma carabine! s'écria Piétro vivement.

—Non; mais tu t'arrangerais de façon à arriver le dernier, voilà tout. Va donc maintenant, et merci encore! Puisque je n'ai rien à redouter pour cette nuit, je vais dormir.

Et Marcof, serra de nouveau la main de Piétro, s'étendit sur la terre, et s'endormit aussi profondément et aussi tranquillement que lorsqu'il était balancé dans son hamac à bord de la Félicité.

Le lendemain, Marcof alla se promener dans la montagne. Il rencontra Cavaccioli et échangea avec lui quelques phrases banales, annonçant, comme toujours, pour la nuit même, le départ dont il avait parlé.

Cavaccioli poussa l'amabilité jusqu'à lui proposer un guide et à lui donner un sauf-conduit pour la route. Marcof accepta, lui disant que le soir venu il lui rappellerait ses promesses. Puis les deux hommes se quittèrent, l'un calme et froid, l'autre aimable et souple comme tous ses compatriotes lorsqu'ils veulent tromper quelqu'un ou lui tendre une embûche.

Marcof continua sa promenade, pour s'assurer qu'il n'était ni épié ni suivi. Bien convaincu qu'il était libre de ses mouvements, il prit un sentier détourné et revint promptement à l'endroit où devait s'accomplir le crime projeté contre lui. Sans s'arrêter à la source, il gravit le rocher derrière lequel Piétro l'avait averti que s'embusqueraient les assassins; puis, profitant d'une large crevasse qui l'abritait à tous les regards, il s'y blottit vivement.

A sa droite s'élevait un chêne gigantesque qui, enfonçant ses racines près de la source, étendait ses branches énormes au-dessus des rochers. Marcof posa ses armes contre lui, puis il tira de ses poches une large feuille de papier blanc qu'il plaça sur ses pistolets, et un bout de corde d'une vingtaine de pieds de longueur. A l'aide de son couteau il partagea la corde en cinq parties égales, à chacune desquelles il fit artistement un noeud coulant qu'il maintint ouvert au moyen d'une petite branche. Cela fait, il mit les bouts à portée de sa main, en ayant soin de les séparer les uns des autres, puis il demeura dans une immobilité complète, toujours caché dans la crevasse du rocher. Il n'attendit pas longtemps.

Un bruit de pas retentit à sa gauche. Aussitôt il se replia sur lui-même dans la position d'un tigre qui va bondir sur sa proie, et l'oeil ardent, la lèvre légèrement crispée, il se prépara à s'élancer en avant. Un bandit, sa carabine armée à la main, parut à l'extrémité du sentier qui aboutissait à la source. Le misérable regarda attentivement autour de lui.

Convaincu que l'endroit était désert et que Marcof n'était pas encore arrivé, il se dirigea rapidement vers le rocher et l'escalada avec une agilité d'écureuil. Au moment où il atteignait le sommet, Marcof lui apparut face à face. Le bandit n'eut le temps ni de se servir de sa carabine ni même de pousser un cri d'alarme. Marcof, l'étreignant à la gorge, l'avait renversé sous lui. Puis, tandis que d'une main de fer il étranglait son ennemi, de l'autre il attirait à lui une des cordes et la passait autour du cou du brigand avec une dextérité digne d'un muet du sérail. Alors se relevant d'un bond, il appuya son pied sur la poitrine du Calabrais, et tira sur l'extrémité de la corde.

Il sentit le corps qu'il foulait frémir dans une suprême convulsion. La face du bandit, déjà empourprée, devint violette et bleuâtre; les yeux parurent prêts à jaillir hors de la tête, la bouche s'ouvrit démesurément; enfin le corps demeura immobile. Marcof le repoussa du pied pour ne pas qu'il gênât ses opérations à venir, et reprit sa place dans la crevasse.

Ce qu'il avait fait pour le premier, il l'accomplit pour les quatre suivants; de sorte qu'une demi-heure après, il avait cinq cadavres autour de lui. Alors il s'approcha du chêne, passa successivement les cordes autour d'une branche, les y attacha solidement, et lança les corps dans le vide. Les cinq bandits se balançaient dans l'air, au-dessus de l'endroit même où avait coutume de se coucher Marcof.

Le marin ouvrit une veine à l'un des pendus, trempa dans le sang noir qui en coula lentement l'extrémité d'un roseau, et prenant la feuille de papier blanc qu'il avait apportée, il traça dessus en lettres énormes:

AVIS AUX LACHES!

Puis il se lava les mains dans l'eau pure de la source, reprit ses armes et s'éloigna tranquillement. Cinq minutes après, il faisait son entrée au milieu du cercle des brigands qui, à son aspect, reculèrent muets de surprise et d'épouvante. Ces hommes, convaincus de la mort du marin, crurent à une apparition surnaturelle.

Quant à Marcof, il ne se préoccupa pas le moins du monde de l'impression qu'il produisait, et marcha droit à Cavaccioli. Arrivé en face du chef, il tira un pistolet de sa ceinture.

—Je t'engage, lui dit-il, à ordonner à tes hommes de ne pas faire un geste; car si j'entendais seulement soulever une carabine, je te jure, foi de chrétien, que je te brûlerais la cervelle avant qu'une balle m'eût atteint.

Puis, se retournant à demi sans cesser d'appuyer le canon de son pistolet sur la poitrine de Cavaccioli:

—Vous autres, continua-t-il en s'adressant aux bandits, vous pouvez, si bon vous semble, aller voir ce que sont devenus ceux qui devaient m'assassiner; mais si vous tenez à la vie de votre capitaine, je vous engage à vous retirer, car j'ai à lui parler seul à seul.

Les brigands, interdits et dominés par l'accent impératif de celui qui leur parlait, se reculèrent à distance respectueuse. Marcof et Cavaccioli demeurèrent seuls.

—Tu veux me tuer? demanda le chef en pâlissant.

—Ma foi, non, répondit Marcof; à moins que tu ne m'y contraignes.

—Que veux-tu de moi alors?

—Je veux te faire mes adieux.

—Tu pars donc?

—Cette nuit même, ainsi que je l'avais annoncé ce matin.

—Cela ne se peut pas, fit Cavaccioli en frappant du pied.

—Et pourquoi donc?

—Parce que tu tomberas entre les mains des troupes royales.

—Cela me regarde.

—Et puis...

—Et puis quoi?

—Tu sais nos secrets.

—Je ne les révélerai pas.

—Tu connais nos points de refuge dans la montagne.

—Je ne suis pas un traître; je les oublierai en vous quittant.

—Enfin, pourquoi agir comme tu le fais?

—Parce qu'il me plaît d'agir ainsi.

—Qu'as-tu fait de ceux qui t'attendaient?

—Pour me tuer? interrompit Marcof.

Cavaccioli ne répondit pas.

—Je les ai pendus, continua le marin.

—Pendus tous les cinq?

—Tous les cinq!

—A toi seul?

—A moi seul.

Cavaccioli regarda fixement son interlocuteur et baissa la tête. Il semblait méditer un projet.




VI

L'AVENTURIER.

—Écoute, dit le chef. Jamais je ne me suis trouvé en face d'un homme aussi brave que toi.

—Parbleu, répondit Marcof, tu n'as vu jusqu'ici que des figures italiennes, et moi je suis Français, et qui plus est, Breton!

—Si tu veux demeurer avec nous, j'oublierai tout, et je te prends pour chef après moi.

—Inutile de tant causer, je suis pressé.

—Adieu, alors.

—Un instant.

—Que désires-tu?

—Que tu tiennes tes promesses.

—Tu veux un guide?

—Piétro m'en servira; c'est convenu.

—Et ensuite?

—Un sauf-conduit pour tes amis.

—Mais... fit le chef en hésitant.

—Allons, dépêche! dit Marcof en lui saisissant le bras.

Cavaccioli s'apprêta à obéir.

—Surtout, continua Marcof, pas de signes cabalistiques, pas de mots à double sens! Que je lise et que je comprenne clairement ce que tu écris! Tu entends?

—C'est bien, répondit le bandit en lui tendant le papier; voici le sauf-conduit que tu m'as demandé. A trente lieues d'ici environ tu trouveras la bande de Diégo; sur ma recommandation il te fournira les moyens d'aller où bon te semblera.

—Maintenant tu vas ordonner à tous tes hommes de rester ici; tu vas y laisser tes armes et tu m'accompagneras jusqu'à la route. Songe bien que je ne te quitte pas, et que lors même que je recevrais une balle par derrière j'aurais encore assez de force pour te poignarder avant de mourir.

Cavaccioli se sentait sous une main de fer; il fit de point en point ce que lui ordonnait Marcof. Piétro prit les devants, et tous trois quittèrent l'endroit où séjournait la bande. Arrivés à une distance convenable, Marcof lâcha Cavaccioli.

—Tu es libre, maintenant, lui dit-il. Retourne à tes hommes et garde-toi de la potence.

Cavaccioli poussa un soupir de satisfaction et s'éloigna vivement. Le chef des bandits ne se crut en sûreté que lorsqu'il eut rejoint ses compagnons. Quant à Marcof et à Piétro ils continuèrent leur route en s'enfonçant dans la partie méridionale de la péninsule italienne.

Marcof voulait gagner Reggio. Il savait ce petit port assez commerçant, et il espérait y trouver le moyen de passer d'abord en Sicile puis de là en Espagne et en France. Marcof avait la maladie du pays. Il lui tardait de revoir les côtes brumeuses de la vieille et poétique Bretagne. Tout en cheminant il parlait à Piétro de Brest, de Lorient, de Roscoff. Le Calabrais l'écoutait; mais il ne comprenait pas qu'on pût aimer ainsi un pays qui n'était pas chaudement éclairé par ce soleil italien si cher à ceux qui sont nés sous ses rayons ardents.

Bref, tout en causant, les voyageurs avançaient sans faire aucune mauvaise rencontre, se dirigeant vers l'endroit où se trouvait la bande de ce Diégo, pour lequel Cavaccioli avait donné un sauf-conduit à Marcof. Il leur fallait trois jours pour franchir la distance. Vers la fin du troisième, Piétro se sépara de son compagnon. Marcof se trouvait alors dans un petit bois touffu sous les arbres duquel il passa la nuit.

A la pointe du jour il se remit en marche. N'ayant rien à redouter des carabiniers royaux qui ne s'aventuraient pas aussi loin, Marcof quitta la montagne et suivit une sorte de mauvais chemin décoré du titre de route. Il marchait depuis une heure environ lorsqu'un bruit de fouets et de pas de chevaux retentit derrière lui.

Étonné qu'une voiture se hasardât dans un tel pays, Marcof se retourna et attendit. Au bout de quelques minutes il vit passer une chaise de poste armoriée traînée par quatre chevaux, et dans laquelle il distingua deux jeunes gens et une femme. La femme lui parut toute jeune et fort jolie. Puis Marcof continua sa route. Mais Piétro s'était probablement trompé dans ses calculs, ou Marcof s'était fourvoyé dans les sentiers, car la nuit vint sans qu'il découvrît ni le vestige d'un gîte quelconque ni l'ombre d'un être humain quel qu'il fût.

—Bah! se dit-il avec insouciance, j'ai encore quelques provisions, je vais souper et je coucherai à la belle étoile. Demain Dieu m'aidera. Pour le présent, il s'agit de découvrir une source, car je me sens la gorge aride et brûlante comme une véritable fournaise de l'enfer.

Marcof fit quelques pas dans l'intérieur des terres, et rencontra promptement ce qu'il cherchait. L'endroit dans lequel il pénétra était un délicieux réduit de verdure tout entouré de rosiers sauvages, et abrité par des orangers et des chênes séculaires. Au milieu, sur un tapis de gazon dont la couleur eût défié la pureté de l'émeraude, coulait une eau fraîche et limpide sautillant sur des cailloux polis, murmurant harmonieusement ces airs divins composés par la nature. Marcof, charmé et séduit, se laissa aller sur l'herbe tendre, étala devant lui ses provisions frugales, et se disposa à faire un véritable repas de sybarite, grâce à la beauté de la salle à manger.

Mais au moment où il portait les premières bouchées à ses lèvres une vive fusillade retentit à une courte distance. Marcof bondit comme mu par un ressort d'acier. Il écouta en se courbant sur le sol.

La fusillade continuait, et il lui semblait entendre des cris de détresse parvenir jusqu'à lui. Oubliant son dîner et sa fatigue, Marcof visita les amorces de ses pistolets, suspendit sa hache à son poignet droit, à l'aide d'une chaînette d'acier et se dirigea rapidement vers l'endroit d'où venait le bruit. La nuit était descendue jetant son manteau parsemé d'étoiles sur la voûte céleste. Marcof marchait au hasard. Deux fois il fut obligé de faire un long détour pour tourner un précipice qui ouvrait tout à coup sous ses pieds sa gueule large et béante.

La fusillade avait cessé; mais plus il avançait et plus les cris devenaient distincts. Puis à ces cris aigus et désespérés s'en joignaient d'autres d'un caractère tout différent. C'était des éclats de voix, des rires, des chansons. Marcof hâta sa course. Bientôt il aperçut la lumière de plusieurs torches de résine qui éclairaient un carrefour. Il avança avec précaution. Enfin il arriva, sans avoir éveillé un moment l'attention des gens qu'il voulait surprendre, jusqu'à un épais massif de jasmin d'où il pouvait voir aisément ce qui se passait dans le carrefour.

Il écarta doucement les branches et avança la tête. Un horrible spectacle s'offrit ses regards. Quinze à vingt hommes, qu'à leur costume et à leur physionomie il était facile de reconnaître pour de misérables brigands, étaient les uns accroupis par terre, les autres debout appuyés sur leurs carabines. Ceux qui étaient à terre jouaient aux dés, et se passaient successivement le cornet. Ceux qui étaient debout, attendant probablement leur tour de prendre part à la partie, les regardaient. Presque tous buvaient dans d'énormes outres qui passaient de mains en mains, et auxquelles chaque bandit donnait une longue et chaleureuse accolade. Près de la moitié de la bande était plongée dans l'ivresse. A quelques pas d'eux gisaient deux cadavres baignés dans leur sang, et transpercés tous deux par la lame d'un poignard. Ces cadavres étaient ceux de deux hommes jeunes et richement vêtus. L'un tenait encore dans sa main crispée un tronçon d'épée. Un peu plus loin, une jeune femme demi-nue était attachée au tronc d'un arbre. Enfin, au fond du carrefour, on distinguait une voiture encore attelée.

Marcof reconnut du premier coup d'oeil la chaise de poste qu'il avait vue passer sur la route. Il ne douta pas que les deux hommes tués ne fussent ceux qui voyageaient en compagnie de la jeune femme qu'il reconnut également dans la pauvre créature attachée au tronc du chêne. Elle poussait des cris lamentables dont les bandits ne semblaient nullement se préoccuper. Les postillons qui conduisaient la voiture riaient et jouaient aux dés avec les misérables. Comme presque tous les postillons et les aubergistes calabrais, ils étaient membres de la bande des voleurs. Marcof connaissait trop bien les usages de ces messieurs pour ne pas comprendre leur occupation présente. Les bandits avaient trouvé la jeune femme fort belle, et ils la jouaient froidement aux dés. Au point du jour elle devait être poignardée.

Marcof écarta davantage alors les branches, et pénétra hardiment dans le carrefour. Il n'avait pas fait trois pas, qu'à un cri poussé par l'un des bandits huit ou dix carabines se dirigèrent vers la poitrine du nouvel arrivant.

—Holà! dit Marcof en relevant les canons des carabines avec le manche de sa hache. Vous avez une singulière façon, vous autres, d'accueillir les gens qui vous sont recommandés.

—Qui es-tu? demanda brusquement l'un des hommes.

—Tu le sauras tout à l'heure. Ce n'est pas pour vous dire mon nom et vous apprendre mes qualités que je suis venu troubler vos loisirs.

—Que veux-tu, alors?... Parle!

—Oh! tu es bien pressé!

—Corps du Christ! s'écria le bandit; faut-il t'envoyer une balle dans le crâne pour te délier la langue?

—Le moyen ne serait ni nouveau ni ingénieux, répondit tranquillement Marcof. Allons! ne te mets pas en colère. Tu es fort laid, mio caro, quand tu fais la grimace. Tiens, prends ce papier et tâche de lire si tu peux.

Le bandit, stupéfait d'une pareille audace, étendit machinalement la main pour prendre le sauf-conduit.

—Un instant! fit Marcof en l'arrêtant.

—Encore! hurla le bandit exaspéré de la froide tranquillité de cet homme qui ne paraissait nullement intimidé de se trouver entre ses mains.

—Écoute donc! il faut s'entendre avant tout; connais-tu Diégo?

—Diégo?

—Oui.

—C'est moi-même.

—Ah! c'est toi?

—En personne.

—Alors tu peux prendre connaissance du papier.

Et Marcof le remit au bandit. Celui-ci le déploya tandis que ses compagnons, moitié curieux, moitié menaçants, entouraient Marcof qui les toisait avec dédain. A peine Diégo eût-il parcouru l'écrit que, se tournant vers le marin:

—Tu t'appelles Marcof? lui dit-il.

—Comme toi Diégo.

—Corps du Christ, je ne m'étonne plus de ton audace! Tu fais partie de la bande de Cavaccioli?

—C'est-à dire que j'ai combattu avec ses hommes les carabiniers du roi; mais je n'ai jamais fait partie de cette bande d'assassins.

—Hein? fit Diégo en se reculant.

—J'ai dit ce que j'ai dit; c'est inutile que je le répète. Ta m'as demandé si je me nommais Marcof, je t'ai répondu que tel était mon nom. Tu as lu le papier de Cavaccioli; feras-tu ce qu'il te prie de faire?

—Il te recommande à moi. Tu veux sans doute t'engager sous mes ordres, et, comme ta réputation de bravoure m'est connue, je te reçois avec plaisir.

Marcof secoua la tête.

—Tu refuses? dit Diégo étonné.

—Sans doute.

—Pourquoi?

—Ce n'est pas là ce que je veux.

—Et que veux-tu?

—Un guide pour me conduire à Reggio.

—Tu quittes les Calabres?

—Oui.

—Pour quelle raison?

—Cela ne te regarde pas.

—Tu es bien hardi d'oser me parler ainsi.

—Je parle comme il me plaît.

—Et si je te punissais de ton insolence?

—Je t'en défie.

—Oublies-tu que tu es entre mes mains?

—Oublies-tu toi-même que ta vie est entre les miennes? répondit Marcof d'un ton menaçant, et en désignant sa hache.

Les deux hommes se regardèrent quelques instants au milieu du silence général. Les bandits semblaient ne pas comprendre, tant leur stupéfaction était grande. Marcof reprit:

—J'ai quitté Cavaccioli parce que je ne suis ni assez lâche ni assez misérable pour me livrer à un honteux métier. Il a voulu me faire assassiner. J'ai pendu de ma main les cinq drôles qu'il m'avait envoyés. Maintenant, contraint par moi, il m'a remis ce sauf-conduit. Songe à suivre ces instructions, ou sinon ne t'en prends qu'à toi du sang qui sera versé!

—Allons! répondit Diégo en souriant, tu ne fais pas mentir ta réputation d'audace et de bravoure.

—Alors tu vas me donner un guide?

—Bah! nous parlerons de cela demain. Il fera jour.

—Non pas! je veux en parler sans tarder d'une minute!

—Allons! tu n'y songes pas! Tu es un brave compagnon; ta hardiesse me plaît. Demeure avec nous! Vois! ce soir j'ai fait une riche proie, continua le bandit en désignant du geste les cadavres et la jeune femme. Je ne puis t'offrir une part du butin puisque tu es arrivé trop tard pour combattre, mais si cette femme te plaît, si tu la trouves belle, je te permets de jouer aux dés avec nous.

—Et si je la gagne, je l'emmènerai avec moi?

—Non! Elle sera poignardée au point du jour. Elle pourrait nous trahir.

—Alors je refuse.

—Et tu fais bien, répondit un bandit en s'adressant à Marcof; car je viens de gagner la belle et je ne suis nullement disposé à la céder à personne.

En disant ces mots le misérable, trébuchant par l'effet de l'ivresse, s'avança vers la victime. Il posa sa main encore ensanglantée sur l'épaule nue de la jeune femme. Au contact de ces doigts grossiers, celle-ci tressaillit. Elle poussa un cri d'horreur; puis, rassemblant ses forces:

—Au secours! murmura-elle en français.

—Une Française! s'écria Marcof en repoussant rudement le bandit qui alla rouler à quelques pas. Que personne ne porte la main sur cette femme!




VII

L'INCONNUE.

—De quoi te mêles-tu? demanda vivement Diégo.

—De ce qui me convient, répondit Marcof en se plaçant entre la jeune femme et les misérables qui l'entouraient en tumulte.

—Écarte-toi! tu as refusé de jouer cette femme, un autre l'a gagnée; elle ne t'appartient pas.

—Eh bien! que celui qui la veut ose donc venir la chercher!

—A mort! crièrent les bandits furieux de cette atteinte portée à leurs droits.

—Écoutez-moi tous! fit le marin dont la voix habituée à dominer la tempête s'éleva haute et fière au-dessus du tumulte; écoutez-moi tous! Cette femme est faible et sans défense. La massacrer serait la dernière des lâchetés; la violenter serait la dernière des infamies! Elle est Française comme moi. Je la prends sous ma protection. Malheur à qui l'approcherait.

Il y eut parmi les bandits ce moment d'hésitation qui précède les combats. La plupart, avons-nous dit, gisaient ivres-morts et incapables de comprendre ce qui se passait. Dix seulement avaient conservé assez de raison pour opposer une résistance sérieuse à la volonté du marin. Il était aisé de comprendre qu'une scène de carnage allait avoir lieu, et en voyant un homme seul en menacer dix autres, on pouvait prévoir l'issue de la lutte. Cependant il y avait tant d'énergie et tant d'audace dans l'oeil expressif de Marcof que les brigands n'osaient avancer, sentant bien que le premier qui ferait un pas tomberait mort. Diégo s'était mis à l'écart et armait sa carabine.

Marcof jetait autour de lui un coup d'oeil rapide. Il voyait à l'expression de la physionomie des brigands que le combat était certain. Aussi, voulant avoir l'avantage de l'attaque, il n'attendit pas et bondit sur les misérables. De ses deux coups de pistolets il en abattit deux. Cela se passa en moins de temps que nous n'en mettons à l'écrire. Les bandits reculèrent. Puis les carabines s'abaissèrent dans la direction de l'ennemi commun. Mais encore sous l'influence du vin sicilien, les Calabrais avaient oublié dans leur précipitation de recharger leurs armes dont ils avaient fait usage dans le combat contre les deux gentilshommes.

Les chiens s'abattirent, mais deux détonations seules firent vibrer les échos de la forêt. Marcof se jeta rapidement à terre, et évita facilement le premier feu. Cependant l'une des deux balles tirée plus bas que l'autre lui effleura l'épaule et lui fit une légère blessure. Alors le marin poussa un cri tellement puissant que les brigands reculèrent encore. En même temps, il fondit sur eux.

Sa hache s'abaissait, se relevait et s'abaissait encore avec la rapidité de la foudre. Frappant sans trêve et sans relâche, déployant toute l'agilité et toute la puissance de sa force herculéenne, il s'entoura d'un cercle de morts et de mourants. Trois des bandits étaient étendus à ses pieds, ce qui, joint aux deux premiers tués des deux coups de pistolets, faisait cinq hommes hors de combat.

La terreur se peignait sur le front des autres. Au reste, c'est à tort que l'on a fait aux bandits calabrais une réputation d'audace et de bravoure qu'ils sont loin de mériter. Ils ne savent pas ce que c'est que d'affronter le péril en face. Ils ignorent le combat à nombre égal. S'ils veulent attaquer deux voyageurs, ils se mettront cinquante. Encore s'embusqueront-ils la plupart du temps pour surprendre ceux qu'ils veulent assassiner.

Bref, en voyant le carnage que faisait la hache du marin, les bandits commencèrent à lâcher pied. Marcof frappait toujours. Diégo avait disparu. Les trois brigands, encore debout, croyant avoir à combattre un démon invulnérable, ne songèrent plus qu'à fuir. Tous trois s'échappèrent en prenant des directions différentes.

Marcof, entraîné par l'ardeur du carnage, les poursuivit, et atteignit un dernier qu'il étendit à ses pieds. Puis, couvert de sang et de poussière, il revint auprès de la jeune femme. Elle était complètement évanouie. Comprenant le danger, car il ne doutait pas du retour des brigands avec des forces nouvelles, Marcof détacha rapidement celle qu'il venait de sauver et l'enleva dans ses bras. Espérant ne pas être éloigné de la mer, et se dirigeant d'après les étoiles, il courut vers l'orient.

Toute la nuit, il marcha sans trêve et sans relâche, bravant la fatigue et portant soigneusement son précieux fardeau. Aux premiers rayons du soleil, il atteignit le sommet d'une petite colline. D'un regard rapide, il embrassa l'horizon. La mer était devant lui. Marcof poussa un cri de joie. En entendant ce cri, la jeune femme rouvrit les yeux. Marcof la déposa sur l'herbe et la contempla quelques moments. C'était une belle et charmante personne âgée au plus de dix-huit ans. Ses grands cheveux noirs, dénoués, flottant autour d'elle, faisaient ressortir la blancheur de sa peau, doucement veinée. Elle porta ses deux mains à son front et rejeta ses cheveux en arrière. Puis elle promena autour d'elle ses regards étonnés. Enfin elle les fixa sur Marcof. Celui-ci lui adressa quelques questions. La jeune fille ne répondit pas. Marcof renouvela ses demandes. Alors elle le regarda encore, puis ses lèvres s'entr'ouvrirent, et elle poussa un éclat de rire effrayant. La malheureuse était devenue folle.

Marcof et sa compagne étaient alors en vue d'un petit village situé à l'extrémité de la pointe Stilo, dans le golfe de Tarente. Le marin avait d'abord pensé à laisser la jeune femme à l'endroit où ils étaient arrêtés, et à aller lui-même aux informations. Mais, en constatant le triste état dans lequel elle se trouvait, il résolut de ne pas la quitter un seul instant.

Comme elle était presque nue, il se dépouilla de son manteau et l'en enveloppa. Elle se laissa faire sans la moindre résistance. Alors il reprit la jeune femme dans ses bras et se dirigea vers le village.

Au moment où il allait atteindre les premières cabanes, il aperçut sur la grève un pêcheur en train d'armer sa barque. Changeant aussitôt de résolution, il appela cet homme. Le pêcheur vint à lui.

—Tu vas mettre à la mer? lui demanda Marcof, qui, pendant son séjour dans les montagnes, s'était familiarisé avec le rude patois du pays, au point de le parler couramment.

—Oui, répondit le pêcheur.

—Où vas-tu?

—Dans le détroit de Messine.

—Où comptes-tu relâcher en premier?

—A Catane.

—Veux-tu nous prendre à ton bord, cette jeune femme et moi?

—Je veux bien, si vous payez généreusement.

—J'ai trois sequins dans ma bourse; je t'en donnerai deux pour le passage.

—Embarquez alors.

La traversée fut courte et heureuse. En touchant à Catane, Marcof conduisit sa compagne dans une auberge et s'informa d'un médecin. On lui indiqua le meilleur docteur de la ville. Marcof le pria de venir visiter la jeune femme, et, après une consultation longue, le médecin déclara que la pauvre enfant était folle, et qu'il fallait lui faire suivre un traitement en règle. Encore le médecin ajouta-t-il qu'il ne répondait de rien. Marcof ne possédait plus qu'un sequin. Il raconta sa triste situation au docteur.

—Mon ami, lui dit celui-ci, je ne suis pas assez riche pour soigner chez moi cette jeune femme; mais je puis vous donner une lettre pour l'un de mes confrères de Messine. Il dirige l'hôpital des fous, et il y recevra celle dont vous prenez soin si charitablement.

Marcof accepta la lettre, partit pour Messine, et, grâce à la recommandation du médecin de Catane, il vit sa protégée installée à l'hospice des aliénés. Mais le voyage terminé, il ne lui restait pas deux paoli.

—Excellent coeur! dit la religieuse en interrompant le marquis.

—Oui, Marcof est une noble nature! répondit Philippe de Loc-Ronan; c'est une âme grande et généreuse, forte dans l'adversité, toujours prête à protéger les faibles.

—Et cette jeune femme, quel était son nom?

—Marcof ne l'a jamais su; elle avait été complètement dépouillée par les bandits; rien sur elle ne pouvait indiquer son origine, et son état de santé ne lui permettait de donner aucun renseignement à cet égard. La seule remarque que fit mon frère fut que le mouchoir brodé que la pauvre folle portait à la main était marqué d'un F surmonté d'une couronne de comte.

—La revit-il?

—Jamais.

—Alors il ignore si elle a recouvré la raison.

—Il l'ignore.

—Mais, monseigneur, dit Jocelyn, cette jeune femme appartenait probablement à une puissante famille. Sa disparition et celle des cavaliers qui l'accompagnaient eussent dû être remarquées?

—J'étais à la cour à cette époque, Jocelyn, et je n'ai jamais entendu parler de ce malheur.

—C'est étrange!

—Et que devint Marcof? Que fit-il après avoir conduit sa protégée à l'hôpital des fous? demanda la religieuse.

—Il trouva à s'embarquer et revint en France. A cette époque, la guerre d'Amérique venait d'éclater. Marcof résolut d'aller combattre pour la cause de l'indépendance. C'est ici que commence la seconde partie de sa vie; mais cette seconde partie est tellement liée à mon existence, continua la marquis, que je vais cesser de lire, chère Julie, et que je vous raconterai.

Le marquis se recueillit quelques instants, puis il reprit:

—Six ans après que Marcof eut quitté la Calabre, c'est-à-dire vers 1780, il y a bientôt douze années, chère Julie, et vous devez d'autant mieux vous souvenir de cette date que cette année dont je vous parle fut celle de notre séparation, je m'embarquai moi-même pour l'Amérique, où M. de La Fayette, mon ami, me fit l'accueil le plus cordial.

Je n'entreprendrai pas de vous raconter ici l'odyssée des combats auxquels je pris part. Je vous dirai seulement qu'au commencement de 1783, me trouvant avec un parti de volontaires chargé d'explorer les frontières de la Virginie, nous tombâmes tout à coup dans une embuscade tendue habilement par les Anglais. Nous nous battîmes avec acharnement.

Blessé deux fois, mais légèrement, je prenais à l'action une part que mes amis qualifièrent plus tard de glorieuse, quand je me vis brusquement séparé des miens et entouré par une troupe d'ennemis. On me somma de me rendre. Ma réponse fut un coup de pistolet qui renversa l'insolent qui me demandait mon épée. Dès lors il s'agissait de mourir bravement, et je me préparai à me faire des funérailles dignes de mes ancêtres. Bientôt le nombre allait l'emporter. Mes blessures me faisaient cruellement souffrir; la perte de mon sang détruisait mes forces; ma vue s'affaiblissait, et mon bras devenait lourd. J'allais succomber, quand une voix retentit soudain à mes oreilles, et me cria en excellent français:

—Courage, mon gentilhomme! nous sommes deux maintenant.

Alors, à travers le nuage qui descendait sur mes yeux, je distinguai un homme qu'à son agilité, à sa vigueur, à la force avec laquelle il frappait, je fus tenté de prendre pour un être surnaturel. Il me couvrit de son corps et reçut à la poitrine un coup de lance qui m'était destiné. Je poussai un cri.

Lui, sans se soucier de son sang qui coulait à flots, ivre de poudre et de carnage, il était à la fois effrayant et admirable à contempler. Pendant cinq minutes il soutint seul le choc des Anglais, et cinq minutes, dans une bataille, sont plus longues que cinq années dans toute autre circonstance. Enfin nos amis, qui avaient d'abord lâché pied, revinrent à la charge et nous délivrèrent.

Après le combat, je cherchai partout mon généreux sauveur, mais je ne pus le découvrir. Transporté au poste des blessés, j'appris, le lendemain, qu'après s'être fait panser il s'était élancé à la poursuite des Anglais.

Six mois après, chère Julie, au milieu d'un autre combat, et dans des circonstances à peu près semblables, je dus encore la vie au même homme, qui fut encore blessé pour moi. Cette fois, malheureusement, sa blessure était grave, et il lui fallut consentir à être transporté à l'ambulance. Le chirurgien qui le soigna demeura stupéfait en voyant ce corps sillonné par plus de quatorze cicatrices.

Une fièvre ardente s'empara du blessé et le tint trois semaines entre la vie et la mort. Enfin, la vigueur de sa puissante nature triompha de la maladie. Il entra en convalescence. J'ignorais encore qui il était. Je lui avais prodigué mes soins, et un jour qu'il essayait ses forces en s'appuyant sur mon bras, je tentai de l'interroger.

—Vous êtes Français, lui dis-je, cela s'entend; mais dans quelle partie de la France êtes-vous né?

—Je n'en sais rien, me répondit-il.

—Quoi! vous ignorez l'endroit de votre naissance?

—Absolument.

—Et vos parents?

—Je ne les ai jamais connus.

—Vous êtes orphelin?

—Je l'ignore.

—Comment cela?

—Je suis un enfant perdu.

—Alors le nom que vous portez?

—Est celui d'un brave homme qui a pris soin de mon enfance.

—Et où avez-vous été élevé?

—En Bretagne.

—Dans quelle partie de la province?

—A Saint-Malo.

—A Saint-Malo! m'écriai-je.

—Oui, me répondit-il. Est-ce que vous-même vous seriez né dans cette ville?

—Non. Je suis Breton comme vous, mais je suis né à Loc-Ronan, dans le château de mes ancêtres.

Puis, après un moment de silence, je repris avec une émotion que je pouvais à peine contenir:

—Vous m'avez dit que vous portiez le nom du brave homme qui vous avait élevé?

—Oui.

—Quelle profession exerçait-il?

—Celle de pêcheur.

—Et il se nommait?

—Marcof le Malouin.

En entendant prononcer ce nom, j'eus peine à retenir un cri prêt à jaillir de ma poitrine; mais cependant je parvins à le retenir et à comprimer l'élan qui me poussait vers mon sauveur.




VIII

LES DEUX FRÈRES.

—Pour comprendre cette émotion profonde que je ressentais, continua le marquis de Loc-Ronan, il me faut vous rappeler les recommandations faites par mon père à son lit de mort. Je vous ai déjà dit que l'abandon de cet enfant, fruit d'une faute de jeunesse, avait assombri le reste de ses jours. Lui-même avait cherché, mais en vain, à retrouver plus tard les traces de ce fils délaissé, et confié à des mains étrangères. Aussi, lorsqu'il m'eut révélé dans ses moindres détails le secret qui le tourmentait, lorsqu'il m'en eut raconté toutes les circonstances, me disant et le nom du pêcheur, et l'âge que devait avoir mon frère, et le lieu dans lequel il l'avait abandonné; lorsqu'après m'avoir fait jurer de ne pas repousser ce frère si le hasard me faisait trouver face à face avec lui, mon père mourut content de mon serment, je me mis en devoir de faire toutes les recherches nécessaires pour accomplir ma promesse. Mais les recherches furent vaines. Je fouillai inutilement toutes les côtes de la Bretagne. A Saint-Malo, depuis plus de dix ans que le vieux pêcheur était mort, on n'avait plus entendu parler de son fils adoptif. A Brest, une fois, ce nom de Marcof le Malouin frappa mon oreille; mais ce fut pour apprendre que le corsaire qu'il montait s'était perdu jadis corps et bien sur les côtes d'Italie.

Lorsque mon père avait tenté ses recherches, Marcof était en Calabre. Lorsque je tentai les miennes, il était déjà en Amérique. Et voilà qu'au moment où j'y songeais le moins, au moment où j'avais perdu tout espoir de rencontrer ce frère inconnu que je cherchais, un hasard providentiel me mettait sur sa route, et, dans ce second fils de mon père, je reconnaissais celui qui deux fois m'avait sauvé la vie au péril de la sienne; celui qui, deux fois, avait prodigué son sang pour épargner le mien! Maintenant vous comprenez, n'est-ce pas, les élans de mon coeur? Et cependant, je vous l'ai dit, je parvins à me contenir et à ne rien laisser deviner. J'avais mes projets.

Nous étions en 1784. Nous venions d'apprendre que la France avait reconnu enfin l'indépendance des États-Unis, et que la guerre allait cesser. J'avais résolu de revenir en Bretagne et d'y ramener avec moi ce frère si miraculeusement retrouvé. Je voulais que ce fût seulement dans le château de nos aïeux qu'eût lieu cette reconnaissance tant souhaitée. Je me faisais une joie de celle qu'éprouverait Marcof en retrouvant une famille et en apprenant le nom de son père. Je lui proposai donc de m'accompagner en France.

La guerre était terminée; il n'avait plus rien à faire en Amérique; il consentit. Deux mois après, nous abordâmes à Brest. Le lendemain nous étions à Loc-Ronan. Tu te rappelles notre arrivée, Jocelyn?

—Oh! sans doute, mon bon maître, répondit le vieux serviteur.

Le marquis continua:

—L'impatience me dévorait. Le soir même j'emmenai Marcof dans ma bibliothèque, et là je le priai de me raconter son histoire. Il le fit avec simplicité. Lorsqu'il eut terminé:

—Ne vous rappelez-vous rien de ce qui a précédé votre arrivée chez le pécheur? lui demandai-je.

—Rien, me répondit-il.

—Quoi! pas même les traits de celui qui vous y conduisit?

—Non; je ne crois pas. Mes souvenirs sont tellement confus, et j'étais si jeune alors.

—Soupçonnez-vous quel pouvait être cet homme?

—Je n'ai jamais cherche à le deviner.

—Pourquoi?

—Parce que, si j'avais supposé que cet homme dont vous parlez fût mon père, cela m'eût été trop pénible.

—Et si c'était lui, et qu'il se fût repenti plus tard?

—Alors je le plaindrais.

—Et vous lui pardonneriez, n'est-ce pas?

—Lui pardonner quoi? demanda Marcof avec étonnement.

—Mais, votre abandon.

—Un fils n'a rien à pardonner à son père; car il n'a pas le droit de l'accuser. Si le mien a agi ainsi, c'est que la Providence l'a voulu. Il a dû souffrir plus tard, et j'espère que Dieu lui aura pardonné; quant à moi, je ne puis avoir, s'il n'est plus, que des larmes et des regrets pour sa mémoire.

Toute la grandeur d'âme de Marcof se révélait dans ce peu de mots. Je le quittai et revins bientôt, apportant dans mes bras le portrait de mon père; ce portrait, qui est d'une ressemblance tellement admirable que, lorsque je le contemple, il me semble que le vieillard va se détacher de son cadre et venir à moi. Je le présentai à Marcof.

—Regardez ce portrait! m'écriai-je, et dites-moi s'il ne vous rappelle aucun souvenir?

Marcof contempla la peinture. Puis il recula, passa la main sur son front et pâlit.

—Mon Dieu! murmura-t-il, n'est-ce point un rêve?

—Que vous rappelle-t-il? demandai-je vivement en suivant d'un oeil humide l'émotion qui se reflétait sur sa mâle physionomie.

—Non, non, fit-il sans me répondre; et cependant il me semble que je ne me trompe pas? Oh! mes souvenirs! continua-t-il en pressant sa tête entre ses mains.

Il releva le front et fixa de nouveau les yeux sur le portrait.

—Oui! s'écria-t-il, je le reconnais. C'est là l'homme qui m'a conduit chez le pêcheur de Saint-Malo.

—Vous ne vous trompez pas, lui dis-je.

—Et cet homme est-il donc de votre famille?

—Oui.

—Son nom?

—Le marquis de Loc-Ronan.

—Le marquis de Loc-Ronan! répéta Marcof qui vint tout à coup se placer en face de moi. Mais alors, si ce que vous me disiez était vrai, ce serait...

Il n'acheva pas.

—Votre père! lui dis-je.

—Et vous! vous?...

—Moi, Marcof, je suis ton frère!

Et j'ouvris mes bras au marin qui s'y précipita en fondant en larmes. Pendant deux semaines j'oubliai presque mes douleurs quotidiennes. Votre charmante image, Julie, venait seule se placer en tiers entre nous.

—Quoi! s'écria vivement la religieuse, auriez-vous confié à votre frère...

—Rien! interrompit le marquis; il ne sait rien de ma vie passée. Connaissant la violence de son caractère, je n'osai pas lui révéler un tel secret. Marcof, par amitié pour moi, aurait été capable d'aller poignarder à Versailles même les infâmes qui se jouaient de mon repos et menaçaient sans cesse mon honneur. Non, Julie, non, je ne lui dis rien; il ignore tout. Marcof aurait trop souffert.

Le marquis baissa la tête sous le poids de ces cruels souvenirs, tandis que la religieuse lui serrait tendrement les mains.

—Et que devint Marcof? demanda-t-elle pour écarter les nuages qui assombrissaient le front de son époux.

—Je vais vous le dire, répondit Philippe en reprenant son récit.

Moins pour obéir à mon père que pour suivre les inspirations de mon coeur, je conjurai mon frère d'accepter une partie de ma fortune, et de prendre avec la terre de Brévelay le nom et les armes de la branche cadette de notre famille, branche alors éteinte, et qu'il eût fait dignement revivre, lors même que son écusson eût porté la barre de bâtardise. Mais il refusa.

—Philippe, me dit-il un jour que je le pressais plus vivement d'accéder à mes prières, Philippe, n'insiste pas. Je suis un matelot, vois-tu, et je ne suis pas fait pour porter un titre de gentilhomme. J'ai l'habitude de me nommer Marcof; laisse-moi paisiblement continuer à m'appeler ainsi. Si demain tu me reconnaissais hautement pour être de ta famille, on fouillerait dans mon passé, et on ne manquerait pas de le calomnier. Mes courses à bord des corsaires, on les traiterait de pirateries. Mon séjour dans les Calabres, on le considérerait comme celui d'un voleur de grand chemin. Enfin, on accuserait notre père, Philippe, sous prétexte de me plaindre, et nous ne devons pas le souffrir. Demeurons tels que nous sommes. Soyons toujours, l'un le noble marquis de Loc-Ronan; l'autre le pauvre marin Marcof. Nous nous verrons en secret, et nous nous embrasserons alors comme deux frères.

—Réfléchis! lui dis-je; ne prends pas une résolution aussi prompte.

—La mienne est inébranlable, Philippe; n'insiste plus.

En effet, jamais Marcof ne changea de façon de penser, et rien de ce que je pus faire ne le ramena à d'autres sentiments. Bientôt même je crus m'apercevoir que le séjour du château commençait à lui devenir à charge. Je le lui dis.

—Cela est vrai, me répondit-il naïvement; j'aime la mer, les dangers et les tempêtes; je ne suis pas fait pour vivre paisiblement dans une chambre. Il me faut le grand air, la brise et la liberté.

—Tu veux partir, alors?

—Oui.

—Mais ne puis-je rien pour toi?

—Si fait, tu peux me rendre heureux.

—Parle donc!

—Je refuse la fortune et les titres que tu voulais me donner; mais j'accepte la somme qui m'est nécessaire pour fréter un navire, engager un équipage et reprendre ma vie d'autrefois.

—Fais ce que tu voudras, lui répondis-je; ce que j'ai t'appartient.

Le lendemain Marcof partit pour Lorient. Il acheta un lougre qu'il fit gréer à sa fantaisie, et trois semaines après, il mettait à la voile. Nous fûmes deux ans sans nous revoir. Pendant cet espace de temps, il avait parcouru les mers de l'Inde et fait la chasse aux pirates. Puis il retourna en Amérique et continua cette vie d'aventures qui semble un besoin pour sa nature énergique.

Chaque fois qu'il revenait et mouillait, soit à Brest, soit à Lorient, il accourait au château. Enfin, il finit par adopter pour refuge la petite crique de Penmarckh. Lorsque les événements politiques commencèrent à agiter la France et à ébranler le trône, Marcof se lança dans le parti royaliste. C'est là, chère Julie, où nous en sommes, et voici ce que je connais de l'existence et du caractère de mon frère.»

Un long silence succéda au récit de Philippe. La religieuse et Jocelyn réfléchissaient profondément. Le vieux serviteur prit le premier la parole.

—Monseigneur, dit-il, lorsque le capitaine est venu au château, il y a quelques jours, l'avez-vous prévenu de ce qui allait se passer?

—Non, mon ami, répondit le marquis; j'ignorais alors que le moment fût si proche, n'ayant pas encore vu les deux misérables que tu connais si bien.

—Mais il vous croit donc mort? s'écria la religieuse.

—Non, Julie.

—Comment cela?

—Marcof, d'après nos conventions, devait revoir le marquis de La Rouairie. Il avait été arrêté entre eux qu'ils se rencontreraient à l'embouchure de la Loire. Le matin même qui suivit notre dernière entrevue, il mettait à la voile pour Paimboeuf. Il devait, m'a-t-il dit, être douze jours absents. Or, en voici huit seulement qu'il est parti. Demain dans la nuit, Jocelyn se rendra à Penmarckh; je lui donnerai les instructions nécessaires, et il préviendra mon frère.

Le marquis ignorait le prompt retour du Jean-Louis et la subite arrivée de Marcof. Il ne savait pas que le marin, le croyant mort, avait pénétré dans le château et s'était emparé des papiers que le marquis lui avait indiqués.

—Le capitaine sera-t-il de retour? fit observer Jocelyn.

—Je l'ignore, répondit Philippe; mais peu importe! Écoute-moi seulement, et retiens bien mes paroles.

—J'écoute, monseigneur.

—Il a été convenu jadis entre mon frère et moi que toutes les fois qu'il aborderait à terre et que tu ne lui porterais aucun message de ma part, il pénétrerait dans le parc de Loc-Ronan par la petite porte donnant sur la montagne, et dont je lui ai remis une double clé. Une fois entré, il se dirigerait vers la grande coupe de marbre placée sur le second piédestal à droite. C'est à l'aide de cette coupe que nous échangions nos secrètes correspondances. Bien des fois nous avons communiqué ainsi lorque des importuns entravaient nos rencontres. Demain, ou plutôt cette nuit même, Jocelyn, je te remettrai une lettre que tu iras déposer dans la coupe.

—Mais, interrompit Jocelyn, si, en débarquant à terre, le capitaine apprend la fatale nouvelle déjà répandue dans tout le pays, il croira à un malheur véritable, et qui sait alors s'il viendra comme d'ordinaire dans le parc?

—C'est précisément ce à quoi je songeais, répondit le marquis. Je connais le coeur de Marcof; je sais combien il m'aime, et son désespoir, quelque court qu'il fût, serait affreux.

—Mon Dieu! inspirez-nous! dit la religieuse avec anxiété. Que devons-nous faire?

—Je ne sais.

—Et moi, je crois que j'ai trouvé ce qu'il fallait que je fisse, dit Jocelyn.

—Qu'est-ce donc?

—Tout le monde vous pleure, monseigneur; mais on ignore ce que je suis devenu, et l'on doit penser au château que je reviendrai d'un instant à l'autre.

—Eh bien?

—Maintenant que vous êtes en sûreté ici, rien ne s'oppose à ce que je retourne à Loc-Ronan.

—Je devine, interrompit le marquis. Tu guetteras l'arrivée du Jean-Louis?

—Sans doute. Je veillerai nuit et jour, et dès que le lougre sera en vue, je l'attendrai dans la crique.

—Bon Jocelyn! fit le marquis.

—Si vous le permettez même, monseigneur, je partirai cette nuit.

—Je le veux bien.

—Et si le capitaine me demande où vous vous trouvez, faudra-t-il le lui dire?

—Certes.

—Et l'amener?

Le marquis regarda la religieuse comme pour solliciter son approbation. Julie devina sa pensée.

—Oui, oui, Jocelyn, dit-elle vivement, amenez ici le frère de votre maître.

Le marquis s'inclina sur la main de la religieuse et la remercia par un baiser.

—Ange de bonté et de consolation! murmura-t-il.

A peine se relevait-il qu'un bruit léger retentit dans le souterrain et fit pâlir la religieuse et Jocelyn.

—Mon Dieu! dit Julie à voix basse, avez-vous entendu?

—Silence! fit Jocelyn en se levant.

Le marquis avait porté la main à sa ceinture et en avait retiré un pistolet qu'il armait. Jocelyn se glissa hors de la cellule. Il avança doucement dans la demi-obscurité et se dirigea vers la petite porte secrète qui faisait communiquer la partie du cloître cachée sous la terre avec les galeries souterraines dont nous avons déjà parlé.

Arrivé à cet endroit, il s'arrêta et se coucha sur le sol. Il appuya son oreille contre la porte. D'abord il n'entendit aucun bruit. Puis il distingua des pas lourds et irréguliers comme ceux d'une personne dont la marche serait embarrassée.

Il entendit le sifflement d'une respiration haletante. Enfin, les pas se rapprochèrent, s'arrêtèrent, une main s'appuya contre la porte secrète, Jocelyn écoutait avec anxiété. Il s'attendait à voir jouer le ressort. Il n'en fut rien; mais le bruit mat d'un corps roulant lourdement sur la terre parvint jusqu'à lui. Ce bruit fut suivi d'un soupir. Puis tout rentra dans le plus profond silence.




IX

LA CELLULE DE L'ABBESSE.

Si le lecteur ne se fatigue pas d'un séjour trop prolongé dans le couvent de Plogastel, nous allons le prier de quitter le cloître souterrain et de retourner avec nous dans cette partie de l'abbaye où nous l'avons conduit déjà.

Nous avons abandonné la jolie Bretonne au moment où le comte de Fougueray s'apprêtait à la saigner, tout en se livrant à de sinistres pronostics à l'endroit de la jeune malade.

Avec un sang-froid et une habileté dignes d'un disciple d'Esculape, le beau-frère du marquis de Loc-Ronan procéda aux préliminaires de l'opération. Il releva la manche de la jeune fille, mit à nu son bras blanc et arrondi, et, gonflant la veine par la pression du pouce, il la piqua de l'extrémité acérée de sa lancette. Le sang jaillit en abondance.

Hermosa soutenait d'un bras la jeune fille, tandis que le chevalier lui baignait les tempes avec de l'eau fraîche. Mais qu'il y avait loin de la contenance froide et presque indifférente de ces trois personnages aux soins affectueux que prodiguent d'ordinaire ceux qui entourent un malade aimé! Le comte regardait Yvonne d'un oeil calme et cruel, agissant plutôt comme opérateur que comme médecin. Hermosa se préoccupait d'empêcher les gouttelettes de sang de tacher sa robe. Le chevalier insouciant de l'état alarmant de la jeune fille, promenait ses regards animés sur les charmes que lui révélait le désordre de toilette dans lequel se trouvait la malade.

—Crois-tu qu'elle en revienne? demanda-t-il au comte.

—Je n'en sais rien, répondit celui-ci.

Puis, jugeant la saignée suffisamment abondante, il l'arrêta et banda le bras de la jeune fille.

—Maintenant, dit-il, nous n'avons plus rien à faire ici. Laissons la nature agir à sa guise. Le sujet est jeune et vigoureux; il y a peut-être de la ressource.

—Faut-il la veiller? demanda Hermosa; j'enverrais Jasmin.

—Inutile, ma chère; qu'elle dorme, cela vaut mieux

—Au diable cette maladie subite! s'écria le chevalier. Nous allons avoir une succession d'ennuis à la place des jours de plaisirs que j'espérais.

—Oui, cela est contrariant, Raphaël, mais que veux-tu? il faut prendre son mal en patience. Si la petite doit mourir ici, mieux vaut que ce soit aujourd'hui que demain; nous en serons débarrassés plus tôt.

—C'est qu'elle est charmante, et qu'elle me plaît énormément.

—Elle ne peut t'entendre en ce moment, mon cher; tes galanteries sont donc en pure perte. Laisse-la reposer quelques heures, et peut-être qu'à son réveil tu pourras causer avec elle; en attendant, quittons cette chambre.

—Nous pouvons la laisser seule?...

—Pardieu! Elle ne songera pas à fuir, je t'en réponds; y songeât-elle, que les grilles et les verrous s'opposeraient à son dessein. Partons! c'est, je le répète, ce qu'il y a de mieux à faire en ce moment. Il ne faut pas nous dissimuler, Raphaël, que tu es un peu cause de l'état dans lequel se trouve ta bien-aimée. Tu l'entends?... elle délire. Je pense que ma saignée et le repos ramèneront le calme et la raison. Néanmoins, si à son réveil elle voyait quelque chose qui l'effrayât, le délire pourrait revenir plus violent encore. Donc, allons-nous-en et attendons.

—Soit! fit le chevalier en quittant la cellule; attendons... je reviendrai dans deux heures!

Et sans plus se préoccuper de celle que son infâme conduite et ses violences avaient amenée aux portes du tombeau, Raphaël descendit l'escalier de l'abbaye et se rendit aux écuries pour s'assurer que ses chevaux étaient convenablement soignés.

—Bien décidément, se dit-il tout en passant la main sur la croupe arrondie et luisante de son cheval favori, bien décidément, cette petite est charmante, et je serais fâché qu'elle mourût sitôt! En tout cas, je remonterai tout à l'heure, et si elle est en état de m'entendre, je lui parlerai fort nettement. De cette façon, j'éviterai les premières scènes de larmes et de cris, car elle sera trop faible pour me répondre.

Et le chevalier, après avoir pris cette froide résolution, se promena dans la cour. Le comte et sa compagne le suivaient du regard à travers l'étroite fenêtre.

—Pauvre chevalier! fit le comte en se penchant vers Hermosa et en donnant à ses paroles un accent d'ironie amère, pauvre chevalier! sa douleur me fait mal!

—Tu sais bien que Raphaël n'a jamais eu de coeur! répondit Hermosa à voix basse.

—J'aurais pourtant cru que la petite lui avait monté la tête.

—Lui?... Tu oublies, Diégo, que l'amour de l'or est le seul amour que connaisse Raphaël. Il craint de s'ennuyer ici, et s'il a enlevé cette enfant, c'est pour lui servir de passe-temps.

—On dirait que tu n'aimes pas ce cher ami, Hermosa?

—Je le hais!

—Très-bien!

—Pourquoi ce très-bien?

—Je m'entends, fit le comte avec un sourire.

—Et moi je ne t'entends pas.

—Quoi! il te faut des explications?

—Sans doute.

—Eh bien! chère Hermosa, continua le comte en refermant la porte de la cellule où se trouvait Yvonne et en entraînant sa compagne vers son appartement, combien avons-nous rapporté du château de Loc-Ronan?

—Mais environ cinquante mille écus, tant en or et en traites qu'en bijoux et en pierreries.

—Ce qui fait, après le partage?...

—Soixante-quinze mille livres chacun.

—C'est peu, n'est-ce pas?

—Fort peu.

—Surtout après ce que nous avions rêvé!

—Hélas!

—Cependant, si nous avions les cinquante mille écus à nous seuls, ce serait une fiche de consolation?

—Oui, mais nous ne les avons pas.

—Si nous héritions de Raphaël?

—Il est plus jeune que toi.

—Bah! la vie est semée de dangereux hasards.

—Cite-m'en un?

—Dame! personne ne nous sait ici. Nous sommes seuls, et si Raphaël était atteint subitement d'une indisposition.

—Eh bien?...

—Je parle d'une de ces indispositions graves qui entraînent la mort dans les vingt-quatre heures!

—Est-ce que tu serais amoureux de la Bretonne, Diégo? dit Hermosa en regardant fixement son interlocuteur.

—Jalouse! répondit le comte avec un sourire. Tu sais bien que je n'aime que toi, Hermosa; toi et notre Henrique. Si Raphaël venait à trépasser, Henrique hériterait de lui, et ces soixante-quinze mille livres lui assureraient un commencement de dot.

—Tu me prends par l'amour maternel, Diégo.

—Enfin, es-tu de mon avis?

—Eh! je ne dis pas le contraire; mais Raphaël se porte bien.

—Du moins il en a l'apparence; je suis contraint de l'avouer.

—A quoi bon alors toutes ces suppositions?

—A quoi bon, dis-tu?

—Oui.

—Tiens, chère et tendre amie, regarde ce petit flacon. Et Diégo tira de sa poitrine une petite fiole en cristal, hermétiquement bouchée, contenant une liqueur incolore.

—Qu'est-ce que cela? demanda Hermosa.

—Un produit chimique fort intéressant. Mélangé au vin, il n'en change le goût ni n'en altère la couleur.

—Et quel effet produit-il?

—Quelques douleurs d'entrailles imperceptibles.

—Qui amènent infailliblement la mort, n'est-ce pas, dit Hermosa en baissant encore la voix. Ce que contient cette fiole est un poison violent?

—Eh! non. Tu as des expressions d'une brutalité révoltante, permets-moi de le dire. Il ne s'agit nullement de poison. L'effet de ces douleurs d'entrailles cause un malaise général d'abord, puis détermine ensuite un épanchement au cerveau. De sorte que celui qui a goûté à cette liqueur meurt, non pas empoisonné, mais par la suite d'une attaque d'apoplexie foudroyante. Voilà tout.

—Et tu nommes ce que contient ce flacon?

—De l'extrait «d'aqua-tofana!»

—Le poison perdu des Borgia?

—Retrouvé par un ancien ami à moi que tu as connu en Italie.

—Cavaccioli, n'est-ce pas?

—En personne!

Hermosa ne continua pas la conversation. Le comte fit quelques tours dans la chambre, ouvrit une tabatière d'or, y plongea l'index et le pouce, en écarquillant gracieusement les autres doigts de la main, et après avoir dégusté savamment le tabac d'Espagne, il lança délicatement à la dentelle de son jabot deux ou trois chiquenaudes, qui eurent l'avantage de faire ressortir l'éclat d'un magnifique solitaire qui brillait à son petit doigt. Puis, revenant près d'Hermosa:

—C'est toi, chère belle, lui glissa-t-il à l'oreille, qui as l'habitude de nous verser le syracuse à la fin de chaque repas. Je te laisse ce flacon. Par le temps qui court cette composition peut devenir de la plus grande utilité. On ne sait pas; mais si par hasard tu avais le caprice d'en faire l'épreuve, ne va pas te tromper! Je te préviens que j'ai le coup d'oeil d'un inquisiteur espagnol!

Ceci dit, le comte déposa le flacon sur une petite table près de laquelle Hermosa était assise, et sortit en fredonnant une tarentelle. Arrivé près de la porte il se retourna. Hermosa avait la main appuyée sur la table, et le flacon avait disparu. Le comte sourit.

—Cette Hermosa est véritablement une créature des plus intelligentes, murmura-t-il en traversant le corridor pour gagner l'escalier du couvent. Il n'est vraisemblablement pas impossible que je consente un jour à lui donner mon nom. Palsambleu! nous verrons plus tard. Pour le présent, ce cher Raphaël ne se doute de rien. Tout est au mieux. Pardieu! moi aussi je trouve cette petite Bretonne charmante, et j'ai toujours jugé fort sage cette sorte de parabole diplomatique qui traite de la façon de faire tirer les marrons du feu. Allons, Raphaël n'est pas encore de ma force, et je crois qu'il n'aura pas le temps d'arriver jamais à ce degré de supériorité.

Au pied de l'escalier le comte rencontra Jasmin.

—Tu vas, lui dit-il, nous préparer pour ce soir un souper des plus délicats. Je me sens en disposition de fêter tes connaissances dans l'art culinaire!

Jasmin s'inclina en signe d'assentiment; et le comte hâta le pas pour rejoindre son ami le chevalier, dont il passa le bras sous le sien avec une familiarité charmante. Puis tous deux continuèrent leur promenade. Pendant ce temps Hermosa se faisait apporter par Jasmin des flacons de syracuse.




X

L'AMOUR DU CHEVALIER DE TESSY.

Une heure environ s'était écoulée depuis qu'Yvonne se trouvait seule dans la cellule où on l'avait transportée. Un profond silence régnait dans la petite pièce. Tout à coup la jeune fille fit un mouvement et entr'ouvrit les yeux.

Son front devint moins rouge, sa respiration moins pressée, son oeil moins hagard. Évidemment la saignée avait produit un mieux sensible. Yvonne se dressa péniblement sur son séant et regarda avec attention autour d'elle.

D'abord son gracieux visage n'exprima que l'étonnement. Elle ne se souvenait plus. Mais bientôt la mémoire lui revint.

Alors elle poussa un cri étouffé, et une troisième crise, plus terrible que les deux premières peut-être, faillit s'emparer d'elle. Elle demeura quelques minutes les yeux fixes, les doigts crispés. Elle étouffait.

Enfin, les larmes jaillirent en abondance de ses beaux yeux et la soulagèrent. Les nerfs se détendirent peu à peu et la faiblesse causée par la saignée arrêta la crise. Après avoir pleuré, elle se laissa glisser silencieusement à bas de son lit et s'achemina vers la fenêtre.

—Mon Dieu! où suis-je? se demandait-elle avec angoisse.

En parcourant des yeux l'étroite cellule, ses regards rencontrèrent un crucifix appendu à la muraille. Yvonne se traîna jusqu'au pied du signe rédempteur, s'agenouilla, et pria avec ferveur. Puis, se relevant péniblement, elle étendit la main vers le crucifix, et le décrocha pour le baiser.

C'était un magnifique Christ, largement fouillé dans un morceau d'ivoire, et encadré sur un fond de velours noir. Yvonne le contempla longuement, et, par un mouvement machinal, elle le retourna. Sur le dos du cadre étaient tracées quelques lignes à l'encre rouge. Yvonne les lut d'abord avec une sorte d'indifférence, puis elle les relut attentivement, et un cri de joie s'échappa de ses lèvres, tandis que ses yeux lancèrent un rayon d'espérance.

Voici ce qui était écrit derrière ce Christ encadré.

«Le vingt-cinquième jour d'août mil sept cent soixante-dix-huit, voulant témoigner à ma fille en Jésus-Christ, tout l'amour évangélique que ses vertus m'inspirent, moi, Louis-Claude de Vannes, évêque diocésain, et humble serviteur du Dieu tout-puissant, ai remis ce Christ, rapporté de Rome et béni par les mains sacrées de Sa Sainteté Pie VI, à Marie-Ursule de Mortemart, abbesse du couvent de Plogastel.»

—Oh! merci, mon Dieu! Vous avez exaucé ma prière! dit Yvonne en baisant encore le crucifix. Le couvent de Plogastel! C'est donc là où je me trouve?

«Le couvent de Plogastel! répétait-elle. Comment n'ai-je pas reconnu cette cellule de la bonne abbesse, moi, qui, tout enfant, y suis venue si souvent? Mais comment se fait-il que ces hommes m'aient conduite dans ce saint-lieu?... Ah! je me rappelle! Dernièrement on racontait chez mon père que les pauvres nonnes en avaient été chassées. L'abbaye est déserte et les misérables en ont fait leur retraite! Oh! ces hommes! ces hommes que je ne connais pas! que me veulent-ils donc?

En ce moment Yvonne entendit marcher dans le corridor. Elle se hâta de remettre le crucifix à sa place et de regagner son lit. Il était temps, car la porte tourna doucement sur ses gonds et le chevalier de Tessy pénétra dans la cellule.

En le voyant, Yvonne se sentit prise par un tremblement nerveux. Raphaël s'avança avec précaution. Arrivé près du lit, il se pencha vers la jeune fille, qu'il croyait endormie, et approcha ses lèvres de ce front si pur. Yvonne se recula vivement, avec un mouvement de dégoût semblable à celui que l'on éprouve au contact d'une bête venimeuse.

—Ah! ah! chère petite, dit le chevalier, il paraît que cela va mieux et que vous me reconnaissez?

Yvonne ne répondit pas.

—Chère Yvonne, continua le chevalier de sa voix la plus douce, je vous en conjure, dites-moi si vous voulez m'entendre et si vous vous sentez en état de comprendre mes paroles. De grâce! répondez-moi! Il y va de votre bonheur.

—Que me voulez-vous? répondit Yvonne d'une voix faible et en faisant un visible effort pour surmonter la répugnance qu'elle ressentait en présence de son interlocuteur.

—Je veux que vous m'accordiez quelques minutes d'attention.

—Qu'avez-vous à me dire?

—Vous allez le savoir.

Et le chevalier, attirant à lui un fauteuil, s'assit familièrement au chevet de la malade. Yvonne s'éloigna le plus possible en se rapprochant de la muraille. Raphaël remarqua ce mouvement.

—Ne craignez rien, dit-il.

—Oh! je ne vous crains pas! répondit fièrement la Bretonne.

—Soit! mais ne me bravez pas non plus! N'oubliez pas, avant tout, que vous êtes en ma puissance!

—Et de quel droit agissez-vous ainsi vis-à-vis de moi? s'écria Yvonne avec colère et indignation, car le ton menaçant avec lequel Raphaël avait prononcé la phrase précédente avait ranimé les forces de la malade. De quel droit m'avez-vous enlevée à mon père? Savez-vous bien que pour abuser de votre force envers une femme, il faut que vous soyez le dernier des lâches! Et vous osez me menacer, me rappeler que je suis en votre puissance!

Le chevalier était sans doute préparé à recevoir les reproches d'Yvonne, et il avait fait une ample provision de patience, présumons-nous, car loin de répondre à la jeune fille indignée qui l'accablait de sa colère et de son mépris, il s'enfonça mollement dans le fauteuil sur lequel il était assis, et croisant ses deux mains sur ses genoux, il se mit à tourner tranquillement ses pouces.

En présence de cette contenance froide qui indiquait de la part de cet homme une résolution fermement arrêtée, Yvonne sentit son courage prêt à défaillir de nouveau. Elle se voyait perdue, et bien perdue, sans espoir d'échapper aux mains qui la retenaient prisonnière. Cependant son énergie bretonne surmonta la terreur qui s'était emparée d'elle. S'enveloppant dans les draps qui la couvraient, et se drapant pour se dresser, elle prit une pose si sublimement digne, que le chevalier laissa échapper une exclamation admirative.

—Corbleu! s'écria-t-il, la déesse Junon ne serait pas digne de délacer les cordons de votre justin, ma belle Bretonne!

—Monsieur, dit Yvonne dont les yeux étincelaient, si vous n'êtes pas le plus misérable et le plus dégradé des hommes, vous allez sortir de cette chambre et me laisser libre de quitter cet endroit où vous me retenez par la force!

—Peste! chère enfant! répondit Raphaël, comme vous y allez! Croyez-vous donc que j'ai fait la nuit dernière douze lieues à franc étrier et vidé ma bourse pour me priver aussi vite de votre charmante présence? Non pas! de par Dieu! vous êtes ici et vous y resterez de gré ou de force, bien qu'à vrai dire je préférerais vous garder près de moi sans avoir recours à la violence.

—Mais, encore une fois, s'écria la pauvre enfant, de quel droit agissez-vous ainsi que vous le faites? Où suis-je donc ici? Qui êtes-vous? Vous me retenez par la force, vous l'avouez! Vous violentez une femme et vous osez encore l'insulter! Au costume que vous portez, monsieur, je vous eusse pris pour un gentilhomme. N'êtes-vous donc qu'un bandit et avez-vous volé l'habit qui vous couvre!

—Là! ma toute belle! répondit le chevalier en souriant et en s'efforçant de prendre une main qu'Yvonne retira vivement; là, ne vous emportez pas! Si mes paroles vous ont offensée, je ne fais nulle difficulté de les rétracter, et cela à l'instant même.

—Répondez! dit Yvonne avec violence, répondez, monsieur!... De quel droit avez-vous attenté à ma liberté? je ne vous connais pas; je ne vous ai jamais vu! Qui êtes-vous et que me voulez-vous?

—Quel déluge de questions! Ma chère enfant, je veux bien vous répondre; mais, s'il vous plait, procédons par ordre! Vous me demandez de quel droit je vous ai enlevée.

—Oui!

—Est-il donc nécessaire que je le dise et ne le devinez-vous pas?

—Parlez, monsieur, parlez vite!

—Eh bien, ma gracieuse Yvonne, ce droit que vous voulez sans doute me contester maintenant, ce sont, vos beaux yeux qui me l'ont donné jadis!

—Vous osez dire cela! s'écria Yvonne, stupéfaite de l'aplomb de son interlocuteur.

—Sans doute.

—Vous mentez!

—Non pas! je vous jure...

—Mais alors, expliquez-vous donc, monsieur! Ne voyez-vous pas que vous me torturez?

—Calmez-vous, de grâce!

—Répondez-moi!

—Eh bien! je vous ai dit la vérité!

—Mais je ne vous connais pas, je vous le répète. Je ne vous ai vu qu'au moment où vous avez accompli votre infâme dessein.

Et la pauvre enfant, en parlant ainsi, s'efforçait d'arrêter les sanglots qui lui montaient à la gorge. Elle tordait ses mains dans des crispations nerveuses. Semblable à la tourterelle se débattant sous les serres du gerfaut, elle s'efforçait de lutter contre cet homme, dont l'oeil fixé sur elle dégageait une sorte de fluide magnétique.

—Permettez-moi de réveiller vos souvenirs, reprit le chevalier, et de vous rappeler ce certain jour où vous reveniez de Penmarckh avec votre père et un gros rustre que l'on m'a dit depuis être votre fiancé? Vous avez rencontré sur la route des falaises deux cavaliers qui vous ont arrêtés tous trois pour se renseigner sur leur chemin.

—En effet, je me le rappelle.

—L'un d'eux vous promit même d'assister à votre prochain mariage et de vous porter un cadeau de noce.

—Oui.

—Eh bien! vous ne me reconnaissez pas?

—Ainsi, ce cavalier?

—C'était moi, chère Yvonne.

—Oui, je vous reconnais maintenant, répondit la jeune fille dont la tête commençait de nouveau à s'embarrasser.

—Pendant cette courte conférence, continua le chevalier, vous avez peut-être remarqué que je n'eus de regards que pour vous, que pour contempler et admirer cette beauté radieuse qui m'enivrait.

—Monsieur! fit Yvonne en rougissant instinctivement, bien qu'elle ne devinât pas encore dans son innocence virginale où en voulait venir son interlocuteur.

—Ne vous effarouchez pas pour un compliment que bien d'autres avant moi vous ont adressé sans doute. Écoutez-moi encore, et sachez que cette beauté dont je vous parle a allumé dans mon coeur une passion subite. Oui, à partir du moment où je vous ai rencontrée, un amour violent s'est emparé de moi. Si les sentiments que je viens de vous peindre vous déplaisent, ne vous en prenez qu'au charme tout-puissant qui s'exhale de votre personne! Ne vous en prenez qu'à ces yeux si beaux, qu'à ce front si pur, qu'à cette perfection de l'ensemble capable de rendre jalouses toutes les vierges de Raphaël et toutes les courtisanes du Titien. Et c'est là ce qui me fait vous ce droit dont nous parlons, que ce droit que vous me reprochez si amèrement d'avoir pris, c'est vous-même qui me l'avez donné en faisant éclore en moi ce sentiment invincible que je ne puis vous exprimer.

—Je ne vous comprends pas! répondit Yvonne atterrée par cette révélation.

—Vous ne me comprenez pas?

—Non.

—Vous ne devinez pas que je vous aime?

—Vous m'aimez! s'écria la jeune fille qui, bien que s'attendant à cet aveu, ne put retenir un mouvement de terreur folle.

—Oui, je vous aime!

—Vous m'aimez! répéta Yvonne. Oh! seigneur mon Dieu! ayez pitié de moi!

—Eh! que diable cela a-t-il de si effrayant! dit le chevalier en se levant avec brusquerie. Beaucoup de belles et nobles dames ont été fort heureuses d'entendre de semblables paroles sortir de mes lèvres. Corbleu! que l'on est farouche en Bretagne! Allons, chère petite! tranquillisez-vous! nous vous humaniserons!

—Sortez! laissez-moi! s'écria la pauvre enfant avec désespoir et colère. Vous m'aimez, dites-vous? Moi je vous hais et je vous méprise!

—C'est de toute rigueur ce que vous dites là. Une jeune fille parle toujours ainsi la première fois, puis elle change de manière de voir, et vous en changerez aussi.

—Jamais!

—C'est ce que nous verrons.

Et le chevalier se penchant vers le lit sur lequel reposait Yvonne, voulut la prendre dans ses bras. La Bretonne poussa un cri d'horreur, mais elle ne put éviter l'étreinte du chevalier qui couvrait ses épaules de baisers ardents. Enfin Yvonne, réunissant toute sa force, repoussa violemment le misérable.

—Au secours! à moi! cria-t-elle avec désespoir.

Mais, dans la lutte qu'elle venait de soutenir, la bande qui enveloppait son bras blessé s'était dérangée. La veine se rouvrit et le sang coula à flots. Yvonne, épuisée, retomba presque sans connaissance. En la voyant ainsi à sa merci, Raphaël s'avança vivement.

Yvonne était d'une pâleur effrayante et incapable de faire un seul mouvement, de jeter un seul cri. Raphaël s'arrêta. La vue du sang qui teignait les draps parut faire impression sur lui. Il prit le bras de la jeune fille, rétablit la bande de toile qui empêcha la veine de se rouvrir, et s'occupa de faire revenir Yvonne à elle. Puis il marcha silencieusement dans la chambre pour lui laisser le temps de se remettre.

Des pensées opposées se succédaient en lui. Son front, tour à tour sombre et joyeux, exprimait le combat de ses passions tumultueuses. Enfin, il sembla s'arrêter à une résolution. Il revint vers la jeune fille.

—Écoutez, lui dit-il brusquement; vous repoussez mes paroles, vous refusez de vous laisser aimer; c'est là un jeu auquel je suis trop habitué pour m'y laisser prendre. Vous ne pouvez regretter le paysan grossier auquel vous êtes fiancée, et qui est indigne de vous. Moi, je vous aime, et vous êtes en ma puissance. Donc, vous serez à moi. Inutile, par conséquent, de continuer une comédie ridicule. Je n'y croirai pas. Réfléchissez à ce que je vais vous dire. Je suis riche. Laissez-vous aimer, consentez à vivre quelque temps auprès de moi, et vous aurez à jamais la fortune. Quand je quitterai la Bretagne, vous serez libre. Alors, vous pourrez retourner auprès de votre père et devenir, si bon vous semble, la femme du rustre auquel vous êtes fiancée. Mais si, comme je l'espère, vous sentez tout le prix de mon amour, vous me suivrez à Paris. Jusque-là, vous commanderez ici en souveraine, et chacun vous obéira, tant, bien entendu, que vous ne voudrez pas fuir. Vous aurez une compagne charmante dans la noble dame qui vous a déjà prodigué ses soins. Vous quitterez ces vêtements grossiers, pour la soie, le velours et les riches joyaux. Puis, une fois à Paris, ce seront des fêtes, des bals, des plaisirs de toutes les heures. Vous jetterez à pleines mains l'or et l'argent, pour satisfaire vos caprices et vos moindres fantaisies. Pour vous parer vous me trouverez prodigue. Voilà l'existence que vous mènerez et à laquelle il n'est pas trop cruel de vous soumettre. Maintenant que vous êtes éclairée sur votre situation présente, je ne vous fatiguerai pas par un long verbiage. Réfléchissez! Soyez raisonnable. Vous me reverrez ce soir même. Dans tous les cas, souvenez-vous de mes premières paroles: Je vous aime, vous êtes en ma puissance, vous serez à moi!

Et le chevalier de Tessy, terminant cette tirade prononcée d'un ton calme, froid et résolu, sortit à pas lents de la cellule et poussa les verrous extérieurs avec le plus grand soin.




XI

LES SOUTERRAINS.

Pendant les quelques instants qui suivirent le départ du chevalier de Tessy, Yvonne, terrifiée, demeura immobile, sans voir et sans penser. La fièvre qui s'était emparée d'elle redoublait de violence sous le poids de ces secousses successives. Un miracle de la Providence fit qu'heureusement le délire ne revint pas. Un peu de calme même prit naissance dans la solitude profonde où elle se trouvait.

Alors elle attira à elle d'une main défaillante les vêtements épars sur son lit, et essaya de s'en couvrir. A force de patience et de courage, elle parvint à s'habiller à peu près. Elle se leva.

Ce qu'elle voulait, ce qu'elle suppliait intérieurement Dieu de lui faire trouver, c'était une arme, un couteau, un poignard à l'aide duquel elle pût essayer de se défendre ou de se donner la mort. Cependant le temps s'écoulait rapidement: d'un moment à l'autre quelqu'un pouvait venir la surprendre faible et sans aucun espoir de secours, car ses regards anxieux interrogeaient en vain les murailles nues de la cellule.

Outre le lit dressé à la hâte par Jasmin, il n'y avait dans la petite chambre que deux sièges: un divan, et une sorte de bahut en ébène adossé à la muraille. Ce fut vers ce meuble qu'Yvonne se traîna, trébuchant à chaque pas, mais soutenue par la pensée que peut-être l'intérieur du bahut lui offrirait ce moyen de défense qu'elle sollicitait si ardemment.

Deux portes massives et finement sculptées le fermaient extérieurement. La jeune fille essaya en vain de les ouvrir. Elles étaient fermées à clef. Yvonne passa plus d'une heure à user ses ongles roses sur les boiseries du bahut.

Enfin, défaillant, grelottant par la force de la fièvre, pouvant à peine se soutenir, elle se laissa glisser sur les dalles, en proie au plus sombre désespoir. Un bruit qu'elle entendit extérieurement la fit revenir à elle.

C'étaient des pas dans le corridor: mais personne n'entra dans la cellule. La jeune fille essaya de se relever. Ne pouvant y parvenir, elle chercha un point d'appui en s'appuyant sur le meuble.

Sa main se posa sur la tête d'une cariatide de bronze qui ornait l'un des angles. Dans le mouvement que fit Yvonne, elle attira à elle la cariatide.

Tout à coup elle la sentit céder. Effectivement la statuette s'abattit sur deux charnières qui la retenaient au pied, et découvrit une petite plaque de cuivre au centre de laquelle se trouvait un anneau de même métal. Sans se rendre encore bien compte de ce qu'elle faisait, Yvonne agenouillée passa son doigt dans l'anneau et tira. L'anneau céda.

Aussitôt un mouvement lent et régulier s'opéra dans le bahut, qui tourna sur un de ses deux angles appuyés à la muraille, et découvrit une ouverture étroite, mais néanmoins assez grande pour qu'une femme y pût passer facilement. Yvonne étouffa un cri et joignit les mains pour remercier le ciel.

—Oh! murmura-t-elle, les secrets souterrains du couvent, dont j'ai tant entendu parler.

Les forces lui étaient revenues avec l'espoir d'un moyen de salut. Elle alla jusqu'à la porte et écouta attentivement. Elle n'entendit rien qui pût l'inquiéter.

Alors, revenant à l'ouverture pratiquée dans le mur, elle s'avança doucement. Le bahut en s'écartant avait donné libre accès sur un escalier qui descendait dans les profondeurs du cloître. Seulement une obscurité complète ne permettait pas d'en mesurer la longueur. Mais Yvonne n'hésita pas.

Elle murmura une courte prière, se signa, et leva la cariatide qui pouvait déceler son moyen d'évasion, et posant le pied sur les premières marches, elle attira le bahut à elle. Le meuble vint reprendre sa place avec un bruit sec attestant la bonté du ressort. Yvonne s'appuyant contre la muraille commença à descendre.

L'obscurité, ainsi que nous l'avons dit, était tellement profonde que la jeune fille ne pouvait avancer qu'avec les plus grandes précautions. Trois fois elle trébucha sur les marches usées, et trois fois elle se releva pour continuer sa marche. Enfin elle atteignit le sol. Mais là son embarras fut extrême. Elle ignorait où elle se trouvait.

Elle avait bien deviné qu'elle était dans les souterrains de l'abbaye; mais où ces souterrains aboutissaient-ils? Elle ne le savait pas.

Les issues mêmes n'avaient-elles pas pu être comblées lorsqu'on avait expulsé les nonnes? Si cela était, ou même si la fièvre et la maladie empêchaient Yvonne de continuer à se traîner vers une ouverture praticable, une mort atroce l'attendait dans ce tombeau. Elle aurait à subir, sans espoir de salut, les tortures de la faim et de la soif. Un moment elle eut regret de sa fuite.

Puis l'image du chevalier s'offrit à elle, et elle se dit que mieux valait la mort, quelque lente et cruelle qu'elle fût, que d'être restée entre les mains de pareils misérables. Soutenue par cette pensée, elle s'engagea dans le dédale des souterrains.

Ce qu'elle redoutait encore, c'était que le secret qu'elle avait découvert fût à la connaissance des hommes qui l'avaient enlevée; car, si cela était, on se mettrait à sa poursuite dès qu'en pénétrant dans la cellule on s'apercevrait de son évasion. Cette autre pensée, plus effrayante que la perspective de la mort, lui rendit complètement le courage prêt à l'abandonner. Elle réunit le peu de forces qui lui restaient par une suprême énergie, et s'avança courageusement.

Elle erra ainsi pendant plusieurs heures, sans pouvoir se rendre compte du temps écoulé. Aucun point lumineux indiquant une ouverture ne brillait à l'extrémité des galeries qu'elle parcourait. Une sueur froide inondait son visage. A chaque pas elle trébuchait, et se soutenait à peine le long de la muraille humide. De distance en distance, ses pieds rencontraient des flaques d'eau bourbeuse creusées par les pluies qui, filtrant à travers le sol supérieur, rongeaient la pierre et pénétraient dans les galeries.

Elle enfonçait alors dans la vase en étouffant un cri de frayeur. Des hallucinations étranges s'emparaient de son cerveau. Peu à peu la fièvre redoublant d'intensité ramena avec elle le délire.

Une force factice la faisait encore avancer cependant, mais il était évident que celle force se briserait à la première secousse. Il lui semblait entendre tourbillonner et voir voltiger autour d'elle des monstres aux proportions gigantesques, des insectes hideux, des êtres aux formes indescriptibles qui l'étreignaient dans une ronde infernale. Des paroles confuses étaient murmurées à son oreille. Le souterrain tremblait sous ses pieds vacillants. Se sentant tomber, elle s'appuya contre le mur, et demeura immobile, la tête penchée sur son sein agité par la terreur et par la fièvre. Ses paupières alourdies s'abaissèrent, et un frissonnement agita tout son être.

—Mon Dieu! mon Dieu! j'ai peur, murmurait-elle d'une voix brisée et saccadée, et en se rendant si peu compte du sentiment qui faisait mouvoir ses lèvres, que le bruit des paroles qu'elle prononçait augmentait encore son trouble et son effroi en venant frapper son oreille.

Yvonne fermait les yeux, croyant échapper ainsi aux visions fantastiques que causait son imagination affolée; mais, loin de s'évanouir, ces visions devenaient alors plus effrayantes, et se transformaient pour ainsi dire en réalité; car, aux êtres fabuleux qu'il lui semblait entendre voltiger autour d'elle, se joignait le bruit véritable causé par ces myriades d'animaux, habitants ordinaires des endroits humides et délaissés.

Un moment la pauvre petite parut reprendre un peu de sentiment et de calme. Se soutenant toujours à la muraille, elle continua sa marche sans paraître se soucier des êtres immondes que le bruit de ses pas faisait fuir de tous côtés.

Deux fois elle poussa un cri de joie et se crut sauvée, car deux fois elle aperçut une lueur lointaine qui lui sembla être celle causée par la lumière du ciel pénétrant par une étroite ouverture. Ces lueurs successives émanaient de vers luisants rampant sur la voûte des galeries souterraines. Bientôt sa volonté et son énergie furent complètement épuisées, ses genoux tremblaient et vacillaient, les artères de ses tempes battaient avec violence et lui martelaient le cerveau. Tout à coup le point d'appui que lui offrait le mur lui manqua. Sa main ne rencontra que le vide. Incapable de se soutenir elle trébucha, chancela, perdit l'équilibre, et roula sur le sol en poussant un soupir. Elle avait perdu entièrement connaissance.

C'étaient les pas incertains d'Yvonne, c'était ce soupir exhalé de sa poitrine haletante que Jocelyn avait entendus. Le vieux serviteur, le corps penché, demeura immobile et silencieux, les traits contractés par l'épouvante. Prêtant l'oreille avec une attention profonde, Jocelyn écouta longtemps. Puis, n'entendant plus aucun bruit, il revint vers son maître.

—Eh bien? demanda le marquis.

—J'ignore ce qui se passe, monseigneur, répondit Jocelyn; mais je suis certain qu'il y a quelqu'un dans les galeries.

—Tu as entendu parler?

—Non, j'ai entendu marcher.

—Un pas d'homme? demanda la religieuse.

—Je ne puis vous le dire, madame.

—Et ces pas se sont éloignés?

—Non, monseigneur; j'ai entendu la chute d'un corps, puis un soupir, puis plus rien.

—C'est peut-être quelqu'un qui a besoin de secours! s'écria le marquis. Allons, viens, Jocelyn.

—Philippe! dit vivement la religieuse en arrêtant le marquis, Philippe, ne me quittez pas!

—Monseigneur! fit Jocelyn en joignant ses instances à celles de Julie, monseigneur! ne sortez pas! Songez que vous pourriez vous compromettre.

—Faire découvrir notre retraite! continua Julie.

—Et qui sait si ce n'est pas une ruse!

—Cependant, fit observer le marquis, nous ne pouvons laisser ainsi une créature humaine qui peut-être a besoin de nous.

—De grâce! Philippe, songez à vous! Je vous ai dit que l'autre aile du couvent était habitée par des gens que je ne connaissais point. Ils ont découvert sans doute le secret des galeries souterraines; mais ils ne peuvent venir jusqu'ici. Il n'y avait que moi et notre digne abbesse qui eussions connaissance de cette partie du cloître dans laquelle nous sommes. Une imprudence pourrait nous perdre tous!

—Puis, monseigneur, reprit Jocelyn, la nuit va bientôt venir; alors je sortirai par l'ouverture secrète d'en haut; je connais les autres entrées des souterrains; je ferai le tour du cloître; j'y pénétrerai et j'atteindrai ainsi la galerie voisine; mais jusque-là, je vous en conjure, ne tentons rien!

—Attendons donc la nuit! dit le marquis en soupirant.

Et tous trois rentrèrent dans la cellule, sur le seuil de laquelle le marquis s'était déjà avancé.

Ainsi que l'avait dit Jocelyn, la nuit descendit rapidement. Alors le vieux serviteur se disposa à accomplir son dessein. Seulement, au lieu de se diriger vers la porte secrète en dehors de laquelle Yvonne gisait toujours évanouie, il gagna une galerie située du côté opposé. Bientôt il atteignit un petit escalier qu'il gravit rapidement. Arrivé au sommet il pénétra dans une pièce voûtée qu'il traversa, et, au moyen d'une clé qu'il portait sur lui, il ouvrit une porte de fer imperceptible aux yeux de quiconque n'en connaissait pas l'existence, tant la peinture, artistement appliquée, la dissimulait au milieu des murailles noircies.

Alors il se trouva dans l'aile droite du couvent. A la faveur de l'obscurité il atteignit la cour commune. Là, caché derrière un pilier, il jeta autour de lui des regards interrogateurs. Deux fenêtres de l'aile gauche étaient splendidement éclairées.

Jocelyn, certain que la cour était déserte, la traversa rapidement. Il voulait, en gagnant une hauteur voisine, essayer de voir dans l'intérieur, et de connaître les nouveaux habitants. Malheureusement les vitraux des fenêtres étaient peints, et ne permettaient pas aux regards de plonger dans l'intérieur. Jocelyn, déçu dans son espoir, abandonna la petite éminence, et songea à pénétrer dans les souterrains par une des issues donnant sur la campagne, et dont il connaissait à merveille les entrées.

Au moment où il longeait l'aile gauche de l'abbaye, il aperçut un homme qui traversait la cour et qui marchait dans sa direction. Jocelyn, vêtu du costume des paysans bretons, était méconnaissable. Il attendit donc assez tranquillement, certain de ne pas être exposé à une reconnaissance fâcheuse. Mais l'homme passa près de lui sans le voir, et se dirigea tout droit vers un rez-de-chaussée que le comte avait converti en écurie. Cet homme était Jasmin. Il allait simplement donner la provende aux chevaux.

Le vieux serviteur du marquis de Loc-Ronan se sentit saisi d'une inspiration subite. Dévoré par le désir de connaître de quelle espèce étaient les gens qui habitaient si près de son maître, et pouvaient d'un moment à l'autre devenir possesseurs de son secret, Jocelyn rentra dans la cour, prit une échelle appuyée dans un des angles, la plaça devant l'une des fenêtres éclairées, et monta rapidement.

En voyant le domestique du comte sortir du corps de bâtiment, en entendant les chevaux hennir à l'approche de leur avoine, Jocelyn avait supposé la vérité, et il avait mentalement calculé qu'il avait le temps d'accomplir son projet avant que le domestique eût terminé ses fonctions de palefrenier.

Mais à peine eut-il atteint l'échelon de l'échelle qui lui permettait de plonger ses regards dans l'intérieur, qu'il fut saisi d'un tremblement nerveux, et qu'il sauta à terre plutôt qu'il ne descendit. Jocelyn venait de reconnaître le comte de Fougueray, le chevalier de Tessy, et la première marquise de Loc-Ronan.

Ignorant des circonstances qui avaient conduit ces deux hommes dans l'abbaye, Jocelyn pensa naturellement qu'ils avaient deviné et la supercherie de son maître, et le lieu de sa retraite. Aussi, oubliant le bruit qu'il avait entendu dans les souterrains, et qui avait été la cause de sa sortie, il ne prit que le temps de remettre l'échelle à sa place, et, avec l'agilité d'un jeune homme, il franchit la distance qui le séparait de l'entrée du cloître mystérieux où l'attendaient Julie et Philippe.

En le voyant entrer pâle, les cheveux en désordre, l'oeil égaré, le marquis et la religieuse poussèrent une exclamation d'effroi.

—Qu'as-tu? s'écria vivement Philippe.

—Que se passe-t-il? demanda la religieuse.

Jocelyn fit signe qu'il ne pouvait répondre. L'émotion l'étouffait.

—Monseigneur! dit-il enfin d'une voix entrecoupée, monseigneur, fuyez! fuyez sans retard!

—Fuir! répondit le marquis étonné. Pourquoi? A quel propos?

—Mon bon maître, ils savent tout! vous êtes perdu!...

—De qui parles-tu?

—D'eux!... de ces misérables!

—Du comte et du chevalier?

—Oui!

—Impossible!

—Si, vous dis-je!

La pauvre religieuse écoutait sans avoir la force d'interroger ni de se mêler à la conversation rapide qui avait lieu entre son mari et le vieux serviteur.

—Jocelyn, reprit le marquis qui ne pouvait encore comprendre le danger dont il était menacé, Jocelyn, ton dévouement t'abuse; tu te crées des fantômes.

—Plût au ciel, monseigneur!

—Mais alors, qui te fait supposer?...

—Ils sont ici!

—Ces hommes dont tu parles?

—Oui!

—Ils sont à Plogastel?

—Dans l'abbaye même.

—Dans l'abbaye! s'écria cette fois la religieuse en frissonnant.

—Hélas! oui, madame!

—Impossible! Impossible!... dit encore le marquis.

—Je les ai vus! répondit Jocelyn.

—Quand cela?

—A l'instant même!

—Dans les souterrains?

—Non, monseigneur, dans l'aile gauche du couvent!

Et Jocelyn raconta rapidement ce qu'il venait de faire et de voir. Il dit que lorsque ses regards plongèrent dans la chambre éclairée, il avait aperçu le comte et le chevalier à table, et auprès d'eux une autre personne encore.

—Une femme? demanda le marquis.

Jocelyn fit un signe affirmatif, puis il regarda la religieuse et se tut.

—Elle?... s'écria Philippe illuminé par une pensée subite.

—Oui, monseigneur, répondit Jocelyn à voix basse.

Un silence de stupeur suivit cette brève réponse. La religieuse, agenouillée, priait avec ferveur. De sombres résolutions se lisaient sur le front du marquis. Pour lui, comme pour Jocelyn, il était manifeste que le comte et le chevalier connaissaient la vérité et s'étaient mis à sa poursuite. Sans cela, comment expliquer leur arrivée dans l'abbaye déserte?

Ainsi ce que Philippe avait fait devenait nul. Il allait encore se retrouver à la merci de ses bourreaux, et, qui plus était, s'y retrouver en entraînant Julie avec lui. Pour sortir libre de l'abbaye, il lui faudrait sans aucun doute accéder aux propositions qui lui avaient été faites. Non-seulement abandonner sa fortune, ce qui n'était rien, mais reconnaître pour son fils un étranger, fruit de quelque crime qui déshonorerait le nom si respecté de ses aïeux.

Philippe avait la main posée sur un pistolet. Il eut la pensée d'en finir d'un seul coup avec cette existence horrible et de se donner la mort. La vue de Julie priant à ses côtés le retint.

Jocelyn, en proie aux terreurs les plus vives, conjurait son maître de fuir promptement sans tarder d'un seul instant.

—Fuir! répondit enfin le marquis. Où irai-je? Chacun me connaît dans la province! Je ne ferai pas cent pas en plein soleil sans être salué par une voix amie. Oh! si Marcof était à Penmarckh, je n'hésiterais pas! J'irais lui demander un refuge à bord de son lougre!

—Écoutez-moi, Philippe, dit la religieuse en se relevant, Dieu vient de m'envoyer une inspiration. Voici ce que vous devez, ce que vous allez faire: Je vous ai dit que, seule dans le pays, une vieille fermière connaissait mon séjour dans l'abbaye. Cette femme m'est entièrement dévouée. Je puis avoir toute confiance en elle et la rendre dépositaire du secret de toute ma vie. Elle se mettra avec empressement à mes ordres et consentira à faire tout ce qui dépendra d'elle pour nous être utile, j'en suis certaine. Grâce à la nuit épaisse qu'il fait au dehors, nous pouvons encore sortir tous trois sans être vus. Nous nous rendrons chez elle. Son fils est pêcheur et habite la côte voisine, près d'Audierne. Vous vous embarquerez avec lui. Vous gagnerez promptement les îles anglaises, et une fois là, vous serez en sûreté.

—Et vous, Julie? demanda le marquis.

—Moi, mon ami, une fois assurée de votre départ, je reviendrai ici.

—Ici!... oh! je ne le veux pas!

—Pourquoi, Philippe?

—Mais ce serait vous mettre entre les mains de ces misérables! Vous ne savez pas, comme moi, de quoi ils sont capables!

—Qu'ai-je à craindre?

—Tout!

—Ils ne me connaissent pas.

—Qu'en savez-vous? Leur intérêt étant de vous connaître, ils vous devineront.

—Qu'importe?

—Non! encore une fois! Je fuirai, mais à une condition.

—Laquelle?

—Vous m'accompagnerez en Angleterre.

—Cela ne se peut pas, Philippe.

—Alors, je reste!

—Philippe! je vous en conjure! s'écria la religieuse désolée. Partez! consentez à fuir!

—Jamais, tant que vous serez exposée, Julie!

—Eh bien! je vous promets de demeurer quelques jours chez la fermière. Je ne reviendrai à l'abbaye que lorsqu'elle sera de nouveau solitaire.

—Non! je ne pars pas sans vous!

—Mon Dieu! mon Dieu! vous voyez qu'il me contraint à abandonner votre maison! dit la religieuse en levant les mains vers le ciel.

—Dieu nous voit, Julie; il m'absout!

—Eh bien! partons, alors! reprit Julie avec une expression de résolution sublime.

Jocelyn se dirigea vers les souterrains.

—Non! dit vivement la religieuse; peut-être y sont ils déjà. Partons par le cloître.

Jocelyn obéit. Tous trois prirent alors la route qu'il avait parcourue lui-même quelques minutes auparavant. Pour plus de précaution, Jocelyn sortit seul d'abord. Il s'assura que le cloître était désert. Puis il revint prévenir le marquis et Julie.

Cette fois, seulement, ils ne traversèrent pas la cour, ainsi que l'avait fait le vieux serviteur. La religieuse leur fit suivre les arcades, et bientôt ils atteignirent le jardin du couvent qu'ils parcoururent avec mille précautions dans toute sa longueur. A l'extrémité de ce petit parc, Julie se dirigea vers une petite porte qu'elle ouvrit et qui donnait sur la campagne.

Tous trois franchirent le seuil. Une véritable forêt de genêts hauts et touffus se présenta devant eux. Ils s'y engagèrent, certains d'être ainsi à l'abri des poursuites. Puis Julie, leur indiquant la route, se mit en devoir de les conduire à la demeure de la paysanne dont elle leur avait parlé. La Providence avait abandonné la pauvre Yvonne.

Depuis plus de deux heures, la malheureuse enfant était demeurée dans la même position. Étendue sur le sol humide, dévorée par une fièvre brûlante, en proie à un délire épouvantable, sans voix et sans force, elle se mourait. Aucun espoir de secours n'était admissible.




XII

LE POISON DES BORGIA.

Dans cette chambre si brillamment éclairée qui, en attirant l'attention de Jocelyn, avait été cause de la découverte de la présence des beaux-frères et de la première femme de son maître dans l'abbaye de Plogastel; dans cette chambre, disons-nous, le comte de Fougueray était assis entre celle qu'il nommait sa soeur et sa compagne, la belle Hermosa, ou la noble Marie Augustine, et celui que suivant les circonstances, il appelait tantôt son ami Raphaël, tantôt son très-cher frère, le chevalier de Tessy. Jasmin avait fidèlement exécuté les ordres reçus. Combinant avec un soin digne d'éloges ses talents dans l'art culinaire et ses habitudes de service élégant, le respectable valet cumulait, à la grande satisfaction de ses maîtres, l'office du cuisinier et celui du maître d'hôtel.

Depuis son entrée dans l'abbaye, Jasmin avait fouillé l'aile choisie par le comte, du rez-de-chaussée aux combles. Il avait déployé un tel luxe d'activité dans ses recherches que vaisselle, argenterie, vins, liqueurs, conserves, cristaux, rien n'avait échappé à son oeil scrutateur.

Peut-être bien qu'en suivant les explorations du valet, on eût pu s'étonner et de son activité et de son adresse à trouver les cachettes, à fouiller les bons coins et à forcer les serrures; peut-être qu'en examinant attentivement le riche service de table de l'abbesse, on se fût aperçu de la disparition de plusieurs vases de vermeil et de nombreuses timbales d'argent massif; peut-être qu'en constatant l'énormité d'un feu de bois allumé dans une salle basse, on eût pu établir un rapprochement probable entre ce foyer incandescent et ces objets détournés, en but d'un lingot facile à emporter; mais les résultats des investigations de Jasmin avaient été trouvés, à bon droit, si heureux, si splendides que ni le comte, ni le chevalier, ni Hermosa n'avaient songé à s'inquiéter du reste.

A l'annonce de Jasmin que le souper était servi, tous trois s'étaient mis à table, et le jeune Henrique n'avait pas tardé à les rejoindre. Le menu était simple, mais parfaitement entendu. Les pauvres soeurs, nous le savons, avaient été contraintes à abandonner brusquement l'abbaye sans qu'il leur fût permis de sauver leurs richesses.

Aussi rien ne manquait-il à l'élégance de la table. Le linge, d'une finesse extrême, avait évidemment été tissé dans les meilleures fabriques de la Hollande. Les verres et les carafes étaient taillés dans le plus pur cristal de la Bohême. La vaisselle d'argent s'étalait somptueusement, entourée d'admirables porcelaines de Sèvres; des candélabres en même métal que la vaisselle, et surchargés de bougies, inondaient la table d'un torrent de rayons lumineux qui se brisaient en se reflétant aux arêtes tranchantes et aiguës des verreries, ou qui caressaient, en en doublant l'éclat, les contours arrondis des pièces d'argenterie et des porcelaines transparentes.

Les meilleurs vins, que l'abbesse dépossédée réservait soigneusement pour les visites de l'évêque diocésain, étincelaient dans les coupes de cristal, auxquelles ils donnaient les tons chauds de la topaze brûlée ou ceux du rubis oriental, suivant que les convives s'adressaient aux crûs bourguignons ou aux produits généreux des coteaux espagnols.

Les conserves, les pâtes confites, les fruits sucrés, entremets et desserts, que les bonnes soeurs se plaisaient à confectionner dans le silence du cloître pour envoyer en présent à leurs amis de Quimper et de Vannes, gisaient éventrés, renversés par les mains profanes des deux hommes et de leur compagne.

Vers la fin du repas, Jasmin fit une dernière entrée dans la pièce, ployant sous le poids d'un plateau d'argent richement ciselé, et encombré de la plus merveilleuse collection de liqueurs qu'eut pu désirer un disciple de Grimod de la Reynière. Flacons de toutes formes et de toutes couleurs s'entre-choquaient par le mouvement de la marche du valet. Il déposa le tout sur la table, et sur un signe d'Hermosa, il sortit en emmenant Henrique.

Les convives, dont les têtes, singulièrement échauffées par les libations copieuses faites aux dépens des habiles trouvailles du cuisinier, commençaient à fermenter outre mesure, les convives voulaient se débarrasser de la présence de témoins gênants.

Aucun d'eux n'avait pu soupçonner la disparition d'Yvonne, que le chevalier voulait laisser reposer avant d'entamer un second tête-à-tête, qu'il espérait bien rendre définitif. La conversation, que la présence du jeune Henrique avait jusqu'alors renfermée dans les bornes d'une causerie presque convenable, s'élança rapidement dans les hautes régions du dévergondage le plus éhonté.

Hermosa donnait le diapason. Se débarrassant d'une partie de ses vêtements que la chaleur rendait gênants, à demi couchée sur les genoux de Diégo, les épaules nues, les lèvres rouges et humides, les regards étincelants de cynisme et de débauche, la magnifique créature avait recouvré tout l'éclat de cette beauté de bacchante qui faisait d'elle une véritable sirène aux charmes invincibles. Se prêtant aux caresses du comte, sans fuir celles du chevalier, elle buvait dans tous les verres, lançait des quolibets capable d'amener le rouge sur le visage d'un garde-française.

Aucune contrainte ne régnait pins dans les paroles des trois convives; aucune gêne n'entravait leurs actions.

—Je vais chercher la petite, dit le chevalier en se levant tout à coup.

—Au diable! s'écria Diégo; laisse-nous faire en paix notre digestion. Ta Bretonne va crier comme une fauvette à laquelle on arrache les plumes, et les pleurs des femmes ont le don de m'agacer les nerfs après souper.

—Tout à l'heure tu iras la trouver, cette belle inhumaine, ajouta Hermosa en souriant; mais Diégo a raison: finissons d'abord de souper et de boire. Allons, mio caro, verse-moi de ce xérès aux reflets dorés, et oublie un peu tes amours champêtres pour songer à l'avenir. Je suis veuve, Raphaël, tu le sais bien, et j'ai besoin d'être entourée de mes amis, pour m'aider à supporter mes douleurs et me décider sur le parti que je dois prendre. Voyons, mes aimables frères, parlez: me faut-il revêtir les noirs vêtements de circonstance, et larmoyer en public sur ma triste situation?

—A quoi diable cela t'avancerait-il? dit brusquement Diégo.

—Mais, on ne sait pas! Si je faisais constater mes droits, peut-être aurais-je une part dans l'héritage?

—Laisse donc! Tu n'aurais rien, et le noir ne te va pas. Au diable les vêtements de deuil et la comédie de veuvage! Elle ne nous rapporterait pas une obole. Non! non! j'ai une autre idée.

—Quelle idée?

—Tu l'apprendras plus tard; mais, pour le présent, soupons gaîment! Allons, Hermosa, ma diva, ma reine, ma belle maîtresse, à toi à nous verser le syracuse, ce vieux vin de la Sicile, cet aimable compatriote qui noie la raison, raffermit le coeur, réjouit l'âme, et nous rappelle nos Calabres bien-aimées! Donne-nous à chacun un flacon entier, comme jadis après une expédition. Part égale!

—Part égale! répéta Raphaël. Verse, Hermosa, verse à ton tour!

Hermosa se leva et fit un pas pour se diriger vers le buffet en chêne sculpté sur lequel elle avait déposé les flacons du vin sicilien. Mais Diégo, la saisissant par la taille, l'attira à lui et la renversa sur ses genoux.

—Un baiser, dit-il; il me semble que je n'ai que trente ans!

Et se penchant vers sa compagne:

—Ne va pas te tromper! murmura-t-il à son oreille.

Hermosa se redressa en échangeant avec lui un rapide regard, puis elle alla prendre les flacons et les plaça sur la table. Chacun prit celui qui lui était offert. A les voir ainsi tous trois, chancelant à demi sous l'effet de l'ivresse naissante, on devinait facilement que ce n'étaient pas là deux gentilshommes et une noble dame soupant ensemble: c'étaient deux bandits comme en avait rencontré autrefois Marcof, et une courtisane éhontée comme on en a rencontré et comme on en rencontrera toujours, tant que la débauche existera sur un coin de la terre. Le souper avait dégénéré en orgie.

—Raphaël! s'écria Diégo en remplissant son verre, buvons et portons une santé à nos amis d'autrefois, à ces pauvres diables qui se déchirent encore les pieds sur les roches des Abruzzes, à nos compagnons de misère, de gaieté et de plaisirs, à Cavaccioli et à ses hommes!

—A Cavaccioli! dit Hermosa; et puisse-t-il danser le plus tard possible au bout d'une corde!

—A Cavaccioli! répéta Raphaël en choquant son verre contre celui que lui présentait Diégo.

Et il but à longs traits.

—Allons, Hermosa! reprit Raphaël en posant son verre vide sur la table et en saisissant le flacon d'une autre main pour le remplir de nouveau. Allons, Hermosa! chante-nous quelque-uns de tes joyeux refrains, cela égayera un peu ces murailles, qui n'ont guère entendu que des psaumes et des litanies!

—Et que veux-tu que je chante, Raphaël?

—Ce que tu voudras, pardieu!

—Une chanson française?

—Sang du Christ! interrompit Diégo en italien, fi des chansons françaises! Une chanson du pays, cara mia! une chanson en patois napolitain.

Hermosa se recueillit quelques instants, puis elle se leva et commença d'une voix fraîche encore et vibrante ces couplets si répétés à Naples, et que depuis plus d'un siècle les lazzaroni ont chantés sur tous les airs connus:

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