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Mémoires de Hector Berlioz: comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865

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Variétés de spleen.—L'isolement.

Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout ce qu'on voudra), que j'appellerai le mal de l'isolement. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai, à la Côte-Saint-André, j'étais assis dans une prairie, à l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie, intitulé: Manuscrit trouvé au mont Pausilippe. Tout entier à ma lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes, s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans qui psalmodiaient les Litanies des saints. Cet usage de parcourir, au printemps, les coteaux et les plaines, pour appeler sur les fruits de la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortège s'arrêta au pied d'une croix de bois ornée de feuillage; je le vis s'agenouiller pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de phrases:

. . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . Conservare digneris
(Les paysans.)
Te rogamus audi nos!

Et la foule pieuse s'éloignait, s'éloignait toujours.

. . . . . . . . . . . . . . .
(Decrescendo).
Sancte Barnaba
Ora pro nobis!
(Perdendo).
Sancta Magdalena
Ora pro. . . . .
Sancta Maria,
Ora. . . . . . .
Sancta. . . . . .
. . . . . . nobis.
. . . . . . . . .

Silence... léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle pression de l'air du matin... Cri des cailles amoureuses appelant leur compagne... l'ortolan, plein de joie, chantant sur la pointe d'un peuplier... calme profond... une feuille morte tombant lentement d'un chêne... coups sourds de mon cœur... évidemment la vie était hors de moi, loin, très-loin... À l'horizon les glaciers des Alpes, frappés par le soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière... C'est de ce côté qu'est Meylan... derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe... les personnages de mon roman... des passions ardentes... quelque insondable bonheur... secret... allons, allons, des ailes!... dévorons l'espace! il faut voir, il faut admirer!... il faut de l'amour, de l'enthousiasme, des étreintes enflammées, il faut la grande vie!... mais je ne suis qu'un corps lourd cloué à terre! ces personnages sont imaginaires ou n'existent plus... quel amour?... quelle gloire?... quel cœur?... où est mon étoile?... la Stella montis?... disparue sans doute pour jamais... quand verrai-je l'Italie?...

Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement, et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux, arrachant convulsivement des poignées d'herbe et d'innocentes pâquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, luttant contre l'absence, contre l'horrible isolement.

Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que j'ai éprouvées depuis lors, et dont l'intensité augmente chaque jour?...

Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une expérience de physique pourrait seule, je crois, en offrir la ressemblance. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre adaptée à une machine pneumatique une coupe remplie d'eau à côté d'une coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se refroidir au point de produire un petit bloc de glace.

Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement et ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon cœur, sous l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier, d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me consoler, pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour retenir ma vie qui s'en va aux quatre points cardinaux.

On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir, loin de là, on veut vivre, on le veut absolument, on voudrait même donner à sa vie mille fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui s'exaspère de rester sans application, et qui ne peut se satisfaire qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.

Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: l'ébullition, l'évaporation du cœur, des sens, du cerveau, du fluide nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de glace.

Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'isolement les dimanches d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est joyeux au loin, parce qu'on est absent. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines scènes d'Alceste et d'Armide de Gluck, un air de son opéra italien de Telemaco, les champs Élysées de son Orphée, font naître aussi d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'œuvre portent avec eux leur contre-poison; ils font déborder les larmes, et on est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et l'Iphigénie en Tauride de Gluck, au contraire, appartiennent entièrement au spleen et le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit sourdement.

Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen, l'un est ironique, railleur, emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. À l'être qui en est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie de poudre, et j'y mettrais le feu pour m'amuser.

En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades: c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire, qui venaient me réveiller.

—«Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples? nous y allons.

—Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.

—Mais, jobard que tu es, nous en avons et nous t'en prêterons! Allons, aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons rien. Bon! te voilà sur pieds!... Secoue-toi un peu maintenant; va demander à M. Vernet un congé d'un mois, et dès que ta valise sera faite, nous partirons; c'est convenu.»

Nous partîmes en effet.

À part un scandale assez joli, mais difficile à raconter, par nous causé dans la petite ville de Ciprano... après dîner, je ne me rappelle aucun incident remarquable de ce trajet bourgeoisement fait en voiturin.

Mais Naples!...

XLI

Voyage à Naples.—Le soldat enthousiaste.—Excursion à Nisita. Les lazzaroni.—Ils m'invitent à dîner.—Un coup de fouet.—Le théâtre San-Carlo.—Retour pédestre à Rome, à travers les Abruzzes.—Tivoli.—Encore Virgile.

Naples!!! ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!

Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la splendeur de son aspect! Qui n'a admiré, à midi, la mer faisant la sieste et les plis moelleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec lequel elle l'agite doucement! Perdu, à minuit, dans le cratère du Vésuve, qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à ce explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le ciel comme de brûlants blasphèmes, qui retombent ensuite, roulent sur le col de la montagne et s'arrêtent pour former un ardent collier sur la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de cette désolée Pompéia, et, spectateur unique, n'a attendu, sur les gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu d'indulgence aux mœurs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si gai, si voleur, si spirituellement facétieux, et si naïvement bon quelquefois?

Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs; mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui peint on ne peut mieux le caractère des pêcheurs napolitains. Il s'agit d'un festin que des lazzaroni me donnèrent, trois jours après mon arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire, transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre le bras, cueillir des oranges à Caprée. Je me promenais à la villa Reale; j'avais prié mes camarades de l'Académie romaine de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat, en faction devant l'entrée me dit brusquement en français:

—Monsieur, levez votre chapeau!

—Pourquoi donc?

—Voyez!

Et, me désignant du doigt une statue de marbre placée au centre du pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait: Torquato Tasso. Cela est bien! cela est touchant!... mais j'en suis encore à me demander comment la sentinelle du poëte avait deviné que j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.

Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému, au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant, philosophant, à part moi, sur le malheur des poëtes qui sont poëtes par le cœur, etc., etc. Tout d'un coup, Tasso me fit penser à Cervantes, Cervantes à sa charmante pastorale Galathée, Galathée à une délicieuse figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida, Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom, et je fus pris à l'improviste d'un désir irrésistible de la visiter[58].

J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors, toujours courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils insistent en souriant et demandent à peu près trente francs pour une course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux jeunes garçons se tenaient à l'écart sans rien dire, avec un air d'envie; je trouvai bouffonne l'insolente prétention de mes rameurs, et désignant les deux lazzaronetti:

«—Eh bien! oui, allons, trente francs, mais venez tous les huit et ramons vigoureusement.»

Cris de joie, gambades des petits et des grands! nous sautons dans la barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant mon navire à la garde de l'équipage, je monte dans l'île, je la parcours dans tous les sens, je regarde le soleil descendre derrière le cap Misène poétisé par l'auteur de l'Énéide, pendant que la mer qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène, ni de Palinure, chante gaiement dans le mode majeur mille accords scintillants...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme je vaguais ainsi sans but, un militaire parlant fort bien le français s'avance vers moi et m'offre de me montrer les diverses curiosités de l'île, les plus beaux points de vue, etc. J'accepte son offre avec empressement. Au bout d'une heure, en le quittant, je faisais le geste de prendre ma bourse pour lui donner la buona mano d'usage, quand lui, se reculant d'un pas et prenant un air presque offensé, repousse ma main en disant:

«—Que faites-vous donc, monsieur? je ne vous demande rien,... que de... prier le bon Dieu pour moi.»

—Parbleu, je le ferai, me dis-je en remettant ma bourse dans ma poche, l'idée est trop drôle, et que le diable m'emporte si j'y manque.

Le soir, en effet, au moment de me mettre au lit, je récitai très-sérieusement un premier Pater pour mon brave sergent, mais au second j'éclatai de rire. Aussi je crains bien que le pauvre homme n'ait pas fait fortune et qu'il soit resté sergent comme devant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je serais demeuré à Nisida jusqu'au lendemain, je crois, si un de mes matelots, délégué par le capitaine, ne fût venu me héler et m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine à regagner la terre ferme, si nous tardions encore à lever l'ancre, à déraper. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa place sur le navire; le capitaine, digne émule du héros troyen:

...........Eripit ensem
Fulmineum

(ouvre son grand couteau)

strictoque ferit retinacula ferro.

(et coupe vivement la ficelle;)

Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;
Littora deseruere; latet sub classibus æquor;
Adnixi torquent spumas, et cærula verrunt.

(tous, pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons, nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flots d'écume, la mer disparaît sous notre...... canot.) Traduction libre.

Cependant il y avait du danger, la coquille de noix frétillait d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce et je me disais: à propos de quoi vais-je me noyer? À propos d'un soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car, si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de Galathée, ni à Nisida; je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la Brambilla et Tamburini! Ces réflexions et les mouvements de la nef en perdition me faisaient grand mal au cœur, je l'avoue. Pourtant, le dieu des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de gagner la terre, et les matelots, jusque-la muets comme des poissons, recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie fut même si grande, qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser escroquer, ils eurent un remords, et me prièrent avec une véritable bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai. Ils me conduisirent assez loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles, en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière à eux bien connue, où mes amphytrions se hâtèrent de donner des ordres pour le festin.

Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin du Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande qui devait boire avant moi, le respect pour l'âge l'emportant chez ces braves enfants, même sur la courtoisie, qu'ils reconnaissaient devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, qu'il portait dans son cœur. Les jeunes lazzaroni, pour le distraire et me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instance le récit d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois, et dont l'histoire était célèbre.

Là-dessus, le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son auditoire, comment, embarqué à vingt ans sur un speronare, il avait demeuré en mer trois jours et deux nuits, et comme quoi, toujours poussé vers de nouveaux rivages, il avait enfin été jeté dans une île lointainel'on prétend que Napoléon, depuis lors, a été exilé, et que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là, profonde sympathie des lazzaroni pour mon excellence; la reconnaissance les exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière d'un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque surprise qui m'est destinée. En effet, au moment où je me levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses camarades et pour l'amour d'eux d'accepter un souvenir, un présent, le plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après mille adieux, serrements de mains et protestations d'une amitié inaltérable.

Je venais de quitter ces bonnes gens et je cheminais péniblement à cause d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il faisait presque nuit. Une belle calèche passa sur la route de Naples. L'idée peu fashionable me vint de sauter sur la banquette de derrière, libre par l'absence du valet de pied et de parvenir ainsi sans fatigue jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite Parisienne emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le présent de ma gracieuse compatriote. Ô poupée française! Si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait passer un mauvais quart d'heure!

Je revins donc, clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de brigand, qui, malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient toujours tant de misérables stupides et puants!

J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique. L'orchestre, comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité; on n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le système général adopté en Italie de mettre toujours moins de violoncelles que de contre-basses, ne peut pas même être justifié par le genre de musique que les orchestres italiens exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les musiciens qu'il dirige seraient quelquefois embarrassés pour suivre la mesure... À cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Dresde ou de Paris. Les choristes sont d'une faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des chœurs écrits à quatre parties. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire continuellement doubler à l'octave.

Au Fondo on joue l'opéra buffa, avec une verve, un feu, un brio, qui lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres d'opéra comique. On y représentait, pendant mon séjour, une farce très-amusante de Donizetti, Les convenances et les inconvenances du théâtre.

On pense bien, néanmoins, que l'attrait musical des théâtres de Naples ne pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que dedans.

Déjeunant, un matin, à Castellamare, avec Munier, le peintre de marine, que nous avions surnommé Neptune:«—Que faisons nous? me dit-il, en jetant sa serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas...

—Allons en Sicile.»

—C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une étude que j'ai commencée, et, à cinq heures, nous irons retenir notre place sur le bateau à vapeur.

—Volontiers, quelle est notre fortune?»

Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent les moines, compter sur la Providence; et, en Français totalement dépourvus de la vertu qui transporte les montagnes, jugeant qu'il ne fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui, pour aller portraire la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.

Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.

—Parbleu! leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en droite ligne à travers les montagnes, franchissant rocs et torrents, comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.

Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent. Nos effets furent aussitôt expédiés par un vetturino; nous convînmes de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile grise; M. B... portait son album et ses crayons; deux cannes étaient toutes nos armes.

On vendangeait alors. D'excellents raisins (qui n'approchent pourtant pas de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent, et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires.

Le soir, à Capoue, nous trouvâmes bon souper, bon gîte, et... un improvisateur.

Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.

«—Français, répondit M. Kl... rn.»

J'avais entendu, un mois auparavant, les improvisations du Tyrtéc campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage, qui répondirent:

«—Polonais.»

À quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:

«—J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France, l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves sont les Polonais, sont les Polonais.»

Voici la cantate qu'il adressa, en musique également improvisée, et sans la moindre hésitation, aux trois prétendus Français:

notation musicale

On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification des deux Suédois.

Avant de nous engager tout à fait dans les Abruzzes, nous nous arrêtâmes une journée à San-Germano, pour visiter le fameux couvent du Monte-Cassino.

Ce monastère de bénédictins, situé, comme celui de Subiaco, sur une montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus rares, et les amateurs peuvent admirer dans le chœur des stalles en bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de la vie monacale.

Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable par une petite rivière qui forme une assez belle cascade, après avoir mis en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un singulier genre nous y attendait. M. Kl... rn et moi nous avions les pieds en sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville, fut pour demander la locanda (l'auberge).

«—E...... locanda... non ce n'è,» nous répondaient les paysans avec un air de pitié railleuse. «Ma però per la notte dove si va?

E...... chi lo sa?...»

Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une auberge ou d'une maison hospitalière... c'eût été fort, mais c'est pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir qui me frappa fort à propos.

J'avais déjà passé de jour, une fois, à Isola di Sora; je me rappelai heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait presque un idiome:

«—Pardi! on vous couchera ben.

—Ah! nous sommes sauvés! M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois, comme dit Charlet, l'affaire peut s'arranger

En effet, le papetier qui me reconnut exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après un souper très-confortable, un lit monstre, comme je n'en ai vu qu'en Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en réfléchissant qu'il serait bon, pour le reste de notre voyage, de connaître les villages qui ne sont pas sans locanda, pour ne pas courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls notre route.

Veroli est un grand village qui, de loin, a l'air d'une ville et couvre le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et de jambon cru, a l'aide duquel nous parvînmes, avant la nuit, à un autre rocher habité, plus âpre et plus sauvage; c'était Alatri. À peine parvenus à l'entrée de la rue principale un groupe de femmes et d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la locanda; malgré tout notre dégoût, ce fut là qu'il fallut passer la nuit. Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer; les insectes de toute espèce qui foisonnaient dans nos draps rendirent tout repos impossible. Pour mon compte, ces myriades me tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès de fièvre.

Que faire?... ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri... il fallait arriver à Subiaco... séjourner dans cette bicoque était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.

Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco, par Arcino et Anticoli ayant prévalu, nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y avait plus de chemins frayés, nous suivions des lits de torrents, enjambant a grand'peine les Quartiers dont ils sont à chaque instant encombrés.

Nous arrivâmes ainsi à un affreux village dont le nom m'est inconnu. Les bouges hideux qui le composent et que je n'ose appeler maisons, étaient ouverts mais entièrement vides. Nous ne trouvâmes d'autres habitants dans le village que deux jeunes porcs se vautrant dans la boue noire des roches déchirées qui servent de rues à ce repaire. Où était la population? C'est le cas de dire: chi lo sa?

Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans les vallons de ce labyrinthe de rochers; il fallait alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du fond d'un ravin, crier à quelque paysan:

«Ohé!!! la strada d'Anticoli?...

À quoi il répondait par un éclat de rire, ou par «via! via!» Ce qui nous rassurait médiocrement, on peut le penser. Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli grande abondance d'œufs, de jambon et d'épis de maïs que nous fîmes rôtir, à l'exemple des pauvres habitants de ces terres stériles, et dont la saveur sauvage n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros homme rouge qui avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses questions sur la garde nationale de Paris et nous proposer un livre imprimé qu'il avait à vendre.

D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit; un guide fut indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très-sûr de la route, il hésitait souvent. Un vieux berger, assis au bord d'un étang, et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois, n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au dire de notre guide), où nous devions trouver toutes sortes de rafraîchissements.

Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baiochi qui lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible de comprendre sa réponse qu'une voix gutturale, plus semblable à un gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible. Le joli village d'Arcinasso n'est qu'une osteria (cabaret), au milieu de ces vastes et silencieuses steppes. Une vieille femme y vendait du vin et de l'eau fraîche. L'album de M. B...t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une bible; là-dessus, se levant, pleine de joie, elle examina chaque dessin l'un après l'autre, et après avoir embrassé cordialement M. B...t, nous donna à tous les trois sa bénédiction.

Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité triste... À notre approche, il prit son vol vers le nord... Je le suivis longtemps des yeux... Puis ma pensée vola dans la même direction... vers l'Angleterre... et je m'abîmai dans une rêverie shakespearienne...

Mais il s'agissait bien de rêver et de bâiller aux corbeaux, il fallait absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre position.

«—Allons, messieurs, dis-je aux Suédois, encore un effort! je me retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»

Effectivement, quarante minutes s'étaient à peine écoulées quand nous aperçûmes à une grande profondeur sous nos pieds briller des lumières: c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert. Il me prêta du linge, dont j'avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt les cris: Oh! signor Sidoro[59]! Ecco questo signore francese chi suona la chitarra[60]!» Et Flacheron d'accourir avec la belle Mariucia[61], le tambour de basque à la main, et, bon gré, mal gré, il fallut danser la saltarello jusqu'à minuit.

C'est en quittant Subiaco, deux jours après, que j'eus la spirituelle idée de l'expérience qu'on va lire.

MM. Bennet et Klinskporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très-vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de s'arrêter de temps en temps, ni de ralentir le pas, je les laissai prendre le devant et m'étendis tranquillement à l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable pour les rattraper. Ils étaient déjà fort loin, quand je me demandai en me relevant: Serais-je capable de courir sans m'arrêter, d'ici à Tivoli (c'était bien un trajet de six lieues)? Essayons!... Et me voilà courant comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages, poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du regard bienveillant des habitants persuadés que je venais de faire un malheur[62].

Bientôt, une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins bon et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du cœur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le cœur dur.

Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil, parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être leur cicérone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités locales. En conséquence, nous allâmes visiter le joli petit temple de Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison d'Horace, sa célèbre villa de Tibur. Je laissai ces messieurs se reposer une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du poëte, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un jeune myrte. À cet égard je suis comme les chèvres, impossible de résister à mon humeur grimpante auprès d'un monticule verdoyant. Puis, comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons, où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes d'Horace, entendit s'élever, dans sa douce gravité, la voix mélancolique de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poëmes des champs:

Hactenus arvorum cultus et sidera cœli:
Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum
Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.

Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este dont le nom rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour douloureux qu'elle lui inspira.

Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute-puissante voulut créer une copie en miniature de la vallée de Tempe; la salle des gardes, où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et enfin l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant.

Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!

XLII

L'influenza à Rome.—Système nouveau de philosophie.—Chasses.—Les chagrins de domestiques.—Je repars pour la France.

Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt très-bien, par centaines, par milliers. Couvert, au grand divertissement des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les charretées de morts à l'église Transtévérine dont le large caveau les reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres, suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été ouverts par les médecins, curieux de savoir pourquoi les malades n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres nations, prend alors avec une truelle ces débris de l'organe pensant et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de Shakespeare, ce maçon de l'éternité, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à mettre en œuvre ce mortier humain.

Un architecte de l'Académie, Garrez, fait un dessin représentant cette gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.

Bézard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi, nous formons une société appelée les quatre, qui se propose d'élaborer et de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: Système de l'Indifférence absolue en matière universelle. Doctrine transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous objecte: la douleur et le plaisir, les sentiments et les sensations! on nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une admirable indifférence:

«—Ces messieurs disent que nous sommes fous! qu'est-ce que cela te fait, Bézard?... qu'en penses-tu, Gibert?... qu'en dis-tu, Delanoie?...

—Cela ne fait rien à personne.

—Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.

—Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.»

On nous rit au nez. Les grands philosophes ont toujours ainsi été méconnus.

Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay, le statuaire. Nous appelons le gardien de la porte du Peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après l'exhibition de notre port d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la fois... Il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend à Dieu son âme et son sang à la terre... c'est un malheureux chat qui guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine un petit bois de chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un porc-épic dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce silencieux réduit s'appelle Isola Farnèse. C'est, dit-on, le nom moderne de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le fougueux Marcius Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilège pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme, accroupie au bord du ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Veturia[63], à la tête des matrones romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats, illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez semblables en réalité, par leur dimension et leur importance, a ceux qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes chiens, aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles. Je tue un grand imbécile de serpent qui aurait dû rester dans son trou par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous rejoignons pour déjeuner. Je prends dans ma gibecière un crâne que j'avais cueilli sur le haut du cimetière de Radicoffani, en revenant de Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon et nous le plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet, pour dessaler un peu cette atroce victuaille. Repas frugal assaisonné d'une froide pluie; point de vin, point de cigares! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai pu envoyer chez les morts qu'un innocent rouge-gorge, pour tenir compagnie au chat, au porc-épic et au serpent. Nous nous dirigeons vers l'auberge de la Storta, le seul bouge des environs. Je m'y couche, et je dors trois heures, pendant qu'on fait sécher mes habits. Le soleil se montre enfin, la pluie a cessé; je me rhabille à grand'peine et je repars. Debay, plein d'ardeur, n'a pas voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de fort beaux oiseaux, qu'on prétend venir des côtes d'Afrique et dont je n'ai jamais pu savoir le nom. Ils planent continuellement, comme des hirondelles, avec un petit cri semblable à celui des perdrix; ils sont bigarrés de jaune et de vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du chasseur est sauf. Je vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous rentrons à Rome aussi embourbés que dut l'être Marius quand il sortit des marais de Minturnes.

Semaine stagnante.

Enfin, l'Académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de notre camarade L..., qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa chambre; quand vient l'heure du repas, nous sommes obligés d'aller le prendre chez lui, et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui lui attire un jour, à table, cette charmante apostrophe de Delanoie:

«—Eh bien! mon pauvre L... tu as donc toujours des chagrins de domestiques[64]

Le mot circule avec grand succès.

Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon monodrame et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait, qui, selon l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres et prend place dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de profonde tristesse en songeant que je quitte cette poétique contrée, peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.

XLIII

Florence.—Scène funèbre.—La bella sposina.—Le Florentin gai.—Lodi.—Milan.—Le théâtre de la Cannobiana.—Le public.—Préjugés sur l'organisation musicale des Italiens.—Leur amour invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations.—Rentrée en France.

J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fût sur le point d'être satisfait. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose de solennel, et sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments, j'en avais l'âme oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir absolument. Je fus très-sensible à cette preuve de sympathie d'un artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement, que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration, la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.

Je venais de parcourir le dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais assis près d'une colonne pour voir s'agiter les atomes dans un splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambeaux entra dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai: je demandai à un Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: È una sposina, morta al mezzo giorno! me répondit-il d'un air gai. Les prières furent d'un laconisme extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de finir. Puis, le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le cortège s'achemina vers le lieu où la morte devait reposer jusqu'au lendemain, avant d'être définitivement inhumée. Je le suivis. Pendant le trajet les chantres porte-flambeaux grommelaient bien, pour la forme, quelques vagues oraisons entre leurs dents; mais leur occupation principale était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges dont la famille de la défunte les avait armés. Et voici pourquoi: le restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves lucioli, d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de l'œil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt les polissons se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la goutte de cire de la pierre avec un couteau et la roulaient en boule qui allait toujours grossissant. De sorte qu'à la fin du trajet, assez long (la morgue étant située à l'une des plus lointaines extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frelons, une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse préoccupation des misérables par qui la pauvre sposina était portée à sa couche dernière.

Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai, qui m'avait répondu dans le dôme et qui faisait partie du cortège, voyant que j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi et me dit en espèce de français:

«—Volé-vous intrer?

—Oui, comment faire?

—Donnez-moi tré paoli.»

Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait; il va s'entretenir un instant avec la concierge de la salle funèbre, et je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés coulaient à flots sur ses épaules, grands yeux bleus demi-clos, petite bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune!... jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «È bella!» Et, pour me faire mieux admirer ses traits, me soulevant la tête de la pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur le bois. La salle retentit du choc... je crus que ma poitrine se brisait à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre de baisers expiatoires, en proie à l'une des angoisses de cœur les plus intenses que j'aie ressenties de ma vie. Le Florentin riait toujours...

Mais je vins tout à coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout à l'heure, attiédie maintenant par les baisers d'un jeune homme inconnu? dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que je suis l'amant clandestin de sa femme, qui vient, plus aimant et plus fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien? Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux! laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...

Addio! addio! bella sposa abbandonata! ombra dolente! adesso, forse, consolata! perdona ad un straniero le pie lagrime sulla pallida mano. Almen colui non ignora l'amore ostinato ne la religione della beltà.

Et je sortis tout bouleversé.

Ah ça! mais, voici bien des histoires cadavéreuses! les belles dames qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! je n'ai pas la moindre envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très-prononcé pour la mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses qui m'ont frappé; il se trouve dans le nombre quelques épisodes de couleur sombre, voilà tout. Cependant, je préviens les lectrices qui ne rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par faire cette figure-là, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à moins, ce qui est très-probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la polka, dire une foule de sottises et tourmenter leur amant.

En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont. Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.

Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la ligne.—Sainte-Hélène!...

En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller voir le nouvel Opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'Elisir d'amore de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient toutefois et s'époumonaient à qui mieux mieux; du moins je dus le croire en les voyant ouvrir une bouche immense, car il était impossible, à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens écoutent quelquefois. En tout cas, la musique pour les Milanais, comme pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la faiblesse des masses d'exécution, chœurs ou orchestres, ne leur permet pas de connaître les chefs-d'œuvre placés en dehors de l'ornière circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de Guillaume Tell à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La Vestale, même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne, on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades cavatines dont on le gorge habituellement. Mais, en général, cependant, il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes extérieures.

De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens qu'un plaisir des sens, rien autre. Ils n'ont guère pour cette belle manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans réflexion, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils feraient d'un plat de macaroni.

Nous autres Français, si petits, si mesquins en musique, nous pourrons bien, comme les Italiens, faire retentir le théâtre d'applaudissements furieux, pour un trille, une gamme chromatique de la cantatrice à la mode, pendant qu'un chœur d'action, un récitatif obligé du plus grand style passeront inaperçus; mais au moins nous écoutons, et, si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce n'est jamais notre faute. Au delà des Alpes, au contraire, on se comporte, pendant les représentations, d'une manière si humiliante pour l'art et pour les artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue[65], être obligé de vendre du poivre et de la cannelle chez un épicier de la rue Saint-Denis que d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie: que la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie, le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que les dilettanti de Rome, à l'apparition du Barbiere di Siviglia de Rossini, si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maestro, pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paisiello.

Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et Spurzeim, c'est leur amour exclusif, pour tout ce qui est dansant, chatoyant, brillanté, gai, en dépit des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit toujours[66], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur se permet un instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de revenir au style obligé, aux roulades, aux grupetti, aux trilles, aux mesquines frivolités, mélodiques, soit dans les voix, soit dans l'orchestre, qui, succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une raillerie et donnent à l'opéra séria toutes les allures de la parodie et de la charge.

Si je voulais citer, les exemples fameux ne me manqueraient pas; mais, pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les formes conventionnelles et invariables, adoptées depuis par quelques compositeurs que Cherubini et Spontini, seuls entre tous leurs compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure? Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés et sensibles à l'expression musicale d'entendre, dans un morceau d'ensemble, quatre personnages, animés de passions entièrement opposées, chanter successivement tous les quatre la même phrase mélodique, avec des paroles différentes, et employer le même chant pour dire: «Ô toi que j'adore...—Quelle terreur me glace...—Mon cœur bat de plaisir...—La fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaines gens, que la musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la fureur puissent convenir également à la crainte, à la joie et à l'amour, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive, dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que l'existence du soleil. Mais cette discussion, déjà mille fois soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement qu'après avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le sentiment musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par ses compositeurs, comme une conséquence forcée des instincts du public, instincts qui existent aussi, d'une façon plus ou moins évidente, chez les compositeurs; qui se manifestaient déjà à l'époque de Pergolèse, et qui, dans son trop fameux Stabat, lui firent écrire une sorte d'air de bravoure sur le verset:

Et mœrebat,
Et tremebat,
Cum videbat,
Nati pœnas inclyti;

instincts dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi et beaucoup d'autres esprits élevés; instincts, dont Gluck, avec son génie herculéen et malgré le succès colossal d'Orfeo, n'a pu triompher; instincts qu'entretiennent les chanteurs, et que certains compositeurs ont développés à leur tour dans le public, instincts, enfin, qu'on ne détruira pas plus, chez les Italiens, que, chez les Français, la passion innée du vaudeville. Quant au sentiment harmonique des ultramontains, dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux voix; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre, la chose est fort commune. À Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les pecorari (gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de grognement étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la notation, est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare offre beaucoup d'analogie avec celui des Turcs.

C'est à Turin que, pour la première fois, j'ai entendu chanter en chœur dans les rues. Mais ces choristes en plein vent sont, pour l'ordinaire, des amateurs pourvus d'une certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue Richelieu retentir d'accords assez supportables. Je dois dire, d'ailleurs, que les choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes successives qui, présentées de la sorte, sont odieuses à toute oreille exercée.

Pour les villages d'Italie dont l'église est dépourvue d'orgue, et dont les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la moindre trace. À Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque dont il criait à l'unisson les litanies de la Vierge.

En outre, et sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je tiens, au contraire, pour les plus innocents hommes du monde en tout ce qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il convient à une prière adressée à la mère de Dieu, tandis qu'à Tivoli elle a l'air d'une chanson de corps de garde.

Voici l'une et l'autre; on en jugera.

chant de tivoli

Chant de Tivol, notation musicale

chant de la cote-saint-andré
(Dauphiné) avec la mauvaise
rosodie latine adoptée en France.

Chante de la cote-Saint Andre, notation musicale

Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs, ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes, mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû, aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà parlé, faire naître et cette manie de fioritures qui dénature les plus belles mélodies, et les formules de chant commodes qui font que toutes les phrases italiennes se ressemblent, et ces cadences finales sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité, et cette tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes mêmes les plus pathétiques; et tous ces abus enfin, qui ont rendu la mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poëte et le compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.

Et ce fut le 12 mai 1832 qu'en descendant le mont Cenis, je revis, parée de ses plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon enfance, où les premiers rêves passionnés sont venus m'agiter. Voilà le vieux rocher de Saint-Eynard... Voilà le gracieux réduit où brilla la Stella montis... là-bas, dans cette vapeur bleue, me sourit la maison de mon grand-père. Toutes ces villas, cette riche verdure,... c'est ravissant, c'est beau, il n'y a rien de pareil en Italie!... Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aiguë que je ressentis au cœur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le lointain.

XLIV

La censure papale.—Préparatifs de concerts.—Je reviens à Paris.—Le nouveau théâtre anglais.—Fétis.—Ses corrections des symphonies de Beethoven.—On me présente à miss Smithson.—Elle est ruinée.—Elle se casse la jambe.—Je l'épouse.

Une autorisation spéciale de M. Horace Vernet m'ayant permis, ainsi que je l'ai dit, de quitter Rome six mois avant l'expiration de mes deux ans d'exil, j'allai passer la première moitié de ce semestre chez mon père, avec l'intention d'employer la seconde à organiser à Paris un ou deux concerts, avant de partir pour l'Allemagne où le règlement de l'Institut m'obligeait de voyager pendant un an. Mes loisirs de la Côte-Saint-André furent employés à la copie des parties d'orchestre du monodrame écrit pendant mes vagabondages en Italie, et qu'il s'agissait maintenant de produire à Paris. J'avais fait autographier les parties de chœur de cet ouvrage à Rome où le morceau des Ombres fut l'occasion d'un démêlé avec la censure papale. Le texte de ce chœur, dont j'ai déjà parlé était écrit en langue inconnue[67], langue des morts, incompréhensible pour les vivants. Quand il fut question d'obtenir de la censure romaine la permission de l'imprimer, le sens des paroles chantées par les ombres embarrassa beaucoup les philologues. Quelle était cette langue et que signifiaient ces mots étranges? On fit venir un Allemand qui déclara n'y rien comprendre, un Anglais qui ne fut pas plus heureux; les interprètes danois, suédois, russes, espagnols, irlandais, bohèmes, y perdirent leur latin! Grand embarras du bureau de censure; l'imprimeur ne pouvait passer outre et la publication restait suspendue indéfiniment. Enfin un des censeurs, après des réflexions profondes, fit la découverte d'un argument dont la justesse frappa tous ses collègues. «Puisque les interprètes anglais, russes, espagnols, danois, suédois, irlandais et bohèmes ne comprennent pas ce langage mystérieux, dit-il, il est assez probable que le peuple romain ne le comprendra pas davantage. Nous pouvons donc, ce me semble, en autoriser l'impression, sans qu'il en résulte de grands dangers pour les mœurs ou pour la religion.» Et le chœur des ombres fut imprimé. Censeurs imprudents! Si c'eût été du sanscrit!...

En arrivant à Paris, l'une de mes premières visites fut pour Cherubini. Je le trouvai excessivement affaibli et vieilli. Il me reçut avec une affectuosité que je n'avais jamais remarquée dans son caractère. Ce contraste avec ses anciens sentiments à mon égard m'émut tristement; je me sentis désarmé. «Ah mon Dieu! me dis-je, en retrouvant un Cherubini si différent de celui que je connaissais, le pauvre homme va mourir!» Je ne tardai pas, on le verra plus tard, à recevoir de lui des signes de vie qui me rassurèrent complètement.

N'ayant pas trouvé libre l'appartement que j'occupais rue Richelieu avant mon départ pour Rome, une impulsion secrète me poussa à en aller chercher un en face, dans la maison qu'avait autrefois occupée miss Smithson (rue neuve Saint-Marc, nº 1); et je m'y installai. Le lendemain, en rencontrant la vieille domestique qui remplissait depuis longtemps dans l'hôtel les fonctions de femme de charge: «Eh bien, lui dis-je, qu'est devenue miss Smithson? Avez-vous de ses nouvelles?—Comment, monsieur, mais... elle est à Paris, elle logeait même ici il y a peu de jours; elle n'est sortie qu'avant-hier de l'appartement que vous occupez maintenant, pour aller s'installer rue de Rivoli. Elle est directrice d'un théâtre anglais qui commence ses représentations la semaine prochaine.» Je demeurai muet et palpitant à la nouvelle de cet incroyable hasard et de ce concours de circonstances fatales. Je vis bien alors qu'il n'y avait plus pour moi de lutte possible. Depuis plus de deux ans, j'étais sans nouvelles de la fair Ophelia, je ne savais si elle était en Angleterre, ou en Écosse, ou en Amérique; et j'arrivais d'Italie au moment même où, de retour de ses voyages dans le nord de l'Europe, elle reparaissait à Paris. Et nous avions failli nous rencontrer dans la même maison, et j'occupais un appartement qu'elle avait quitté la veille.

Un partisan de la doctrine des influences magnétiques, des affinités secrètes, des entraînements mystérieux du cœur, établirait là-dessus bien des raisonnements en faveur de son système. Je me bornai à celui-ci: Je suis venu à Paris pour faire entendre mon nouvel ouvrage (le Monodrame); si, avant de donner mon concert je vais au théâtre anglais, si je la revois, je retombe infailliblement dans le delirium tremens, toute liberté d'esprit m'est de nouveau enlevée, et je deviens incapable des soins et des efforts nécessaires à mon entreprise musicale. Donnons donc le concert d'abord, après quoi qu'Hamlet ou Roméo me ramènent Ophélie ou Juliette, je la reverrai, dussé-je en mourir. Je m'abandonne à la fatalité qui semble me poursuivre; je ne lutte plus.

En conséquence, les noms shakespeariens eurent beau étaler chaque jour sur les murs de Paris leurs charmes terribles, je résistai à la séduction et le concert s'organisa.

Le programme se composait de ma Symphonie fantastique suivie de Lélio ou Le retour à la vie, monodrame qui est le complément de cette œuvre, et forme la seconde partie de l'Épisode de la vie d'un artiste. Le sujet du drame musical n'est autre, on le sait, que l'histoire de mon amour pour miss Smithson, de mes angoisses, de mes rêves douloureux..... Admirez maintenant la série de hasards incroyables qui va se dérouler.

Deux jours avant celui où devait avoir lieu au Conservatoire ce concert qui, dans ma pensée, était un adieu à l'art et à la vie, me trouvant dans le magasin de musique de Schlesinger, un Anglais y entra et en ressortit presque aussitôt. «Quel est cet homme, dis-je à Schlesinger? (singulière curiosité que rien ne motivait.)—C'est M. Schutter, l'un des rédacteurs du Galignani's Messenger? Oh! une idée! dit Schlesinger en se frappant le front. Donnez-moi une loge, Schutter connaît miss Smithson, je le prierai de lui porter vos billets et de l'engager à assister à votre concert.» Cette proposition me fit frémir de la tête aux pieds, mais je n'eus pas le courage de la repousser et je donnai la loge. Schlesinger courut après M. Schutter, le retrouva, lui expliqua sans doute l'intérêt exceptionnel que la présence de l'actrice célèbre pouvait donner à cette séance musicale, et Schutter promit de faire son possible pour l'y amener.

Il faut savoir que, pendant le temps que j'employais à mes répétitions, à mes préparatifs de toute espèce, la pauvre directrice du théâtre anglais s'occupait, elle, à se ruiner complètement. Elle avait compté, la naïve artiste, sur la constance de l'enthousiasme parisien, sur l'appui de la nouvelle école littéraire, qui avait porté bien au-dessus des nues, trois ans auparavant, et Shakespeare et sa digne interprète. Mais Shakespeare n'était plus une nouveauté pour ce public frivole et mobile comme l'onde; la révolution littéraire appelée par les romantiques était accomplie; et non-seulement les chefs de cette école ne désiraient plus les apparitions du géant de la poésie dramatique, mais, sans se l'avouer, ils les redoutaient, à cause des nombreux emprunts que les uns et les autres faisaient à ses chefs-d'œuvre, avec lesquels il était, en conséquence, de leur intérêt de ne pas laisser le public se trop familiariser.

De là indifférence générale pour les représentations du théâtre anglais, recettes médiocres, qui, mises en regard des frais considérables de l'entreprise, montraient un gouffre béant où tout ce que possédait l'imprudente directrice allait nécessairement s'engloutir. Ce fut en de telles circonstances que Schutter vint proposer à miss Smithson une loge pour mon concert, et voici ce qui s'en suivit. C'est elle-même qui m'a donné ces détails longtemps après.

Schutter la trouva dans le plus profond abattement, et sa proposition fut d'abord assez mal accueillie. Elle avait bien affaire, cela se conçoit, de musique en un pareil moment! Mais la sœur de miss Smithson s'étant jointe à Schutter pour l'engager à accepter cette distraction, un acteur anglais qui se trouvait là ayant paru de son côté désireux de profiter de la loge, on fit avancer une voiture; moitié de gré, moitié de force, miss Smithson s'y laissa conduire, et Schutter triomphant dit au cocher: Au Conservatoire! Chemin faisant les yeux de la pauvre désolée tombèrent sur le programme du concert qu'elle n'avait pas encore regardé. Mon nom, qu'on n'avait pas prononcé devant elle, lui apprit que j'étais l'ordonnateur de la fête. Le titre de la symphonie et celui des divers morceaux qui la composent l'étonnèrent un peu; mais elle était fort loin néanmoins de se douter qu'elle fût l'héroïne de ce drame étrange autant que douloureux.

En entrant dans sa loge d'avant-scène, au milieu de ce peuple de musiciens, (j'avais un orchestre immense) en but aux regards empressés de toute la salle, surprise du murmure insolite des conversations dont elle semblait être l'objet, elle fut saisie d'une émotion ardente et d'une sorte de crainte instinctive dont le motif ne lui apparaissait pas clairement. Habeneck dirigeait l'exécution. Quand je vins m'asseoir pantelant derrière lui, miss Smithson qui, jusque-là, s'était demandé si le nom inscrit en tête du programme ne la trompait pas, m'aperçut et me reconnut. «C'est bien lui, se dit-elle; pauvre jeune homme!... il m'a oubliée sans doute,... je... l'espère.....» La symphonie commence et produit un effet foudroyant. C'était alors le temps des grandes ardeurs du public, dans cette salle du Conservatoire d'où je suis exclus aujourd'hui. Ce succès, l'accent passionné de l'œuvre, ses brûlantes mélodies, ses cris d'amour, ses accès de fureur, et les vibrations violentes d'un pareil orchestre entendu de près, devaient produire et produisirent en effet une impression aussi profonde qu'inattendue sur son organisation nerveuse et sa poétique imagination. Alors, dans le secret de son cœur, elle se dit: «S'il m'aimait encore!...» Dans l'entr'acte qui suivit l'exécution de la symphonie, les paroles ambiguës de Schutter, celles de Schlesinger qui n'avait pu résister au désir de s'introduire dans la loge de miss Smithson, les allusions transparentes qu'ils faisaient l'un et l'autre à la cause des chagrins bien connus du jeune compositeur dont on s'occupait en ce moment, firent naître en elle un doute qui l'agitait de plus en plus. Mais, quand, dans le Monodrame, l'acteur Bocage, qui récitait le rôle de Lélio[68] (c'est-à-dire le mien), prononça ces paroles:

«Oh! que ne puis-je la trouver, cette Juliette, cette Ophélie que mon cœur appelle! Que ne puis-je m'enivrer de cette joie mêlée de tristesse que donne le véritable amour et un soir d'automne, bercé avec elle par le vent du nord sur quelque bruyère sauvage, m'endormir enfin dans ses bras, d'un mélancolique et dernier sommeil.»

«Mon Dieu!... Juliette... Ophélie... Je n'en puis plus douter, pensa miss Smithson, c'est de moi qu'il s'agit... Il m'aime toujours!...» À partir de ce moment, il lui sembla, m'a-t-elle dit bien des fois, que la salle tournait; elle n'entendit plus rien et rentra chez elle comme une somnambule, sans avoir la conscience nette des réalités.

C'était le 9 décembre 1832.

Pendant que ce drame intime se déroulait dans une partie de la salle, un autre se préparait dans la partie opposée; drame où la vanité blessée d'un critique musical devait jouer le principal rôle et faire naître en lui une haine violente, dont il m'a donné des preuves, jusqu'au moment où le sentiment de son injustice envers un artiste devenu critique et assez redoutable à son tour lui conseilla une réserve prudente. Il s'agit de M. Fétis et d'une apostrophe sanglante qui lui était clairement adressée dans un des passages du Monodrame, et qu'une indignation bien concevable m'avait dictée.

Avant mon départ pour l'Italie, au nombre des ressources que j'avais pour vivre, il faut compter la correction des épreuves de musique. L'éditeur Troupenas m'ayant, entre autres ouvrages, donné à corriger les partitions des symphonies de Beethoven, que M. Fétis avait été chargé de revoir avant moi, je trouvai ces chefs-d'œuvre chargés des modifications les plus insolentes portant sur la pensée même de l'auteur, et d'annotations plus outrecuidantes encore. Tout ce qui, dans l'harmonie de Beethoven, ne cadrait pas avec la théorie professée par M. Fétis, était changé avec un aplomb incroyable. À propos de la tenue de clarinette sur le mi bemol,

  image pas disponible Si bemol  
  au-dessus de l'accord de sixte   Fa  dans l'andante de la symphonie en ut mineur,
   bemol  

M. Fétis avait même écrit en marge de la partition cette observation naïve: «Ce mi b est évidemment un fa: il est impossible que Beethoven ait commis une erreur aussi grossière.» En d'autres termes: Il est impossible qu'un homme tel que Beethoven ne soit pas dans ses doctrines sur l'harmonie entièrement d'accord avec M. Fétis. En conséquence M. Fétis avait mis un fa à la place de la note si caractéristique de Beethoven, détruisant ainsi l'intention évidente de cette tenue à l'aigu, qui n'arrive sur le fa que plus tard et après avoir passé par le mi naturel, produisant ainsi une petite progression chromatique ascendante et un crescendo du plus remarquable effet. Déjà irrité par d'autres corrections de la même nature qu'il est inutile de citer, je me sentis exaspéré par celle-ci. «Comment! me dis-je, on fait une édition française des plus merveilleuses compositions instrumentales que le génie humain ait jamais enfantées, et, parce que l'éditeur a eu l'idée de s'adjoindre pour auxiliaire un professeur enivré de son mérite et qui ne progresse pas plus dans le cercle étroit de ses théories que ne fait un écureuil en courant dans sa cage tournante, il faudra que ces œuvres monumentales soient châtrées, et que Beethoven subisse des corrections comme le moindre élève d'une classe d'harmonie! Non certes! cela ne sera pas.» J'allai donc immédiatement trouver Troupenas et je lui dis: «M. Fétis insulte Beethoven et le bon sens. Ses corrections sont des crimes. Le mi b qu'il veut ôter dans l'andante de la symphonie en ut mineur est d'un effet magique, il est célèbre dans tous les orchestres de l'Europe, le fa de M. Fétis est une platitude. Je vous préviens que je vais dénoncer l'infidélité de votre édition et les actes de M. Fétis à tous les musiciens de la Société des concerts et de l'Opéra, et que votre professeur sera bientôt traité comme il le mérite par ceux qui respectent le génie et méprisent la médiocrité prétentieuse.» Je n'y manquai pas. La nouvelle de ces sottes profanations courrouça les artistes parisiens et le moins furieux ne fut pas Habeneck, bien qu'il corrigeât, lui aussi, Beethoven d'une autre manière, en supprimant, à l'exécution de la même symphonie, une reprise entière du finale et les parties de contre-basse au début du scherzo. La rumeur fut telle que Troupenas fut contraint de faire disparaître les corrections, de rétablir le texte original, et que M. Fétis crut prudent de publier un gros mensonge dans sa Revue musicale, en niant que le bruit public qui l'accusait d'avoir corrigé les symphonies de Beethoven eût le moindre fondement.

Ce premier acte d'insubordination d'un élève qui, lors de ses débuts avait pourtant été encouragé par M. Fétis, parut d'autant plus impardonnable à celui-ci qu'il y voyait, avec une tendance évidente à l'hérésie musicale, un acte d'ingratitude.

Beaucoup de gens sont ainsi faits. De ce qu'ils ont bien voulu convenir un jour que vous n'êtes pas sans quelque valeur, vous êtes par cela seul tenu de les admirer à jamais, sans restriction, dans tout ce qu'il leur plaira de faire... ou de défaire; sous peine d'être traité d'ingrat. Combien de petits grimauds se sont ainsi imaginé, parce qu'ils avaient montré un enthousiasme plus ou moins réel pour mes ouvrages, que j'étais nécessairement un méchant homme quand, plus tard, je n'ai parlé qu'avec tiédeur des plates vilenies qu'ils ont produites sous divers noms, messes ou opéras également comiques.

En partant pour l'Italie, je laissai donc derrière moi, à Paris, le premier ennemi intime acharné et actif dont je me fusse pourvu moi-même. Quant aux autres plus ou moins nombreux que je possédais déjà, je suis obligé de reconnaître que je n'avais aucun mérite à les avoir. Ils étaient nés spontanément comme naissent les animalcules infusoires dans l'eau croupie. Je m'inquiétais aussi peu de l'un que des autres. J'étais même bien plus l'ennemi de Fétis qu'il n'était le mien, et je ne pouvais, sans frémir de colère, songer à son attentat (non suivi d'effet) sur Beethoven. Je ne l'oubliai pas en composant la partie littéraire du Monodrame, et voici ce que je mis dans la bouche de Lélio, dans l'un des monologues de cet ouvrage:

«Mais les plus cruels ennemis du génie sont ces tristes habitants du temple de la Routine, prêtres fanatiques, qui sacrifieraient à leur stupide déesse les plus sublimes idées neuves, s'il leur était donné d'en avoir jamais; ces jeunes théoriciens de quatre-vingts ans, vivant au milieu d'un océan de préjugés et persuadés que le monde finit avec les rivages de leur île; ces vieux libertins de tout âge, qui ordonnent à la musique de les caresser, de les divertir, n'admettant point que la chaste muse puisse avoir une plus noble mission; et surtout ces profanateurs qui osent porter la main sur les ouvrages originaux, leur font subir d'horribles mutilations qu'ils appellent corrections et perfectionnements, pour lesquels, disent-ils il faut beaucoup de goût[69]. Malédiction sur eux! Ils font à l'art un ridicule outrage! Tels sont ces vulgaires oiseaux qui peuplent nos jardins publics, se perchent avec arrogance sur les plus belles statues, et, quand ils ont sali le front de Jupiter, le bras d'Hercule ou le sein de Vénus, se pavanent fiers et satisfaits, comme s'ils venaient de pondre un œuf d'or.»

Aux derniers mots de cette tirade, l'explosion d'éclats de rire et d'applaudissements fut d'autant plus violente, que la plupart des artistes de l'orchestre et une partie des auditeurs comprirent l'allusion, et que Bocage, en prononçant il faut beaucoup de goût, contrefit le doucereux langage de Fétis fort agréablement. Or, Fétis, très en évidence au balcon, assistait à ce concert. Il reçut ainsi toute ma bordée à bout portant. Il est inutile de dire maintenant sa fureur et de quelle haine enragée il m'honora à partir de ce jour; le lecteur le concevra facilement.

Néanmoins l'âcre douceur que j'éprouvais d'avoir ainsi vengé Beethoven fut complètement oubliée le lendemain. J'avais obtenu de miss Smithson la permission de lui être présenté. À partir de ce jour, je n'eus plus un instant de repos; à des craintes affreuses succédaient des espoirs délirants. Ce que j'ai souffert d'anxiétés et d'agitations de toute espèce pendant cette période, qui dura plus d'un an, peut se deviner, mais non se décrire. Sa mère et sa sœur s'opposaient formellement à notre union, mes parents de leur côté n'en voulaient pas entendre parler. Mécontentement et colère des deux familles, et toutes les scènes qui naissent en pareil cas d'une semblable opposition. Sur ces entrefaites, le théâtre anglais de Paris fut obligé de fermer; miss Smithson restait sans ressources, tout ce qu'elle possédait ne suffisant point au payement des dettes que cette désastreuse entreprise lui avait fait contracter.

Un cruel accident vint bientôt après mettre le comble à son infortune. En descendant de cabriolet à sa porte, un jour où elle venait de s'occuper d'une représentation qu'elle organisait à son bénéfice, son pied se posa à faux sur un pavé et elle se cassa la jambe. Deux passants eurent à peine le temps de l'empêcher de tomber et l'emportèrent à demi évanouie dans son appartement.

Ce malheur auquel on ne crut point en Angleterre et qui fut pris pour une comédie jouée par la directrice du théâtre anglais afin d'attendrir ses créanciers, n'était que trop réel. Il inspira au moins la plus vive sympathie aux artistes et au public de Paris. La conduite de mademoiselle Mars à cette occasion, fut admirable; elle mit sa bourse, l'influence de ses amis, tout ce dont elle pouvait disposer au service de la poor Ophelia qui ne possédait plus rien, et qui néanmoins, apprenant un jour par sa sœur que je lui avais apporté quelques centaines de francs, versa d'abondantes larmes et me força de reprendre cet argent en me menaçant de ne plus me revoir si je m'y refusais. Nos soins n'agissaient que bien lentement; les deux os de la jambe avaient été rompus un peu au-dessus de la cheville du pied; le temps seul pouvait amener une guérison parfaite; il était même à craindre que miss Smithson ne restât boiteuse. Pendant que la triste invalide était ainsi retenue sur son lit de douleur, je vins à bout de mener à bien la fatale représentation qui avait causé l'accident. Cette soirée, à laquelle Liszt et Chopin prirent part dans un entr'acte, produisit une somme assez forte, qui fut aussitôt appliquée au payement des dettes les plus criardes. Enfin, dans l'été de 1833, Henriette Smithson étant ruinée et à peine guérie, je l'épousai, malgré la violente opposition de sa famille et après avoir été obligé, moi, d'en venir auprès de mes parents, aux sommations respectueuses. Le jour de notre mariage, elle n'avait plus au monde que des dettes, et la crainte, de ne pouvoir reparaître avantageusement sur la scène à cause des suites de son accident; de mon côté j'avais pour tout bien trois cents francs que mon ami Gounet m'avait prêtés, et j'étais de nouveau brouillé avec mes parents...

Mais elle était à moi, je défiais tout.

XLV

Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien.—Le quatrième acte d'Hamlet.—Antony.—Défection de l'orchestre.—Je prends ma revanche.—Visite de Paganini.—Son alto.—Composition d'Harold en Italie.—Fautes du chef d'orchestre Girard.—Je prends le parti de toujours conduire l'exécution de mes ouvrages.—Une lettre anonyme.

Il me restait d'ailleurs une faible ressource dans ma pension de lauréat de l'Institut, qui devait durer encore un an et demi. Le ministre de l'intérieur m'avait dispensé du voyage en Allemagne imposé par le règlement de l'Académie des beaux-arts; je commençais à avoir des partisans à Paris, et j'avais foi dans l'avenir. Pour achever de payer les dettes de ma femme, je recommençai le pénible métier de bénéficiaire, et je vins à bout, après des fatigues inouïes, d'organiser au Théâtre-Italien une représentation suivie d'un concert. Mes amis me vinrent encore en aide à cette occasion, entre autres Alexandre Dumas, qui toute sa vie a été pour moi d'une cordialité parfaite.

Le programme de la soirée se composait de la pièce d'Antony de Dumas, jouée par Firmin et madame Dorval, du 4e acte de l'Hamlet de Shakespeare, joué par Henriette et quelques amateurs anglais que nous avions fini par trouver, et d'un concert dirigé par moi, où devaient figurer la Symphonie fantastique, l'ouverture des Francs-Juges, ma cantate de Sardanapale, le Concert-Stuck de Weber, exécuté par cet excellent et admirable Liszt, et un chœur de Weber. On voit qu'il y avait beaucoup trop de drame et de musique, et que le concert, s'il eût fini, n'eût pu être terminé qu'à une heure du matin.

Mais je dois pour l'enseignement des jeunes artistes, et quoi qu'il m'en coûte, faire le récit exact de cette malheureuse représentation.

Peu au courant des mœurs des musiciens de théâtre, j'avais fait avec le directeur de l'Opéra-Italien un marché, par lequel il s'engageait à me donner sa salle et son orchestre, auquel j'adjoignis un petit nombre d'artistes de l'Opéra. C'était la plus dangereuse des combinaisons. Les musiciens, obligés par leur engagement de prendre part à l'exécution des concerts, lorsqu'on en donne dans leur théâtre, considèrent ces soirées exceptionnelles comme des corvées et n'y apportent qu'ennui et mauvais vouloir. Si, en outre, on leur adjoint d'autres musiciens, alors payés quand eux ne le sont pas, leur mauvaise humeur s'en augmente, et l'artiste qui donne le concert ne tarde guère à s'en ressentir.

Étrangers aux petits tripotages des coulisses françaises, comme nous l'étions, ma femme et moi, nous avions négligé toutes les précautions qui se prennent en pareil cas pour assurer le succès de l'héroïne de la fête; nous n'avions pas donné un seul billet aux claqueurs. Madame Dorval, au contraire, persuadée qu'il y aurait ce soir-là pour ma femme une cabale formidable, que tout serait arrangé selon l'usage pour lui assurer un triomphe éclatant, ne manqua pas, cela se conçoit, de s'armer pour sa propre défense, en garnissant convenablement le parterre, soit avec les billets que nous lui donnâmes, soit avec ceux que nous avions donnés à Dumas, soit avec ceux qu'elle fit acheter. Madame Dorval, admirable du reste dans le rôle d'Adèle, fut en conséquence couverte d'applaudissements et redemandée à la fin de la pièce. Quand vint ensuite le 4e acte d'Hamlet, fragment incompréhensible, pour des Français surtout, s'il n'est ni amené ni préparé par les actes précédents, le rôle sublime d'Ophélia, qui, peu d'années auparavant, avait produit un effet si profondément douloureux et poétique, perdit les trois quarts de son prestige; le chef-d'œuvre parut froid.

On remarqua même avec quelle peine, l'actrice, toujours maîtresse néanmoins de son merveilleux talent, s'était relevée, en s'appuyant avec la main sur le plancher du théâtre, à la fin de la scène dans laquelle Ophélia s'agenouille auprès de son voile noir qu'elle prend pour le linceul de son père. Ce fut pour elle aussi une cruelle découverte. Guérie, elle ne boitait pas, mais l'assurance et la liberté de quelques-uns de ses mouvements étaient perdues. Puis, quand, après la chute de la toile, elle vit que le public, ce public dont elle était l'idole autrefois et qui, de plus, venait de décerner une ovation à madame Dorval, ne la rappelait pas... Quel affreux crève-cœur!! Toutes les femmes et tous les artistes le comprendront. Pauvre Ophélia! ton soleil déclinait.. j'étais désolé.

Le concert commença. L'ouverture des Francs-Juges, très-médiocrement exécutée, fut néanmoins accueillie par deux salves d'applaudissements, qui m'étonnèrent. Le Concert-Stuck de Weber, joué par Liszt avec la fougue entraînante qu'il y a toujours mise, obtint un magnifique succès. Je m'oubliai même dans mon enthousiasme pour Liszt, jusqu'à l'embrasser en plein théâtre devant le public. Stupide inconvenance qui pouvait nous couvrir tous les deux de ridicule, et dont les spectateurs néanmoins eurent la bonté de ne se point moquer.

Dans l'introduction instrumentale de Sardanapale, mon inexpérience dans l'art de conduire l'orchestre fut cause que les seconds violons ayant manqué une entrée, tout l'orchestre se perdit et que je dus indiquer aux exécutants, comme point de ralliement, le dernier accord, en sautant tout le reste. Alexis Dupont chanta assez bien la cantate, mais le fameux incendie final, mal répété et mal rendu, produisit peu d'effet. Rien ne marchait plus; je n'entendais que le bruit sourd des pulsations de mes artères, il me semblait m'enfoncer en terre peu à peu. De plus il se faisait tard et nous avions encore à exécuter le chœur de Weber et la Symphonie fantastique tout entière. Les règlements du Théâtre-Italien, dit-on, n'obligent pas les musiciens à jouer après minuit. En conséquence, mal disposés pour moi, par les raisons que l'on connaît, ils attendaient avec impatience le moment de s'échapper, quelles que dussent être les conséquences d'une aussi plate défection. Ils n'y manquèrent pas; pendant que le chœur de Weber se chantait, ces lâches drôles, indignes de porter le nom d'artistes, disparurent tous clandestinement. Il était minuit. Les musiciens étrangers que je payais, restèrent seuls à leur poste et quand je me retournai pour commencer la symphonie je me vis entouré de cinq violons, de deux altos, de quatre basses et d'un trombone. Je ne savais quel parti prendre dans ma consternation. Le public ne faisant pas mine de vouloir s'en aller. Il en vint bientôt à s'impatienter et à réclamer l'exécution de la symphonie. Je n'avais garde de commencer. Enfin, au milieu du tumulte, une voix s'étant écriée du balcon: «La Marche au supplice!» Je répondis: «Je ne puis faire exécuter la Marche au supplice par cinq violons!... Ce n'est pas ma faute, l'orchestre a disparu, j'espère que le public...» J'étais rouge de honte et d'indignation. L'assemblée alors se leva désappointée. Le concert en resta là, et mes ennemis ne manquèrent pas de le tourner en ridicule en ajoutant que ma musique faisait fuir les musiciens.

Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu auparavant d'exemple d'une telle action amenée par d'aussi ignobles motifs. Maudits racleurs! Méprisables polissons! je regrette de ne pas avoir recueilli vos noms que leur obscurité protège.

Cette triste soirée me rapporta à peu près sept mille francs; et cette somme disparut en quelques jours dans le gouffre de la dette de ma femme, sans le combler encore; hélas! je n'y parvins que plusieurs années après et en nous imposant de cruelles privations.

J'aurais voulu donner à Henriette l'occasion d'une éclatante revanche; mais Paris ne pouvait lui offrir le concours d'aucun acteur anglais, il n'y en avait plus un seul; elle eût dû s'adresser de nouveau à des amateurs tout à fait insuffisants et ne reparaître que dans des fragments mutilés de Shakespeare. C'eût été absurde, elle venait d'en acquérir la preuve. Il fallut donc y renoncer. Je tentai, moi au moins, et sur-le-champ, de répondre aux rumeurs hostiles qui de toutes parts s'élevaient, par un succès incontestable. J'engageai, en le payant chèrement, un orchestre de premier ordre, composé de l'élite des musiciens de Paris, parmi lesquels je pouvais compter un bon nombre d'amis, ou tout au moins de juges impartiaux de mes ouvrages, et j'annonçai un concert dans la salle du Conservatoire. Je m'exposais beaucoup en faisant une pareille dépense que la recette du concert pouvait fort bien ne pas couvrir. Mais ma femme elle-même m'y encouragea et se montra dès ce moment ce qu'elle a toujours été, ennemie des demi-mesures et des petits moyens, et dès que la gloire de l'artiste ou l'intérêt de l'art sont en question, brave devant la gêne et la misère jusqu'à la témérité.

J'eus peur de compromettre l'exécution en conduisant l'orchestre moi-même. Habeneck refusa obstinément de le diriger; mais Girard, qui était alors fort de mes amis, consentit à accepter cette tâche et s'en acquitta bien. La Symphonie fantastique figurait encore dans le programme; elle enleva d'assaut d'un bout à l'autre les applaudissements. Le succès fut complet, j'étais réhabilité. Mes musiciens (il n'y en avait pas un seul du Théâtre-Italien, cela se devine) rayonnaient de joie en quittant l'orchestre. Enfin, pour comble de bonheur, un homme quand le public fut sorti, un homme à la longue chevelure, à l'œil perçant, à la figure étrange et ravagée, un possédé du génie, un colosse parmi les géants, que je n'avais jamais vu, et dont le premier aspect me troubla profondément, m'attendit seul dans la salle, m'arrêta au passage pour me serrer la main, m'accabla d'éloges brûlants qui m'incendièrent le cœur et la tête; c'était Paganini!! (22 décembre 1833.)

De ce jour-là datent mes relations avec le grand artiste qui a exercé une si heureuse influence sur ma destinée et dont la noble générosité à mon égard a donné lieu, on saura bientôt comment, à tant de méchants et absurdes commentaires.

Quelques semaines après le concert de réhabilitation dont je viens de parler, Paganini vint me voir. «J'ai un alto merveilleux, me dit-il, un instrument admirable de Stradivarius, et je voudrais en jouer en public. Mais je n'ai pas de musique ad hoc. Voulez-vous écrire un solo d'alto? je n'ai confiance qu'en vous pour ce travail.—Certes, lui répondis-je, elle me flatte plus que je ne saurais dire, mais pour répondre à votre attente pour faire dans une semblable composition briller comme il convient un virtuose tel que vous, il faut jouer de l'alto; et je n'en joue pas. Vous seul, ce me semble, pourriez résoudre le problème.—Non, non, j'insiste, dit Paganini, vous réussirez; quant à moi, je suis trop souffrant en ce moment pour composer, je n'y puis songer.»

J'essayai donc pour plaire à l'illustre virtuose d'écrire un solo d'alto, mais un solo combiné avec l'orchestre de manière à ne rien enlever de son action à la masse instrumentale, bien certain que Paganini, par son incomparable puissance d'exécution, saurait toujours conserver à l'alto le rôle principal. La proposition me paraissait neuve, et bientôt un plan assez heureux se développa dans ma tête et je me passionnai pour sa réalisation. Le premier morceau était à peine écrit que Paganini voulut le voir. À l'aspect des pauses que compte l'alto dans l'allégro: «Ce n'est pas cela! s'écria-t-il, je me tais trop longtemps là dedans; il faut que je joue toujours.—Je l'avais bien dit, répondis-je. C'est un concerto d'alto que vous voulez, et vous seul, en ce cas, pouvez bien écrire pour vous.» Paganini ne répliqua point, il parut désappointé et me quitta sans parler davantage de mon esquisse symphonique. Quelques jours après, déjà souffrant de l'affection du larynx dont il devait mourir, il partit pour Nice, d'où il revint seulement trois ans après.

Reconnaissant alors que mon plan de composition ne pouvait lui convenir, je m'appliquai à l'exécuter dans une autre intention et sans plus m'inquiéter des moyens de faire briller l'alto principal. J'imaginai d'écrire pour l'orchestre une suite de scènes, auxquelles l'alto solo se trouverait mêlé comme un personnage plus ou moins actif conservant toujours son caractère propre; je voulus faire de l'alto, en le plaçant au milieu des poétiques souvenirs que m'avaient laissés mes pérégrinations dans les Abruzzes, une sorte de rêveur mélancolique dans le genre du Child-Harold de Byron. De là le titre de la symphonie Harold en Italie. Ainsi que dans la Symphonie fantastique un thème principal (le premier chant de l'alto), se reproduit dans l'œuvre entière; mais avec cette différence que le thème de la Symphonie fantastique, l'idée fixe, s'interpose obstinément comme une idée passionnée épisodique au milieu des scènes qui lui sont étrangères et leur fait diversion, tandis que le chant d'Harold se superpose aux autres chants de l'orchestre, avec lesquels il contraste par son mouvement et son caractère, sans en interrompre le développement. Malgré la complexité de son tissu harmonique, je mis aussi peu de temps à composer cette symphonie que j'en ai mis en général à écrire mes autres ouvrages; j'employai aussi un temps considérable à la retoucher. Dans la marche des Pèlerins même, que j'avais improvisée en deux heures en rêvant un soir au coin de mon feu, j'ai pendant plus de six ans introduit des modifications de détail qui, je le crois, l'ont beaucoup améliorée. Telle qu'elle était alors, elle obtint un succès complet lors de sa première exécution à mon concert du 23 novembre 1834 au Conservatoire.

Le premier morceau seul fut peu applaudi, par la faute de Girard qui conduisait l'orchestre, et qui ne put jamais parvenir à l'entraîner assez dans la coda, dont le mouvement doit s'animer du double graduellement. Sans cette animation progressive la fin de cet allegro est languissante et glaciale. Je souffris le martyre en l'entendant se traîner ainsi... La marche des Pèlerins fut redemandée. À sa deuxième exécution et vers le milieu de la seconde partie du morceau, au moment où, après une courte interruption, la sonnerie des cloches du couvent se fait entendre de nouveau, représentée par deux notes de harpe que redoublent les flûtes, les hautbois et les cors, le harpiste compta mal ses pauses et se perdit. Girard alors, au lieu de le remettre sur sa voie, comme cela m'est arrivé dix fois en pareil cas (les trois quarts des exécutants commettent à cet endroit la même faute), cria à l'orchestre: «le dernier accord!» et l'on prit l'accord final en sautant les cinquante et quelques mesures qui le précèdent. Ce fut un égorgement complet. Heureusement la marche avait été bien dite la première fois et le public ne se méprit point sur la cause du désastre à la seconde. Si l'accident fût arrivé tout d'abord, on n'eût pas manqué d'attribuer la cacophonie à l'auteur. Néanmoins, depuis ma défaite du Théâtre-Italien, je me méfiais tellement de mon habileté de conducteur, que je laissai longtemps encore Girard diriger mes concerts. Mais à la quatrième exécution d'Harold, l'ayant vu se tromper gravement à la fin de la sérénade où, si l'on n'élargit pas précisément du double le mouvement d'une partie de l'orchestre, l'autre partie ne peut pas marcher, puisque chaque mesure entière de celle-ci correspond à une demi-mesure de l'autre, reconnaissant enfin qu'il ne pouvait parvenir à entraîner l'orchestre à la fin du premier allegro, je résolus de conduire moi-même désormais, et de ne plus m'en rapporter à personne pour communiquer mes intentions aux exécutants. Je n'ai manqué qu'une seule fois jusqu'ici à la promesse que je m'étais faite à ce sujet, et l'on verra ce qui faillit en résulter.

Après la première audition de cette symphonie, un journal de musique de Paris fit un article où l'on m'accablait d'invectives et qui commençait de cette spirituelle façon: «Ha! ha! ha!—haro! haro! Harold!» En outre le lendemain de l'apparition de l'article, je reçus une lettre anonyme dans laquelle, après un déluge d'injures plus grossières encore, on me reprochait d'être assez dépourvu de courage pour ne pas me brûler la cervelle.

XLVI

M. de Gasparin me commande une messe de Requiem—Les directeurs des beaux-arts.—Leurs opinions sur la musique.—Manque de foi.—La prise de Constantine.—Intrigues de Cherubini.—Boa constrictor.—On exécute mon Requiem.—La tabatière d'Habeneck.—On ne me paye pas.—On veut me vendre la croix.—Toutes sortes d'infamies.—Ma fureur.—Mes menaces.—On me paye.

En 1836, M. de Gasparin était ministre de l'intérieur. Il fut du petit nombre de nos hommes d'État qui s'intéressèrent à la musique, et du nombre plus restreint encore de ceux qui en eurent le sentiment. Désireux de remettre en honneur en France la musique religieuse dont on ne s'occupait plus depuis longtemps, il voulut que, sur les fonds du département des beaux-arts, une somme de trois mille francs fût allouée tous les ans à un compositeur français désigné par le ministre, pour écrire, soit une messe, soit un oratoire de grande dimension. Le ministre se chargerait, en outre, dans la pensée de M. de Gasparin, de faire exécuter aux frais du gouvernement l'œuvre nouvelle. «Je vais commencer par Berlioz, dit-il, il faut qu'il écrive une messe de Requiem, je suis sûr qu'il réussira.» Ces détails m'ayant été donnés par un ami du fils de M. de Gasparin que je connaissais, ma surprise fut aussi grande que ma joie. Pour m'assurer de la vérité, je sollicitai une audience du ministre, qui me confirma l'exactitude des détails qu'on m'avait donnés. «Je vais quitter le ministère, ajouta-t-il, ce sera mon testament musical. Vous avez reçu l'ordonnance qui vous concerne pour le Requiem?—Non, monsieur, et c'est le hasard seul qui m'a fait connaître vos bonnes intentions à mon égard.—Comment cela se fait-il? j'avais ordonné il y a huit jours qu'elle vous fût envoyée! C'est un retard occasionné par la négligence des bureaux. Je verrai cela.»

Néanmoins plusieurs jours se passèrent et l'ordonnance n'arrivait pas. Plein d'inquiétude, je m'adressai alors au fils de M. de Gasparin qui me mit au fait d'une intrigue dont je n'avais pas le moindre soupçon. M. XX..., le directeur des Beaux-Arts[70], n'approuvait point le projet du ministre relatif à la musique religieuse, et moins encore le choix qu'il avait fait de moi pour ouvrir la marche des compositeurs dans cette voie. Il savait, en outre, que M. de Gasparin, dans quelques jours, ne serait plus au ministère. Or, en retardant jusqu'à sa sortie la rédaction de son arrêté qui fondait l'institution et m'invitait à composer mon Requiem, rien n'était plus facile ensuite que de faire avorter son projet en dissuadant son successeur de le réaliser. C'est ce qu'avait en tête M. le directeur. Mais M. de Gasparin n'entendait pas qu'on se jouât de lui, et, en apprenant par son fils que rien n'était encore fait la veille du jour où il devait quitter le ministère, il envoya enfin à M. XX.. l'ordre très-sévèrement exprimé de rédiger l'arrêté sur-le-champ et de me l'envoyer; ce qui fut fait.

Ce premier échec de M. XX... ne pouvait qu'accroître ses mauvaises dispositions à mon égard, et il les accrut en effet.

Cet arbitre du sort de l'art et des artistes ne daignait reconnaître une valeur réelle en musique qu'à Rossini seul. Cependant un jour, après avoir devant moi passé au fil de son appréciation dédaigneuse tous les maîtres anciens et modernes de l'Europe, à l'exception de Beethoven qu'il avait oublié, il se ravisa tout d'un coup en disant: «Pourtant il y en a encore un, ce me semble... c'est... comment s'appelle-t-il donc? un Allemand dont on joue des symphonies au Conservatoire... Vous devez connaître ça, monsieur Berlioz...—Beethoven?—Oui, Beethoven. Eh bien, celui-là n'était pas sans talent.» J'ai entendu moi-même le directeur des Beaux-Arts s'exprimer ainsi. Il admettait que Beethoven n'était pas sans talent.

Et M. XX... n'était en cela que le représentant le plus en évidence des opinions musicales de toute la bureaucratie française de l'époque. Des centaines de connaisseurs de cette espèce occupaient toutes les avenues par lesquelles les artistes avaient à passer, et faisaient mouvoir les rouages de la machine gouvernementale avec laquelle devaient à toute force s'engrener nos institutions musicales. Aujourd'hui..........

Une fois armé de mon arrêté, je me mis à l'œuvre. Le texte du Requiem était pour moi une proie dès longtemps convoitée, qu'on me livrait enfin, et sur laquelle je me jetai avec une sorte de fureur. Ma tête semblait prête à crever sous l'effort de ma pensée bouillonnante. Le plan d'un morceau n'était pas esquissé que celui d'un autre se présentait; dans l'impossibilité d'écrire assez vite, j'avais adopté des signes sténographiques qui, pour le Lacrymosa surtout, me furent d'un grand secours. Les compositeurs connaissent le supplice et le désespoir causés par la perte du souvenir de certaines idées qu'on n'a pas eu le temps d'écrire et qui vous échappent ainsi à tout jamais.

J'ai, en conséquence, écrit cet ouvrage avec une grande rapidité, et je n'y ai apporté que longtemps après un petit nombre de modifications. On les trouve dans la seconde édition de la partition publiée par l'éditeur Ricordi, à Milan[71].

L'arrêté ministériel stipulait que mon Requiem serait exécuté aux frais du gouvernement, le jour du service funèbre célébré tous les ans pour les victimes de la révolution de 1830.

Quand le mois de juillet, époque de cette cérémonie, approcha, je fis copier les parties séparées de chœur et d'orchestre de mon ouvrage, et, d'après l'avis du directeur des Beaux-Arts, commencer les répétitions. Mais presque aussitôt une lettre des bureaux du ministère vint m'apprendre que la cérémonie funèbre des morts de Juillet aurait lieu sans musique et m'enjoindre de suspendre tous mes préparatifs. Le nouveau ministre de l'intérieur n'en était pas moins redevable dès ce moment d'une somme considérable envers le copiste et les deux cents choristes qui, sur la foi des traités, avaient employé leur temps à mes répétitions. Je sollicitai inutilement pendant cinq mois le payement de ces dettes. Quant à ce qu'on me devait à moi, je n'osais même en parler tant on paraissait éloigné d'y songer. Je commençais à perdre patience quand un jour, au sortir du cabinet de M. XX... et après une discussion très-vive que j'avais eue avec lui à ce sujet, le canon des Invalides annonça la prise de Constantine. Deux heures après, je fus prié en toute hâte de retourner au ministère. M. XX... venait de trouver le moyen de se débarrasser de moi. Il le croyait du moins. Le général Damrémont, ayant péri sous les murs de Constantine, un service solennel pour lui et les soldats français morts pendant le siége allait avoir lieu dans l'église des Invalides. Cette cérémonie regardait le ministère de la guerre, et le général Bernard, qui occupait alors ce ministère, consentait a y faire exécuter mon Requiem. Telle fut la nouvelle inespérée que j'appris en arrivant chez M. XX...

Mais c'est ici que le drame se complique et que les incidents les plus graves vont se succéder. Je recommande aux pauvres artistes qui me liront de profiter au moins de mon expérience et de méditer sur ce qui m'arriva. Ils acquerront le triste avantage de se méfier de tout et de tous, quand ils se trouveront dans une position analogue, de ne pas ajouter plus de foi aux écrits qu'aux paroles et de se précautionner contre l'enfer et le ciel.

À peine la nouvelle de la prochaine exécution de mon Requiem dans une cérémonie grandiose et officielle comme celle dont il s'agissait, fut-elle apportée à Cherubini, qu'elle lui donna la fièvre. Il était depuis longtemps d'usage qu'on fît exécuter l'une de ses messes funèbres (car il en a fait deux), en pareil cas. Une telle atteinte portée à ce qu'il regardait comme ses droits, à sa dignité, à sa juste illustration, à sa valeur incontestable, en faveur d'un jeune homme à peine au début de sa carrière et qui passait pour avoir introduit l'hérésie dans l'école, l'irrita profondément. Tous ses amis et élèves, Halévy en tête, partageant son dépit, se mirent en course pour conjurer l'orage et le diriger sur moi; c'est-à-dire pour obtenir qu'on dépossédât le jeune homme au profit du vieillard. Je me trouvai même un soir au bureau du Journal des Débats, à la rédaction duquel j'étais attaché depuis peu et dont le directeur, M. Bertin, me témoignait la plus active bienveillance, lorsque Halévy s'y présenta. Je devinai du premier coup l'objet de sa visite. Il venait recourir à la puissante influence de M. Bertin pour aider à la réalisation des projets de Cherubini. Cependant un peu déconcerté de me trouver là, et plus encore par l'air froid avec lequel M. Bertin et son fils Armand l'accueillirent, il changea instantanément la direction de ses batteries. Halévy ayant suivi M. Bertin le père dans la chambre voisine, dont la porte resta ouverte, je l'entendis dire «que Cherubini était extraordinairement affecté au point d'en être malade au lit; qu'il venait, lui Halévy, prier M. Bertin d'user de son pouvoir pour faire obtenir à titre de consolation la croix de commandeur de la Légion d'honneur à l'illustre maître.» La voix sévère de M. Bertin l'interrompit alors par ces paroles: «Oui, mon cher Halévy, nous ferons ce que vous voudrez pour qu'on accorde à Cherubini une distinction bien méritée. Mais s'il s'agit du Requiem, si l'on propose quelque transaction à Berlioz au sujet du sien, et s'il a la faiblesse de céder d'un cheveu, je ne lui reparlerai de ma vie.» Halévy dut se retirer un peu plus que confus avec cette réponse.

Ainsi le bon Cherubini qui avait voulu déjà me faire avaler tant de couleuvres, dut se résigner à recevoir de ma main un boa constrictor qu'il ne digéra jamais.

Maintenant autre intrigue, plus habilement ourdie et dont je n'ose sonder la noire profondeur. Je n'incrimine personne, je raconte les faits brutalement, sans le moindre commentaire, mais avec la plus scrupuleuse exactitude.

Le général Bernard m'ayant annoncé lui-même que mon Requiem allait être exécuté, à des conditions que je dirai tout à l'heure, j'allais commencer mes répétitions, quand M. XX... me fit appeler. «Vous savez, me dit-il, que Habeneck a été chargé de diriger les grandes fêtes musicales officielles. (Allons! bon! pensai-je, autre tuile qui me tombe sur la tête!) Vous êtes maintenant dans l'habitude de conduire vous-même l'exécution de vos ouvrages, il est vrai, mais Habeneck est un vieillard (encore un), et je sais qu'il éprouvera une peine très-vive de ne pas présider à celle de votre Requiem. En quels termes êtes-vous avec lui?—En quels termes? nous sommes brouillés sans que je sache pourquoi. Depuis trois ans, il a cessé de me parler; j'ignore ses motifs, et n'ai pas, il est vrai, daigné m'en informer. Il a commencé par refuser durement de diriger un de mes concerts. Sa conduite à mon égard est aussi inexplicable qu'incivile. Cependant, comme je vois bien qu'il désire cette fois figurer à la cérémonie du maréchal Damrémont et que cela paraît vous être agréable, je consens à lui céder le bâton, en me réservant toutefois de diriger moi-même une répétition.—Qu'à cela ne tienne, répondit M. XX..., je vais l'avertir.»

Nos répétitions partielles et générales se firent en effet avec beaucoup de soin. Habeneck me parla comme si nos relations n'eussent jamais été interrompues, et l'ouvrage parut devoir bien marcher.

Le jour de son exécution, dans l'église des Invalides, devant les princes, les ministres, les pairs, les députés, toute la presse française, les correspondants des presses étrangères et une foule immense, j'étais nécessairement tenu d'avoir un grand succès: un effet médiocre m'eût été fatal, à plus forte raison un mauvais effet m'eût-il anéanti.

Or, écoutez bien ceci.

Mes exécutants étaient divisés en plusieurs groupes assez distants les uns des autres, et il faut qu'il en soit ainsi pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre que j'ai employés dans le Tuba mirum, et qui doivent occuper chacun un angle de la grande masse vocale et instrumentale. Au moment, de leur entrée, au début du Tuba mirum qui s'enchaîne sans interruption avec le Dies iræ, le mouvement s'élargit du double; tous les instruments de cuivre éclatent d'abord à la fois dans le nouveau mouvement, puis s'interpellent et se répondent à distance, par des entrées successives, échafaudées à la tierce supérieure les unes des autres. Il est donc de la plus haute importance de clairement indiquer les quatre temps de la grande mesure à l'instant où elle intervient. Sans quoi ce terrible cataclysme musical, préparé de si longue main, où des moyens exceptionnels et formidables sont employés dans des proportions et des combinaisons que nul n'avait tentées alors et n'a essayées depuis, ce tableau musical du jugement dernier, qui restera, je l'espère, comme quelque chose de grand dans notre art, peut ne produire qu'une immense et effroyable cacophonie.

Par suite de ma méfiance habituelle, j'étais resté derrière Habeneck et, lui tournant le dos, je surveillais le groupe des timbaliers, qu'il ne pouvait pas voir, le moment approchant où ils allaient prendre part à la mêlée générale. Il y a peut-être mille mesures dans mon Requiem. Précisément sur celle dont je viens de parler celle où le mouvement s'élargit, celle où les instruments de cuivre lancent leur terrible fanfare, sur la mesure unique enfin dans laquelle l'action du chef d'orchestre est absolument indispensable, Habeneck baisse son bâton, tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de tabac. J'avais toujours l'œil de son côté; à l'instant je pivote rapidement sur un talon, et m'élançant devant lui, j'étends mon bras et je marque les quatre grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu'à la fin, et l'effet que j'avais rêvé est produit. Quand, aux derniers mots du chœur, Habeneck vit le Tuba mirum sauvé: «Quelle sueur froide j'ai eue, me dit-il, sans vous nous étions perdus!—Oui, je le sais bien, répondis-je en le regardant fixement.» Je n'ajoutai pas un mot... L'a-t-il fait exprès?... Serait-il possible que cet homme, d'accord avec M. XX..., qui me détestait, et les amis de Cherubini, ait osé méditer et tenter de commettre une basse scélératesse?... Je n'y veux pas songer... Mais je n'en doute pas. Dieu me pardonne si je lui fais injure.

Le succès du Requiem fut complet, en dépit de toutes les conspirations, lâches ou atroces, officieuses et officielles, qui avaient voulu s'y opposer.

Je parlais tout à l'heure des conditions auxquelles M. le ministre de la guerre avait consenti à le faire exécuter. Les voici: «Je donnerai, m'avait dit l'honorable général Bernard, dix mille francs pour l'exécution de votre ouvrage, mais cette somme ne vous sera remise que sur la présentation d'une lettre de mon collègue le ministre de l'intérieur, par laquelle il s'engagera à vous payer d'abord ce qui vous est dû pour la composition du Requiem d'après l'arrêté de M. de Gasparin, et ensuite ce qui est dû aux choristes pour les répétitions qu'ils firent au mois de juillet dernier, et au copiste.»

Le ministre de l'intérieur s'était engagé verbalement envers le général Bernard à acquitter cette triple dette. Sa lettre était déjà rédigée, il n'y manquait que sa signature. Pour l'obtenir, je restai dans son antichambre, avec l'un de ses secrétaires armé de la lettre et d'une plume, depuis dix heures du matin jusqu'à quatre heures du soir. À quatre heures seulement, le ministre sortit et le secrétaire l'accrochant au passage, lui fit apposer sur la lettre sa tant précieuse signature. Sans perdre une minute, je courus chez le général Bernard qui, après avoir lu avec attention l'écrit de son collègue, me fit remettre les dix mille francs.

J'appliquai cette somme tout entière à payer mes exécutants; je donnai trois cents francs à Duprez, qui avait chanté le solo du Sanctus, et trois cents autres francs à Habeneck, l'incomparable priseur, qui avait usé si à propos de sa tabatière. Il ne me resta absolument rien. J'imaginais que j'allais être enfin payé par le ministre de l'intérieur, qui se trouvait doublement obligé d'acquitter cette dette par l'arrêté de son prédécesseur, et par l'engagement qu'il venait de contracter personnellement envers le ministre de la guerre. Sancta simplicitas! comme dit Méphistophélès; un mois, deux mois, trois mois, quatre mois, huit mois se passèrent sans qu'il me fût possible d'obtenir un sou. À force de sollicitations, de recommandations des amis du ministre, de courses, de réclamations écrites et verbales, les répétitions des choristes et les frais de copie furent enfin payés. J'étais ainsi débarrassé de l'intolérable persécution que me faisaient subir depuis si longtemps tant de gens fatigués d'attendre leur dû, et peut-être préoccupés à mon égard de soupçons dont l'idée seule me fait encore monter au front la rougeur de l'indignation.

Mais moi, l'auteur du Requiem, supposer que j'attachasse du prix au vil métal! fi donc! c'eût été me calomnier! Conséquemment on se gardait bien de me payer. Je pris la liberté grande, néanmoins, de réclamer dans son entier l'accomplissement des promesses ministérielles. J'avais un impérieux besoin d'argent. Je dus me résigner de nouveau à faire le siége du cabinet du directeur des Beaux-Arts; plusieurs semaines se passèrent encore en sollicitations inutiles. Ma colère augmentait, j'en maigrissais, j'en perdais le sommeil. Enfin, un matin j'arrive au ministère, bleu, pâle de fureur, résolu à faire un esclandre, résolu à tout. En entrant chez M. XX: «Ah ça, lui dis-je, il paraît que décidément on ne veut pas me payer!—Mon cher Berlioz, répond le directeur, vous savez que ce n'est pas ma faute. J'ai pris tous les renseignements, j'ai fait de sévères investigations. Les fonds qui vous étaient destinés ont disparu, on leur a donné une autre destination. Je ne sais dans quel bureau cela s'est fait. Ah! si de pareilles choses se passaient dans le mien!...—Comment! les fonds destinés aux beaux-arts peuvent donc être employés hors de votre département sans que vous le sachiez?... votre budget est donc à la disposition du premier venu?... mais peu m'importe! je n'ai point à m'occuper de pareilles questions. Un Requiem m'a été commandé par le ministre de l'intérieur au prix convenu de trois mille francs, il me faut mes trois mille francs.—Mon Dieu, prenez encore un peu de patience. On avisera. D'ailleurs il est question de vous pour la croix.—Je me f... de votre croix! donnez-moi mon argent.—Mais...—Il n'y a pas de mais, criai-je, en renversant un fauteuil, je vous accorde jusqu'à demain à midi, et si à midi précis je n'ai pas reçu la somme, je vous fais à vous et au ministre un scandale comme jamais on n'en a vu! Et vous savez que j'ai les moyens de le faire, ce scandale.» Là-dessus M. XX bouleversé, oubliant son chapeau, se précipite par l'escalier qui conduisait chez le ministre, et je le poursuis en criant: «Dites-lui bien que je serais honteux de traiter mon bottier comme il me traite, et que sa conduite à mon égard acquerra bientôt une rare célébrité[72]

Cette fois, j'avais découvert le défaut de la cuirasse du ministre. M. XX, dix minutes après, revint avec un bon de trois mille francs sur la caisse des beaux-arts. On avait trouvé de l'argent... Voilà comment les artistes doivent quelquefois se faire rendre justice à Paris. Il y a encore d'autres moyens plus violents que je les engage à ne pas négliger...

Plus tard l'excellent M. de Gasparin, ayant ressaisi le portefeuille de l'intérieur, sembla vouloir me dédommager des insupportables dénis de justice que j'avais endurés à propos du Requiem, en me faisant donner cette fameuse croix de la Légion d'honneur que l'on m'avait en quelque sorte voulu vendre trois mille francs, et dont, alors qu'on me l'offrait ainsi, je n'aurais pas donné trente sous. Cette distinction banale me fut accordée en même temps qu'au grand Duponchel, alors directeur de l'Opéra, et à Bordogui le plus maître de chant des maîtres de chant de l'époque.

Quand ensuite le Requiem fut gravé, je le dédiai à M. de Gasparin, d'autant plus naturellement qu'il n'était plus au pouvoir.

Ce qui rend piquante au plus haut degré la conduite du ministre de l'intérieur à mon égard dans cette affaire, c'est qu'après l'exécution du Requiem, quand, ayant payé les musiciens, les choristes, les charpentiers qui avaient construit l'estrade de l'orchestre, Habeneck et Duprez et tout le monde, j'en étais encore au début de mes sollicitations pour obtenir mes trois mille francs, certains journaux de l'opposition me désignant comme un des favoris du pouvoir, comme un des vers à soie vivant sur les feuilles du budget, imprimaient sérieusement qu'on venait de me donner pour le Requiem trente mille francs.

Ils ajoutaient seulement un zéro à la somme que je n'avais pas reçue. C'est ainsi qu'on écrit l'histoire.

XLVII

Exécution du Lacrymosa de mon Requiem à Lille.—Petite couleuvre pour Cherubini.—Joli tour qu'il me joue.—Venimeux aspic que je lui fais avaler.—Je suis attaché à la rédaction du Journal des Débats.—Tourments que me cause l'exercice de mes fonctions de critique.

Quelques années après la cérémonie dont je viens de raconter les péripéties, la ville de Lille ayant organisé son premier festival, Habeneck fut engagé pour en diriger la partie musicale. Par un de ces caprices bienveillants qui étaient assez fréquents chez lui, malgré tout, et peut-être pour me faire oublier, s'il était possible, sa fameuse prise de tabac, il eut l'idée de proposer au comité du festival, entre autres fragments pour le concert, le Lacrymosa de mon Requiem. On avait placé également dans ce programme le Credo d'une messe solennelle de Cherubini. Habeneck fit répéter mon morceau avec un soin extraordinaire et l'exécution, à ce qu'il paraît, ne laissa rien à désirer. L'effet aussi en fut, dit-on, très-grand, et le Lacrymosa, malgré ses énormes dimensions, fut redemandé à grands cris par le public. Il y eut des auditeurs impressionnés jusqu'aux larmes. Le comité lillois ne m'ayant pas fait l'honneur de m'inviter, j'étais resté à Paris. Mais après le concert, Habeneck, plein de joie d'avoir obtenu un si beau résultat avec une œuvre si difficile, m'écrivit une courte lettre ainsi conçue ou à peu près:

«Mon cher Berlioz,

»Je ne puis résister au plaisir de vous annoncer que votre Lacrymosa parfaitement exécuté a produit un effet immense.

»Tout à vous,

»habeneck.»

La lettre fut publiée à Paris par la Gazette musicale. À son retour Habeneck alla voir Cherubini et l'assurer que son Credo avait été très-bien rendu. «Oui! répliqua Cherubini d'un ton sec, mais vous né m'avez pas écrit à moi[73]

Petite couleuvre innocente, qui lui venait encore à propos de ce diable de Requiem et dont il me fit très-plaisamment avaler la sœur jumelle dans la circonstance suivante.

Une place de professeur d'harmonie étant devenue vacante au Conservatoire, un de mes amis m'engagea à me mettre sur les rangs pour l'obtenir. Sans me bercer d'un espoir de succès, j'écrivis néanmoins à ce sujet à notre bon directeur Cherubini; au reçu de ma lettre, il me fit appeler:

«—Vous vous présentez pour la classe d'harmonie?... me dit-il de son air le plus aimable et de la voix la plus douce qu'il put trouver.—Oui, monsieur.—Ah! c'est qué... vous l'aurez cette classe... votre réputation maintenant... vos relations...—Tant mieux, monsieur, je l'ai demandée pour l'avoir.—Oui, mais... mais c'est qué ça mé tracasse... C'est qué zé voudrais la donner à oun autre.—En ce cas, monsieur, je vais retirer ma demande.—Non, non, zé né veux pas, parcé qué, voyez-vous, l'on dirait qué c'est moi qué zé souis la cause que vous vous êtes retiré.—Alors je reste sur les rangs.—Mais qué zé vous dis qué vous l'aurez, la place, si vous persistez et... zé né vous la destinais pas.—Pourtant comment faire?—Vous savez qu'il faut... il faut... il faut être pianiste pour enseigner l'harmonie au Conservatoire, vous le savez mon ser.—Il faut être pianiste? Ah! j'étais loin de m'en douter. Eh bien, voilà une excellente raison. Je vais vous écrire que n'étant pas pianiste je ne puis pas aspirer à professer l'harmonie au Conservatoire, et que je retire ma demande.—Oui, mon ser. Mais, mais, mais, zé né souis pas la cause de votre...—Non, monsieur, loin de là; je dois tout naturellement me retirer, ayant eu la bêtise d'oublier qu'il faut être pianiste pour enseigner l'harmonie.—Oui, mon ser. Allons, embrassez-moi. Vous savez comme zé vous aime.—Oh! oui, monsieur, je le sais.» Et il m'embrasse en effet, avec une tendresse vraiment paternelle. Je m'en vais, je lui adresse mon désistement et, huit jours après, il fait donner la place à un nommé Bienaimé qui ne joue pas plus du piano que moi.

Voilà ce qui s'appelle un tour bien exécuté! Et j'en ai ri le premier de bon cœur.

Le lecteur doit admirer ma réserve pour n'avoir pas répondu à Cherubini: «Vous ne pourriez donc vous même, monsieur, enseigner l'harmonie?» Car le grand maître, lui non plus, n'était pas du tout pianiste.

J'ai le regret d'avoir bientôt après, et très-involontairement, blessé mon illustre ami de la façon la plus cruelle. J'assistais, au parterre de l'Opéra, à la première représentation de son ouvrage, Ali Baba. Cette partition, tout le monde en convint alors, est l'une des plus pâles et des plus vides de Cherubini. Vers la fin du premier acte, fatigué de ne rien entendre de saillant, je ne pus m'empêcher de dire assez haut pour être entendu de mes voisins: «Je donne vingt francs pour une idée!» Au milieu du second acte, toujours trompé par le même mirage musical, je continue mon enchère en disant: «Je donne quarante francs pour une idée!» Le finale commence: «Je donne quatre-vingts francs pour une idée!» Le finale achevé, je me lève en jetant ces derniers mots: «Ah! ma foi, je ne suis pas assez riche. Je renonce!» et je m'en vais.

Deux ou trois jeunes gens, assis auprès de moi sur la même banquette, me regardaient d'un œil indigné. C'étaient des élèves du Conservatoire qu'on avait placés là pour admirer utilement leur directeur. Ils ne manquèrent point, je l'ai su plus tard, d'aller le lendemain lui raconter mon insolente mise à prix et mon découragement plus insolent encore. Cherubini en fut d'autant plus outragé qu'après m'avoir dit: «Vous savez comme zé vous aime,» il dut sans doute me trouver, selon l'usage, horriblement ingrat. Cette fois il ne s'agissait plus de couleuvres, j'en conviens, mais d'un de ces venimeux aspics dont les morsures sont si cruelles pour l'amour-propre. Il m'était échappé.

Je crois devoir dire maintenant de quelle façon je fus attaché à la rédaction du Journal des Débats. J'avais depuis mon retour d'Italie, publié d'assez nombreux articles dans la Revue européenne, dans l'Europe littéraire, dans le Monde dramatique (recueils dont l'existence a été de courte durée), dans la Gazette musicale, dans le Correspondant et dans quelques autres feuilles aujourd'hui oubliées. Mais ces divers travaux de peu d'étendue, de peu d'importance, me rapportaient aussi fort peu, et l'état de gêne dans lequel je vivais n'en était que bien faiblement amélioré.

Un jour, ne sachant à quel saint me vouer, j'écrivis pour gagner quelques francs une sorte de nouvelle intitulée Rubini à Calais, qui parut dans la Gazette musicale. J'étais profondément triste en l'écrivant, mais la nouvelle n'en fut pas moins d'une gaieté folle; ce contraste, on le sait, se produit fréquemment. Quelques jours après sa publication, le Journal des Débats la reproduisit, en la faisant précéder de quelques lignes du rédacteur en chef, pleines de bienveillance pour l'auteur. J'allai aussitôt remercier M. Bertin, qui me proposa de rédiger le feuilleton musical du Journal des Débats. Ce trône de critique tant envié était devenu vacant par la retraite de Castil-Blaze. Je ne l'occupai pas d'abord tout entier. J'eus seulement à faire pendant quelque temps la critique des concerts et des compositions nouvelles. Plus tard quand celle des théâtres lyriques me fut dévolue, le Théâtre-Italien resta sous la protection de M. Delécluse où il est encore aujourd'hui, et J. Janin conserva ses droits du seigneur sur les ballets de l'Opéra. J'abandonnai alors mon feuilleton du Correspondant, et bornai mes travaux de critique à ceux que le Journal des Débats et la Gazette musicale voulaient bien accueillir. J'ai même à peu près renoncé aujourd'hui à ma part de rédaction dans ce recueil hebdomadaire, malgré les conditions avantageuses qui m'y ont été faites, et je n'écris dans le Journal des Débats que si le mouvement de notre monde musical m'y oblige absolument[74].

Telle est mon aversion pour tout travail de cette nature. Je ne puis entendre annoncer une première représentation à l'un de nos théâtres lyriques sans éprouver un malaise qui augmente jusqu'à ce que mon feuilleton soit terminé.

Cette tâche toujours renaissante empoisonne ma vie. Et cependant, indépendamment des ressources pécuniaires qu'elle me donne et dont je ne puis me passer, je me vois presque dans l'impossibilité de l'abandonner, sous peine de rester désarmé en présence des haines furieuses et presque innombrables qu'elle m'a suscitées. Car la presse, sous un certain rapport, est plus précieuse que la lance d'Achille; non-seulement elle guérit parfois les blessures qu'elle a faites, mais encore elle sert de bouclier à celui qui s'en sert. Pourtant à quels misérables ménagements ne suis-je pas contraint!... que de circonlocutions pour éviter l'expression de la vérité! que de concessions faites aux relations sociales et même à l'opinion publique! que de rage contenue! que de honte bue! Et l'on me trouve emporté, méchant, méprisant! Hé! malotrus qui me traitez ainsi, si je disais le fond de ma pensée, vous verriez que le lit d'orties sur lequel vous prétendez être étendus par moi, n'est qu'un lit de roses, en comparaison du gril où je vous rôtirais!...

Je dois au moins me rendre la justice de dire que jamais, pour quelque considération que ce soit, il ne m'est arrivé de refuser l'expression la plus libre de l'estime, de l'admiration ou de l'enthousiasme aux œuvres et aux hommes qui m'inspiraient l'un ou l'autre de ces sentiments. J'ai loué avec chaleur des gens qui m'avaient fait beaucoup de mal et avec lesquels j'avais cessé toute relation. La seule compensation même que m'offre la presse pour tant de tourments, c'est la portée qu'elle donne à mes élans de cœur, vers le grand, le vrai et le beau, où qu'ils se trouvent. Il me paraît doux de louer un ennemi de mérite; c'est d'ailleurs un devoir d'honnête homme qu'on est fier de remplir; tandis que chaque mot mensonger, écrit en faveur d'un ami sans talent, me cause des douleurs navrantes. Dans les deux cas, néanmoins, tous les critiques le savent, l'homme qui vous hait, furieux du mérite que vous paraissez acquérir en lui rendant ainsi publiquement et chaleureusement justice, vous en exècre davantage, et l'homme qui vous aime, toujours peu satisfait des pénibles éloges que vous lui accordez, vous en aime moins.

N'oublions pas le mal que vous font au cœur, quand on a comme moi le malheur d'être artiste et critique à la fois, l'obligation de s'occuper d'une façon quelconque de mille niaiseries lilliputiennes, et surtout les flagorneries, les lâchetés, les rampements des gens qui ont ou auront besoin de vous. Je m'amuse souvent à suivre le travail souterrain de certains individus creusant un tunnel de vingt lieues de long pour arriver à ce qu'ils appellent un bon feuilleton, sur un ouvrage qu'ils ont l'intention de faire. Rien n'est risible comme leurs laborieux coups de pioche, si ce n'est la patience avec laquelle ils déblayent la galerie et construisent la voûte; jusqu'au moment où le critique, impatienté de ce travail de taupe, ouvre tout à coup une voie d'eau qui noie la mine et quelquefois le mineur.

Aussi n'attaché-je guère de prix, lorsqu'il s'agit de l'appréciation de mes œuvres, qu'à l'opinion des gens placés en dehors de l'influence du feuilleton. Parmi les musiciens, les seuls dont le suffrage me flatte sont les exécutants de l'orchestre et du chœur, parce que le talent individuel de ceux-là étant rarement appelé à subir l'examen du critique, je sais qu'ils n'ont aucune raison pour lui faire la cour. Au reste les éloges qui me sont ainsi extraits de temps en temps doivent peu flatter ceux qui les reçoivent. La violence que je me fais pour louer certains ouvrages, est telle, que la vérité suinte à travers mes lignes, comme dans les efforts extraordinaires de la presse hydraulique, l'eau suinte à travers le fer de l'instrument.

De Balzac, en vingt endroits de son admirable Comédie humaine, a dit de bien excellentes choses sur la critique contemporaine: mais en relevant les erreurs et les torts de ceux qui l'exercent, il n'a pas assez fait ressortir, ce me semble, le mérite de ceux qui restent honorables, ni apprécier leurs secrètes douleurs. Dans son livre même intitulé: La Monographie de la Presse, malgré la collaboration de son ami Laurent-Jan (qui est aussi le mien et dont l'esprit est l'un des plus pénétrants que je connaisse) de Balzac n'a pas éclairé toutes les facettes de la question. Laurent-Jan a écrit dans plusieurs journaux, mais sans suite, en fantaisiste plutôt qu'en critique, et pas plus que de Balzac, il n'a pu tout savoir, ni tout voir.

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Un jour M. Armand Bertin, qui se préoccupait de la gêne dans laquelle je vivais, m'aborda avec ces mots qui me causèrent une joie d'autant plus grande qu'elle était plus inattendue:

«Mon cher ami, votre position est faite maintenant. J'ai parlé de vous au ministre de l'intérieur et il a décidé qu'on vous donnerait, en dépit de l'opposition de Cherubini, une place de professeur de composition au Conservatoire, avec quinze cents francs d'appointements et, de plus, une pension de quatre mille cinq cents francs sur les fonds de son ministère, destinés à l'encouragement des beaux-arts. Avec ces six mille francs par an, vous serez à l'abri de toute inquiétude et vous pourrez ainsi vous livrer librement à la composition.»

Le lendemain soir, me trouvant dans les coulisses de l'Opéra, M. XX. dont on connaît les dispositions pour moi et qui était encore alors chef de la division des beaux-arts au ministère, m'aperçut, vint à ma rencontre avec empressement et me répéta à peu près dans les mêmes termes ce que m'avait dit M. Armand Bertin. Je le chargeai de témoigner au ministre ma vive gratitude en lui offrant à lui-même mes remercîments. Cette promesse faite spontanément a un homme qui ne demandait rien, ne fut pas mieux tenue que tant d'autres et à partir de ce moment, il n'en a plus été question.

XLVIII

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