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Mémoires de Hector Berlioz: comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865

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«Mon cher Guhr,

«Savez-vous bien que plusieurs personnes m'avaient fait concevoir la crainte de vous voir mal accueillir les drôleries que je me suis permises à votre sujet, en racontant notre première entrevue! J'en doutais fort, connaissant votre esprit, et cependant ce doute me chagrinait. Bravo! J'apprends que loin d'être fâché des dissonances que j'ai prêtées à l'harmonie de votre conversation vous en avez ri le premier, et que vous avez fait imprimer dans un des journaux de Francfort la traduction allemande de la lettre qui les contenait. À la bonne heure! vous comprenez la plaisanterie, et d'ailleurs on n'est pas perdu pour jurer un peu. Vivat! terque quaterque vivat! S. N. T. T. Tenez-moi bien réellement pour un de vos meilleurs amis: et recevez mille nouveaux compliments sur votre chapelle de Francfort, elle est digne d'être dirigée par un artiste tel que vous.

Adieu, adieu, S. N. T. T.»

Me voilà!

Ah ça! voyons; c'est donc de Darmstadt qu'il s'agit. Nous allons y trouver quelques amis, entre autres L. Schlosser, le concert-meister qui fut mon condisciple autrefois chez Lesueur, pendant son séjour à Paris. J'emportais d'ailleurs des lettres de M. de Rothschild, de Francfort, pour le prince Émile qui me fit le plus charmant accueil, et obtint du grand-duc, pour mon concert, plus que je n'avais osé espérer. Dans la plupart des villes d'Allemagne où je m'étais fait entendre jusqu'alors, l'arrangement pris avec les intendants des théâtres avait été à peu près toujours le même; l'administration supportait presque tous les frais, et je recevais la moitié de la recette brute. (Le théâtre de Weimar seul avait eu la courtoisie de me laisser la recette entière. Je l'ai déjà dit: Weimar est une ville artiste et la famille ducale sait honorer les arts.)

Eh bien! à Darmstadt, le grand-duc m'accorda non seulement la même faveur, mais voulut encore m'exempter de toute espèce de frais. À coup sûr, ce généreux souverain n'a pas de neveux qui écrivent aussi des, etc., etc.

Le concert fut promptement organisé, et l'orchestre loin de se faire prier pour répéter, aurait voulu qu'il me fût possible de consacrer aux études une semaine du plus. Nous fîmes cinq répétitions. Tout marcha bien, à l'exception cependant du double chœur des jeunes Capulets sortant de la fête au début de la scène d'amour dans Roméo et Juliette. L'exécution de ce morceau fut une véritable déroute vocale; les ténors du second chœur baissèrent de près d'un demi-ton, et ceux du premier manquèrent leur entrée au retour du thème. Le maître de chant était dans une fureur d'autant plus facile à concevoir, que, pendant huit jours il s'était donné, pour instruire les choristes, une peine infinie.

L'orchestre de Darmstadt est un peu plus nombreux que celui de Hanovre: il possède exceptionnellement un excellent ophicléïde. La partie de harpe est confiée à un peintre, qui, malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, n'est jamais sûr de donner beaucoup de couleur à son exécution. Le reste de la masse instrumentale est bien composé et animé du meilleur esprit. On y trouve un virtuose remarquable. Il se nomme Müller, mais n'appartient point cependant à la célèbre famille des Müller, de Brunswick. Sa taille presque colossale, lui permet de jouer de la vraie contre-basse à quatre cordes avec une aisance extraordinaire. Sans chercher comme il le pourrait, à exécuter des traits ni des arpèges d'une difficulté inutile et d'un effet grotesque, il chante gravement et noblement sur cet instrument énorme, et sait en tirer des sons d'une grande beauté, qu'il nuance avec beaucoup d'art et de sentiment. Je lui ai entendu chanter un fort bel adagio composé par Mangold jeune, frère du capell-meister, de manière à émouvoir profondément un sévère auditoire. C'était dans une soirée donnée par M. le docteur Huth, le premier amateur de musique de Darmstadt, qui, dans sa sphère, fait pour l'art ce que M. Alsager sait faire à Londres dans la sienne, et dont l'influence est grande, par conséquent, sur l'esprit musical du public. Müller est une conquête qui doit tenter bien des compositeurs et des chefs d'orchestre; mais le grand-duc la leur disputera de toutes ses forces, très-certainement.

Le maître de chapelle Mangold, habile et excellent homme, a fait en grande partie son éducation musicale à Paris, où il a compté parmi les meilleurs élèves de Reicha. C'était donc pour moi un condisciple, et il m'a traité comme tel. Quant à Schlosser, le concert-meister déjà nommé, il s'est montré si bon camarade, il a mis tant d'ardeur à me seconder, que je suis vraiment dans l'impossibilité de parler comme il conviendrait de celles de ses compositions dont il m'a permis la lecture; j'aurais l'air de reconnaître son hospitalité, quand je ne ferais que lui rendre justice. Nouvelle preuve de la vérité de l'anti-proverbe: Un bienfait est toujours perdu!

Il y a à Darmstadt une bande militaire d'une trentaine de musiciens; je l'ai bien enviée au grand-duc. Tout cela joue juste, a du style, et possède un sentiment du rhythme qui donne de l'intérêt même aux parties de tambours.

Reichel (l'immense voix de basse qui me fut si utile à Hambourg) se trouvait, à mon arrivée, depuis quelque temps à Darmstadt, où, dans le rôle de Marcel des Huguenots, il avait obtenu un véritable triomphe. Il eut encore l'obligeance de chanter le Cinq mai, mais avec un talent et une sensibilité de beaucoup au-dessus des qualités qu'il avait montrées en exécutant ce morceau la première fois. Il fut admirable surtout à la dernière strophe, la plus difficile a bien nuancer:

Wie? Sterben er? o Ruhm, wie verwaist bist du!
Quoi! lui mourir! ô gloire, quel veuvage!

Ensuite l'air du Figaro de Mozart «Non più andrai,» que nous avions ajouté au programme, montra la souplesse de son talent, en le faisant briller sous une face nouvelle, lui valut un bis de toute la salle, et le lendemain un engagement très-avantageux au théâtre de Darmstadt. Je me dispense de vous narrer... le reste. Si vous allez dans ce pays-là on vous dira seulement que j'ai eu la vanité naïve de trouver le public et les artistes très-intelligents.

Nous voici maintenant, mon cher Osborne, au terme de ce pèlerinage, le plus difficile peut-être qu'un musicien ait jamais entrepris, et dont le souvenir, je le sens doit planer sur le reste de ma vie. Je viens, comme les hommes religieux de l'ancienne Grèce, de consulter l'oracle de Delphes. Ai-je bien compris le sens de sa réponse? Faut-il croire ce qu'elle paraît contenir de favorable à mes vœux?... N'y a-t-il pas d'oracles trompeurs?... L'avenir, l'avenir seul en décidera. Quoi qu'il en soit, je dois rentrer en France et adresser enfin mes adieux à l'Allemagne, cette noble seconde mère de tous les fils de l'harmonie. Mais où trouver des expressions égales à ma gratitude, à mon admiration, à mes regrets?... Quel hymne pourrais-je chanter qui fût digne de sa grandeur et de sa gloire?... Je ne sais donc, en la quittant, que m'incliner avec respect, et lui dire d'une voix émue:

Vale, Germania, alma parens!

LII

Je mets en scène la Freyschütz à l'Opéra.—Mes récitatifs.—Les chanteurs.—Dessauer.—M. Léon Pillet.—Ravages faits par ses successeurs dans la partition de Weber.

Je revenais de cette longue pérégrination en Allemagne, quand M. Pillet, directeur de l'Opéra, forma le projet de mettre en scène le Freyschütz. Mais dans cet ouvrage les morceaux de musique sont précédés et suivis d'un dialogue en prose, comme dans nos opéras-comiques, et les usages de l'opéra exigeant que tout soit chanté, dans les drames ou tragédies lyriques de son répertoire, il fallait mettre en récitatifs le texte parlé. M. Pillet me proposa cette tâche.

«—Je ne crois pas, lui répondis-je, qu'on dût ajouter au Freyschütz les récitatifs que vous me demandez; cependant, puisque c'est la condition sans laquelle il ne peut être représenté à l'Opéra, et comme si je ne les écrivais pas vous en confieriez la composition à un autre moins familier, peut-être, que je ne le suis avec Weber, et certainement moins dévoué que moi à la glorification de son chef-d'œuvre, j'accepte votre offre, à une condition: le Freyschütz sera joué absolument tel qu'il est, sans rien changer dans le livret ni dans la musique.

—C'est bien mon intention, répliqua M. Pillet; me croyez-vous capable de renouveler les scandales de Robin des Bois?

—Très-bien. En ce cas je vais me mettre à l'œuvre. Comment comptez-vous distribuer les rôles?

—Je donnerai le rôle d'Agathe à madame Stoltz, celui d'Annette à mademoiselle Dobré, Duprez chantera Max.

—Je parie que non, dis-je en l'interrompant.

—Pourquoi donc ne le chanterait-il pas?

—Vous le saurez bientôt.

—Bouché fera un excellent Gaspard.

—Et pour l'Ermite qui avez-vous?

—Oh!... répondit M. Pillet avec embarras, c'est un rôle inutile, qui fait longueur, mon intention serait de faire disparaître toute la partie de l'ouvrage dans laquelle il figure.

—Rien que cela? C'est ainsi que vous entendez respecter le Freyschütz et ne pas imiter M. Castil-Blaze!... Nous sommes fort loin d'être d'accord; permettez que je me retire, il m'est impossible de me mêler en rien à cette nouvelle correction.

—Mon Dieu! que vous êtes entier dans vos opinions! Eh bien! on gardera l'Ermite, on conservera tout, je vous en donne ma parole.»

Émilien Paccini qui devait traduire le livret allemand, m'ayant, lui aussi, donné cette assurance, je consentis, non sans méfiance, à me charger de la composition des récitatifs. Le sentiment qui m'avait porté à exiger la conservation intégrale du Freyschütz, sentiment que beaucoup de gens qualifiaient de fétichisme, enlevait ainsi tout prétexte aux remaniements, dérangements, suppressions et corrections auxquels on n'eût pas manqué de se livrer avec ardeur. Mais il devait aussi résulter de mon inflexibilité un inconvénient grave: le dialogue parlé, mis tout entier en musique, parut trop long, malgré les précautions que j'avais prises pour le rendre aussi rapide que possible. Jamais je ne pus faire abandonner aux acteurs leur manière lente, lourde et emphatique de chanter le récitatif; et dans les scènes entre Max et Gaspard principalement, le débit musical de leur conversation essentiellement simple et familière, avait toute la pompe et la solennité d'une scène de tragédie lyrique. Cela nuisit un peu à l'effet général du Freyschütz, qui néanmoins obtint un éclatant succès. Je ne voulus pas être nommé comme auteur de ces récitatifs, où les artistes et les critiques trouvèrent pourtant des qualités dramatiques, un mérite spécial, celui du style, qui disaient-ils, s'harmoniait parfaitement avec le style de Weber, et une réserve dans l'instrumentation que mes ennemis eux-mêmes furent forcés de reconnaître.

Ainsi que je l'avais prévu, Duprez qui, dix ans auparavant, avec sa petite voix de ténor léger, avait chanté Max (Tony) dans le pasticio de Robin des Bois à l'Odéon, ne put adapter à sa grande voix de premier ténor ce même rôle écrit, il est vrai, un peu bas en général. Il proposa les plus singulières transpositions entremêlées nécessairement des modulations les plus insensées, des soudures les plus grotesques... Je coupai court à ces folies en déclarant à M. Pillet que Duprez ne pouvait chanter ce rôle, sans, de son propre aveu, le défigurer complètement. Il fut alors confié à Marié, second ténor dont la voix ne manque pas de caractère au grave, très-bon musicien, mais chanteur lourd et empâté.

Madame Stoltz, elle non plus, ne put chanter Agathe sans transposer ses deux principaux airs: je dus mettre en le premier qui est en mi et baisser d'une tierce mineure la prière en la bémol du troisième acte, ce qui lui fit perdre les trois quarts de son ravissant coloris. Elle put, en revanche, conserver en si le sextuor de la fin, dont elle chanta le soprano avec une verve et un enthousiasme qui faisaient chaque soir éclater en applaudissements toute la salle.

Il y a un quart de difficulté réelle, un quart d'ignorance, et une bonne moitié de caprice dans la cause de toutes ces résistances de chanteurs à rendre certains rôles tels qu'ils sont écrits.

Je me rappelle que Duprez, pour la romance de mon opéra de Benvenuto Cellini «La gloire était ma seule idole», se refusa obstinément à chanter un sol du médium, la plus aisée des notes de sa voix et de toutes les voix. À sol ré placés sur le mot protège, et qui conduisent à la cadence finale d'une manière gracieuse et piquante, il préférait ré ré qui constituent une grosse platitude. Dans l'air «Asile héréditaire» de Guillaume Tell, il n'a jamais voulu donner le sol bémol enharmonique de fa dièse, placé là avec tant d'adresse et d'à-propos par Rossini, pour amener la rentrée du thème dans le ton primitif. Il a toujours substitué un fa qui produit une plate dureté et détruit tout le charme de la modulation.

Un jour je revenais de la campagne avec Duprez; placé à côté de lui dans la voiture qui nous ramenait, l'idée me vint de murmurer à son oreille la phrase de Rossini avec le sol bémol. Duprez rougissant légèrement me regarda en face et me dit:

«—Ah! vous me critiquez!

—Eh! certes oui, je vous critique. Pourquoi diable n'exécutez-vous pas ce passage tel qu'il est?...

—Je ne sais... cette note me gêne, m'inquiète...

—Allons donc! vous vous moquez. De quel droit vous gênerait-elle quand elle ne gêne point des artistes qui n'ont ni votre voix, ni votre talent?

—Peut-être avez-vous raison...

—Je suis parbleu bien certain d'avoir raison.

—Eh bien! je ferai le sol bémol désormais pour vous.

—Non pas, faites-le pour vous-même et pour l'auteur et pour le bon sens musical qu'il est étrange de voir offenser par un artiste tel que vous.»

Bah! ni pour moi, ni pour lui, ni pour Rossini, ni pour la musique, ni pour le sens commun, Duprez, aux représentations de Guillaume Tell, n'a jamais fait le sol bémol. Les diables ni les saints ne le feraient pas renoncer à son abominable fa. Il mourra dans l'impénitence finale.

Serda, la basse, qui dans Benvenuto Cellini avait été chargé du rôle du cardinal, prétendait ne pouvoir donner le mi bémol haut dans son air «À tous péchés pleine indulgence,» et transposant cette note à l'octave inférieure, il faisait un saut de sixte en descendant au lieu d'un mouvement ascendant de tierce; ce qui dénaturait absolument la mélodie. Un jour, il se trouva dans l'impossibilité d'assister à une répétition: on pria Alizard de l'y remplacer. Celui-ci, avec sa magnifique voix dont on ne voulait pas encore reconnaître la puissance expressive et la beauté, chanta mon air sans le moindre changement, à première vue, et de telle sorte que l'auditoire de choristes qui l'entourait l'applaudit chaleureusement. Serda apprit ce succès et le lendemain il trouva le mi bémol. Remarquez que ce même Serda, qui prétendait ne pouvoir donner cette note dans mon air, atteignait non-seulement au mi naturel, mais au fa dièse haut dans son rôle de Saint-Bris des Huguenots.

Quelle race que celle des chanteurs!

Je reviens au Freyschütz.

On ne manqua pas de vouloir y introduire un ballet. Tous mes efforts pour l'empêcher étant inutiles, je proposai de composer une scène chorégraphique, indiquée par Weber lui-même dans son rondeau de piano, l'Invitation à la valse, et j'instrumentai pour l'orchestre ce charmant morceau. Mais le chorégraphe, au lieu de suivre le plan tout tracé dans la musique, ne sut trouver que des lieux communs de danse, des combinaisons banales, qui devaient fort médiocrement charmer le public. Pour remplacer alors la qualité par la quantité, on exigea l'addition de trois autres pas. Or, voilà les danseurs qui se fourrent dans la tête que j'avais dans mes symphonies des morceaux très-convenables à la danse et qui compléteraient on ne peut mieux le ballet. Ils en parlent à M. Pillet; celui-ci abonde dans leur sens et veut me demander d'introduire dans la partition de Weber le bal de ma Symphonie fantastique et la fête de Roméo et Juliette.

Le compositeur allemand Dessauer se trouvait alors à Paris et fréquentait assidûment les coulisses de l'Opéra. À la proposition du directeur je me bornai à répondre:

«—Je ne puis consentir à introduire dans le Freyschütz de la musique qui ne soit pas de Weber, mais pour vous prouver que ce n'est point par un respect exagéré et déraisonnable pour le grand maître, voilà Dessauer qui se promène là-haut au fond de la scène, allons lui soumettre votre idée; s'il l'approuve je m'y conformerai; sinon je vous prie de ne m'en plus parler.»

Aux premiers mots du directeur, Dessauer se tournant vivement vers moi, me dit:

«—Oh! Berlioz, ne faites pas cela.

—Vous l'entendez,» dis-je à M. Pillet.

En conséquence il n'en fut plus question. Nous prîmes des airs de danse dans Obéron et dans Preciosa, et le ballet fut ainsi complété avec des compositions de Weber. Mais après quelques représentations les airs de Preciosa et d'Obéron disparurent; puis on coupa à tort et à travers dans l'Invitation à la valse, qui, ainsi transformée en morceau d'orchestre, avait pourtant obtenu un très-grand succès. Quand M. Pillet eut quitté la direction de l'Opéra et pendant que j'étais en Russie, on en vint pour le Freyschütz à retrancher une partie du finale du troisième acte; on osa supprimer enfin dans ce même troisième acte tout le premier tableau, où se trouvent la sublime prière d'Agathe et la scène des jeunes filles, et l'air si romantique d'Annette avec alto solo.

Et c'est ainsi déshonoré qu'on représente aujourd'hui le Freyschütz à l'Opéra de Paris. Ce chef-d'œuvre de poésie, d'originalité et de passion sert de lever de rideau aux plus misérables ballets et doit en conséquence se déformer pour leur faire place. Si quelque nouvelle œuvre chorégraphique vient à naître plus développée que ses devancières, on rognera le Freyschütz de nouveau, sans hésiter. Et comme on exécute ce qu'il en reste! quels chanteurs! quel chef d'orchestre! quelle lâche somnolence dans les mouvements! quelle discordance dans les ensembles! quelle interprétation plate, stupide et révoltante de tout par tous!... Soyez donc un inventeur, un porte-flambeau, un homme inspiré, un génie, pour être ainsi torturé, sali, vilipendé! Grossiers vendeurs! En attendant que le fouet d'un nouveau Christ puisse vous chasser du temple, soyez assurés que tout ce qui en Europe possède le moindre sentiment de l'art vous a en très-profond mépris.

LIII

Je suis forcé d'écrire des feuilletons.—Mon désespoir.—Velléités de suicide.—Festival de l'Industrie.—1022 exécutants.—32,000 francs de recette.—800 francs de bénéfice.—M. Delessert préfet de police.—Établissement de la censure des programmes de concert.—Les percepteurs du droit des hospices.—Le docteur Amussat.—Je vais à Nice.—Concerts dans le cirque des Champs-Élysées.

Mon existence après cette époque ne présente aucun événement musical digne d'être cité. Je restai à Paris, occupé presque uniquement de mon métier, je ne dirai pas de critique, mais de feuilletoniste, ce qui est bien différent. Le critique (je le suppose honnête et intelligent) n'écrit que s'il a une idée, s'il veut éclairer une question, combattre un système, s'il veut louer ou blâmer. Alors, il a des motifs qu'il croit réels pour exprimer son opinion, pour distribuer le blâme ou l'éloge. Le malheureux feuilletoniste obligé d'écrire sur tout ce qui est du domaine de son feuilleton (triste domaine, marécage rempli de sauterelles et de crapauds!) ne veut rien que l'accomplissement de la tâche qui lui est imposée; il n'a bien souvent aucune opinion au sujet des choses sur lesquelles il est forcé d'écrire; ces choses-là n'excitent ni sa colère, ni son admiration, elles ne sont pas. Et pourtant, il faut qu'il ait l'air de croire à leur existence, l'air d'avoir une raison pour leur accorder son attention, l'air de prendre parti pour ou contre. La plupart de mes confrères savent sans peine, souvent même avec une facilité charmante, se tirer de ce mauvais pas. Pour moi, quand je parviens à en sortir, c'est avec des efforts aussi longs que douloureux. Je suis demeuré une fois trois jours entiers enfermé dans ma chambre, pour écrire un feuilleton sur l'Opéra-Comique sans pouvoir le commencer. Je ne me souviens pas de l'œuvre dont j'avais à parler (une semaine après sa première représentation, j'en avais oublié le nom pour jamais), mais les tortures que j'éprouvai pendant ces trois jours avant de trouver les trois premières lignes de mon article, certes! je me les rappelle. Les lobes de mon cerveau semblaient prêts à se disjoindre. J'avais comme des cendres brûlantes dans les veines. Tantôt je restais accoudé sur ma table, tenant ma tête à deux mains; tantôt je marchais à grands pas comme un soldat en sentinelle par un froid de vingt-cinq degrés. Je me mettais à la fenêtre, regardant les jardins environnants, les hauteurs de Montmartre, le soleil couchant... aussitôt la rêverie m'emportait à mille lieues de mon maudit opéra-comique. Et quand en me retournant, mes yeux retombaient sur son maudit titre, écrit en tête de la maudite feuille de papier, blanche encore et attendant obstinément les autres mots dont je devais la couvrir, je me sentais envahir par le désespoir. J'avais une guitare appuyée contre ma table, d'un coup de pied je lui crevai le ventre... Sur ma cheminée, deux pistolets me regardaient avec leurs yeux ronds... je les considérai très-longtemps... puis j'en vins à me bosseler le crâne à grands coups de poing. Enfin, comme un écolier qui ne peut pas faire son thème, je pleurai avec une indignation furieuse en m'arrachant les cheveux. Cette eau salée sortie de mes yeux sembla me soulager un peu. Je tournai contre le mur les canons de mes pistolets qui me regardaient toujours. J'eus pitié de mon innocente guitare, et la reprenant, je lui demandai quelques accords qu'elle me donna sans rancune. Mon fils, âgé de six ans, vint en ce moment frapper à ma porte; par suite de ma mauvaise humeur je l'avais injustement grondé le matin. Comme je n'ouvrais pas.

«—Père, me cria-t-il, veux-tu être-z-amis?

Et courant lui ouvrir:

—Oui, mon garçon, soyons-z-amis! viens!»

Je le pris sur mes genoux, j'appuyai sa blonde tête sur ma poitrine et nous nous endormîmes tous les deux. Je venais de renoncer à trouver le début de mon article: c'était le soir du troisième jour. Le lendemain je parvins enfin, je ne sais comment, à écrire je ne sais quoi, sur je ne sais qui.

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Il y a quinze ans de cela!..... et mon supplice dure encore...... Extermination! En être toujours là! qu'on me donne donc des partitions à écrire, des orchestres à conduire, des répétitions à diriger; qu'on me fasse rester huit heures, dix heures même, debout, le bâton à la main, exercer des choristes sans instrument pour les accompagner, leur chantant moi-même leurs répliques tout en marquant la mesure, jusqu'à ce que je crache le sang et que la crampe m'arrête le bras; qu'on me fasse porter des pupitres, des contre-basses, des harpes, déplacer des estrades, clouer des planches, comme un commissionnaire ou un charpentier; qu'on m'oblige ensuite, pour me reposer, à corriger pendant la nuit des graveurs ou des copistes; je l'ai fait, je le fais, je le ferai; cela tient à ma vie musicale et je le supporte sans me plaindre, sans y songer même, comme le chasseur endure le froid, le chaud, la faim, la soif, le soleil, les averses, la poussière, la boue et les mille fatigues de la chasse! Mais sempiternellement feuilletoniser pour vivre! écrire des riens sur des riens! donner de tièdes éloges à d'insupportables fadeurs! parler ce soir d'un grand maître et demain d'un crétin avec le même sérieux, dans la même langue! employer son temps, son intelligence, son courage, sa patience à ce labeur, avec la certitude de ne pouvoir au moins être utile à l'art en détruisant quelques abus, en arrachant des préjugés, en éclairant l'opinion, en épurant le goût du public, en mettant hommes et choses à leur rang et à leur place! oh! c'est le comble de l'humiliation! mieux vaudrait être... ministre des finances d'une république.

Que n'ai-je le choix!

Je subissais avec moins de résignation que jamais les inconvénients de ma position, quand, en 1844, eut lieu à Paris l'Exposition des produits de l'industrie. Elle allait être terminée. Le hasard (ce dieu inconnu qui joue un si grand rôle dans ma vie), me fit rencontrer dans un café Strauss, le directeur des bals fashionables. La conversation s'engagea sur la clôture prochaine de l'Exposition et la possibilité de donner dans l'immense bâtiment où elle avait lieu et qui bientôt deviendrait libre, un véritable festival dédié aux industriels exposants.

«—J'y ai longtemps songé, dis-je à Strauss, mais après avoir fait tous mes calculs de statistique musicale, une difficulté m'a arrêté, celle d'obtenir la disposition du local.

—Cette difficulté n'est point insurmontable, répliqua vivement Strauss, je connais beaucoup M. Sénac le secrétaire du ministre du commerce, c'est lui qui dirige toutes les affaires de l'industrie française; il peut nous donner les moyens d'exécuter ce projet.»

Malgré l'enthousiasme de mon interlocuteur, je demeurai assez froid. Il fut convenu seulement avant de nous quitter, que nous irions ensemble, le lendemain, voir M. Sénac et que, s'il nous laissait entrevoir la possibilité de disposer du bâtiment de l'Exposition, nous examinerions la question plus sérieusement.

Sans s'engager tout à fait, M. Sénac, à l'énoncé de notre demande, ne nous découragea point. Il promit une prochaine réponse, que nous reçûmes en effet au bout de quelques jours et qui fut favorable. Restait à obtenir l'autorisation du préfet de police, M. Delessert.

Nous lui fîmes connaître notre plan qui consistait à donner dans le bâtiment de l'Exposition un festival en trois journées. Ces fêtes devaient se composer d'un concert, d'un bal, et d'un banquet d'industriels exposants. L'idée de Strauss, de faire après le concert, danser, manger et boire, nous eût sans aucun doute rapporté beaucoup d'argent; mais M. Delessert, en préfet toujours préoccupé d'émeutes et de complots, ne voulut ni festin, ni bal, ni musique, et interdit purement et simplement le festival.

Cette prudence me parut exaltée jusqu'à l'absurde. J'en parlai à M. Bertin, il fut du même avis et sut le faire partager à M. Duchâtel, ministre de l'intérieur. Ce dernier envoya aussitôt au préfet l'ordre de nous laisser faire au moins de la musique, et M. Delessert se vit contraint d'autoriser un grand concert sérieux pour le premier jour, et un concert dit populaire sous la direction de Strauss pour le second; concert-promenade dans lequel on exécuterait de la musique de danse, valses, polkas et galops, mais où l'on ne danserait point.

C'était nous ôter le bénéfice certain de l'entreprise. M. Delessert redoutait pourtant encore le danger que nos orchestres, nos chœurs et les amateurs qui pour les entendre, allaient se porter au centre des Champs-Élysées, en plein jour, pouvaient faire courir à l'État. Savait-on même si Strauss et moi nous n'étions pas des conspirateurs déguisés en musiciens!... Néanmoins je me tenais pour satisfait de pouvoir organiser et diriger un concert gigantesque, et je bornais mes vœux à réussir musicalement dans l'entreprise, sans y perdre tout ce que je possédais.

Mon plan fut bientôt tracé. Laissant Strauss s'occuper de son orchestre de danse destiné à ne pas faire danser, j'engageai pour le grand concert à peu près tout ce qui, dans Paris, avait quelque valeur comme choriste et instrumentiste, et je parvins à réunir un personnel de mille vingt-deux exécutants. Tous étaient payés, à l'exception des chanteurs (non choristes) de nos théâtres lyriques. J'avais fait un appel à ceux-ci dans une lettre où je les priais de se joindre à mes niasses chantantes pour les guider de l'âme et de la voix.

Duprez, madame Stolz et Chollet furent les seuls qui s'y refusèrent; mais leur absence fut remarquée le jour du concert et hautement blâmée par la presse le lendemain. Presque tous les membres des concerts du Conservatoire crurent également devoir s'abstenir, et bouder encore une fois avec leur vieux général. Habeneck, tout naturellement, voyait du plus mauvais œil cette grande solennité qu'il ne dirigeait pas...

Pour ne pas être forcé d'élever les frais jusqu'à une somme exorbitante, je ne demandai aux artistes que deux répétitions, dont l'une devait être partielle et l'autre générale. Je fis ainsi répéter d'abord successivement, dans la salle de Herz que nous avions louée pour cela:

  • Les violons,
  • Les altos et violoncelles,
  • Les contre-basses,
  • Les instruments à vent en bois,
  • Les instruments à vent en cuivre,
  • Les harpes,
  • Les instruments à percussion,
  • Les femmes et les enfants du chœur,
  • Les hommes du chœur.

Ces neuf répétitions auxquelles chaque individu ne prit part qu'une fois, produisirent des résultats merveilleux, et qu'on n'eût certainement pas obtenus avec cinq répétitions d'ensemble. Celle des trente-six contre-basses, surtout, fut curieuse. Quand nous en vînmes au trait du scherzo de la symphonie en ut mineur de Beethoven, qui figurait dans le programme, il nous sembla entendre les grognements d'une cinquantaine de porcs effarouchés: telle était l'incohérence et le défaut de justesse de l'exécution de ce passage. Peu à peu cependant elle devint meilleure, l'ensemble s'établit et la phrase apparut nettement dans toute sa sauvage rudesse.

«D'abord on s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
Puis enfin il n'y manqua rien.»

Nous l'avions recommencée dix-huit ou vingt fois, ce qu'on n'eût pas pu faire si l'orchestre entier eût été présent. Voilà l'avantage des répétitions partielles. On passe alors rapidement sur les portions du programme qui, pour le fragment du chœur ou de l'orchestre dont on s'occupe, ne présentent aucune difficulté et l'on donne au contraire tout le temps et toute l'attention nécessaires à l'étude des passages embarrassants et malaisés. Il en résulte seulement une fatigue excessive pour le chef d'orchestre. Mais, je crois l'avoir dit, en pareil cas je trouve des forces exceptionnelles, et ma vigueur défie celle d'un cheval de labour.

J'avais, on le pense bien, composé mon programme de manière qu'il ne contînt que des morceaux d'un style très-large ou déjà connus des exécutants. C'étaient:

  • L'ouverture de la Vestale (Spontini),
  • La prière de la Muette (Auber),
  • Le scherzo et le finale de la Symphonie en ut mineur (Beethoven),
  • La prière de Moïse (Rossini),
  • L'Hymne à la France, que j'avais composé exprès pour la circonstance,
  • L'ouverture du Freyschütz (Weber),
  • L'hymne à Bacchus d'Antigone (Mendelssohn),
  • La marche au supplice de ma Symphonie fantastique,
  • Le chant des Industriels, écrit pour cette fête par M. Adolphe Dumas et mis en musique par M. Méraux.
  • Un chœur de Charles VI (Halévy),
  • Le chœur de la bénédiction des poignards, des Huguenots (Meyerbeer),
  • La scène du jardin des plaisirs d'Armide (Gluck),
  • L'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale.

Nous devions faire la répétition générale dans le bâtiment de l'Exposition, dont j'avais choisi pour le concert, le grand carré central nommé salle des machines. La veille même de cette importante épreuve, pendant que les charpentiers travaillaient à la construction de mon estrade, la salle n'était pas encore libre. Un grand nombre de machines en fer encombraient l'emplacement destiné au public. On n'avait pas même pris les mesures nécessaires à l'enlèvement de ce monstrueux attirail.

Je n'essayerai pas de décrire mon anxiété à cet aspect.

Les murs de Paris étaient couverts d'affiches annonçant le festival; j'étais engagé pour une somme considérable, et je me voyais arrêté dans mon entreprise par l'obstacle le plus insurmontable et le plus imprévu! Nous ne pouvions retarder le concert d'un seul jour, l'ordre de démolir l'édifice, au plus tard le 5 août, était déjà donné, et les propriétaires des matériaux entrant dans sa construction ayant le droit de commencer sa démolition le 1er août, jour du premier concert, ne consentaient qu'à force d'argent à le laisser subsister quelques heures de plus. Ils étaient les vrais maîtres du local et nous prouvaient d'une façon péremptoire que le ministre du commerce nous avait prêté ce qui ne lui appartenait plus. J'eus un instant de vertige et je m'élançai à la course pour aller faire placarder une affiche contremandant le festival. Strauss m'arrêta presque de force, en m'assurant que le lendemain cinquante voitures viendraient déblayer le terrain. Comme je me voyais perdu de toutes manières, je laissai les choses suivre leur cours. Le lendemain, mes mille artistes se rendirent à la répétition générale, qui se fit au milieu des cris des charretiers, des claquements de leurs fouets et des hennissements de leurs chevaux. Mais enfin, les charretiers y étaient, les chevaux peu à peu emportaient les machines, le terrain devenait libre et je sentais l'oppression de ma poitrine diminuer. Après la répétition, autre cauchemar. Les auditeurs nombreux qui y avaient assisté s'approchent de moi déclarant, à l'unanimité, que l'estrade est à refaire et que, par suite de la position du chœur placé au-devant de l'orchestre, il est impossible d'entendre un son des instruments. Se figure-t-on un orchestre de cinq cents instrumentistes qu'on n'entend pas! Aussitôt soixante ouvriers se mettent à l'œuvre et coupant en deux l'estrade, dont le plan n'était pas de moitié assez incliné, baissent de trois mètres la partie antérieure réservée au chœur, et démasquent ainsi l'orchestre dont ils élèvent encore, d'ailleurs, les derniers gradins. Cette nouvelle disposition devait nécessairement permettre d'entendre les instruments, malgré le peu de sonorité du local, défaut irrémédiable et qu'on ne pouvait plus méconnaître. Dès que ce deuxième sujet d'inquiétudes eut à peu près disparu, un troisième non moins grave se présenta. Strauss et moi profitant de quelques heures de répit qui nous étaient laissées au milieu de tant de fracas, nous courûmes en cabriolet chez les divers marchands de musique, dépositaires des billets du concert, pour connaître l'état de la vente qu'ils en avaient dû faire. Après l'addition, nous reconnûmes avec effroi que la somme de 12,000 francs, qui en était le produit, ne couvrait pas la moitié des frais généraux. Nous devions maintenant compter sur une recette extraordinaire pour le lendemain, à la porte de la salle, ou nous préparer, si elle manquait, à payer le déficit.

Quelle nuit nous avons passée l'un et l'autre à la suite de cette exploration!

Mais il n'y avait plus à reculer.

Le lendemain 1er août, je me rends au bâtiment de l'Exposition vers midi. Le concert était annoncé pour une heure. Je remarque d'abord avec une joie à laquelle je n'ose me livrer, le nombre extraordinaire de voitures qui se dirigent vers le centre des Champs-Élysées. J'entre, je trouve tout dans un ordre parfait, mes instructions ayant été suivies à la lettre. Les musiciens, les choristes, les sous-chefs d'orchestre et de chœur, vont sans tumulte occuper le poste qui leur est assigné. Je consulte de l'œil mon bibliothécaire, M. Rocquemont, homme d'une rare intelligence, et d'une activité infatigable, et dont l'amitié pour moi aussi réelle que la mienne pour lui, l'a fait, en maintes circonstances analogues, me rendre de ces services qu'on n'oublie jamais: il m'assure que la musique est placée et qu'il ne manque rien. La fièvre musicale commence à courir dans mes veines; je ne pense plus au public, ni à la recette, ni au déficit. Je vais donner le signal pour attaquer l'ouverture, quand un violent craquement de bois se fait entendre, accompagné d'un long hurlement.

C'était la foule, qui, brisant une barrière et armée des billets qu'elle venait d'acheter au bureau, faisait invasion dans la salle en poussant des cris de joie.

«—Voyez cette inondation! dit un musicien, en me montrant la salle qui se remplissait tout d'un coup.

—Ah!!! nous sommes sauvés! criai-je, en frappant mon pupitre du plus joyeux coup de bâton que j'aie jamais donné. Nous allons faire maintenant quelque chose de beau!»

Nous commençons; l'introduction de la Vestale déroule ses larges périodes; et à partir de ce moment, la majesté, la puissance et l'ensemble de cette énorme masse d'instruments et de voix, deviennent de plus en plus remarquables. Mes mille vingt-deux artistes marchaient unis comme eussent fait les concertants d'un excellent quatuor. J'avais deux seconds chefs d'orchestre: Tilmant, chef d'orchestre de l'Opéra-Comique, dirigeant les instruments à vent, et mon ami Auguste Morel, aujourd'hui directeur du Conservatoire de Marseille, conduisant les instruments à percussion. De plus, cinq maîtres de chant, placés l'un au centre et les autres aux quatre coins de la masse chorale, étaient chargés de transmettre mes mouvements aux chanteurs qui, me tournant le dos, ne pouvaient les voir. Il y avait ainsi sept batteurs de mesure, qui ne me quittaient jamais de l'œil, et nos huit bras, quoique placés à de grandes distances les uns des autres, se levaient simultanément avec la plus incroyable précision. De là ce miraculeux ensemble qui étonna si fort le public.

Les plus grands effets furent produits par l'ouverture du Freyschütz, dont l'andante fut chanté par vingt-quatre cors; par la prière de Moïse qu'on fit répéter et dans laquelle les harpistes, au nombre de vingt-cinq, au lieu d'exécuter des arpéges en notes simples, jouèrent des arpéges formés d'accords à quatre parties, ce qui, quadruplant le nombre de cordes mises en vibrations, semblait porter à cent le nombre des harpes; par l'Hymne à la France qu'on redemanda également, mais que je m'abstins de répéter; et enfin par le chœur de la bénédiction des poignards des Huguenots, qui foudroya l'auditoire. J'avais redoublé vingt fois les soli de ce morceau sublime, il y avait en conséquence, quatre-vingts voix de basse employées pour les quatre parties des trois moines et de Saint-Bris. L'impression qu'il produisit sur les exécutants et sur les auditeurs les plus rapprochés de l'orchestre dépassa toutes les proportions connues. Quant à moi, je fus pris, en conduisant, d'un tremblement nerveux tel, que mes dents s'entre-choquaient, comme dans les plus violents accès de fièvre. Malgré la non-sonorité du local, je ne crois pas qu'on ait souvent entendu d'effet musical comparable à celui-là, et j'ai regretté alors que Meyerbeer n'ait pas pu en être témoin. Ce terrible morceau, qu'on dirait écrit avec du fluide électrique par une gigantesque pile de Volta, semblait accompagné par les éclats de la foudre et chanté par les tempêtes.

J'étais dans un tel état après cette scène qu'il fallut suspendre assez longtemps le concert. On m'apporta du punch et des habits. Puis sur l'estrade même, réunissant une douzaine de harpes revêtues de leur fourreau de toile, on en forma une sorte de petite chambre dans laquelle, en me baissant un peu, je pus me déshabiller et changer même de chemise en face du public, sans être vu.

Parmi les autres morceaux du programme, ceux qui ensuite réussirent le mieux, furent l'Oraison funèbre et l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale, dont Dieppo joua avec un talent remarquable le solo de trombone, et la scène d'Armide, dont le calme voluptueux causa un ravissement général.

Ma Marche au supplice, dont l'instrumentation est si violente et l'effet si énergique dans les salles de concerts ordinaires, parut d'une sonorité sourde et faible. Il en fut de même du scherzo et du finale de la symphonie en ut mineur de Beethoven. L'Hymne à Bacchus, de Mendelssohn, sembla lourd et terne; un journal, quelques jours après, dit que les prêtres de ce Bacchus avaient sans doute bu de la bière et non du vin de Chypre.

Le chant des Industriels fut très-mal accueilli, surtout par les exécutants. Je m'étais engagé à faire la musique de ces paroles d'Adolphe Dumas; mais il me fut impossible d'en venir à bout, et je dus consentir, pour que ses vers ne fussent pas perdus et lui prouver ma bonne volonté, à les laisser mettre en musique par le compositeur qu'il choisirait lui-même. Il désigna son beau-frère, Amédée Méreaux, professeur de piano à Rouen.

L'ouverture de la Vestale fut vivement applaudie, ainsi que le chœur sans accompagnement de la Muette. Quant au chant de Charles VI que les sollicitations de Schlesinger, éditeur de cet ouvrage d'Halévy, m'avaient fait introduire après coup dans le programme, il produisit un effet spécial. Il réveilla les stupides instincts d'opposition qui fermentent toujours dans le peuple de Paris; et au refrain si connu:

«Guerre aux tyrans, jamais en France,
  Jamais l'Anglais ne régnera!»

les trois quarts de l'auditoire se mirent à chanter avec le chœur. Ce fut une protestation plébéienne et d'un nationalisme grotesque contre la politique suivie à cette époque par le roi Louis-Philippe, et qui sembla donner raison aux préventions de M. le préfet de police contre le festival. Ce ridicule incident eut des suites dont je parlerai tout à l'heure.

Enfin mon Exposition musicale eut lieu, non-seulement sans accident, mais encore avec un succès brillant et l'approbation de l'immense public qui y assistait. En sortant, j'eus la douce satisfaction de voir MM. les percepteurs du droit des hospices occupés à compter sur une vaste table le produit de ma recette. Elle s'élevait à trente-deux mille francs; ils prirent le huitième de cette somme c'est-à-dire quatre mille francs. La recette du concert de musique de danse dirigé par mon associé Strauss, deux jours après, fut plus que médiocre; pour couvrir les frais de cette dernière fête, qui n'eut aucun succès, il fallut prendre ce qui manquait sur le bénéfice du grand concert, et, en dernière analyse, après tant de peines essuyées, tant de dangers courus, un si grand labeur accompli, j'eus pour ma part un reçu de quatre mille francs de M. le percepteur du droit des hospices et un bénéfice net de huit cents francs...

Charmant pays de liberté, où les artistes sont serfs, reçois leurs bénédictions sincères et l'hommage de leur admiration, pour tes lois égales, nobles et libérales!

Nous avions à peine achevé, Strauss et moi, de payer nos musiciens, copistes, imprimeurs, luthiers, maçons, couvreurs, menuisiers, charpentiers, tapissiers, buralistes, inspecteurs de salle, quand M. le préfet de police, qui nous avait fait payer la modeste somme de 1,238 francs à ses agents et à ses gardes municipaux (le service de police pour l'Opéra ne coûte que 80 francs), nous pria de nous rendre chez lui pour affaire pressante.

«—De quoi s'agit-il? dis-je à Strauss. En avez-vous une idée?

—Pas la moindre.

—M. Delessert aurait-il des remords de nous avoir si chèrement fait payer le service de ses inutiles agents? Va-t-il nous rembourser quelque portion de la somme?

—Oui, comptons là-dessus!»

Nous arrivons à la préfecture de police.

«—Monsieur, me dit M. Delessert, je suis fâché d'avoir à vous adresser un grave reproche!

—Lequel donc, monsieur, répliquai-je, étrangement surpris?

—Vous avez introduit clandestinement dans le programme de votre grand concert un morceau propre à exciter des passions politiques que le gouvernement cherche à éteindre et à réprimer. Je veux parler du chœur de Charles VI qui ne figurait pas dans les premières annonces du festival. M. le ministre de l'intérieur a lieu d'être fort mécontent des manifestations que ce chant a provoquées, et je partage entièrement ses sentiments à ce sujet.

—Monsieur le préfet, lui dis-je, avec tout le calme que je pus appeler à mon aide, vous êtes dans une erreur complète. Le chœur de Charles VI n'était point, il est vrai, porté sur mes premiers programmes; mais apprenant que M. Halévy se trouvait blessé de ne pas figurer dans une solennité où les œuvres de presque tous les grands compositeurs contemporains allaient être entendues, je consentis, sur la proposition qui m'en fut faite par son éditeur, à admettre le chœur de Charles VI à cause de la facilité de son exécution par de grandes masses musicales. Cette raison seule détermina mon choix. Je ne suis pas le moins du monde partisan de ces élans de nationalisme qui se produisent en 1844 à propos d'une scène du temps de Charles VI; et j'ai si peu songé à introduire clandestinement ce morceau dans mon programme, que son titre a figuré pendant plus de huit jours sur toutes les affiches du festival, affiches placardées contre les murs mêmes de la préfecture de police. Veuillez, monsieur le préfet, ne conserver aucun doute à cet égard et désabuser M. le ministre de l'intérieur.»

M. Delessert, un peu confus de son erreur, se déclara satisfait de l'explication que je venais de lui donner et s'excusa même de m'avoir adressé un reproche dont il reconnaissait l'injustice.

À partir de ce jour, néanmoins, la censure des programmes de concert fut établie, et l'on ne peut plus maintenant chanter une romance de Bérat ou de mademoiselle Puget, dans un lieu public, sans une autorisation émanée du ministère de l'intérieur et visée par un commissaire de police.

Je venais de terminer cette folle entreprise, que je me garderais de tenter aujourd'hui, quand mon ancien maître d'anatomie, mon excellent ami, le docteur Amussat, vint me voir. Il recula d'un pas en m'apercevant.

«—Ah çà! qu'avez-vous, Berlioz? vous êtes jaune comme un vieux parchemin, tous vos traits portent l'expression d'une fatigue et d'une irritation extraordinaires.

—Vous parlez d'irritation, lui dis-je; quel sujet aurais-je donc d'être irrité? Vous avez assisté au festival, vous savez comment tout s'y est passé: j'ai eu le plaisir de payer quatre mille francs à MM. les percepteurs du droit des hospices, il m'est resté huit cents francs; de quoi me plaindrais-je? Tout n'est-il pas dans l'ordre?»

(Amussat me tâtant le pouls):

«—Mon cher, vous allez avoir une fièvre typhoïde. Il faudrait vous saigner.

—Eh bien, n'attendons pas à demain, saignez-moi!»

Je quitte aussitôt mon habit, Amussat me saigne largement et me dit.

«—Maintenant, faites-moi le plaisir de quitter Paris au plus vite. Allez à Hyères, à Cannes, à Nice, où vous voudrez, mais allez dans le midi respirer l'air de la mer, et ne pensez plus à toutes ces choses qui vous enflamment le sang et exaltent votre système nerveux déjà si irritable. Adieu, il n'y a pas à hésiter.»

Je suivis son conseil; j'allai passer un mois à Nice, grâce aux huit cents francs que le festival m'avait rapportés, et pour réparer autant que possible le mal qu'il avait fait à ma santé.

Je ne revis pas sans émotion les lieux où je m'étais trouvé treize ans auparavant, lors d'une autre convalescence, au début de mon voyage d'Italie... Je nageai beaucoup dans la mer; je fis de nombreuses excursions aux environs de Nice, à Villefranche, à Beaulieu, à Cimiès, au Phare. Je recommençai mes explorations des rochers de la côte, où je retrouvai, toujours dormant au soleil, de vieux canons de ma connaissance; je revis des anses fraîches et riantes, tapissées d'algues marines, où je me baignais autrefois. La chambre où j'avais, en 1831, écrit l'ouverture du Roi Lear, étant occupée par une famille anglaise, j'étais allé me nicher dans une tour appliquée contre le rocher des Ponchettes, au-dessus de la maison.

J'y jouis avec délices d'une vue admirable sur la Méditerranée et d'un calme dont je sentais plus que jamais le prix. Puis, guéri tant bien que mal de ma jaunisse, et à bout de mes huit cents francs, je quittai cette ravissante côte de Sardaigne qui a toujours pour moi un si puissant attrait, et je revins à Paris reprendre mon rôle de Sisyphe.

Quelques mois après ce voyage de Nice, le directeur du théâtre Franconi, séduit par le chiffre extraordinaire auquel s'était élevée la recette du Festival de l'Industrie, me proposa de donner une série de grandes exécutions musicales dans son cirque des Champs-Élysées.

Je ne me souviens pas des arrangements que nous prîmes ensemble à ce sujet. Je sais seulement que ce fut une mauvaise affaire pour lui. Il y eut quatre concerts pour lesquels nous avions engagé cinq cents musiciens; et les dépenses nécessitées par cet énorme personnel ne purent être entièrement couvertes par les recettes. En outre le local, cette fois encore, ne valait rien pour la musique. Le son roulait dans cet édifice circulaire avec une lenteur désespérante, d'où résultaient, pour toutes les compositions d'un style un peu chargé de détails, les plus déplorables mélanges d'harmonies. Un seul morceau y produisit un très-grand effet, ce fut le Dies iræ de mon Requiem. La largeur de son mouvement et de ses accords le rendait moins déplacé que tout autre dans cette vaste enceinte retentissante comme une église. Le succès qu'il obtint nous obligea de le faire figurer dans le programme de tous les concerts.

Cette entreprise non lucrative pour moi me causa des fatigues excessives. L'occasion s'offrit d'aller me restaurer de nouveau dans les bienfaisantes eaux de la Méditerranée, grâce à deux concerts qu'on m'engageait à venir donner à Marseille et à Lyon, et dont le produit ne pouvait manquer de couvrir au moins les frais du voyage. Je fus ainsi amené pour la première fois à faire entendre mes compositions dans quelques provinces de France.

Les lettres que j'adressai en 1848, dans la Gazette musicale, à mon collaborateur, Édouard Monnais, contiennent, malgré le ton peu sérieux de leur rédaction, le récit exact de ce qui m'arriva dans cette excursion méridionale, et dans une autre que je fis à Lille bientôt après. Elles se trouvent sous le titre de Correspondance académique, dans mon volume des Grotesques de la musique.

Quelques mois plus tard, j'allai pour la première fois parcourir l'Allemagne du Sud, c'est-à-dire l'Autriche, la Hongrie et la Bohême. Voici le récit que je fis de ce voyage à mon ami Humbert Ferrand dans le Journal des Débats.

DEUXIÈME VOYAGE EN ALLEMAGNE

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L'AUTRICHE, LA BOHÊME ET LA HONGRIE

À M. HUMBERT FERRAND

première lettre

Vienne.

Je reviens encore d'Allemagne, mon cher Humbert, et à peine arrivé, j'éprouve le besoin de vous rendre compte de ce que j'y ai fait. Vous m'avez tant de fois soutenu dans l'ardeur de la lutte, raffermi aux heures de découragement, rassuré sur l'avenir en lui comparant le passé; vous avez un si vif et si noble sentiment du beau, un respect si religieux pour le vrai, une telle conviction de la grandeur et de la puissance de l'art, que le récit de mes explorations, de mes découvertes et de mes expériences en Europe, vous intéressera, je l'espère, et ne saurait être placé sous un patronage plus sympathique que le vôtre, ni plus intelligent. Malgré les passions sérieuses que votre cœur enferme, malgré les travaux que vous accomplissez dans ce coin du monde où une bienveillance royale vous a ménagé une si douce retraite, la poésie et la musique ne sont jamais, je le sais, oubliées de vous un seul jour. Votre amour pour ces deux sœurs divines fut trop profond et trop pur pour n'être pas inaltérable et je suis sûr que souvent, du haut des montagnes de votre île, vous prêtez l'oreille aux rumeurs musicales et littéraires que le vent du nord peut vous apporter de Paris. Et pourtant que Paris me paraît triste et morne, depuis ce dernier voyage surtout! Et que j'envie, pendant ces ardeurs caniculaires, vos rêveries parfumées sous les grands bois d'orangers de l'île de Sardaigne, et les concerts nocturnes de la Méditerranée, et même les chansons naïves de vos laboureurs sardes, Africains d'Europe, hommes antiques du temps présent! Non nobis Deus hæc otia fecit.

Je retrouve notre capitale préoccupée avant tout des intérêts matériels, inattentive et indifférente à ce qui passionne les poëtes et les artistes, amoureuse du scandale et de la raillerie, riant d'un rire strident et sec aux occasions qu'elle a de satisfaire cet amour étrange; je retrouve la puanteur de ses infernales chaudières d'asphalte, tempérée par les âcres parfums de ses mauvais cigares de la régie, ses figures ennuyées, ses visages ennuyeux, ses artistes découragés, ses hommes d'esprit fatigués, ses imbéciles fourmillant, ses théâtres exténués, affamés, mourants ou morts; le même orgue de Barbarie vient comme autrefois à la même heure me jouer le même air de Barbarie, j'entends émettre et soutenir les mêmes opinions de Barbarie, prôner les mêmes œuvres et les mêmes hommes de Barbarie.

En somme, tout cela me paraît former un ensemble assez triste, et d'ailleurs je ne suis pas dans une disposition d'esprit qui puisse me le montrer sous les couleurs de l'arc-en-ciel. Vous souvenez-vous des mélancolies désolantes dont nous étions affectés dans notre adolescence, le lendemain des bals ou des fêtes quelconques auxquels nous avions assisté? Un certain malaise de l'âme, une souffrance vague du cœur, un chagrin sans objet, des regrets sans cause, des aspirations ardentes vers l'inconnu, une inquiétude inexprimable de l'être tout entier, c'est ce que nous éprouvions. J'ai honte de l'avouer, mais c'est ce que j'éprouve. Je suis comme au lendemain d'une fête, que m'auraient donnée les étrangers. Les grands orchestres, les grands chœurs dévoués, ardents, chaleureux, que je dirigeais chaque jour avec tant de joie, me manquent; ce beau public, si courtois, si brillant, si attentif et si enthousiaste me manque; ces rudes émotions des grands concerts où, en dirigeant, l'on parle soi-même à la foule par les mille voix de l'orchestre et des chœurs, me manquent; cette étude des impressions diverses que produisent sur un auditoire sans préventions les tentatives récentes de l'art moderne, me manque; en un mot j'éprouve un tel malaise de cette immobilité après tant de clameurs harmonieuses, que je n'ai qu'une idée depuis mon retour, idée qui m'obsède et que je repousse jour et nuit, celle de m'embarquer sur un navire au long cours et de faire le tour du monde. Et précisément, comme si le hasard voulait conspirer aussi contre mes bonnes résolutions, ne m'envoie-t-il pas avant-hier la tentation de l'exemple, en me faisant rencontrer un de nos anciens amis, Halma le virtuose, qui arrive tout droit de Canton! Vous jugez si je l'ai questionné sur la Chine, sur les îles Malaises, sur le cap Horn, le Brésil, le Chili, le Pérou, qu'il a visités; avec quelle avidité j'ai examiné tous les objets rares et curieux qu'il en a rapportés! Je palpitais réellement et si j'avais eu un royaume, j'eusse à coup sûr parodié le mot de Richard III, en criant: «Mon royaume pour un vaisseau!» Mais n'ayant ni vaisseau, ni royaume, je reste dans cette petite ville qui s'étend, au dire de notre charmant poëte Méry, depuis la rue du Mont-Blanc jusqu'au faubourg Montmartre, et qu'on nomme Paris, et je m'y promène chaque soir en répétant sur tous les tons et sur tous les rhythmes imaginables ce vers de Ruy-Blas:

«Ah çà, mais on s'ennuie horriblement ici!»

Heureusement le néo-proverbe n'a pas tort, l'ennui porte conseil, il m'a suggéré un moyen d'oublier Paris sans en sortir; c'est de revoir par la pensée les lieux éloignés que j'ai parcourus, les artistes étrangers que j'ai connus, les monuments que j'ai visités, les institutions que j'ai étudiées, c'est enfin, de vous écrire, en choisissant toutefois les heures et les jours où le spleen m'oublie, afin de vous ennuyer vous-même le moins possible. Mais qui sait si vous me lirez seulement? Je vous vois d'ici, dormant à l'ombre d'un bosquet de citronniers, comme l'heureux vieillard du poëte romain, au doux murmure des abeilles laborieuses, qui butinent sur les fleurs autour de vous; un Virgile ou un Horace ouvert est dans votre main, cette immortelle poésie berce votre sommeil, et vous n'avez que faire de ma prose. Par bonheur, je sais le moyen de vous éveiller sans encourir de reproches écoutez: Je veux vous parler de... Gluck, de Gluck, entendez-vous? de son pays que je viens de voir, et de Mozart et de Haydn, et de Beethoven, qui tous comme Gluck ont vécu longtemps à Vienne... Je savais bien que ces noms magiques me feraient pardonner mon interpellation intempestive. Maintenant je commence.

Il ne m'est resté de mon voyage de Paris à Vienne que deux souvenirs remarquables, celui d'une douleur violente (ce n'est pas une douleur morale, il n'y a point de roman là dedans, ainsi ne cherchez pas à deviner; il s'agit d'une fort prosaïque douleur de côté) qui m'obligea de m'arrêter à Nancy, où je pensai mourir, incident fort ordinaire, car, en vérité, on ne vit que pour cela, et celui d'un Dieu que j'aperçus par la fenêtre d'une auberge d'Augsbourg. Ce brave homme qui vient de fonder une sorte de néo-christianisme assez en vogue déjà en Bavière et en Saxe montait en voiture au moment où, pâle d'émotion l'aubergiste me le montra: j'ai oublié son nom, mais il me parut avoir une figure vive, intelligente, et en somme l'air d'un assez bon diable. Ce voyage fait en voiturin comme les voyages d'Italie, fut d'autant plus long que le dernier bateau à vapeur était parti de Ratisbonne quand j'y arrivai, et qu'obligé de séjourner deux jours dans cette grande petite ville, j'eus ensuite le crève-cœur d'être brouetté lourdement le long des bords du Danube jusqu'à Lintz, au lieu de descendre rapidement le cours du fleuve emporté par un nuage. Combien de siècles séparent ces deux manières de voyager? En quittant Ratisbonne, je pouvais me croire contemporain de Frédéric Barberousse; à Lintz, en mettant le pied sur le pont d'un élégant et rapide navire à vapeur, je me retrouvais en 1845. Le nom de ces deux villes me rappelle une observation que j'ai faite souvent sur la sotte manie que nous avons en Europe de dénaturer ou de changer les noms de certaines villes en les faisant passer d'une langue dans une autre. Par exemple, disons-nous Londres au lieu de London, et quel besoin ont les Italiens de dire Parigi au lieu de Paris? J'avais dans ce voyage une carte d'Allemagne que je consultais souvent: j'y trouvais bien Lintz, parce que nous avons la bonté, en France, de prononcer et d'écrire ce nom comme les Allemands, mais je ne pus jamais découvrir Ratisbonne, par la raison bien simple que ce nom est de notre composition et n'offre aucun rapport avec Regensburg, véritable dénomination de la ville que je cherchais. Nous faisons à certains noms, et des plus difficiles à prononcer, l'honneur de les conserver, et nous en dénaturons d'autres sans savoir pourquoi. Nous disons les noms de Stuttgard, de Karlsruhe, de Darmstadt, du royaume de Wurtemberg, comme ceux qui les ont inventés, et l'instant d'après, au lieu de Baiern, nous dirons Bavière, au lieu de Munchen, Munich, au lieu de Donau, Danube! Mais au moins y a-t-il quelque analogie éloignée entre ces traductions françaises et les mots originaux, tandis qu'il n'en existe aucune entre Regensburg et Ratisbonne. Nous trouverions cependant passablement absurdes les Allemands, s'ils s'étaient avisés d'appeler Lyon Mittenberg et Paris Triffenstein.

En débarquant à Vienne, j'eus tout de suite une idée de la passion des Autrichiens pour la musique: l'un des douaniers en examinant les ballots et les malles qui sortaient du bateau à vapeur, aperçut mon nom et s'écria aussitôt (en français bien entendu):

«—Où est-il? où est-il?

—C'est moi, monsieur.

—Oh! mon Dieu! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé? Depuis huit jours nous vous attendions: tous nos journaux ont annoncé votre départ de Paris et vos prochains concerts à Vienne. Nous étions fort inquiets de ne pas vous voir.»

Je remerciai de mon mieux l'honnête douanier, en me disant à part moi que j'étais bien sûr de ne jamais donner d'inquiétudes pareilles aux préposés de l'octroi des portes de Paris.

J'étais à peine installé dans cette joyeuse cité de Vienne, que je fus invité à assister au premier concert annuel du Manége. Ce concert est donné au profit du Conservatoire, et la troupe immense des exécutants (ils sont plus de mille) est presque entièrement composée d'amateurs. Le gouvernement faisant très-peu ou presque rien pour soutenir le Conservatoire, il était raisonnable que les vrais amis de la musique vinssent en aide à cette institution; mais c'est justement parce que cela me paraissait raisonnable et beau que j'en fus profondément étonné. Tous les ans, à pareille époque, l'Empereur met à la disposition de la Société des amateurs l'immense local du Manége. Une liste d'inscription est ouverte pour les exécutants, chez les marchands de musique, et tel est à Vienne le nombre des amateurs plus ou moins habiles, instrumentistes ou chanteurs, qu'on est obligé chaque année d'en refuser plus de cinq cents, et qu'on n'a que l'embarras du choix pour former ce chœur de six cents chanteurs et cet orchestre de quatre cents instrumentistes. La recette de ces concerts gigantesques (il y en a toujours deux) est fort considérable, la salle du Manége pouvant contenir près de quatre mille personnes, malgré la place énorme que prend l'amphithéâtre sur lequel sont élevés les exécutants. Les billets ne sont d'ordinaire tous pris cependant qu'au premier concert; le second est moins fréquenté, le programme de cette deuxième séance n'étant que la reproduction de celui de la première. Un grand nombre de Viennois seraient-ils donc incapables d'entendre sans ennui les mêmes chefs-d'œuvre deux fois de suite en huit jours?...

Tous les publics du monde se ressemblent à cet égard. Il est vrai de dire que les morceaux dont se compose le programme de ces fêtes musicales sont presque toujours tirés des partitions les plus connues des vieux maîtres, et que le public viendrait très-probablement avec autant d'empressement à la seconde séance qu'à la première, si on devait y entendre quelque œuvre nouvelle écrite spécialement pour ces concertants et pour la masse d'exécutants qu'on y réunit. Et ce serait même là une proposition musicale très-digne d'intérêt. Sans doute les morceaux de musique largement écrits, comme les oratoires de Handel, de Bach, de Haydn et de Beethoven gagnent beaucoup à être rendus par des masses puissantes; mais il ne s'agit après tout, en ce cas, que d'un plus ou moins grand redoublement des parties; tandis que, en écrivant en vue d'un orchestre colossal et d'un chœur immense, comme ceux dont il s'agit, un compositeur, qui connaîtrait les ressources multiples d'une pareille agglomération de moyens d'exécution, devrait nécessairement produire quelque chose d'aussi neuf dans les détails que de grandiose dans l'ensemble. C'est ce qu'on n'a pas encore fait. Dans toutes les œuvres dites monumentales, la forme et le tissu sont restés les mêmes. On les exécute en pompe dans de vastes locaux, mais on pourrait les faire entendre dans un local moindre, avec une petite quantité d'exécutants, sans qu'elles perdissent beaucoup de leur effet. Elles n'exigent pas impérieusement un concours inusité de voix et d'instruments; et quand ce concours a lieu, ces œuvres n'en reçoivent qu'une accentuation plus forte et ne produisent rien d'extraordinaire ni d'inattendu. Néanmoins, j'avoue que ce concert m'émut profondément, par l'effet des chœurs surtout. La beauté des voix de soprano me parut incomparable, et l'ensemble général excellent. En voyant sur le programme l'ouverture de la Flûte enchantée de Mozart, je craignis que ce merveilleux morceau, d'un mouvement si rapide, d'une trame si serrée et si délicatement ouvragée, ne pût être bien rendu par un orchestre aussi vaste; mais mon inquiétude fut de courte durée, et l'orchestre (un orchestre d'amateurs) l'exécuta avec une précision et une verve qu'on ne trouve pas souvent même parmi les artistes.

Un motet de Mozart, un autre de Haydn, un air de la Création, l'ouverture que je viens de citer, et l'oratorio du Christ au mont des Oliviers, de Beethoven, formaient le programme. Staudigl et madame Barthe-Hasselt chantaient les soli. Staudigl a une basse veloutée, onctueuse, suave et puissante à la fois, d'une étendue de deux octaves et deux notes (du mi grave au sol haut), qu'il ne pousse jamais, mais qu'il laisse sortir, s'exhaler et se répandre sans le moindre effort, et qui remplit même une salle démesurée comme celle du Manége. Cette voix a en soi un principe d'émotion très-actif, bien que l'artiste soit en général peu ému lui-même; elle vous pénètre et vous charme. Staudigl, d'ailleurs, tout enchantant avec cette simplicité de bon goût qui est le propre des virtuoses parfaitement maîtres du style large, exécute aisément les vocalisations et les traits d'une certaine rapidité. Enfin il sait la musique à fond et lit à première vue tout ce qu'on lui présente avec un aplomb si imperturbable, que cette facilité excessive amène quelquefois même des résultats fâcheux. Staudigl met un peu d'amour-propre à en faire parade, et ne jette, en conséquence, jamais un regard sur un morceau qu'il n'est pas tenu de chanter par cœur, avant de se présenter devant l'orchestre. Quand donc une répétition générale est annoncée, il arrive, prend son cahier qu'il n'a pas encore vu, et chante couramment paroles et musique sans se tromper d'un mot ni d'une intonation. Il lit cela comme un livre qu'on lui mettrait pour la première fois entre les mains, mais il ne le lit pas mieux, et c'est ce mieux qui est indispensable dans une répétition générale, où il s'agit non-seulement d'une exactitude littérale, mais aussi d'une reproduction intelligente, vive, animée, de l'œuvre du compositeur. Or, comment mettre ce feu, cette âme, cette vie dans une lecture pareille, où rien n'a été préparé par l'exécutant, où l'esprit général, les nuances et même les mouvements de la composition lui sont encore inconnus? Cette légère critique, non pas du talent, mais des habitudes de ce grand artiste, a été faite à Vienne devant moi, par des compositeurs qu'elle avait maintes fois inquiétés dans des circonstances importantes. Louis XVIII disait: «Il ne faut pas être plus royaliste que le roi!» On pourrait dire à Staudigl: Il ne faut pas vouloir être plus musicien que la musique. L'air en majeur de la Création qu'il chanta au concert du Manége enthousiasma tout l'auditoire, et Staudigl, déjà sur le point de sortir de la salle où sa présence après son air n'était plus nécessaire, se vit forcé d'y rentrer pour le recommencer. Staudigl est à la fois premier sujet et régisseur du théâtre de la Vienne, que dirige avec autant de talent que de probité M. Pockorny. Sa magnifique voix de basse, malgré la beauté exquise de son timbre, n'est pas de ces voix délicates qui exigent des précautions hygiéniques et un régime particulier chez les artistes qui en sont doués: loin de là, Staudigl se permet, aux époques les plus rigoureuses de l'hiver, de chasser dans la neige des journées entières, le col nu, suivant son habitude, et revient le soir chanter Bertram, Marcel ou Gaspard sans le moindre embarras vocal. Ce théâtre de la Vienne, ainsi appelé parce qu'il se trouve sur le bord de la petite rivière de ce nom, est ouvert depuis trois ans à peine, et déjà il marche de façon à donner à son rival, celui de Kerntnerthor, de graves embarras; c'est vers lui que se dirigent presque tous les artistes célèbres qui veulent se faire entendre à Vienne; c'est sur ce théâtre que débutèrent Pischek pendant l'hiver de 1846, et Jenny Lind quelque temps après. Et Dieu sait la furie d'enthousiasme qu'ils y excitèrent l'un et l'autre, et les recettes fabuleuses qu'ils y ont fait faire.

Le chœur, sans être très-nombreux a beaucoup de force; il est presque entièrement composé de jeunes sujets, hommes et femmes, dont les voix sont fraîches et d'un beau timbre. Ils ne sont pas tous très-bons lecteurs. L'orchestre, qu'on avait fort calomnié auprès de moi, dès mon arrivée, ne saurait être mis sans doute à la hauteur de celui du théâtre de Kerntnerthor, dont je parlerai bientôt, mais il marche bien cependant, et les jeunes artistes qui le composent sont pleins de cette chaleur et de cette bonne volonté qui, dans l'occasion enfantent des miracles. J'ai remarqué dans la troupe chantante, une femme d'un talent précieux pour les rôles tendres et passionnés, dont j'ai le regret de ne pouvoir citer le nom, qui m'échappe malgré tous mes efforts pour le retrouver. Elle excellait dans le rôle d'Agathe du Freyschütz.

Je dois citer en outre mademoiselle Treffs, cantatrice gracieuse, et mademoiselle Marra, prima donna, dont le talent a tout à la fois de l'éclat et de la gentillesse, dont la voix est brillante et légère, quoique rebelle à certaines vocalises, mais qui, par malheur, est très-peu musicienne, et commet en conséquence, parfois, de graves erreurs de mesure, capables de mettre en désarroi un morceau d'ensemble, malgré toute la sagacité et la prestesse des chefs d'orchestre. Mademoiselle Marra excelle dans la Lucie de Donizetti; elle vient d'obtenir cet hiver encore de beaux succès dans le nord de l'Allemagne et dans quelques villes de Russie.

Mais les ténors! les ténors! voilà le côté faible du théâtre de la Vienne comme de presque tous les théâtres du monde en ce moment; et je crains bien que, malgré ses efforts, M. Pockorny ne puisse parvenir de sitôt à combler cette lacune dans son personnel chantant.

Le théâtre de Kerntnerthor est plus heureux sous ce rapport, il possède Erl, ténor haut, à la voix blanche, un peu froid, réussissant mieux dans les morceaux calmes que dans les scènes passionnées, et dans le chant purement musical que dans le chant dramatique. Ce théâtre est dirigé par un Italien, M. Balochino; la ville et la cour, les artistes et les amateurs jugent très-sévèrement son administration. Je ne puis apprécier les motifs de cette réprobation: elle m'a paru avoir pour effet d'éloigner le public de Kerntnerthor, malgré les efforts intelligents de l'éminent artiste, M. Nicolaï, qui y dirige toute la partie musicale, à laquelle M. Balochino, en sa qualité de directeur d'un théâtre lyrique, est nécessairement étranger. C'est déjà beaucoup que M. Balochino n'ait pas pris des tailleurs[101] pour jouer de la basse, et qu'il ait eu l'idée d'engager des violonistes pour jouer du violon. En France on subit aussi cette cruelle nécessité de recourir presque toujours à des musiciens pour faire de la musique; mais on s'occupe à résoudre le problème qui permettrait de s'en affranchir complètement.

Outre une très-belle basse profonde et vibrante, M. Balochino possède encore dans sa troupe la cantatrice dont j'ai cité le nom plus haut, madame Barthe-Hasselt. C'est un talent de premier ordre, musicalement et dramatiquement parlant. La voix de madame Hasselt manque un peu de fraîcheur, mais elle est d'une grande étendue, d'une force peu commune, très-juste et d'un timbre émouvant, peut-être par cela même qu'il est un peu voilé. J'ai entendu chanter à madame Hasselt, et d'une triomphante manière, la scène si difficile et si belle du soprano dans Obéron. Je ne crois pas que sur cent prime donne il y en ait une capable d'interpréter avec autant de fidélité, de feu, de grandeur et d'audace cette page brûlante de Weber. À la fin du dernier allegro, après l'explosion de joie de l'amante d'Huon, une véritable lutte s'établit entre l'orchestre et la cantatrice. Madame Hasselt en est sortie à son honneur, sa voix stridente dominait l'orage instrumental et semblait le défier sans jamais cependant laisser échapper un son exagéré ou d'une nature douteuse. L'impression que je reçus de cette scène d'Obéron, ainsi exécutée dans un concert, est une des plus vives dont j'aie conservé le souvenir. Quelque temps après l'occasion se présenta pour moi de connaître le mérite de madame Hasselt comme tragédienne: ce fut dans l'opéra de Nicolaï, le Proscrit, dont le dernier acte, admirable sous tous les rapports, place à mon avis, Nicolaï très-haut parmi les compositeurs.

Dans cet opéra tiré d'un drame de Frédéric Soulié, une femme croyant son mari mort en exil, a épousé un autre homme qu'elle aimait et se voit, au retour de son premier époux, qu'elle respecte sans l'avoir jamais aimé d'amour, contrainte de quitter le second pour lui. Ses forces ne suffisent point à l'accomplissement de ce terrible devoir. Résolue de s'y soustraire, la malheureuse s'empoisonne, après avoir réconcilié les deux rivaux, et meurt en pressant sur son cœur leurs deux mains unies. Madame Hasselt joua et chanta ce rôle en tragédienne lyrique consommée, et je retrouvai en elle les beaux élans de l'âme, les savantes combinaisons unies à des inspirations soudaines qui firent si justement en France, il y a quarante ans, la gloire de madame Branchu.

Hélas! mon cher Humbert, elles disparaissent aussi peu à peu comme les ténors, ces cantatrices tragédiennes, sans lesquelles le drame lyrique est perdu. Il semble, à voir la rareté toujours croissante des artistes capables de reproduire avec les moyens de notre art les grandes et nobles passions du cœur humain, que ces passions soient une invention des poëtes et des musiciens, et que la nature ayant créé par exception quelques êtres doués de la faculté de les comprendre et de les exprimer, se refuse maintenant à en créer de nouveaux, les considérant comme des objets de luxe en dehors de la race humaine.

À M. HUMBERT FERRAND

deuxième lettre

Vienne. (Suite)

Quand je vous disais dernièrement que les cantatrices dramatiques devenaient aussi rares que les ténors, et que la nature semblait n'en plus vouloir produire, ce n'est pas que les voix de soprano puissantes et étendues soient, comme les véritable ténors, des diamants hors de prix. Non, les belles voix de femme se rencontrent encore, les voix même très-exercées, mais que faire de ces instruments si la sensibilité, l'intelligence et l'inspiration ne les animent? C'est des talents dramatiques réels et complets que je voulais parler. Nous trouvons un assez bon nombre de cantatrices aimées du public parce qu'elles chantent d'une façon brillante de brillantes niaiseries, et détestées des grands maîtres parce qu'elles seraient incapables d'interpréter dignement leurs œuvres. Elles ont la voix, le savoir musical, un larynx agile: il leur manque l'âme, le cerveau et le cœur: de telles femmes sont de véritables monstres, et d'autant plus redoutables pour les compositeurs que, souvent, ces monstres-là sont charmants. Ceci explique la faiblesse qu'ont bien des maîtres d'écrire des rôles d'un sentiment faux, qui séduisent le public par l'éclat de leur apparence, et les œuvres bâtardes que nous voyons naître, et l'abaissement gradué du style, l'anéantissement du sens de l'expression, l'oubli des convenances dramatiques, le mépris du vrai, du grand, du beau, et le cynisme et la décrépitude de l'art dans certains pays.

Je ne vous ai point encore parlé de l'orchestre ni des chœurs du théâtre de Kerntnerthor: ils sont de première force; l'orchestre surtout, choisi, discipliné et dirigé par Nicolaï, a des égaux, mais n'a pas de supérieurs. Outre l'aplomb, la verve et une extrême habileté de mécanisme, cet orchestre est d'une sonorité exquise, qui tient sans doute à la rigoureuse justesse de l'accord des divers instruments entre eux, autant qu'à l'absence de toute intonation fausse dans chacune des exécutions individuelles dont l'ensemble se compose. On ne sait pas combien cette qualité est peu commune et quels désastres les imperfections de justesse, si rares qu'on les suppose, produisent dans les masses instrumentales, même les meilleures sous d'autres rapports. L'orchestre de Kerntnerthor sait accompagner le chant dans tous les styles, il sait dominer quand le rôle principal lui est dévolu; ses forte ne sont jamais du bruit, à moins qu'il n'ait à exécuter quelques-uns de ces misérables tissus de notes qui le contraignent alors d'être aussi mauvais que leur auteur. Il est parfait dans l'opéra, triomphant dans la symphonie, et, pour achever enfin d'en faire l'éloge, cet orchestre ne contient point de ces artistes boursouflés de vanité, qui repoussent les justes observations, regardent tout parallèle établi entre eux et les virtuoses étrangers comme une insulte, et croient faire honneur à Beethoven quand ils daignent l'exécuter. Nicolaï compte des ennemis à Vienne; c'est fâcheux pour les Viennois, car je le regarde comme un des plus excellents directeurs d'orchestre que j'aie jamais rencontrés, et comme un de ces hommes dont l'influence suffit à donner une supériorité musicale évidente à la ville qu'ils habitent, quand on les entoure des éléments dont ils ont besoin pour rendre manifestes leur force et leur intelligence. Nicolaï possède, à mon avis, les trois conditions indispensables pour former un chef d'orchestre accompli. C'est un compositeur savant, exercé, et susceptible d'enthousiasme; il a le sentiment de toutes les exigences du rhythme, et possède un mécanisme de mouvement parfaitement clair et précis: enfin c'est un organisateur ingénieux et infatigable ne plaignant ni son temps, ni sa peine aux répétitions, et qui sait ce qu'il fait parce qu'il ne fait que ce qu'il sait. De là les dispositions morales et matérielles excellentes, la confiance, la soumission, la patience, et enfin l'assurance merveilleuse et l'unité d'action de l'orchestre de Kerntnerthor.

Les concerts spirituels que Nicolaï organise et dirige tous les ans dans la salle des Redoutes, font le digne pendant de nos concerts du Conservatoire de Paris. C'est là que j'entendis la scène d'Obéron dont je vous ai parlé dans ma lettre précédente, avec l'air d'Iphigénie en Tauride: «Unis dès la plus tendre enfance», assez tristement chanté par Erl, une belle symphonie de Nicolaï, et la merveilleuse, l'incomparable symphonie en si bémol de Beethoven. Tout cela fut exécuté avec cette fidélité chaleureuse, ce fini dans les détails et cette puissance d'ensemble qui font, pour moi du moins, d'un pareil orchestre ainsi dirigé, le plus beau produit de l'art moderne et la plus véritable représentation de ce que nous appelons la musique aujourd'hui.

C'est dans cette grande et belle salle des Redoutes que Beethoven faisait entendre, il y a trente ans, ses chefs-d'œuvre adorés maintenant de toute l'Europe, et accueillis alors des Viennois avec le plus mortel dédain. M. le comte Michel Wielhorski m'a dit y avoir assisté, en 1820, et lui cinquantième, à l'exécution de la symphonie en la!!! Les Viennois se pressaient alors aux représentations des opéras de Salieri!... Pauvres petits hommes, à qui un colosse était né!... Ils aimaient mieux les nains.

Vous concevrez, mon cher Humbert, que les jambes m'aient tremblé quand je suis monté pour la première fois sur cette estrade où s'appuya naguère son pied puissant. Rien n'y est changé depuis Beethoven, le pupitre-chef dont je me servais fut le sien: voilà la place occupée par le piano sur lequel il improvisait; cet escalier conduisant au foyer des artistes est celui par lequel il redescendait quand, après l'exécution de ses immortels poëmes, quelques enthousiastes clairvoyants se donnaient la joie de le rappeler en l'applaudissant avec transports, au grand étonnement des autres auditeurs, amenés là par une curiosité désœuvrée, et qui ne voyaient, dans les sublimes élans de son génie, que les mouvements convulsifs et les brutales excentricités d'une imagination en délire. Quelques-uns approuvaient tout bas les enthousiastes, mais n'osaient se joindre à eux. Ils ne voulaient pas heurter de front l'opinion publique. Il fallait attendre. Et cependant, Beethoven souffrait. Sous combien de Ponce-Pilate ce Christ a-t-il ainsi été crucifié!!!

La vaste salle des Redoutes est très-belle pour la musique. C'est un parallélogramme, mais ses angles ne produisent pas d'échos. Il n'y a qu'un parquet et une galerie. Ce fut dans un des concerts que j'y donnais que le célèbre chanteur Pischek voulut se faire entendre pour la première fois à Vienne. Je fus ravi de sa proposition, l'ayant connu et admiré à Francfort trois ans auparavant. Il choisit pour ce jour-là une ballade de Uhland intitulée: Des Sængers Fluch, mise en musique par Esser et qui lui est très-favorable. Ce morceau étant avec piano obligé, je priai Seymour-Schiff, un habile et vigoureux pianiste allemand, de l'accompagner; en véritable artiste qu'il est, Seymour-Schiff y consentit. Nous allâmes donc ensemble chez Pischek pour répéter sa ballade. Je n'ai pas besoin de dire qu'il ne s'agit pas là d'une de ces babioles musicales que nous nommons ballades à Paris, celle de Uhland est un poëme d'une certaine étendue que le musicien a traité largement à la manière de Schubert, et l'œuvre d'Esser, essentiellement variée, forte et dramatique, ne ressemble en aucune façon à nos petits couplets plus ou moins bien recouverts d'un vernis gothique. Je ne saurais vous dire, mon cher Humbert, l'impression que fit sur moi la voix incomparable et la verve frémissante de Pischek, tant depuis trois ans il avait fait de progrès. Ce fut une sorte d'ivresse assez semblable à celle que produisit Duprez sur le public de l'Opéra le jour de son début dans Guillaume Tell. On n'a pas d'idée de la beauté de ce baryton, de sa force, de sa plénitude dans les sons de poitrine, de sa douceur ravissante dans les notes de tête, de son agilité et de sa puissance. Son étendue est d'ailleurs considérable; elle embrasse, en voix franche de poitrine, deux octaves, du la bémol grave au la bémol aigu. Et quel souffle brûlant anime ce rare instrument! quelle passion, tantôt savamment contenue, tantôt éclatant sans contrainte! Comme, en écoutant Pischek, on reconnaît vite l'artiste, le vrai musicien! Il agite son auditeur et le calme à son gré; il le fascine, il l'entraîne. Son enthousiasme, en chantant sa ballade, me saisit dès les premières mesures; je me sentis rougir jusqu'aux yeux; mes artères battaient à se rompre, et, fou de joie, je m'écriai: «Voilà don Juan, voilà Roméo, voilà Corte!» Pischek est en outre doué d'un extérieur avantageux; sa taille est haute et bien prise, sa physionomie vive et animée. Il est lecteur intrépide, pianiste d'une grande force, et assez fort contre-pointiste pour improviser sans peine dans le style fugué, sur le premier thème venu. Il faut vraiment déplorer, pour notre Opéra de Paris que Pischek ne sache pas un mot de français. Né à Prague en 1810, je crois, la première langue qu'il parla fut le bohême; il apprit ensuite l'allemand, plus tard l'italien, c'est de l'étude de l'anglais qu'il s'occupe à cette heure; et c'est en anglais qu'il chantera à Londres cet hiver.

Son succès dans la ballade d'Esser à mon concert fut spontané et général. Une romance, qu'à la demande du public, il chanta, en outre, en s'accompagnant lui-même, acheva de faire délirer l'auditoire. On ne pouvait, en effet, rien entendre de plus délicieux. Peu de jours après, il parut au théâtre de la Vienne, d'abord dans le Zimmerman, de Lortzing, puis dans les Puritains, où le fameux duo lui fournit l'occasion de lutter avec Staudigl. Il devait jouer Don Juan quand je partis pour Prague; je regrettai vivement de ne pouvoir l'entendre dans le rôle de ce héros de la séduction et de l'audace, dont il est, j'en suis convaincu, l'idéal personnifié. Pischek, cependant, a trouvé à Vienne, et parmi d'excellents esprits, des critiques sévères qui reprochaient à son chant de l'affectation et de la manière. J'avoue n'avoir jamais rien observé en lui qui me parût de nature à mériter ce grave reproche, qui du reste a été souvent aussi adressé à Rubini. Et je répète que si Pischek parvenait à savoir tout à fait bien le français (ce que je ne crois plus possible aujourd'hui) et que si l'on écrivait pour lui un rôle à la fois brillant et passionné, il bouleverserait à plaisir le public de l'Opéra et les Parisiens seraient ses esclaves.

La salle des Redoutes doit ce nom à de grands bals qu'on y donne fréquemment dans la saison d'hiver. C'est là que la jeunesse viennoise se livre à sa passion pour la danse, passion réelle et charmante, qui a amené les Autrichiens à faire de la danse des salons un art véritable, aussi au-dessus de la routine de nos bals, que les valses et l'orchestre de Strauss sont supérieurs aux polkas et aux racleurs des guinguettes de Paris. J'ai passé des nuits entières à voir tourbillonner ces milliers d'incomparables valseurs, à admirer l'ordre chorégraphique de ces contredanses à deux cents personnes disposées sur deux rangs seulement, et la piquante physionomie des pas de caractère, dont je n'ai vu qu'en Hongrie surpasser l'originalité et la précision. Et puis Strauss est là, dirigeant son bel orchestre; et quand les valses nouvelles qu'il écrit spécialement pour chaque bal fashionable ont du succès, les danseurs s'arrêtent parfois pour l'applaudir, les dames s'approchent de son estrade lui jettent leurs bouquets, et l'on crie bis, et on le rappelle à la fin des quadrilles. Ainsi la danse n'est pas jalouse et fait à la musique sa part de joie et de succès. C'est justice, car Strauss est un artiste. On n'apprécie pas assez l'influence qu'il a déjà exercée sur le sentiment musical de toute l'Europe, en introduisant dans les valses les jeux de rhythmes contraires, dont l'effet est si piquant, que les danseurs eux-mêmes ont déjà voulu l'imiter, en créant la valse à deux temps, bien que la musique de cette valse ait conservé le rhythme ternaire. Si l'on parvient hors de l'Allemagne à faire concevoir au gros public le charme singulier qui résulte, dans certains cas, de l'opposition et de la superposition des rhythmes contraires, c'est à Strauss qu'on le devra. Les merveilles de Beethoven en ce genre sont trop haut placées, et n'ont agi jusqu'à présent que sur des auditeurs exceptionnels: Strauss, lui, s'est adressé aux masses, et ses nombreux imitateurs ont été forcés, en l'imitant, de le seconder.

L'emploi simultané des diverses divisions de la mesure et des accentuations syncopées de la mélodie, même dans une forme constamment régulière et identique, est au rhythme simple, comme les ensembles à plusieurs parties diversement dessinées sont aux accords plaqués, je dirai même comme l'harmonie est à l'unisson et à l'octave. Mais ce n'est pas ici le lieu d'approfondir cette question; j'osai l'aborder déjà, il y a quelque douze ans, dans une étude sur le rhythme qui me valut les anathèmes d'un foule de gens dont certes la plupart ne pouvaient se douter de ce que je voulais dire. Vous savez, mon ami, que sans être aussi arriérée que l'Italie sur ce point, la France est encore le foyer de la résistance aux progrès de l'émancipation du rhythme.

Un très-petit public épars dans Paris commence seulement aujourd'hui, à force d'avoir entendu au Conservatoire Weber et Beethoven, à soupçonner que l'emploi constant d'un seul rhythme amène la monotonie et parfois même d'énormes platitudes. Mais je n'ai plus la moindre velléité de tracasser les retardataires à ce sujet. Nos paysans français ne chantent qu'à l'unisson. Je suis bien convaincu maintenant que si jamais les partisans enragés du rhythme simple, des phrases de huit mesures et des coups de grosse caisse sur le temps fort exclusivement, en viennent à sentir et à aimer les harmonies de rhythmes, ce ne sera guère qu'au jour où ces mêmes paysans seront parvenus à chanter à six parties. C'est dire assez qu'ils n'y arriveront jamais. Laissons-les donc à leurs jouissances primitives.

Je rêvais tristement, à une de ces fêtes nocturnes (car les valses de Strauss, avec leurs ardentes mélodies qui ressemblent à des cris d'amour, ont le don de m'attrister profondément), je rêvais, dis-je, pendant l'un de ces bals étincelants de radieux sourires, quand un petit homme d'une figure spirituelle, fendant la foule, s'approcha de moi; c'était le lendemain d'un de mes concerts.

«—Monsieur, me dit-il vivement, vous êtes Français, je suis Irlandais, il n'y a donc point d'amour-propre national dans mon suffrage, et (me saisissant la main gauche) je vous demande la permission de serrer la main qui a écrit la symphonie de Roméo. Vous comprenez Shakespeare!

—En ce cas, monsieur, répliquai-je, vous vous trompez de main; j'écris toujours avec celle-ci.»

L'Irlandais souriant, prit la main droite que je lui présentais, la secoua très-cordialement, et s'éloigna en disant:

«Oh, les Français! les Français! il faut qu'ils se moquent de tout, et de tous, même de leurs admirateurs!»

Je n'ai jamais su quel était cet aimable insulaire qui prenait mes symphonies pour des filles de la main gauche.

Je ne vous ai rien dit de cet admirable Ernst qui fit tant de sensation à Vienne a cette époque; je me réserve de parler de lui dans le récit de mon voyage en Russie; car je l'ai retrouvé à Saint-Pétersbourg, où son prodigieux succès est allé toujours grandissant. Il se repose en ce moment sur les bords de la Baltique, à prendre de la mer des leçons de grandiose et d'accents sublimes. J'espère bien le rencontrer encore dans quelque coin du monde; car Liszt, Ernst et moi nous sommes, je crois, parmi les musiciens, les trois plus grands vagabonds que le désir de voir et l'humeur inquiète aient jamais poussés hors de leur pays.

Il faut un talent immense comme celui d'Ernst pour attirer seulement l'attention dans une ville comme Vienne, où l'on entendit tant de violonistes supérieurs, et qui en possède encore de si remarquables. Je citerai d'abord parmi ceux-là, Mayseder, dont la célébrité, dès longtemps établie est grande et méritée; le jeune Joachim[102] dont le nom commence à poindre, et le fils d'Helmesberger (le concert-meister de Kerntnerthor). Mayseder est un violoniste brillant, correct, élégant, irréprochable, toujours sûr de lui; les deux autres, Joachim surtout, sont bouillants, téméraires, comme on l'est à leur âge, ambitieux d'effets nouveaux, d'une énergie indomptable, et ne croient guère à l'impossible. Mayseder est le chef de l'excellent quatuor du prince Czartoryski; il a pour second violon Strebinger, pour alto Darst, et pour violoncelle Borzaga. Tous les trois, ainsi que Mayseder, appartiennent à la chapelle impériale. Ce quatuor est une des belles choses qu'on peut entendre à Vienne, et bien digne de l'attention religieuse avec laquelle le prince et un petit nombre d'auditeurs d'élite l'écoutent chaque semaine interpréter les chefs d'œuvre de Beethoven, de Haydn et de Mozart. Madame la princesse Czartoryska, musicienne parfaite par le savoir et par le goût, distinguée, pianiste en outre, prend quelquefois aussi une part active à ces concerts de musique intime. Après une quintette de Humel, qu'elle venait d'exécuter avec une supériorité magistrale, quelqu'un me dit:

«—Décidément il n'y a plus d'amateurs!

—Oh!... répondis-je, en cherchant bien... vous en trouveriez peut-être... même parmi les artistes. Mais en tout cas la princesse est une exception.»

La chapelle impériale, formée d'instrumentistes et de chanteurs choisis parmi les meilleurs de Vienne, est nécessairement excellente. Elle possède quelques enfants de chœur doués de fort jolies voix. Son orchestre est peu nombreux mais exquis; la plupart des solos sont confiés à Staudigl. En somme, cette chapelle m'a rappelé celle des Tuileries en 1828 et 1829, époques de sa plus grande splendeur. J'y ai entendu une messe composée de fragments de divers maîtres, tels que Asmayer, Joseph Haydn et son frère Michel. On faisait aussi quelquefois à Paris de ces pots-pourris pour le service de la chapelle royale, mais rarement cependant: je pense qu'il en doit être de même à Vienne, et que le hasard (malgré la beauté remarquable des fragments que j'ai entendus) m'a mal servi. L'empereur avait alors, si je ne me trompe, trois maîtres de chapelle, les savants contre-pointistes Eybler et Asmayer, et Weigl, qui mourut peu de jours avant mon départ de Vienne. Ce dernier nous est connu en France par son opéra la Famille Suisse, qui fut représenté à Paris en 1828. Cet ouvrage eut peu de succès; il parut aux musiciens fade et incolore, et les mauvais plaisants prétendirent que c'était une pastorale écrite avec du lait.

Une chose m'a frappé et péniblement affecté à Vienne, c'est l'ignorance incroyable ou l'on est généralement des œuvres de Gluck. À combien de musiciens et d'amateurs n'ai-je pas demandé s'ils connaissaient Alceste, ou Armide, ou Iphigénie, toujours la réponse a été la même: «On ne représente jamais à Vienne ces ouvrages, nous ne les connaissons pas.» Mais malheureux! qu'on les représente ou non, vous devriez les savoir par cœur! Il est bien clair que des entrepreneurs comme MM. Balochino et Pockorny, moins soucieux de belles partitions que de grosses recettes, n'imiteront pas le roi de Prusse, et ne se donneront pas le luxe de faire représenter des chefs-d'œuvre anciens, quand ils peuvent offrir au public des produits nouveaux, tels qu'Alessandro Stradella ou Indra.

On citait même comme un des événements remarquables de la saison, la découverte qu'on venait de faire de la tombe de Gluck! La découverte! concevez-vous cela? Elle était donc inconnue?... Parfaitement. Ô Viennois de mon âme, vous êtes dignes d'habiter Paris! Ce fait pourtant n'a rien en soi de bien étrange, si l'on songe qu'à cette heure on ignore absolument où reposent les restes de Mozart!

J'ai dit quelques mots dans ma première lettre qui ne doivent pas vous avoir donné une idée brillante du Conservatoire de Vienne. Malgré tout le mérite de son directeur M. Preyer, et le talent bien apprécié de M. Joseph Fischhoff, de M. Bœhm et de quelques autres excellents professeurs, le Conservatoire ne répond pas, par l'importance et le nombre de ses classes, à ce qu'on s'attend à trouver dans une capitale musicale telle que Vienne. Il paraît même qu'il fut, il y a quelques années, dans un état de délabrement tel que sans l'extrême énergie, l'intelligence et le dévouement du docteur J. Bacher, qui prit en main sa défense et parvint à le remettre sur pied, il n'existerait plus. Le docteur Bacher n'est point un artiste; c'est un de ces amis de la musique comme on en trouve deux ou trois en Europe, qui entreprennent et mènent à bien quelquefois les plus rudes tâches, mus par le seul amour de l'art; qui par la pureté de leur goût, acquièrent sur l'opinion une autorité réelle, et en viennent même souvent à accomplir par leurs propres forces ce que des souverains devraient faire et ce qu'ils ne font pas. Actif, persévérant, volontaire et généreux au delà de toute expression, le docteur Bacher est à Vienne le plus ferme soutien de la musique et la providence des musiciens.

C'est dans la salle du Conservatoire, petite, mais excellente, qu'ont lieu les concerts philharmoniques, sous l'habile direction de M. le baron de Lannoye, et les réunions de l'académie de chant d'hommes, précieuse institution dirigée par M. Barthe avec autant d'intelligence que de zèle. J'ai entendu là, cinq ou six fois au moins, et avec un plaisir toujours nouveau, l'étonnant pianiste Dreyschock; talent jeune, frais, brillant, énergique, d'une habileté technique immense, dont le sentiment musical est des plus élevés, et qui a introduit dans sa musique de piano une foule de combinaisons nouvelles d'un effet charmant.

Je demande pardon à tant d'artistes remarquables du laconisme avec lequel je me vois contraint de parler d'eux. L'espace me manque; il faudrait écrire un livre pour rendre pleine justice à chacun et énumérer en détail toutes les richesses musicales de Vienne.

Et pourtant je n'ai rien dit encore de quelques-uns de ses plus éminents esprits: de ceux que la nature de leur talent porte surtout vers les compositions dites di camera, telles que les quatuors et les lieder avec piano. De ce nombre sont M. Becher, âme rêveuse et concentrée, dont l'audace harmonique dépasse tout ce qu'on a tenté jusqu'à présent, qui cherche à agrandir la forme du quatuor et à lui donner des allures nouvelles. M. Becher est d'ailleurs un écrivain fort distingué, et sa critique est en grande estime parmi les maîtres de la presse viennoise[103].

M. le conseiller Wesque de Putlingen, qui publie ses œuvres sous le pseudonyme de Hoven, m'a fait passer de bien douces heures en chantant ses lieder d'un tour mélodique si heureux et si plein d'humour, et accompagnés d'harmonies si piquantes. J'ai remarqué les mêmes qualités dans les fragments de deux opéras de sa composition que je n'ai pu malheureusement entendre qu'au piano.

M. Dessauer nous est plus connu, à cause du séjour qu'il fit à Paris pendant deux ans, de 1840 à 1842, je crois. Il y mit en musique une foule de morceaux de nos premiers poëtes. Il continue à grossir sa collection de lieder, dont la plupart obtiennent dans les salons délicats un incontestable succès. Dessauer est tout entier acquis à l'élégie; il n'est à son aise que dans les malaises de l'âme; les souffrances du cœur sont sa plus douce jouissance, et les larmes toute sa joie. Dessauer, à Vienne comme à Paris, me faisait toujours une guerre courtoise. Son idée fixe est de me convertir à une doctrine musicale que je ne connais pas encore, car il n'a jamais pu se décider à me la dévoiler. Toutes les fois que l'occasion s'est présentée pour nous de causer à fond, comme il disait, au moment de commencer son homélie, si je le regardais bien en face avec mon air le plus sérieux, il en concluait que j'allais me moquer de lui, et, retombant dans son silence, remettait ma conversion à des temps plus heureux. Si tous les prédicateurs avaient fait ainsi, nous croupirions encore dans les ténèbres du paganisme.

Je ne dois pas oublier de signaler ici la cordialité avec laquelle m'ont accueilli à Vienne la plupart des écrivains qui labourent, comme je l'ai fait jusqu'à ce jour, l'âpre et rocailleux terrain de la critique, pour y voir pousser trop souvent chardons et orties. Ils m'ont traité en confrère, et je les en remercie. L'un d'eux, M. Saphir, donne tous les ans une académie littéraire et musicale dans laquelle, en dépit des entraves de la censure, son étincelant esprit trouve le moyen de flageller les hommes et les choses à la grande joie de son auditoire, qui, semblable à tous les auditoires du monde, est toujours ravi si l'on éreinte quelqu'un.

Je ne vous parle pas du bâton de mesure[104] que m'offrirent si gracieusement dans un souper, mes amis de Vienne, après mon troisième concert, ni du beau présent que me fit l'Empereur, ni de beaucoup d'autres choses, dont les journaux du temps vous ont rebattu les oreilles. Vous n'ignorez rien de tout ce qui m'arriva d'heureux dans ce voyage, il serait donc au moins inutile d'y revenir.

À M. HUMBERT FERRAND

troisième lettre

Pesth.

Quand on voyage en Autriche, il faut absolument visiter au moins trois de ses capitales: Vienne, Pesth et Prague. À la vérité, certains esprits chagrins prétendent bien que Pesth est en Hongrie et que Prague est en Bohême; mais ces deux États n'en font pas moins parties intégrantes de l'empire d'Autriche auquel ils sont attachés et dévoués corps, âmes et biens à peu près comme l'Irlande est dévouée à l'Angleterre, la Pologne à la Russie, l'Algérie à la France, comme tous les peuples conquis ont dans tous les temps été attachés à leurs vainqueurs. Ainsi donc partons pour Pesth, grande ville d'Autriche, en Hongrie. Je ne suis pas heureux dans mes relations avec le Danube. Ainsi que je vous l'ai dit, il avait emporté son dernier bateau à vapeur quand je voulus m'embarquer à Ratisbonne pour Vienne; il se couvrit de brouillards pour m'empêcher de descendre son cours jusqu'à Pesth, et vous allez voir que le vieux fleuve ne borna pas là ses mauvais procédés à mon égard. Il semble qu'il ait été tout à fait mécontent de me voir arriver dans ses domaines, et qu'il ait voulu non-seulement ne pas m'en faciliter l'accès, mais me l'interdire même tout à fait. Et pourtant combien je l'ai admiré, comme je l'ai loué ce puissant et majestueux fleuve! Il aurait dû être sensible à mon admiration. Mais loin de là, plus je m'extasiais devant ses magnificences, et plus il me devenait hostile; et je pourrais dire de lui ce que La Fontaine disait de son lion:

Ce monseigneur du lion-là
Fut parent de Caligula.

Avant de quitter Vienne, je manifestai le désir d'être présenté à M. le prince de Metternich: ceux mêmes de mes amis qui se trouvaient les mieux placés pour me procurer cet honneur, se montrant alors vraiment embarrassés de ma demande, je fus sur le point d'y renoncer. Il s'agissait de voir un officier lié avec un conseiller, qui parlerait à un membre de la chancellerie de cour, assez puissant pour m'introduire auprès d'un secrétaire d'ambassade, qui obtiendrait de l'ambassadeur qu'il voulût bien parler à un ministre, afin qu'il me présentât. Je trouvai le circuit infiniment trop prolongé, et l'idée me vint enfin de remplacer à moi tout seul l'officier, le conseiller, le chancelier, le secrétaire, l'ambassadeur et le ministre, en me présentant moi-même. Mes amis, en me voyant déterminé à tenter l'aventure, m'ont très-probablement, in petto, traité de fou, ou tout au moins de Français et demi. Quoi qu'il en soit, bravant l'étiquette autrichienne ou l'opinion que l'on se fait à Vienne de ses rigueurs, je m'acheminai vers le palais du prince. Je monte, je trouve dans le salon un officier de garde, je lui présente ma carte en lui exprimant le désir qui m'amenait. Il entre chez le prince, et revient un instant après m'annoncer que Son Altesse allait être libre dans quelques minutes et qu'elle voulait bien me recevoir. Je fus admis, en effet, sans autre préambule. Le prince se montra d'une amabilité parfaite, me fit beaucoup de questions sur la musique et surtout sur ma musique dont il me parut que Son Altesse, qui n'en avait point encore entendu alors, s'était fait une fort drôle d'idée. Je m'efforçai de lui en donner une autre. Bref, je me retirai, enchanté de l'accueil que j'avais reçu, prodigieusement étonné qu'il fût si facile de brutaliser ainsi les lois de l'étiquette allemande, et tout fier d'avoir rempli les fonctions d'officier, de conseiller, de chancelier, de secrétaire d'ambassadeur et de ministre, sans embarras, pendant quelques instants. Et voilà comment je reconnus encore une fois la vérité de la parole évangélique: «Frappez et il vous sera ouvert», et le tact exquis avec lequel certains princes savent dire aussi parfois: Sinite parvulos venire ad me. À la condition, bien entendu, que les parvuli soient étrangers, quelque peu clercs, et appartiennent à cette classe, curieuse à voir de près, de gens inutiles qu'on nomme aujourd'hui poëtes, musiciens, peintres, artistes enfin, et qu'on désignait au moyen âge par les dénominations assez malhonnêtes de ménestrels, trouvères, histrions et bohémiens.

Vous vous étonnerez peut-être, mon cher Humbert, que je n'aie point usé de ma puissante influence pour me faire admettre à présenter mes hommages à la famille impériale, et vous aurez raison. Il y a eu en effet à ma réserve une raison d'état que je m'en vais vous dire très-confidentiellement. Il m'était revenu, dès les premiers temps de mon séjour à Vienne, que l'Impératrice, cet ange de piété, de douceur et de dévouement, avait de moi une opinion encore plus extraordinaire que celle du prince Metternich sur ma musique. Certains passages un peu trop sauvages de style de mon Voyage en Italie, habilement commentés en outre auprès de S. M. par de bons amis (vous savez qu'on est exposé à en avoir partout, même à la cour d'Autriche), m'avaient valu en si haut lieu la réputation d'un véritable brigand, tout bonnement. Or, je fus non pas flatté, c'est trop peu dire, mais vraiment glorieux de ce renom excentrique qui me tombait du ciel. Je me dis, ce que vous vous fussiez dit à ma place bien certainement, qu'une légère auréole de crimes est chose trop distinguée, depuis que Byron l'a mise à la mode, pour ne pas la conserver précieusement quand on a le bonheur de la posséder; fût-elle même posée sur un front tout à fait indigne. Je raisonnai donc ainsi: Si je me présente à la cour, il est probable que l'Impératrice daignera m'adresser la parole; je devrai lui répondre, de mon mieux nécessairement, et la conversation une fois engagée, Dieu sait où elle peut me conduire. S. M. est capable de perdre en un clin d'œil l'opinion originale qu'elle s'est faite de mon individu; elle ne verra plus en moi qu'un adorateur, comme tant de millions d'autres, de sa grâce et de sa bonté; elle ne trouvera rien de sanglant dans mes yeux, rien de fauve dans mon égard, rien de tigridien dans ma voix; j'aurai bien toujours le nez un peu aquilin, il est vrai, mais, en somme, je ne paraîtrai point du tout avoir le physique de mon emploi, et je passerai pour un simple honnête homme, incapable de faire un malheur et d'arrêter seulement une diligence; me voilà donc perdu de réputation. Ah, diable! non! j'aime mieux rester brigand et partir au plus vite; l'éloignement devant être surtout favorable au développement de mon auréole, qui ne fera que croître et embellir.

Voilà pourquoi j'ai obstinément refusé de me faire l'honneur de me présenter à la cour d'Autriche, et pourquoi je suis ainsi brusquement descendu en Hongrie un beau matin. C'est ici maintenant que doit avoir place le récit de mes démêlés avec le Danube. Chaque jour il s'enveloppait dans un nuage, comme les dieux d'Homère quand ils avaient à commettre quelque méchante action; de là interruption de la navigation et nécessité pour les voyageurs de prendre pour Pesth la voie de terre. C'est bien honnête ce que je dis là. Sachez, mon ami, que sur toute la surface de cette plaine immense qui s'étend de Vienne à Pesth, les simples cailloux sont aussi rares que les émeraudes; que le sol y est formé d'une fine poussière qu'on dirait tamisée et qui, détrempée par la pluie, forme des fondrières au travers desquelles il faut se traîner à grand renfort de chevaux, en y enfonçant à tout instant au risque de n'en plus sortir. C'est donc la voie de boue et non la voie de terre que j'aurais dû dire. Vous jugez des charmes d'un pareil voyage. Mais ce n'est rien encore. Ne voilà-t-il pas le Danube qui s'avise de déborder et de couvrir de ses ondes furieuses le noir fossé dans lequel nous barbotions depuis quinze heures et qu'on s'obstine dans le pays à appeler la grande route. À minuit je fus tiré de ma somnolence résignée par l'immobilité de la voiture et le bruit des eaux qui roulaient autour de nous avec fracas. Le cocher, marchant à l'aventure, nous avait amenés dans le lit du fleuve, et n'osait plus faire un mouvement.

L'eau montait cependant. Un officier hongrois placé dans le coupé m'avait deux ou trois fois adressé la parole par une petite fenêtre pratiquée dans la cloison intermédiaire de la malheureuse voiture.

«—Capitaine, lui dis-je alors à mon tour.

—Monsieur!

—Ne pensez-vous pas que nous allons nous noyer?

—Oui, monsieur je le pense! Vous offrirai-je un cigare?»

Son insolent sang-froid me donnait envie de lui asséner un coup de poing, et de fureur je me mis à accepter son cigare et à le fumer précipitamment.

L'eau montait toujours.

Alors le cocher, faisant un effort désespéré, tourne court au risque de nous verser dans le courant, parvient à gravir la rive droite, dont nous étions encore heureusement assez rapprochés, se dirige à travers champs, et nous conduit... droit dans un lac. Cette fois, je crus bien que c'était fini, et, appelant de nouveau le militaire:

«—Capitaine, avez-vous encore un cigare?

—Oui, monsieur!

—Eh bien, donnez-le moi vite, car, pour le coup, nous allons nous noyer tout à fait!»

Heureusement un brave paysan vint à passer par là (où diable allait-il à une pareille heure et par de pareils chemins?) nous aida à sortir du lac et donna à notre malencontreux phaéton des indications, grâce auxquelles il parvint à retrouver sa route. Enfin, le lendemain, de cahots en soubresauts, de fossés en fondrières, passant alternativement de l'eau dans la boue et de la boue dans l'eau, nous parvînmes à Pesth; c'est-à-dire en face de Pesth, sur la rive droite du Danube, qui eut la bonté de nous permettre de le traverser en barque, faute d'un pont. Sur cette rive droite se trouve une assez grande ville; je demandai son nom à mon capitaine.

«—C'est Buda, me dit-il...

—Comment! Buda? sur ma carte d'Allemagne, la ville placée en face de Pesth porte une tout autre désignation. Tenez, voyez, elle s'appelle Ofen.

—Justement, c'est Buda; Ofen est une traduction allemande très-libre du mot hongrois.

—J'y suis; les cartes allemandes, à ce qu'il paraît sont aussi ingénieusement rédigées que les cartes françaises. Seulement on devrait mettre sur les unes: Ratisbonne, prononcez Regensburg, et sur les autres: Ofen, prononcez Buda

En arrivant je me donnai une partie de plaisir que je m'étais promise la veille si j'échappais au Danube et à la boue; je pris un bain, je bus deux verres de tokai et je dormis vingt heures, non sans rêver de noyades et de lacs de boue. Après quoi il fallut bien s'occuper des préparatifs de mon premier concert, faire un arrangement avec les directeurs, chercher des violons, voir le maître de chapelle, les chanteurs, etc., etc. Grâce à la bienveillante influence de M. le comte Radaï, surintendant du Théâtre-National, dans lequel on m'avait engagé à donner mes concerts de préférence au Théâtre-Allemand, les principales difficultés furent bientôt levées. J'eus seulement un instant d'inquiétude, pour la composition de mon orchestre; car celui du Théâtre-National est si peu nombreux qu'il n'y avait pas moyen de songer à monter mes symphonies avec sa petite bande de violons seulement. D'un autre côté il était impossible de recourir aux artistes du Théâtre-Allemand, à cause d'un règlement qui vous donnera une idée de la touchante affection des Hongrois pour tout ce qui leur vient d'Allemagne. Il est défendu d'admettre dans le Théâtre-National aucun artiste du Théâtre-Allemand, chanteur, choriste ou instrumentiste, quel que soit le besoin que l'on puisse avoir de son concours. Bien plus, il est permis de chanter au théâtre hongrois dans toutes les langues anciennes et modernes, à la seule exception de la langue allemande, dont l'usage est formellement interdit. Cette exclusion étrange et hardie, dans un pays soumis à l'empire d'Autriche, tient à une imitation du système continental de Napoléon, pratiquée à l'égard de l'Allemagne en général et de l'Autriche en particulier par la nation hongroise. Ainsi les produits de l'industrie allemande sont généralement repoussés, et dans toutes les classes de la population on considère comme un devoir de n'employer que des objets confectionnés en Hongrie par des Hongrois. De là, sur la plupart des magasins de Pesth, derrière les vitraux mêmes des marchandes de modes, l'inscription en gros caractères du mot hony qui m'avait si fort intrigué le premier jour, et qui signifie national.

Un éditeur de musique de Vienne, Henri Müller (le plus serviable des hommes, qui m'a comblé de marques de dévouement pendant mon séjour en Autriche), m'avait fort heureusement donné une lettre pour un de ses confrères de Pesth, M. Treichlinger, l'un des grands violonistes qu'a produits l'ancienne école d'Allemagne. M. Treichlinger me mit en rapport avec les principaux membres de la Société philharmonique de Pesth et m'obtint promptement un renfort d'une douzaine d'excellents violons à la tête desquels il me pria de le compter lui-même. Ils s'acquittèrent tous à merveille de la tâche qu'ils avaient si gracieusement acceptée et l'exécution de mon programme fut une des meilleures qu'on eût, je crois, entendues à Pesth depuis longtemps. Au nombre des morceaux qui le composaient se trouvait la marche qui sert maintenant de finale à la première partie de ma légende de Faust. Je l'avais écrite dans la nuit qui précéda mon départ pour la Hongrie. Un amateur de Vienne, bien au courant des mœurs du pays que j'allais visiter, était venu me trouver avec un volume de vieux airs quelques jours auparavant. «Si vous voulez plaire aux Hongrois, me dit-il, écrivez un morceau sur un de leurs thèmes nationaux; ils en seront ravis et vous me donnerez au retour des nouvelles de leurs Elien (vivat) et de leurs applaudissements. En voici une collection dans laquelle vous n'avez qu'à choisir.» Je suivis le conseil et choisis le thème de Rákóczy, sur lequel je fis la grande marche que vous connaissez.

À peine eut-on répandu dans Pesth l'annonce de ce nouveau morceau de musique hony, que les imaginations commencèrent à fermenter nationalement. On se demandait comment j'aurais traité ce thème fameux et pour ainsi dire sacré qui, depuis tant d'années, fait battre les cœurs hongrois et les enivre de l'enthousiasme de la liberté et de la gloire. Il y avait même une sorte d'inquiétude à ce sujet, on craignait une profanation... Certes, loin d'être offensé de ce doute, je l'admirais. Il était d'ailleurs trop bien justifié par une foule de pitoyables pots-pourris et arrangements, dans lesquels on a fait d'horribles outrages à des mélodies dignes de tous les respects. Peut-être aussi plusieurs amateurs hongrois avaient-ils été témoins, à Paris, de l'impiété barbare avec laquelle, aux jours de fêtes nationales, nous traînons dans les égouts musicaux notre immortelle Marseillaise!!

Enfin l'un d'eux, M. Horwath, rédacteur en chef d'un journal hongrois, incapable de contenir sa curiosité, va chez l'éditeur avec lequel je me trouvais en relations pour l'organisation du concert, s'informe de la demeure du copiste chargé d'extraire les parties d'orchestre de ma partition, court chez cet homme, demande mon manuscrit et l'examine attentivement. M. Horwath, peu satisfait de cet examen, ne put, le lendemain, me déguiser son inquiétude.

«—J'ai vu votre partition de la Marche de Rákóczy, me dit-il.

—Eh bien?

—Eh bien! j'ai peur.

—Bah!

—Vous avez exposé notre thème piano, et nous avons au contraire l'habitude de l'entendre jouer fortissimo.

—Oui, par vos Zingari. D'ailleurs, n'est-ce que cela? Soyez tranquille, vous aurez un forte comme jamais de votre vie vous n'en avez entendu. Vous n'avez pas bien lu. En toute chose il faut considérer la fin

Le jour du concert, néanmoins, une certaine anxiété me serrait la gorge quand vint le moment de produire ce diable de morceau. Après une sonnerie de trompettes dessinée sur le rhythme des premières mesures de la mélodie, le thème paraît, vous vous en souvenez, exécuté piano par les flûtes et les clarinettes, et accompagné par un pizzicato des instruments à cordes. Le public resta calme et silencieux à cette exposition inattendue; mais quand, sur un long crescendo, des fragments fugués du thème reparurent, entrecoupés de notes sourdes de grosse caisse simulant des coups de canon lointains, la salle commença à fermenter avec un bruit indescriptible: et au moment où l'orchestre déchaîné dans une mêlée furieuse, lança son fortissimo si longtemps contenu, des cris, des trépignements inouïs ébranlèrent la salle; la fureur concentrée de toutes ces âmes bouillonnantes fit explosion avec des accents qui me donnèrent le frisson de la terreur; il me sembla sentir mes cheveux se hérisser, et à partir de cette fatale mesure je dus dire adieu à la péroraison de mon morceau, la tempête de l'orchestre étant incapable de lutter avec l'éruption de ce volcan dont rien ne pouvait arrêter les violences. Il fallut recommencer, cela se devine; et la seconde fois ce fut à grand'peine que le public put se contenir deux ou trois secondes de plus qu'à la première, pour entendre quelques mesures de la coda. M. Horwath se démenait dans sa loge comme un possédé; je ne pus m'empêcher de rire en lui jetant un regard qui signifiait: «Eh bien! avez-vous encore peur? Êtes-vous content de votre forte?» Bien me prit d'avoir placé à la fin du concert la Ràkòczy-indulò (c'est le titre du morceau en langue hongroise), car tout ce qu'on aurait voulu faire entendre ensuite eût été perdu.

J'étais violemment agité, on peut croire, après un ouragan de cette nature, et je m'essuyais le visage dans un petit salon derrière le théâtre, quand je reçus un singulier contre-coup de l'émotion de la salle. Voici comment: je vois entrer à l'improviste dans mon réduit un homme misérablement vêtu, et le visage animé d'une façon étrange. En m'apercevant, il se jette sur moi, m'embrasse avec fureur, ses yeux se remplissent de larmes, c'est à peine s'il peut balbutier ces mots:

«—Ah! monsieur, monsieur! moi Hongrois... pauvre diable... pas parler français... un poco l'italiano... Pardonnez... mon extase... Ah! ai compris votre canon... Oui, oui... la grande bataille... Allemands chiens!» Et se frappant la poitrine à grands coups de poing: «Dans le cœur moi... je vous porte... Ah! Français... révolutionnaire... savoir faire la musique des révolutions.»

Je n'essayerai pas de dépeindre la terrible exaltation de cet homme, ses pleurs, ses grincements de dents; c'était presque effrayant, c'était sublime!

Vous pensez bien, mon cher Humbert, que la Ràkòczy-indulò, après cela, fut de tous les programmes et toujours avec le même résultat. Je dus même, en partant, laisser à la ville de Pesth mon manuscrit qu'on désira garder, et dont je reçus une copie à Breslau un mois après. On l'exécute maintenant en Hongrie dans les grandes occasions. Mais je dois avertir ici le maître de chapelle, M. Erckl, que j'ai fait depuis ce temps plusieurs changements dans l'instrumentation de ce morceau, en ajoutant à la coda une trentaine de mesures qui, ce me semble, en augmentent l'effet. Je m'empresserai de lui adresser la partition, revue, corrigée et augmentée, dès que mon éditeur me le permettra[105]. M. Erckl est un excellent et digne homme d'un grand talent: j'ai entendu, pendant mon séjour à Pesth, et sous son habile direction, un opéra de lui, intitulé Hunyady, dont le sujet est tiré des annales héroïques de la Hongrie. Il y a dans cette œuvre une foule de choses remarquables par leur originalité et surtout par la profondeur du sentiment qui les a dictées. C'est d'ailleurs purement écrit et instrumenté d'une façon très-intelligente et très-fine; ce qui ne veut pas dire, loin de là, que cette instrumentation manque d'énergie. Madame Schodel, véritable tragédienne lyrique de l'école de madame Branchu (école perdue dont je ne m'attendais pas à trouver un rejeton en Hongrie), joua et chanta d'une belle manière le rôle principal. Je dois encore signaler dans la troupe hongroise un ténor très-méritant, nommé Feredy. Il dit surtout à merveille, en les accentuant d'une façon charmante dans son étrangeté, les romances et les chansons nationales si chères aux Hongrois, mais qui, ainsi chantées, plairaient certes à tous les peuples. Le concert-meister est un violoniste de beaucoup de talent, nommé Kohne qui séjourna longtemps à Paris et sort même, si je ne me trompe des classes de notre Conservatoire. Pour le chœur du théâtre national de Pesth, il est très-faible, tant par le nombre que par la nature et le peu d'exercice des voix. La langue hongroise n'est point défavorable à la musique, elle est même, à mon sens, beaucoup moins dure que l'allemand. Voilà une vraie langue! que personne ne comprend... sans l'avoir apprise. Il ne faut pas chercher des analogies entre le hongrois et aucune autre langue connue, ou ne les trouverait pas. Certains termes de musique même, venus de l'italien, et conservés à peu près intégralement dans tous les idiomes de l'Europe sont remplacés en hongrois par des termes spéciaux, composés ou simples, mais entièrement différents. Tel est le mot concert qu'on retrouve à peu près toujours le même en italien, en espagnol, en français, en allemand, en anglais, en russe. Devinez ce qu'il devient sur les affiches hongroises hangverseny, ni plus, ni moins. Ce mot étrange signifie littéralement concours de sons.

Mes préoccupations musicales ne m'empêchèrent point, pendant mon séjour à Pesth, d'assister à deux bals et à un grand banquet politique donnés par la noblesse hongroise. Je n'ai rien vu d'aussi splendidement original que ces bals, tant à cause du luxe prodigieux qu'on y étale que de la singularité pittoresque des costumes nationaux et de la beauté de cette fière race de Madgyars. Les danses y diffèrent essentiellement par leur caractère de celles qu'on connaît dans le reste de l'Europe. Nos froides contredanses françaises n'y jouent qu'un rôle très-obscur. Les mazur, les trasalgo, les keringo et les csardas y règnent en joyeuses souveraines. La csardas surtout, cette importation perfectionnée des fêtes agrestes et que les paysans hongrois dansent avec une exubérance de joie et un entrain si ravissants, me parut jouir de la faveur particulière des danseurs aristocratiques; malgré les timides observations d'un malencontreux critique, lequel, dans un journal, s'était avisé de trouver un peu lestes les figures et les mouvements de la csardas, qu'il comparait, bien à tort selon moi, aux excentricités de la danse inexprimable, prohibée par les sergents de ville parisiens. Aussi Dieu sait par quelle bordée de reproches il fut accueilli, et de quels regards tant de beaux yeux le foudroyèrent, quand, après la publication de son article, il osa paraître au bal. L'écrivain hony fut honni. Il y a quarante-huit heures que je couvais ce calembour. Le banquet politique auquel je fus admis me donna l'occasion de voir et d'entendre le célèbre orateur Deak, l'O'Connell de la Hongrie, dont le nom est dans toutes les bouches et le portrait dans toutes les maisons. Comme le voulait l'illustre défenseur de l'Irlande, M. Deak ne veut arriver aux réformes nécessaires à son pays que graduellement et par des moyens légaux; et il a grand'peine à contenir la frémissante impatience de son parti. Il parla peu et avec beaucoup de calme ce jour-là, et je compris le sujet de son discours par cette exclamation échappée en forme d'aparté à un de mes voisins à l'air sombre et mécontent «Fabius cunctator!»

On me montra parmi les convives un jeune homme d'une figure très-caractérisée. «C'est un Atlas, me dit M. Horwath.—Comment, un Atlas?—Oui, il est poëte et porte le nom d'Hugo...»

Pendant le dîner, un petit orchestre de noirs Zingari exécutait à sa manière, c'est-à-dire de la façon la plus naïvement sauvage, des mélodies nationales, qui, alternant avec les discours et les toasts, et bien secondés par les vins brûlants de Hongrie, surexcitaient encore la fièvre révolutionnaire des convives.

Le lendemain je dus faire mes adieux à mes hôtes hongrois. Je partis donc tout vibrant encore de tant d'émotions diverses et plein de sympathie pour cette ardente, chevaleresque et généreuse nation. Pendant mon séjour à Pesth, le Danube s'était apaisé, toute expression de courroux avait disparu de sa face vénérable, et il me permit cette fois de remonter son cours sans encombre jusqu'à Vienne. J'y étais à peine arrivé que je reçus la visite de l'amateur dont l'officieux conseil m'avait persuadé d'écrire la marche de Rákóczy. Il était en proie à une anxiété des plus comiques.

«—L'effet de votre morceau sur le thème hongrois, me dit-il, a retenti jusqu'ici, et j'accours vous conjurer de ne pas dire un mot de moi à ce sujet. Si l'on savait à Vienne que j'ai contribué d'une façon quelconque à vous le faire composer, je serais fort compromis, et il pourrait m'en arriver malheur.»

Je lui promis le secret. Si je vous dis son nom maintenant, c'est que cette grave affaire a eu, je pense, depuis lors, le temps de s'assoupir. Il s'appelait... Allons, le nommer serait décidément une indiscrétion; j'ai voulu seulement lui faire peur.

À M. HUMBERT FERRAND

quatrième lettre

Prague.

J'avais déjà parcouru l'Allemagne dans tous les sens avant que l'idée de visiter la Bohême me fût venue. Quand elle me vint enfin, à Vienne, je dus prudemment la repousser d'après les conseils de plusieurs personnes en apparence bien informées. «N'allez pas à Prague, me disait-on, c'est une ville de pédants, où l'on n'estime que les œuvres des morts; les Bohêmes sont excellents musiciens, il est vrai, mais musiciens à la manière des professeurs et des maîtres d'école; pour eux, tout ce qui est nouveau est détestable, et il est à croire que vous n'auriez point à vous louer d'eux.»

J'avais donc pris mon parti de m'abstenir et de renoncer à ce voyage, quand on m'apporta une Gazette musicale de Prague contenant trois grands articles sur mon ouverture du Roi Lear. Je me les fis traduire, et bien loin d'y trouver l'humeur malveillante et le pédantisme qu'on attribuait aux Bohêmes, je reconnus avec joie que cette critique avait au plus haut degré les qualités contraires. L'auteur, M. le docteur Ambros, me parut unir un véritable savoir à un jugement sain et à une brillante imagination. Je lui écrivis pour le remercier et lui soumettre mes doutes sur les dispositions de ses compatriotes à mon égard. Sa réponse les détruisit complètement, et m'inspira autant d'envie de visiter Prague que j'avais auparavant de crainte de m'y montrer. On ne m'épargna pas les plaisanteries à Vienne, quand on sut que j'étais décidé à partir. «Les Pragois prétendent avoir découvert Mozart, ils ne jurent que par lui, ils ne veulent entendre que ses symphonies, ils vont bien vous arranger, etc.»

Mais le docteur Ambros m'avait donné de la confiance, rien ne put l'ébranler cette fois; et malgré les tristes présages des rieurs, je partis.

N'est-il pas agréable de retrouver, à cinq cents lieues de chez soi, en descendant de diligence dans une ville étrangère, un ami inconnu qui vous attend au débarcadère, devine à votre physionomie admirablement caractérisée que vous êtes son homme, vous aborde, vous serre la main et vous annonce dans votre langue que tout est préparé pour vous recevoir?...

Ceci précisément m'advint avec le docteur Ambros quand j'arrivai à Prague. Seulement ma physionomie admirablement caractérisée ayant complètement manqué son effet, il ne me reconnut pas. Ce fut moi, au contraire, qui, apercevant un petit homme d'une figure vive et bienveillante, et l'entendant dire en français à une autre personne qui l'accompagnait: «Mais comment voulez-vous que je découvre M. Berlioz dans cette foule? je ne l'ai jamais vu!» ce fut moi, je le répète, qui eus la malice inconcevable de deviner en lui M. Ambros, et m'approchant brusquement des deux interlocuteurs:

—«Me voilà! leur dis-je.

—C'est M. Berlioz?

—Ni plus, ni moins.

—Bonjour donc! Nous sommes bien aises de vous voir enfin. Venez, venez, on vous a préparé un appartement et un orchestre bien chauds: vous serez bien content. Reposez-vous ce soir, demain nous nous mettrons à l'œuvre.»

Dès le jour suivant, en effet, après avoir fait connaissance avec les autorités musicales de la ville, nous commençâmes les préparatifs de mon premier concert. M. Ambros me présenta au directeur du Conservatoire, M. Kittl; celui-ci fut mon introducteur auprès des frères Scraub, les maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, et auprès du concert-meister, M. Mildner. Puis vint le tour des chanteurs, des journalistes, des amateurs principaux; et quand toutes ces visites furent faites:

«—Si vous me présentiez maintenant la ville, dis-je à M. Ambros: j'aperçois une montagne littéralement couverte d'édifices monumentaux, et, contre mon ordinaire, je me sens extrêmement curieux de voir tout cela de près.

—Allons-y, répond l'obligeant docteur.»

C'est peut-être la seule fois que je n'aie pas regretté ma peine, après une pareille ascension. (J'excepte celle du Vésuve, bien entendu; et je n'ai pas vu l'Etna.) Plaisanterie à part, la montée est rude: mais quelles merveilles que cette succession continue de temples, de palais, de créneaux, de clochers, de tourelles, de colonnades, de vastes cours et d'arceaux! Quelle vue du haut de cette montagne brodée de marbre! D'un côté, une forêt descend jusqu'à une assez vaste plaine; de l'autre, un torrent de maisons va se jeter à gros bouillons fumeux dans la Moldau qui traverse majestueusement la ville, au bruit des moulins et des ateliers divers qu'elle met en action, franchit une barre que l'industrie bohême lui a imposée pour modifier sur ce point la direction de ses eaux, laisse derrière elle deux petites îles, et va se perdre au loin, à travers les sinuosités de collines d'un ton rouge et chaud qui semblent la conduire avec sollicitude jusqu'à l'horizon.

«—Voilà l'île des Chasseurs, me dit mon guide, ainsi nommée sans doute parce qu'on n'y trouve pas de gibier. Derrière elle, en remontant le fleuve, vous apercevez l'île de Sophie, au centre de laquelle se trouve la salle de Sophie où vous allez donner votre concert, et qui est consacrée presque exclusivement aux séances de l'Académie de chant, l'Académie de Sophie.

—Et quelle est cette Sophie, dans la salle de l'Académie de l'île de laquelle je vais avoir l'honneur de donner mon concert? Est-ce une nymphe de la Moldau, l'héroïne de quelque roman dont cette île fut le théâtre, ou tout simplement une blanchisseuse aux mains rouges et gercées, qui, Calypso nouvelle, y aurait fait retentir ses chants et le bruit de ses battoirs?

—Votre dernière supposition est, je crois, la plus probable. Pourtant la tradition ne dit pas qu'elle ait eu les mains gercées...

—Ah! docteur, vous m'avez l'air d'avoir joué auprès de Sophie le rôle d'Ulysse! Y a-t-il une Eucharis? Voyons, je me propose pour être Télémaque, et aller à votre recherche dans l'île de Calypso.»

La rougeur du docteur fut sa seule réponse, je vis qu'il ne fallait pas faire vibrer plus longtemps cette corde-là... Et c'est ainsi que je n'ai rien appris de positif au sujet de cette Sophie, patronne d'une académie de chant, d'une salle de concerts et d'une île.

Malheureusement cette délicieuse retraite au milieu des eaux vives de la Moldau, ombragée l'été d'une ceinture verdoyante, et couronnée de fleurs, recèle, non loin de son temple à l'Harmonie, deux ou trois de ces établissements abominables, pour lesquels je n'eus jamais assez de malédictions, qu'on appelle en français guinguettes, où de mauvais musiciens font d'exécrable musique en plein mauvais air, où des filles et des garçons de mauvaise vie se livrent à des danses de mauvais caractère, pendant que des oisifs fument de mauvais tabac en buvant de la bière qui ne vaut pas mieux, et que de mauvaises ménagères tricotent en donnant carrière a leur mauvaise langue. Quelle déplorable idée de dépoétiser ainsi un tel berceau de fleurs et de feuillage, de mêler des senteurs si nauséabondes à ses parfums, et de pareilles rumeurs à ses douces mélodies!... L'île des Chasseurs n'est-elle pas là avec ses tavernes, le bruit de ses moulins et le voisinage de ses tanneries? Et ne convient-elle pas mieux sous tous les rapports à ces joies populaires? Décidément, entre nous, je crains bien que Sophie n'ait eu les mains gercées...

Je reviens brusquement à la musique, en me réservant de divaguer encore, et de la quitter de nouveau quand bon me semblera. Vous ne prétendez pas, j'espère, mon cher ami, que je vous écrive une dissertation assommante plus que savante, aussi prétentieuse qu'ennuyeuse, plus futile qu'utile (je suis poëte évidemment! admirez un peu avec quelle facilité les rimes se pressent sous ma plume!) sur les révolutions de la musique en Bohême, sur les tendances particulières de l'esprit slave, et sur l'époque présumée où les anciens maîtres de ce pays permirent l'emploi de la septième de dominante sans préparation. Sur ces hautes et graves questions, il faut avouer mon ignorance incurable; et si ma paresse même était moins obstinée à l'endroit de l'étude de l'histoire ou des histoires, j'aimerais certes mieux faire des recherches au sujet de la fameuse guitare ornée d'ivoire, dont le philosophe Koang-fu-Tsée, vulgairement dit Confucius, se servit pour moraliser l'empire de la Chine. Car je joue de la guitare, moi aussi, et pourtant je n'ai jamais moralisé seulement la population d'une chambre à coucher de dix pieds carrés; au contraire. Ma guitare, il est vrai, est fort simple, et la dent de l'éléphant n'entra pour rien dans ses ornements. N'importe, le passage suivant que je relisais hier pour la centième fois au moins, est un bien beau sujet de méditations pour les musiciens philosophes, (je ne compte pas les philosophes musiciens, on n'en a pas vu depuis Leibnitz). Voici mon passage, que je crois avoir déjà reproduit quelque part:

«Koang-fu-Tsée, ayant entendu par hasard le chant Li-Pô, dont l'antiquité remontait, de l'avis de tout le monde, à quatorze mille ans (dites après cela que la musique est un art de mode) fut saisi d'un tel enthousiasme qu'il demeura sept jours et sept nuits, sans dormir, ni boire ni manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit sans peine en en chantant les préceptes sur l'air de Li-Pô, et moralisa ainsi toute la Chine avec une guitare à cinq cordes, ornée d'ivoire.» Voyez mon malheur; ma guitare a non-seulement cinq cordes, comme celle de Confucius, mais même six bien souvent, et je n'ai pas encore, je vous le répète, la moindre réputation de moraliste. Ah! si elle eût été ornée d'ivoire, que de bienfaits n'eussé-je pas répandus! que d'erreurs dissipées, que de vérités inculquées, quelle belle religion fondée, et comme nous serions tous heureux à l'heure qu'il est! Cependant, non, il n'est pas possible qu'un filet d'ivoire de moins ait pu seul amener d'aussi grands malheurs! Il a dû y contribuer, et beaucoup, je n'en doute pas; mais ces calamités ont encore une autre cause hors de l'atteinte de ma pénétration, et plus digne, sans doute, que les questions relatives aux Bohêmes et à la septième de dominante, d'une série d'existences humaines employées à la découvrir.

Quoi qu'il en soit, revenons à la musique européenne moderne; elle n'empêche personne de boire, de manger, ni de dormir, comme l'ancienne mélopée chinoise, néanmoins elle a son prix. C'est-à-dire, entendons-nous, elle n'empêche ni de boire, ni de manger, c'est vrai, mais j'ai souvent entendu dire, pourtant, par d'excellents musiciens que, dans la pratique de leur art, il n'y avait pas de l'eau à boire, et que tel ou tel compositeur ou instrumentiste célèbre mourait de faim. Quant à empêcher de dormir, les plus anciennes compositions de nos anciens maîtres n'ont évidemment jamais eu à ce mérite la moindre prétention. Maintenant il s'agit d'exprimer mon opinion sur les institutions musicales de Prague et sur le goût et l'intelligence de ses habitants. Il faudrait avoir habité plus longtemps que je ne l'ai fait cette belle capitale, pour la connaître à fond sous ce rapport; cependant je vais tâcher de recueillir mes souvenirs, et dire seulement ce qui m'a semblé vrai. Je vous parlerai donc:

De son théâtre, de la troupe chantante, de l'orchestre et des chœurs que j'y ai entendus;

De son Conservatoire, du compositeur habile qui le dirige, des professeurs et des élèves qu'il m'a été permis d'y connaître;

De l'Académie de chant;

De la maîtrise ou du service religieux de la cathédrale;

Des bandes militaires;

Des virtuoses et compositeurs indépendants des établissements précités;

Et enfin du public.

Le théâtre, quand je le vis (en 1845), me parut obscur, petit, malpropre et d'une très-mauvaise sonorité. Il a été restauré depuis lors, je le sais, et son nouveau directeur, M. Hoffmann, fait de louables efforts pour y ramener un état de prospérité qui semblait s'en éloigner rapidement sous l'administration précédente. Sa troupe était alors mieux composée que ne le sont, en général, la plupart des compagnies chantantes d'Allemagne. Le premier ténor, le baryton (Strackaty), mesdemoiselles Grosser, Kirchberger, et madame Podhorsky, me parurent des artistes de mérite, doués de voix précieuses par leur timbre et leur justesse, et musiciens en outre... comme des Bohêmes; on ne saurait guère l'être davantage. Malheureusement le personnel de l'orchestre et du chœur, étant dans un rapport par trop exact avec les dimensions exiguës de la salle, semblait accuser la parcimonie du directeur. Avec un si petit nombre d'exécutants, il n'est vraiment pas permis de s'attaquer aux chefs-d'œuvre du haut style; et cependant c'est ce que le théâtre de Prague faisait de temps en temps. Alors c'étaient des mutilations déplorables et dont tous les artistes gémissaient. Les décors étaient, en pareil cas, d'une splendeur et d'une fidélité comparables à la fidélité et à la splendeur de l'exécution. Je me souviens d'avoir vu dans l'Iphigénie en Tauride de Gluck, au finale du quatrième acte, un vaisseau orné d'une rangée de canons, prêt à partir pour la Grèce.

Le répertoire courant était ordinairement mieux traité pour la mise en scène, et n'avait que peu ou point à souffrir de la faiblesse des masses vocales et instrumentales; il se composait en effet de petites vilenies peu exigeantes traduites du français, déjà noyées dans la profonde indifférence parisienne, et dès longtemps effacées de l'affiche de notre Opéra-Comique. Les directeurs sont tous les mêmes: rien n'égale leur sagacité pour découvrir des platitudes, si ce n'est l'aversion instinctive que leur inspirent les œuvres prévenues de tendances à la finesse du style, à la grandeur et à l'originalité. Ils se montrent à cet égard en Allemagne, en Italie, en Angleterre et ailleurs plus publics que le public. Je ne cite pas la France; on sait que nos théâtres lyriques, sans exception, sont et ont toujours été dirigés par des hommes supérieurs. Et quand l'occasion s'est présentée de choisir entre deux productions, dont l'une était vulgaire et l'autre distinguée, entre un artiste créateur et un misérable copiste, entre une ingénieuse hardiesse et une sottise prudente et plate, leur tact exquis ne les a jamais trompés. Aussi, gloire à eux! Tous les amis de l'art professent pour ces grands hommes une vénération égale à leur reconnaissance.

Je me suis mille fois demandé pourquoi la plupart des directeurs de théâtres avaient, presque en tout pays, des prédilections si marquées pour ce que les artistes véritables, les esprits cultivés, et même une portion du public, s'obstinent à regarder comme des produits d'une assez pauvre industrie; produits dont la main-d'œuvre n'a pas plus de valeur que la matière première, et dont la durée est en général si limitée. Ce n'est pas que les platitudes obtiennent constamment plus de succès que les belles œuvres, on voit même souvent le contraire; ce n'est pas non plus que les compositions soignées nécessitent plus de dépenses que les travaux de pacotille, l'inverse a lieu fréquemment. Cela tient, peut-être, simplement à ce que les unes exigent de tout le monde dans le théâtre, depuis le directeur jusqu'au souffleur, du soin, de l'étude, de l'attention, de la patience, et de quelques individus mêmes, de l'esprit, du talent, de l'inspiration; tandis que les autres faites spécialement pour les paresseux, les médiocres, les superficiels, les ignorants et les imbéciles, trouvent naturellement un grand nombre de prôneurs. Or un directeur aime, avant tout, les choses qui lui valent promptement de bonnes paroles, des regards satisfaits de ses administrés; les choses que chacun sait sans les avoir apprises, qui ne dérangent aucune idée acceptée, aucune habitude, qui suivent tout doucement le courant des préjugés, qui ne blessent aucun amour-propre, en ne dévoilant aucune incapacité; les choses surtout qui ne demandent pas trop de temps pour les mettre en œuvre. Il chérit les compositions qui ne résistent pas, les compositions bonnes filles et même un peu filles.

En outre, il y a des directeurs ambitieux de tout faire, qui, par cela seul, sont hostiles aux gens assez mal avisés pour présenter des ouvrages qu'on ne peut mettre en scène sans l'assistante des auteurs. L'importance qu'acquièrent alors ces auteurs indiscrets étant prise sur celle du directeur ce dernier en souffre et s'en indigne. Le capitaine du navire ainsi humilié devant son équipage, ne pardonne pas au pilote qui le réduit à l'inaction, et l'a fait redescendre, sans même y prendre garde, au grade de lieu tenant ou de sous-lieutenant. Il maudit en conséquence à toutes les heures du jour et de la nuit, l'imprudence qu'il a eue de s'aventurer dans des parages dont les écueils ne lui sont pas connus, et jure de ne plus naviguer à l'avenir hors des eaux en tout sens sillonnées.

On trouve encore les directeurs monomanes ou, pour parler plus poliment, monophiles. Ceux-là aiment par-dessus tout une certaine direction d'idées, un certain ordre de faits, une certaine époque historique, certains costumes, certains décors, certains effets de mise en scène, ou certaine cantatrice, ou certaine danseuse, ou autre chose. Il faut alors, bon gré mal gré qu'ils cherchent à placer partout leur dada. Ainsi le dada de M. Duponchel, directeur de l'Opéra, fut, est et sera le cardinal en chapeau rouge sous un dais. Les opéras sans dais, sans cardinal et sans chapeau rouge, et ils sont nombreux, n'ont jamais eu pour lui le moindre attrait. Et, comme je l'entendais dire un jour à M. Méry, si le bon Dieu avait un rôle dans un ouvrage nouveau, Duponchel, voudrait encore l'affubler de sa coiffure favorite. Il aurait beau lui dire: «Mais, mon cher directeur, je suis le bon Dieu, il ne convient pas que je paraisse sous le costume d'un cardinal!—Excusez-moi, Éternité, lui répondrait M. Duponchel, il faut absolument que votre Immensité daigne s'enfermer dans ce beau costume, et marcher sous le dais, sans quoi mon opéra n'aurait pas de succès.» Et le bon Dieu serait obligé de se soumettre!!! Je ne parle pas de son amour pour les chevaux, une passion aussi profonde est trop respectable.

Tout ceci n'a point trait à l'ancien directeur du théâtre de Prague, j'ai peut-être eu tort de ne pas le dire plus tôt. C'était un honnête homme, peu versé, comme tous ses confrères, dans les choses musicales, mais contre l'ordinaire, aimé et estimé de ses administrés, qui lui exprimèrent très-vivement leurs regrets, lorsque, par suite du mauvais état de ses affaires, il se vit contraint de remettre la direction en d'autres mains. Il faut compter aussi M. Pockorny, directeur du théâtre An-der-Wien à Vienne, parmi les plus honorables exceptions. Les directeurs entrepreneurs, tels que ceux-ci, exploitant pour leur compte et à leurs risques et périls, sont peu nombreux en Allemagne. Je n'en connais guère que cinq ou six: ce sont ceux de Leipzig, de Prague, de Vienne, celui du théâtre allemand de Pesth, et celui de Hambourg. Les autres théâtres lyriques sont presque tous sous la direction d'intendants titrés, administrant pour le compte de leur souverain. En général, quelle que soit la nuance de froideur aristocratique avec laquelle plusieurs d'entre eux traitent leurs subordonnés, il faut convenir que les artistes préfèrent de beaucoup ces directeurs, comtes ou barons, aux industriels qui les exploitent. Les premiers ont souvent au moins des manières d'une politesse exquise, dont les seconds se piquent peu; ils possèdent en outre les avantages d'une éducation littéraire et quelquefois, musicale, encore plus rares chez les directeurs entrepreneurs. M. le comte de Rœdern, qui eut longtemps entre les mains les destinées de l'Opéra de Berlin, en est un exemple. Toutefois, bien qu'on puisse rencontrer en Allemagne parmi les directeurs, intendants ou entrepreneurs, des hommes peu intelligents ou d'une ignorance extrême des choses de l'art, je ne crois pas qu'il s'en soit jamais trouvé de comparables, sous ce rapport, à quelques-uns de ceux qu'a produits la France depuis trente ans. Noble ou roturier, aucun directeur allemand, je le parlerais, n'a ignoré les noms de Gluck ou de Mozart, ni ceux de leurs chefs-d'œuvre. En France, au contraire, on pourrait citer, en ce genre, bon nombre d'énormités plus ou moins incroyables. Par exemple, un directeur de l'Opéra[106] recevant une visite de Cherubini, lui demanda assez cavalièrement, quoique l'illustre compositeur eût décliné son nom, quelle était sa profession, s'il faisait partie du personnel de l'Opéra, et s'il était attaché au service des ballets ou des machines. À peu près vers la même époque, le même Cherubini, qui venait de faire exécuter avec éclat une nouvelle messe, se trouvant un soir chez le surintendant des Beaux-Arts[107], reçut de lui cet étrange compliment: «Votre messe est fort belle, mon cher Cherubini, son succès est incontestable; mais pourquoi vous être toujours borné à la musique religieuse? Vous auriez dû écrire un opéra!» Se figure-t-on l'embarras indigné de l'auteur de Médée, des Deux Journées, de Lodoiska, du Mont Saint-Bernard, de Fnauiska, des Abencérages, d'Anacréon, et de tant d'autres œuvres dramatiques, à cette bourrade inattendue!

Un directeur du Théâtre-Français[108] demandait bien un jour de qui était la comédie intitulée le Médecin malgré lui, et s'offensait des éclats de rire de son interlocuteur, quand celui-ci lui eut répondu qu'elle était de Molière...

À Paris, en outre, il y a tel directeur dont le cabinet est plus difficilement accessible que celui d'un ministre, qui ne répond pas quand on lui écrit, et qui pousse l'aplomb jusqu'à prier les gens dont il a besoin, quels qu'ils soient, de vouloir bien passer chez lui. M. le directeur a un service à leur demander et trouve tout naturel que ce soient eux qui se dérangent. Il ne se vante pas toujours, il est vrai, des réponses qu'il reçoit en pareil cas...

Nous avons eu néanmoins, il faut le reconnaître, à la tête de certains théâtres de Paris, des hommes qui réunissaient à une véritable urbanité, du bon sens, de l'esprit et une incontestable valeur littéraire (je ne dis pas musicale, cela ne s'est jamais vu). Parmi les plus spirituels, sinon parmi les plus heureux et les plus désintéressés, il faut citer Harel, mort il y a deux ans, après avoir obtenu de l'Académie le prix proposé pour l'éloge de Voltaire. Ses bons mots jouissaient de quelque célébrité. Aucun de ces mots, pourtant, ne saurait être comparé à celui qu'il suggéra à Frédérick Lemaître, dans la circonstance que je vais citer. Harel dirigeait le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Un de nos écrivains grands seigneurs (vieux style), fort riche, très-épris d'art et de poésie[109], avait fait représenter sur ce théâtre une tragédie[110] pour la mise en scène de laquelle des sacrifices d'argent considérables lui avaient été imposés. Il se trouvait un jour dans le cabinet d'Harel en même temps que le célèbre acteur; il venait de solder le compte des décors, des costumes, des accessoires, etc., et se croyait enfin libéré, quand l'insatiable directeur lui présenta un compte de trois ou quatre mille francs pour frais de cordages appliqués au service des machines. M. de C*** eut beau se révolter, contre ce qu'il appelait, non sans apparence de raison, une spoliation, il dut s'exécuter; il paya et sortit indigné. Frédérick étudiait en silence cette scène curieuse; alors frappant vivement sur l'épaule du directeur:

«Paresseux! lui dit-il, il avait encore sa montre!»

À M. HUMBERT FERRAND

cinquième lettre

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