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Mémoires de Hector Berlioz: comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865

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Mort de mon père.—Nouveau voyage à la Côte-Saint-André.—Excursion à Meylan.—Accès furieux d'isolement.—Encore la Stella del monte.—Je lui écris.

J'ai dit dans l'un des premiers chapitres de ces mémoires, en quel état je trouvai Paris à mon retour de Londres, après la Révolution de 1848.

Ce fut une triste impression; mais une autre douleur plus intime, et incomparablement plus profonde, vint m'y atteindre bientôt après: je reçus la nouvelle de la mort de mon père.

J'avais perdu ma mère dix ans auparavant, et cette éternelle séparation m'avait été cruelle. Mais à l'affection qui existe naturellement entre un père et son fils, s'était ajoutée pour nous une amitié indépendante de ce sentiment, et plus vive peut-être. Nous avions tant de conformité d'idées sur beaucoup de questions dont le simple examen électrise l'intelligence de certains hommes! Son esprit avait des tendance si hautes! Il était si plein de sensibilité, d'une bonté, d'une bienfaisance si parfaites et si naturelles! Il était si heureux d'avoir eu tort dans ses pronostics sur mon avenir musical!

À mon retour de Russie, il m'avoua que l'un de ses plus vifs désirs était de connaître mon Requiem.

—«Oui, je voudrais entendre ce terrible Dies iræ dont on m'a tant parlé, après quoi je dirais volontiers avec Siméon: «Nunc dimittis servum tuum, Domine.»

Hélas! je n'ai jamais pu lui donner cette satisfaction, et mon père est mort sans avoir jamais entendu le moindre fragment de mes ouvrages.

Il a laissé de véritables et profonds regrets, surtout parmi nos pauvres paysans qu'il obligea si souvent et de tant de manières. Mes sœurs, en m'apprenant sa mort, me donnèrent à cet égard de touchants détails... Mais que son agonie fut longue!...

«Nous ne pouvons regretter pour ce bon père, m'écrivait ma sœur Nanci, une existence qui lui était si fort à charge. Son idée fixe était de mourir au plus vite. On voyait qu'il ne voulait plus s'intéresser à aucune des choses de ce monde; il avait hâte de le quitter. Un glorieux cortège de tous les pauvres qu'il avait secourus, de tous les malades qu'il avait soulagés, l'a accompagné avec larmes à sa dernière demeure. Deux discours ont été prononcés sur sa tombe au milieu des pleurs de tous les assistants, l'un par un jeune médecin qui a rendu hommage à ses talents, à sa science et à ses vertus,... l'autre par un homme du peuple qui était le naturel interprète de cette classe au milieu de laquelle il a vécu de cette vie humble et utile dont les exemples deviennent si rares! Si quelque chose peut adoucir le regret profond que tu éprouves de n'avoir pu, comme nous, recueillir son dernier souffle, c'est la pensée que sa faiblesse extrême l'empêchait de sentir vivement aucune privation. Il dormait presque continuellement et nous parlait à peine... Pourtant un jour il me demanda si je n'avais pas eu de tes nouvelles et de celles de Louis...»

Je ne puis m'empêcher de reproduire ici presque toute entière la lettre d'Adèle, mon autre sœur, où les brûlantes affections de son cœur aimant se décèlent avec explosion:

Vienne, samedi 4 août 1848.

«Embrassons-nous, mon frère, dans notre commune douleur... elle est affreuse... je ne doutais point de la violence du coup que tu recevrais... je te plaignais de ton isolement... on a besoin de se serrer les uns contre les autres dans ces moments de déchirements... Tu ne serais pas arrivé à temps pour être reconnu de notre bien-aimé père... console-toi donc de notre silence et pardonne-nous de ne pas t'avoir averti. Nous ignorions si tu étais à Paris, et pendant six jours nous croyions à chaque instant le voir expirer... nous étions abîmées de douleur depuis le dimanche jusqu'au vendredi (28 juillet) où il a expiré, à midi. Il délirait sans relâche, ne reconnaissant plus personne, qu'à de rares intervalles. Cette agonie des derniers jours a été horrible... on eût dit un cadavre galvanisé... Sa tête se balançait continuellement par une crispation nerveuse... ainsi que ses bras... Ses yeux, fixes et hagards, cette voix caverneuse nous demandant des choses impossibles... Nos caresses le calmaient par moment... Je le serrais dans mes bras avec frénésie dans les crises les plus violentes... Nanci se sauvait terrifiée... mais il ne souffrait pas, nous l'espérions du moins... le jeune médecin qui lui donnait des soins le pensait comme nous. Ces convulsions nerveuses étaient, nous disait-il, produites par l'opium, qu'il a pris jusqu'à sa dernière heure. Un jour, ami, notre bonne Monique lui montra ton portrait: il te nomma, et vite, vite, voulut du papier, une plume... on le satisfit.—Bien, dit-il, tout à l'heure j'écrirai...—Que voulait-il te dire? nul ne le sait; mais c'est la seule fois que ton souvenir ait traversé sa pensée. Il nous reconnaissait d'instinct plus que de fait, je crois... Un jour, devinant à son regard errant qu'il désirait quelque chose, je le questionnai pour le satisfaire... Rien, ma fille, me répondit-il, avec un indicible accent de tendresse, je cherche vos yeux. Ce mot si paternel nous fit fondre en larmes et ne sortira jamais de notre souvenir... Mon mari est resté le dernier auprès de lui. Il m'avait promis de lui fermer les yeux, de te remplacer dans ce douloureux devoir. Il m'a tenu parole, mon cœur lui en tiendra compte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .»

Ce malheur dut bientôt après me ramener encore pour quelques jours à la Côte-Saint-André, pour y pleurer avec mes sœurs dans la maison paternelle... En arrivant je courus dans le cabinet de travail où mon père avait passé tant de longues heures en tristes méditations, où il avait commencé mon éducation littéraire, où il me donna les premières leçons de musique avant de m'effrayer par les études d'ostéologie.

Je tombai à demi évanoui sur son canapé, mes sœurs m'embrassaient en gémissant. Je touchai d'une main tremblante tout ce que j'apercevais: son Plutarque, son agenda, ses plumes, sa canne, sa carabine (arme innocente dont il ne se servit jamais), une de mes lettres qui se trouvait sur son bureau...

Alors Nanci, ouvrant un tiroir:

—«Tiens, cher frère, voilà sa montre, garde-la... ah! il l'a bien souvent consultée pendant sa suprême angoisse, pour savoir combien d'heures lui restaient encore à souffrir...»

Je pris la montre: elle marchait, elle vivait... et mon père ne vivait plus.

Avant de reprendre le chemin de Paris, je voulus aussi revoir Grenoble, et la maison de mon grand-père maternel, à Meylan.

Je voulus (singulière soif de douleurs) saluer le théâtre de mes premières agitations passionnées; je voulus enfin embrasser mon passé tout entier, m'enivrer de souvenirs, quelle que dût en être la navrante tristesse. Mes sœurs, comprenant que je devais désirer être seul dans ce pieux pèlerinage, où allaient naître pour moi tant d'impressions qui ont leur pudeur et redoutent même les plus chers témoins, restèrent à la Côte. Je sens bondir mes artères à l'idée de raconter cette excursion. Je veux le faire cependant, ne fût-ce que pour constater la persistance de certains sentiments anciens, inconciliables en apparence avec des sentiments nouveaux, et la réalité de leur coexistence dans un cœur qui ne sait rien oublier.

Cette inexorable action de la mémoire est si puissante chez moi, que je ne puis aujourd'hui voir sans peine le portrait de mon fils à l'âge de dix ans. Son aspect me fait souffrir comme si, ayant eu deux fils, il me restait seulement le grand jeune homme, la mort m'ayant enlevé le gracieux enfant.

J'arrivai à Grenoble à huit heures du matin. Mes cousins et mon oncle étaient à la campagne. Impatient d'ailleurs de revoir Meylan, je ne fis que traverser le faubourg et je m'acheminai à pied vers ce village... Il faisait une de ces belles journées d'automne, si pleines de charme poétique et de sérénité.

Arrivé à Meylan, devant l'habitation de mon grand-père, vendue depuis peu à l'un de ses fermiers, j'ouvre la porte, j'entre et n'y trouve personne. Le nouveau propriétaire s'était installé dans une récente construction, à l'autre extrémité du jardin.

Je m'introduis alors dans le salon, où se groupait autrefois la famille, quand nous venions passer quelques semaines auprès de notre aïeul. Le salon était toujours dans le même état, avec ses peintures grotesques et ses fantastiques oiseaux en papier de toutes couleurs collés contre le mur.

Voici le siège où dormait mon grand-père après midi, voilà son jeu de trictrac; sur le vieux buffet j'aperçois une petite cage d'osier que j'ai construite dans mon enfance; ici je vis valser mon oncle avec la belle Estelle... je me hâte de sortir.

On a labouré la moitié du verger... je cherche un banc sur lequel, le soir, mon père restait des heures entières perdu dans ses rêveries, les yeux fixés sur le Saint-Eynard, ce colossal rocher calcaire, fils du dernier cataclysme diluvien... le banc a été brisé, il n'en reste que les deux pieds vermoulus...

Là était le champ de maïs où j'allais, à l'époque de mon premier chagrin d'amour, dérober ma tristesse. C'est au pied de cet arbre que j'ai commencé à lire Cervantes.

À la montagne maintenant.

Trente-trois ans se sont écoulés depuis que je l'ai visitée pour la dernière fois. Je suis comme un homme mort depuis ce temps, et qui ressuscite. Et je retrouve en ressuscitant tous les sentiments de ma vie antérieure, aussi jeunes, aussi brûlants...

Je gravis ces chemins rocailleux et déserts me dirigeant vers la blanche maison entrevue seulement de loin, à mon retour d'Italie, seize ans auparavant, la maison où brilla la Stella.

Je monte, je monte, et au fur et à mesure que mon ascension se prolonge, je sens mes palpitations redoubler. Je crois reconnaître à gauche du chemin une allée d'arbres je la suis quelque temps; mais cette avenue aboutissant à une ferme inconnue, n'était pas celle que je cherchais.

Je reprends la route; elle n'avait pas d'issue et se perdait dans des vignobles. Évidemment je m'étais égaré. Je voyais encore dans mes souvenirs le vrai chemin comme si j'y eusse passé la veille; il s'y trouvait jadis une petite fontaine que je n'avais pas rencontrée... où suis-je donc?... où est la fontaine?... Cette erreur ne faisait qu'accroître mon anxiété.

Alors je me décide à aller me renseigner à la ferme aperçue tout à l'heure... J'entre dans la grange où j'interromps le travail des batteurs. Ils arrêtent un instant leurs fléaux à mon aspect, et je leur demande, en tremblant comme un voleur poursuivi par les gendarmes, s'ils pourraient m'indiquer le chemin de la maison autrefois habitée par madame Gautier.

L'un des batteurs se gratte le front:

»—Madame Gautier, dit-il, il n'y a personne de ce nom dans le pays...

—Oui, une vieille dame..., elle avait deux jeunes nièces[120] qui venaient la visiter tous les ans pendant l'automne...

—Je m'en souviens, moi, dit la femme du batteur intervenant; tu ne te rappelles pas?... Mam'zelle Estelle, si jolie que tout le monde s'arrêtait à la porte de l'église, le dimanche, pour la voir passer?

—Ah! voilà que ça me revient... oui, oui, madame Gautier... C'est qu'il y a longtemps, voyez-vous... sa maison, à cette heure, est à un commerçant de Grenoble... C'est là-haut; il faut suivre encore un peu le chemin de la fontaine, ici derrière notre vigne; et puis tourner à gauche.

—La fontaine est là?... Oh! à présent, je me retrouverai. Merci, merci. Je suis sûr de ne plus m'égarer...»

Et traversant un champ attenant à la ferme, je tombe enfin dans la bonne voie.

Bientôt j'entends murmurer la petite fontaine... j'y suis... Voilà le sentier, l'allée d'arbres semblable à celle qui m'a trompé tout à l'heure... Je sens que c'est là... que je vais voir... Dieu!... l'air m'enivre... la tête me tourne... Je m'arrête un instant comprimant les pulsations de mon cœur... J'arrive à la porte de l'avenue... Un monsieur en veste, le prosaïque maître de mon sanctum sans doute, est sur le seuil allumant un cigare...

Il me regarde d'un air étonné.

Je passe sans rien dire et continue à monter... Il faut parvenir à une vieille tour qui s'élevait autrefois au haut de la colline, et d'où je pourrai tout embrasser d'un coup d'œil.

Je monte sans me retourner, sans jeter un regard en arrière, je veux auparavant atteindre le sommet... Mais la tour! la tour! Je ne l'aperçois pas... l'aurait-on détruite?... Non, la voici... on en a démoli la partie supérieure et les arbres voisins, qui ont grandi, m'empêchaient de la découvrir.

Je l'atteins enfin.

Ici près, où verdoient maintenant ces jeunes hêtres, nous nous sommes assis, mon père et moi, et j'ai joué pour lui, sur la flûte, l'air de la Musette de Nina.

Là, Estelle a dû venir... J'occupe peut-être dans l'atmosphère l'espace que sa forme charmante occupa... Voyons maintenant... Je me retourne et mon regard saisit le tableau tout entier... la maison sacrée, le jardin, les arbres et plus bas la vallée, l'Isère qui serpente, au loin les Alpes, la neige, les glaciers, tout ce qu'elle a vu, tout ce qu'elle admira, j'aspire cet air bleu qu'elle a respiré... Ah!... Un cri, un cri qu'aucune langue humaine ne saurait traduire, est répété par l'écho du Saint-Eynard... Oui, je vois, je revois, j'adore... le passé m'est présent, je suis jeune, j'ai douze ans! la vie, la beauté, le premier amour, l'infini poëme! je me jette à genoux et je crie à la vallée, aux monts et au ciel: «Estelle! Estelle! Estelle!» et je saisis la terre dans une étreinte convulsive, je mords la mousse... un accès d'isolement se déclare... indescriptible... furieux... Saigne, mon cœur... saigne, mais laisse-moi la force de souffrir encore!...

Je me relève et prends ma cours en fouillant de l'œil tous les objets épars sur les coteaux voisins... je vais, flairant de droite et de gauche, comme un chien égaré qui cherche la piste de son maître... Voici le rebord d'un escarpement où je marchais quand elle s'écria:

«Prenez garde! n'allez pas si près du bord!...»

C'est sur ce buisson de ronces qu'elle s'est penchée pour cueillir des mûres sauvages... Ah! là-bas, sur ce terre-plein, se trouvait une roche où se posèrent ses beaux pieds, où je la vis debout, superbe, contemplant la vallée...

Ce jour-là, je m'étais dit avec cette niaiserie du sentimentalisme enfant:

«Quand je serai grand, quand je serai devenu un compositeur célèbre, j'écrirai un opéra sur l'Estelle de Florian, je le lui dédierai... j'en apporterai la partition sur cette roche, et elle l'y trouvera un matin, en venant admirer le lever du soleil.»

Où est la roche?... la roche!... impossible de la trouver... Elle a disparu... Les vignerons l'ont brisée sans doute... ou le vent de la montagne l'a couverte de sable...

Ce beau cerisier! sur son tronc sa main s'est appuyée...

Mais qu'y avait-il encore près de là?... quelque chose qui semble devoir me la rappeler plus que tout le reste... quelque chose qui lui ressemblait en grâce... en élégance... quoi donc? ma mémoire accablée faiblit... ah! un plant de pois roses dont elle a cueilli des fleurs... c'était au tournant de ce sentier... j'y cours... Éternelle nature!... les pois roses y sont encore et la plante plus riche, plus touffue qu'autrefois, balance au souffle de la brise sa gerbe parfumée!... Temps... faucheur capricieux!... la roche a disparu et l'herbe subsiste... Je suis sur le point de tout prendre, de tout arracher... Mais non, chère plante, reste et fleuris toujours dans ta calme solitude... sois-y l'emblème de cette partie de mon âme que j'y ai laissée jadis et qui l'habitera tant que je vivrai!... Je n'emporte que deux de tes tiges avec leurs fleurs-papillons aux fraîches couleurs, papillons constants!... adieu!... adieu!... bel arbre aimé, adieu!... monts et vallées, adieu!... vieille tour, adieu!... vieux Saint-Eynard, adieu!... ciel de mon étoile, adieu!... Adieu ma romanesque enfance, derniers reflets d'un pur amour! Le flot du temps m'entraîne; adieu, Stella!... Stella!...

.......Et triste comme un spectre qui rentre dans sa tombe, je descendis la montagne. Je repassai devant l'avenue de la maison d'Estelle. Le monsieur au cigare avait disparu... il ne faisait plus tache sur le péristyle de mon temple... mais je n'osai pourtant y entrer, malgré mon anxieux désir... Je marchais lentement, lentement, m'arrêtant à chaque pas, arrachant avec angoisse mon regard de chaque objet...

Je n'avais plus besoin de comprimer mon cœur... il semblait ne plus battre... je redevenais mort...

Et partout un doux soleil, la solitude et le silence...

Deux heures après, je traversais l'Isère, et sur l'autre rive, un peu avant la fin du jour, j'arrivais au hameau de Murianette où je trouvais mes cousins et leur mère. Le lendemain nous rentrâmes ensemble à Grenoble. J'avais l'air fort préoccupé, fort étrange, on peut le croire. Resté seul un instant avec mon cousin Victor, celui-ci ne put s'empêcher de me dire:

—«Qu'as-tu donc? je ne te vis jamais ainsi...

—Ce que j'ai?... tiens, tu vas me bafouer, mais puisque tu me questionnes, je répondrai... D'ailleurs cela me soulagera, j'étouffe... hier j'étais à Meylan...

—Je le sais; qu'y a-t-il là?

—Il y a, entre autres choses, la maison de madame Gautier... connais-tu sa nièce[121], madame F******?

—Oui, celle qu'on appelait autrefois la belle Estelle D*****.

—Eh bien! je l'ai aimée éperdument quand j'avais douze ans et... je l'aime encore!...

—Mais, imbécile, me répondit Victor en éclatant de rire, elle a maintenant cinquante et un ans, son fils aîné en a vingt-deux... il a fait son cours de droit avec moi!»

Et ses rires de redoubler et les miens de s'y joindre, mais convulsifs, mais grimaçants, mais désolés comme les rayons d'un soleil d'avril à travers la pluie...

«—Oui, c'est absurde, je le sens, et pourtant cela est... c'est absurde et c'est vrai... c'est puéril et immense... Ne ris plus, ou ris si tu veux, peu importe; où est-elle maintenant? où est-elle? tu dois le savoir?...

—Depuis la mort de son mari, elle habite Vif...

—Vif! est-ce loin?

—À trois lieues d'ici...

—J'y vais, je veux la voir.

—Perds-tu la tête?

—Je trouverai un prétexte pour me présenter.

—Je t'en prie, Hector, ne fais pas cette extravagance!

—Je veux la voir.

—Tu n'auras pas le sang-froid qu'il faut pour se tirer convenablement d'une pareille visite.

—Je veux la voir!

—Tu seras bête, ridicule, compromettant et voilà tout.

—Je veux la voir!

—Mais songe donc!...

—Je veux la voir!

—Cinquante et un ans!... plus d'un demi-siècle... que retrouveras-tu?... ne vaut-il pas mieux garder son souvenir jeune et frais, conserver ton idéal?

—Ô temps exécrable! profanateur affreux! eh bien, je veux au moins lui écrire...

—Écris. Mon Dieu, quel fou!»

Il me tend une plume et tombe dans un fauteuil, cédant à un nouvel accès d'hilarité que je partage encore par soubresauts; et j'écris, au milieu de mon soleil et de ma pluie, cette lettre qu'il fallut recopier à cause des grosses gouttes d'eau qui en avaient maculé toutes les lignes.

«Madame,

«Il y a des admirations fidèles, obstinées, qui ne meurent qu'avec nous... J'avais douze ans quand je vis, à Meylan, mademoiselle Estelle pour la première fois. Vous n'avez pu méconnaître alors à quel point vous aviez bouleversé ce cœur d'enfant qui se brisait sous l'effort de sentiments disproportionnés, je crois même que vous avez eu la cruauté bien excusable d'en rire quelquefois. Dix-sept ans plus tard (je revenais d'Italie), mes yeux se remplirent de larmes, de ces froides larmes que le souvenir fait couler, quand j'aperçus, en rentrant dans notre vallée, la maison habitée naguère par vous sur la romantique hauteur que domine le Saint-Eynard. Quelques jours après, ne connaissant pas encore le nouveau nom que vous portiez, je fus prié de remettre à son adresse, une lettre qui vous était destinée. J'allai attendre madame F**** à une station de la diligence où elle devait se trouver; je lui présentai la lettre, un coup violent que je reçus au cœur fit trembler ma main en l'approchant de la sienne... Je venais de reconnaître... ma première admiration... la Stella del monte... dont la radieuse beauté illumina le matin de ma vie. Hier, madame, après de longues et violentes agitations, après des pérégrinations lointaines dans toute l'Europe, après des travaux, dont le retentissement est peut-être parvenu jusqu'à vous, j'ai entrepris un pèlerinage dès longtemps projeté. J'ai voulu tout revoir, et j'ai tout revu; la petite maison, le jardin, l'allée d'arbres, la haute colline, la vieille tour, le bois qui l'avoisine et l'éternel rocher, et le paysage sublime digne de vos regards qui le contemplèrent tant de fois. Rien n'est changé.—Le temps a respecté le temple de mes souvenirs. Seulement des inconnus l'habitent aujourd'hui: vos fleurs sont cultivées par des mains étrangères et personne au monde, pas même vous, n'eût pu deviner pourquoi un homme à l'air sombre, aux traits empreints de fatigues douloureuses, en parcourait hier les plus secrets réduits... O quante lagrime!... Adieu, madame, je retourne dans mon tourbillon; vous ne me verrez probablement jamais, vous ignorerez qui je suis, et vous pardonnerez, je l'espère, l'étrange liberté que je prends aujourd'hui de vous écrire. Je vous pardonne aussi d'avance de rire des souvenirs de l'homme comme vous avez ri de l'admiration de l'enfant.

«Despised love[122]

«Grenoble, 6 décembre 1848.»

Et malgré les railleries de mon cousin, j'envoyai la lettre. J'ignore ce qu'il en est advenu... Je n'ai plus, depuis lors, entendu parler de madame F*******. Je dois dans quelques mois retourner à Grenoble. Oh! cette fois, je le sens, je n'y résisterai pas... j'irai à Vif[123].

LIX

Mort de ma sœur.—Mort de ma femme.—Ses obsèques.—L'Odéon.—Ma position dans le monde musical.—La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j'ai suscitées.—La cabale de Covent-Garden.—La coterie du Conservatoire de Paris.—La symphonie rêvée et oubliée.—Le charmant accueil qu'on me fait en Allemagne.—Le roi de Hanovre.—Le duc de Weimar.—L'intendant du roi de Saxe.—Mes adieux.

J'ai hâte d'en finir avec ces mémoires, leur rédaction m'ennuie et me fatigue presque autant que celle d'un feuilleton; d'ailleurs quand j'aurai écrit les quelques pages que je veux écrire encore, j'en aurai dit assez, je pense, pour donner une idée à peu près complète des principaux événements de ma vie et du cercle de sentiments, de travaux et de chagrins dans lequel je suis destiné à tourner... jusqu'à ce que je ne tourne plus.

La route qui me reste à parcourir, si longue qu'on la suppose, doit sûrement ressembler beaucoup à celle que j'ai parcourue; j'y trouverai partout les mêmes profondes ornières, les mêmes cailloux raboteux, les mêmes terrains défoncés, traversés ça et là par quelque clair ruisseau, ombragés de quelque bosquet paisible, surmontés de quelque roche sublime que je gravirai à grand'peine, pour aller sécher au soleil couchant la froide pluie subie dans la plaine dès le matin.

Les choses et les hommes changent cependant, il est vrai, mais si lentement que ce n'est pas dans le court espace de temps embrassé par une existence humaine que ce changement peut être perceptible. Il me faudrait vivre deux cents ans pour en ressentir le bienfait.

J'ai perdu ma sœur aînée, Nanci. Elle est morte d'un cancer au sein, après six mois d'horribles souffrances qui lui arrachaient nuit et jour des cris déchirants. Mon autre sœur, ma chère Adèle, qui s'était rendue à Grenoble pour la soigner et qui ne l'a pas quittée jusqu'à sa dernière heure, a failli succomber aux fatigues et aux cruelles impressions que lui a causées cette lente agonie.

Et pas un médecin n'a osé avoir l'humanité de mettre fin à ce martyre, en faisant respirer à ma sœur un flacon de chloroforme. On fait cela pour éviter à un patient la douleur d'une opération chirurgicale qui dure un quart de minute, et on s'abstient d'y recourir pour le délivrer d'une torture de six mois. Quand il est prouvé, certain, que nul remède, rien, pas même le temps, ne peut guérir un mal affreux; quand la mort est évidemment le bien suprême, la délivrance, la joie, le bonheur!...

Mais les lois sont là qui le défendent, et les idées religieuses qui s'y opposent non moins formellement.

Et ma sœur, sans doute, n'eût pas consenti à se délivrer ainsi si on le lui eût proposé. «Il faut que la volonté de Dieu soit faite.» Comme si tout ce qui arrive n'arrivait pas par la volonté de Dieu... et comme si la délivrance de la patiente, par une mort douce et prompte, n'eût pas été aussi bien le résultat de la volonté de Dieu que son exécrable et inutile torture...

Quels non-sens que ces questions de fatalité, de divinité, de libre arbitre, etc.!! c'est l'absurde infini; l'entendement humain y tournoie et ne peut que s'y perdre.

En tout cas, la plus horrible chose de ce monde, pour nous, êtres vivants et sensibles, c'est la souffrance inexorable, ce sont les douleurs sans compensation possible arrivées à ce degré d'intensité; et il faut être ou barbare ou stupide, ou l'un et l'autre à la fois, pour ne pas employer le moyen sûr et doux dont on dispose aujourd'hui pour y mettre un terme. Les sauvages sont plus intelligents et plus humains.

Ma femme aussi est morte, mais au moins sans grandes douleurs. La pauvre Henriette paralysée depuis quatre ans, et privée du mouvement et de la parole, s'est éteinte à Montmartre sous mes yeux le 3 mars 1854. Mon fils avait heureusement pu obtenir un congé et venir de Cherbourg passer quelques heures auprès d'elle. Il était reparti depuis quatre jours seulement quand elle a expiré. Cette entrevue a donné quelque douceur à ses derniers moments, et un hasard favorable a voulu que je ne fusse pas absent de France à cette époque.

Je l'avais quittée depuis deux heures... une des femmes qui la servaient court à ma recherche, me ramène... tout était fini... son dernier soupir venait de s'exhaler. Elle était déjà couverte du drap fatal que j'ai dû écarter pour baiser son front pâle une dernière fois. Son portrait, que je lui avais donné l'année précédente, portrait fait au temps de sa splendeur, me la montrait éblouissante de beauté et de génie, à côté de ce lit funèbre où elle gisait défigurée par la maladie.

Je n'essaierai pas de donner une idée des douleurs que cet arrachement de cœur m'a fait subir. Elles se compliquaient d'ailleurs d'un sentiment qui, sans être jamais arrivé auparavant à ce degré de violence, fut toujours pour moi le plus difficile à supporter—le sentiment de la pitié. Au milieu des regrets de cet amour éteint, je me sentais prêt à me dissoudre dans l'immense, affreuse, incommensurable, infinie pitié dont le souvenir des malheurs de ma pauvre Henriette m'accablait: sa ruine avant notre mariage; son accident; la déception causée par sa dernière tentative dramatique à Paris; son renoncement volontaire, mais toujours regretté, à un art qu'elle adorait; sa gloire éclipsée; ses médiocres imitateurs et imitatrices, dont elle avait vu la fortune et la célébrité s'élever; nos déchirements intérieurs; son inextinguible jalousie devenue fondée; notre séparation; la mort de tous ses parents; l'éloignement forcé de son fils; mes fréquents et longs voyages; sa douleur fière d'être pour moi la cause de dépenses sous lesquelles j'étais toujours, elle ne l'ignorait pas, prêt à succomber; l'idée fausse qu'elle avait de s'être, par son amour pour la France, aliéné les affections du public anglais; son cœur brisé; sa beauté disparue; sa santé détruite; ses douleurs physiques croissantes; la perte du mouvement et de la parole; son impossibilité de se faire comprendre d'aucune façon; sa longue perspective de la mort et de l'oubli...

Destruction, feux et tonnerres, sang et larmes, mon cerveau se crispe dans mon crâne en songeant à ces horreurs!...

Shakespeare! Shakespeare! où est-il? où es-tu? Il me semble que lui seul parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous avoir compris tous les deux; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres artistes s'aimant, et déchirés l'un par l'autre. Shakespeare! Shakespeare! tu dois avoir été humain; si tu existes encore, tu dois accueillir les misérables! C'est toi qui es notre père, toi qui es aux cieux, s'il y a des cieux.

Dieu est stupide et atroce dans son indifférence infinie toi seul es le Dieu bon pour les âmes d'artistes; reçois-nous sur ton sein, père, embrasse-nous! De Profundis ad te clamo. La mort, le néant, qu'est-ce que cela? L'immortalité du génie!... What?... Oh fool! fool! fool!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je dus m'occuper seul des tristes devoirs... Le pasteur protestant nécessaire pour la cérémonie et chargé du service de la banlieue de Paris, demeurait à l'autre bout de la ville dans la rue de M. le Prince. J'allai l'avertir à huit heures du soir. Une rue étant barrée par des paveurs, le cabriolet qui me conduisait fut obligé de faire un détour et de passer devant le théâtre de l'Odéon. Il était illuminé, on y jouait une pièce en vogue. C'est là que j'ai vu Hamlet pour la première fois, il y a vingt-six ans; c'est là que la gloire de la pauvre morte éclata subitement, un soir, comme un brillant météore; c'est là que j'ai vu pleurer une foule brisée d'émotions, à l'aspect de la douleur, de la poétique et navrante folie d'Ophélia; c'est là que rappelée sur la scène après le dénoûement d'Hamlet par un public d'élite et par tous les rois de la pensée régnant alors en France, j'ai vu revenir Henriette Smithson, presque épouvantée de l'énormité de son succès, saluer tremblante ses admirateurs. Là j'ai vu Juliette pour la première et la dernière fois. Sous ces arcades, j'ai si souvent, pendant les nuits d'hiver, promené ma fiévreuse anxiété. Voici la porte par laquelle je l'ai vue entrer à une répétition d'Othello. Elle ignorait mon existence alors; et si on lui eût montré ce jeune inconnu pâle et défait, qui, accoudé contre un des piliers de l'Odéon, la suivait d'un œil effaré, et qu'on lui eût dit: «Voilà votre futur mari,» elle eût à coup sûr traité d'insolent imbécile ce prophète de malheur.

Et pourtant... c'est lui qui prépare ton dernier voyage, poor Ophelia! c'est lui qui va dire à un prêtre comme Laërtes: «What ceremonies else?»... lui qui t'a tant tourmentée; lui qui a tant souffert par toi, après avoir tant souffert pour toi, lui qui, malgré ses torts, peut dire comme Hamlet:

«Forty thousand brothers.»

«Quarante mille frères ne l'eussent pas aimée comme je l'aimais!»

Shakespeare! Shakespeare! je sens revenir l'inondation, je sombre dans le chagrin, et je te cherche encore...

Father! Father! Where are you?

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Le lendemain, deux ou trois hommes de lettres, MM. d'Ortigue, Brizeux, Léon de Wailly, plusieurs artistes conduits par cet excellent baron Taylor, et quelques autres bons cœurs, vinrent, par amitié pour moi, conduire Henriette à sa dernière demeure. Si elle fût morte vingt-cinq ans auparavant, tout le Paris intelligent eût assisté par admiration, par adoration pour elle, à ses obsèques; tous les poëtes, tous les peintres, tous les statuaires, tous les acteurs à qui elle venait de fournir de si nobles exemples de mouvements, de gestes, d'attitudes, tous les musiciens qui avaient senti la mélodie de ses accents de tendresse, la déchirante vérité de ses cris de douleur, tous les amants, tous les rêveurs, et plus d'un philosophe, eussent marché, avec larmes, derrière son cercueil. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Aujourd'hui, pendant qu'elle s'achemine ainsi, à peu près seule, vers le cimetière, l'ingrat et oublieux Paris grouille là-bas dans sa fumée; celui qui l'aima et qui n'a pas le courage de la suivre jusqu'à sa tombe, pleure dans le coin d'un jardin désert, et son jeune fils luttant au loin contre la tempête est balancé au haut du grand mât d'un navire sur le sombre Océan.

Hic jacet. Dans le petit cimetière de Montmartre, au versant de la colline, elle repose, la face tournée vers le nord, vers l'Angleterre qu'elle ne voulut jamais revoir. Sa modeste tombe porte cette inscription:

«Henriette-Constance Berlioz-Smithson, née à Ennis, en Irlande, morte à Montmartre le 3 mars 1854.»

Les journaux annoncèrent froidement, en termes vulgaires, cette mort. J. Janin seul eut du cœur et de la mémoire, et voici les quelques lignes qu'il écrivit dans le Journal des Débats:

«Elles passent si vite et si cruellement ces divinités de la fable! Ils sont si frêles, ces frêles enfants du vieux Shakespeare et du vieux Corneille! Hélas! il n'y a pas si longtemps déjà, nous étions jeunes et superbes, qu'un soir d'été, assise à son balcon qui donne sur la route de Vérone, Juliette à côté de Roméo, Juliette, enivrée et tremblante écoutait... le rossignol de la nuit, l'alouette matinale! Elle écoutait rêveuse et si blanche, avec tant de feu charmant dans ce regard à demi voilé! Dans cette voix sombre et pure, une voix d'or résonnait triomphante, adorée, et pleine de sa vie éternelle, la prose de Shakespeare et sa poésie! un monde entier était attentif à la grâce, à la voix, à l'enchantement de cette femme.

»Elle avait vingt ans à peine, elle s'appelait miss Smithson, elle conquit, toute-puissante, la sympathie et l'admiration de ce parterre enchante de la vérité nouvelle! Elle fut ainsi, sans le savoir, cette jeune femme, un poëme inconnu, une passion nouvelle et toute une révolution. Elle a donné le signal à madame Dorval, à Frédérick-Lemaître, à madame Malibran, à Victor Hugo, à Berlioz! Elle s'appelait Juliette, elle s'appelait Ophélie. Elle inspirait Eugène Delacroix lui-même lorsqu'il dessinait cette douce image d'Ophélie. Elle tombe; sa main qui cède tient encore à la branche; de l'autre main, elle porte sur son beau sein sa douce et dernière couronne; l'extrémité de sa robe est déjà voisine de l'eau qui monte; le paysage est triste et lugubre; on voit accourir tout au loin le flot qui va l'engloutir; ses vêtements appesantis ont entraîné la pauvre malheureuse et ses douces chansons dans la vase et dans la mort!

»Elle s'appelait enfin, cette admirable et touchante miss Smithson, d'un nom que madame Malibran a porté; elle s'appelait Desdémone, et le More lui disait, en l'embrassant: «Ô ma belle guerrière!» Oh my fair warrior! Je la vois encore, à cette distance, aussi blanche, aussi pâle que la Vénitienne d'Angelo, tyran de Padoue! Elle est seule à écouter la pluie et le vent qui gronde au dehors, cette belle fille, maudite et charmante, que le poëte Shakespeare entourait de ses amours et de ses respects. Elle est seule, elle a peur; elle sent au fond de son âme troublée un indicible malaise; ses bras sont nus, et l'on peut entrevoir enfin un petit bout de sa blanche épaule! Ah! sainte nudité de la femme qui va mourir! Elle était merveilleuse ainsi, miss Smithson, et plus semblable à un fantôme de là-haut qu'à une femme d'ici-bas!—et maintenant la voilà morte, il y a huit jours, rêvant encore à cette gloire qui vient si vite et qui s'en va si vite! ô visions! ô regrets! ô douleurs!... On chantait autrefois, dans ma jeunesse, un chœur à la louange de Juliette Capulet! Cette marche funèbre était d'un effet désolant au milieu de ce cri qui revenait sans cesse: Jetez des fleurs! jetez des fleurs[124]! On descendait ainsi sous la voûte sombre où dormait Juliette, et la sombre mélodie accomplissait son œuvre en racontant l'épouvante de ces voûtes mortuaires. «Jetez des fleurs! jetez des fleurs!» Juliette est morte, disait le chant funèbre, à la façon d'un cantique du vieux père Eschyle; Juliette est morte (jetez des fleurs!), la mort pèse sur elle comme la gelée sur le gazon en avril (jetez des fleurs!). Ainsi les instruments de la danse servent de cloches funèbres; le dîner de l'hymen est un repas des morts; les fleurs de la noce couvrent une sépulture!». . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Liszt m'écrivit bientôt après de Weimar une lettre cordiale comme il sait les écrire: «Elle t'inspira, me disait-il, tu l'as aimée, tu l'as chantée, sa tâche était accomplie.»

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Je n'ai plus rien à dire maintenant des deux grands amours, qui ont exercé une influence si puissante et si longue sur mon cœur et sur ma pensée. L'un est un souvenir d'enfance. Il vint à moi radieux de tous les sourires, paré de tous les prestiges, armé de toutes les séductions d'un paysage incomparable dont l'aspect seul avait déjà suffi à m'émouvoir. Estelle fut vraiment alors l'hamadryade de ma vallée de Tempe, et j'éprouvai pour la première fois, et à la fois, à l'âge de douze ans, le sentiment du grand amour et celui de la grande nature.

L'autre amour m'apparut avec Shakespeare, à mon âge viril dans le buisson ardent d'un Sinaï, au milieu des nuées, des tonnerres et des éclairs d'une poésie pour moi nouvelle. Il me terrassa, je tombai prosterné, et mon cœur et tout mon être furent envahis par une passion cruelle, acharnée, où se confondaient, en se renforçant l'un par l'autre, l'amour pour la grande artiste et l'amour du grand art.

On conçoit la puissance d'une pareille antithèse, si toutefois il y a antithèse là-dedans. Aussi n'avais-je pas fait à Henriette un mystère de mon idylle de Meylan, ni de la vivacité des souvenirs que j'en conservais. Qui de nous n'a pas eu une première idylle telle quelle? Malgré sa jalousie, elle était trop intelligente pour en être blessée. Elle m'a seulement quelquefois à ce sujet adressé de douces railleries.

Les gens qui ne comprennent pas cela, me comprendront bien moins encore, si j'avoue une autre singularité de ma nature: J'éprouve un vague sentiment de poétique amour en respirant une belle rose, et j'en ai ressenti pendant longtemps un semblable à l'aspect d'une belle harpe. En voyant cet instrument, il fallait alors me contenir pour ne pas m'agenouiller et l'embrasser!

Estelle fut la rose qui a fleuri dans l'isolement[125], Henriette fut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et dont, hélas, j'ai brisé bien des cordes!

Maintenant, me voilà, sinon au terme de ma carrière, au moins sur la pente de plus en plus rapide qui y conduit; fatigué, brûlé, mais toujours brûlant, et rempli d'une énergie qui se révolte parfois avec une violence dont je suis presque épouvanté. Je commence à savoir le français, à écrire passablement une page de partition et une page de vers ou de prose, je sais diriger et animer un orchestre, j'adore et je respecte l'art dans toutes ses formes... Mais j'appartiens à une nation, qui, aujourd'hui, ne s'intéresse plus à aucune des nobles manifestations de l'intelligence, dont le veau d'or est l'unique dieu. Le peuple parisien est devenu un peuple barbare; sur dix maisons riches, c'est à peine s'il en est une où l'on trouve une bibliothèque. Je ne parle pas d'une bibliothèque musicale... Non, on n'achète plus de livres, on loue, pour deux sous le volume, de pitoyables romans dans les cabinets de lecture; cet aliment suffit aux appétits littéraires de toutes les classes de la société. Comme on s'abonne chez les éditeurs de musique, pour quelques francs par mois, afin de pouvoir choisir dans le nombre infini des plates productions dont les magasins regorgent, quelque chef-d'œuvre du genre que Rabelais a caractérisé par une si méprisante épithète.

L'industrialisme de l'art, suivi de tous les bas instincts qu'il flatte et caresse, marche à la tête de son ridicule cortège, promenant sur ses ennemis vaincus un regard niaisement superbe et rempli d'un stupide dédain... Paris est donc une ville où je ne puis rien faire, et où l'on me regarde comme trop heureux de remplir la seule tâche qui me soit confiée, celle du feuilletoniste, la seule, à en croire beaucoup de gens, pour laquelle je sois venu au monde.

Je sens bien ce que je pourrais produire en musique dramatique, mais il est aussi inutile que dangereux de le tenter. D'abord, la plupart de nos théâtres lyriques sont d'assez mauvais lieux, musicalement parlant, l'Opéra surtout à cette heure est ignoble. Ensuite je ne pourrais donner l'essor à ma pensée dans ce genre de composition, qu'en me supposant maître absolu d'un grand théâtre, comme je suis maître de mon orchestre quand je dirige l'exécution d'une de mes symphonies. Je devrais disposer de la bonne volonté de tous, être obéi de tous, depuis la première chanteuse et le premier ténor, les choristes, les musiciens, les danseuses et les comparses, jusqu'au décorateur, aux machinistes et au metteur en scène. Un théâtre lyrique comme je le conçois, est, avant tout, un vaste instrument de musique; j'en sais jouer, mais pour que j'en joue bien, il faut qu'on me le confie sans réserve. C'est ce qui n'arrivera jamais. Ensuite les menées, les conspirations, les cabales de mes ennemis se donneraient là trop aisément carrière. Ils n'osent pas venir me siffler dans une salle de concerts, ils n'y manquent pas dans un vaste théâtre comme l'Opéra; cela arrivera toujours.

J'aurais à subir en pareil cas, non-seulement les coups des haines soulevées par mes critiques théoriques, mais ceux non moins furieux des colères excitées par les tendances de mon style musical; style qui, à lui seul, est la plus puissante popularité. Ceux-ci se disant avec raison: «le jour où le gros public en sera venu à comprendre ou à goûter seulement des compositions pareilles, les nôtres n'auront plus de valeur.» J'ai eu la preuve de ces vérités à Londres, où une bande d'Italiens est venue rendre presque impossible la représentation de Benvenuto Cellini à Covent-Garden. Ils ont crié, chuté et sifflé du commencement à la fin; ils ont voulu empêcher même l'exécution de mon ouverture du Carnaval romain qui servait d'introduction au second acte et qu'on avait applaudie maintes fois à Londres en divers concerts, entre autres a celui de la Société philharmonique de Hanovre square, quinze jours auparavant. L'opinion publique, sinon la mienne, plaçait à la tête de cette cabale comique dans sa fureur, M. Costa, le chef d'orchestre de Covent-Garden, que j'ai plusieurs fois attaqué dans mes feuilletons au sujet des libertés qu'il prend avec les partitions des grands maîtres, en les taillant, allongeant, instrumentant et mutilant de toutes façons. Si M. Costa est le coupable, ce qui est fort possible, il a su, en tous cas, par ses empressements à me servir et à m'aider pendant les répétitions, endormir ma méfiance avec une rare habileté.

Les artistes de Londres, indignés de cette vilenie, ont voulu m'exprimer leur sympathie en souscrivant, au nombre de deux cent trente, pour un Testimonial concert, qu'ils m'engageaient à donner avec leur concours gratuit dans la salle d'Exeter-hall, mais qui néanmoins n'a pu avoir lieu. L'éditeur Beale (aujourd'hui l'un de mes meilleurs amis) m'a en outre apporté un présent de deux cents guinées qui m'était offert par une réunion d'amateurs, en tête desquels figuraient les célèbres facteurs de piano, MM. Broadwood. Je n'ai pas cru devoir accepter ce présent si en dehors de nos mœurs françaises, mais dont une bonté et une générosité réelles avaient néanmoins suggéré l'idée. Tout le monde n'est pas Paganini.

Ces preuves d'affection m'ont touché beaucoup plus que ne m'avaient blessé les insultes des cabaleurs.

En Allemagne, sans doute, je n'aurais rien de pareil à redouter. Mais je ne sais pas l'allemand; il faudrait composer sur un texte français qu'on traduirait ensuite; c'est un grand désavantage. Il faudrait aussi, pour écrire un grand opéra, y consacrer au moins dix-huit mois sans m'occuper d'autre chose, sans rien gagner par conséquent, et sans dédommagement possible sous ce rapport, puisque, en Allemagne, les compositeurs d'opéras ne touchent pas d'honoraires. Encore a-t-on vu dans mon récit de la première exécution de Faust en Prusse, ce qu'une inoffensive observation imprimée dans le Journal des Débats m'avait attiré d'inimitiés parmi les musiciens de l'orchestre de Berlin.

À Leipzig aussi, bien qu'on entende aujourd'hui ma musique avec d'autres oreilles qu'au temps de Mendelssohn (à ce que j'ai pu voir, et à ce que m'assure Ferdinand David) il y a encore quelques petits fanatiques, élèves du Conservatoire, qui, me regardant, sans savoir pourquoi, comme un destructeur, un Attila de l'art musical, m'honorent d'une haine forcenée, m'écrivent des injures et me font des grimaces dans les corridors de Gewandhaus quand j'ai le dos tourné. Puis certains maîtres de chapelle, dont je trouble la quiétude, commettent par ci par là à mon égard, d'assez plates perfidies. Mais cet inévitable antagonisme, joint même à l'opposition toute naturelle d'une petite partie de la presse allemande[126], n'est rien en comparaison des fureurs qui se donneraient carrière à Paris contre moi si je m'y exposais au théâtre.

Depuis trois ans, je suis tourmenté par l'idée d'un vaste opéra dont je voudrais écrire les paroles et la musique, ainsi que je viens de le faire pour ma trilogie sacrée: l'Enfance du Christ. Je résiste à la tentation de réaliser ce projet et j'y résisterai, je l'espère, jusqu'à la fin[127]. Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve jusqu'à l'évidence que les Parisiens le trouveraient fade et ennuyeux. Me trompai-je même en attribuant à notre public un goût si différent du mien (pour parler comme le grand Corneille), je n'aurais pas une femme intelligente et dévouée capable d'interpréter le rôle principal, un rôle qui exige de la beauté, une grande voix, un talent dramatique réel, une musicienne parfaite, une âme et un cœur de feu. J'aurais bien moins encore entre les mains le reste des ressources de toute espèce dont je devrais pouvoir disposer à mon gré, sans contrôle ni observations de qui que ce fût. L'idée seule d'éprouver pour l'exécution et la mise en scène d'une œuvre pareille les obstacles stupides que j'ai dû subir et que je vois journellement opposer aux autres compositeurs qui écrivent pour notre grand opéra, me fait bouillir le sang. Le choc de ma volonté contre celle des malveillants et des imbéciles en pareil cas, serait aujourd'hui excessivement dangereux, je me sens parfaitement capable de tout à leur égard, et je tuerais ces gens-là comme des chiens. Quant à grossir le nombre des œuvres agréables et utiles qu'on nomme opéras-comiques et qui se produisent journellement à Paris, par fournées, comme on y produit des petits pâtés, je n'en éprouve pas la moindre envie. Je ne ressemble point, sous ce rapport, à ce caporal qui avait l'ambition d'être domestique. J'aime mieux rester simple soldat[128]. L'influence de Meyerbeer, je dois le dire aussi, et la pression qu'il exerce par son immense fortune, au moins autant que par les réalités de son talent éclectique, sur les directeurs, sur les artistes, sur les critiques, et par suite sur le public de Paris, y rendent à peu près impossible tout succès sérieux à l'Opéra. Cette influence délétère se fera sentir encore peut-être dix ans après sa mort. Henri Heine prétend qu'il a payé d'avance...[129] Quant aux concerts musicaux que je pourrais donner à Paris, j'ai déjà dit dans quelles conditions je me trouvais placé et quelle était devenue l'indifférence du public pour tout ce qui n'est pas le théâtre. La coterie du Conservatoire a d'ailleurs trouvé le moyen de me faire interdire l'accès de sa salle, et M. le ministre de l'intérieur est un jour venu, à une distribution de prix, déclarer à tout l'auditoire que cette salle (la seule convenable qui existe à Paris) était la propriété exclusive de la Société du Conservatoire et qu'elle ne serait plus désormais prêtée à personne pour y donner des concerts. Or, personne, c'était moi; car, à deux ou trois exceptions près, aucun autre que moi n'y avait donné de grandes exécutions musicales depuis vingt ans.

Cette société célèbre, dont presque tous les membres exécutants sont de mes amis ou partisans, est dirigée par un chef et par un petit nombre de faiseurs qui me sont hostiles. Ils se garderaient donc bien d'admettre dans leurs concerts la moindre de mes compositions. Une seule fois, il y a six ou sept ans, ils s'avisèrent de me demander deux fragments de Faust. Le comité qui avait été alors tant soit peu influencé par l'opinion de mes partisans de l'orchestre, essaya en revanche de m'écraser en me plaçant, dans le programme, entre le finale de la Vestale, de Spontini, et la Symphonie en ut mineur, de Beethoven. Le bonheur voulut que l'écrasement n'eût pas lieu et que ces messieurs fussent déçus dans leur attente. Malgré les terribles voisins qu'on lui avait donnés, la scène des Sylphes de Faust excita un véritable enthousiasme et fut bissée. Mais M. Girard, qui en avait fort maladroitement et fort platement dirigé l'exécution, feignit de ne pas pouvoir trouver dans la partition l'endroit où il fallait recommencer, et, malgré les cris de bis de toute la salle, il ne recommença pas. Le succès n'en fut pas moins évident. Aussi, depuis cette époque, la coterie s'est-elle abstenue de mes ouvrages comme de la peste.

Des millionnaires, qui abondent à Paris, pas un seul n'aurait l'idée de rien faire pour la grande musique. Nous ne possédons pas une bonne salle de concerts publique; il ne viendrait en tête à aucun de nos Crésus d'en construire une. L'exemple de Paganini a été perdu, et ce que ce noble artiste fit pour moi restera un trait unique dans l'histoire.

Il faut donc compter seulement sur soi-même quand on est compositeur à Paris, produisant des œuvres sérieuses en dehors du théâtre. Il faut se résigner à des exécutions incomplètes, incertaines, et par suite plus ou moins infidèles, faute de répétitions qu'on ne peut payer[130], à des salles incommodes où les exécutants ni l'auditoire ne peuvent être bien installés, à des entraves de toute espèce suscitées, sans mauvais vouloir, par les théâtres lyriques dont on est obligé d'employer le personnel musical et qui ont nécessairement à veiller aux intérêts de leur répertoire; il faut subir des spoliations insolentes de la part de MM. les percepteurs du droit des hospices, qui ne tiennent aucun compte des frais d'un concert, et viennent aggraver les pertes de celui qui le donne, en prélevant le huitième de la recette brute; des appréciations hâtives et nécessairement fausses d'œuvres vastes et complexes entendues dans de pareilles conditions, et rarement plus d'une ou deux fois; et, en dernière analyse, il faut avoir à dépenser beaucoup de temps et beaucoup d'argent. Sans compter la force d'âme et de volonté qu'on a l'humiliation d'user contre de pareils obstacles. L'artiste le plus puissamment doué de ces qualités, est alors comme un obus chargé qui va droit son chemin, renverse tout ce qu'il rencontre, laisse une trace, il est vrai, mais ne doit pas moins, au terme de sa course, se briser en éclatant. Je ferais pourtant en général, tous les sacrifices possibles. Mais il est des circonstances où cessant d'être généreux, ces sacrifices deviennent éminemment coupables.

Il y a deux ans, au moment où l'état de la santé de ma femme, qui laissait encore alors quelque espoir d'amélioration, m'occasionnait le plus de dépenses, une nuit, j'entendis en songe une symphonie que je rêvais composer. En m'éveillant le lendemain je me rappelai presque tout le premier morceau qui (c'est la seule chose dont je me souvienne) était à deux temps (allegro), en la mineur. Je m'approchais de ma table pour commencer à l'écrire, quand je fis soudain cette réflexion: si j'écris ce morceau, je me laisserai entraîner à composer le reste. L'expansion à laquelle ma pensée tend toujours à se livrer maintenant, peut donner à cette symphonie d'énormes proportions. J'emploierai peut-être trois ou quatre mois exclusivement à ce travail. (J'en ai bien mis sept pour écrire Roméo et Juliette.) Je ne ferai plus ou presque plus de feuilletons. Mon revenu diminuera d'autant. Puis, quand la symphonie sera terminée, j'aurai la faiblesse de céder aux sollicitations de mon copiste; je la laisserai copier, je contracterai ainsi tout de suite une dette de mille ou douze cents francs. Une fois les parties copiées, je serai harcelé par la tentation de faire entendre l'ouvrage, je donnerai un concert, dont la recette couvrira à peine la moitié des frais; c'est inévitable aujourd'hui. Je perdrai ce que je n'ai pas; je manquerai du nécessaire pour la pauvre malade, et je n'aurai plus ni de quoi faire face à mes dépenses personnelles ni de quoi payer la pension de mon fils sur le vaisseau où il doit monter prochainement. Ces idées me donnèrent le frisson et je jetai ma plume en disant: Bah! demain j'aurai oublié la symphonie! La nuit suivante, l'obstinée symphonie vint se présenter encore et retentir dans mon cerveau; j'entendais clairement l'allégro en la mineur, bien plus, il me semblait le voir écrit. Je me réveillai plein d'une agitation fiévreuse, je me chantai le thème, dont le caractère et la forme me plaisaient extrêmement; j'allais me lever... mais les réflexions de la veille me retinrent encore, je me raidis contre la tentation, je me cramponnai à l'espoir d'oublier. Enfin, je me rendormis, et le lendemain, au réveil, tout souvenir en effet, avait disparu pour jamais.

Lâche! va dire quelque jeune fanatique à qui je pardonne d'avance son injure, il fallait oser! il fallait écrire! il fallait te ruiner! On n'a pas le droit de chasser ainsi la pensée, de faire rentrer dans le néant une œuvre d'art qui en veut sortir et qui implore la vie! Ah! jeune homme qui me traites de lâche, tu n'as pas subi le spectacle que j'avais alors sous les yeux, sans quoi tu serais moins sévère. Je n'ai pas reculé aux jours où l'on pouvait encore douter des conséquences de mes coups d'audace. Il y avait dans ce temps à Paris un petit public d'élite, il y avait les princes de la maison d'Orléans et la Reine elle-même qui s'y intéressaient. Ma femme d'ailleurs était toute vivante et la première à m'encourager: «Tu dois produire cette œuvre, me disait-elle, et la faire grandement et dignement exécuter. Ne crains rien, nous subirons les privations que ces dépenses nous imposeront. Il le faut! va toujours!» Et j'allais. Mais plus tard, quand elle était là, à demi morte, ne pouvant plus que gémir, quand il lui fallait trois femmes pour la soigner, quand le médecin devait lui faire presque chaque jour une visite, quand j'étais sûr, mais sûr comme il l'est que les Parisiens sont des barbares, de trouver au bout de toute entreprise musicale le désastreux résultat que je viens de signaler, je n'étais pas lâche de m'abstenir, jeune homme, non, j'ai la conscience d'avoir été seulement humain; et, tout en me croyant aussi dévoué à l'art que toi, et que bien d'autres, je crois l'honorer en ne le traitant pas de monstre avide de victimes humaines et en prouvant qu'il m'a laissé assez de raison pour distinguer le courage de la férocité. Si j'ai cédé peu à peu à l'entraînement musical, en écrivant dernièrement ma trilogie sacrée (l'Enfance du Christ), c'est que ma position n'est plus la même, d'aussi impérieux devoirs ne me sont plus imposés. D'ailleurs j'ai la certitude de faire aisément et souvent exécuter cet ouvrage en Allemagne où je suis invité à revenir par plusieurs villes importantes. J'y vais maintenant fréquemment, j'y ai fait quatre voyages pendant les derniers dix-huit mois[131]. On m'y accueille de mieux en mieux; les artistes m'y témoignent une sympathie de jour en jour plus vive; ceux de Leipzig, de Dresde, de Hanovre, de Brunswick, de Weimar, de Carlsruhe, de Francfort, m'ont comblé de marques d'amitié pour lesquelles je manque d'expressions de reconnaissance. Je n'ai qu'à me louer du public aussi, des intendants des théâtres royaux et des chapelles ducales, et de la plupart des princes souverains. Ce charmant jeune roi de Hanovre et son Antigone[132] la reine, s'intéressent à ma musique au point de venir à huit heures du matin à mes répétitions et d'y rester jusqu'à midi quelquefois, pour mieux pénétrer, me disait le roi dernièrement, le sens intime des œuvres et se familiariser avec la nouveauté des procédés! Avec quelle joie, quels mouvements d'enthousiasme, il m'entretenait de mon ouverture du Roi Lear:

«C'est magnifique, monsieur Berlioz, c'est magnifique! votre orchestre parle, vous n'avez pas besoin de paroles. J'ai suivi toutes les scènes: l'entrée du roi dans son conseil, et l'orage sur la bruyère, et l'affreuse scène de la prison, et les plaintes de Cordelia[133]! Oh! cette Cordelia! comme vous l'avez peinte! comme elle est timide et tendre! c'est déchirant, et si beau!»

La reine, à ma dernière visite à Hanovre, me fit prier de mettre dans mon programme, deux morceaux de Roméo et Juliette, dont l'un surtout, lui est particulièrement cher, la scène d'amour (l'adagio). Le roi m'a ensuite formellement demandé de revenir l'hiver prochain pour organiser au théâtre l'exécution de l'œuvre entière de Roméo et Juliette, dont je n'ai donné encore à Hanovre que des fragments. «Si vous ne trouvez pas suffisantes les ressources dont nous disposons, a-t-il ajouté, je ferai venir des artistes de Brunswick, de Hambourg, de Dresde même, s'il le faut, vous serez content.» De son côté le nouveau grand-duc de Weimar m'a dit en me quittant, à la dernière visite que je lui ai faite: «Donnez-moi votre main, monsieur Berlioz, que je la serre avec une sincère et vive admiration; et n'oubliez pas que le théâtre de Weimar vous est toujours ouvert.» M. de Lüttichau, l'intendant du roi de Saxe, m'a proposé la place de maître de chapelle de Dresde, qui ne tardera pas à être vacante. «Si vous vouliez (ce sont ses paroles), que de belles choses nous ferions ici! avec nos artistes que vous trouvez si excellents, et qui vous aiment tant, vous qui dirigez comme si peu de gens dirigent, vous feriez de Dresde le centre musical de l'Allemagne!» Je ne sais si je me déciderai à me fixer ainsi en Saxe quand le moment sera venu... C'est à bien examiner. Liszt est d'avis que je dois accepter. Mes amis de Paris sont d'un avis contraire. Mon parti n'est pas pris, et la place d'ailleurs est encore occupée. Il est question de mettre en scène, à Dresde, mon opéra de Cellini, que cet admirable Liszt a déjà ressuscité à Weimar.

Certainement alors j'irais en diriger les premières représentations. Au reste, je n'ai pas à m'occuper ici de l'avenir et me suis peut-être trop appesanti sur le passé, bien que j'aie laissé dans l'ombre beaucoup de curieux épisodes et de tristes détails. Je finis... en remerciant avec effusion la sainte Allemagne où le culte de l'art s'est conservé pur; et toi, généreuse Angleterre; et toi, Russie qui m'as sauvé; et vous, mes bons amis de France: et vous, cœurs et esprits élevés de toutes les nations que j'ai connus. Ce fut pour moi un bonheur de vous connaître: je garde et je garderai fidèlement de nos relations le plus cher souvenir. Quant à vous, maniaques, dogues et taureaux stupides, quant à vous mes Guildenstern, mes Rosencranz[134], mes Jago, mes petits Osrick[135], serpents et insectes de toute espèce, farewell my... friends[136]; je vous méprise, et j'espère bien ne pas mourir sans vous avoir oubliés.

Paris, 18 octobre 1854.

POST-SCRIPTUM

Monsieur,

Vous désirez connaître les causes de l'opposition que j'ai rencontrée à Paris comme compositeur pendant vingt-cinq ans. Ces causes furent nombreuses; fort heureusement elles ont en partie disparu[138]. La bienveillance de toute la presse (en exceptant la Revue des Deux-Mondes, dont la critique musicale est confiée à un monomane, et dont le directeur m'honore de sa haine) à l'occasion de mon dernier ouvrage l'Enfance du Christ, semble le prouver. Plusieurs personnes ont cru voir dans cette partition un changement complet de mon style et de ma manière. Rien n'est moins fondé que cette opinion. Le sujet a amené naturellement une musique naïve et douce, et par cela même plus en rapport avec leur goût et leur intelligence, qui, avec le temps, avaient dû en outre se développer. J'eusse écrit l'Enfance du Christ de la même façon il y a vingt ans.

La principale raison de la longue guerre qu'on m'a faite est dans l'antagonisme existant entre mon sentiment musical et celui du gros public parisien. Une foule de gens ont dû me regarder comme un fou, puisque je les regarde comme des enfants ou des niais. Toute musique qui s'écarte du petit sentier où trottinent les faiseurs d'opéras-comiques fut nécessairement, pendant un quart de siècle, de la musique de fou pour ces gens-là. Le chef-d'œuvre de Beethoven (la neuvième symphonie) et ses colossales sonates de piano, sont encore pour eux de la musique de fou.

Ensuite j'ai eu contre moi les professeurs du Conservatoire ameutés par Cherubini et par Fétis, dont mon hétérodoxie en matière de théories harmoniques et rhythmiques avait violemment froissé l'amour-propre et révolté la foi. Je suis un incrédule en musique, ou, pour mieux dire, je suis de la religion de Beethoven, de Weber, de Gluck, de Spontini, qui croient, professent et prouvent par leurs œuvres que tout est bon ou que tout est mauvais; l'effet produit par certaines combinaisons devant seul les faire condamner ou absoudre.

Maintenant les professeurs même les plus obstinés à soutenir l'autorité des vieilles règles s'en affranchissent plus ou moins dans leurs œuvres.

Il faut compter encore parmi mes adversaires les partisans de l'école sensualiste italienne, dont j'ai souvent attaqué les doctrines et blasphémé les dieux.

Aujourd'hui je suis plus prudent. J'abhorre toujours, comme je les abhorrais autrefois, ces opéras proclamés par la foule des chefs-d'œuvre de musique dramatique, mais qui sont pour moi d'infâmes caricatures du sentiment et de la passion; seulement j'ai la force de n'en plus parler.

Toutefois ma position de critique continue à me faire de nombreux ennemis. Et les plus ardents dans leur haine sont moins encore ceux dont j'ai blâmé les œuvres, que ceux dont je n'ai pas parlé ou que j'ai mal loués. D'autres ne me pardonneront jamais certaines plaisanteries. J'eus l'imprudence, il y a dix-huit ou vingt ans, de faire la suivante à propos d'un très-plat petit ouvrage de Rossini. Ce sont trois cantiques intitulés: la Foi, l'Espérance et la Charité. Après les avoir entendus, j'écrivis je ne sais où, en parlant de l'auteur: Son Espérance a déçu la nôtre, sa Foi ne transportera pas des montagnes, et quant à la Charité qu'il nous a faite elle ne le ruinera pas.

Vous jugez de la fureur des rossinistes; bien que j'eusse écrit ailleurs une longue analyse admirative de Guillaume Tell, et répété à satiété que le Barbier est un des chefs-d'œuvre du siècle.

M. Panseron m'ayant envoyé un prospectus ridicule où il annonçait, en français de portière, l'ouverture d'un cabinet de consultations musicales, où les amateurs auteurs de romances pouvaient aller faire corriger leurs productions pour la somme de cent francs, je publiai la chose dans le Journal des Débats; j'insérai même en entier le prospectus de M. Panseron, mais sous ce titre:

cabinet de consultations pour les mélodies secrètes.

Quelques années auparavant M. Caraffa, avait fait représenter un opéra intitulé la Grande-Duchesse. Cet ouvrage n'eut que deux représentations. Après la deuxième, ayant à en rendre compte, je me bornai à citer les paroles célèbres de Bossuet dans son oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre: Madame se meurt, Madame est morte! M. Caraffa ne m'a pas pardonné. Il faut avouer que je lâchais aussi parfois dans la conversation des paroles qu'on pouvait prendre pour de véritables coups de poignard. Un soir, j'étais chez mon ami d'Ortigue avec quelques personnes, parmi lesquelles se trouvaient M. de Lamennais et un sous-chef du ministère de l'intérieur. La conversation s'établit sur le mécontentement que chacun éprouve de la condition dans laquelle il est placé. M. P..., le sous-chef, ne se trouvait pas mécontent de la sienne: «J'aime mieux, dit-il, être ce que je suis que toute autre chose.—Ma foi, répliquai-je étourdiment, je ne suis pas comme vous, et j'aimerais mieux être toute autre chose que ce que vous êtes.»

Mon interlocuteur eut la force de ne rien répondre, mais je suis bien sûr que nos éclats de rire et ceux de M. de Lamennais surtout lui sont restés sur le cœur.

J'ai, depuis quelques années, de nouveaux ennemis dus à la supériorité qu'on veut bien m'accorder dans l'art de diriger les orchestres. Les musiciens, par le talent exceptionnel qu'ils déploient sous ma direction, par leurs démonstrations chaleureuses et par les paroles qu'ils laissent échapper, m'ont rendu hostiles en Allemagne presque tous les chefs d'orchestre. Il en fut longtemps ainsi à Paris. Vous verrez dans mes Mémoires les étranges effets du mécontentement d'Habeneck et de M. Girard. Il en est de même à Londres, où M. Costa me fait une guerre sourde partout où il a le pied.

J'ai dû combattre une belle phalange, vous en conviendrez. N'oublions pas les chanteurs et les virtuoses, que je rappelle a l'ordre d'une assez rude façon, quand ils se permettent d'irrévérencieuses libertés en interprétant les chefs-d'œuvre; ni les envieux, toujours prêts à se courroucer si quelque chose se manifeste avec un certain éclat.

Mais cette vie de combat, l'opposition se trouvant réduite, comme elle l'est aujourd'hui, à des proportions raisonnables, offre un certain charme. J'aime à faire de temps en temps craquer une barrière, en la brisant au lieu de la franchir. C'est l'effet naturel de ma passion pour la musique, passion toujours incandescente et qui n'est jamais satisfaite qu'un instant. L'amour de l'argent ne s'est en aucune circonstance allié à cet amour de l'art; j'ai toujours, au contraire, été prêt à faire toute espèce de sacrifices pour courir à la recherche du beau ou me garantir du contact des mesquines platitudes couronnées par la popularité. On m'offrirait cent mille francs pour certaines œuvres dont le succès est immense, que je refuserais avec colère. Je suis ainsi fait. Il vous sera aisé de tirer les conséquences d'une semblable organisation placée dans un milieu tel qu'était, il y a vingt ans, le monde musical de Paris.

S'il fallait maintenant ici esquisser la contre-partie du tableau, je le pourrais, en prenant mon parti de manquer carrément de modestie. Les sympathies que j'ai rencontrées en France, en Angleterre, en Allemagne et en Russie m'ont consolé de bien des peines. Je pourrais même citer des manifestations d'enthousiasme fort singulières. Ai-je besoin d'attirer votre attention sur l'épisode du royal présent de Paganini et sur la lettre si cordialement artiste qu'il y joignit?...

Je me bornerai à vous faire connaître un joli mot de Lipinski, le concert-meister du théâtre de Dresde. Je me trouvais, il y a trois ans, dans cette capitale de la Saxe. Après un splendide concert où l'on venait d'exécuter ma légende de la Damnation de Faust, Lipinski me présenta un musicien désireux, disait-il, de me complimenter, mais qui ne savait pas un mot de français. Or, comme je ne sais pas l'allemand, lui, Lipinski, s'offrait pour servir d'interprète, quand l'artiste l'interrompant, s'avance vivement, me prend la main, balbutie quelques mots et éclate en sanglots qu'il ne pouvait plus contenir. Alors Lipinski, se tournant vers moi et me montrant les larmes de son ami: «Vous comprenez!» me dit-il...

Et cet autre encore, un mot antique. À Brunswick, dernièrement, on allait, dans un concert au théâtre, exécuter plusieurs parties de ma symphonie avec chœurs de Roméo et Juliette. Le matin du jour de ce concert, un inconnu[139] assis à côté de moi à la table d'hôte m'apprit qu'il avait fait un long voyage pour venir entendre à Brunswick cette partition.

«—Vous devriez écrire un opéra sur ce sujet, me dit-il, à la manière dont vous l'avez traité en symphonie et dont vous comprenez Shakespeare, vous feriez quelque chose d'inouï, de merveilleux.

—Hélas, monsieur, lui répondis-je, où sont les deux artistes capables de chanter et de jouer les deux rôles principaux? ils n'existent pas; et, existassent-ils, grâce aux mœurs musicales et aux usages qui règnent à cette heure dans tous les théâtres lyriques, si je mettais à l'étude un pareil opéra je serais sûr de mourir avant la première représentation.»

Le soir, mon amateur va au concert, et, dans un entr'acte, causant avec un de ses voisins, lui répète ma réponse du matin à propos d'un opéra de Roméo et Juliette. Le voisin garde un instant le silence, puis frappant violemment le rebord de sa loge, s'écrie: «Eh bien, qu'il meure! mais qu'il le fasse!»

Recevez, monsieur, l'assurance de ma vive gratitude pour la bienveillance que vous me témoignez et pour votre désir de me venger (selon votre expression) de tant de gens et de tant de choses injustes. Je crois qu'en fait de vengeance, il faut laisser faire le temps. C'est le grand vengeur; les gens et les choses dont j'eus et j'ai encore à me plaindre, ne sont pas d'ailleurs dignes de votre colère.

Je m'aperçois que je n'ai rien dit de technique sur ma manière d'écrire, et peut-être désirez-vous quelques détails à ce sujet.

En général mon style est très-hardi, mais il n'a pas la moindre tendance à détruire quoi que ce soit des éléments constitutifs de l'art. Au contraire, je cherche à accroître le nombre de ces éléments. Je n'ai jamais songé, ainsi qu'on l'a si follement prétendu en France, à faire de la musique sans mélodie. Cette école existe maintenant en Allemagne et je l'ai en horreur. Il est aisé de se convaincre que, sans même me borner à prendre une mélodie très-courte pour thème d'un morceau, comme l'ont fait souvent les plus grands maîtres, j'ai toujours soin de mettre un vrai luxe mélodique dans mes compositions. On peut parfaitement contester la valeur de ces mélodies, leur distinction, leur nouveauté, leur charme, ce n'est pas à moi qu'il appartient de les apprécier; mais nier leur existence, c'est, je le soutiens, mauvaise foi ou ineptie. Seulement ces mélodies étant souvent de très-grande dimension, les esprits enfantins, à courte vue, n'en distinguent pas la forme clairement; ou mariées à d'autres mélodies secondaires qui, pour ces mêmes esprits enfantins, en voilent les contours; ou enfin ces mélodies sont si dissemblables des petites drôleries appelées mélodies par le bas peuple musical, qu'il ne peut se résoudre à donner le même nom aux unes et aux autres.

Les qualités dominantes de ma musique sont l'expression passionnée, l'ardeur intérieure, l'entraînement rhythmique et l'imprévu. Quand je dis expression passionnée, cela signifie expression acharnée à reproduire le sens intime de son sujet, alors même que le sujet est le contraire de sa passion et qu'il s'agit d'exprimer des sentiments doux, tendres, ou le calme le plus profond. C'est ce genre d'expression qu'on a cru trouver dans l'Enfance du Christ, et surtout dans la scène du Ciel de la Damnation de Faust et dans le Sanctus du Requiem.

À propos de ce dernier ouvrage, il est bon de vous signaler un ordre d'idées dans lequel je suis à peu près le seul des compositeurs modernes qui soit entré, et dont les anciens n'ont pas même entrevu la portée. Je veux parler de ces compositions énormes désignées par certains critiques sous le nom de musique architecturale, ou monumentale, et qui a fait le poëte allemand Henri Heine m'appeler un rossignol colossal, une alouette de grandeur d'aigle, comme il en a existé, dit-on, dans le monde primitif. «Oui, continue le poëte, la musique de Berlioz, en général, a pour moi quelque chose de primitif, sinon d'antédiluvien, elle me fait songer à de gigantesques espèces de bêtes éteintes, à des mammouths, à de fabuleux empires aux péchés fabuleux, à bien des impossibilités entassées; ces accents magiques nous rappellent Babylone, les jardins suspendus de Sémiramis, les merveilles de Ninive, les audacieux édifices de Mizraim, tels que nous en voyons sur les tableaux de l'Anglais Martin.»

Dans le même paragraphe de son livre (Lutèce), H. Heine, continuant à me comparer à l'excentrique Anglais, affirme que j'ai peu de mélodie et que je n'ai point de naïveté du tout. Trois semaines après la publication de Lutèce eut lieu la première exécution de l'Enfance du Christ; et le lendemain je reçus une lettre de Heine où il se confondait en expressions de regrets de m'avoir ainsi mal jugé. «Il me revient de toutes parts, m'écrivait-il de son lit de douleurs, que vous venez de cueillir une gerbe des fleurs mélodiques les plus suaves, et que dans son ensemble votre oratorio est un chef-d'œuvre de naïveté. Je ne me pardonnerai jamais d'avoir été ainsi injuste envers un ami.» J'allai le voir, et comme il recommençait ses récriminations contre lui-même: «Mais aussi, lui dis-je, pourquoi vous être laissé aller, comme un critique vulgaire, à exprimer une opinion absolue sur un artiste dont l'œuvre entière est si loin de vous être connue? Vous pensez toujours au Sabbat, à la Marche au supplice de ma Symphonie fantastique, au Dies iræ et au Lacrymosa de mon Requiem. Je crois pourtant avoir fait et pouvoir faire des choses d'un tout autre caractère.»........

Ces propositions musicales que j'ai essayé de résoudre et qui ont causé l'erreur de Heine, sont exceptionnelles par l'emploi de moyens extraordinaires. Dans mon Requiem, par exemple, il y a quatre orchestres d'instruments de cuivre séparés les uns des autres, et dialoguant à distance autour du grand orchestre et de la masse des voix. Dans le Te Deum c'est l'orgue qui, d'un bout de l'église, converse avec l'orchestre de deux chœurs placés à l'autre bout, et avec un troisième chœur très-nombreux de voix à l'unisson, représentant dans l'ensemble le peuple qui prend part de temps en temps à ce vaste concert religieux. Mais c'est surtout la forme des morceaux, la largeur du style et la formidable lenteur de certaines progressions dont on ne devine pas le but final, qui donnent à ces œuvres leur physionomie étrangement gigantesque, leur aspect colossal. C'est aussi l'énormité de cette forme qui fait, ou qu'on n'y comprend absolument rien, ou qu'on est écrasé par une émotion terrible. Combien de fois, aux exécutions de mon Requiem, à côté d'un auditeur tremblant, bouleversé jusqu'au fond de l'âme, s'en trouvait-il un autre ouvrant de grandes oreilles sans rien saisir. Celui-là était dans la position des curieux qui montent dans la statue de saint Charles Boromée à Como, et qu'on surprend fort en leur disant que le salon où ils viennent de s'asseoir est l'intérieur de la tête du saint.

Ceux de mes ouvrages qualifiés par les critiques de musique architecturale, sont: ma Symphonie funèbre et triomphale pour deux orchestres et chœur; le Te Deum, dont le finale (Judex crederis) est sans aucun doute ce que j'ai produit de plus grandiose; ma cantate à deux chœurs l'Impériale, exécutée aux concerts du Palais de l'Industrie en 1855, et surtout mon Requiem. Quant à celles de mes compositions conçues dans des proportions ordinaires, et pour lesquelles je n'ai eu recours à aucun moyen exceptionnel, ce sont précisément leur ardeur interne, leur expression et leur originalité rhythmique qui leur ont fait le plus de tort, à cause des qualités d'exécution qu'elles exigent. Pour les bien rendre, les exécutants, et leur directeur surtout, doivent sentir comme moi. Il faut une précision extrême unie à une verve irrésistible, une fougue réglée, une sensibilité rêveuse, une mélancolie pour ainsi dire maladive, sans lesquelles les principaux traits de mes figures sont altérés ou complètement effacés. Il m'est en conséquence excessivement douloureux d'entendre la plupart de mes compositions exécutées sous une direction autre que la mienne. Je faillis avoir un coup de sang en écoutant, à Prague, mon ouverture du Roi Lear dirigée par un maître de chapelle dont le talent est pourtant incontestable. C'était à peu près juste... mais ici l'à peu près est tout à fait faux. Vous verrez au chapitre sur Benvenuto Cellini, ce que les erreurs, même involontaires, d'Habeneck, pendant le long assassinat de cet opéra aux répétitions, m'ont fait souffrir.

Si vous me demandez maintenant quel est celui de mes morceaux que je préfère, je vous répondrai: Mon avis est celui de la plupart des artistes, je préfère l'adagio (la scène d'amour) de Roméo et Juliette. Un jour, à Hanovre, à la fin de ce morceau, je me sens tirer en arrière sans savoir par qui, je me retourne, c'étaient les musiciens voisins de mon pupitre qui baisaient les pans de mon habit. Mais je me garderais de faire entendre cet adagio dans certaines salles et à certains publics. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je pourrais vous rappeler encore, à propos des préventions françaises contre moi, l'histoire du chœur des bergers, de l'Enfance du Christ, exécuté dans deux concerts sous le nom de Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire du dix-huitième siècle. Que d'éloges pour cette simple mélodie! Combien de gens ont dit: «Ce n'est pas Berlioz qui ferait une pareille chose!»

On chanta un soir dans un salon une romance sur le titre de laquelle était inscrit le nom de Schubert, devant un amateur pénétré d'une horreur religieuse pour ma musique. «À la bonne heure! s'écria-t-il, voilà de la mélodie, voilà du sentiment, de la clarté et du bon sens! Ce n'est pas Berlioz qui eût trouvé cela!» C'était la romance de Cellini, au second acte de l'opéra de ce nom.

Un dilettante se plaignit, dans une assemblée, d'avoir été mystifié d'une façon inconvenante dans la circonstance que voici:

«J'entre un matin, dit-il, à une répétition du concert de Sainte-Cécile, dirigée par M. Seghers. J'entends un morceau d'orchestre brillant, d'une verve extrême, mais essentiellement différent, par le style et l'instrumentation, des symphonies à moi connues. Je m'avance vers M. Seghers:

—Quel est donc, lui demandai-je, cette entraînante ouverture que vous venez d'exécuter?

—C'est l'ouverture du Carnaval romain, de Berlioz.

—Vous conviendrez...

—Oh! oui, dit un de mes amis, lui coupant la parole, nous devons convenir qu'il est indécent de surprendre ainsi la religion des honnêtes gens.»

On m'accorde sans contestation, en France comme ailleurs, la maestria dans l'art de l'instrumentation, surtout depuis que j'ai publié sur cette matière un traité didactique. Mais on me reproche d'abuser des instruments de Sax (sans doute parce que j'ai souvent loué le talent de cet habile facteur). Or, je ne les ai employés jusqu'ici que dans une scène de la Prise de Troie, opéra dont personne encore ne connaît une page. On me reproche aussi l'excès du bruit, l'amour de la grosse caisse, que j'ai fait entendre seulement dans un petit nombre de morceaux où son emploi est motivé, et, seul parmi les critiques, je m'obstine à protester, depuis vingt ans, contre l'abus révoltant du bruit, contre l'usage insensé de la grosse caisse, des trombones, etc., dans les petits théâtres, dans les petits orchestres, dans les petits opéras, dans les chansonnettes, où l'on se sert maintenant même du tambour.

Rossini, dans le Siège de Corinthe, fut le véritable introducteur en France de l'instrumentation fracassante, et les critiques français s'abstiennent, à ce sujet, de parler de lui, de reprocher l'odieuse exagération de son système à Auber, à Halévy, à Adam, à vingt autres, pour me la reprocher à moi, bien plus, pour la reprocher à Weber! (Voyez la Vie de Weber dans la Biographie universelle de Michaut) à Weber qui n'employa qu'une fois la grosse caisse dans son orchestre, et usa de tous les instruments avec une réserve et un talent incomparables!

En ce qui me concerne, je crois cette erreur comique causée par les festivals où l'on m'a vu souvent diriger des orchestres immenses. Aussi le prince de Metternich me dit-il, un jour à Vienne:

«—C'est vous, monsieur, qui composez de la musique pour cinq cents musiciens?»

Ce à quoi je répondis:

«—Pas toujours, monseigneur, j'en fais quelquefois pour quatre cent cinquante.»

Mais qu'importe?... mes partitions sont aujourd'hui publiées; il est facile de vérifier l'exactitude de mes assertions. Et quand on ne la vérifierait pas, qu'importe encore!...

Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.

hector berlioz.

Paris, 25 mai 1858

POSTFACE

J'ai fini.—L'Institut.—Concerts du palais de l'Industrie.—Jullien.—Le diapason de l'éternité.—Les Troyens.—Représentations de cet ouvrage à Paris.—Béatrice et Bénédict.—Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar.—Excursion à Lœwenberg.—Les concerts du Conservatoire.—Festival de Strasbourg.—Mort de ma seconde femme.—Dernières histoires de cimetières.—Au diable tout!

Il y a maintenant près de dix ans que j'ai terminé ces mémoires. Il m'est arrivé pendant ce temps des choses presque aussi graves que celles dont j'ai fait le récit. Je crois donc devoir en consigner ici quelques-unes en peu de mots, pour ne plus revenir à ce long travail, sous aucun prétexte.

Ma carrière est finie, Othello's occupation's gone. Je ne compose plus de musique, je ne dirige plus de concerts, je n'écris plus ni vers ni prose; j'ai donné ma démission de critique; tous les travaux de musique que j'avais entrepris sont terminés; je ne veux plus rien faire, et je ne fais rien que lire, méditer, lutter avec un mortel ennui, et souffrir d'une incurable névralgie qui me torture nuit et jour.

À ma grande surprise, j'ai été nommé membre de l'Académie des beaux-arts de l'Institut, et si, quand j'y prends la parole de temps en temps, les observations que je fais sur nos usages académiques sont assez inutiles et restent sans résultats, je n'ai pourtant avec mes confrères que des relations amicales et de tout point charmantes.

J'aurais bien des choses à raconter au sujet des deux opéras de Gluck, Orphée et Alceste, que j'ai été chargé de mettre en scène, l'un au Théâtre-Lyrique et l'autre à l'Opéra; mais j'en ai déjà beaucoup parlé dans mon volume À travers chants et ce que je pourrais ajouter..... je ne veux pas le dire.

Le prince Napoléon m'a fait proposer d'organiser un vaste concert dans le palais de l'Exposition des produits de l'industrie, pour le jour où l'Empereur devait y faire la distribution solennelle des récompenses. J'ai accepté cette rude tâche, mais en déclinant toute responsabilité pécuniaire. Un entrepreneur intelligent et hardi, M. Ber, s'est présenté. Il m'a traité généreusement, et cette fois ces concerts (car il y en a eu plusieurs après la cérémonie officielle) m'ont rapporté près de huit mille francs. J'avais placé, dans une galerie élevée derrière le trône, douze cents musiciens qu'on entendit fort peu. Mais le jour de la cérémonie, l'effet musical était de si mince importance, qu'au milieu du premier morceau (la cantate l'Impériale que j'avais écrite pour la circonstance) on vint m'interrompre et me forcer d'arrêter l'orchestre au moment le plus intéressant, parce que le prince avait son discours à prononcer et que la musique durait trop longtemps..... Le lendemain, le public payant était admis. On fit soixante-quinze mille francs de recette. Nous avions fait descendre l'orchestre qui, bien disposé cette fois dans la partie inférieure de la salle, produisit un excellent effet. Ce jour-là on n'interrompit pas la cantate, et je pus allumer le bouquet de mon feu d'artifice musical. J'avais fait venir de Bruxelles un mécanicien à moi connu, qui m'installa un métronome électrique à cinq branches. Par le simple mouvement d'un doigt de ma main gauche, tout en me servant du bâton conducteur avec la droite, je pus ainsi marquer la mesure à cinq points différents et fort distants les uns des autres, du vaste espace occupé par les exécutants. Cinq sous-chefs recevant mon mouvement par les fils électriques, le communiquaient aussitôt aux groupes dont la direction leur était confiée. L'ensemble fut merveilleux. Depuis lors, la plupart des théâtres lyriques ont adopté l'emploi du métronome électrique pour l'exécution des chœurs placés derrière la scène, et quand les maîtres de chant ne peuvent ni voir la mesure ni entendre l'orchestre. L'Opéra seul s'y était refusé; mais quand j'y dirigeai les répétitions d'Alceste, j'obtins l'adoption de ce précieux instrument. Il y eut, à ces concerts du Palais de l'Industrie, de beaux effets produits surtout par les morceaux dont les harmonies étaient larges et les mouvements un peu lents. Les principaux, autant qu'il m'en souvienne, furent ceux du chœur d'Armide: Jamais, dans ces beaux lieux, du Tibi omnes de mon Te Deum, et de l'Apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale.

Quatre ou cinq ans après cette espèce de congrès musical, Jullien, dont j'ai déjà parlé à propos de sa direction de l'opéra anglais au théâtre de Drury-Lane, vint à Paris pour y donner une série de grands concerts dans le cirque des Champs-Élysées. Sa banqueroute l'empêchait de signer certains engagements; je parvins heureusement à lui faire obtenir son concordat et par suite la liberté de contracter. Le pauvre homme en me voyant renoncer si aisément à ce qu'il me devait, fut pris, au tribunal du commerce, d'un accès d'attendrissement et m'embrassa en versant des flots de larmes. Mais à partir de ce moment, son état mental, dont personne ne voulait, à Londres ni à Paris, reconnaître la gravité, ne fit qu'empirer. Depuis nombre d'années pourtant, il prétendait avoir fait en acoustique une découverte extraordinaire dont il faisait part à tout venant. Mettant un doigt dans chacune de ses oreilles, il écoutait le bruit sourd que le sang produit alors dans la tête en passant par les artères carotides, et croyait fermement y reconnaître un la colossal donné par le globe terrestre en roulant dans l'espace. Puis sifflant avec ses lèvres une note aiguë quelconque, un , ou un mi bémol, ou un fa, il s'écriait plein d'enthousiasme: «C'est le la, le la véritable, le la des sphères! voilà le diapason de l'éternité!»

Un jour il accourut chez moi: son air était étrange. Il avait vu Dieu, disait-il, dans une nuée bleue, et Dieu lui avait ordonné de faire ma fortune. En conséquence il venait d'abord m'acheter ma partition des Troyens récemment achevée: il m'en offrait trente-cinq mille francs. Ensuite il voulait, malgré mon désistement, acquitter sa dette de Drury-Lane. «J'ai de l'argent, j'ai de l'argent, ajouta-t-il en tirant de sa poche des poignées d'or et de billets de banque, tenez, tenez, en voilà, payez-vous!» J'eus beaucoup de peine à lui faire reprendre son or et ses billets en lui disant: «Une autre fois, mon cher Jullien, nous nous occuperons de cette affaire et de la mission que Dieu vous a confiée. Il faut être pour cela plus calme que vous n'êtes aujourd'hui.» Le fait est qu'il avait déjà reçu des fonds considérables pour ses concerts des Champs-Élysées, d'un entrepreneur à qui il avait inspiré une grande confiance. La semaine suivante, après avoir fait, un scandale public en jouant de la petite flûte dans son cabriolet sur le boulevard des Italiens, et en invitant les passants à venir à ses concerts, Jullien mourut d'un transport au cerveau. Combien y a-t-il en Europe à cette heure, de musiciens que l'on prend au sérieux et qui sont aussi fous que lui!...

J'avais entièrement terminé à cette époque l'ouvrage dramatique dont je parlais tout à l'heure et dont j'ai fait mention dans une note d'un des précédents chapitres. Me trouvant à Weimar quatre ans auparavant chez la princesse de Wittgenstein (amie dévouée de Liszt, femme de cœur et d'esprit qui m'a soutenu bien souvent dans mes plus tristes heures), je fus amené à parler de mon admiration pour Virgile et de l'idée que je me faisais d'un grand opéra traité dans le système shakespearien, dont le deuxième et le quatrième livre de l'Énéide seraient le sujet. J'ajoutai que je savais trop quels chagrins une telle entreprise me causerait nécessairement pour que j'en vinsse jamais à la tenter. «En effet, répliqua la princesse, de votre passion pour Shakespeare unie à cet amour de l'antique, il doit résulter quelque chose de grandiose et de nouveau. Allons, il faut faire cet opéra, ce poëme lyrique; appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. Il faut le commencer et le finir.» Comme je continuais à m'en défendre: «Écoutez, me dit la princesse, si vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d'en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir.» Il n'en fallait pas tant dire pour me décider. De retour à Paris, je commençai à écrire les vers du poëme lyrique des Troyens. Puis je me mis à la partition, et au bout de trois ans et demi de corrections, de changements, d'additions, etc., tout fut terminé. Pendant que je polissais et repolissais cet ouvrage, après avoir lu le poëme en maint endroit, avoir écouté les observations des uns et des autres et en avoir profité de mon mieux, l'idée me vint d'écrire à l'Empereur la lettre suivante.

«Sire,

»Je viens d'achever un grand opéra dont j'ai écrit les paroles et la musique. Malgré la hardiesse et la variété des moyens qui y sont employés, les ressources dont on dispose à Paris peuvent suffire à le représenter[140]. Permettez-moi, Sire, de vous en lire le poëme et de solliciter ensuite pour l'œuvre votre haute protection, si elle a le bonheur de la mériter. Le Théâtre de l'Opéra est en ce moment dirigé par un de mes anciens amis[141], qui professe au sujet de mon style en musique, style qu'il n'a jamais connu et qu'il ne peut apprécier, les opinions les plus étranges; les deux chefs du service musical placés sous ses ordres sont mes ennemis. Gardez-moi, Sire, de mon ami, et quant à mes ennemis, comme dit le proverbe italien, je m'en garderai moi-même. Si Votre Majesté, après avoir entendu mon poëme, ne le juge pas digne de la représentation, j'accepterai sa décision avec un respect sincère et absolu; mais je ne puis soumettre mon ouvrage à l'appréciation de gens dont le jugement est obscurci par des préventions et des préjugés, et dont l'opinion, par conséquent, n'est pour moi d'aucune valeur. Ils prendraient le prétexte de l'insuffisance du poëme pour refuser la musique. J'ai été un instant tenté de solliciter la faveur de lire mon livret des Troyens à Votre Majesté, pendant les loisirs que lui laissait son dernier séjour à Plombières; mais alors la partition n'était pas terminée et j'ai craint, si le résultat de la lecture n'eût pas été favorable, un découragement qui m'eût empêché de l'achever; et je voulais l'écrire cette grande partition, l'écrire complètement, avec une ardeur constante et les soins et l'amour les plus assidus. Maintenant, viennent le découragement et les chagrins, rien ne peut faire qu'elle n'existe pas. C'est grand et fort, et, malgré l'apparente complexité des moyens, très-simple. Ce n'est pas vulgaire malheureusement, mais ce défaut est de ceux que Votre Majesté pardonne, et le public de Paris commence à comprendre que la production des jouets sonores n'est pas le but le plus élevé de l'art. Permettez-moi donc, Sire, de dire comme l'un des personnages de l'épopée antique d'où j'ai tiré mon sujet: Arma citi properate viro! et je crois que je prendrai le Latium.

»Je suis avec le plus profond respect et le plus entier dévouement, Sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.

hector berlioz,

»Membre de l'Institut

»Paris, 28 mars 1858.»

Eh bien, non, je n'ai pas pris le Latium. Il est vrai que les gens de l'Opéra se sont bien gardés de properare arma viro; et l'Empereur n'a jamais lu cette lettre; M. de Morny m'a dissuadé de la lui envoyer; «l'Empereur, m'a-t-il dit, l'eût trouvée peu convenable»; et quand enfin les Troyens ont été représentés tant bien que mal, S. M. n'a pas seulement daigné venir les voir.

Un soir, aux Tuileries, je pus avoir un instant d'entretien avec l'Empereur, et il m'autorisa à lui apporter le poëme des Troyens, m'assurant qu'il le lirait s'il pouvait trouver une heure de loisir. Mais a-t-on du loisir quand on est Empereur des Français? Je remis mon manuscrit à Sa Majesté qui ne le lut pas et l'envoya dans les bureaux de la direction des théâtres. Là on calomnia mon travail, le traitant d'absurde et d'insensé; on fit courir le bruit que cela durerait huit heures, qu'il fallait deux troupes comme celle de l'Opéra pour l'exécuter, que je demandais trois cents choristes supplémentaires, etc., etc. Un an après, on sembla vouloir s'occuper un peu de mon ouvrage. Un jour Alphonse Royer me prit à part et me dit: «Le ministre d'État m'a ordonné de vous annoncer qu'on allait mettre à l'étude, à l'Opéra, votre partition des Troyens, et qu'il voulait vous donner pleine satisfaction

Cette promesse faite spontanément par Son Excellence ne fut pas mieux tenue que tant d'autres, et à partir de ce moment il n'en a plus, etc., etc. Et voilà comment, après une longue attente inutile et las de subir tant de dédains, je cédai aux sollicitations de M. Carvalho et je consentis à lui laisser tenter la mise en scène des Troyens à Carthage[142] au Théâtre-Lyrique, malgré l'impossibilité manifeste où il était de la mener à bien. Il venait d'obtenir du gouvernement une subvention annuelle de cent mille francs. Malgré cela l'entreprise était au-dessus de ses forces; son théâtre n'est pas assez grand, ses chanteurs ne sont pas assez habiles, ni ses chœurs, ni son orchestre suffisants. Il fit des sacrifices considérables; j'en fis de mon côté. Je payai de mes deniers quelques musiciens qui manquaient à son orchestre; je mutilai même en maint endroit mon instrumentation pour la mettre en rapport avec les ressources dont il disposait. Madame Charton-Demeur, la seule femme qui pût chanter le rôle de Didon, fit à mon égard acte de généreuse amitié en acceptant de M. Carvalho des appointements de beaucoup inférieurs à ceux que lui offrait le directeur du théâtre de Madrid. Malgré tout, l'exécution fut et ne pouvait manquer d'être fort incomplète. Madame Charton eut d'admirables moments, Monjauze qui jouait Énée, montra à certains jours de l'entraînement et de la chaleur; mais la mise en scène, que Carvalho avait voulu absolument régler lui-même, fut tout autre que celle que j'avais indiquée, elle fut même absurde en certains endroits et ridicule dans d'autres. Le machiniste, à la première représentation, faillit tout compromettre et faire tomber la pièce par sa maladresse dans la scène de la chasse pendait l'orage. Ce tableau, qui serait à l'Opéra d'une beauté sauvage saisissante, parut mesquin, et pour changer ensuite de décor, il fallut cinquante-cinq minutes d'entr'acte. D'où résulta le lendemain la suppression de l'orage, de la chasse et de toute la scène.

Je l'ai déjà dit, pour que je puisse organiser convenablement l'exécution d'un grand ouvrage tel que celui-là, il faut que je sois le maître absolu du théâtre, comme je le suis de l'orchestre quand je fais répéter une symphonie; il me faut le concours bienveillant de tous et que chacun m'obéisse sans faire la moindre observation. Autrement, au bout de quelques jours, mon énergie s'use contre les volontés qui contrarient la mienne, contre les opinions puériles et les terreurs plus puériles encore dont on m'impose l'obsession; je finis par donner ma démission, par tomber énervé et laisser tout aller au diable. Je ne saurais dire ce que Carvalho, tout en protestant qu'il ne voulait que se conformer à mes intentions et exécuter mes volontés, m'a fait subir de tourments pour obtenir les coupures qu'il croyait nécessaires. Quand il n'osait me les demander lui-même, il me les faisait demander par un de nos amis communs. Celui-ci m'écrivait que tel passage était dangereux, celui-là me suppliait, par écrit également, d'en supprimer un autre. Et des critiques de détail à me faire devenir fou.

«—Votre rapsode qui tient à la main une lyre à quatre cordes, justifie bien, je le sais, les quatre notes que fait entendre la harpe dans l'orchestre. Vous avez voulu faire un peu d'archéologie.

—Eh bien?

—Ah! c'est dangereux, cela fera rire.

—En effet, c'est bien risible. Ha! ha! ha! un tétra-corde, une lyre antique faisant quatre notes seulement! ha! ha! ha!

—Vous avez un mot qui me fait peur dans votre prologue.

—Lequel?

—Le mot triomphaux.

—Et pourquoi vous fait-il peur? n'est-il pas le pluriel de triomphal, comme chevaux de cheval, originaux d'original, madrigaux de madrigal, municipaux de municipal?

—Oui, mais c'est un mot qu'on n'a pas l'habitude d'entendre.

—Pardieu, s'il fallait dans un sujet épique n'employer que les mots en usage dans les guinguettes et les théâtres de vaudeville, les expressions prohibées seraient en grand nombre, et le style de l'œuvre serait réduit à une étrange pauvreté.

—Vous verrez, cela fera rire.

—Ha! ha! ha! triomphaux! en effet c'est fort drôle! triomphaux! c'est presque aussi bouffon que tarte à la crème de Molière. Ha! ha! ha!

—Il ne faut pas qu'Énée entre en scène avec un casque.

—Pourquoi?

—Parce que Mangin, le marchand de crayons de nos places publiques, lui aussi, porte un casque; un casque du moyen âge, il est vrai, mais enfin un casque et les titis de la quatrième galerie se mettront à rire et crieront: ohé! c'est Mangin!

—Ah, oui, un héros troyen ne doit pas porter de casque, il ferait rire. Ha! ha! ha! un casque! ha! ha! Mangin!

—Voyons, voulez-vous me faire plaisir?

—Qu'est-ce encore?

—Supprimons Mercure, ses ailes aux talons et à la tête feront rire. On n'a jamais vu porter des ailes qu'aux épaules.

—Ah! l'on a vu des êtres à figure humaine porter des ailes aux épaules! je l'ignorais. Mais enfin je conçois que les ailes des talons feront rire; ha! ha! ha! et celles de la tête bien plus encore; ha! ha! ha! comme on ne rencontre pas souvent Mercure dans les rues de Paris, supprimons Mercure.

Comprend-on ce que ces craintes idiotes devaient me faire éprouver? Je ne dis rien des idées musicales de Carvalho, qui, pour favoriser une mise en scène qu'il avait imaginée, voulait me faire prendre plus lentement ou plus vite le mouvement de certains morceaux, me faire ajouter seize mesures, huit mesures, quatre mesures, ou en supprimer deux, ou trois, ou une. À ses yeux la mise en scène d'un opéra n'est pas faite pour la musique, c'est la musique qui est faite pour la mise en scène. Comme si d'ailleurs je n'eusse pas longuement calculé ma partition pour les exigences de théâtre que j'étudie depuis quarante ans à l'Opéra. Au moins les acteurs se sont-ils complètement abstenus de me tourmenter, et je leur dois la justice de déclarer qu'ils ont tous chanté leur rôle tel que je le leur ai donné et sans y changer une seule note. Ceci est peut-être incroyable, mais cela est, et je les en remercie. La première représentation des Troyens à Carthage eut lieu le 4 novembre 1863, ainsi que Carvalho l'avait annoncé. L'ouvrage avait besoin encore de trois ou quatre sérieuses répétitions générales, rien ne marchait avec aplomb, sur la scène surtout. Mais le directeur ne savait de quel bois faire flèche pour alimenter son répertoire, son théâtre était vide chaque soir, il voulait sortir au plus vite de cette triste position. En pareil cas, on le sait, les directeurs sont féroces. Mes amis et moi nous pensions que la soirée serait orageuse, nous nous attendions à toutes sortes de manifestations hostiles; il n'en fut rien. Mes ennemis n'osèrent pas se montrer; un coup de sifflet honteux se fit entendre à la fin lorsqu'on proclama mon nom, et ce fut tout. L'individu qui avait sifflé s'imposa sans doute la tâche de m'insulter de la même façon pendant plusieurs semaines, car il revint, accompagné d'un collaborateur, siffler encore au même endroit, aux troisième, cinquième, septième et dixième représentations. D'autres péroraient dans les corridors avec une violence comique, m'accablant d'imprécations, disant qu'on ne pouvait pas, qu'on ne devait pas permettre une musique pareille. Cinq journaux me dirent de sottes injures, choisies parmi celles qui pouvaient en moi blesser le plus cruellement l'artiste. Mais plus de cinquante articles de critique admirative, en revanche, parurent pendant quinze jours, parmi lesquels ceux de MM. Gasperini, Fiorentino, d'Ortigue, Léon Kreutzer, Damcke, Joannes Weber, et d'une foule d'autres, écrits avec un véritable enthousiasme et une rare sagacité, me remplirent d'une joie que je n'avais pas éprouvée depuis longtemps. Je reçus en outre un grand nombre de lettres, les unes éloquentes les autres naïves, toutes émues, et qui ne manquèrent pas de me toucher profondément. À plusieurs représentations j'ai vu des gens pleurer. Souvent, pendant les deux mois qui suivirent la première apparition des Troyens, j'ai été arrêté dans les rues de Paris par des inconnus qui me demandaient la permission de me serrer la main et me remerciaient d'avoir produit cet ouvrage. N'étaient-ce pas là des compensations aux insultes de mes ennemis? ennemis que je me suis faits moins encore par mes critiques, que par mes tendances musicales; dont la haine ressemble à celle des filles publiques pour les femmes honnêtes et dont on doit se trouver honoré. La muse de ceux-là s'appelle ordinairement Laïs, Phryné, très-rarement Aspasie[143], celle que les nobles natures et les amis du grand art adorent, s'appelle Juliette, Desdémone, Cordelia, Ophélia, Imogène, Virgilia, Miranda, Didon, Cassandre, Alceste, noms sublimes qui éveillent des idées de poétique amour, de pudeur et de dévouement, quand les premiers ne rappellent qu'un bas sensualisme et la prostitution.

J'avoue avoir, moi aussi, ressenti à l'audition des Troyens des impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L'air d'Énée: «Ah! quand viendra l'instant des suprêmes adieux» et surtout le monologue de Didon:

«Je vais mourir,
Dans ma douleur immense submergée.»

me bouleversaient. Madame Charton disait grandement et d'une façon si dramatique le passage:

«Énée, Énée!
Oh! mon âme te suit!»

et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la poitrine et s'arrachant les cheveux, comme l'indique Virgile:

«Terque quaterque manu pectus percussa decorum,
Flaventesque abscissa comas.»

Il est singulier qu'aucun des critiques aboyants ne m'ait reproché d'avoir osé écrire cet effet vocal; il est pourtant, je le crois, digne de leur colère. Dans tout ce que j'ai produit de musique douloureusement passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de Didon, dans cette scène et dans l'air suivant, que ceux de Cassandre dans quelques parties de la Prise de Troie qu'on n'a encore représentée nulle part..... Ô ma noble Cassandre, mon héroïque vierge, il faut donc me résigner, je ne t'entendrai jamais!..... et je suis comme le jeune Chorèbe.

......Insano Cassandræ incensus amore.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On a supprimé dans les Troyens à Carthage, au Théâtre-Lyrique, tant pendant les études qu'après la première représentation, les morceaux suivants:

  • 1º L'entrée des constructeurs,
  • 2º Celle des matelots,
  • 3º Celle des laboureurs,
  • 4º L'intermède instrumental (chasse royale et orage),
  • 5º La scène et le duo entre Anna et Narbal,
  • 6º Le deuxième air de danse,
  • 7º Les strophes d'Iopas,
  • 8º Le duo des sentinelles,
  • 9º La chanson d'Hylas,
  • 10º Le grand duo entre Énée et Didon: «Errante sur tes pas

Pour les entrées des constructeurs, des matelots et des laboureurs, Carvalho en trouva l'ensemble froid; d'ailleurs le théâtre n'était pas assez vaste pour le déploiement d'un pareil cortège. L'intermède de la chasse fut pitoyablement mis en scène. On me donna un torrent en peinture au lieu de plusieurs chutes d'eau réelle; les satyres dansants étaient représentés par un groupe de petites filles de douze ans; ces enfants ne tenaient point à la main des branches d'arbre enflammées, les pompiers s'y opposaient dans la crainte du feu; les nymphes ne couraient pas échevelées à travers la forêt en criant: Italie! les femmes choristes avaient été placées dans la coulisse, et leurs cris n'arrivaient pas dans la salle; la foudre en tombant s'entendait à peine, bien que l'orchestre fût maigre et sans énergie. D'ailleurs le machiniste exigeait toujours au moins quarante minutes pour changer son décor après cette mesquine parodie. Je demandai donc moi-même la suppression de l'intermède. Carvalho s'obstina avec un acharnement incroyable, malgré ma résistance et mes fureurs, à couper la scène entre Narbal et Anna, l'air de danse et le duo des sentinelles dont la familiarité lui paraissait incompatible avec le style épique. Les strophes d'Iopas disparurent de mon aveu, parce que le chanteur chargé de ce rôle était incapable de les bien chanter. Il en fut de même du duo entre Énée et Didon; j'avais reconnu l'insuffisance de la voix de madame Charton dans cette scène violente qui fatiguait l'artiste au point qu'elle n'eût pas eu ensuite la force, au cinquième acte, de dire le terrible récitatif: «Dieux immortels! il part!» et son dernier air et la scène du bûcher. Enfin la chanson d'Hylas, qui avait plu beaucoup aux premières représentations et que le jeune Cabel chantait bien, disparut pendant que j'étais retenu dans mon lit exténué par une bronchite. On avait besoin de Cabel dans la pièce qui se jouait le lendemain des représentations des Troyens et comme son engagement ne l'obligeait à chanter que quinze fois par mois, il fallait lui donner deux cents francs pour chaque soirée supplémentaire. Carvalho en conséquence, et sans m'en avertir, supprima la chanson par économie. Je fus tellement abruti par ce long supplice, qu'au lieu de m'y opposer de tout ce qui me restait de forces, je consentis à ce que l'éditeur de la partition de piano, entrant dans la pensée de Carvalho qui voulait que cette partition fût le plus possible conforme à la représentation, supprimât, lui aussi, dans son édition, plusieurs de ces morceaux. Heureusement la grande partition n'est pas encore publiée; j'ai employé un mois à la remettre en ordre en pansant avec soin toutes ses plaies; elle paraîtra dans son intégrité primitive et absolument telle que je l'ai écrite.

Oh! voir un ouvrage de cette nature disposé pour la vente, avec les coupures et les arrangements de l'éditeur! y a-t-il un supplice pareil! une partition dépecée, à la vitrine du marchand de musique, comme le corps d'un veau sur l'étal d'un boucher, et dont on débite des fragments comme on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des portières!!

Malgré les perfectionnements et les corrections que Carvalho leur avait fait subir, les Troyens à Carthage n'eurent que vingt et une représentations. Les recettes qu'ils produisaient ne répondant pas à ce qu'il en avait attendu, Carvalho consentit à résilier l'engagement de madame Charton qui partit pour Madrid: et l'ouvrage, à mon grand soulagement, disparut de l'affiche. Cependant, comme les honoraires que je reçus, pendant ces vingt et une représentations, étaient considérables, étant l'auteur du poëme et de la musique, et comme j'avais vendu la partition de piano à Paris et à Londres, je m'aperçus avec une joie inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à peu près le produit annuel de ma collaboration au Journal des Débats, et je donnai aussitôt ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin, après trente ans d'esclavage, me voilà libre! je n'ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d'indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre! je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n'en plus parler, n'en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu'on cuit dans ces gargotes musicales! Gloria in excelsis Deo, et, in terra pax hominibus bonæ voluntatis!!

C'est aux Troyens, au moins que le malheureux feuilletoniste a dû sa délivrance.

Après l'entier achèvement de cet opéra et avant sa représentation, je fis, sur la demande de M. Bénazet[144], l'opéra-comique en deux actes, Béatrice et Bénédict. Il fut joué avec un grand succès et sous ma direction, sur le nouveau théâtre de Bade, le 9 août 1862. Quelques mois après, traduit en allemand par M. Richard Pohl, on le mit en scène à Weimar, et avec le même bonheur, sur la demande de madame la grande-duchesse. Leurs Altesses m'avaient invité à venir en diriger les deux premières représentations, et me comblèrent, comme toujours, de gracieusetés de toute espèce.

Il en fut de même du prince de Hohenzollern-Hechingen qui, pendant ce séjour à Weimar, m'envoya son maître de chapelle pour m'inviter à venir diriger un de ses concerts à Lœwenberg où il réside maintenant. En m'avertissant que son orchestre savait tout mon répertoire symphonique, il me demandait de lui faire un programme instrumental composé exclusivement de mes ouvrages.

Je lui répondis: «Monseigneur, je suis à vos ordres, mais puisque votre orchestre connaît mes symphonies et mes ouvertures, veuillez former vous-même le programme, je dirigerai tout ce qu'il vous plaira.» En conséquence le prince choisit l'ouverture du Roi Lear, la fête et la scène d'amour de Roméo et Juliette, l'ouverture du Carnaval romain, et la symphonie entière d'Harold en Italie. Comme le prince n'avait point de harpe, il invita en même temps que moi la harpiste de Weimar, madame Pohl, qui voulut bien, suivie de son mari, faire ce voyage. Le prince était bien changé depuis mon excursion à Hechingen en 1842; la goutte le torturait au point qu'il ne pouvait quitter son lit et qu'il ne put même pas assister au concert que j'étais venu organiser. Cela lui causait un chagrin qu'il ne cherchait pas à dissimuler. «Vous n'êtes pas un chef d'orchestre, me disait-il, vous êtes l'orchestre même; c'est une fatalité que je ne puisse profiter de votre séjour ici.»

Il a fait construire dans son château de Lœwenberg une jolie salle de concerts, d'une sonorité excellente, où il réunit, dix ou douze fois par an, six cents personnes choisies parmi les amateurs les plus sincères et les plus instruits de l'art musical. Ces concerts sont donc gratuits, on y vient de tous les environs de la résidence du prince, on y vient même de Bunzlau et de Dresde et d'une foule de châteaux assez éloignés. L'orchestre n'est composé que de quarante-cinq musiciens, mais exercés, attentifs, intelligents, plus que je ne pourrais dire, et leur chef, M. Seifrids les dirige et les instruit avec le talent et la patience les plus rares. Ces artistes, en outre, ne donnent point de leçons et ne sont exténués, comme les nôtres, ni par le service des églises, ni par celui des théâtres. Ils sont au prince exclusivement. Le prince m'avait logé chez lui; le premier jour de répétition un domestique vint me dire: «Monsieur, l'orchestre est prêt et vous attend.» Je suis un corridor, j'entre dans la salle de concerts que je ne connaissais pas encore, j'y trouve les quarante-cinq musiciens en silence, leur instrument à la main; pas de prélude, pas le moindre bruit, ils étaient d'accord!! Le pupitre chef portait la partition du Roi Lear. Je lève mon bras, je commence; tout part avec ensemble, avec verve et précision; les plus violentes excentricités rhythmiques de l'allégro sont enlevées sans hésitation, et je me dis, en dirigeant cette ouverture que je n'avais pas entendue depuis dix ou douze ans «Mais c'est foudroyant! comment, c'est moi qui ai fait cela?...» Il en fut de même pour tout le reste et je finis par dire aux musiciens: «C'est une plaisanterie, messieurs, nous répétons pour nous amuser, je n'ai pas la moindre observation à vous faire.» Le maître de chapelle jouait l'alto solo d'Harold, on ne peut mieux, avec un beau son et un aplomb rhythmique qui me comblaient de joie; dans les autres morceaux il reprenait son violon. Richard Pohl jouait des cymbales. Je puis bien dire en toute vérité que jamais je n'entendis exécuter Harold d'une plus irrésistible manière. Mais l'adagio de Roméo et Juliette... Ah! comme ils l'ont chanté! nous étions à Vérone, non à Lœwenberg... À la fin de ce morceau que nous n'avions pas interrompu par la moindre faute, M. Seifrids se leva, resta un instant immobile cherchant à dominer son émotion, puis s'écria en français: «Non! il n'y a rien de plus beau!» Alors tout l'orchestre d'éclater en cris, en applaudissements, sur les violons, sur les basses, les timbales... Je me mordais la lèvre inférieure... Des émissaires allaient de temps en temps rendre compte des incidents de la répétition au pauvre prince qui se désolait dans sa chambre. Le jour du concert un public brillant vint remplir la salle; il se montra d'une chaleur extrême; on voyait clairement que tous ces morceaux lui étaient familiers depuis longtemps. Après la Marche des Pèlerins, un officier du prince monta sur l'estrade, et, devant l'auditoire, vint attacher à mon habit la croix de l'ordre de Hohenzollern au milieu du brouhaha. Le secret de cette faveur avait été bien gardé, je n'en avais pas le moindre pressentiment. Alors cela me mit en joie et je me jouai réellement pour moi-même, sans penser au public, l'orgie d'Harold, à ma manière, avec fureur; j'en grinçais des dents.

Le lendemain les musiciens me donnèrent un grand dîner suivi d'un bal. Il me fallut répondre à plusieurs toasts; Richard Pohl me servait d'interprète et reproduisait mes paroles en allemand, phrase par phrase.

J'aurais beaucoup à dire encore sur cette charmante excursion à Lœwenberg; je me bornerai à rappeler la grâce exquise avec laquelle tout l'entourage du prince et surtout la famille du colonel Broderotti, l'un de ses officiers, m'ont accueilli. J'ajouterai que les dames Broderotti, et le colonel lui-même, parlent le français avec une élégance sans prix, pour moi qui souffre de l'entendre mal parler et qui ne sais pas un mot d'allemand. Je dus repartir le surlendemain du bal des artistes, et le prince, qui n'avait pas pu quitter son lit, me dit en m'embrassant: «Adieu, mon cher Berlioz, vous allez à Paris, vous y trouverez des gens qui vous aiment, eh bien, dites-leur que je les aime.». . . . . . .

Je reviens à l'opéra de Béatrice.

J'avais, pour la pièce, pris une partie du drame de Shakespeare Much ado about nothing, en y ajoutant seulement l'épisode du maître de chapelle et les morceaux de chant. Le duo des deux jeunes filles «Vous soupirez, madame!» le trio entre Héro, Béatrice et Ursule «Je vais d'un cœur aimant» et le grand air de Béatrice «Dieu! que viens-je d'entendre?» que madame Charton chanta à Bade avec verve, sensibilité, un grand entraînement et une rare beauté de style, produisirent un effet prodigieux. Les critiques venus de Paris à cette occasion, louèrent chaudement la musique, l'art et le duo surtout. Quelques-uns trouvèrent qu'il y avait dans le reste de la partition beaucoup de broussailles, et que le dialogue parlé manquait d'esprit. Ce dialogue est presque en entier copié dans Shakespeare...

Cette partition est difficile à bien exécuter, pour les rôles d'hommes surtout. À mon sens, c'est une des plus vives et des plus originales que j'aie produites. À l'inverse des Troyens, elle n'exige aucune dépense pour la mettre en scène. On se gardera néanmoins de me la demander à Paris. On fera bien, ce n'est pas de la musique parisienne. M. Bénazet, avec sa générosité ordinaire, me la paya deux mille francs par acte, pour les paroles, et autant pour la musique, c'est-à-dire huit mille francs en tout. De plus il me donna encore mille francs pour en venir diriger la représentation l'année suivante. J'en ai fait graver la partition de piano. La grande partition paraîtra plus tard ainsi que les trois autres, Benvenuto Cellini, la Prise de Troie et les Troyens à Carthage, si j'ai assez d'argent pour les publier. L'éditeur Choudens, en achetant mon opéra des Troyens, s'est bien engagé, par écrit, à publier la grande partition un an après la partition de piano, mais cette promesse n'a pas été mieux tenue que tant d'autres, et, à partir de la signature de ce contrat, il n'en a, etc., etc. Le duo des jeunes filles de Béatrice et Bénédict est maintenant fort répandu en Allemagne où on le chante fréquemment. Je me souviens, à propos de ce duo, que le grand-duc de Weimar, à mon dernier voyage chez lui, m'invitait quelquefois à souper en très-petit comité et se plaisait alors à me questionner sur mon existence à Paris et sur mille détails. Je l'ai bien étonné et attristé en lui dévoilant les réalités de notre monde musical. Mais un soir je le fis rire. Il me demanda dans quelle circonstance j'avais écrit la musique du duo de Béatrice: «Vous soupirez, madame!»

«—Vous avez dû composer cela, me dit-il, au clair de lune dans quelque romantique séjour...

—Monseigneur, c'est là une de ces impressions de la nature dont les artistes font provision et qui s'extravasent ensuite de leur âme, dans l'occasion, n'importe où. J'ai esquissé la musique de ce duo un jour à l'Institut, pendant qu'un de mes confrères prononçait un discours.

—Parbleu! dit le grand-duc, cela prouve en faveur de l'orateur! il devait être d'une rare éloquence!»

On a aussi exécuté ce duo à l'une des séances de la Société des concerts de notre Conservatoire et il y a excité des transports dont on voit peu d'exemples. La salle entière a crié bis avec des applaudissements à ébranler l'édifice, et mes siffleurs fidèles n'ont pas osé se faire entendre. Il faut dire aussi que mesdames Viardot et Vandenheufel-Duprez l'ont chanté d'une délicieuse manière. Et le merveilleux orchestre, comme il a été gracieux et délicat! Voilà une de ces exécutions qu'on entend quelquefois... en rêve. La Société des concerts a bien voulu, cette année encore, faire figurer dans l'un de ses programmes, la deuxième partie de ma trilogie sacrée l'Enfance du Christ; ce fragment, admirablement rendu, a produit aussi un grand effet; mais le public, sans que je sache pourquoi, n'a pas redemandé le Repos de la sainte famille, ainsi qu'il le fait toujours ailleurs, et mes deux siffleurs ont daigné se montrer ce jour-là et indigner toute la salle. La Société du Conservatoire, dirigée maintenant par un de mes amis, M. Georges Hainl, ne m'est plus hostile. Elle se propose d'exécuter de temps en temps des fragments de mes partitions. Je lui ai donné en toute propriété la masse entière de musique que je possédais, parties séparées d'orchestre et de chœurs, gravées et copiées, représentant ce qui est nécessaire pour l'exécution en grand de tous mes ouvrages, les opéras exceptés. Cette bibliothèque musicale, qui aura du prix plus tard, ne saurait être en meilleures mains.

Je n'aurai garde d'oublier ici le festival de Strasbourg où je fus invité à venir, il y a dix-huit mois, diriger l'exécution de l'Enfance du Christ. On avait construit une salle immense contenant six mille personnes. Il y avait cinq cents exécutants. Cet oratoire, écrit dans un style presque toujours tendre et doux, semblait devoir être peu entendu dans ce vaste local. À ma grande surprise, il y produisit une émotion profonde, telle était l'attention de l'auditoire, et le chœur mystique sans accompagnement de la fin «Ô mon âme!» provoqua même beaucoup de larmes. Oh! je suis heureux quand je vois mes auditeurs pleurer!... Ce chœur est fort loin de produire autant d'effet à Paris, où il est d'ailleurs toujours mal exécuté.

J'apprends qu'on a entendu depuis un an plusieurs de mes partitions en Amérique, en Russie et en Allemagne; tant mieux! Décidément ma carrière musicale finirait par devenir charmante, si je vivais seulement cent quarante ans.

Je me suis remarié... je le devais... et au bout de huit ans de ce second mariage ma femme est morte subitement, foudroyée par une rupture du cœur. Quelque temps après son inhumation au grand cimetière Montmartre, mon excellent ami, Édouard Alexandre, le célèbre facteur d'orgues, dont la bonté pour moi s'est toujours montrée infatigable, trouvant sa tombe trop modeste, voulut absolument acheter pour moi et les miens un terrain à perpétuité, dont il me fit don. On y construisit un caveau et je dus assister à l'exhumation de ma femme et à son installation dans le caveau neuf. Cela fut d'une tristesse navrante, je souffris beaucoup. Mais qu'était-ce en comparaison de ce que le sort me réservait? Il semble que j'aie dû connaître tout ce qu'il peut y avoir de plus affreux dans une cérémonie de ce genre. Peu après cette époque, je fus averti officiellement que le petit cimetière de Montmartre, où reposait ma première femme, Henriette Smithson, allait être détruit, et que j'eusse en conséquence à faire transporter ailleurs les restes qui m'étaient chers. Je donnai les ordres nécessaires dans les deux cimetières, et un matin, par un temps sombre, je m'acheminai seul vers le funèbre lieu. Un officier municipal chargé d'assister à l'exhumation m'y attendait. Un ouvrier fossoyeur avait déjà ouvert la fosse. À mon arrivée il sauta dedans. La bière enfouie depuis dix ans était encore entière, le couvercle seul était endommagé par l'humidité. Alors l'ouvrier, au lieu de la tirer hors de terre, arracha les planches pourries qui se déchirèrent avec un bruit hideux en laissant voir le contenu du coffre. Le fossoyeur se baissa, prit entre ses deux mains la tête déjà détachée du tronc, la tête sans couronne et sans cheveux, hélas! et décharnée, de la poor Ophelia, et la déposa dans une bière neuve préparée ad hoc sur le bord de la fosse. Puis, se baissant une seconde fois, il souleva à grand'peine et prit entre ses bras le tronc sans tête et les membres, formant une masse noirâtre sur laquelle le linceul restait appliqué, et ressemblant à un bloc de poix enfermé dans un sac humide... avec un son mat... et une odeur... L'officier municipal, à quelques pas de là, considérait ce lugubre tableau... Voyant que je m'appuyais sur le tronc d'un cyprès, il s'écria: «Ne restez pas là, monsieur Berlioz; venez ici, venez ici.» Et comme si le grotesque devait avoir aussi sa part dans cette horrible scène, il ajouta en se trompant d'un mot: «Ah! pauvre inhumanité!...» Quelques moments après, suivant le char qui emportait les tristes restes, nous descendîmes la montagne et parvînmes dans le grand cimetière Montmartre, au caveau neuf déjà béant. Les restes d'Henriette y furent introduits. Les deux mortes y reposent tranquillement à cette heure, attendant que je vienne apporter à ce charnier ma part de pourriture.

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Je suis dans ma soixante et unième année; je n'ai plus ni espoirs, ni illusions, ni vastes pensées; mon fils est presque toujours loin de moi; je suis seul; mon mépris pour l'imbécillité et l'improbité des hommes, ma haine pour leur atroce férocité sont à leur comble; et à toute heure je dis à la mort: «Quand tu voudras!» Qu'attend-elle donc?

J'ai rarement souffert de l'ennui autant que pendant les premiers jours du mois de septembre dernier, 1864. Presque tous mes amis avaient, selon l'usage à cette époque de l'année, quitté Paris. Stepffen Heller, ce charmant humoriste, musicien lettré, qui a écrit pour le piano un si grand nombre d'œuvres admirables, dont l'esprit mélancolique et les ardeurs religieuses pour les vrais dieux de l'art ont pour moi un si puissant attrait, était seul resté. Mon fils, par bonheur, arriva bientôt après du Mexique et put me donner quelques jours. Il n'était pas gai, lui non plus, et nous mettions souvent, Heller, Louis et moi, nos tristesses en commun. Un jour nous allâmes dîner ensemble à Asnières. Vers le soir, en nous promenant au bord de la Seine, nous parlions de Shakespeare et de Beethoven, et nous arrivâmes, il m'en souvient, à une extrême exaltation; mon fils y prenait part quand il s'agissait de Shakespeare seulement, Beethoven lui étant encore inconnu. Mais, en somme, nous convînmes tous les trois qu'il est bon de vivre pour adorer le beau, et que si nous ne pouvons pas détruire et anéantir le contraire du beau, il faut nous contenter de le mépriser, et tâcher de le connaître le moins possible. Le soleil se couchait; après avoir marché quelque temps, nous allâmes nous asseoir dans l'herbe sur le bord de la rivière, en face de l'île de Neuilly. Comme nous nous amusions à suivre de l'œil les capricieuses évolutions des hirondelles se jouant au-dessus des ondes de la Seine, je m'orientai tout d'un coup et je reconnus le lieu où nous nous trouvions. Je regardai mon fils... je pensai à sa mère... Je m'étais assis dans la neige et presque endormi au même endroit trente-six ans auparavant, pendant un de mes vagabondages désespérés autour de Paris. Je me rappelai alors la froide exclamation d'Hamlet apprenant que la morte dont le convoi entre au cimetière, est la belle Ophélie qu'il n'aime plus: «What! the fair Ophelia!» «Il y a bien longtemps, dis-je à mes deux amis, qu'un jour d'hiver je faillis me noyer ici même, en voulant traverser la Seine sur la glace. J'errais sans but dans les champs dès le matin...» Louis soupira.....

La semaine suivante mon fils dut me quitter, son congé expirait.—Je me sentis pris alors d'un vif désir de revoir Vienne, Grenoble, et surtout Meylan, et mes nièces et... quelqu'un encore, si je pouvais découvrir son adresse. Je partis. Mon beau-frère Suat et ses deux filles, que j'avais prévenus la veille, me reçurent au débarcadère du chemin de fer de Vienne, et me conduisirent bientôt après à Estressin, campagne peu éloignée de la ville, où ils vont passer trois ou quatre mois tous les étés. C'était une grande joie pour ces charmantes enfants, dont l'une a dix-neuf ans et l'autre vingt et un; joie qui fut un peu troublée, au moment où, entrant dans le salon de la maison de Vienne, j'aperçus le portrait de leur mère, ma sœur Adèle, morte quatre ans auparavant. Mon saisissement fut grand et douloureux. Pour elles et leur père, ce fut avec un pénible étonnement qu'ils en furent témoins. Ce salon, ces meubles, ce portrait, étaient depuis longtemps sous leurs yeux chaque jour; l'habitude, hélas! avait déjà émoussé pour eux les traits du souvenir, le temps avait agi... Pauvre Adèle! quel cœur! son indulgence était si complète et si tendre pour les aspérités de mon caractère, pour mes caprices même les plus puérils!... Un matin, à mon retour d'Italie, nous nous trouvions réunis en famille à la Côte-Saint-André; il pleuvait à verse; je dis à ma sœur:

«—Adèle, veux-tu venir te promener?

—Volontiers, cher ami; attends-moi, je vais mettre des galoches.

—Mais voyez donc, dit ma sœur aînée, ces deux fous; ils sont capables d'aller, comme ils le disent, patauger dans la campagne par un pareil temps.»

En effet, je pris un grand parapluie, et, sans tenir compte des railleries de tous, nous descendîmes, Adèle et moi, dans la plaine, où nous fîmes près de deux lieues, serrés l'un contre l'autre sous le parapluie, sans dire un mot. Nous nous aimions.

Je passai quinze jours assez tranquilles avec mes nièces et leur père, dans cette solitude d'Estressin. Mais j'avais prié mon beau-frère de prendre à Vienne des informations sur madame F****** et de découvrir son adresse à Lyon; il y parvint. Aussitôt, n'y tenant plus, je partis pour Grenoble d'où je m'acheminai vers Meylan, comme j'avais fait une première fois, seize ans auparavant.

......Une certaine anxiété secrète me faisait hâter le pas. Voilà déjà le vieux Saint-Eynard qui montre à l'horizon au-dessus des autres monts sa tête demi-chauve. Je vais revoir la petite maison blanche et le paysage qui l'entoure, et demain... demain... je serai à Lyon et je verrai Estelle elle-même! Est-ce bien possible?...

Arrivé à Meylan, je ne me trompe pas de chemin cette fois, en gravissant la montagne: je retrouve bien vite la fontaine, l'allée d'arbres et enfin la maison. Tout m'était présent comme si j'y fusse venu la veille. Il n'y avait que seize ans. Je passe devant l'avenue et je monte sans me retourner jusqu'à la tour. Une végétation luxuriante couvrait les coteaux voisins, les vignes étalaient leurs pampres mûrs. Arrivé à grand'peine au pied de la tour, je me retourne, comme autrefois, et j'embrasse encore d'un coup d'œil la belle vallée. Je m'étais assez bien contenu jusque-là, me bornant à murmurer à voix basse: Estelle! Estelle! Estelle! mais alors une oppression accablante me fait tomber à terre, où je reste longtemps étendu, écoutant, dans une mortelle angoisse, ces mots atroces que chaque battement de mes artères fait retentit dans mon cerveau: Le passé! le passé! le temps!... jamais! jamais!... jamais!

Je me relève, j'arrache au mur de la tour une pierre qui dut la voir, qu'elle toucha peut-être; je coupe une branche d'un chêne voisin. En redescendant, à l'angle d'un champ où je n'avais pas passé en 1848, je reconnais la roche tant cherchée alors et sur laquelle je l'avais vue monter. Ô surprise! oui, c'est bien cela, un bloc de granit, il ne pouvait avoir disparu.

J'y monte, mes pieds se posent à la place même où se posèrent ses pieds; j'en suis bien sûr cette fois, j'occupe dans l'atmosphère l'espace que sa forme charmante occupa! J'emporte un petit fragment de mon autel granitique. Mais les pois roses?... ce n'est pas sans doute l'époque de leur floraison; ou bien on les a détruits; j'ai beau chercher, ils n'y sont plus. Ah! voilà le cerisier! comme il a grossis je détache un lambeau de son écorce, et je prends son tronc entre mes bras, je le presse convulsivement contre ma poitrine. Tu te souviens d'elle sans doute, bel arbre! et tu me comprends!...

Redescendu, sans rencontrer personne, à la porte de l'avenue, je prends aussitôt la résolution d'entrer, de voir le jardin et la maison. Les nouveaux propriétaires ne me traiteront peut-être pas comme un malfaiteur. D'ailleurs qu'importe!—J'entre dans le jardin. Une vieille dame fait un brusque mouvement de frayeur en m'apercevant, à l'improviste au détour d'une allée.

«—Excusez-moi, madame, lui dis-je d'une voix à peine intelligible, et veuillez me permettre... de visiter votre jardin; il... me rappelle... des souvenirs...

—Entrez, monsieur, promenez-vous.

—Oh, je ne veux qu'en faire le tour.»

Après quelques pas je trouve une jeune personne montée sur une échelle et cueillant les fruits d'un poirier. Je la salue en passant. Je traverse un fouillis d'arbustes qui interceptaient presque la circulation, tant le petit jardin maintenant est mal entretenu. Je coupe une branche de seringa que je cache dans mon sein, et je sors. En passant devant la porte toute grande ouverte de la maison, je m'arrête sur le seuil à en considérer l'intérieur. La jeune fille, qui était descendue de son arbre et que sa mère avait avertie sans doute de la bizarre visite qui leur était faite, m'avait suivi. Elle m'aborde et me dit gracieusement:

«—Je vous en prie, monsieur, prenez la peine d'entrer.

—Merci, mademoiselle, j'accepte.»

Et me voilà dans la petite chambre, dont la fenêtre s'ouvre sur les profondeurs de la plaine, et d'où, quand j'avais douze ans, elle me montra d'un geste fier et ravi la poétique vallée. Tout y est encore dans la même état; le salon-voisin est garni des mêmes meubles... Je mordais mon mouchoir à belles dents. La jeune personne me regardait d'un air presque effrayé.

«—Ne soyez pas surprise, mademoiselle, tous ces objets que je revois... c'est que je ne suis pas... revenu ici depuis... quarante-neuf ans!»

Et je m'enfuis éclatant en sanglots. Qu'ont dû penser ces dames d'une si étrange scène dont elles ne connaîtront jamais le sens.

Il se répète, va dire le lecteur. Ce n'est que trop vrai. Toujours des souvenirs, toujours des regrets, toujours une âme qui se cramponne au passé, toujours un pitoyable acharnement à retenir le présent qui s'enfuit, toujours une lutte inutile contre le temps, toujours la folie de vouloir réaliser l'impossible, toujours ce besoin furieux d'affections immenses! Comment ne pas me répéter? La mer se répète; toutes ses vagues se ressemblent.

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Le même soir j'étais à Lyon. Ce fut une singulière nuit que celle que je passai sans dormir, en pensant à la visite projetée pour le lendemain. J'allais voir madame F******. Je décidai de me rendre chez elle à midi. En attendant cette heure si lente à venir et supposant fort possible qu'elle ne voulût pas d'abord me recevoir, j'écrivis la lettre suivante pour qu'elle la lût avant de connaître le nom de son visiteur:

«Madame,

»Je reviens encore de Meylan. Ce second pèlerinage aux lieux habités par les rêves de mon enfance a été plus douloureux que le premier, fait il y a seize ans et après lequel j'osai vous écrire à Vif où vous habitiez alors. J'ose davantage aujourd'hui, je vous demande de me recevoir. Je saurai me contraindre, ne craignez rien des élans d'un cœur révolté par l'étreinte d'une impitoyable réalité. Accordez-moi quelques instants, laissez-moi vous revoir, je vous en conjure.

»hector berlioz.

»23 septembre 1864.»

Je ne pus attendre midi. À onze et demie je sonnais à sa porte et je donnais à sa femme de chambre la lettre avec ma carte. Elle y était. Il eût fallu remettre la lettre seulement; mais je ne savais ce que je faisais. Néanmoins en voyant mon nom, madame F****** donna sans hésiter l'ordre de m'introduire et vint au-devant de moi. Je reconnus sa démarche et son port de déesse... Dieu! qu'elle me parut changée de visage! son teint est un peu bronzé, ses cheveux grisonnent. Pourtant en la voyant, mon cœur n'a pas eu un instant d'indécision et toute mon âme a volé vers son idole, comme si elle eût encore été éclatante de beauté. Elle me conduit dans son salon, tenant ma lettre à la main. Je ne respire plus, je ne puis parler. Elle, avec une dignité douce:

«—Nous sommes de bien vieilles connaissances, monsieur Berlioz!... (Silence...) Nous étions deux enfants!...» (Silence.)

Le mourant trouvant un peu de voix:

«—Veuillez lire ma lettre, madame, elle vous... expliquera ma visite.»

Elle l'ouvre, la lit et la déposant ensuite sur la cheminée:

«—Vous venez encore de Meylan! mais c'est par occasion, sans doute, que vous vous y êtes trouvé? Vous n'avez pas fait exprès ce voyage?

—Oh! madame, pouvez-vous le croire? avais-je besoin d'une occasion pour revoir...? Non, non, il y a longtemps que je désirais y revenir. (Silence.)

—Vous avez eu une vie bien agitée, monsieur Berlioz.

—Comment le savez-vous, madame?

—J'ai lu votre biographie.

—Laquelle?

—Un volume de Méry, je crois. Je l'ai acheté il y a quelques années.

—Oh! n'attribuez pas à Méry, qui est un de mes amis, un artiste et un homme d'esprit, cette compilation, ce mélange de fables et d'absurdités dont je devine maintenant l'auteur. J'aurai une véritable biographie, celle que j'ai faite moi-même.

—Oh, sans doute, vous écrivez si bien.

—Ce n'est pas à la valeur de mon style que je fais allusion, madame, mais à l'exactitude et à la sincérité de mon récit. Quant à mes sentiments pour vous, j'ai tout dit sans restrictions dans ce livre, mais sans vous nommer. (Silence.)

—J'ai obtenu aussi, reprend madame F****** bien des détails sur vous, d'un de vos amis qui a épousé une nièce de mon mari.

—Je l'avais en effet prié, quand je pris la liberté de vous écrire, il y a seize ans, de s'informer du sort de ma lettre. Je tenais à savoir au moins si vous l'aviez reçue. Mais je ne l'ai plus revu, il est mort maintenant, et je n'ai rien appris. (Silence.)

Madame F******—Quant à ma vie elle a été bien simple et bien triste; j'ai perdu plusieurs de mes enfants, j'ai élevé les autres, mon mari est mort quand ils étaient encore en bas âge... J'ai rempli de mon mieux mon rôle de mère de famille. (Silence.) Je suis bien touchée et bien reconnaissante, monsieur Berlioz, des sentiments que vous m'avez gardés.»

À ces mots bienveillants, je commençais à palpiter plus violemment. Je la regardai avec des yeux avides, reconstruisant en imagination sa beauté et sa jeunesse éclipsées; et je lui dis enfin:

«—Donnez-moi votre main, madame.»

Elle me la tendit aussitôt, je la portai à mes lèvres et je crus sentir mon cœur se fondre et tous mes os frissonner.....

«—Dois-je espérer, ajoutai-je après un nouveau silence, que vous me permettrez de vous écrire quelquefois et de vous faire de loin en loin une visite?

—Oh, sans doute; mais je resterai peu de temps à Lyon. Je marie un de mes fils et je dois aller bientôt après son mariage, habiter Genève avec lui.»

N'osant prolonger davantage ma visite, je me levai. Elle m'accompagna jusqu'à sa porte où elle me dit encore:

«—Adieu, monsieur Berlioz, adieu, je suis profondément reconnaissante des sentiments que vous m'avez conservés.»

En m'inclinant devant elle je pris encore une fois sa main que je gardai quelque temps appuyée sur mon front, et j'eus la force de m'éloigner.

J'errais aux environs de sa demeure, tantôt me heurtant contre les arbres des Brotteaux, tantôt m'arrêtant à contempler, du haut du pont Morand, le cours tumultueux du Rhône, puis reprenant ma marche fiévreuse, sans savoir pourquoi j'allais d'un côté plutôt que de l'autre, quand je rencontrai M. Strakosch, le beau-frère de la célèbre cantatrice Adelina Patti.

«—C'est vous! Quel hasard! Adelina sera bien contente de vous voir; elle est ici en représentations, on donne demain le Barbier de Séville, au Grand-Théâtre, voulez-vous une loge pour l'entendre?

—Je vous remercie, je partirai probablement ce soir.

—Eh bien, venez au moins dîner avec nous aujourd'hui; vous savez le plaisir que vous nous faites toujours en pareil cas.

—Je n'ose vous le promettre, cela dépendra... je ne suis pas bien portant... Où demeurez-vous?

—Au Grand-Hôtel.

—Moi aussi. Eh bien, si je ne suis pas trop insociable ce soir, j'irai dîner avec vous; mais ne m'attendez pas.»

Une idée m'était venue, un prétexte m'était donné pour retourner chez madame F******, pour la revoir encore. Je courus chez elle où j'appris qu'elle venait de sortir. Alors je chargeai sa femme de chambre de lui dire que j'aurais le jour suivant une loge pour le Grand-Théâtre, que si madame F****** voulait bien l'accepter et venir entendre mademoiselle Patti, je resterais à Lyon, espérant avoir l'honneur de l'accompagner à cette représentation; que dans le cas contraire je partirais le soir même. Que je la priais en conséquence de me faire parvenir sa réponse avant six heures.

Je rentre; vingt minutes se passent. J'essaye de lire. J'avais un volume de voyages acheté à Grenoble. Je ne comprends pas un mot de mon livre. Je marche dans ma chambre. Je me jette sur mon lit. J'ouvre la fenêtre. Je descends. Je sors. Bientôt je me retrouve devant le numéro 56 de l'avenue de Noailles où elle demeurait. Mes jambes m'y avaient conduit machinalement. Je ne me contiens plus, je remonte chez elle. Je sonne. On ne m'ouvre pas. Une idée funeste vient aussitôt me marteler le cœur; aurait-elle soupçonné que j'allais revenir et donné l'ordre de ne pas me recevoir? Idée absurde qui me ronge cependant. Je reviens une heure après et j'envoie cette fois le petit garçon de la portière sonner chez madame F******. On n'ouvre pas non plus à l'enfant. Que devenir? rester à monter la garde devant la maison? c'est inconvenant, c'est ridicule. Malheur! m'en aller? où? chez moi? dans le Rhône?... Elle ne veut peut-être pas m'éviter, on est réellement sorti!... Une heure après nouvelle ascension de son escalier. J'entends au-dessus de ma tête fermer sa porte et des voix de femmes parlant allemand. Je continue à monter; je rencontre une dame inconnue qui descendait, puis une seconde, et enfin une troisième... C'était elle, tenant une lettre à la main.

«—Mon Dieu, monsieur Berlioz, vous venez chercher une réponse?

—Oui, madame.

—Je vous avais écrit, et j'allais avec ces dames vous porter ce billet au Grand-Hôtel. Je ne pourrai malheureusement accepter demain votre aimable invitation. On m'attend à la campagne assez loin d'ici et je partirai à midi. Mille pardons de vous avoir instruit de cela si tard, mais je ne suis rentrée et n'ai connu votre offre que tout à l'heure.»

Comme elle faisait le geste de mettre la lettre dans sa poche:

«—Veuillez me la donner, m'écriai-je.

—Oh! cela ne vaut pas la peine...

—Je vous en prie, vous me la destiniez.

—Eh bien, la voilà.»

Elle me donna la lettre et je vis son écriture pour la première fois.

«—Ainsi je ne vous reverrai pas? lui dis-je dans la rue.

—Vous partez ce soir?

—Oui, madame, adieu.

—Adieu, je vous souhaite un bon voyage.» Je lui serre la main et je la vois s'éloigner avec les deux dames allemandes. Alors, le croira-t-on, je devins presque joyeux; je l'avais revue une seconde fois, je lui avais parlé de nouveau, j'avais encore pressé sa main, je tenais une lettre d'elle, lettre qu'elle terminait en m'assurant de ses sentiments affectueux. C'était un trésor inespéré; et je m'acheminai vers le Grand-Hôtel avec l'espoir de dîner à peu près tranquillement chez mademoiselle Patti. En me voyant entrer dans un salon, la virtuose pousse un cri de joie, battant des mains comme font les enfants: «Ah! quel bonheur! le voilà! le voilà!» et la ravissante diva accourt, selon sa coutume, présenter à mes lèvres son front virginal. Je me mets à table avec elle, son père, son beau-frère et quelques amis. Pendant le dîner elle m'accable de mille adorables câlineries, en disant de temps en temps: «Il a quelque chose! à quoi pensez-vous? je ne veux pas que vous ayez du chagrin.» L'heure du départ venue, on décide qu'on m'accompagnera à l'embarcadère: la charmante enfant, une de ses amies et son beau-frère montent en voiture avec moi. On nous permet d'entrer tous les quatre dans la gare. Adelina ne veut me laisser qu'au dernier moment quand le train se mettra en marche. Le signal est donné. Il faut se quitter. Alors la folâtre me saute au cou, m'embrasse: «Adieu, adieu, à la semaine prochaine. Nous retournons à Paris mardi, vous viendrez nous voir jeudi. C'est entendu, n'est-ce pas? Vous n'y manquerez pas?» On part...

Que n'eussé-je pas donné pour recevoir de telles marques d'affection de madame F****** et n'être accueilli de mademoiselle Patti qu'avec une froide politesse!... Pendant toutes ces chatteries de la mélodieuse Hébé, il me semblait qu'un oiseau merveilleux aux yeux de diamant voltigeât autour de ma tête, se posant sur mon épaule, becquetant mes cheveux et me chantant avec des battements d'ailes ses plus joyeuses chansons. J'étais ravi, mais non ému. C'est que la jeune, belle, éblouissante et célèbre virtuose, qui, à vingt-deux ans, a déjà vu l'Europe et l'Amérique musicales à ses pieds, je ne l'aime pas d'amour; et la femme âgée, triste et obscure, à qui l'art est inconnu, possède mon âme, comme elle l'eut autrefois, comme elle l'aura jusqu'à mon dernier jour.

Balzac et Shakespeare lui-même, ce grand peintre des passions, n'ont jamais songé qu'il pût exister rien de pareil. Un seul poëte, un poëte anglais, Thomas Moore, a cru que cela pouvait être et a su décrire ce rare sentiment, en vers admirables qui me reviennent en ce moment à la pensée:

«Believe me, if all endearing young charms.»
(Irish melodies.)

En voici la traduction:

Crois-moi, quand tous ces charmes ravissants que je contemple si passionnément aujourd'hui viendraient à changer demain et à s'évanouir entre mes bras, comme un présent des fées, tu serais encore adorée autant que tu l'es en ce moment. Que ta grâce se flétrisse, chaque désir de mon cœur ne s'enlacera pas moins, toujours verdoyant, autour de la ruine chérie.

Ce n'est pas pendant que tu possèdes la jeunesse et la beauté, quand tes joues n'ont pas encore été profanées par une larme, que peuvent être connues la ferveur et la foi d'une âme à laquelle le temps ne fera que te rendre plus chère. Non, le cœur qui vraiment aima jamais n'oublie, mais aime vraiment jusqu'à la fin. Comme la fleur du soleil tourne vers son dieu quand il se couche, le même regard dont elle a salué son lever.

Combien de fois, pendant cette triste nuit en chemin de fer, ne me suis-je pas répété: Imbécile! pourquoi es-tu parti? il fallait rester. Si j'étais resté je la reverrais encore demain matin. Qui m'obligeait à revenir à Paris? Sans doute, mais la crainte d'être indiscret, ennuyeux, importun... Que faire à Lyon pendant ces longues heures où j'eusse été à quelques pas d'elle, sans la voir? c'eût été une torture...

Après quelques jours d'angoisses, à Paris, je lui écrivis la lettre suivante. On verra par ces pages et celles qui lui succédèrent, comme aussi par ses réponses, le misérable état de mon esprit et le calme du sien. On devinera plus facilement encore ce que je dois éprouver aujourd'hui que je n'ai plus même la consolation de lui écrire. C'eût été terminer ma vie trop doucement, que de cultiver comme une romanesque amitié cet amour inutile. Non, je devais être broyé et déchiré jusqu'à la fin.

1re LETTRE

«Paris, 27 septembre 1864.

»Madame,

»Vous m'avez accueilli avec une bienveillance simple et digne dont bien peu de femmes eussent été capables en pareil cas. Soyez mille fois bénie! Depuis que je vous ai quittée je souffre cruellement néanmoins. J'ai beau me répéter que vous ne pouviez pas me recevoir mieux, que tout autre accueil eût été ou peu convenable ou inhumain, mon malheureux cœur saigne comme s'il eût été blessé. Je me demande pourquoi, et voici les raisons que je trouve: C'est l'absence, c'est que je vous ai vue trop peu, que je ne vous ai pas dit le quart de ce que j'avais à vous dire et que je suis parti presque comme s'il se fût agi d'une éternelle séparation. Et pourtant vous m'avez donné votre main, je l'ai pressée sur mon front, sur mes lèvres, et j'ai contenu mes larmes, je vous l'avais promis. Mais j'ai un besoin impérieux, inexorable, de quelques mots encore, que vous ne me refuserez pas, je l'espère. Songez que je vous aime depuis quarante-neuf ans, que je vous ai toujours aimée depuis mon enfance, malgré les orages qui ont ravagé ma vie. La preuve en est dans le profond sentiment que j'éprouve aujourd'hui; s'il eût un seul jour réellement cessé d'être, il ne se fût pas ranimé sans doute dans les circonstances actuelles. Combien y a-t-il de femmes qui se soient jamais entendu faire une telle déclaration? Ne me prenez pas pour un homme bizarre qui est jouet de son imagination. Non, je suis seulement doué d'une sensibilité très-vive, alliée, croyez-le bien, à une grande clairvoyance d'esprit, mais dont les affections vraies sont d'une puissance incomparable et d'une constance à toute épreuve. Je vous ai aimée, je vous aime, je vous aimerai, et j'ai soixante et un ans, et je connais le monde et n'ai pas une illusion. Accordez-moi donc, non comme une sœur de charité accorde ses soins à un malade, mais comme une noble femme de cœur guérit des maux qu'elle a involontairement causés, les trois choses qui seules peuvent me rendre le calme: la permission de vous écrire quelquefois, l'assurance que vous me répondrez, et la promesse que vous m'inviterez au moins une fois l'an à venir vous voir. Mes visites pourraient être inopportunes et par suite importunes, si je les faisais sans votre autorisation, je n'irai donc auprès de vous, à Genève ou ailleurs, que quand vous m'aurez écrit: Venez. À qui cela pourrait-il paraître étrange ou malséant? Qu'y a-t-il de plus pur qu'une liaison pareille? Ne sommes-nous pas libres tous les deux? Qui serait assez dépourvu d'âme et de bon sens pour la trouver blâmable? Personne, pas même vos fils, ils sont, je le sais, des jeunes gens fort distingués. J'avoue seulement qu'il serait affreux de n'obtenir le bonheur de vous voir que devant témoins. Si vous me dites: Venez! il faut que je puisse causer avec vous comme à notre première entrevue de vendredi dernier, entrevue que je n'ai pas osé prolonger et dont je n'ai pu goûter le charme douloureux, à cause des efforts terribles que je faisais pour refouler mon émotion.

»Oh! madame, madame, je n'ai plus qu'un but dans ce monde, c'est d'obtenir votre affection. Laissez-moi essayer de l'atteindre. Je serai soumis et réservé; notre correspondance sera aussi peu fréquente que vous le voudrez, elle ne deviendra jamais pour vous une tâche ennuyeuse, quelques lignes de votre main me suffiront. Mes voyages auprès de vous ne pourront être que bien rares; mais je saurai que votre pensée et la mienne ne sont plus séparées, et qu'après tant de tristes années où je n'ai rien été pour vous, j'ai enfin l'espérance de devenir votre ami. Et c'est rare un ami dévoué comme je le serai. Je vous environnerai d'une tendresse si profonde et si douce, d'une affection si complète, où se confondront les sentiments de l'homme et les naïves effusions de cœur de l'enfant. Peut-être y trouverez-vous du charme, peut-être enfin me direz-vous un jour: «Je suis votre amie» et voudrez-vous avouer que j'ai bien mérité votre amitié.

»Adieu, madame, je relis votre billet du 23 et j'y vois à la fin l'assurance de vos sentiments affectueux. Ce n'est pas une banale formule, n'est-ce pas? n'est-ce pas?

»À vous pour toujours,

»hector berlioz.

»P.-S.—Je vous envoie trois volumes; vous daignerez peut-être les parcourir dans vos moments perdus. Vous comprenez que c'est un prétexte pris par l'auteur pour vous occuper un peu de lui.»

1re RÉPONSE DE MADAME F*****

«Lyon, 29 septembre 1864.

»Monsieur,

»Je me croirais coupable envers vous et moi-même, si je ne répondais pas tout de suite à votre dernière lettre, et au rêve que vous avez fait sur les relations que vous désirez voir s'établir entre nous. C'est le cœur sur la main que je vais vous parler.

»Je ne suis plus qu'une vieille et bien vieille femme (car, monsieur, j'ai six ans de plus que vous), au cœur flétri par des jours passés dans les angoisses, les douleurs physiques et morales de tout genre, qui ne m'ont laissé sur les joies et les sentiments de ce monde aucunes illusions. Depuis vingt ans que j'ai perdu mon meilleur ami, je n'en ai pas cherché d'autre; j'ai conservé ceux que d'anciennes relations m'avaient faits ainsi que ceux que des liens de famille m'attachaient naturellement. Depuis le jour fatal où je suis devenue veuve j'ai rompu toutes mes relations, j'ai dit adieu aux plaisirs, aux distractions, pour me consacrer tout entière à mon intérieur, à mes enfants. C'est donc là ma vie depuis vingt ans; c'est une habitude pour moi dont rien maintenant ne peut rompre le charme; car c'est dans cette intimité du cœur que je puis trouver le seul repos des jours qu'il me reste à passer dans ce monde; tout ce qui viendrait en troubler l'uniformité me serait pénible et à charge.

»Dans votre lettre du 27 courant, vous me dites que vous n'avez qu'un désir, celui que je devienne votre amie à l'aide d'un échange de lettres. Croyez-vous sérieusement, monsieur, que cela soit possible? Je vous connais à peine, depuis quarante-neuf ans je vous ai revu vendredi passé quelques instants; je ne puis donc apprécier ni vos goûts, ni votre caractère, ni vos qualités, seules choses qui sont la base de l'amitié. Quand il y a entre deux individus les mêmes manières de voir et de sentir, alors la sympathie peut naître et arriver; mais, quand on est séparés, une correspondance ne peut suffire pour établir ce que vous attendez de moi; pour ma part je le crois impossible. Du reste, je dois vous avouer que je suis extrêmement paresseuse pour écrire, j'ai l'esprit aussi engourdi que les doigts; j'ai une peine extrême à remplir à cet égard mes obligations indispensables. Je ne pourrais donc vous promettre de commencer avec vous une correspondance qui pût être suivie, je manquerais trop souvent à ma promesse pour ne pas vous en avertir d'avance. S'il vous est agréable de m'écrire quelquefois, je recevrai vos lettres, mais n'attendez pas mes réponses exactement ni promptement.

»Vous désirez aussi que je vous dise «venez me voir;» cela n'est pas possible, pas plus que de vous dire «vous me trouverez seule.» Le hasard, vendredi, a voulu que je fusse seule pour vous recevoir; quand je serai à Genève avec mon fils et sa femme, si, quand vous vous présenterez chez eux, je suis seule, je vous recevrai, mais s'ils m'entourent au moment de votre visite, il vous faudra subir leur présence, car je trouverais fort inconvenant qu'il en fût autrement.

»C'est avec toute la franchise et la sincérité qui sont le fond de mon caractère que je vous ai tracé ce que je pense et ce que je sens. Je crois devoir encore vous dire qu'il est des illusions, des rêves, qu'il faut savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés, et avec eux le désenchantement de tous sentiments nouveaux, même ceux de l'amitié, qui ne peuvent avoir du charme que lorsqu'ils sont nés de relations suivies et dans les heureux jours de la jeunesse. Ce n'est pas, selon moi, au moment où le poids des années se fait sentir, où leur nombre nous a apporté l'expérience de toutes les déceptions, qu'il faut commencer des relations. Je vous avoue que pour moi j'en suis là. Mon avenir se raccourcit tous les jours; à quoi bon former des relations qu'aujourd'hui voit naître et que demain peut faire évanouir? Ce n'est que se créer des regrets»Ne voyez, monsieur, dans tout ce que je viens de vous dire, aucune intention de ma part de blesser les souvenirs que vous avez pour moi; je les respecte et je suis touchée de leur persistance. Vous êtes encore bien jeune par le cœur; pour moi il n'en est pas ainsi, je suis vieille tout de bon, je ne suis plus bonne à rien qu'à conserver, croyez-le, une large place pour vous dans mon souvenir. J'apprendrai toujours avec plaisir les triomphes que vous êtes appelé à avoir.

»Adieu, monsieur, je vous dis encore: recevez l'assurance de mes sentiments affectueux.

»EST. F******.

»J'ai reçu hier matin les volumes que vous avez eu la bonté de m'envoyer; je vous en remercie mille fois.»

2e LETTRE

«Paris, 2 octobre 1864.

»Madame,

»Votre lettre est un chef-d'œuvre de triste raison. J'ai attendu jusqu'à ce jour pour y répondre, dans l'espoir d'arriver à me rendre maître de l'accablante émotion qu'elle a produite en moi. Oui, vous dites vrai; vous ne devez pas former de nouvelles amitiés, vous devez éviter tout ce qui pourrait troubler votre existence, etc. Mais je ne l'eusse pas troublée, soyez-en certaine, et cette amitié que je sollicitais humblement pour un temps plus ou moins éloigné, ne vous fût jamais devenue à charge. (Avouez que ce mot de votre lettre a dû me paraître cruel!) Je me contente de ce que vous daignez m'accorder, quelques sentiments affectueux, une place dans vos souvenirs, et un peu d'intérêt pour les événements de ma carrière. Merci, madame. Je suis à vos pieds, je baise respectueusement vos mains. Vous me dites que je pourrai quelquefois, irrégulièrement, rarement, recevoir une réponse à mes lettres; merci encore pour votre promesse. Ce que je sollicite avec instances, avec larmes, c'est la possibilité d'avoir de vos nouvelles. Vous parlez si courageusement de la vieillesse et des ans, que j'oserai vous imiter. J'espère mourir le premier; que je puisse avec certitude vous envoyer un dernier adieu! Si c'est le contraire, que je sache que vous avez quitté ce triste monde... Que votre fils m'avertisse... pardon... Mes lettres ne doivent pas être adressées à l'aventure. Accordez-moi ce que vous accorderiez à tout indifférent, votre adresse à Genève.

»Je n'irai pas vous voir ce mois-ci à Lyon; évidemment cette visite vous paraîtrait indiscrète. Je n'irai pas non plus à Genève avant une année au moins; la crainte de vous importuner me retiendra. Mais, votre adresse, votre adresse! Aussitôt que vous la saurez, envoyez-la moi, par grâce. Si votre silence m'indique un impitoyable refus et une intention formelle de m'interdire la plus timide relation avec vous, si vous me mettez ainsi rudement à l'écart comme on le fait pour les êtres dangereux ou indignes, vous aurez porté à son comble un malheur qu'il vous eût été si facile d'adoucir. Alors, madame, que Dieu et votre conscience vous pardonnent! je resterai dans la froide nuit où vous m'aurez plongé, souffrant, désolé, et votre dévoué jusqu'à la mort.

hector berlioz.»

(Quel désordre et quelles contradictions dans cette lettre!)

2e RÉPONSE DE MADAME F*****

«Lyon, 14 octobre 1864.

»Monsieur,

»Ne sachant pas quand il me sera possible de vous écrire, je viens à la hâte tracer ces quelques lignes, afin que vous ne pensiez pas que j'ai l'intention de vous traiter comme un être dangereux ou indigne. Mon fils arrive demain soir chez moi, pour se marier le 19 courant. Je vais avoir pendant plusieurs jours ma maison remplie de monde, j'aurai mille préoccupations, comme mère et maîtresse de maison; il me sera donc impossible d'avoir des instants de liberté et de loisir. Aussitôt après le mariage de mon fils, je dois songer aux préparatifs de mon départ pour Genève, ce qui n'est pas pour moi une petite besogne, car ma santé ne me permet pas toujours de faire ce que je voudrais. Je partirai vers les premiers jours de novembre; quand je serai installée dans ma nouvelle résidence, je vous donnerai mon adresse, ce que je ne peux faire aujourd'hui, car je l'ignore. J'aurais attendu l'arrivée de mon fils pour la savoir, si je n'eusse pas craint que vous interprétassiez en mal mon long silence.

»Recevez, monsieur, l'assurance de mes souvenirs affectueux.

»EST. F******.»

3e LETTRE

«Paris, 15 octobre 1864.

»Madame,

»Oh! merci! merci! j'attendrai. Tous mes vœux pour le bonheur des nouveaux époux! Mille souhaits pour vous. Chère madame, que la joie la plus douce remplisse votre âme dans cette solennelle circonstance. Ah! vous êtes bonne!

»N'en doutez pas, mes adorations seront discrètes.

»Votre dévoué,

»hector berlioz.»

Après douze jours péniblement supportés, je reçus une lettre de faire part m'annonçant le mariage de M. Charles F******. L'adresse était de la main de sa mère, et cela me remplit d'une joie que bien peu de gens comprendront. J'étais au septième ciel. J'écrivis aussitôt.

4e LETTRE

«Paris, 28 octobre 1864.

»C'est beau la vie, quand certains sentiments l'illuminent!... Je reçois la lettre de faire part; l'adresse été écrite par vous, par vous, chère madame, je reconnais votre main!... C'est une pensée que vous avez eue pour l'exilé... Quel ange vous rendra le bien que vous m'avez fait?

»Oui, c'est beau la vie, mais la mort serait plus belle; être à vos pieds, la tête sur vos genoux, vos deux mains dans les miennes et finir ainsi!...

»hector berlioz.»

Mais les jours se succédaient et je ne recevais pas de nouvelles. J'avais fait prendre à Lyon des informations, et je savais que madame F****** était partie pour Genève depuis près de trois semaines. Avait-elle l'intention de me cacher son adresse, qu'elle m'avait formellement promise, et que je ne voulais pas connaître contre son gré?... Aurais-je la douleur de la voir ainsi manquer à sa parole?...

Pendant ces derniers jours d'anxiété j'en vins à croire, comme je l'ai dit plus haut, que je n'aurais plus même la consolation de lui écrire, et je me décourageai tout à fait. Mais un matin où je réfléchissais tristement au coin de mon feu, on vint m'apporter une carte sur laquelle je lus ces mots: M. et madame Charles F******. C'étaient son fils et sa bru, qu'elle avait engagés à me venir voir pendant un voyage qu'ils avaient dû faire à Paris. Quelle surprise! quel bonheur! Elle les avait envoyés! Je fus bouleversé à ne savoir quelle contenance faire, en retrouvant dans le jeune homme le portrait vivant de mademoiselle Estelle à dix-huit ans... La jeune femme paraissait consternée de mon émotion; son mari semblait moins surpris. Évidemment ils savaient tout, madame F****** leur avait montré mes lettres.

«—Elle était donc bien belle? s'écria tout d'un coup la jeune dame.

—Oh!...»

Alors M. F****** prenant la parole:

«—Oui, un jour, à l'âge de cinq ans, en voyant ma mère parée pour aller au bal, j'éprouvai une sorte d'éblouissement dont le souvenir dure encore.»

Je vins pourtant à bout de me dominer et de parler à mes deux aimables visiteurs à peu près raisonnablement. Madame Charles F****** est une créole hollandaise de l'île de Java: elle a habité Sumatra et Bornéo, elle sait le malais; elle a vu Brook, le rajah de Sarawak. Que de questions je lui aurais faites si j'eusse été dans mon état d'esprit habituel!

J'eus le plaisir de voir souvent les deux jeunes gens pendant leur séjour à Paris, et de leur procurer quelques distractions agréables. Nous parlions toujours d'elle, et quand nous fûmes un peu familiarisés, la jeune femme en vint à me gronder d'écrire à sa belle-mère comme je le faisais.

«—Vous l'effrayez, me dit-elle, ce n'est pas ainsi qu'il faut lui parler. Souvenez-vous qu'elle ne vous connaît presque pas, que vous êtes tous les deux d'un âge... Je conçois bien quelle me dise quelquefois tristement en me montrant vos lettres: «Que voulez-vous que je réponde à cela»? Il faut vous accoutumer à plus de calme, alors vos visites à Genève seront charmantes, et nous serons bien heureux de vous faire les honneurs de notre ville; car vous viendrez, nous comptons sur vous.

—Ah! certes, pouvez-vous en douter? puisque madame F****** me le permet.»

Je m'étudiai donc à la réserve et ne voulus même pas, quand les nouveaux mariés repartirent, leur donner une lettre pour leur mère. Seulement, comme il était question dans ce moment d'exécuter à l'un des concerts du Conservatoire mon second acte des Troyens, je lui envoyai un exemplaire du poëme, en la faisant prier de le lire, à la page marquée par des feuilles mortes, le 18 décembre, à deux heures et demie, au moment où l'on exécuterait ce fragment à Paris, Madame Charles F***** devant revenir, pour suivre la marche d'une affaire où son mari, qui ne pouvait quitter Genève, se trouvait intéressé, se faisait une fête d'assister à ce concert dont l'annonce produisait dans le monde musical une certaine sensation. Quinze jours encore se passèrent sans la voir revenir, sans recevoir de lettre, et je m'obstinai à ne pas écrire. Je n'en pouvais plus, quand enfin le 17, madame Charles F****** revint et m'apporta la lettre suivante:

«Genève, 16 décembre 1864.

»Monsieur,

»Je serais venue vous remercier plus tôt de l'accueil bienveillant que vous avez bien voulu faire à mon fils et à sa femme, si je n'avais été habituellement souffrante et par ce motif fort paresseuse. Cependant je ne veux pas laisser partir ma belle-fille sans qu'elle vous porte l'expression de ma gratitude pour tous les plaisirs que vous leur avez procurés et qui leur ont fait si agréablement passer leurs soirées. Suzanne se charge de vous mettre au courant de notre existence à Genève, où pour ma part je me trouverais aussi bien qu'à Lyon, si je n'avais au fond du cœur le regret de m'être éloignée de deux de mes fils, et de véritables amies qui m'affectionnaient, et que de mon côté j'aimais tendrement. Je vous remercie encore, monsieur, du libretto des Troyens que vous m'avez envoyé, et de l'attention délicate que vous y avez jointe en m'envoyant des feuilles des arbres de Meylan, qui me rappellent les beaux jours de ma jeunesse et des joies qui l'accompagnaient.

»Dimanche mon fils et moi, nous nous unirons en lisant votre œuvre, à vos succès et au plaisir qu'aura Suzanne d'entendre votre musique.

»Recevez, monsieur, l'assurance des sentiments affectueux que je vous envoie.

»EST. F******.»

Ce fut moi cette fois qui répondis:

«Paris, lundi 19 décembre 1864.

»En passant à Grenoble, au mois de septembre dernier, j'allai faire une visite à l'un de mes cousins qui se trouvait à Saint-Georges, hameau perdu dans les âpres montagnes de la rive gauche du Drac, et qu'habite la plus misérable population. La belle-sœur de mon cousin s'est dévouée au soulagement de tant de souffrances, elle est la gracieuse providence du pays. Le jour où j'arrivai à Saint-Georges, elle apprit qu'une chaumière assez éloignée était sans pain depuis trois semaines. Elle s'y rendit aussitôt, et s'adressant à la mère de famille:

»—Comment, Jeanne, vous êtes dans la peine et vous ne m'en faites rien dire! vous savez pourtant que nous avons la bonne volonté de vous aider autant que possible.

»—Oh! mademoiselle, nous ne manquons pas. Nous avons encore des pommes de terre et un peu de choux. C'est les enfants qui n'en veulent pas. Ils pleurent, ils crient, ils veulent du pain. Vous savez, les enfants, ça n'est pas raisonnable.

»—Eh bien, madame! chère madame, vous aussi vous avez fait en m'écrivant une bonne action. Je m'étais imposé une réserve absolue pour ne pas vous fatiguer de mes lettres, et j'attendais toujours le retour de votre belle-fille, pour avoir de vos nouvelles. Elle n'arrivait pas, et j'étouffais, comme un homme qui a la tête dans l'eau et ne veut pas l'en tirer... Vous le savez, les êtres tels que moi, ça n'est pas raisonnable.

»Et cependant, je ne sais que trop la vérité, croyez-le, je ne raisonne que trop, et je n'avais pas besoin des leçons que l'on vient de me donner à grands coups de couteau dans le cœur... Non, je veux avant tout ne pas vous troubler, ne pas vous causer le moindre ennui; je vous écrirai le plus rarement possible; vous me répondrez ou vous ne me répondrez pas. J'irai vous voir une fois l'an, comme on va faire une visite agréable seulement. Vous n'ignorez pas ce que je sens, et vous me saurez gré de tout ce que je pourrai vous cacher. . . . . . . . . . . . .

»Il me semble que vous êtes triste, et cela me cause un redoublement de...

»Mais je commence dès aujourd'hui à m'interdire un certain langage. Je vais vous parler de choses indifférentes.

»Vous savez peut-être déjà que l'exécution de mon acte des Troyens n'a pas eu lieu hier au Conservatoire. Le comité, en me tourmentant de plusieurs manières, en me demandant la suppression tantôt d'un morceau, tantôt d'un autre, m'a poussé à bout, ainsi que les chanteurs à qui l'on ôtait l'occasion de briller, et j'ai tout retiré.

»Je vous remercie d'avoir bien voulu à deux heures et demie, vous transporter en pensée dans la salle des concerts et faire des vœux pour les Troyens.

»Dans le moment même où l'on me tracassait ainsi à Paris, on fêtait mon jour de naissance (11 décembre), à Vienne, où l'on exécutait une partie de mon ouvrage la Damnation de Faust; et deux heures après, le maître de chapelle m'envoyait une dépêche télégraphique ainsi conçue: Mille choses pour votre fête. Chœur des soldats et des étudiants, exécuté au concert de Mannergesang Verein. Applaudissements immenses. Répété.

»La cordialité de ces artistes allemands m'a bien plus touché que mon succès. Et je suis sûr que vous le comprenez. La bonté, vertu cardinale!

»Le surlendemain, un inconnu de Paris, m'écrivait une fort belle lettre sur ma partition des Troyens, qu'il qualifie d'une façon que je n'ose vous redire.

»Mon fils vient d'arriver à Saint-Nazaire, de retour d'un pénible voyage au Mexique, où il a eu l'occasion de se distinguer. Le voilà deuxième capitaine du grand navire la Louisiane. Il m'apprend qu'il repartira prochainement, qu'il lui est impossible de venir à Paris. J'irai en conséquence l'embrasser à Saint-Nazaire. C'est un brave garçon, qui a le malheur de me ressembler en tout, et ne peut prendre son parti des platitudes et des horreurs de ce monde. Nous nous aimons comme deux jumeaux.

»Voilà pour le moment toutes les nouvelles de mon extérieur. Ma vieille belle-mère (que j'ai promis de ne jamais abandonner) est aux petits soins pour moi et ne me questionne jamais sur la cause de mes accès d'humeur sombre. Je lis, ou plutôt je relis Shakespeare, Virgile, Homère, Paul et Virginie, des relations de voyages; je m'ennuie, je souffre horriblement d'une névralgie qui me tient depuis neuf ans et contre laquelle tous les médecins ont perdu leur latin. Le soir quand les douleurs de cœur, de corps et d'esprit sont trop fortes, je prends trois gouttes de laudanum et je m'endors tant bien que mal. Si je suis moins malade et s'il me faut seulement la société de quelques amis, je vais dans une famille de mon voisinage, celle de M. Damcke, compositeur allemand d'un rare mérite, professeur savant, dont la femme est d'une bonté d'ange; deux cœurs d'or. Selon l'humeur où l'on me voit, on fait de la musique, on cause; ou bien on roule auprès du feu un grand canapé où je reste étendu toute la soirée sans parler, ruminant mes pensées amères... Voilà tout, madame. Je n'écris plus, je crois vous l'avoir dit, je ne compose plus. Le monde musical de Paris et de bien d'autres lieux, la façon dont les arts sont cultivés, dont les artistes sont protégés, dont les chefs-d'œuvre sont honorés, me donnent des nausées ou des accès de fureur. Cela semblerait prouver que je ne suis pas mort encore...

»J'espère avoir après-demain, l'honneur d'accompagner au Théâtre-Italien, madame Charles F****** (si charmante... malgré ses coups de couteau) et une dame russe de ses amies. Il s'agit d'assister, jusqu'au bout si l'on peut, à la deuxième représentation du Poliuto de Donizetti. Madame Charton (Paolina) me donnera une loge.

»Adieu, madame, puissiez-vous n'avoir que de douces pensées, le repos de l'âme, et goûter le bonheur que devrait vous donner la certitude d'être aimée de vos fils et de vos amis. Mais songez quelquefois aussi aux pauvres enfants qui ne sont pas raisonnables.

»Votre dévoué,

»hector berlioz

P.-S.—«Vous avez été bien généreuse d'engager les nouveaux mariés à me venir voir. J'ai été frappé de la ressemblance de M. Charles F****** avec mademoiselle Estelle, et je me suis oublié jusqu'à le lui dire, quoiqu'il soit peu convenable d'adresser à un homme de pareils compliments.»

Quelque temps après avoir reçu cette lettre, elle m'en écrivait une où se trouvaient ces mots: «Croyez que je ne suis pas sans pitié pour les enfants qui ne sont pas raisonnables. J'ai toujours trouvé que, pour leur rendre le calme et la raison, ce qu'il y avait de mieux, était de les distraire, de leur donner des images. Je prends la liberté de vous en envoyer une, qui vous rappellera la réalité du moment et détruira les illusions du passé.»

Elle m'envoyait son portrait!... Excellente, adorable femme!

Je m'arrête ici. Je crois maintenant pouvoir vivre plus tranquille. Je lui écrirai quelquefois; elle me répondra; j'irai la voir; je sais où elle est; on ne me laissera jamais ignorer les changements qui pourraient survenir dans son existence, son fils m'en a donné sa parole, et s'est engagé à m'en informer. Peu à peu, malgré sa crainte des nouvelles amitiés, peut-être verra-t-elle ses sentiments affectueux grandir lentement pour moi. Déjà je puis apprécier l'amélioration survenue dans ma vie. Le passé n'est pas entièrement passé. Mon ciel n'est plus vide. D'un œil attendri je contemple mon étoile qui semble au loin doucement me sourire. Elle ne m'aime pas, il est vrai, pourquoi m'aimerait-elle? mais elle aurait pu m'ignorer toujours, et elle sait que je l'adore.

Il faut me consoler d'avoir été connu d'elle trop tard, comme je me console de n'avoir pas connu Virgile, que j'eusse tant aimé, ou Gluck, ou Beethoven... ou Shakespeare... qui m'eût aimé peut-être. (Il est vrai que je ne m'en console pas.). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Laquelle des deux puissances peut élever l'homme aux plus sublimes hauteurs, l'amour ou la musique?... C'est un grand problème. Pourtant il me semble qu'on devrait dire ceci: L'amour ne peut pas donner une idée de la musique, la musique peut en donner une de l'amour... Pourquoi séparer l'un de l'autre? Ce sont les deux ailes de l'âme.

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En voyant de quelle façon certaines gens entendent l'amour, et ce qu'ils cherchent dans les créations de l'art, je pense toujours involontairement aux porcs qui, de leur ignoble grouin, fouillent la terre au milieu des plus belles fleurs, et au pied des grands chênes, dans l'espoir d'y trouver les truffes dont ils sont friands.

Mais tâchons de ne plus songer à l'art..... Stella! Stella! je pourrai mourir maintenant sans amertume et sans colère.

1er janvier 1865.

FIN

la vie n'est q'une ombre qui passe, etc.
 
Life's but a walking shadow; a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more; it is a tale
Told by an idiot, foul of sound and fury,
Signifying nothing.

Shakespeare. (Macbeth.)

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGERE, 20, PARIS.—4242-3-04.—(Encre Lorilleux) 10962-12-03.—Imprimerie de Poissy—Lejay fils et Lemoro.

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